De l’Esprit/Discours 4/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
DISCOURS IV
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 6 (p. 1-21).
◄  Chap. VII
Chap. IX.  ►


CHAPITRE VIII.

De l’esprit juste[1].


Pour porter sur les idées et les opinions différentes des hommes des jugements toujours justes, il faudroit être exempt de toutes les passions qui corrompent notre jugement, il faudroit avoir habituellement présentes à la mémoire les idées dont la connoissance nous donneroit celle de toutes les vérités humaines : pour cet effet il faudroit tout savoir. Personne ne sait tout : on n’a donc l’esprit juste qu’à certains égards.

Dans le genre dramatique, par exemple, l’un est bon juge de l’harmonie des vers, de la propriété, de la force de l’expression, et enfin de toutes les beautés de style ; mais il est mauvais juge de la justesse du plan : l’autre au contraire est connoisseur en cette derniere partie ; mais il n’est frappé ni de cette justesse, ni de cet à propos, ni de cette force de sentiment d’où dépend la vérité ou la fausseté des caracteres tragiques et le premier mérite des pieces. Je dis le premier mérite, parce que l’utilité réelle, et par conséquent la principale beauté de ce genre, consiste à peindre fidèlement les effets que produisent sur nous les passions fortes.

On n’a donc proprement de justesse d’esprit que dans les genres sur lesquels on a plus ou moins médité.

On ne peut donc, sans confondre le génie et l’esprit étendu et profond avec l’esprit juste, s’empêcher d’avouer que cette derniere sorte d’esprit n’est plus qu’un esprit faux, lorsqu’il s’agit de ces propositions compliquées où la vérité est le résultat d’un grand nombre de combinaisons, où, pour bien voir, il faut voir beaucoup, et où la justesse de l’esprit dépend de son étendue : aussi n’entend-on communément par esprit juste que la sorte d’esprit propre à tirer des conséquences justes, et quelquefois neuves, des opinions vraies ou fausses qu’on lui présente.

Conséquemment à cette définition, l’esprit juste contribue peu à l’avancement de l’esprit humain : cependant il mérite quelque estime. Celui qui, partant des principes ou des opinions admises, en tire des conséquences toujours justes, et quelquefois neuves, est un homme rare parmi le commun des hommes. Il est même en général plus estimé des gens médiocres que ne le sera l’esprit supérieur, qui, rappelant trop souvent les hommes à l’examen des principes reçus et les transportant dans des régions inconnues, doit à-la-fois fatiguer leur paresse et blesser leur orgueil.

Au reste, quelque justes que soient les conséquences qu’on tire ou d’un sentiment ou d’un principe, je dis que, loin d’obtenir le nom d’esprit juste, l’on ne sera jamais cité que comme un fou, si ce sentiment ou ce principe paroît ou ridicule ou fou. Un Indien vaporeux s’étoit imaginé que s’il pissoit il submergeroit tout le Bisnagar ; en conséquence ce vertueux citoyen, préférant le salut de sa patrie au sien propre, retenoit toujours son urine. Il étoit prêt à périr, lorsqu’un medecin, homme d’esprit, entre tout effrayé dans sa chambre : « Narsingue[2], lui dit-il, est en feu, ce n’est bientôt qu’un monceau de cendres ; hâtez-vous de lâcher votre urine ». À ces mots le bon Indien pisse, raisonne juste, et passe pour fou[3].

Un autre homme, sans doute attaqué des mêmes vapeurs, comparoit un jour le petit nombre des élus au nombre prodigieux d’hommes que le péché précipite journellement dans l’enfer. « Si l’ambition, l’avarice, la luxure, se disoit-il à lui-même, nous portent à tant de crimes, que n’en commet-on du moins qui soient utiles aux hommes ? Pourquoi ne pas donner la mort aux enfants avant l’âge du péché ? Par ce crime je peuplerois le ciel de bienheureux : j’offenserois sans doute l’Éternel, je m’exposerois à tomber dans l’abyme de l’enfer ; mais enfin je sauverois des hommes : je serois le Curtius qui se jette dans le gouffre pour le salut de Rome ». L’assassinat de quelques enfants fut la conséquence juste qu’il tira de ce raisonnement.

Si de pareils hommes sont généralement regardés comme fous, ce n’est pas uniquement parce qu’ils appuient leur raisonnement sur des principes faux, mais sur des principes réputés tels. En effet, le théologien chinois qui prouve les neuf incarnations de Wisthnou, et le musulman qui, d’après l’Alcoran, soutient que la terre est portée sur les cornes d’un taureau, se fondent certainement sur des principes aussi ridicules que ceux de mon Indien ; cependant l’un et l’autre seront, chacun en leur pays, cités comme des gens sensés. Pourquoi le seront-ils ? C’est qu’ils soutiennent des opinions qui sont généralement reçues. En fait de vérités religieuses, la raison est sans force contre deux grands missionnaires, l’exemple et la crainte. D’ailleurs en tout pays les préjugés des grands sont la loi des petits. Ce Chinois et ce musulman passeront donc pour sages uniquement parce qu’ils sont fous de la folie commune. Ce que je dis de la folie, je l’applique à la bêtise : celui-là seul est cité comme bête qui n’est pas bête de la bêtise commune.

Certains villageois, dit-on, bâtissent un pont ; ils y gravent cette inscription : Le présent pont est fait ici. D’autres voulant retirer un homme d’un puits dans lequel il étoit tombé, ils lui passent au cou un nœud coulant, et le retirent étranglé. Si les bêtises de cette espece doivent toujours exciter le rire, comment, dira-t-on, écouter sérieusement les dogmes des bonzes, des brachmanes et des talapoins ? dogmes aussi absurdes que l’inscription du pont. Comment peut-on, sans rire, voir les rois, les peuples, les ministres, et même les grands hommes, se prosterner quelquefois aux pieds des idoles et montrer pour des fables ridicules la vénération la plus profonde ? Comment, en parcourant les voyages, n’est-on pas étonné d’y voir l’existence des sorciers et des magiciens aussi généralement reconnue que l’existence de Dieu, et passer chez la plupart des nations pour aussi démontrée ? Par quelle raison enfin des absurdités différentes, mais également ridicules, ne feroient-elles pas sur nous la même impression ? C’est qu’on se moque volontiers d’une bêtise dont on se croit exempt, c’est que personne ne répete, d’après le villageois, le présent pont est fait ici, et qu’il n’en est pas ainsi lorsqu’il s’agit d’une pieuse absurdité. Personne ne se croyant tout-à-fait à l’abri de l’ignorance qui la produit, on craint de rire de soi sous le nom d’autrui.

Ce n’est donc point en général à l’absurdité d’un raisonnement mais à l’absurdité d’une certaine espece de raisonnement qu’on donne le nom de bêtise. On ne peut donc entendre par ce mot qu’une ignorance peu commune ; aussi donne-t-on quelquefois le nom de bête à ceux même auxquels on accorde un grand génie. La science des choses communes est la science des gens médiocres ; et quelquefois l’homme de génie est à cet égard d’une ignorance grossiere. Ardent à s’élancer jusqu’aux premiers principes de l’art ou de la science qu’il cultive, et content d’y saisir quelques-unes de ces vérités neuves, premieres et générales, d’où découlent une infinité de vérités secondaires, il néglige toute autre espece de connoissance. Sort-il du sentier lumineux que lui trace le génie ? il tombe dans mille erreurs ; et Newton commente l’Apocalypse.

Le génie éclaire quelques uns des arpents de cette nuit immense qui environne les esprits médiocres ; mais il n’éclaire pas tout. Je compare l’homme de génie à la colonne qui marchoit devant les Hébreux, et qui tantôt étoit obscure et tantôt lumineuse. Le grand homme, toujours supérieur en un genre, manque nécessairement d’esprit en beaucoup d’autres ; à moins qu’on n’entende ici par esprit l’aptitude à s’instruire, que peut-être on peut regarder comme une connoissance commencée. Le grand homme, par l’habitude de l’application, la méthode d’étudier, et la distinction qu’il est à portée de faire entre une demi-connoissance et une connoissance entiere, a certainement à cet égard un grand avantage sur le commun des hommes. Ces derniers, n’ayant point contracté l’habitude de la méditation et n’ayant rien su profondément, se croient toujours assez instruits lorsqu’ils ont une connoissance superficielle des choses. L’ignorance et la sottise se persuadent aisément qu’elles savent tout : l’une et l’autre sont toujours orgueilleuses. Le grand homme seul peut être modeste.

Si je rétrécis l’empire du génie et montre les bornes dans lesquelles la nature le force à se renfermer, c’est pour faire plus évidemment sentir que l’esprit juste, déjà fort inférieur au génie, ne peut, comme on l’imagine, porter des jugements toujours vrais sur les divers objets du raisonnement. Un tel esprit est impossible. Le propre de l’esprit juste est de tirer des conséquences exactes des opinions reçues : or ces opinions sont fausses pour la plupart, et l’esprit juste ne remonte jamais jusqu’à l’examen de ces opinions : l’esprit juste n’est donc le plus souvent que l’art de raisonner méthodiquement faux. Peut-être cette sorte d’esprit suffit pour faire un bon juge ; mais jamais elle ne fait un grand homme. Quiconque en est doué n’excelle ordinairement en aucun genre et ne se rend recommandable par aucun talent. Il obtient, dira-t-on, souvent l’estime des gens médiocres. J’en conviens : mais leur estime, en lui faisant concevoir une trop haute idée de lui-même, devient pour lui une source d’erreurs, erreurs auxquelles il est impossible de l’arracher. Car enfin, si le miroir, de tous les conseillers le conseiller le plus poli et le plus discret, n’apprend à personne à quel point il est difforme, qui pourroit désabuser un homme de la trop haute opinion qu’il a conçue de lui-même, sur-tout lorsque cette opinion est appuyée de l’estime de la plupart de ceux qui l’environnent ? C’est être encore assez modeste que de ne s’estimer que d’après l’éloge d’autrui. De là cependant cette confiance de l’esprit juste en ses propres lumieres, et ce mépris pour les grands hommes qu’il regarde souvent comme des visionnaires, comme des esprits systématiques et de mauvaises têtes[4]. Ô esprits justes ! leur diroit-on, lorsque vous traitez de mauvaises têtes ces grands hommes, qui du moins sont si supérieurs dans le genre où le public les admire, quelle opinion pensez-vous que le public puisse avoir de vous, dont l’esprit ne s’étend pas au-delà de quelques petites conséquences tirées d’un principe vrai ou faux et dont la découverte est peu importante ? Toujours en extase devant votre petit mérite, vous n’êtes pas, direz-vous, sujets aux erreurs des hommes célebres. Oui, sans doute, parce qu’il faut ou courir ou du moins marcher pour tomber. Lorsque vous vantez entre vous la justesse de votre esprit, il me semble entendre des culs-de-jatte se glorifier de ne point faire de faux pas. Votre conduite, ajouterez-vous, est souvent plus sage que celle des hommes de génie : oui, parce que vous n’avez pas en vous ce principe de vie et de passions qui produit également les grands vices, les grandes vertus et les grands talents. Mais en êtes-vous plus recommandables ? Qu’importe au public la bonne ou mauvaise conduite d’un particulier ? Un homme de génie, eût-il des vices, est encore plus estimable que vous. En effet, on sert sa patrie ou par l’innocence de ses mœurs et les exemples de vertu qu’on y donne, ou par les lumieres qu’on y répand. De ces deux manieres de servir sa patrie, la derniere, qui sans contredit appartient plus directement au génie, est en même temps celle qui procure le plus d’avantages au public. Les exemples de vertu que donne un particulier ne sont guere utiles qu’au petit nombre de ceux qui composent la société : au contraire les lumieres nouvelles que ce même particulier répandra sur les arts et les sciences sont des bienfaits pour l’univers. Il est donc certain que l’homme de génie, fût-il d’une probité peu exacte, aura toujours plus de droits que vous à la reconnoissance publique.

Les déclamations des esprits justes contre les gens de génie doivent sans doute en imposer quelque temps à la multitude : rien de plus facile à tromper. Si l’Espagnol, à l’aspect des lunettes que portent toujours sur le nez quelques-uns de ses docteurs, se persuade que ces docteurs ont perdu leurs yeux à la lecture et qu’ils sont très savants, si l’on prend tous les jours la vivacité du geste pour celle de l’esprit, et la taciturnité pour profondeur, il faut bien qu’on prenne aussi la gravité ordinaire aux esprits justes pour un effet de leur sagesse. Mais le prestige se détruit ; et l’on se rappelle bientôt que la gravité, comme le dit mademoiselle de Scudery, n’est qu’un secret du corps pour cacher les défauts de l’esprit[5]. Il n’y a donc proprement que ces esprits justes qui soient long-temps dupes de la gravité qu’ils affectent. Au reste, qu’ils se croient sages parce qu’ils sont sérieux ; qu’inspirés par l’orgueil et l’envie, lorsqu’ils décrient le génie, ils croient l’être par la justice : personne à cet égard n’échappe à l’erreur. Ces méprises de sentiment sont en tous genres si générales et si fréquentes, que je crois répondre au desir de mon lecteur en consacrant à cet examen quelques pages de cet ouvrage.


  1. Dans un sens étendu, l’esprit juste seroit l’esprit universel. Il ne s’agit point de cette sorte d’esprit dans ce chapitre : je prends ici ce mot dans l’acceptation la plus commune.
  2. Capitale du Bisnagar.
  3. Les esprits justes pouvoient regarder l’usage où l’on étoit autrefois de décider de la justice ou de l’injustice d’une cause par la voie des armes comme un usage très bien établi. Il leur paroissoit la conséquence juste de ces deux propositions : Rien n’arrive que par l’ordre de Dieu, et Dieu ne peut pas permettre l’injustice. « S’il s’élevoit une dispute sur la propriété d’un fonds, sur l’état d’une personne, si le droit n’étoit pas bien clair de part et d’autre, on prenoit des champions pour l’éclaircir. L’empereur Othon, vers l’an 968, ayant consulté les docteurs pour savoir si en ligne directe la représentation devoit avoir lieu, comme ils étoient de différents avis, on nomma deux braves pour décider ce point de droit. L’avantage étant demeuré à celui qui soutenoit la représentation, l’empereur ordonna qu’elle eût lieu à l’avenir. » Mémoires de l’académie des inscription et belles-lettres, tome XV.

    Je pourrois citer encore ici, d’après les Mémoires de l’académie des inscriptions beaucoup d’autres exemples des différentes épreuves nommées dans ces temps d’ignorance jugements de Dieu. Je me borne donc à l’épreuve par l’eau froide, qui se pratiquoit ainsi : « Après quelques oraisons prononcées sur le patient, on lui lioit la main droite avec le pied gauche, et la main gauche avec le pied droit, et dans cet état on le jetoit à l’eau : s’il surnageoit, on le traitoit en criminel ; s’il enfonçoit, il étoit déclaré innocent. Sur ce pied-là il devoit se trouver peu de coupables, parce qu’un homme ne pouvant faire aucun mouvement, et son volume étant supérieur à un égal volume d’eau, il doit nécessairement enfoncer. On n’ignoroit pas sans doute un principe de statique aussi simple, d’une expérience si commune ; mais la simplicité de ces temps-là attendoit toujours un miracle, qu’ils ne croyoient pas que le ciel pût leur refuser pour leur faire connaître la vérité ». Ibid. Au lieu de cette note, dont on ne trouve que le commencement jusqu’à ces mots, S’il s’élevoit, etc., dans l’édition originale et dans le manuscrit de l’auteur, on lisoit : « Il arriva, dit-on, il y a quelques années, en Prusse, un fait à-peu-près pareil. Deux hommes fort pieux vivoient dans l’amitié la plus intime ; l’un d’eux fait ses dévotions, rencontre son ami au sortir de l’église ; il lui dit : « Je crois, autant qu’un chrétien peut le croire, être en état de grâce. » — « Quoi ! lui répond son ami, dans cet instant, vous ne craindriez donc pas la mort ? » — « Je ne pense pas, reprend-il, pouvoir jamais être en meilleure disposition ». Ce mot échappé, son ami le frappe, le tue ; en ce meurtre lui paroît la conséquence juste du sentiment d’une foi et d’une amitié vive ». Ainsi, dans presque toutes les religions, la société ne doit son repos, et le monde sa durée, qu’à l’inconséquence des esprits.

  4. Dire d’un homme qu’il a une mauvaise tête, c’est le plus souvent dire, sans le savoir, qu’il a plus d’esprit que nous.
  5. L’âne, dit à ce sujet Montaigne, est le plus sérieux des animaux.