De l’Homme/Section 8/Chapitre 13

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SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 21-27).
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CHAPITRE XIII.

Des arts d’agrément, et de ce qu’en ce genre on appelle le beau.

L’objet des arts est de plaire, et par conséquent d’exciter en nous des sensations qui, sans être douloureuses, soient vives et fortes. Un ouvrage produit-il sur nous cet effet ? on y applaudit[1].

Le beau est ce qui nous frappe vivement. Et par le mot de connoissance du beau l’on entend celle des moyens d’exciter en nous des sensations d’autant plus agréables, qu’elles sont plus neuves et plus distinctes. C’est aux moyens d’opérer cet effet que se réduisent toutes les diverses regles de la poétique et de l’éloquence.

Si l’on veut du neuf dans l’ouvrage d’un artiste, c’est que le neuf produit une sensation de surprise, une commotion vive. Si l’on veut qu’il pense d’après lui, si l’on méprise l’auteur qui fait des livres d’après des livres, c’est que de tels ouvrages ne rappellent à la mémoire que des idées trop connues pour faire sur nous des impressions fortes. Qui nous fait exiger du romancier et du tragique des caracteres singuliers et des situations neuves ? Le desir d’être émus. Il faut de telles situations et de tels caracteres pour exciter en nous des sensations vives.

L’habitude d’une impression en émousse la vivacité. Je vois froidement ce que j’ai toujours vu, et le même beau cesse à la longue de l’être pour moi. J’ai tant considéré ce soleil, cette mer, ce paysage, cette belle femme, que, pour réveiller de nouveau mon attention et mon admiration pour ces objets, il faut que ce soleil peigne les cieux de couleurs plus vives qu’à l’ordinaire, que cette mer soit bouleversée par les ouragans, que ce paysage soit éclairé d’un coup de lumiere singulier, et que la beauté elle-même se présente à moi sous une forme nouvelle.

La durée de la même sensation nous y rend à la longue insensibles ; et de là cette inconstance et cet amour de la nouveauté commun à tous les hommes, parceque tous veulent être vivement et fortement émus[2]. Si tous les objets affectent fortement la jeunesse, c’est que tous sont neufs pour elle. En fait d’ouvrages, si la jeunesse a le goût moins sûr que l’âge mûr, c’est que cet âge est moins sensible, et que la sûreté du goût suppose peut-être une certaine difficulté d’être ému. On veut l’être. Ce n’est pas assez que le plan d’un ouvrage soit neuf, on desire, s’il est possible, que tous les détails le soient pareillement. Le lecteur voudroit que chaque vers, chaque ligne, chaque mot, excitât en lui une sensation. Aussi Boileau dit à ce sujet, dans une de ses épîtres, Si mes vers plaisent, ce n’est pas que tous soient également corrects, élégants, harmonieux ;

Mais mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

En effet, les vers de ce poëte présentent presque toujours une idée ou une image, et par conséquent excitent presque toujours en nous une sensation. Plus elle est vive, plus le vers est beau[3]. Il devient sublime lorsqu’il fait sur nous la plus forte impression possible. C’est donc à sa force plus ou moins grande qu’on distingue le beau du sublime.



  1. Dans le genre agréable, plus une sensation est vive, et plus l’objet qui la produit en nous est réputé beau. Dans le genre désagréable, au contraire, plus une sensation est forte, plus l’objet qui la produit pareillement en nous est réputé laid ou affreux. Juge-t-on d’après ses sensations, c’est-à-dire d’après soi ? les jugements sont toujours justes. Juge-t-on d’après ses préjugés, c’est-à-dire d’après les autres ? les jugements sont toujours faux, et ce sont les plus communs.

    J’ouvre un livre moderne. Son impression sur moi est plus agréable que celle d’un ouvrage ancien ; je ne lis même le dernier qu’avec dégoût. N’importe, c’est l’ancien que je louerai de préférence. Pourquoi ? C’est que les hommes et leurs générations sont les échos les uns des autres ; c’est qu’on estime sur parole jusqu’à l’ouvrage qui nous ennuie. L’envie, d’ailleurs, défend d’admirer un contemporain, et l’envie prononce presque toujours nos jugements. Pour humilier les vivants que d’éloges prodigués aux morts !

  2. L’ouvrage le plus méprise n’est point l’ouvrage plein de défauts, mais l’ouvrage vuide de beauté ; il tombe des mains du lecteur, parcequ’il n’excite point en lui de sensations vives.
  3. Plus on est fortement remué, plus on est heureux, lorsque l’émotion cependant n’est point douloureuse. Mais dans quel état éprouve-t-on le plus de ces