De l’Homme/Section 9/Chapitre 1

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 107-113).
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SECTION IX.

De la possibilité d’indiquer un bon plan de législation, et des différents obstacles qui s’opposent souvent à sa publication.




CHAPITRE I.

De la difficulté de tracer un bon plan de législation.

Peu d’hommes célebres ont écrit sur la morale et la législation. Quelle est la cause de leur silence ? Seroit-ce la grandeur, l’importance du sujet, le grand nombre d’idées, enfin l’étendue d’esprit nécessaire pour le bien traiter ? Non : leur silence est l’effet de l’indifférence du public pour ces sortes d’ouvrages. En ce genre, un excellent écrit, regardé tout au plus comme le rêve d’un homme de bien, devient le germe de mille discussions, la source de mille disputes, que l’ignorance des uns et la mauvaise foi des autres rendent interminables. Quel mépris n’affiche-t-on pas pour un ouvrage dont l’utilité éloignée est toujours traitée de chimere platonicienne !

Dans tout pays policé et déja soumis à certaines lois, à certaines mœurs, à certains préjugés, un bon plan de législation, presque toujours incompatible avec une infinité d’intérêts personnels, d’abus établis, et de plans déja adoptés, paroîtra donc toujours ridicule. En démontrât-on l’excellence, elle seroit long-temps contestée.

Cependant, si, jaloux d’éclairer les nations sur l’objet important de leur bonheur, un homme de génie essayoit de résoudre le problême compliqué d’une excellente législation, son premier soin doit être de le simplifier, et de le réduire à deux propositions.

L’objet de la premiere seroit la découverte des lois propres à rendre les hommes le plus heureux possible, à leur procurer par conséquent tous les amusements et les plaisirs compatibles avec le bien public.

L’objet de la seconde seroit la découverte des moyens par lesquels on peut faire insensiblement passer un peuple de l’état de malheur qu’il éprouve à l’état de bonheur dont il peut jouir.

Pour résoudre la premiere de ces propositions, il faudroit prendre exemple sur les géometres. Leur propose-t-on un problême compliqué de méchanique ? que font-ils ? Ils le simplifient ; ils calculent la vîtesse des corps en mouvement, sans égard à leur densité, à la résistance des fluides environnants, au frottement des autres corps, etc. Il faudroit donc, pour résoudre la premiere partie du problême d’une excellente législation, n’avoir pareillement égard ni à la résistance des préjugés, ni au frottement des intérêts contraires et personnels, ni aux mœurs, ni aux lois, ni aux usages déja établis. Il faudroit se regarder comme le fondateur d’un ordre religieux, qui, dictant sa regle monastique, n’a point égard aux habitudes, aux préjugés de ses sujets futurs.

Il n’en seroit pas ainsi de la seconde partie de ce même problême. Ce n’est pas d’après ses seules conceptions, mais d’après les connoissance des lois et des mœurs actuelles d’un peuple, qu’on peut déterminer les moyens de changer peu-à-peu ces mêmes mœurs, ces mêmes lois, et, par des degrés insensibles, faire passer un peuple de sa législation actuelle à la meilleure possible.

Une différence essentielle et remarquable entre ces deux propositions, c’est que, la premiere une fois résolue, sa solution, sauf quelques différences occasionnées par la position particuliere d’un pays, est générale, et la même pour tous les peuples.

Au contraire, la solution de la seconde doit être différente selon la forme différente de chaque état. On sent que les gouvernements turc, suisse, espagnol, ou portugais, doivent nécessairement se trouver à des distances plus ou moins inégales d’une parfaite législation.

S’il ne faut que du génie pour résoudre la premiere de ces propositions, pour résoudre la seconde il faut au génie joindre la connoissance des mœurs et des principales lois du peuple dont on veut insensiblement changer la législation.

En général, pour bien traiter une pareille question, il est nécessaire d’avoir du moins sommairement étudié les coutumes et les préjugés des peuples de tous les siecles et de tous les pays. On ne persuade les hommes que par des faits ; on ne les instruit que par des exemples. Celui qui se refuse au meilleur raisonnement se rend au fait souvent le plus équivoque.

Mais ces faits acquis, quelles seroient les questions dont l’examen pourroit donner la solution du problême de la meilleure législation ? Je citerai celles qui se présentent les premieres à mon esprit.