De l’Homme/Section 9/Chapitre 14

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 201-207).
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CHAPITRE XIV.

Que le bonheur de la génération future n’est jamais attaché au malheur de la génération présente.

Pour montrer l’absurdité de cette supposition, examinons de quoi se compose ce qu’on appelle la génération présente : 1°. d’un grand nombre d’enfants qui n’ont point encore contracté d’habitudes ; 2°. d’adolescents qui peuvent facilement en changer ; 3°. d’hommes faits, et dont plusieurs ont déja pressenti et approuvé les réformes proposées ; 4°. de vieillards, pour qui tout changement d’opinions et d’habitudes est réellement insupportable.

Que résulte-t-il de cette énumération ? qu’une sage réforme dans les mœurs, les lois et le gouvernement, peut déplaire au vieillard, à l’homme foible et d’habitude ; mais qu’utile aux générations futures, cette réforme l’est encore au plus grand nombre de ceux qui composent la génération présente ; que par conséquent elle n’est jamais contraire à l’intérêt actuel et général d’une nation.

Au reste tout le monde sait que dans les empires l’éternité des abus n’est point l’effet de notre compassion pour les vieillards, mais de l’intérêt mal-entendu du puissant. Ce dernier, également indifférent au bonheur de la génération présente ou future[1], veut qu’on le sacrifie à ses moindres fantaisies : il veut ; il est obéi.

Quelque élevé cependant que soit un homme, c’est à la nation et non à lui qu’on doit le premier respect. Dieu, dit-on, est mort pour le salut de tous. Il ne faut donc pas immoler le bonheur de tous aux fantaisies d’un seul. On doit à l’intérêt général le sacrifice de tous les intérêts personnels. Mais, dira-t-on, ces sacrifices sont quelquefois cruels : oui, s’ils sont exécutés par des gens inhumains ou stupides. Le bien public ordonne-t-il le mal d’un individu ? toute compassion est due à sa misere : point de moyen de l’adoucir qu’on ne doive employer. C’est alors que la justice et l’humanité du prince doivent être inventives. Tous les infortunés ont droit à ses bienfaits : il doit flatter leurs peines. Malheur à l’homme dur et barbare qui refuseroit au citoyen jusqu’à la consolation de se plaindre ! La plainte, commune à tout ce qui souffre, à tout ce qui respire, est toujours légitime.

Je ne veux pas que l’infortune éplorée retarde la marche du prince vers le bien public ; mais je veux qu’en passant il essuie les larmes de la douleur, et que, sensible à la pitié, l’amour seul de la patrie l’emporte en lui sur l’amour du particulier. Un tel prince, toujours ami des malheureux, et toujours occupé de la félicité de ses sujets, ne regardera jamais la révélation de la vérité comme dangereuse.

Que conclure de ce que j’ai dit au sujet de cette question ?

Que la découverte du vrai, toujours utile au public, ne fut jamais funeste qu’à sont auteur ;

Que la révélation de la vérité n’altere point la paix des états ; qu’on en a pour garant la lenteur même de ses progrès ;

Qu’en toute espece de gouvernement il est important de la connoître ;

Qu’il n’est proprement que deux sortes de gouvernements, l’un bon, l’autre mauvais ;

Qu’en aucun d’eux le bonheur du prince n’est lié au malheur des sujets ;

Que si la vérité est utile, on la doit aux hommes ;

Que tout gouvernement en conséquence doit faciliter les moyens de la découvrir ;

Que le plus sûr de tous est la liberté de la presse ;

Que les sciences doivent leur perfection à cette liberté ;

Que l’indifférence pour la vérité est une source d’erreurs, et l’erreur une source de calamités publiques ;

Qu’aucun ami de la vérité ne proposa de sacrifier la félicité de la génération présente à la félicité de la génération à venir ;

Qu’une telle hypothese est impossible ;

Qu’enfin c’est de la seule révélation de la vérité qu’on peut attendre le bonheur futur de l’humanité.

La conséquence de ces diverses propositions, c’est que personne n’ayant le droit de faire le mal public, nul n’a droit de s’opposer à la publication de la vérité, et sur-tout des premiers principes de la morale.

Au reste, ce n’est point sous les coups de la vérité, c’est sous les coups du puissant que succombera l’erreur. Le moment de sa destruction est celui où le prince confondra son intérêt avec l’intérêt public. Jusques-là c’est en vain que l’on présentera le vrai aux hommes ; il en sera toujours méconnu. N’est-on guidé dans sa conduite et sa croyance que par l’intérêt du moment, comment à sa lueur incertaine et variable distinguer le mensonge de la vérité ?


  1. Un sage gouvernement prépare toujours dans le bonheur de la génération présente celui de la génération future. On a dit de la vieillesse et de la jeunesse « que l’une prévoyoit trop, et l’autre trop peu ; qu’aujourd’hui est la maîtresse du jeune homme, et demain celle du vieillard ». C’est à la maniere des vieillards que doivent se conduire les états.