De l’Homme/Section 9/Chapitre 6

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 155-159).
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CHAPITRE VI.

La connoissance de la vérité est toujours utile.

L’homme obéit toujours à sont intérêt bien ou mal entendu. C’est une vérité de fait ; qu’on la taise ou qu’on la dise, la conduite de l’homme sera toujours la même. La révélation de cette vérité n’est donc pas nuisible. Mais de quelle utilité peut-elle être ? de la plus grande. Une fois assuré que l’homme agit toujours conformément à son intérêt, le législateur infligera tant de peines au crime, accordera tant de récompenses à la vertu, que tout particulier aura intérêt d’être vertueux. Ce législateur sait-il qu’ami de sa conservation l’homme se présente avec crainte au danger ? il attachera tant de honte et d’infamie à la lâcheté, tant d’honneurs au courage, que le soldat aura le jour de la bataille plus d’intérêt de combattre que de fuir.

Qu’uniquement occupé de ses fantaisies un homme mette son bien à fonds perdu, qu’il laisse ses enfants dans l’indigence, quel remede à ce mal ? le mépris qu’on lui marquera. Fait-on connoître l’homme aux autres hommes, leur montre-t-on les crimes qu’il peut commettre ? ils créeront les lois propres à les réprimer[1], et parviendront enfin à lier assez étroitement l’intérêt particulier à l’intérêt public pour se nécessiter eux-mêmes à la vertu.

En toute espece de science, l’écrivain doit chercher et dire la vérité. Faut-il en excepter la science de la morale ? En ce genre toute vérité nouvelle n’est, comme je l’ai déja dit, qu’un nouveau moyen d’améliorer la condition des citoyens. Le desir de leur bonheur seroit-il un crime ?

En morale, c’est le vrai seul qu’il faut enseigner. Mais ne peut-on en aucun cas y substituer des erreurs utiles ? Il n’en est point de telles : je le démontrerai ci-après. La religion elle-même ne rend point un peuple vertueux : les Romains modernes en sont la preuve. L’intérêt est notre unique moteur. L’on paroît sacrifier mais l’on ne sacrifie jamais son bonheur à celui d’autrui. Les eaux ne remontent point à leur source, ni les hommes contre le courant rapide de leurs intérêts. Qui le tenteroit seroit un fou. De tels fous sont d’ailleurs en trop petit nombre pour avoir quelque influence sur la masse totale de la société. S’il ne s’agit que de former des citoyens vertueux, qu’est-il besoin à cet effet de recourir à des moyens impossibles et surnaturels ?

Qu’on fasse de bonnes lois, elles dirigeront naturellement les citoyens au bien général, en leur laissant suivre la pente irrésistible qui les porte à leur bien particulier. Une crainte respective et salutaire les contiendra dans les bornes du devoir. Les voleurs ont des lois ; et peu d’entre eux les violent, parcequ’ils s’inspectent et se suspectent. Les lois font tout. Si quelque dieu, disent à ce sujet les philosophes siamois, fût réellement descendu du ciel pour instruire les hommes dans la science de la morale, il leur eût donné une bonne législation ; et cette législation les eût nécessités à la vertu. En morale comme en physique, c’est toujours en grand et par des moyens simples que la divinité opere.

Le résultat de ce chapitre, c’est que la vérité, souvent odieuse au puissant injuste, est toujours utile au public. Mais n’est-il point d’instant où sa révélation puisse occasionner des troubles dans un empire ?


    recueilleront les fruits. Le mal est pour lui, et le profit pour eux.

  1. Le législateur qui donne des lois suppose tous les hommes méchants, puisqu’il veut que tous y soient également soumis.