De l’Homme/Section 9/Chapitre 9

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SECTION IX
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 11 (p. 173-177).
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CHAPITRE IX.

Des gouvernements.

Si toute vérité morale n’est qu’un moyen d’accroître ou d’assurer le bonheur du plus grand nombre, et si l’objet de tout gouvernement est la félicité publique, point de vérité morale dont la publication ne soit desirable (8). Toute diversité d’opinions à ce sujet tient à la signification incertaine du mot gouvernement. Qu’est-ce qu’un gouvernement ? l’assemblage de lois ou de conventions faites entre les citoyens d’une même nation. Or, ces lois et conventions sont ou contraires ou conformes à l’intérêt général. Il n’est donc que deux formes de gouvernement, l’une bonne, l’autre mauvaise : c’est à ces deux especes que je les réduis toutes. Or, dans l’assemblage des conventions qui les constituent, dire qu’on ne peut changer les lois nuisibles à la nation, que de telles lois sont sacrées, qu’elles ne peuvent être légitimement réformées, c’est dire qu’on ne peut changer le régime contraire à sa santé ; qu’affligé d’une plaie, c’est un crime de la nettoyer ; qu’il faut la laisser tomber en gangrene (9).

Au reste, si tout gouvernement, de quelque nature qu’il soit, ne peut se proposer d’autre objet que le bonheur du plus grand nombre des citoyens, tout ce qui tend à les rendre heureux ne peut être contraire à sa constitution (10). Celui-là seul doit s’opposer à toute réforme utile à l’état, qui fonde sa grandeur sur l’avilissement de ses compatriotes, sur le malheur de ses semblables, et qui veut usurper sur eux un pouvoir arbitraire. Quant au citoyen honnête, à l’homme ami de la vérité et de sa patrie, il ne peut avoir d’intérêt contraire à l’intérêt national. Est-on heureux du bonheur de l’empire, et glorieux de sa gloire ? on desire la correction de tous les abus. On sait qu’on n’anéantit point une science lorsqu’on la perfectionne, et qu’on ne détruit point un gouvernement lorsqu’on le réforme.

Supposons qu’en Portugal l’on respectât davantage la propriété des biens, de la vie et de la liberté des sujets, le gouvernement en seroit-il moins monarchique ? Supposons qu’en ce pays l’on supprimât l’inquisition et les lettres de cachet, qu’on limitât l’excessive autorité de certaines places, auroit-on changé la forme du gouvernement ? non ; l’on en auroit seulement corrigé les abus. Quel monarque vertueux ne se prêteroit point à cette réforme ? Compare-t-on les rois de l’Europe à ces stupides sultans de l’Asie, à ces vampires qui sucent le sang de leurs sujets, et que toute contradiction révolte ? soupçonner son prince d’adopter les principes d’un despotisme oriental, c’est lui faire l’injure la plus atroce. Un souverain éclairé ne regarda jamais le pouvoir arbitraire, soit d’un seul, tel qu’il existe en Turquie, soit de plusieurs, tel qu’il existe en Pologne, comme la constitution réelle d’un état. Honorer de ce titre un despotisme cruel, c’est donner le nom de gouvernement à une confédération de voleurs (11), qui, sous la banniere d’un seul ou de plusieurs, ravagent les provinces qu’ils habitent.

Tout acte d’un pouvoir arbitraire est injuste. Un pouvoir acquis et conservé par la force (12) est un pouvoir que la force a droit de repousser. Une nation, quelque nom que porte son ennemi, peut toujours le combattre et le détruire. Si l’objet des sciences de la morale et de la politique se réduit à la recherche des moyens de rendre les hommes heureux, il n’est donc point en ce genre de vérités dont la connoissance puisse être dangereuse.

Mais le bonheur des peuples fait-il celui des souverains ?

(8) On entend vanter tous les jours l’excellence de certains établissements étrangers ; mais ces établissements, ajoute-t-on, ne sont pas compatibles avec telle forme de gouvernement. Si ce fait est vrai dans quelques cas particuliers, il est faux dans la plupart. La procédure criminelle anglaise est-elle la plus propre à protéger l’innocence ? pourquoi les Français, les Allemands et les Italiens, ne l’adoptent-ils pas ?

(9) Les princes changent journellement les lois du commerce, celles qui reglent la perception des droits et des impôts ; ils peuvent donc changer également toute loi contraire au bien public. Trajan croit-il le gouvernement républicain préférable au monarchique ? il offre de changer la forme du gouvernement ; il offre la liberté aux Romains, et la leur auroit rendue s’ils eussent voulu l’accepter. Une telle action mérite sans doute de grands éloges. Elle a frappé l’univers d’admiration. Mais est-elle aussi surnaturelle qu’on l’imagine ? Ne sent-on pas qu’en brisant les fers des Romains Trajan conservoit la plus grande autorité sur un peuple affranchi par sa générosité ; qu’il eût alors tenu de l’amour et de la reconnoissance presque tout le pouvoir qu’il devoit à la force de ses armées ?

(10) Il n’est qu’une chose vraiment contraire à toute espece de constitution ; c’est le malheur des peuples.

(11) Dans les pays despotiques, si le militaire est intérieurement haï et méprisé, c’est que le peuple ne voit dans les beys et les pachas que ses geoliers et ses bourreaux. Si, dans les républiques grecques et romaine, le soldat, au contraire, étoit aimé et respecté, c’est qu’armé contre l’ennemi commun il n’eût point marché contre ses compatriotes.

(12) Suffit-il qu’un sultan commande en vertu d’une loi pour rendre son autorité légitime ? Non. Un usurpateur, par une loi expresse, peut se déclarer souverain ; dira-t-on vingt ans après que son usurpation est légitime ? une telle opinion est absurde. Nulle société, lors de son établissement, n’a remis ni pu remettre aux mains d’un homme le pouvoir de disposer à son gré des biens, de la vie et de la liberté des citoyens.

Tout peuple gémissant sous le joug du pouvoir arbitraire a droit de le secouer. Les lois sacrées sont les lois conformes à l’intérêt public. Toute loi contraire n’est pas une loi, c’est un abus légal.