De l’Imitation de Jésus-Christ (Brignon)/Livre 3/54

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Traduction par Jean Brignon.
Bruyset (p. 265-272).


CHAPITRE LIV.
Des divers mouvemens de la Nature & de la Grace.
Le Maistre.

MOn fils, ayez soin de bien remarquer les mouvemens toûjours opposez de la nature & de la grace.

Car ils sont presque imperceptibles, & à peine les personnes les plus spirituelles sont-elles capables de les distinguer.

A parler en general, tous veulent le bien ; il n’y a personne qui ne se propose quelque bien dans tout ce qu’il dit, & dans tout ce qu’il fait ; mais on est souvent ébloui par le faux éclat d’un bien apparent.

La Nature est artificieuse ; elle trompe une infinité de gens, qu’elle attire, qu’elle engage, qu’elle fait tomber insensiblemene dans ses piéges ; & jamais elle n’a pour but que de se contenter elle-même.

La grace au contraire n’impose à personne ; elle est simple & ennemie de toute force de déguisement ; tout ce qu’elle fait, elle le fait purement pour Dieu, & c’est en Dieu, comme en la derniere fin, qu’elle se repose.

La Nature ne veut point mourir, ni se faire de violence, ni avoir le deshonneur d’être vaincuë, ni obéir, ni vivre dans la sujettion.

Mais la grace s’étudie à l’abnégation de soi-même, elle reprime la sensualité, elle aime l’obéissance, elle céde volontiers aux autres, elle s’interdit elle-même l’usage de sa liberté, elle se plaît à garder une exacte discipline : bien loin de vouloir dominer ; elle suit en tout la divine volonté ; & est toûjours prette à se soumettre à tous les hommes pour l’amour de Dieu[1].

La Nature ne travaille que pour ses propres interêts, & ne cherche qu’à s’enrichir aux dépens d’autrui.

La Grace regarde plûtôt le bien public que son avantage particulier.

La Nature prend plaisir à se voir estimée & honorée.

La Grace ne prend nulle part à la gloire qu’on lui donne, mais la renvoye toute entiere à Dieu.

La Nature craint le mépris & la confusion.

La Grace n’est jamais plus satisfaite, que lorsqu’elle est outragée pour le Nom de Jesus-Christ.

La Nature aime le repos & l’oisiveté.

La Grace ne peut demeurer sans rien faire, elle est toûjours en action.

La Nature abhorre les choses viles & grossiéres, & n’en veut que de magnifiques & d’eclatantes.

La Grace choisir les plus simples & les moins précieuses ; elle s’accommode de ce qu’il y a de plus rude, & n’a point de peine à porter des habits usez.

La Nature met son affection aux biens de la terre ; un gain temporel fait toute sa joye, comme une perte temporelle fait tout son chagrin : il ne faut qu’une parole un peu aigre pour lui causer de furieux emportemens.

La Grace méprise les biens passagers, & aspire à ceux de l’éternité ; toutes les pertes, toutes les disgraces ne la troublent point ; quelques duretez & quelques injures qu’on lui puisse dire, elle n’en paroît nullement émuë, parce qu’elle a mis tout son trésor, & tout son contentement dans le Ciel, où rien ne périt.

La Nature est toujours avare, toujours plus prompte à recevoir qu’à donner, toûjours attachée à ses propres interêts.

La Grace est genereuse & liberale ; elle ne veut rien de particulier ; elle se contente de peu, & est très-persuadée qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir[2].

La Nature aime avec passion les choses creées ; elle se traite délicatement, & cherche par tout l’occasion de passer le tems en des promenades & en des conversations inutiles.

La Grace inspire l’amour de Dieu, & l’amour de la vertu ; elle renonce aux créatures ; elle fuit le monde ; elle a en horreur les desirs impurs de la chair ; elle retranche les visites, & a même honte de se montrer en public.

La Nature va souvent mendier au dehors quelque vaine consolation, ou quelque plaisir sensuel.

La Grace ne cherche à se consoler qu’en Dieu ; elle le regarde comme son souverain bien, & elle se réjouit en lui plus qu’en toutes les choses visibles.

La Nature est accoûtumée à n’agir que dans la vûë de son profit particulier ; elle ne fait rien pour rien ; & si elle rend le moindre service à un ami, elle veut qu’il lui en rende autant ou plus qu’il l’en loüe du moins, & que dans les occasions il lui en marque son ressentiment ; elle desire sur tout qu’on estime & qu’on réleve beaucoup ce qu’elle fait & ce qu’elle donne.

La Grace n’a que du mépris pour tout ce qui est périssable ; elle ne demande point d’autre récompense pour ses bonnes œuvres que Dieu seul ; & à l’égard des biens temporels elle n’en souhaite qu’autant qu’elle en a besoin pour travailler à acquerir les biens éternels.

La Nature se réjoüit d’avoir une grande parenté, & beaucoup d’amis, elle se vante de sa noblesse ; elle tâche de plaire aux Grands, & de s’insinuer par des flateries dans l’esprit des riches, elle applaudit à ses semblables.

La grace aime tendrement les ennemis, & si elle a beaucoup d’amis, elle n’en est pas plus fiére ; elle ne se glorifie ni du lieu de sa naissance, ni d’avoir d’illustres ancestres, à moins qu’ils ne se soient rendus recommandables par leur pieté.

Elle a plus d’égard pour le pauvre que pour le riche ; plus de compassion pour celui qui est vertueux, que pour celui qui est puissant ; plus d’inclination pour celui qui est sincere, que pour celui qui est fin & artificieux.

Elle exhorte les gens de bien à croître toûjours en vertu, & à imiter parfaitement le Sauveur.

La Nature se plaint, dès qu’elle manque de quelque chose.

La Grace souffre constamment la pauvreté.

La Nature rapporte tout à elle-même ; si elle combat, si elle dispute, c’est toûjours pour son interêt.

La Grace rend tout à celui qui étant le principe de toutes choses, doit aussi en être la fin ; elle ne s’attribuë aucun bien ; elle n’est point vaine ni présomptueuse : elle évite les disputes, & ne se croît point plus éclairée que les autres. Elle soûmet toutes ses pensées au jugement de la Sagesse éternelle.

La Nature veur sçavoir ce qu’il y a de plus secret ; elle s’informe curieusement de ce qui se passe de nouveau ; elle veut tout voir & tout entendre ; elle aime à se produire en public, elle desire d’être connuë, & affecte de faire des choses capables de lui attirer les louanges & l’admiration du monde.

La Grace ne se répaît point de nouvelles, ni de vaines curiositez ; car elle ne voit en tout cela que des marques de l’ancienne corruption de nôtre nature ; outre qu’à vrai dire, il n’y a rien de nouveau ; comme il n’y a rien de constant & de durable sur la terre.

Elle enseigne donc à combattre la sensualité, à fuir le faste & la vaine gloire, à cacher par humilité les actions les plus grandes & les plus admirables, à avoir toûjours en vūë, non de paroître sçavant, mais de profiter en vertu, & d’avancer la gloire de Dieu.

Elle ne dit rien à son avantage, ni ne vante point ce qu’elle a de bon ; elle souhaite seulement que Dieu, qui par une pure charité, répand les benedictions sur l’homme, en soit beni à janais.

Cette divine Grace est une lumiere surnaturelle, & un don tout particulier du Ciel ; c’est le caractere des Predestinez ; c’est le gage le plus certain du salut.

C’est elle qui apprend aux hommes à préferer les biens du Ciel aux biens de la terre, & qui de grossiers, qu’ils sont, les rends spirituels.

On reçoit donc une plus grande abondance de graces, à proportion qu’on fait plus d’effort pour vaincre & assujettir la nature. Ainsi l’homme intérieur se réforme & se perfectionne de jour en jour, par de nouvelles visites, sur le modele de Dieu même.

  1. 1. Pet. 2. 13.
  2. Act. 20. 35.