De l’alimentation publique - la vigne/Texte entier

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De l’alimentation publique - la vigne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 27 (p. 962-983).


De
l’alimentation publique

LA VIGNE

I.

LA TREILLE ET LE RAISIN DE TABLE.



L’ère nouvelle qui semble s’ouvrir pour les relations commerciales de la France n’a été nulle part plus favorablement accueillie que dans les parties de notre territoire où fleurit la vigne. La production du vin est en effet un des principaux élémens de notre industrie agricole. Des conditions exceptionnelles de climat, d’exposition et de culture assurent aux vignobles de France une suprématie universellement reconnue. Cette prépondérance qui appartient à la Chine pour le thé, à certaines régions intertropicales pour le cacao et le café[1], nous l’avons conquise et nous la conservons pour le vin. En présence d’un régime plus libéral appliqué à la viticulture française et depuis si longtemps réclamé par elle[2], chacun comprendra combien il importe de signaler à la sollicitude des agriculteurs ainsi qu’à l’attention du public en général les moyens de tirer le meilleur parti de la situation nouvelle. Ces moyens, c’est à la science de les rendre populaires, en ne se bornant pas à décrire les meilleurs procédés de culture, mais en indiquant les principes et les données expérimentales sur lesquels ils s’appuient.


I. — LA VIGNE CHEZ LES ANCIENS. — COMPOSITION DU RAISIN.

Suivant d’anciennes traditions, que des recherches récentes ont confirmées, la vigne est originaire d’Asie ; elle croît spontanément dans la Géorgie et la Mingrélie, entre les chaînes du Caucase, du Taurus et du mont Ararat. La vigne est répandue, il est vrai, à l’état sauvage dans les haies et les bois du centre et du midi de l’Europe, mais elle ne s’y est ainsi propagée qu’à la suite des tentatives d’acclimatation qui ont doté d’une nouvelle source de richesse nos contrées viticoles[3]. Si l’on voulait ici ne négliger aucune des faces du sujet, il faudrait nommer comme les pères de la viticulture Osiris en Égypte, Bacchus dans l’Inde, Saturne dans la Crète, Noé dans l’Illyrie. Bornons-nous à constater que les Grecs et les Romains connaissaient deux sortes de vins alcooliques, acerbes-astringens ou sucrés, analogues à ceux que nous buvons nous-mêmes ; mais tout porte à croire qu’ils ont commencé par faire usage surtout des boissons presque exclusivement sucrées qu’ils obtenaient du raisin, imitant peut-être de cette façon le breuvage moins savoureux qu’ils vantaient pourtant sous le nom d’hydromel. C’est même seulement ainsi que l’on peut comprendre les antiques procédés, inapplicables à notre boisson vineuse, destinés à la conservation de différens vins de l’Asie, de ces vins qui, au dire de Galien, suspendus au coin des cheminées dans de grandes bouteilles, subissaient une véritable concentration appelée fumarium ; on les réduisait ainsi en une sorte d’extrait compacte offrant la dureté du sel. C’étaient sans doute des vins de cette nature, ou plutôt des moûts sucrés épaissis comme du miel, qui, suivant Pline, devaient être délayés dans l’eau, puis éclaircis par une filtration au travers de sacs en tissus : saccatio vinorum. D’après le conseil de Martial, on filtrait de même le doux cécube : turbida sollicito trmismittere cœcuba sacco. On conservait encore de semblables vins exposés au midi, au sommet des habitations, dans des locaux particuliers appelés horreum vinorum.

Aux extraits sirupeux et sucrés des jus de raisin ont succédé de véritables vins plus ou moins alcooliques, tantôt acerbes, tantôt doux, suivant sans doute la variété du cépage et les progrès de la fermentation spontanée. On trouve dans Pline l’indication de deux vins d’Albe, l’un doux, dulce, l’autre acerbe, austerum. Deux variétés correspondantes se rencontraient dans le vin fameux de Falerne. C’étaient bien certainement des vins graduellement améliorés par une lente fermentation que les anciens considéraient comme les meilleurs : on ne devait boire le falerne, suivant Athénée et Galien, qu’au bout de dix ans, et il ne conservait pas plus de dix années au-delà de ce terme ses excellentes qualités. Les vins usuels pouvaient être bus dès la septième année, tandis que l’on attendait vingt ans avant de boire le vin d’Albe, et que l’on gardait vingt-cinq ans le vin de Sorrente. Cicéron, dans un repas chez Damasippe, fit l’éloge d’un vin de Falerne de quarante ans en disant qu’il portait bien son âge, bene œtatem fert. Un vin datant d’un siècle a été célébré par Horace sous la qualification de vin de cent feuilles. Au temps des Romains, on conservait le vin très vieux de Falerne dans de grands vases (amphorœ) en argile cuite, vitrifiée à l’intérieur, dont l’ouverture était close avec un tampon de plâtre recouvert d’un enduit résineux. Un passage de Virgile prouve que les Romains ont aussi fait usage des vins mousseux :

: ……Ille impiger hausit
: Spumantem pateram……..

Ils ne dédaignaient pas les vins légers qui ne se pouvaient garder plus d’une année, comme la plupart des vins actuels de la Toscane. Les vignobles de l’ancienne Italie offraient d’ailleurs un assez grand nombre de crus variés produisant des vins en renom : sur des collines, autour du Mondragone, au pied duquel coulait l’Iris (aujourd’hui le Garigliano), on récoltait les raisins d’où l’on savait obtenir le falerne et le massique. Les vignobles situés aux environs de Gaëte fournissaient les vins de Fondi et d’Amiela. Cependant à la suite des progrès du luxe s’introduisirent dans Rome les vins généreux et parfumés de Lesbos, de Chio, de Cos, d’Éphèse et de Clazomène. Déjà aussi l’on distinguait les deux qualités différentes que l’on peut obtenir soit par le simple écrasage des grappes et l’écoulement spontané du jus, soit par la trituration plus énergique du foulage et l’action de la presse. La première qualité représentait le jus pur du fruit, la deuxième, ou vin de pressurage, contenait en proportions notables les principes acerbes-astringens et colorés extraits par le contact plus prolongé du liquide avec les pépins, les pellicules, etc. Ces dénominations correspondaient aux mots grecs πρώτος et δευτεραϊος, antérieurement employés pour caractériser les vins qui provenaient également des jus de premier et de second jet obtenus d’un même fruit.

Si l’art de faire le vin, emprunté aux Grecs, était en progrès chez les Romains, ils avaient cependant adopté l’antique coutume d’ajouter au jus de la vendange diverses substances aromatiques, en vue sans doute d’assurer la conservation et de rehausser le goût de leurs vins, moins variés, moins suaves et plus facilement altérables que les produits mieux préparés de nos célèbres vignobles. On trouve en effet dans un curieux recueil du IVe siècle, les Géoponiques, une foule de recettes, populaires chez les Grecs, indiquant, pour cet usage, l’emploi de résines et de plantes que caractérisent des essences odorantes douées d’une forte saveur. Pline rapporte qu’en Italie l’habitude était générale de mélanger aux produits des vendanges de la résine et de la poix, afin de communiquer aux vins faibles une saveur piquante. Les connaissances relatives aux variétés de vignes étaient alors bien peu avancées, car on ne cite qu’un seul ouvrage d’ampélographie, composé par le sénateur Pétrus Crescentius. Encore cet ouvrage ne contenait-il que la description incomplète de quelques espèces de vignes.

Depuis cette époque jusqu’à nos jours, les variétés de vignes se sont tellement multipliées par la voie facile des semis, que l’embarras est devenu grand de choisir entre elles et de s’arrêter aux cépages les mieux appropriés à chacune de nos régions viticoles. La difficulté s’est accrue bien davantage et a dû paraître tout à fait inextricable lorsqu’on s’est aperçu qu’un grand nombre des cépages rangés à juste titre parmi les meilleurs représentaient parfois une même variété connue des nombreux viticulteurs sous vingt dénominations différentes. Comment une pareille confusion a-t-elle pu s’établir dans la nomenclature des vignes ? Il est facile de le comprendre, si l’on songe que chacune des variétés en renom dans une région viticole, multipliée par voie de bouture ou de provignage en d’autres localités où se rencontraient des conditions différentes de sol, de climat, etc., a pu souvent produire des fruits de composition différente et des vins plus éloignés encore du type primitif. C’est ainsi par exemple que la tribu des carmenets ou carbenets, comprenant quatre ou cinq sous-variétés, fournit, suivant des circonstances locales difficiles à déterminer exactement, les excellens vins de longue conservation, mais distincts entre eux, de Château-Laffitte, Château-Margaux, Saint-Emilion, Médoc, Graves. Les mêmes plants introduits en Toscane ont donné des vins très différens, de qualité bien inférieure. C’est ainsi encore que la tribu des pineaux constitue la base principale des vins des grands crus de la Bourgogne, de la Champagne et de la Hongrie, qui offrent pour la plupart entre eux de grandes dissemblances.

Le but principal de la culture de la vigne entreprise sur une grande échelle est de produire le fruit dont certaines variétés distinctes forment la base de la fabrication des différens vins ; c’est accessoirement que dans nos vignobles on récolte des raisins de table : ceux-ci donnent lieu à des cultures spéciales moins étendues. Lorsqu’on se propose, en cultivant dans des conditions favorables des cépages choisis, d’obtenir certaines variétés de raisins de table, il est facile d’apprécier directement les qualités qui plairont au plus grand nombre de consommateurs. Que le goût du fruit (saveur et odeur) soit agréable, que la maturité soit régulière et complète au même moment dans toutes les parties de chaque grappe, qu’à cet effet les grains se trouvent naturellement ou soient artificiellement espacés au point convenable, que la pellicule du fruit soit fine, la pulpe sucrée, juteuse et souple, et le but pourra être regardé comme atteint. Il ne saurait en être de même à l’égard des raisins destinés à la fabrication du vin : la dose de sucre spécial (glucose) que le fruit renferme peut bien donner l’indice certain de la proportion d’alcool ou de la qualité vineuse capable de garantir la force et d’assurer la conservation du vin ; mais cette notion, suffisante tout au plus s’il s’agissait de préparer par la distillation de l’alcool ou de l’esprit-de-vin à haut titre, ne saurait faire présager la qualité du vin, ni même celle de l’eau-de-vie de table, que l’on voudrait obtenir à l’aide des moyens usuels de vinification et de distillation. Ce ne serait qu’après l’extraction du jus et l’accomplissement de toutes les phases d’une fermentation convenablement excitée d’abord, modérée ensuite et longtemps prolongée, que l’on pourrait acquérir des données certaines à cet égard. Il importe de connaître la structure du fruit de la vigne, la nature des différens tissus organiques qui le composent ; il faut apprécier le rôle variable suivant les circonstances que peut remplir dans la fermentation chacune des substances que renferme le raisin parvenu au terme de sa maturité. Si la science de l’analyse immédiate n’est pas encore assez avancée pour déceler dans le jus du raisin les principes, en très minimes doses, qui par leurs transformations ultérieures développeront très lentement le bouquet spécial de chacun des vins de nos grands crus, la physiologie végétale et la chimie du moins sont en mesure de mettre en évidence les causes qui favorisent la sécrétion de ces principes immédiats, celles qui développent ou entravent la marche d’une fermentation régulière, etc.

Quiconque a examiné attentivement les différentes parties d’un grain de raisin aura pu voir qu’il est superficiellement recouvert d’une légère couche d’efflorescence blanchâtre, sorte de cire floconneuse qui le protège contre l’action directe de l’humidité atmosphérique. En s’aidant de la loupe ou mieux du microscope, on distingue par l’analyse dans la mince pellicule épidermique plusieurs substances grasses, cireuses, minérales et azotées injectant la membrane de cellulose douée d’une forte agrégation[4]. Cette structure et cette composition spéciale rentrent dans une des lois générales qui président au développement des végétaux, et qui donnent à l’épiderme recouvrant toutes leurs parties la propriété de résister à la plupart des agens météoriques. Immédiatement sous l’épiderme du grain de raisin, on trouve un tissu adhérent qui renferme la matière colorante[5] ; ce tissu contient aussi des essences odorantes, du tanin, des substances azotées, des sels à base alcaline et magnésienne. Sous le tissu spécial que nous venons de décrire se trouve enfin toute la masse interne du fruit, formée d’un tissu cellulaire, sorte de pulpe contenant le suc presque incolore[6]. Cette pulpe est traversée par des vaisseaux déliés qui se rattachent aux pépins et leur portent, de même qu’aux différentes parties du raisin, des liquides séveux[7].

Le jus se trouve donc renfermé dans les cellules à minces parois de toute la masse pulpeuse ; c’est ce jus sucré qui s’écoule dès qu’une légère pression déchire le faible tissu. Le jus se mélange alors en proportions variables avec les sucs plus particulièrement doués de l’arôme et de la couleur[8]. Quant à la rafle ou grappe (σταφυλή) dépouillée des fruits, elle se compose principalement des pédoncules ramifiés entre eux qui supportent les grains de raisin. Bien qu’elle ne contienne sensiblement ni sucre ni principes aromatiques, elle peut compléter utilement le goût et certaines qualités des vins soumis au cuvage, en leur communiquant une légère amertume due au tanin qu’elle renferme. Au reste, les proportions des principes sucrés, acidulés et aromatiques deviennent directement appréciables au goût vers l’époque de la maturité du fruit : c’est même sur ces diverses proportions que repose presque exclusivement la qualité des raisins de table ; les autres principes, beaucoup moins sapides ou moins aisément discernables à l’odorat, contribuent à développer les propriétés nutritives du raisin.

C’est plus particulièrement aux quantités de matière sucrée (glucose) contenue dans leur suc que les raisins destinés à la fabrication de l’alcool ou esprit-de-vin doivent leur valeur réelle, car la quantité d’alcool qu’ils fournissent est proportionnée à la dose du sucre qu’ils renferment. Il en est autrement des variétés plus nombreuses destinées à la fabrication du vin et des eaux-de-vie fines, variétés choisies que l’on propage par voie de grande culture dans certaines régions viticoles. Ce n’est certainement pas à l’aide de la simple dégustation que l’on pourrait fixer le choix à cet égard, car la valeur du produit de ces grandes industries rurales dépend non-seulement des principes sucrés, sapides et aromatiques contenus dans la pulpe juteuse, mais encore de ceux que renferment des tissus plus résistans sous l’enveloppe, dans les pépins et parfois jusque dans la rafle. Or l’influence exercée par ces principes en quelque sorte latens ne peut se faire pleinement sentir qu’après un laps de temps considérable qu’exige l’accomplissement graduel des fermentations, actives d’abord, puis lentement prolongées jusqu’au terme où le développement complet de l’alcool et des produits doués de saveur et d’arômes complexes forme le bouquet particulier à chaque sorte de vin et aux excellentes eaux-de-vie de Cognac préparées dans les Charentes. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années que des résultats définitifs peuvent être acquis, et permettent d’apprécier la valeur de la variété de vigne qui les a fournis. La difficulté de cette appréciation semble bien plus grande encore lorsqu’on sait à quel point la qualité des raisins de table, de ceux aussi qui sont destinés à la fabrication du vin et des eaux-de-vie fines, peut varier suivant la nature des terrains, les climats, les saisons et les soins donnés aux vignes.


II. — CLASSIFICATION DES RAISINS DE TABLE.

Un des premiers besoins de la viticulture, c’est une direction scientifique donnée à ses efforts ; il lui importe essentiellement par exemple de voir les produits qu’elle peut obtenir soumis à une classification méthodique. Arrêter une bonne nomenclature des cépages, telle est la tâche que la science s’est appliquée depuis longtemps à remplir. Il y a là une question d’un haut intérêt pour les propriétaires et les cultivateurs de toutes les contrées où la végétation de la vigne est profitable, de celles même où la culture forcée dans les serres serait seule permise. Depuis les temps anciens, on a compris la haute utilité de ces données pratiques, et un grand nombre d’auteurs se sont efforcés de les réunir. Malheureusement des moyens suffisans ont fait défaut à tous, tandis qu’un concours fortuit et tout récent de circonstances favorables nous promet dans un avenir prochain une solution définitive.

Sans remonter aux écrits du temps des Nabathéens[9], des Arabes, des Grecs et des Romains, qui ont traité la plupart des questions relatives au choix des variétés et à la culture de la vigne, ni même à notre illustre compatriote Olivier de Serres, qui a posé les bases de tant d’utiles pratiques agricoles, nous pouvons citer les essais de l’abbé Rozier, éminent viticulteur du XVIIIe siècle, et les encouragemens offerts par M. de Champagny en vue de former une collection de vignes qui réunît les types des meilleures variétés reconnues par l’expérience dans les régions où prospère la viticulture[10]. Il était réservé à notre époque d’arriver, dans cette voie expérimentale, à des résultats vraiment pratiques. La Société centrale d’agriculture avait dès longtemps compris les avantages d’une exacte synonymie des bonnes variétés de vignes françaises et étrangères. En 1840, elle applaudissait des premières, par l’organe d’Oscar Leclerc Thouin, aux efforts heureux de M. le comte Odart, qui entretient une belle collection de vignes sur son domaine de La Dorée, auprès de Tours. En 1859, M. le duc Decazes fut nommé par cette société président d’une commission spéciale ; il vient de reprendre avec de nouveaux moyens de succès le projet qu’il avait autrefois mis à exécution en établissant dans le vaste jardin du Luxembourg une grande collection des cépages français et étrangers, qui compte, suivant MM. le duc Decazes, Hardy et Bouchardat, près de deux mille variétés distinctes. Il ne s’agit plus que de rectifier définitivement la nomenclature de ces variétés nombreuses, de la rendre complète et facile à consulter à l’aide d’une double classification par région viticole et suivant un ordre alphabétique, enfin de comparer les qualités de tous les produits réunis au Luxembourg en cultivant des plants de la collection tout entière sous les conditions différentes que déterminent les climats variés de la France, à Paris, Tours, Montpellier, en Algérie[11]. Cette comparaison, pleine d’intérêt et d’utiles enseignemens, permettra de reconnaître et de propager avec une certitude jusqu’alors inespérée les meilleurs cépages, ceux qui seront le mieux appropriés au sol, au climat et aux expositions dans chaque partie de notre territoire où la culture de la vigne peut s’étendre. Ainsi pourront être satisfaits les besoins nouveaux créés par les relations internationales plus étendues qui donnent aujourd’hui une si grande importance aux produits en raisins, vins et eaux-de-vie des grands crus de la France. Par une heureuse coïncidence[12], nous sommes en mesure de donner un premier aperçu des rectifications proposées dans les nomenclatures admises, en supprimant les synonymes inutiles, d’indiquer ainsi les choix à faire parmi les meilleurs cépages, enfin de signaler les noms des variétés de vignes propagées à tort, et dont il convient de rejeter définitivement la culture. Diverses objections se sont produites, il est vrai, contre l’utilité de ces nomenclatures de cépages : on prétend par exemple que les variétés de vignes transplantées dans des localités différentes dégénèrent ou se transforment ; mais nos plus savans viticulteurs, en reconnaissant que les fruits d’un même plant varient avec les conditions de terrain, de culture, d’exposition et de climat, font remarquer qu’il n’y a point là dégénérescence ni transformation, car le même plant, ramené aux conditions primitives, peut donner encore de semblables produits, et toujours des différences du même ordre se maintiendront entre les variétés plus ou moins hâtives ; toujours aussi, par un judicieux choix des cépages, on obtiendra dans chaque région des vins de qualité supérieure. Les préjugés contraires à cette utile méthode ne reposent que sur des observations mal faites[13].

Les raisins de table peuvent être classés en cinq tribus distinctes : les chasselas, les muscats, les spirans, les ulliade, les malvoisies.

C’est avec raison que la première place parmi ces tribus est accordée aux chasselas. Par leur douce saveur, leurs qualités salubres, ces excellens raisins ont mérité la préférence que très généralement on leur accorde, et justifient les efforts des viticulteurs pour les propager dans nos campagnes, soit en espaliers ou contre-espaliers dans des vignobles spéciaux, soit même dans les serres des contrées où le climat n’en permettrait pas la culture en plein air. Le plus renommé parmi les raisins de cette tribu est le chasselas doré, que l’on cultive avec un si grand succès aux environs de Fontainebleau et de Thomery, et qui se récolte ordinairement en septembre[14]. Les diverses boutures de cette variété ont reçu différens noms selon les circonstances locales et la culture, qui ont pu modifier les formes, la couleur, le goût, parfois même changer l’époque de la maturité. Une sous-variété du chasselas doré a reçu le nom de chasselas rouge ; on la récolte à la même époque, en septembre. Ses grains arrondis, que caractérise une inégale coloration rose, ont une saveur sucrée très agréable. On connaît sous la dénomination de chasselas rose[15] une autre variété distincte teintée d’un beau rose ; c’est un des meilleurs chasselas. Cette variété excellente, venue d’Italie, est très productive ; les fruits en sont faciles à conserver par les moyens simples qui s’appliquent à tous les raisins de table.

Dans la tribu des chasselas, on remarque encore plusieurs variétés spéciales : le chasselas coulard[16], ainsi nommé de ce que, vers le moment de la floraison, il est sujet à couler, c’est-à-dire que le pollen de ses fleurs se dissipe, et les phénomènes de la fructification ne peuvent s’accomplir ; plus hâtif d’ailleurs que les autres variétés, il mûrit ordinairement au milieu du mois d’août. Le goût du coulard est agréable et légèrement musqué. On cultive aussi comme plante utile et comme un ornement des jardins le chasselas cioutat ; ses grappes moins volumineuses et ses grains plus petits distinguent ce cépage des variétés précédentes[17]. Parmi toutes ses congénères, on estime particulièrement une variété de chasselas violet que caractérise la teinte violette de ses fruits. Lorsque la fleur est passée, les pédicelles qui portent les grains se colorent eux-mêmes presque aussitôt d’une teinte violacée, et le raisin, qui approche de sa maturité, ordinairement hâtive, se décore d’une vive nuance rose, parfois marbrée de stries verdâtres. Le fruit se recommande d’ailleurs par une saveur douce et relevée, comme aussi par sa facile conservation[18].

On doit à M. Dupont, président honoraire de la société d’horticulture de l’Orne, une variété nouvelle de chasselas qui porte son nom et n’a pas encore de synonyme ; elle est remarquable par le volume et la forme arrondie de ses grains, de couleur légèrement rosée, comme par sa maturité hâtive, qui a lieu vers le 15 août, enfin par le goût sucré, agréable et relevé de son fruit. Deux variétés de chasselas se distinguent encore par la propriété, tout exceptionnelle parmi cette tribu des excellens raisins de table, de produire, du moins dans le canton de Vaud, un vin de qualité supérieure : on les désigne sous les noms de chasselas fendant blanc[19] et chasselas fendant roux[20]. Le premier prend à l’époque de sa maturité une teinte jaune dorée, le deuxième acquiert alors une nuance rose légère ; ces deux fruits succulens ont une saveur relevée très douce, et se conservent aisément.

Une tribu nombreuse des raisins de table, celle des muscats, est caractérisée entre toutes par son parfum, son goût délicat et une saveur sucrée très agréable. Toutefois ces qualités appétissantes, trop prononcées peut-être, qui, dès la première impression, lui feraient presque toujours accorder la préférence, amènent trop promptement la satiété pour qu’il s’en fasse une grande consommation, et qu’entre cet aromatique raisin et nos succulens chasselas le choix puisse longtemps demeurer indécis. Six variétés principales dans la tribu des muscats sont plus particulièrement dignes d’intérêt par la belle apparence, le doux parfum et la saveur sucrée agréable des fruits. Toutes exigent sous notre climat la culture en espalier, l’exposition au sud, des soins analogues à ceux que l’on donne aux chasselas, et particulièrement l’excision d’une partie des grains sur toutes les grappes, toujours trop serrées pour permettre l’égale et complète maturation. L’effeuillage aux approches de la maturité, qui donne accès aux rayons du soleil, et l’ébourgeonnage pratiqué en temps opportun, afin d’éviter une fâcheuse diffusion de la sève, sont au nombre des opérations indispensables pour le succès de la culture des muscats[21]

Les viticulteurs ont formé une tribu des spirans, dont la principale variété, nommée spirangris[22], est originaire du midi de la France, probablement de la commune appelée Aspiran, dans le département de l’Hérault. Ses grappes, de grosseur moyenne, portent des grains ronds ou ovoïdes qui mûrissent en septembre. La couleur des fruits est alors violette ; ils sont recouverts d’un léger duvet qui leur donne une jolie apparence. Ce raisin est sucré, rafraîchissant, doué d’une saveur délicieuse. Une sous-variété de cette vigne est désignée sous le nom de spiran noir, sa couleur violette-brune est plus intense que celle du spiran gris.

Une quatrième tribu, sous la dénomination d’ulliade, rappelle un de nos vignobles méridionaux[23]. C’est un cépage très productif qui exige, sous le climat de Paris, une exposition chaude. Les grappes sont volumineuses, les grains sont assez gros et de forme ovoïde, la maturité a lieu durant les mois de septembre et d’octobre. Les raisins sont alors colorés en violet-noir, doués d’une saveur très fine, fraîche et fort agréable. Un cépage à feuilles profondément lobées, connu sous la dénomination de poulsard[24], relève de cette tribu. Il est originaire du Jura, et on le cultive dans ce département, soit pour obtenir un raisin de table, soit pour préparer des jus qui entrent dans la composition des cuvées des vins rouges ordinaires, des vins mousseux, et des vins de liqueur dits vins de paille. Les grappes, volumineuses, ramifiées à la base, allongées, portent des grains assez gros, arrondis, peu serrés, d’un violet sombre, et recouverts d’un duvet violacé vers l’époque de la maturité, — en septembre sous notre climat. Ce raisin est abondant en un jus sucré, doué d’un léger arôme musqué. La forte végétation de cette vigne dans les terrains qui lui conviennent exige qu’on lui laisse d’assez longs sarmens. Elle est très productive dans ces conditions, surtout dans les contrées du Jura où elle se plaît ; presque partout ailleurs, la culture du poulsard a donné des résultats désavantageux. Une variété, dite poulsard blanc, est un peu plus hâtive ; elle offre d’ailleurs des caractères semblables dans ses feuilles et ses fruits.

Une autre variété de la tribu des ulliade est originaire d’Allemagne : cultivée dans un grand nombre de vignobles en France, sur le Rhin, en Hongrie, elle est généralement connue sous le nom de frankenthal. On doit chez nous la traiter avec les mêmes soins que le chasselas doré. Ses grappes, assez volumineuses, allongées, portent de gros grains arrondis, serrés, de couleur rose un peu rembrunie, fermes, pleins d’un jus abondant et doux. C’est un raisin susceptible de se conserver longtemps. Il nous est venu d’Italie une variété analogue au frankenthal, mais qui lui est de beaucoup supérieure, en raison de la maturation plus hâtive de ses fruits. Désignée sous le nom de fintindo, elle est productive, donne des grappes volumineuses, rameuses, allongées, portant des grains de forme un peu ellipsoïdale, de couleur violet-noir, abondans en un jus sucré d’un doux et agréable arôme.

L’Espagne nous a fourni deux excellentes variétés de raisins de table, dont nos viticulteurs ont formé la tribu des malvoisies : elles doivent être cultivées chez nous en espalier avec les soins que l’on donne au chasselas. L’une de ces variétés, nommée malvoisie à gros grains, développe de volumineuses grappes, portant de gros grains de forme ovoïde, espacés, blancs-jaunâtres, qui mûrissent vers la fin de septembre ou dans les premiers jours d’octobre. La saveur en est fine, sucrée, très agréable. L’autre variété, connue sous le nom de malvazia de stiges, se distingue de la précédente par un plus ample feuillage ; ses larges feuilles, cotonneuses en dessous, offrent à leur face supérieure une couleur verte brillante. Elle produit des grappes de forme semblable, arrivant à maturité vers la même époque, mais dont les grains, également ovoïdes, sont mieux dorés, et se recommandent par un plus agréable parfum.

On ne peut ranger dans aucune de ces cinq tribus deux variétés connues sous les noms de corinthes, plus spécialement cultivées en Grèce, et destinées surtout à fournir par la dessiccation ces raisins de dessert consommés en quantité considérable dans la Grande-Bretagne et les stations nombreuses où les Anglais ont établi leur résidence. Ces deux variétés offrent les mêmes caractères, sauf la nuance rose de l’une et jaune ambré de l’autre ; leurs grappes, de médiocre grosseur, portent des grains qui restent très petits, même en arrivant au terme de leur maturité. Ces grains sont alors extrêmement doux et sucrés, la plupart dépourvus de pépins (car ils ont avorté à la fructification). Ce sont surtout les diverses préparations d’entremets et de dessert en France, en Allemagne et plus encore en Angleterre, qui motivent les importations considérables des raisins de Corinthe dans ces contrées européennes[25]. On cultive en outre dans le midi de la France, spécialement pour la préparation des raisins secs, les variétés connues sous les noms de panse et bourmen ou majorquin.

Tels sont les derniers résultats obtenus dans la classification des cépages[26]. Cette classification paraît satisfaisante ; il y aurait cependant à l’étendre, à étudier par exemple les variétés étrangères qu’il pourrait être utile d’introduire en France au point de vue de-la production, soit des fruits de table, soit des vins de choix. D’intéressantes expériences seraient à faire sur les ceps tirés de la Perse, de l’Arménie et des rives de l’Euphrate, pays de l’antique population des Nabathéens. Nous ajouterons, avec un agronome très compétent, M. le comte Odart, qu’à ce double point de vue nous n’aurions jusqu’à ce jour rien à tirer du Nouveau-Monde, où l’on recueille le scupernong à grosses grappes dépourvu de parfum, le raisin Isabelle à odeur de cassis, l’York’s madeira d’une saveur étrange, et le katawba offrant des caractères analogues, etc. Tout nous porte à espérer que les expériences comparatives sur la valeur des divers cépages au point de vue de la viticulture française ou coloniale pourront être suivies avec un succès croissant par la Société d’agriculture dans les principaux centres qu’elle a choisis.


III. — LA CULTURE DE LA TREILLE.

Les principaux cépages étant ainsi classés, la science en ayant défini les qualités diverses, la tâche du propriétaire commence.

On a vu par quelles transformations successives, à l’aide des semis d’une seule espèce de la vigne sauvage, on a pu multiplier les variétés à tel point qu’il a fallu en limiter le nombre, afin de restreindre la culture aux cépages qui donnent dans chaque tribu distincte les meilleurs produits, sauf à rechercher encore par les mêmes voies de nouvelles variétés aussi heureusement douées, bien que différentes par la saveur ou l’arôme spécial de leurs fruits, et tout en supprimant les variétés moins bonnes qui peuvent se développer en même temps. Cette méthode de sélection ne doit être que transitoire, car à mesure qu’une variété recommandable à plusieurs titres est obtenue, il faut la fixer, l’améliorer à l’aide d’une culture intelligente dans un sol et sous un climat convenables, la propager enfin dans les localités où se trouvent réunies ces conditions favorables. Il reste à exposer succinctement les moyens de réaliser toutes ces conditions.

Quant au climat, les vignes destinées à produire des raisins de table[27] s’accommodent mieux en général des variations de la température que les vignobles consacrés à la production des vins de bonne qualité et susceptibles d’une assez longue conservation. Pour ceux-ci, il ne faut pas seulement, d’après les observations de Humboldt, que les automnes et les étés soient habituellement assez chauds ; il faut encore qu’après les phénomènes de la fructification, ou lorsque les grains du raisin se sont formés, la moyenne de la température de l’air ne s’abaisse pas au-dessous de 19 degrés. C’est la condition ordinaire dans les vignobles de Bordeaux, tandis qu’aux environs de Paris la température moyenne de l’été, de l’automne et du mois le plus chaud, ne dépasse guère 16 degrés[28]. Si autour de Paris on ne peut obtenir que des petits vins, tels que ceux de Suresnes, d’Issy et d’Argenteuil, on y peut au contraire récolter sur les espaliers au midi, ou même dirigés un peu plus soit vers l’est, soit vers l’ouest, d’excellens raisins de table, notamment des chasselas. C’est que les vignes en espalier reçoivent la chaleur des rayons solaires que reflètent les murs, et de plus, durant la nuit, la chaleur qui s’est accumulée dans la muraille pendant le jour.

Les opérations relatives à la culture des vignes en espalier reposent sur les mêmes principes que celles qui sont relatives à la vigne cultivée en plein air ; certains détails importans diffèrent. Indiquons ici les principes qui doivent guider le cultivateur.

Les labours et les binages sont à deux ou trois reprises très utiles aux vignes en espalier et contre-espalier, soit pour enlever les herbes et plantes étrangères dont les racines puiseraient leur nourriture au préjudice de la vigne, soit afin d’aérer le sol et de faciliter la pénétration de l’air indispensable à la respiration des racines et radicelles de toutes les plantes. On a émis relativement aux engrais applicables à la vigne des opinions contraires ; on a été jusqu’à dire que la terre, pour cette culture, ne doit pas être fumée. Cela peut être vrai, mais seulement à l’égard des sols où les élémens de la nutrition végétale sont accumulés depuis des siècles en proportions excédant les besoins annuels pour une longue période de temps. C’est là toutefois une exception, et l’on peut dire que toute plante cultivée, sous peine d’épuiser le sol ou d’en amoindrir la fertilité, doit recevoir sous forme d’engrais tout ce que l’atmosphère ne peut lui fournir pour remplacer ce que la végétation, la taille des sarmens et la récolte des fruits chaque année enlèvent à la terre. Les feuilles tombées et qui pourrissent spontanément sur le sol restituent, il est vrai, en partie ces élémens de la nutrition végétale ; mais très généralement on doit répandre et enfouir par le labour d’automne une quantité d’engrais équivalant à 100 quintaux de fumier de ferme par hectare chaque année[29].

Sur la taille de la vigne, bien des divergences d’opinions, se sont également manifestées. Il serait plus facile de se mettre d’accord en établissant les principes sur lesquels est fondée la méthode générale, et en tenant compte de la vigueur des ceps et de la fécondité du terrain. Le but principal de la taille consiste à restreindre l’étendue des rameaux, feuilles et fruits que la sève doit nourrir, afin que la nutrition se trouve relativement plus abondante et les fruits plus gros et plus succulens. On sait d’ailleurs que c’est sur la pousse annuelle de chaque bourgeon, (ou œil) que se développeront les feuilles, fleurs et grappes de l’année. Afin donc d’éviter une végétation trop étendue, par cela même épuisante, on retranche presque totalement les pousses de l’année précédente, ne laissant vers l’origine de chaque pousse que deux ou trois yeux ou bourgeons latens, sauf plus tard, par voie d’ébourgeonnage ou de pincement, à supprimer une partie des nouvelles pousses, trop étendues encore.

Vers l’époque de la formation des jeunes grappes et de l’épanouissement des fleurs se présentent tour à tour les chances les plus grandes des accidens qui menacent de diminuer ou d’anéantir la récolte. Ce sont surtout les pluies trop abondantes qui peuvent entraîner le pollen et empêcher ainsi la fécondation et la fructification, ce sont aussi les gelées tardives qui solidifient l’eau dont les tissus délicats de la fleur sont gorgés, écartent les cellules, désagrègent ces tissus et les frappent de mort[30]. Contre ces deux accidens très fâcheux, le même moyen est employé tous les ans avec grand succès par les habiles et soigneux horticulteurs de Thomery et de Fontainebleau. Dans cette dernière localité, pour la treille si renommée qui s’étend sur une longueur totale de 3, 500 mètres, et dont la hauteur dépasse 6 mètres, des auvens en bois posés sous le chaperon de la muraille font écouler les eaux pluviales au-delà des rameaux palissés qui portent les fleurs ; les mêmes auvens forment un écran qui suffit pour arrêter le rayonnement direct de la chaleur entre les organismes de la vigne et les espaces célestes toutes les fois que le ciel sans nuages occasionnerait, par un rayonnement libre, une congélation plus ou moins forte dans ces organismes délicats. Dans plusieurs des vignobles à raisins de table non moins renommés de Thomery, notamment chez M. Rose Charmeux, l’un des grands propriétaires et des plus habiles horticulteurs de la contrée, on obtient des résultats également favorables contre les gelées et les pluies, même dans les treilles en contre-espaliers[31], à l’aide de bandes de paillassons, larges de 50 à 60 centimètres, disposées comme une sorte de toiture à une seule pente, de 45 degrés environ ; au-dessus, des cordons de vigne suivent toute la longueur de ces contre-espaliers[32]. Des moyens permanens plus simples encore, et assez généralement efficaces, consistent dans une disposition particulière du sommet ou chaperon des murs. Il suffit effectivement de recouvrir ces chaperons avec des tuiles dites faîtières et plates, en donnant à une partie de ces dernières une saillie de 15 ou 16 centimètres, et la pente suffisante pour faciliter l’écoulement des eaux pluviales. On évite du moins ainsi des soins sur lesquels on peut rarement compter dans la plupart des jardins d’agrément, et l’on protège les murs eux-mêmes contre les détériorations spontanées des neiges et des eaux pluviales : la saillie des tuiles suffit la plupart du temps pour protéger aussi les fleurs et les fruits contre le rayonnement et les pluies.

On peut enfin combattre efficacement les effets des gelées printanières au moyen de légères et très économiques toiles d’emballage ou de tenture attachées avec des fils devant les espaliers. De semblables abris en toile s’appliquent avec le plus grand succès à la conservation du raisin sur les treilles durant presque tout l’hiver, pendant plusieurs semaines du moins après la chute des feuilles, lors même qu’il survient quelques gelées légères. Des précautions plus sûres, mais aussi plus dispendieuses, sont mises en usage tous les ans pour conserver les raisins de la magnifique tribu des chasselas dorés. Sur l’immense treille de Fontainebleau, vers la fin de septembre, des bâtis mobiles en bois, appliqués contre la muraille, reçoivent des traverses cylindriques sur lesquelles s’enroulent des toiles que l’on fait descendre ou remonter comme des stores, afin de procéder à volonté au nettoyage ou à la cueille des grappes, tout en maintenant les toiles baissées pendant les intervalles de temps qui séparent ces manipulations. Les horticulteurs de Thomery ont imaginé une méthode de conservation non moins efficace. Lorsqu’ils renoncent à conserver une partie notable de leurs raisins en les laissant sur les treilles convenablement garanties, ils les disposent de la manière suivante dans leurs fruitiers : le sarment qui porte les grappes est coupé au sécateur à huit ou dix centimètres au-dessus et au-dessous du pédoncule ; le bout supérieur du sarment est quelquefois cacheté afin de ralentir l’évaporation, l’extrémité inférieure est plongée dans de l’eau pure ou légèrement sucrée que contient une petite fiole placée sur une tablette, et dont le goulot est maintenu dans un râtelier en bois. Ces fioles sont ainsi rangées tout autour des murs du fruitier : l’eau spontanément introduite par la section inférieure du sarment compense sans obstacle l’évaporation à la surface des fruits ; ceux-ci conservent leurs formes arrondies et une si remarquable fraîcheur qu’au bout de trois mois et au-delà les grappes ressemblent aux raisins nouvellement cueillis sur le cep à l’époque de leur maturité[33]. Dans tous les cas, le succès des moyens de conservation sur la treille ou dans le fruitier est d’autant plus certain que l’on a pratiqué avec plus de soin, dès les premiers temps de la formation du fruit, l’excision des grains trop serrés qui se seraient opposés au libre accès de l’air et de la lumière, auraient rendu la maturité incomplète, et plus tard par leur mutuel contact, retenant l’eau interposée, auraient occasionné une inévitable altération putride.

Une question importante est soulevée relativement au raisin considéré comme objet direct d’alimentation. En certaines contrées, on regarde le raisin comme une sorte de médicament à mettre jusqu’à un certain point en parallèle avec les eaux minérales. D’autre part, on accorde au raisin diverses propriétés nutritives. Les faits positifs et la théorie, qui en toute chose n’est qu’une résultante des faits bien observés, s’accordent à montrer que ces opinions, en apparence contraires, sont parfaitement conciliables.

Il y a quelque quarante ans, un viticulteur bourguignon, profond observateur, M. Morelot de Dijon, rendant compte dans un ouvrage spécial des anciennes pratiques traditionnelles parmi les propriétaires de sa contrée, disait que jusqu’alors la plupart avaient coutume d’abandonner pour toute nourriture à leurs ouvriers, durant les vendanges, le raisin qu’ils mangeaient à discrétion, et puisque ceux-ci généralement s’en contentaient, on pouvait croire que le raisin est alimentaire. Or il arriva que quelques propriétaires mieux avisés, remarquant la consommation énorme de raisin qui résultait de cette méthode d’alimentation et le peu de travail accompli par chaque individu sous l’influence de ce régime, essayèrent de fournir aux travailleurs un repas plus substantiel au milieu du jour. Cette innovation leur réussit à merveille ; ils obtinrent à moins de frais plus de travail mieux exécuté. Bientôt les propriétaires voisins reconnurent qu’une pareille dépense faite à propos était encore la meilleure économie, et l’exemple ne tarda guère à être généralement suivi : donc le raisin seul ne saurait constituer un bon aliment. Hâtôns-nous d’ajouter qu’aucune substance exclusivement employée ne saurait fournir une alimentation saine et fortifiante, car les hommes, ainsi que tous les animaux, doivent trouver dans leur nourriture, d’ailleurs appropriée à leurs organes digestifs, toutes les substances, et en proportions convenables, qui doivent servir à la réparation et au développement de leurs tissus. Quant au raisin en particulier, voici ce que la science peut nous apprendre : on voit, par sa composition immédiate, que ce fruit renferme des substances sucrées, azotées, grasses et salines, toutes jouant un rôle utile dans l’alimentation ; mais, d’une part, l’eau s’y trouve en quantité tellement considérable, qu’il faudrait un énorme volume de raisin pour qu’un tel aliment donnât à lui seul tous les principes solides nécessaires à la nutrition complète. D’ailleurs le jus du raisin Contient à l’état inerte plusieurs fermens qui reçoivent une énergie active au contact de l’air dès que ce jus s’écoule, aussi bien sous la pression de la dent que sous l’effort de la presse à vendange. Ces fermens, destinés à produire la transformation du sucre en alcool, peuvent exercer sur la santé une action quelquefois défavorable dont il faut tenir compte.

Ainsi d’une part le raisin renferme des substances éminemment nutritives, et d’un autre côté il contient des fermens capables de se développer au contact de l’air et de détruire partiellement les effets de la nutrition. De là cette conséquence facile à déduire, qu’en proportions convenables, le raisin, introduit dans les rations alimentaires des hommes, y peut jouer un rôle utile en équilibrant, comme plusieurs substances alimentaires tirées du règne végétal, l’action nutritive des alimens plastiques tirés des animaux. Pris trop exclusivement, les viandes, les légumes, exercent de même une influence fâcheuse sur la santé, tandis que le concours en est favorable au maintien et au développement de l’hygiène publique et de la force des populations. Rappeler ces notions positives trop peu répandues encore parmi toutes les classes de la population, c’est faire naturellement pressentir l’explication probable de ce qui se passe en certaines contrées allemandes où l’on a institué le traitement connu sous le nom de cure du raisin. C’est particulièrement sur les bords du Rhin, à Durckheim, aux environs de Wurzbourg, sur les rives du Mein, de l’Elbe et du Danube, dans le Harz, la Bavière et dans les vignobles renommés de la Hongrie, que se rencontrent les établissemens de ce genre. Un assez grand nombre de personnes de différens pays se soumettent au régime du raisin et paraissent en éprouver une favorable influence. Les rations journalières, commencées à 500 grammes, varient de 2 à 3 kilogrammes et s’élèvent parfois jusqu’à Il kilogrammes, pris en quatre fois et en bornant le surplus de l’alimentation à deux très légers repas, suivant les idiosyncrasies ou tempéramens des individus et les conseils du médecin. Le chasselas et le muscat sont recommandés par Huber, le tokai, le furmint et les pineaux conviennent aussi ; enfin les effets de la variété dite tresseau bien mûr sont plus prononcés en raison de la propriété purgative de ce raisin. Parfois on associe au régime du raisin des bains de petit-lait. La confiance souvent justifiée dans les effets thérapeutiques de ce frugal régime est traditionnelle en Suisse comme en Allemagne. C’est surtout, à ce qu’il paraît, un moyen de combattre les effets d’une alimentation trop riche qui, longtemps prolongée, laisse dans l’organisme de trop abondantes sécrétions, souvent une obésité incommode.

Indiquer les principes de la culture du raisin de table, montrer cruelles précautions nécessite la viticulture horticole, c’est déjà faire comprendre combien exige de sollicitude Intelligente la viticulture pratiquée en grand. Il y a là un sujet d’étude entièrement distinct, et la production du raisin nous amène à rechercher, dans un prochain travail, quelles sont les conditions imposées à la fabrication du vin, et quelles ressources assure à notre pays cette branche précieuse de son industrie agricole.


PAYEN, de l'Institut.


DE
L'ALIMENTATION PUBLIQUE

II.
LES VIGNOBLES DE FRANCE LA FABRICATION ET LE COMMERCE DES VINS.


I. Manuel du Vigneron et Ampélographie, par M. le comte Odart. — II. Traité des Cépages, par M. Bouchardat. — III. Le Livre du Vigneron, par M. Monny de Mornay. — IV. Histoire de la Vigne, par M. Lavalle, de Dijon. — V. Ampélographie française, par M. V. Rendu. — VI. Travail des Vins, par M. Maumenée. — VII. Chimie appliquée à l’œnologie, par M. Ladroy. — VIII. Culture de la Vigne et Vinification, par le Dr J. Ouyot.



I

Si le raisin de treille, à titre d’aliment agréable et salubre, mérite tous les soins ingénieux et délicats que lui prodigue la petite culture, le raisin de vignoble, destiné à la préparation du vin et répondant à des besoins plus généraux encore, détermine aussi un ensemble de travaux plus considérable. Que de questions ne soulève pas la viticulture observée sous ce nouvel aspect ! Il y a d’abord le choix des climats, la lutte à soutenir contre diverses influences naturelles ; il faut ensuite classer les cépages appropriés à la vinification, comme on l’a fait pour les cépages de treille ; puis viennent les conditions mêmes de l’industrie vinicole, les agens qu’elle emploie, les travaux de la vendange, la préparation des vins, enfin le mouvement commercial dont elle entretient l’activité. C’est en France que nous limiterons nos recherches sur cet ensemble d’opérations, et de la sorte il sera plus aisé d’en tirer des conclusions précises. Ici encore quelques données historiques devront précéder le tableau des faits actuels, mais il suffira d’indiquer celles qui se rattachent étroitement à notre sujet.

Les conditions dans lesquelles s’est faite l’acclimatation de la vigne en France sont généralement peu connues. On fait remonter aux Phocéens les premiers essais de viticulture dans les Gaules. C’est en 600 avant Jésus-Christ, quand ils vinrent fonder la ville de Massilia sur les bords de la Méditerranée, que les Phocéens auraient apporté dans leur nouvelle patrie quelques plants de vigne et propagé autour d’eux les pratiques viticoles des contrées qu’ils avaient parcourues. Comment ensuite la vigne s’est-elle étendue sur notre territoire ? Comment surtout se sont produites ces variétés nombreuses si heureusement appropriées à nos sols et à nos climats ? La science peut suppléer au silence de l’histoire sur cette question. Puisque toutes les vignes dérivent d’une seule espèce sauvage, spontanément propagée en divers lieux, dans les haies, les terres incultes, le long des forêts, il est bien évident que c’est par la voie des semis et du bouturage, par les procédés de la taille et des cultures, qu’on a pu profiter des résultats d’une expérience séculaire, obtenir et propager, suivant les circonstances locales, les variétés les mieux applicables à la production des vins dans chaque canton. La première période de la viticulture dans notre pays a été marquée par des tâtonnemens et des difficultés que font connaître quelques documens d’histoire locale. C’est par des armes assez étranges qu’on luttait contre certaines influences nées du climat. L’habitude des imprécations publiques et des malédictions contre les insectes et les animaux nuisibles régnait dans toute la France. L’auteur d’un bel ouvrage sur l’histoire et la statistique de la vigne et des grands vins de la Côte-d’Or, M. Lavalle, cite plusieurs exemples de ces imprécations puisés dans les archives de Dijon. Jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette coutume s’est maintenue ; elle caractérise en quelque sorte l’enfance de la viticulture, l’époque où la science n’était pas venue encore révéler les moyens vraiment efficaces de combattre certains fléaux. Plus tard, de célèbres entomologistes, La treille, Audouin, M. Duméril, devaient étudier quelles étaient, à l’état de larve, de chrysalide et de papillon, les habitudes de la pyrale de la vigne. Un vigneron de La Romanèche (Saône-et-Loire), bon observateur lui-même, Raclet, trouva le secret d’arrêter les ravages de la pyrale, à l’aide d’un simple échaudage à l’eau bouillante qui élève superficiellement la température au point de faire périr l’insecte sans atteindre au-dessous de l’écorce du cep les organes essentiels de la vitalité de la plante[34].

Je suis loin de prétendre qu’avec le secours de la science on puisse jamais arriver à détruire entièrement une seule des innombrables espèces végétales ou animales localement nuisibles de ces êtres si petits, doués d’une organisation d’autant plus résistante et de facultés de conservation ou de propagation d’autant plus grandes qu’ils sont plus exposés à l’action directe de tous les agens extérieurs, et qu’ils accomplissent un rôle utile en réalité pour limiter le développement parfois exagéré des autres êtres vivans. La présence d’ailleurs et l’action incessante de ces êtres destructeurs partout où les substances organisées vivent, meurent, fermentent et se transforment, sont indispensables au balancement des forces et à l’entretien des harmonies de la nature. Contre des êtres animés si petits, si nombreux, si actifs, l’homme ne peut agir lui-même que très imparfaitement[35] ; mais enfin les résultats obtenus permettent de compter sur de nouveaux progrès. Avec notre siècle a commencé, pour la culture de la vigne comme pour tant d’autres branches de l’activité industrielle, une période de prospérité croissante où la science s’est donné pour rôle de seconder le travail de l’homme.

Parmi les services spécialement dus à la science, il faut placer les recherches qui ont pour objet la classification des cépages les mieux appropriés à la vinification dans nos principaux crus, et qui doivent être maintenus et propagés à l’aide des boutures et du provignage. Dans chacun de nos principaux centres viticoles, les cépages plus ou moins nombreux peuvent être groupés en deux grandes classes. La première comprend les vignes dont les sarmens déliés, les feuilles étroites, les grappes petites, demandent une culture assidue sur des coteaux bien exposés au soleil, et qui sont destinées à produire en quantités restreintes les vins les plus délicats. Dans la seconde classe se rangent les variétés dont la végétation luxuriante se déploie dans les plaines et présente de fortes tiges, de larges feuilles et des grappes volumineuses. Ces variétés produisent une quantité considérable de vin, dont la valeur totale dépasse souvent, à égale superficie, la valeur des récoltes obtenues des fins cépages, qui seuls peuvent donner les grands vins de France[36].

Dans la première classe et au premier rang des meilleurs cépages propres à nos grands vignobles de la région centrale, on doit placer sans hésitation la tribu des pineaux[37]. Ce nom provient, dit-on, de la forme conique des grappes, qui ressemblent ainsi à des pommes de pin. Les quatre variétés principales de cette tribu produisent non-seulement les vins les plus estimés de la Bourgogne, de la Champagne et des localités environnantes, mais encore les bons vins de la Hongrie et de plusieurs contrées de l’Allemagne. On les rencontre sous différentes dénominations dans les départemens d’Indre-et-Loire, du Loiret, de Saône-et-Loire, dans la Franconie et même le banat de Temeswar.

Le pineau noir, type fertile de cette tribu, donne de petites grappes irrégulières qui mûrissent en septembre, et dont les grains, d’un violet noir velouté, sont serrés, arrondis, juteux et très sucrés. C’est le raisin qui constitue la base principale des riches cuvées de Chambertin, du Clos-Vougeot, de Coulange, de Volnay et de plusieurs autres crus renommés[38]. Ni l’abbé Rozier, ni Chaptal, pas plus que leur devancier le botaniste marseillais Ridel, n’ont décrit le pineau noir, du moins avec les caractères distinctifs qui lui appartiennent dans les vignobles les plus renommés de la Bourgogne.

Sous le nom de pineau gris, un cépage non moins estimé que le précédent fournit le raisin qui entre, en proportions moindres à la vérité, dans la confection du vin des grands crus de la Bourgogne et de la Hongrie. Les vins fameux de Sillery et de Verzenay lui doivent, dit-on, leur doux arôme et l’ensemble de leurs précieuses qualités. Sans doute cette excellente variété de raisin a dû contribuer à la légitime renommée de ces deux vins ; mais aujourd’hui elle se trouve, par une circonstance bizarre, exclue des cuvées de Sillery. En effet, les récoltes de ce cru de premier ordre étant vendues aux fabricans de vins mousseux, qui examinent attentivement les paniers de raisins au moment où ils sont transvasés, ces fabricans, trompés par les apparences, éliminaient au triage les grappes roses, qu’ils considéraient comme appartenant au noirien ou franc pineau incomplètement mûr, et dépréciaient l’ensemble de la récolte en raison des proportions de ce raisin qu’ils avaient observées. De là est venue, suivant le docteur Guyot, la suppression de cette variété dans les vignobles de Sillery. Les grappes du pineau gris mûrissent en septembre ; elles sont courtes et serrées, particulièrement sur les jeunes ceps, et portent des grains arrondis, ovoïdes vers le pédoncule, de couleur gris rose légèrement violacé, contenant un jus sucré de saveur exquise. Cette variété précieuse est assez productive ; elle compte en divers lieux de nombreuses dénominations synonymes[39].

La variété analogue au pineau gris que l’on nomme pineau cendré complète souvent les cuvées des vins fins de Bourgogne, de Hongrie et d’Allemagne ; ses fruits mûrissent en septembre : réunis en petites grappes très courtes, ils présentent des grains serrés, petits, d’une nuance rose pâle, recouverts d’un abondant duvet gris cendré ; le jus, très sucré, est d’une délicieuse saveur[40].

Le pineau blanc, que caractérise son fruit légèrement doré, tacheté de brun, en grains peu serrés, arrondis, sur des grappes allongées peu volumineuses, est assez productif : il donne un jus doux et sucré qui produit dans les années favorables les vins blancs distingués de la Bourgogne, notamment ceux de Pouilly et de Montrachet[41]. De deux autres pineaux, l’un, appelé chauché gris, ne donne de bons fruits que dans un sol sec et léger, l’autre, appelé salles gris, ou plutôt gris de salles, a le fâcheux privilège d’attirer beaucoup les guêpes. Ce raisin est également estimé dans la Meuse et la Moselle, il constitue la base des crus renommés de Thiaucourt et de Dornot ; en Alsace, on s’en sert pour préparer le vin de paille, et en soumettant à la cuve le fruit sans attendre que la pellicule fût déprimée, M. le comte Odart a pu en obtenir un excellent vin d’entremets.

Les variétés choisies des pineaux sont admirablement appropriées à la viticulture de nos coteaux ; elles donnent des vins légers, suaves et salubres, assez alcooliques cependant pour assurer une longue conservation. Dans le midi, ces plants mûrissent trop vite et donnent en tout cas des vins bien différens de ceux de la Bourgogne : le vin de Constance, près du Cap, par exemple, est fabriqué, assure-t-on, avec le jus des raisins récoltés sur des plants de pineaux venus de la Côte-d’Or. Ce vin, comme chacun sait, est doux, aromatique, liquoreux, mais on ne saurait le boire à longs traits comme nos vins plus coulans de Bourgogne, de Bordeaux et de la Champagne.

Après avoir décrit les caractères et les qualités remarquables des meilleurs cépages composant la tribu qui règne sans rivale dans nos vignobles du centre les mieux situés, il est à propos de parler d’une tout autre tribu introduite dans les cultures des mêmes contrées, parfois favorable aux intérêts du viticulteur, mais souvent en butte aux malédictions des connaisseurs, en ce qu’elle laisse presque toujours planer le doute sur la qualité des vins garantis exempts de tout mélange avec des produits de cépages inférieurs. Il est bon d’en dire un mot, ne fût-ce que pour montrer ce qu’il peut y avoir de vrai, de faux ou d’exagéré dans l’opinion qu’on s’est formée sur ce plant.

Un édit du conseil de la république de Messine en 1338, plusieurs ordonnances des ducs de Bourgogne, une notamment qui date de 1395, et depuis lors les édits des parlemens de Dijon, de Besançon et de Metz ont proscrit l’usage d’un plant de vigne nommé gamay[42], cépage qui a été traité de déloyal et même d’infâme par le duc Philippe le Hardi, surnommé le prince des bons vins. Une telle proscription était sage alors que l’on ne connaissait que le gros ou rond gamay, si rarement cultivé en Bourgogne que le comte Odart n’a pu le rencontrer qu’à Paris ; mais, comme le fait remarquer ce savant œnologue, on a depuis obtenu, par la voie des semis, des gamays qui ne méritent plus de tels anathèmes. Voici les caractères de la tribu si sévèrement proscrite. Le gros gamay ou gamay rond, végétant avec vigueur dans les sols fertiles, offre dans sa jeunesse de longs et très gros sarmens. Ses feuilles à limbes épais sont larges, lisses, luisantes et de couleur vert jaunâtre à leur face supérieure, cotonneuses en dessous, peu découpées, supportées par un robuste pétiole de nuance sensiblement violette ; ses grappes nombreuses et grosses portent des grains violet noir, oblongs, remplis d’un jus aqueux, produisant un vin dur, plat, peu agréable, surtout lorsqu’une maladie à laquelle il est sujet, la brouissure, rend les fruits rougeâtres et acides. Sa seule qualité est de produire d’énormes récoltes, principalement dans une terre riche ; il s’épuise en peu d’années, en raison même de sa production surabondante, et peut compromettre la conservation comme la qualité des vins avec lesquels on l’a mélangé.

Plusieurs variétés de gamay bien préférables à celle que nous venons de décrire s’en distinguent par des sarmens moins gros, des feuilles moins larges, plus vertes en dessus, moins cotonneuses en dessous, des grappes moins volumineuses portant des grains plus petits et plus sucrés. On peut citer parmi elles un ancien cépage, le petit gamay[43], qui garnit presque exclusivement, au nord de Lyon, les vignobles d’où l’on tire les bons vins d’ordinaire, dits de Beaujolais. Le gamay le plus recherché des viticulteurs depuis cinquante ans est connu sous les noms de Nicolas du Beaujolais et de lyonnaise du Jonchay. Le gamay de Malain, du nom d’un bourg de la Bourgogne, analogue au précédent, paraît avoir remplacé dans la Côte-d’Or le gros et détestable gamay. Toutefois la réputation du nouveau cépage tient surtout à la grande abondance de ses produits, car les vignobles parmi lesquels il a été introduit ne sont pas rangés au nombre de ceux qui soutiennent le mieux l’antique renommée des excellens vins de la Bourgogne.

L’un des plus estimés parmi les nouveaux gamays, propagé par M. de Meaux, riche propriétaire de Montbrison, constitue sous divers noms[44] le cépage de ce genre le plus cultivé dans les départemens de la Moselle, de la Meurthe et du Doubs. Ce cépage porte des feuilles régulières, planes, d’un vert foncé à la partie supérieure, non cotonneuses dessous ; il fleurit de bonne heure ; sa grappe est garnie de grains ovoïdes moins pressés que ceux du gros gamay ; ils mûrissent bien plus tôt et plus régulièrement. Le vin qu’il produit s’éclaircit aisément, son goût est assez agréable quand la vendange n’a point été égrappée, mais il est peu alcoolique et dénué d’arôme prononcé. Au reste, les meilleurs cépages de la tribu des gamays ne présentent d’autre avantage, il faut en convenir, que d’assurer d’abondans produits aux viticulteurs ; mais les acheteurs ont grandement raison de se défier de ces beaux résultats, car il est rare que l’extrême abondance de la vendange ne soit point obtenue aux dépens de la qualité du vin.

Arrivons aux cépages renommés qui sont particulièrement appropriés au climat de la France méridionale. Dans sa dernière session, tenue à Bordeaux du 19 au 24 septembre 1859, le congrès pomologique n’admit, parmi les cépages particulièrement appropriés à la production des meilleurs vins de la contrée, que trois variétés principales bien distinctes, outre quelques sous-variétés moins dignes d’intérêt sous ce rapport.

Le carmenet ou carbenet[45], cépage assez productif, porte des grappes de moyenne grosseur, aux grains petits, ovoïdes, serrés, d’un violet noir vers la maturité, qui arrive en septembre ou dans-les premiers jours d’octobre ; le jus est sucré, doué d’un parfum particulier. Les fleurs ne sont pas sujettes à la coulure, les fruits se forment aisément et ne pourrissent presque jamais. Cette variété a la réputation de produire les vins les plus estimés des environs de Bordeaux[46].

Le congrès proposa de conserver le nom de sauvignon, adopté dans la Gironde, la Garonne et les Charentes pour un cépage estimé dont les produits entrent dans les cuvées des vins de Graves, de Château-Carbonnieux et de Sauterne. Les grappes en sont petites, cylindroïdes, courtes ; elles portent des grains arrondis, serrés, de moyenne grosseur, dont la nuance jaune verdâtre est relevée par des ponctuations brunes. Cette variété assez productive mûrit en septembre ou octobre. Le cépage semillon blanc, très productif, est destiné aux mêmes usages que le précédent ; ses grappes sont un peu plus volumineuses ; les grains, arrondis, de grosseur moyenne, peu serrés, mûrissent en septembre ou octobre ; la nuance en est alors d’un jaune doré. Une sous-variété, nommée sauvignon jaune, ne diffère du sauvignon de la Gironde que par le goût agréable qui lui est tout particulier. Un cépage de premier ordre pour la fabrication des vins de Bordeaux de deuxième classe est désigné sous le nom de merlot (son synonyme supprimé était vitraille). C’est une variété très productive, qui mûrit en septembre et donne des grains arrondis d’un beau noir duveteux. On peut encore comprendre dans la série des bons cépages de la Gironde le verdot (ou petit verdot), qui donne des vins de premier choix, et le malbeck, le plus productif de tous, et qui, suivant les observations de M. Bouchardat, aurait mieux résisté que les autres aux attaques de l’oïdium.

Deux cépages remarquables, originaires du midi de la France, et cultivés avec succès, particulièrement dans les départemens de Vaucluse, de l’Hérault et du Gard, ont été désignés par le congrès pomologique tenu à Lyon en 1859 sous la dénomination de terrets. Le terret noir du Gard est le même que la variété nommée piquepouille dans le Var, Vaucluse et les Bouches-du-Rhône ; il est très productif ; ses grappes, assez volumineuses, mûrissent en septembre. Les grains, ovoïdes, de moyenne grosseur, de couleur violet noir, un peu serrés les uns contre les autres, donnent en abondance un jus doux et parfumé. Les produits de la vendange du terret entrent dans la composition des vins distingués de La Nerthe (Vaucluse), et fournissent dans l’Hérault un bon vin de table.

Le terret bourré du Gard, de même origine que le précédent, correspond à la variété appelée piquepouille grise ou rose dans les Pyrénées et la Haute-Garonne. C’est un cépage productif dans les conditions favorables de culture ; les fruits mûrissent en septembre ou octobre ; ils se présentent en grappes assez grosses, ailées, à grains serrés, de grosseur moyenne, dont la coloration, grisâtre d’abord, passe au rouge obscur ou clair vers l’époque de la maturité. Ce raisin est ferme, sucré, doué d’un arôme agréable ; il entre dans la confection de la blanquette de Limoux. Le vin qu’il produit dans l’Hérault est en général destiné à la fabrication de l’alcool. Cette fabrication, très développée, pourra sans doute, à l’aide de soins particuliers de culture et de vinification, être avantageusement remplacée par la production des vins de table lorsque les nouvelles relations commerciales qui se préparent ouvriront de plus larges débouchés aux vins de France et viendront en aide à cette transformation très désirable.

Un cépage en renom, qui fournit le célèbre vin de Tokai, est connu maintenant sous le nom de furmint. Originaire de la Hongrie, il avait reçu pour synonymes les noms de szigethys szoello, zapfner et moster traube. C’est un plant assez productif, dont les raisins mûrissent en octobre ; ils se présentent sous la forme de grappes de moyenne grosseur, cylindroïdes, allongées, dont les grains, de volume inégal, sont arrondis, peu serrés ; la couleur est d’un blanc jaunâtre ou ambré ; les grains contiennent un suc doux de saveur peu prononcée. Le même cépage, cultivé dans les contrées méridionales de la France, sous des expositions convenables, produirait un vin comparable à l’excellent tokai de Hongrie. Déjà de remarquables succès en ce genre ont été obtenus par un de nos savans viticulteurs, M. Cazalis-Allut, correspondant de la Société d’agriculture, qui obtint dans les concours régionaux de hautes récompenses pour son vin connu sous la dénomination de tokai-princesse.

Au nombre de nos principaux cépages, il faut encore comprendre les grenaches blanc et noir du Roussillon, le mataro noir, le carignane noir, tous quatre d’origine espagnole ; le malvoisie blanc jaunâtre, le muscat rond et doré de Rivesaltes, la roussane, qui, avec la variété marsanne et le petit chiraz, compose les excellentes cuvées de l’Ermitage ; le vionnier roux, qui concourt à la préparation des vins blancs de Condrieu et rouges de Côte-Rôtie ; le poulsard noir, dont on obtient dans le Jura seulement de bons vins rouges, blancs et mousseux ; le petit riesling jaune verdâtre, qui entre dans les meilleures cuvées du Johannisberg ; enfin la folle blanche, de nuance blanc verdâtre tachée de roux, consacrée presque exclusivement à la fabrication des vins qui produisent les célèbres eaux-de-vie de Cognac dans les Charentes et l’eau-de-vie d’Armagnac dans le Gers.

Toute l’histoire de l’établissement des cépages le mieux appropriés aux divers sols, expositions et climats de la France semble être à recommencer dans nos possessions de l’Algérie : les nombreuses tentatives faites par nos industrieux colons depuis la conquête n’ont en effet, pendant de longues années, abouti qu’à de tristes déceptions. Dans le plus grand nombre des plantations de vigne, le raisin sans doute pouvait facilement mûrir, et cependant la plupart des vins obtenus, rouges ou blancs, étaient en général troubles, dénués presque toujours de la finesse de bouquet qui distinguent nos grands crus de France : tantôt ils restaient longtemps trop sucrés, tantôt l’alcool s’y développait en trop forte proportion, et il n’était pas rare d’en rencontrer qui, loin de s’améliorer en vieillissant, acquéraient une odeur sensiblement putride. De temps à autre toutefois, de meilleurs résultats ranimaient les espérances des colons viticulteurs, et depuis quelques années plusieurs vins de l’Algérie se sont présentés avec avantage sur nos places de commerce. C’est que dans cette contrée, comme dans tout pays où se plaît la vigne, le choix des meilleurs plants à introduire ne peut se faire convenablement, si l’on n’a vérifié, pour chacun de ceux dont on essaie la culture sous des conditions variées de sol et d’exposition, les qualités des vins que l’on en doit obtenir. Plusieurs années se passent donc nécessairement avant que l’on ait obtenu un résultat positif ; encore arrive-t-il que les vicissitudes des saisons, les négligences accidentelles dans les soins de la culture, de la vendange et de la vinification viennent jeter de l’incertitude sur les conclusions à tirer de l’expérience. Bornons-nous à dire, relativement au choix des cépages à introduire en Algérie, que les variétés estimées en Bourgogne, notamment, les francs-pineaux ou pineaux noirs, blancs et dorés, et quelques plants tirés de l’Espagne, du Portugal ou du Cap de Bonne-Espérance ont produit aux environs d’Alger et de Médéah, dans les crus d’Aïn-Chellala et d’Ermaly, des vins d’une limpidité parfaite, d’une nuance vineuse irréprochable et d’un bouquet assez suave pour être classés (dans les concours des sociétés d’agriculture et d’horticulture en 1860) au rang des bons vins de table par l’un de nos plus habiles et consciencieux dégustateurs, M. Castéra. Le moyen de réaliser dans un temps peu éloigné l’amélioration générale des vins en Algérie consistera tout d’abord à entreprendre et à mener de front plusieurs expériences comparatives, à cultiver par exemple dans chaque contrée viticole les variétés de vigne qui donnent les meilleurs vins des crus renommés en Bourgogne, en Champagne, à Bordeaux et dans nos départemens du midi. Il conviendrait d’y joindre des plants des principaux cépages d’Espagne et du Portugal, et surtout de pratiquer ces essais de culture, relativement à chacune des variétés, sur une superficie assez large pour obtenir de la vendange une quantité telle de raisin qu’il fût possible d’en former une cuvée à part, sur laquelle on concentrerait les précautions essentielles dans les procédés de fermentation appropriés aux circonstances locales[47].


II

La culture de la vigne, au point de vue de la fabrication des vins, réunit depuis les temps les plus reculés une partie des avantages remarquables qu’offre de notre temps l’alliance de l’industrie manufacturière avec l’agriculture[48]. Avant toutefois de songer à cette exploitation si productive, il faut se préoccuper d’un emplacement favorable. Dans nos régions tempérées, la première condition pour obtenir les bons vins de table est de planter la vigne sur des coteaux convenablement insolés, offrant des pentes douces de 8 à 32 degrés[49], où la maturation, moins facile que sous le soleil du midi, puisse s’accomplir. Si la vigne produit alors dès raisins moins sucrés que sous une latitude plus chaude, ses fruits plus délicats donneront des vins plus légers, plus agréables, assez alcooliques cependant pour s’éclaircir et se conserver longtemps. Un très ancien proverbe en patois rimé de la Bourgogne démontre que cette utile pratique était dès longtemps en usage parmi les vignerons de ces contrées :

Piante tai vaigne dans le coteau,
Seume ton bié entre tarau,
Po sur tu ne t’en trouverai pas mau[50].

D’après M. Élie de Beaumont, la chaîne des monts de la Côte-d’Or, dirigée de l’est à l’ouest, est limitée par une série de collines en pentes presque régulières entre Sautenay et Dijon, et présente les coteaux où ont été établis les vignobles des grands crus bourguignons. Aucun d’eux ne s’étend jusqu’à la plaine, ils sont en général exposés ainsi au sud-est avec quelques différences d’inclinaisons[51]. En général, ni le sommet des monts, ni les revers des coteaux n’offrent de crus renommés, pas plus que les plaines qui s’étendent au loin depuis le pied des montagnes ; celles-ci, sous un climat assez doux, ont l’avantage de se prêter à la culture des volumineux cépages, très productifs, qui donnent en abondance des vins à bas prix et cependant salubres, pourvu que la fermentation et la clarification aient été dirigées avec des précautions spéciales. En tout cas, on doit éviter ou faire disparaître autant que possible les marais et les grands arbres aux abords des vignobles. Les plus mauvaises expositions enfin se rencontrent sur les pentes en regard du nord, du nord-ouest, de l’ouest et du sud-ouest.

Presque tous les terrains calcaires, granitiques, schisteux, sableux, plus ou moins ferrugineux et magnésiens, conviennent à la vigne ; la composition spéciale de ces différens sols exerce sans doute, ainsi que les températures variées de nos climats et de nos diverses expositions, une notable influence sur la qualité des fruits et des vins. Il en résulte des arômes et bouquets différens ; mais ces variations elles-mêmes sont en somme favorables aux débouchés des vins de France, car elles augmentent les chances de satisfaire aux goûts non moins divers des consommateurs et de défier la concurrence des vins étrangers. Dans tous les cas, les travaux préparatoires destinés à l’exploitation ultérieure, comme à l’assainissement des terres pendant la longue existence du vignoble, doivent être exécutés avant la plantation du cépage. En creusant des chemins larges, on assurera l’aérage et l’égouttage du sol ainsi que la facilité des transports et la possibilité d’établir des drains aboutissant à des fossés latéraux, si des sous-sols argileux retenaient les eaux et rendaient plus imminentes et plus graves les altérations qui résultent de la coulure et des gelées[52]. On ne saurait ajourner après la plantation des vignes aucun des travaux de terrassement qui dérangeraient alors les progrès continus de la végétation des racines, car les vignes ne donnent leurs meilleurs produits que sur les ceps âgés de sept ou huit ans pourvu que l’on évite les provignages multipliés et que l’on entretienne la végétation sans exciter un développement trop fort par l’excès des fumures.

Sur ce dernier point, plusieurs questions d’un haut intérêt, longtemps controversées, peuvent être aujourd’hui résolues dans le sens des traditions anciennes, mais sous la condition d’éliminer, conformément aux nouvelles données scientifiques, ce que de pareilles croyances offraient de trop absolu. Les vignes, disait-on, ne doivent jamais être fumées, ou du moins elles ne doivent recevoir d’autre engrais que les marcs de raisin, les feuilles et débris des pampres ébourgeonnés, les terres végétales superficielles entraînées tous les ans vers le bas des coteaux par les eaux pluviales, et que chaque année on doit remonter sur les parties dénudées du coteau. Ces pratiques sont en effet excellentes, et ne doivent pas cesser d’être observées soigneusement ; mais comment ne pas craindre qu’à la longue elles ne conduisent à l’épuisement du sol, puisque les élémens assimilables, notamment les sels alcalins, les phosphates, les combinaisons azotées, sont extraits de la terre par les racines, s’accumulent en partie dans le suc des fruits, et sont en définitive exportés sous la forme de vins ? Voici ce que peut répondre une théorie reposant sur des faits bien constatés. Sur les coteaux fertiles où prospèrent les fins cépages, en Champagne, où un hectare porte 10,000 pieds de vigne, en Bourgogne, où l’hectare compte jusqu’à 20,000 pieds, par conséquent où chaque cep, convenablement espacé, prend une portion de sol égale parfois à un mètre carré de surface sur un mètre de profondeur[53], la végétation puise dans la terre où pénètrent les racines et radicelles d’une seule souche les composés salins, ou minéraux et organiques, qui se répartissent entre les tissus ; ceux-ci n’en retiennent que la moindre part, encore la plus faible portion seulement passe-t-elle dans le jus : ce n’est donc que cette dernière portion qui se trouve exportée hors du domaine avec le vin livré au commerce. Cette minime quantité se trouve largement compensée par les produits de la désagrégation des fragmens de roches et de matières terreuses que l’action incessante des radicelles a fait dissoudre, en même temps que les organes foliacés absorbaient les combinaisons de carbone et d’azote répandues dans l’air, et les engageaient dans les formations organiques de la plante. Ce sont les phénomènes de cet ordre qui fertilisent par degrés les terres en culture, en augmentant d’année en année les proportions des substances terreuses rendues assimilables et des composés organiques empruntés à l’atmosphère, sous la condition, bien entendu, que la plus grande partie des résidus de la récolte restera sur le terrain[54].

Toutefois, il faut le reconnaître, un tel enrichissement de la superficie ne peut s’obtenir qu’aux dépens du fonds, et, dans tous les cas, quelque peu épuisante que soit une culture, l’entretien indéfini de la fécondité du sol exige impérieusement que l’on rende par des engrais appropriés ce que les produits vendables des récoltes ont enlevé. Il faut encore qu’on ait le soin de rendre à la terre tous les résidus de la taille, de l’ébourgeonnage, de la pression des vendanges, et jusqu’aux premières lies des vins soutirés. Même dans ces conditions favorables, la déperdition du sol n’en serait pas moins réelle, si l’on ne s’appliquait à réparer tous les ans les pertes qu’il éprouve. On atteindra sans peine un tel but en proportionnant les doses d’engrais aux quantités de vins obtenues, à la végétation des vignes et à la nature du sol. Il ne faut pas oublier surtout que les terres crayeuses ou calcaires hâtent la décomposition des engrais organiques et sont peu abondantes en substances salines, tandis que les sols argileux offrent des conditions précisément contraires.

Si parfois on emploie d’abondantes et actives fumures qui répandent au loin l’excès de leurs émanations ammoniacales et sulfurées, comme cela se remarque dans les vignobles d’Argenteuil, aux environs de Paris[55], ce n’est pas, tant s’en faut, que l’on espère améliorer ainsi le vin : c’est uniquement en vue d’accroître la production des gros plants, au point d’obtenir de cinq à dix fois plus de vin que n’en donneraient les fins cépages sur les crus renommés. C’est aussi parce que, dans ces localités, ni la température moyenne du climat, ni l’exposition, ne permettraient d’y produire des vins fins[56], tandis que, d’un autre côté, la proximité de la capitale facilite les débouchés des vins communs. D’ailleurs les petits vins ainsi obtenus présentent encore l’avantage de rehausser par leur acidité la saveur un peu fade des gros vins du midi, avec lesquels on les coupe à dessein.

Ce ne sont pas seulement les fumures trop abondantes qui pourraient, en développant outre mesure la production du raisin dans les bons vignobles, rendre le jus plus aqueux, amoindrir l’arôme du fruit, et altérer par suite le bouquet du vin : on aurait à redouter de semblables effets de la part des plants trop jeunes ou trop souvent renouvelés par le provignage[57]. Il faut craindre enfin tout ce qui peut porter vers les organes de la fructification une sève trop abondante, trop aqueuse[58]. Le bon entretien des vignes sans provignages exagérés, le renouvellement par le recepage des ceps, les soins donnés à la taille, qui prépare la formation du bois d’une année à l’autre pour les sarmens à fruit, enfin l’ébourgeonnage, qui enlève toutes les pousses inutiles, permettent de limiter au strict nécessaire la végétation que la sève ascendante doit entretenir, et proportionnent ainsi la production des feuilles, rameaux, fleurs et fruits à la quantité de nourriture que le sol peut fournir, sans qu’il soit besoin d’engrais actifs en trop fortes doses.

M. Lavalle cite de nombreux proverbes qui ont cours parmi les vignerons de la Côte-d’Or sur l’époque à choisir pour la taille de la vigne, sur l’émondage, etc. Ges préceptes sont toujours vrais ; cependant on ne les doit appliquer qu’en tenant compte des circonstances locales. C’est ainsi que l’effeuillage, généralement utile pour hâter les progrès de la maturation au moment où le raisin commence à tourner, a bien plus d’importance dans les terrains plus ou moins argileux et humides que dans les sols sableux ou arides. Pour ces derniers, et surtout aux expositions chaudes, il convient de laisser sur les sarmens assez de feuilles pour abriter les fruits contre les ardeurs du soleil ; cette précaution est utile surtout dans les vignes à fruits rouges du Médoc. Non loin de là, les vignes à raisin blanc, les graves et les sauternes, peuvent au contraire profiter d’une forte insolation, car les fruits en deviennent plus sucrés et le vin plus alcoolique et d’une conservation plus longue, bien qu’il ne soit jamais pourvu des fortes proportions de tanin qui assurent la conservation du vin rouge.

Lorsqu’une vigne est usée, que le produit s’est considérablement amoindri, on ne peut replanter un cépage dans le même terrain qu’après une fumure, des labours et des cultures successives en céréales, prairies ou sainfoin durant plusieurs années. Ces replantations exigent parfois, des approvisionnemens de boutures que l’on peut aisément se procurer en suivant la méthode économique recommandée par M. J. Guyot : elle consiste à mettre en réserve sur son domaine ou à se procurer, en les achetant dans de bons vignobles, des sarmens de fins cépages qui chaque année, de décembre à mars, tombent sous la serpette à l’époque de la taille des vignes. Ces sarmens, enfouis en couches de 12 centimètres d’épaisseur environ dans des fosses plus ou moins longues et de 40 ou 50 centimètres de profondeur, puis recouverts de terre légèrement foulée, s’y conservent à l’abri des intempéries des saisons, et se trouvent favorablement disposés pour la plantation des vignobles ou des pépinières[59]. On a donc tout le temps de préparer le sol et d’effectuer la plantation depuis les premiers jours d’avril jusqu’à la fin de mai et même au-delà. M. Guyot a établi suivant ce procédé des pépinières contenant plus de deux millions de boutures qui ont produit des plants d’une rare beauté. C’est évidemment un des meilleurs moyens de suppléer au provignage et de réaliser à peu de frais l’extension des meilleurs cépages soit en France, soit dans notre grande colonie algérienne, soit même en Corse[60].

Pour rendre le plus profitable possible l’extension de la vigne dans toutes nos régions qui offrent des circonstances naturelles favorables, il est certaines garanties inconnues aux époques anciennes de la viticulture, mais qui lui sont offertes de nos jours. Contre les fléaux accidentels, rien ne semble préférable au système des assurances : on a ainsi la certitude d’éviter à jamais la ruine de quelques cultivateurs sans imposer de notables sacrifices à l’ensemble des vignerons assurés. Il était plus difficile de se garantir des désastres périodiques, tels que les gelées printanières ou automnales, les pluies trop persistantes, etc. Contre ces causes générales, les assurances sont impuissantes, car le taux en serait trop élevé. Heureusement des procédés nouveaux, garantis déjà par de suffisantes épreuves, peuvent préserver les vignobles à fins cépages des terribles chances dont ils sont tous les ans menacés : ce sont des abris analogues à ceux qui assurent constamment les treilles et contre-espaliers de Thomery et de Fontainebleau contre les intempéries des saisons. De minces planchettes sont en Alsace inclinées au-dessus des ceps de vigne. Des abris moins dispendieux ont été construits mécaniquement et employés avec succès par M. J. Guyot sur de grandes surfaces de vignes. Ce sont d’étroites bandes de paillassons qui se déroulent comme de légères toitures au-dessus des cordons de vignes. Ce genre d’abri exige, il est vrai, que les ceps alignés soient palissés sur des fils de fer ou de longues lattes transversales ; mais il faut remarquer que ce mode de palissage, conseillé par André Michaux et plusieurs viticulteurs distingués, est lui-même des plus favorables à la végétation de la vigne, aux nombreuses façons qu’on lui donne et à la maturation du raisin.

A l’époque sans doute prochaine où l’on aura généralement adopté les moyens économiques de garantir les vignobles contre des chances multiples de ruine, on pourra facilement admettre le calcul suivant : 1 hectare coûtant en moyenne 4,750 francs pour frais de culture, le capital déboursé, en portant l’acquisition à 1,000 fr., sera d’environ 6,000 fr. à la fin de la septième année (déduction faite des récoltes obtenues dans les trois précédentes années) ; il laissera un revenu net, moyen de 1,000 francs, ou de 17 pour 100 du capital. Le bénéfice serait double si la culture exclusive en fins cépages produisait des vins d’une valeur commerciale de 50 francs l’hectolitre, car 80 hectolitres à l’hectare, représentant 4,000 francs, auraient coûté la huitième année, intérêts et frais de culture et d’abris spéciaux, 2,000 fr., laissant un bénéfice net de 2,000 francs. Dans les localités favorablement situées, la valeur de nos vins dépassera généralement ce taux, à dater surtout du moment où le traité de commerce avec l’Angleterre exercera son heureuse influence.


III

Après le choix du cépage, les soins de la culture, viennent les préoccupations qui touchent à l’avenir des récoltes, et une première question se présente. On s’est demandé si le climat de la France n’avait pas subi de graves variations, si l’époque de la vendange n’avait pas changé depuis quelques siècles et ne devait pas changer encore. On a pu répondre à cette question par des renseignemens précis tirés des archives de nos communes. À partir de l’année 1336, on voit les vendanges pratiquées à des époques variables, mais qui correspondent néanmoins assez généralement aux époques actuelles. Il n’y a guère d’exception que pour une seule contrée viticole. On a remarqué un retard assez notable depuis plus de cinquante ans dans les époques de la vendange du territoire de Dijon. Or ce retard coïncide avec le temps néfaste où l’on a successivement arraché les fins cépages de pineaux pour les remplacer par les plants grossiers de gamay, dont les raisins, plus volumineux, mais moins sucrés, mûrissent six ou huit jours plus tard. On ne remarque de semblables différences que dans les vignobles de plusieurs communes où cette fâcheuse pratique s’est introduite. Il reste établi en définitive que, sauf dans quelques cultures soumises à des conditions exceptionnellement défavorables, les époques de maturité sont demeurées les mêmes qu’autrefois.

On n’était pas libre au reste anciennement de choisir l’époque de la récolte : des ordonnances et des règlemens, rigoureusement exécutés, déterminaient en chaque lieu le jour où devait s’ouvrir pour tous le ban des vendanges. Ce n’est que depuis 1832, dans la commune de Dijon, et un peu plus tard sur d’autres territoires, que la suppression du ban des vendanges a laissé chacun maître de choisir à son gré le moment où la cueille doit être faite[61]. On reconnaît à certains signes la maturité du raisin, et, ainsi que l’ont conseillé M. Morelot et M. de Verguette-Lamothe, il faut saisir ce moment pour faire la vendange, sans s’inquiéter s’il reste dans le vignoble ça et là quelques grappes incomplètement mûres. Durant les années où la maturité se fait trop attendre, les premières gelées déterminent la chute des feuilles. Dès ce moment les fruits ne peuvent que subir des altérations sur le cep ; il faut se hâter de les cueillir. La même obligation se présente lorsque des altérations semblables commencent à se manifester par l’effet de pluies automnales trop prolongées.

L’époque des vendanges est attendue avec impatience par les populations. C’est comme un jour de fête qui se lève pour la contrée. Les travailleurs des environs y trouvent une occupation relativement lucrative. Il faut faire en sorte de se procurer un assez grand nombre de vendangeurs pour effectuer en un jour la récolte d’une cuvée. C’est une condition nécessaire pour la régularité des fermentations, qui doivent se succéder et non être interverties ; encore doit-on parfois éviter les rosées du matin pour les raisins à vins rouges, profiter au contraire de ce moment de la journée pour récolter les raisins destinés à la confection des vins mousseux ou des différens vins blancs, car alors le jus, plus facile à extraire, se clarifiera plus facilement aussi. La récolte se fait en quelque sorte méthodiquement. Les ouvriers, rangés en ligne, coupent chaque grappe, évitant d’égrener le raisin, ou recueillant dans le panier placé sous le sarment les grains qu’un excès de maturité fait tomber spontanément. Cette précaution a souvent une réelle importance, elle évite une déperdition notable. Des ouvriers spéciaux échangent contre des paniers vides les paniers pleins qu’ils vont vider dans de grandes hottes posées de distance en distance ; celles-ci sont portées au fur et à mesure qu’elles sont remplies dans des cuves ovales dites balonges, que des voitures font circuler sans cesse de la vigne au pressoir.

Les précautions varient suivant la qualité des vins qu’on veut obtenir. Quand on récolte les raisins noirs destinés à la fabrication du vin blanc mousseux de la Champagne, on s’applique surtout à préserver le raisin de tout écrasage avant l’arrivée au pressoir, car on courrait le risque de faire dissoudre dans le jus, par la plus légère fermentation, les matières colorantes renfermées dans le tissu sous la pellicule du fruit. Le jus dès lors, plus ou moins coloré, ne pourrait donner ces vins blancs que l’on cherche à obtenir d’un premier foulage.

Reste à produire la fermentation, et cela en temps utile. Le seul moyen d’éviter que la fermentation commence trop tôt (c’est-à-dire avant que tous les raisins soient réunis dans chaque cuve) consiste à conserver les fruits intacts pendant la vendange et le transport. On fait usage de paniers larges, peu profonds, à anses élevées[62], afin que les grappes ne puissent y être accumulées en grande masse. À l’aide de ces précautions, les négocians-manufacturiers en Champagne, qui achètent les récoltes sur pied et surveillent attentivement les vendanges, peuvent faire transporter dans leurs ateliers (dits vendangeoirs ou pressoirs) les produits en raisin noir récoltés à plusieurs lieues (10 ou 30 kilomètres), et obtenir encore des vins d’une nuance blanche irréprochable[63], sous la condition toutefois que des soins particuliers seront donnés aux opérations d’égrappage, d’écrasage des grains, de pressurage, et au traitement des jus. Nous ne saurions toutefois faire bien comprendre le but et les résultats de ces opérations successives sans exposer succinctement d’abord les phénomènes qui se manifestent spontanément durant les fermentations spéciales du jus, soit qu’on le maintienne en contact avec les rafles et les pellicules du fruit lorsqu’il s’agit de fabriquer des vins rouges, — soit qu’on le sépare au contraire de ces enveloppes et grappes égrenées lorsqu’on veut préparer des vins blancs mousseux.

Le principe général des différentes fermentations qui s’emparent de tous les corps organisés du règne animal ou végétal au moment où la vie s’éteint en eux réside dans l’activité que le contact de l’oxygène contenu dans l’air atmosphérique imprime aux fermens inertes jusque-là. Ces fermens, organisés eux-mêmes, accomplissent une fonction providentielle en faisant éprouver à tous les corps ou produits complexes de l’organisme des transformations diverses, qui finalement les réduisent en vapeurs, gaz et résidus minéraux désagrégés, déblayant ainsi chaque jour le terrain pour des formations nouvelles, obéissant, dans de continuelles alternatives de développement des germes, de destruction apparente et d’assimilation nouvelle, aux lois primordiales qui maintiennent les grandes harmonies de la nature, et renouvellent les êtres vivans à la surface du globe. En dirigeant et surtout en arrêtant à point plusieurs transmutations spontanées de ce genre, on peut en tirer parti dans la préparation d’un assez grand nombre de nos substances alimentaires. C’est par exemple en transformant les sucres du raisin, de l’orge germée, des pommes, que nous savons fabriquer les différens vins, la bière, les cidres, plusieurs autres boissons alcooliques et gazeuses, l’eau-de-vie et l’alcool ; c’est en dépassant un peu, souvent à dessein, le terme normal de cette fermentation particulière et en faisant intervenir l’oxygène de l’air, que nous produisons à volonté des condimens acides, tels que le vinaigre. On voit que la connaissance des fermens et de leur mode d’action nous intéresse à divers titres. Les premières observations expérimentales sur cette partie de la physiologie contemporaine sont dues à Cagniard-Latour, ingénieux physicien, récemment enlevé à la science. En examinant sous le microscope la levure de bière qui se dépose pendant la fermentation active du moût d’orge, Cagniard-Latour reconnut que cette matière pâteuse, grisâtre, se compose de granules minimes, se reproduisant par de plus petits bourgeons arrondis, adhérons en chapelets ramifiés. Chaque granule est un très petit végétal complet. Plusieurs notions positives nouvelles ont confirmé ces premières données en les complétant. Cherchant moi-même à vérifier par l’analyse chimique si les lois générales que j’avais découvertes relativement à la composition des plantes et de leurs organes s’y pouvaient appliquer, je suis parvenu à reconnaître en effet que, comme tous ces organismes jeunes, et dans des proportions analogues, la levure de bière contient de la cellulose formant ses enveloppes globuliformes, et que toute la cavité est remplie de substances azotées, grasses, amylacées, minérales (phosphates, soufre et silice). De là l’explication de ce fait, jusqu’alors incompris : la multiplication des globules coïncidant avec l’accroissement d’activité de la levure dans le moût d’orge, — la diminution coïncidant aussi avec une perte totale de vitalité de cette substance dans les solutions aqueuses de sucre pur. L’explication est des plus simples : dans le moût d’orge, la levure, tout en réagissant sur la matière sucrée (glucose), trouve ce qui est indispensable à sa propre alimentation, notamment les composés minéraux et organiques azotés. Ces conditions normales favorisent sa végétation et sa reproduction ; mais lorsqu’elle est placée dans de l’eau sucrée sans les autres alimens assimilables aux corpuscules qui font partie intégrante de son organisation, elle ne peut que dépérir après avoir excité la transformation du sucre en alcool et gaz acide carbonique. Tel est effectivement le résultat final dans ce cas[64].

M. Pasteur, le savant directeur des études scientifiques à l’École normale, a depuis constaté expérimentalement que les composés ammoniacaux dissous dans l’eau sucrée avec du phosphate de chaux pouvaient suffire à la nutrition et à la reproduction de la levure. Un professeur distingué, M. Berthelot, vient d’annoncer que ce n’est pas la levure tout entière qui possède la propriété de transformer le sucre en alcool et en gaz carbonique, mais que cette propriété remarquable réside dans un principe soluble sécrété par la levure : les réactions spéciales de plusieurs autres fermens reposeraient sur une base semblable.

On connaît en somme aujourd’hui d’une manière bien plus précise qu’autrefois les principes de la fermentation alcoolique, les circonstances qui la favorisent et celles qui l’entravent. Les germes latens de la levure particulière qui se produit dans le raisin dès que le jus s’écoule librement des cellules où il était renfermé respirent, s’animent, commencent à réagir sur la substance sucrée, à déterminer peu à peu la transformation en alcool, qui demeure dans le liquide, et en gaz, qui s’exhale ; la température s’élève graduellement, et la réaction n’en est que plus active. Cependant, soit que la température s’élève trop, soit qu’au contraire elle s’abaisse au-dessous d’un certain terme, deux accidens fâcheux sont imminens : dans le premier cas, en présence de l’air, une autre fermentation se développe, produisant en abondance l’acide acétique ; le vin bientôt serait partiellement changé en vinaigre. Dans le second cas, la fermentation, interrompue brusquement par un abaissement subit de température, laisse le ferment se précipiter et s’engourdir au fond de la cuve. Il devient difficile alors de ranimer dans toute la masse une fermentation régulière. Quels sont donc les moyens de régulariser dans les cuves cette fermentation alcoolique ? Déjà nous avons vu que l’écrasage non interrompu, au fur et à mesure de l’arrivée de la vendange aux ateliers qui précèdent les cuves et presses, constituait un des meilleurs procédés en usage pour préparer dans chaque cuve en bois, ou citerne en solide maçonnerie ouverte ou voûtée, une fermentation régulière[65], de beaucoup préférable au foulage opéré par des hommes entièrement ou à demi-nus, qui écrasent très incomplètement sous leurs pieds les raisins dont on a directement rempli les cuves.

Lorsque les grappes sont simplement pressées par leur propre poids, il s’en écoule spontanément une partie du jus le plus sucré provenant des grains les plus mûrs. On pourrait soutirer à part ce premier jus, qui produirait un vin délicat, mais peu coloré. C’est ainsi que les anciens préparaient une délicieuse liqueur vierge avant le foulage du raisin. Nous nous garderons bien de recommander cette méthode, car elle donne un premier produit trop doux, dépourvu de bouquet prononcé, et laisse un résidu dans lequel les substances astringentes et colorées surabondent. En supposant le cas le plus général qui se présente lorsqu’on a réuni l’ensemble des grains partiellement écrasés et des rafles dans la cuve, non-seulement le ferment se développe et provoque cette effervescence, signe certain de la production simultanée de l’alcool et du gaz acide carbonique, mais encore l’eau et les acides naturels du raisin, pénétrant dans les tissus sous les enveloppes des grains, y font dissoudre par degrés les matières colorantes, une certaine quantité de tanin et diverses essences. En même temps, réagissant sur les tissus plus résistans de la rafle et des pépins, le liquide acidulé en extrait plusieurs principes sapides, notamment encore du tanin, et y laisse engagée à sa place une certaine dose du moût déjà faiblement alcoolique. Le cuvage du moût en contact avec les pellicules, les pépins et les rafles a donc pour but et pour résultat de multiplier dans le vin les principes colorans, sapides, aromatiques et astringens. Il convient à la fabrication des vins rouges ordinaires et des vins fins les plus estimés, les plus salubres, et dont il se fait la plus grande consommation.

Dès que, dans les moûts ainsi préparés, la fermentation commence, on voit peu à peu se produire l’effervescence due à l’acide carbonique gazeux qui se dégage, et qui amène à la superficie une partie des pellicules du raisin. Ainsi se forme l’espèce d’écume que les vignerons désignent sous le nom de chapeau. C’est alors, en vue de répartir dans la masse cette écume et d’achever l’écrasage des grains amollis par la fermentation, qu’un second foulage, dans beaucoup de localités encore, est opéré par des hommes qui de nouveau descendent tout nus dans la cuve, et tous les ans il arrive que plus d’un ouvrier fouleur (calcator), respirant au milieu d’un air chargé de gaz acide carbonique, tombe sous le coup d’une asphyxie mortelle, s’il n’est secouru à temps. On ne saurait trop prémunir par de sages conseils les vignerons contre les dangers d’une semblable méthode, que l’écrasage préalable remplace d’ailleurs avec avantage au point de vue de la régularité de la fermentation et de la qualité du vin. En tout cas, il importe de refouler le chapeau dans l’intérieur de la cuve, afin de l’immerger complètement sans attendre que le contact de l’air ait développé, sur la superficie considérable que présente cette masse spongieuse, des fermens acides et putrides, et même des végétations cryptogamiques ou moisissures à odeur nauséabonde[66].

L’époque la plus convenable pour le décuvage ou le soutirage du vin laisse encore quelques doutes dans l’esprit des œnologues : cependant on s’accorde assez généralement à choisir le moment où la fermentation vive, ayant à peu près complètement cessé, permet au chapeau de s’affaisser spontanément et au vin de s’éclaircir. Ces phénomènes offrent des indications plus certaines que l’avis des paysans dégustateurs ou la diminution de la densité du vin jusqu’à zéro à l’aréomètre[67]. Trois procédés sont en usage pour décuver, c’est-à-dire soutirer le vin en laissant le marc dans la cuve : le plus simple consiste à enfoncer au travers du chapeau un panier dans lequel un ouvrier puise le vin et le verse par-dessus les bords sur une bavette en tôle ou en bois inclinée vers une plus petite cuve ou balonge. Ailleurs on écarte des parois le chapeau à l’aide d’une claie, puis un siphon introduit dans le liquide permet de le faire écouler au dehors. La manœuvre est plus facile encore lorsque l’on a préalablement adapté un gros robinet près du fond de la cuve et fixé devant l’ouverture intérieure de ce tube une grille ou plaque percée de trous ou même un petit fagot de sarmens qui arrêtent au passage les rafles, pellicules ou pépins susceptibles d’engorger le robinet. Ce dernier moyen est le seul que l’on puisse employer lorsque la première fermentation du raisin ou le cuvage s’opère dans des cuves closes, des citernes voûtées, ou des foudres, énormes tonneaux primitivement construits en Allemagne.

Dès que le marc est bien égoutté, on se hâte de le porter au pressoir, afin d’en faire écouler le plus rapidement possible le vin qu’on en peut extraire, et d’éviter ainsi les altérations spontanées qui ne tarderaient guère à s’y manifester. Les presses naguère encore en usage dans la plupart des vignobles fonctionnaient au moyen de vis en bois d’orme dont les cannelures en hélice étaient constamment lubréfiées avec du savon vert. Malgré la bonne qualité du bois, les variations occasionnées par les alternatives de la sécheresse, qui le contractait, et de l’humidité, qui le faisait gonfler, laissaient trop d’intervalles entre l’écrou et la vis ou resserraient trop fortement l’espace : tantôt les cannelures étaient brisées partiellement, tantôt on ne pouvait que très difficilement faire tourner la vis. Généralement aujourd’hui, en Bourgogne comme en Champagne, et d’année en année dans le midi, les vis en bois sont remplacées par des vis en fer, beaucoup plus résistantes, plus faciles à mouvoir, et d’un effet plus puissant. Au bout d’une heure, le marc soumis à la pression ne laissant plus guère écouler de liquide, on desserre la vis pour étendre sous la presse les portions latérales du bloc de marc, moins complètement exprimées que les parties centrales. Le marc subit durant trois heures une deuxième pression, plus énergique, qui en fait sortir le vin de deuxième pressurage. Deux autres opérations semblables font sortir du marc les liquides de troisième et de quatrième pressurage, Tous ces liquides, de plus en plus astringens, sont successivement réunis au vin de soutirage, qui forme un peu plus des deux tiers du volume total.

Dans les tonneaux remplis aux deux tiers ou aux trois quarts avec le vin soutiré, puis complètement à l’aide des liquides écoulés sous la presse, la fermentation, excitée de nouveau par le ferment remis en suspension, reprend et continue plus ou moins longtemps. Elle dégage des volumes de gaz acide carbonique proportionnés aux quantités d’alcool qu’engendre le dédoublement de la matière sucrée en ces deux produits. On doit donc s’abstenir de fermer hermétiquement les tonneaux durant quelques jours ; autrement le gaz, en s’accumulant d’heure en heure, déterminerait une pression intérieure telle que l’explosion pourrait s’ensuivre par la rupture des cercles ou la projection des douves de fond.

Il est facile d’éviter de pareils accidens en laissant la bonde ouverte, puis, lorsque le mouvement se ralentit, en la recouvrant avec une toile ou deux feuilles de vigne maintenues en place à l’aide d’un caillou. L’application de la bonde de sûreté serait bien justifiée dans ce cas, puisqu’elle offrirait toute garantie et dispenserait de la surveillance pour reconnaître le moment où cesse la fermentation. C’est à ce moment que l’on doit fermer la bonde ; encore pratique-t-on souvent à l’aide du foret une petite ouverture que l’on remplit incomplètement à dessein avec une cheville de bois posée très légèrement. On abandonne alors le vin en tonneau aux très lentes fermentations spontanées, qui par degrés déterminent de nouvelles productions d’alcool et d’acide, la précipitation d’une partie des matières colorantes azotées et salines, notamment du tartre (bitartrate de potasse), en même temps que l’éther œnantique à odeur vineuse[68] se développe, que le tanin se change partiellement en acide gallique et amoindrit l’astringence, que certains composés très volatils s’échappent par une imperceptible exhalation au travers des parois ligneuses[69], dégageant les essences plus stables et le bouquet, ainsi graduellement affiné, des bons vins.

Au bout de six mois environ, vers les premiers jours de mars, le vin, laissé en repos jusqu’à cette époque, doit être soutiré au clair et transvasé immédiatement dans un autre tonneau : c’est ainsi qu’on isole la lie déposée dans le premier tonneau. Après cette première clarification spontanée, les soins indispensables consistent à clarifier artificiellement le vin tous les ans, en hiver ou avant l’arrivée des premières journées douces du printemps. On fait usage pour cette clarification, dans chaque pièce de vin contenant environ 225 litres, de quatre ou cinq blancs d’œufs ou d’un volume presque double de sang frais de bœuf ou de mouton[70]. Dans les deux cas, on bat fortement le mélange avec un faisceau d’une douzaine de menues baguettes en bois ou en gros fil de fer, et même avec une fourchette de table. On remplace souvent les œufs ou le sang par 20 grammes environ de gélatine ou de colle de Flandre préalablement dissoute dans 2 décilitres d’eau chaude. Parfois encore il arrive que la clarification spontanée des vins est lente, difficile, et demeure incomplète ; alors il faut recourir à certains agens énergiques de clarification, le plâtre ou l’alun, sur lesquels on ne saurait trop appeler l’attention des fabricans et des consommateurs, car de semblables pratiques ne peuvent tendre qu’à déprécier les vins de France. Heureusement nous sommes en mesure de démontrer par des faits bien constatés les causes de ces altérations accidentelles et les moyens de se passer d’agens chimiques insalubres. Indiquons d’abord en quelques mots les circonstances naturelles qui prédisposent les moûts à subir ces altérations.

C’est principalement dans les contrées méridionales de la France, en Italie et en Espagne, là où les robustes ceps de vignes, isolés ou soutenus en hutins par des perches ou maintenus en cordons entre des arbres, mûrissent inégalement leurs fruits, que la méthode du plâtrage des moûts est adoptée. La cause principale de la difficulté que l’on éprouve dans ce cas pour clarifier les vins dépend surtout de l’excès de maturité d’une partie de la vendange. Les raisins en cet état commencent à se désagréger, ils éprouvent même un commencement de pourriture ; leurs tissus, partiellement réduits en pulpes brunies et d’une extrême ténuité, restent indéfiniment en suspension dans le vin. À une époque très reculée déjà, alors que les anciens employaient le plâtre pour clore de grands vases vinaires, l’on avait observé que dans ces conditions le liquide était devenu spontanément limpide. De là sans doute est née la méthode d’ajouter de fortes doses et jusqu’à 1 kilogramme de plâtre pulvérisé par hectolitre de jus sur la vendange en fermentation. L’effet qu’on en attend est assuré : sous cette influence, la fermentation se modère, les matières organiques en fines particules sont contractées et se pré cipitent au fond des cuves ; on peut aisément obtenir des vins d’une limpidité parfaite et d’une belle teinte rouge vineuse. Il vaudrait mieux pourtant prendre plus de peine et arriver par une autre voie au principal résultat désiré, car voici ce que produit en définitive cette défectueuse méthode. Le plâtre ou sulfate de chaux se dissout dans le liquide en assez grandes proportions (3 ou 4 kilogrammes pour 1,000 litres). Une partie, réagissant sur le bitartrate de potasse, se transforme entièrement en sulfate de potasse, de telle sorte qu’au lieu d’un sel acidulé rafraîchissant, de saveur agréable, il ne reste dans le vin, après cette réaction, outre du sulfate et du tartrate de chaux, qu’un sel factice, le sulfate de potasse, amer et purgatif, auquel les médecins ont même renoncé dans leur pratique habituelle, parce que son action purgative n’était pas sans inconvénient : on lui préfère d’autres purgatifs plus doux, le sel d’Epsom (sulfate de magnésie) par exemple.

Bien certainement un vin qui ne contient presque plus de tartre naturel et qui renferme en quantités considérables du sulfate de potasse amer et purgatif, sans compter parfois l’excès du sulfate de chaux que l’on considère à juste titre comme insalubre dans les eaux potables, ne saurait être assimilé aux vins naturels qui en Bourgogne, en Champagne, dans le Bordelais et chez quelques viticulteurs progressifs du midi, sont exempts d’un pareil mélange[71]. Dans plusieurs enquêtes sur ce point, tout en faisant valoir les résultats avantageux du plâtrage, qui facilite la clarification des vins et en assure la conservation même durant les voyages, on ajoutait que jamais chez les propriétaires qui ont adopté cette méthode on n’avait remarqué une influence défavorable au point de vue hygiénique. En outre les marchands expéditeurs de ces vins, loin de se plaindre de l’application du plâtre dans les cuves, exigeaient que les vins dont ils devaient prendre livraison eussent été plâtrés. Tout ceci était et se trouve encore parfaitement exact, mais ce n’est qu’une face de la question. Des améliorations ont été projetées, réalisées même avec succès. Si les propriétaires de vignobles dans le raidi ne se plaignent pas de l’insalubrité des vins plâtrés, c’est qu’en général ils n’en font point usage, puisqu’ils les réservent pour l’exportation, se conformant ainsi au désir des expéditeurs[72]. Quant aux consommateurs étrangers, l’absence de plaintes de leur part dépendait de ce qu’ils ignoraient souvent l’application du sulfate de chaux aux vins qu’ils avaient reçus, et la preuve, c’est qu’aujourd’hui plusieurs imposent la condition formelle d’exclure le plâtrage des vins qui leur seront envoyés. Déjà un assez grand nombre de viticulteurs habiles du Gard et de l’Hérault, parmi lesquels je pourrais citer M. Maigre et M. Cazalis-Allut, ont substitué à la défectueuse méthode du plâtrage des procédés plus naturels de vinification. « Il faut vendanger, dit M. Cazalis-Allut[73], dès que les raisins sont bien noirs, afin de les soustraire à la pourriture, et décuver, si la vendange est logée en cuve ouverte, dès que le chapeau s’est affaissé. Dans des foudres ou des cuves en maçonnerie voûtées, on peut retarder la décuvaison sans nuire à la qualité du vin. » Cette année même (1860), dans un intéressant compte-rendu des progrès de l’agriculture et de la viticulture du département de l’Hérault, M. Cazalis-Allut, expliquant les motifs de la préférence qu’on accorderait aux vins du midi fabriqués d’après ses prescriptions dans les contrées de la France et de l’étranger où l’on est habitué à boire des vins plus légers, tels que ceux de Bordeaux, disait de ces produits de l’industrie méridionale progressive : « Ces vins, moins alcooliques et plus brillans que les vins des raisins trop mûrs, se conservent bien mieux ; ils n’ont pas besoin d’une addition d’alcool pour supporter les plus longs voyages sans se détériorer. Obtenus dans d’aussi bonnes conditions, les produits de ces vendanges ne demanderont ni plâtre ni sel pour se bien éclaircir et se conserver. »

Ainsi c’est l’un des plus dignes représentans de la viticulture de l’Hérault qui nous fournit la meilleure réponse aux observations en faveur du plâtrage des vins publiées par quelques savans œnologues dans l’intérêt, mal compris à notre sens, de l’industrie vinicole du midi. Il paraît donc bien acquis que le plâtrage des vins doit être supprimé. C’est dans le choix des fins cépages assortis suivant l’ordre de leur maturité, dans une culture soignée en lignes permettant de donner à la vigne toutes les façons en temps utile, dans la vendange faite à point en éliminant les raisins pourris comme les grappes trop vertes, que se rencontrent les meilleures conditions de succès pour nos vignobles des régions méridionales de la France, de l’île de Corse et de nos possessions algériennes.

Les principes d’œnologie que nous avons exposés relativement à la fabrication des vins rouges ne sont pas tous applicables à la préparation des vins blancs ordinaires ou des vins mousseux. La cause originaire des principales différences qu’on a remarquées réside dans la suppression du cuvage, c’est-à-dire de la fermentation du jus au contact des pellicules et des rafles : il en résulte l’absence presque complète de matière colorante et une diminution très grande du tanin.

L’égrappage, généralement pratiqué pour la confection des vins blancs[74], facilite l’extraction directe du jus sous la presse. Le jus s’écoule spontanément dans une cuve cylindrique de 15, 25 ou 30 hectolitres que l’on remplit aux huit dixièmes de sa capacité. Un premier mouvement de fermentation se prononce, amène à la superficie différens corps en suspension avec les plus actifs globules du ferment ; une partie des substances insolubles de même nature tombent au fond de la cuve, et le liquide intermédiaire s’éclairât. Au bout de vingt-quatre heures, on profite de cette première clarification spontanée, qui a éliminé, sous forme d’écume et de dépôt, une partie de l’excès des matières azotées et du ferment, pour soutirer le moût éclairci dans des tonneaux d’une contenance de 200 ou 300 litres que l’on remplit aux neuf dixièmes. Là, une nouvelle fermentation se développe plus lentement, et la température s’élève moins que dans les cuvées à vin rouge, où l’air interposé dans les pellicules et les rafles active la formation et les effets du ferment. De même, mais plus longtemps que dans la première cuve, le dégagement de l’acide carbonique en nombreuses et très petites bulles amène vers la superficie une partie du ferment et des autres corpuscules en suspension, le surplus se déposant au fond du vase. Il est bon de maintenir les tonneaux dans un local fermé (sauf à renouveler l’air à propos pour la respiration des hommes), où la température puisse être régularisée entre 12 et 18 degrés centigrades. Au bout de dix-huit ou vingt jours, dès que l’on n’entend plus le pétillement du gaz, on remplit presque complètement les tonneaux avec le liquide semblable soutiré de l’un d’eux ; on ferme l’ouverture avec une bonde légèrement posée, et mieux avec une bonde hydraulique ou de sûreté, puis on laisse le tout en repos. Une nouvelle et plus lente fermentation se produit ; de temps à autre, l’on renouvelle le remplissage des tonneaux, et l’on replace la bonde comme la première fois. Enfin, lorsque la température extérieure, en s’abaissant, a facilité le dépôt, vers le milieu ou la fin de décembre, on soutire le vin au clair dans des tonneaux que l’on remplit entièrement. C’est deux mois plus tard seulement que l’on procède à une première clarification artificielle, non avec l’albumine, des œufs ou de la gélatine, mais avec de la colle de poisson[75].

La théorie de cette sorte de clarification toute spéciale[76] est très curieuse et très facile à comprendre : la matière première aujourd’hui préférée ajuste titre sous le nom d’ichthyocolle se compose des membranes minces, lavées, superposées et desséchées de la vessie d’un esturgeon [acipenser huso). On prépare ces membranes sèches en les divisant par un battage sur une enclume, on les découpe ensuite en fines lanières ; immergées dans l’eau douce pendant vingt-quatre heures, on les réduit sous le pilon en une pulpe d’apparence semblable à la pâte de papier. Cette pulpe, délayée dans dix fois son volume de vin blanc, donne un liquide d’aspect mucilagineux, dont 3 ou 4 décilitres, jetés dans le vin, puis vivement agités, suffisent pour produire (comme dans la bière de table) une clarification complète en vingt-quatre ou quarante-huit heures. Ce n’est pas toutefois comme gélatine que cette substance agit, c’est en raison de sa structure en fibrilles organisées, d’une ténuité extrême et d’une grande transparence, qui, délayées dans la masse du vin, s’y détendent et forment un vaste réseau enserrant entre ses mailles tous les corps solides qui en troublaient la transparence, et qu’elles précipitent avec elles au fond du tonneau. C’est une sorte d’action mécanique que les gélatines commerciales les plus diaphanes et les plus pures, mais toujours dépourvues de la moindre trace d’organisation, ne sauraient accomplir.

On peut encore classer dans la catégorie des vins blancs ou jaunâtres les vins mousseux et les vins ordinaires. Rien n’est plus facile que de donner aux divers vins blancs obtenus soit des raisins blancs, soit des raisins noirs pressés sans cuvage, l’apparence et la propriété gazeuse des vins mousseux de Champagne : mais ceux-ci conservent une incontestable supériorité, en raison de la finesse de leur parfum, de leur légèreté, ainsi que de leurs qualités hygiéniques, qui permettent à la plupart des consommateurs de boire à longs traits ces vins pétillans et d’une suavité incomparable[77]. Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de dire brièvement en quoi consistent les différentes opérations qu’on leur fait subir. Le principe même de cette vinification particulière consiste à retenir dans chaque bouteille, pendant les derniers temps de la fermentation, une quantité de gaz acide carbonique représentant à peu près un cinquième de la quantité totale de ce gaz qui s’est produite durant tout le cours de la vinification. La pression exercée par le gaz avec le secours du bouchon est quadruple de celle de l’air atmosphérique, et elle doit pouvoir maintenir quatre fois le volume de la bouteille, c’est-à-dire quatre fois 8 décilitres, volume qu’occuperait le gaz, s’il était libre, et qu’il occupe si vivement en effet, en produisant une explosion plus ou moins forte, dès que, coupant les ligatures, on laisse sauter le bouchon[78]. Une des principales difficultés du problème tient à ce que ce grand volume de gaz, réduit des quatre cinquièmes par la pression, ne se peut produire dans la bouteille que sous la condition de la préexistence ou du développement d’une quantité de ferment naturel suffisante pour troubler le liquide. La production simultanée d’un vin limpide et du gaz qui le rend mousseux serait chose impossible. On résout le problème en coupant le nœud gordien, faute de pouvoir le délier, grâce à l’adresse extrême des ouvriers dégorgeurs, qui peu à peu rassemblent le dépôt de ferment sur la face inférieure du bouchon en tenant la bouteille graduellement et assez longtemps renversée sur des étagères ; puis, au moment opportun, prenant une à une chaque bouteille renversée, et retirant à peine d’un millimètre le bouchon au dehors, ils laissent se produire un jet rapide d’une petite quantité de vin qui suffit pour expulser le ferment ainsi accumulé sur une étroite surface. Le bouchon est aussitôt enfoncé vivement, afin d’éviter une perte plus forte du liquide. Quant à la dose de sucre qui doit donner au vin mousseux sa douce saveur, on la peut régler à volonté, car elle dépend de la quantité, introduite dans chaque bouteille, d’un sirop préparé avec volumes égaux de vin et de solution saturée de sucre[79].

Tels sont les principaux moyens de développer la production des bons vins dans nos vignobles ; nous n’avons rien dit cependant d’une grave question posée à grand bruit par Chaplal, ranimée récemment avec quelques variantes. Chaptal avait assuré que l’on pouvait améliorer les moûts faibles des raisins incomplètement mûrs par l’addition du sucre en quantité équivalente à celle que la maturation aurait naturellement produite dans des circonstances plus favorables de température ; il assurait qu’en certains cas cette addition avait quadruplé la valeur du vin. C’était beaucoup dire sans doute, et cependant l’on est allé plus loin, en prétendant de nos jours qu’il était facile de doubler, de quadrupler parfois le volume des vins ordinaires, et même des vins fins, dont la qualité même était ainsi améliorée. Il ne s’agissait plus, comme l’avait conseillé Chaptal, de compléter par le sucre brut de canne le sucre de raisin qui manquait dans les moûts faibles, mais bien d’ajouter à la vendange de l’eau sucrée en quantité égale, double ou triple, du volume du jus naturel, car, disait-on, tous les principes sapides et colorans se trouvent, à l’exception de la substance sucrée, en un tel excès dans le raisin venu à maturité, que les deux tiers au moins refusent de s’y dissoudre et restent en pure perte dans le marc pressé. Si donc on mettait ces principes sapides et colorans en présence d’une quantité d’eau sucrée suffisante pour en opérer la dissolution, ils compléteraient tous les élémens nécessaires à la constitution des vins de bonne qualité, et pourraient tripler le produit brut de la vendange.

Le raisonnement était spécieux. Un certain nombre de viticulteurs s’y laissèrent prendre, et l’on vit en 1856 paraître à l’exposition agricole de Paris des vins de quelques crus renommés dont les propriétaires se vantaient d’avoir doublé le volume en améliorant la qualité, espérant sans doute une récompense proportionnée à l’importance du résultat ; mais les membres du jury, aidés de l’avis des habiles dégustateurs de Paris, ne pouvaient partager l’illusion des exposans : ils crurent devoir, dans l’intérêt même de ceux-ci, s’abstenir de mentionner leurs produits. Peu de temps après, la question, portée devant les congrès viticoles des propriétaires bourguignons, y fut l’objet de discussions approfondies, et, à la suite d’expériences incontestablement défavorables, il fut décidé, d’une voix unanime, que, dans l’intérêt mieux entendu de la juste renommée de nos grands crus de la Côte-d’Or, tous mélanges d’eau sucrée dans les cuves devaient être rigoureusement proscrits.


IV

Quand le vin est produit, d’autres questions se présentent, et en première ligne les questions commerciales. Si la classification des treilles et des cépages intéresse les viticulteurs, la classification des vins doit préoccuper surtout les commerçans. Les produits de la Côte-d’Or, de la Gironde, de la Champagne, ont été à ce point de vue l’objet de remarquables études.

Parmi les crus hors ligne de la Côte-d’Or, on s’accorde à ranger[80] les Romanée-Conti à Vosne, les Clos-Vougeot[81], Chambertin et Clos-de-Bèze à Gevrey. Viennent ensuite par ordre alphabétique les Clos-de-Tart, Musigny à Chambolle, Richebourg à Vosne, Saint-George à Nuits, une partie des Bonnes-Mares et Lambrays à Moreys, Romanée-Saint-Vivant à Vosne, et Corton à Aloxe, etc. Les vins blancs renommés de la Bourgogne sont moins nombreux et moins variés dans leur bouquet. Le Montrachet, venant de la côte moyenne, constitue la seule qualité hors ligne.

Immédiatement après les vins de la Côte-d’Or, parmi les vins de table et au premier rang des vins d’exportation, se placent les grands vins de Bordeaux, remarquables entre tous par leur propriété de résister au-delà des limites ordinaires aux diverses causes d’altérations spontanées. Cette propriété si caractéristique dépend elle-même de la grande quantité de tanin que renferment les raisins, et qui communique aux vins des différens crus de la Gironde leur astringence longtemps persistante. Les substances salines qui s’y rencontrent également en plus fortes proportions, notamment les bitartrates de potasse et de fer, concourent à la saveur acidulé et styptique qui caractérise les vins du Bordelais et à leur plus longue conservation[82]. Il en résulte encore que ces vins doivent attendre pour être livrés à la consommation bien au-delà du terme où les autres vins sont potables. C’est que parmi les réactions qui graduellement dégagent l’arôme plus agréable et la saveur plus douce des grands vins, il en est une qui, relativement aux vins de la Gironde, exige un temps plus long proportionné aux doses plus fortes de tanin qu’ils recèlent. Or ce principe immédiat en qui réside l’astringence n’abandonne que lentement cette propriété prédominante, à mesure que spontanément, ou sous l’influence d’une fermentation spéciale, il se change en acide gallique dont la saveur persiste, et s’ajoute à l’astringence amoindrie des vins de Bordeaux plus ou moins vieux. L’abondance primitive du tanin dans les moûts de la Gironde exerce d’ailleurs pendant toute la durée des fermentations une action antiseptique favorable à la conservation du vin, soit en s’unissant aux substances azotées très altérables, soit en se précipitant avec elles dans les dépôts ou lies au fond des tonneaux.

On ne compte guère que trois grands vins de Bordeaux, provenant des vignes de Château-Margaux, Château-Laffitte et Châleau-Latour ; viennent ensuite les Haut-Brion, Branne-Mouton, Pontet-Canet, Léoville, Château-de-Gruau-Larose, Saint-Emilion, Pichon-Longueville, Cos-d’Estournelle, etc. On range dans une troisième classe les Saint-Julien, Château-de-Bécherelle, Château-Carnot, Cantenac, etc. Enfin Saint-Estephe, Pauillac et quelques autres de Labarde et Margaux, plusieurs crus inférieurs des mêmes localités, forment une quatrième classe des vins de la Gironde.

Parmi les vins blancs, le cru du Château-Yquem tient le premier rang au-dessus des vins, renommés toutefois, de Sauterne, Barsac, et des Graves, Langon, Blanquefort, etc.

Dans les vignobles moins favorisés des palus, où règnent une humidité constante et une inégale insolation, les vins désignés également sous le nom générique de Bordeaux sont moins généreux et se conservent bien toutefois en raison des proportions de tanin qu’ils recèlent, et dont on doit même longtemps attendre la transformation, qui, par degrés, fait dissiper leur trop forte astringence[83].

Si les vins des différens crus de Bourgogne et de Bordeaux occupent à juste titre le premier rang parmi les plus salubres et délicates boissons alimentaires, on peut dire qu’aux vins mousseux de la Champagne est dévolu en Europe et dans le monde entier le premier rôle parmi les vins de luxe le plus généralement appréciés. Les entreprenans touristes de l’Angleterre comptent, volontiers au nombre de leurs plus agréables stations dans les régions aimées du continent les célèbres vignobles de la Marne. Ils visitent attentivement et connaissent tous les détours de ces vastes et profondes galeries creusées dans les roches ou les masses crayeuses qui maintiennent les vins délicats de la Champagne en voie de fermentation active ou lente, à l’abri des variations de la température atmosphérique si fréquentes à la superficie du sol et plus préjudiciables encore à la conservation des vins mousseux et légers qu’à la durée des autres vins. Mieux que nous, les étrangers connaissent ces immenses berceaux de caves à embranchemens nombreux, sortes de voies souterraines numérotées comme les rues d’une ville, remplies d’étagères, de piles et de rayons, où les vins se préparent ou se reposent. Ils ont vu ces caves prolongées, superposées parfois, où l’aérage s’opère et la lumière pénètre à l’aide de puits nombreux creusés verticalement, présentant en face de chaque galerie horizontale un plan incliné garni de feuilles métalliques à brillant étamage, sorte de miroir qui reflète dans la longueur des galeries la lumière diffuse naturelle régnant au-dessus du sol. Ils ont vu à Châlons un embranchement spécial du chemin de fer lancer des wagons jusque dans l’intérieur des galeries à niveau creusées sous la colline par MM. Jacquesson, qui, avant ces innovations contemporaines des voies ferrées, avaient reçu dans leur magnifique exploitation la visite de Napoléon Ier.

On ne saurait établir de classification précise parmi les vins mousseux de la Champagne, car aucun de ces vins ne provient d’un seul cru ; ils se composent des produits de plusieurs cépages, les meilleurs résultant du mélange des fruits récoltés dans les vignobles le plus favorablement exposés. Ceux des fabricans qui disposent de plusieurs crus renommés dont ils sont partiellement propriétaires ont conquis la première marque dans le commerce ; la qualité des vin3 de Champagne dépend des proportions plus ou moins grandes des raisins de qualité supérieure qu’ils ont achetés et mêlés à leurs vendanges pour améliorer tous les ans les cuvées destinées à leur industrie[84]. Force nous sera donc de nous borner à signaler ici les crus de premier ordre en Champagne. On les désigne sous les noms de Sillery, Verzenay, ancien vendangeoir de la maréchale de Sillery, Aï, Bouzy, Côte-à-bras, dépendances de l’ancienne abbaye d’Hautvillers, renommée pour ses vins ; Pierry, Épernay, en particulier dans les terres du Closet et des Buissons de Cramant ; Avize, territoire d’une ville de ce nom. Aï, Bouzy, Sillery et Verzenay sont situés dans l’arrondissement de Reims ; les autres vignobles, Pierry, Epernay, Avize, sont sur le territoire de l’arrondissement d’Épernay[85].

Dans les vins rouges que fournit la Champagne, on ne saurait trouver le fin bouquet que relève et semble accroître le dégagement du gaz acidulé. La légèreté même du vin blanc mousseux, qui assure une incontestable supériorité aux crus de la Champagne, ne peut compter comme une qualité utile relativement aux vins rouges. Ceux-ci n’entrent donc pour rien dans les élémens de la renommée de ces grands vignobles, et cependant, à l’aide d’un cuvage modéré convenablement et bien approprié à l’extraction des substances colorantes, astringentes et salines, on prépare avec les fruits bien mûrs du pineau noir les bons vins rouges de Bouzy, Saint-Thierry, Verzy, Verzenay, Cumières et Mailly.

C’est aux mêmes soins que sont dus, dans les vignobles de l’Orléanais, des vins de table légers, agréables, très salubres, assez faciles à conserver dans cette région à l’aide d’une fermentation spéciale activée par l’air chaud des vinaigreries, mais qui ne se prêtent guère à de longs transports. De cette difficulté même est née la pratique ancienne de transformer en vinaigre la quantité des vins qui excède la consommation locale[86].

Pour terminer l’énumération des vins de France, nous dirons quelques mots seulement des autres crus plus ou moins renommés.

Dans les Basses-Pyrénées, on distingue le vin célèbre de Jurançon rouge et blanc, d’une saveur relevée et d’un fin bouquet.

Les vins de Saône-et-Loire sont remarquables par leur résistance aux altérations durant les voyages. Quelques-uns des crus sont célèbres sous les noms de Thorins et de Moulin-à-Vent. Le département du Rhône donne des produits analogues à ceux de Saône-et-Loire, outre ses vins, riches de saveur et de parfum, dits Côte-Rotie et Condrieu. Les Saint-Perray blancs et rouges offrent les types des meilleurs vins de l’Ardèche. Le Saint-Perray mousseux est, dit-on, le Champagne du midi de la France. Dans l’industrieux département du Gard, où la production viticole est abondante, on compte les crus renommés de Lirac, Tavel, Saint-Geniès, Saint-Laurent, Beaucaire. Parmi les produits estimés sur la rive gauche de la Dordogne, on cite surtout les vins de Bergerac. Les Charentes, qui donnent les premières eaux-de-vie du monde, n’ont aucun vin en renom. Les vins du Lot, alcooliques et d’une coloration intense, sont achetés surtout pour relever la nuance et le goût des petits vins. Dans le Tarn, on prépare de bons vins de table, notamment ceux d’Alby et de Gaillac, qui rivalisent pour l’exportation avec les produits des crus secondaires de la Bourgogne. Le Gers extrait de ses vins les eaux-de-vie désignées sous le nom d’Armagnac. Dans le Jura se rencontrent les vins d’Arbois et de Château-Chalons. L’Hérault, grâce à une impulsion active, est en train de développer sa production viticole en consacrant aux vins de table et d’exportation les crus abandonnés à l’industrie peu lucrative de la distillation. Depuis longtemps d’ailleurs, les célèbres muscats de Frontignan et le vin de Lunel règnent au premier rang parmi les vins de dessert. Ils rencontrent de dignes émules dans les vins de liqueur que produisent les Pyrénées-Orientales sous les noms de grenaches, malvoisie et de rivesaltes. Nos vins du Roussillon, de Rhodez et de Conllans s’exportent facilement en Suisse et en Allemagne. On ne les connaît guère à Paris que dans les vins mélangés obtenus par des coupages avec. divers vins légers. Les produits les meilleurs qu’on rencontre dans cette province, après une très longue fermentation en tonneaux et en bouteilles, deviennent généreux et secs ; ils sont alors renommés sous la dénomination de rancios.

L’Isère aussi possède un vin justement recherché que l’on désigne sous le nom de Côte-Saint-André, et produit des vins durables propres à l’exportation. Parmi les vignes de la Drôme, on cite les nombreux quartiers appelés mas, dont l’ensemble constitue le magnifique vignoble de l’Ermitage. Le département de Vaucluse est en possession d’approvisionner la France et l’étranger du vin célèbre de Château-Neuf-du-Pape, dont le meilleur provient du vignoble de La Nerthe, et qui figure sur les tables opulentes. Parmi les produits les plus estimés du Gard, on doit compter les vins de Saint-Gilles, de Langlade et le Tokai-Princesse. Les progrès de la vinification dans les Bouches-du-Rhône promettent un plus grand essor aux exportations des produits bien connus de Saint-Louis et Sainte-Marthe, des vins blancs de La Ciotat, enfin des vins de liqueur qui concourent, avec les raisins desséchés, à développer un commerce déjà très étendu. Le Var, la Loire et la Loire-Inférieure promettent des résultats non moins satisfaisans. Dans le Haut et le Bas-Rhin, on fabrique d’excellens vins dits de paille avec des raisins desséchés, suivant une méthode analogue à celle qui produit le vin de Tokai. Quelques vins blancs justement appréciés donnaient lieu autrefois à un commerce d’exportation avec l’Allemagne que raviveront un jour les fécondes relations ouvertes entre la France et tous les peuples commerçans du monde. Déjà en effet, sur plusieurs points, les exportations de nos vins se sont accrues sous l’influence de quelques mesures favorables.

Les importations de vins français dans la Grande-Bretagne se sont depuis quatre mois accrues du double, si on les compare aux importations de 1859. Alors les quantités s’étaient élevées seulement à 1,003,500 litres, tandis qu’en 1860 elles atteignent 2,376,000 litres, et cependant l’attente certaine d’un nouveau dégrèvement au 1er janvier 1861 a nécessairement restreint les commandes aux quantités que les marchands anglais ont la certitude d’écouler avant cette époque[87]. Pour se faire une idée de l’importance de cet accroissement dans nos relations commerciales, il suffit de rappeler que, sur les 2,109,647 hectares de vignes cultivés dans soixante-seize de nos départemens, sans y comprendre l’Algérie[88], on récolte, année commune, au-delà de 45 à 50 millions d’hectolitres de vins. Or les prix du vin en France varient, suivant les crus, les années et les circonstances commerciales, entre 10 et 200 francs, et s’élèvent même jusqu’à 600 francs l’hectolitre ; si l’on en estime la valeur moyenne à 25 francs, on trouvera qu’une somme de 1 milliard 250 millions représente l’importance actuelle du commerce intérieur et extérieur en ce genre. Cette importance ne peut manquer de s’accroître, si rien n’entrave la marche ascendante de notre commerce : grâce à de plus larges débouchés pour nos vins de table, à la multiplication de nos voies ferrées, on livrera moins de vins à la distillation, et l’on se préoccupera davantage de développer, en les améliorant, la culture des vignes et la vinification. En voyant à quel degré d’importance est parvenu le commerce extérieur de nos vins malgré de fâcheuses entraves, on peut sans hésiter prévoir le développement considérable que lui vaudra un régime plus libéral. Toutefois, pour qu’un tel progrès se maintienne, la viticulture doit satisfaire à bien des conditions. Nous avons indiqué dans quelle mesure elle peut s’aider de la science pour répondre à toutes les exigences d’une situation nouvelle. Les efforts qui se poursuivent dans toutes nos régions viticoles nous assurent que ces exigences seront satisfaites.


M. PAYEN.


  1. Voyez la Revue des 15 septembre, 1er novembre 1859 et 1er janvier 1860. Dans des études antérieures relatives au sucre, nous avions pressenti la réalisation prochaine des mesures qui seules pouvaient concilier les intérêts des industries saccharines rivales des colonies et de la métropole, en développant la consommation au profit de tous par rabaissement des droits Revue des 1er novembre 1857 et 1er mai 1859.
  2. Dès 1827 et 1828, nos trente départemens viticoles adressaient aux chambres des pétitions signées par plus de cent cinquante mille propriétaires représentant six millions de cultivateurs.
  3. Rappelons que la vigne vitis vinifera est placée par les botanistes dans la famille des ampélidées. Cette dernière dénomination vient du mot grec äμπεος vigne. Le vin était nommé dans l’ancienne Grèce οϊνος, d’où viennent les mots latin et français vinum et vin.
  4. La cellulose est une substance plastique qui, sécrétée pendant le cours de la végétation, forme la base organique des cellules, vaisseaux, fibres allongées, et constitue ainsi les parties élémentaires de tout l’édifice végétal. Sous les formes filamenteuses des fibres textiles du chanvre, du lin, de l’urtica nivea, du coton poils de la graine du cotonnier, la cellulose constitue l’élément presque unique de la fabrication des fils, des tissus de toiles et des différens papiers. Un exemple entre mille prouvera l’utilité de cette substance. En ce moment, par suite de l’énorme développement des écrits, des impressions de livres et journaux, de la fabrication des papiers peints, les papeteries manquent à tel point de matière première que le commerce des chiffons se trouve au rang des graves questions internationales.
  5. Dans tous les raisins, la matière colorante se compose d’une substance brune et d’une autre jaunâtre ; dans le raisin noir, on trouve en outre des principes colorans rouge et bleu, dont le mélange, suivant que l’un ou l’autre domine, produit les diverses nuances de violet tournant au rouge ou au bleu sombre qui caractérisent les nombreuses variétés de raisins et de vins rouges.
  6. Quelques variétés seulement contiennent, jusque dans toute la masse de la pulpe charnue du fruit, des matières colorantes offrant une nuance violette foncée. Ces sortes de vignes ne sont en général cultivées qu’exceptionnellement, et les raisins dits teinturiers qu’elles produisent sont destinés à la préparation des vins de couleur intense qu’on emploie pour rehausser la teinte des vins trop pâles.
  7. Les pépins, sorte de noyau renfermant l’amande et le germe de la graine, se caractérisent par une structure serrée, presque ligneuse, que j’ai décrite avec M. de Mirbel vol. XXX et XXII des Mémoires de l’Académie des Sciences. Dans les pépins de raisin, les principes les plus abondans, outre la cellulose et le ligneux, sont le tanin ou acide tanique, qui dans les vins soumis au cuvage s’ajoute au tanin des enveloppes du raisin, et une huile grasse de la nature de celles que toutes les graines renferment. Cette huile, propre à l’éclairage et à la fabrication du savon, peut en être parfois extraite économiquement dans la proportion de 10 à 12 pour 100, lorsqu’on ne préfère pas employer les pépins à la nourriture des poules, des faisans, ce qui utilise en outre les substances azotées également contenues dans les pépins.
  8. Nous venons de désigner les substances organiques, colorantes, aromatiques, astringentes, azotées, grasses et salines renfermées dans le tissu qu’on rencontre immédiatement sous l’enveloppe épidermique du raisin. Pour compléter l’indication de la composition chimique du fruit, nous devons ajouter les principes contenus dans la masse globuleuse sous-jacente : ce sont, outre l’eau qui les tient en dissolution, la glucose, douée de la saveur douce et sucrée, les acides pectique, malique, le bitartrate et le racémate de racemus, grappe de raisin de potasse, concourant tous à développer la saveur acidulée du fruit ; l’albumine, qui joue un rôle utile dans l’alimentation des hommes et sert à nourrir le ferment, principe latent aussi renfermé dans le raisin ; des substances grasses ; enfin différens sels. Les iodures par exemple se rencontrent en plus fortes proportions dans les vins des contrées maritimes, notamment des vignobles de l’île de Ré et de La Rochelle. Le goître étant inconnu dans ces contrées et généralement sur tout le littoral des mers, on en a conclu que, pour faire disparaître cette affection, il faudrait faire usage dans les localités où elle règne d’alimens et de boissons aussi riches en iode ou sels iodurés que les substances alimentaires généralement en usage dans les pays plus favorisés.
  9. M. le comte Odart, dans la deuxième édition de son Traité d’Ampélographie, cite l’ouvrage de Kutsami, écrit en chaldéen et très estimé des Arabes au temps de leur splendeur.
  10. L’abbé Rozier avait entrepris en 1780 de fonder un établissement dans lequel il se proposait de dresser la synonymie des cépages, d’indiquer leurs caractères distinctifs, les procédés de culture et de taille propres à chaque variété, les qualités des produits et les proportions des mélanges de raisins qui pouvaient donner les vins les plus estimés. Divers obstacles imprévus firent échouer son projet. M. de Champagny, ministre sous le premier empire, donna la mission de rectifier la nomenclature des cépages a Bosc, membre de la section d’économie rurale de l’Académie des Sciences et de la Société d’Agriculture. Ce savant, par des recherches actives en différentes contrées, s’était mis en mesure d’accomplir la tâche difficile qui lui était confiée ; mais la mort vint le surprendre avant qu’il eût réuni ses observations nombreuses en un corps d’ouvrage méthodique.
  11. Les dispositions qui ont été prises avec l’appui de M. le ministre de l’agriculture permettront de maintenir la collection de Paris dans le jardin du Luxembourg. La collection de l’Algérie sera confiée aux soins de M. Hardy, l’habile directeur des pépinières centrales qui répandent chaque année dans notre vaste colonie un grand nombre de bonnes espèces et variétés d’arbres à fruit et forestiers. M. Mares, correspondant de la Société centrale, surveillera la culture de la collection transplantée dans le département de l’Hérault, et M. Demetz, le savant agronome-administrateur qui dirige avec tant de zèle, de dévouement et de succès la colonie pénitentiaire de Mettray où six cent cinquante enfans sur sept cents travaillent à la culture de 250 hectares, met le plus gracieux empressement à cultiver la collection destinée au département de l’Indre. Déjà M. le duc Decazes a pu s’assurer lui-même du concours qu’il est possible d’attendre de la part des jeunes détenus : pendant son séjour, une brigade d’entre eux fut chargée, d’après ses indications, de dresser par département une liste alphabétique des cépages. Les jeunes ouvriers, devenus apprentis viticulteurs, parvinrent, après s’y être pris à deux fois il est vrai, à dresser exactement la table alphabétique qui leur était demandée.
  12. La réunion récente d’un congrès pomologique de nos plus habiles viticulteurs, la plupart membres des sociétés d’horticulture du Rhône, de la Gironde et de nos deux Sociétés centrales d’agriculture et d’horticulture.
  13. Citons à ce propos l’exemple assez curieux d’un professeur de culture peu familiarisé avec certaines habitudes locales. Ayant rapporté lui-même cinq ceps de Fontainebleau, il avait constaté que ces vignes transplantées avaient dès la première fructification produit des raisins dont les grains étaient très serrés, tandis qu’à Fontainebleau les grappes de chasselas portaient toujours des grains assez écartés. Il ignorait sans doute qu’à Fontainebleau on assure artificiellement cet utile écartement des fruits sur chaque grappe en coupant avec de fins ciseaux les grains trop rapprochés les uns des autres : pour rendre les conditions égales, il aurait donc fallu faire venir aussi de Fontainebleau les ouvrières habituées à ce travail, ou du moins adopter leur utile pratique.
  14. Une anecdote curieuse que je tiens d’un savant ami M. Bérard, doyen de la faculté des sciences de Montpellier semble trancher la question de supériorité entre les raisins de Fontainebleau et ceux du midi. M. Bérard avait reçu chez lui l’un des chimistes les plus illustres de la Grande-Bretagne et lui faisait les honneurs de son riche département en le guidant à travers les immenses vignobles de l’Hérault. Sir Humphry Davy, grand consommateur et appréciateur de nos excellens chasselas de Thomery, dont il ne pouvait se lasser, trouva plus délicieux encore les raisins aromatiques et très sucrés du muscat de Frontignan, qu’il venait de goûter. Il pria M. Bérard d’en prendre une ample provision qui pût lui suffire pendant la durée d’une promenade ; à peine rassuré sur ce point en voyant cueillir une douzaine de ces grappes volumineuses, il ne put cependant achever même la seconde grappe. — Mon cher ami, dit-il à M. Bérard, vous aviez bien raison : ce raisin est exquis, mais je n’en pourrais manger davantage.
  15. Les synonymes suivans désignent en différens lieux cette variété : tokai des jardins, chasselas royal rose, — rose du Pô, Royal-tramontaner des Allemands.
  16. Désigné aussi sous les noms de gros coulard et froc de la Boulaye.
  17. En différentes localités, on a donné au fruit blanc et sucré du chasselas cioutat les noms de raisin d’Autriche, — persillade Petersilien-traube des Allemands, — ciotat et chasselas à feuilles laciniées.
  18. La synonymie de ce cépage comprend les dénominations de chasselas violet de la Pomme française, — rouge commun, — septembre ou Ceresa de l’Isère.
  19. On lui a donné les synonymes : chasselas fendant jaune, — fendant vert.
  20. Dans la grande collection de M. André-Leroy d’Angers, cette dernière variété est désignée sous le nom de tokai des jardins.
  21. Voici d’ailleurs les dénominations et les caractères distinctifs des six plus intéressantes variétés de muscat cultivées :
    . Muscat blanc ordinaire. Ses grappes, assez volumineuses, cylindriques, présentent des grains serrés, qui, éclaircis à temps, prennent en mûrissant sous les radiations solaires une teinte légèrement ambrée. C’est alors un raisin sucré, succulent, qui, dans nos climats méridionaux, concourt à fournir les moûts qui donnent le vin liquoreux bien connu de muscat Frontignan. — La variété dite muscat d’Alexandrie produit des grappes très volumineuses, à gros grains de forme ovoïde naturellement assez écartés, qui toutefois sous le climat de Paris, même dans les années favorables, n’atteignent qu’en espaliers bien exposés au sud leur maturité complète ; la coloration est alors jaunâtre, légèrement orangée. C’est un fruit d’assez ferme consistance, sucré, doué d’un arôme moins prononcé que celui du muscat ordinaire. — Sous le nom de muscat de Syrie, on désigne une des plus précieuses variétés que l’on puisse introduire dans la culture des jardins aux environs de Paris comme dans les départemens de l’est, de l’ouest et du centre de la France. Cette vigne donne de belles grappes à gros grains ovoïdes, de couleur jaunâtre orangée, doués d’un délicieux parfum, et qui parviennent aisément, dans ces régions, au terme de leur maturité vers la même époque que le chasselas doré. Quant aux variétés nommées muscat rouge et muscat violet, elles n’ont de particulier que la coloration spéciale de leurs fruits, prononcée surtout lorsqu’ils arrivent à maturité. Au contraire la variété dite muscat précoce ou madeleine musquée de Courtiller, cette variété distincte, obtenue par M. Courtiller d’un pépin de la vigne d’Ischia, est remarquable à plusieurs titres : elle donne des fruits excellons, aromatiques et sucrés, qui mûrissent dès la fin de juillet ou durant les premiers jours du mois suivant.
  22. Les synonymes sont : spiran, espiran, aspiran, riberal, riberenc.
  23. Parmi les désignations synonymes de cette tribu, citons celles de ouillade et œillade dans l’Hérault et le Gard, de cinq-saous à Saint-Gilles Gard, boudoulès dans les Pyrénées, milhaud et prunelas Tarn-et-Garonne, motteville noir Haute-Garonne, gros maroquin Charente, œillade bleue. En quelques endroits, on a par erreur adopté pour cette tribu la dénomination d’espagnen.
  24. Désigné par les synonymes belosard nom d’un village du Jura, blussard, plussard, pendoulot, raisin perle, méclier, métie dans le département de l’Ain.
  25. Une variété, dite corinthe blanc sans pépins, est originaire de France. Ses grappes, plus volumineuses, portent des grains plus gros que dans les deux variétés précédentes ; mais le goût en est moins relevé et moins agréable.
  26. Nous n’avons pas parlé de trente-cinq variétés, comprenant quatorze chasselas, douze muscats et neuf variétés appartenant à d’autres tribus : c’est que le dernier congrès des viticulteurs français réunis à Bordeaux ne les a pas considérées comme assez bien déterminées ou assez distinctes. Nous devons dire que, d’après l’autorité du congrès, on doit rejeter les variétés de raisins nommées muscat de la mi-août et moscatellonero.
  27. Les raisins de table donnent lieu à un commerce intérieur qui chaque année, grâce aux chemins de fer, acquiert plus d’importance, et permet aux viticulteurs de nos départemens du midi d’envoyer au centre et au nord de la France les fruits de leur récolte en devançant ainsi l’époque de la maturité des raisins obtenus près de Paris.

  28. Automne Eté Mois le plus chaud
    Bordeaux 14°4 21°7 22°9
    Francfort-sur-le-Mein 10° 18°3 18°8
    Paris 11°2 18°1 18°9
    Cherbourg 12°5 16°5 17°3
    Londres 10°7 17°1 17°8


    On sait que dans ces deux dernières localités, à Londre9 et à Cherbourg, on ne peut cultiver la vigne en pleine terre.

  29. Certains engrais, tels que les chiffons de laine et de soie, les râpures de corne, les os en poudre, d’une décomposition très lente, peuvent Être employés en proportions triples ou quadruples de la ration annuelle, une fois en trois ou quatre ans. Un des moyens de rendre à la terre en grande partie ce que la végétation annuellement lui enlève consiste à brûler les sarmens retranchés, les rafles et marcs de raisin, afin d’en répandre les cendres sur le sol ; mais il faut se rappeler en tout cas qu’un excès de fumure produit des raisins plus gros, plus aqueux et moins sapides.
  30. Ceci indépendamment des chances d’invasion des propagules de la maladie spéciale contre laquelle l’utile application du soufrage a été indiquée dans la Revue du 1er septembre 1856.
  31. On nomme contre-espaliers des treilles parallèles aux mars en espaliers établies à 2 mètres ou 2 mètres 1/2 de distance en avant de ces murs. Ces treilles sont formées de poteaux et treillages en bois ou cordons horizontaux en fil de fer.
  32. Ces sortes d’abris sont fabriqués en grand dans la belle usine fondée depuis deux ans par M. J. Guyot à Clichy, près de Paris.
  33. On a pu voir à l’exposition ouverte dans le Palais de l’Industrie cette année même, mai 1860, par la Société centrale d’horticulture, les magnifiques spécimens de chasselas coupés sur les treilles de Thomery à la fin du mois de septembre 1859 et parfaitement conservés suivant cette méthode par MM. Rose et Constant Charmeux et deux autres viticulteurs.
  34. C’est encore ainsi, comme nous l’avons dit ailleurs, qu’on est parvenu à limiter les immenses ravages de l’oïdium. Voyez la Revue du 1er septembre 1856.
  35. Il en est autrement des animaux plus grands, soit qu’ils disparaissent spontanément de la surface de notre planète, où ne se rencontrent plus les conditions primitives de leur existence, soit que, toujours en butte aux attaques de l’homme, ils soient forcés de lui céder peu à peu le terrain. C’est ainsi que le nombre des animaux féroces diminue toujours à mesure que s’accroît la population humaine, que dans des espaces circonscrits par les mers ils ont même entièrement disparu, comme les loups de la Grande-Bretagne.
  36. On pourrait encore classer les nombreuses variétés de la vigne cultivée en plein air suivant l’époque moyenne de l’année où les fruits arrivent à maturité complète. Cette classification relative à nos différentes contrées viticoles aurait même une grande utilité pour l’assortiment des cépages qui doivent concourir à former le bouquet des vins estimés ; elle permettrait de faciliter, en les régularisant, les opérations de la vendange et de la vinification. M. le comte Odart a donné, dans son Ampélographie, le premier exemple d’un classement des cépages suivant six époques de dix en dix jours de la maturité de leurs fruits, relativement au climat de la Touraine. Les premières notions positives ainsi obtenues seront sans doute étendues aux climats de Paris, de Montpellier et de l’Algérie, grâce au nouvel établissement des collections de vignes dans ces localités. On y peut remarquer que les meilleures variétés de nos vignobles du centre, de l’est et de l’ouest mûrissent pendant les deuxième et troisième époques, tandis que les raisins plus tardifs des quatrième, cinquième et sixième époques ne conviennent guère qu’à nos contrées plus méridionales.
  37. Plusieurs ampélographes ont adopté une orthographe différente du même nom, qu’ils écrivent pinot.
  38. En différentes contrées, le pineau noir a reçu des synonymes qu’il ne faudrait pas confondre avec des variétés distinctes. On le désigne ordinairement sous les dénominations suivantes : noirien, dans la Côte-d’Or ; franc pineau, dans l’Yonne ; auvernat, dans le Haut-Rhin, le Loir-et-Cher et l’Orléanais ; c’est le plant noble d’Indre-et-Loire, le seau noir du Jura et de l’Ain, le schwartz kewner de l’Alsace, le noir de Franconie et le noir de versith de la collection de Bude, le czerna okrugla ranka de Hongrie et de Smyrne. On l’a parfois, et bien à tort, confondu avec le tokai.
  39. On l’appelle aussi bien burot que pinot gris en Bourgogne, petit-gris et fromentot en Champagne, auxois, auxerras, gris de Dornot dans la Moselle, affumé, enfumé en Lorraine, cordelier gris dans l’Allier, griset, muscadet, malvoisie, auvergnat gris dans le Loiret et l’Indre-et-Loire, fauve dans le Jura, malvoisie, dans le Doubs, grauer klœvner et ruhlander en Allemagne.
  40. On le connaît sous les noms de sarfeger en Hongrie et de grauer tokayer on Allemagne.
  41. On le nomme dans la Côte-d’Or tantôt noirien blanc, tantôt chardenai ou chaudenai ; il est connu dans Saône-et-Loire sous le nom de yonne.
  42. Dont le nom est dérivé du bourg appelé Gamay, en Bourgogne, où d’abord il fut cultivé.
  43. Ou gamay noir du Beaujolais, — gamay de Laclère, Yonne, — lyonnaise commune, Allier.
  44. Gamay de Liverdun éricé noir et grosse race.
  45. Les synonymes sont : veronas à Saumur, breton dans les départemens d’Indre-et-Loire, véron dans la Nièvre et les Deux-Sèvres, carmenet du Médoc et vuidure de Graves dans la Gironde, bouchot dans les vignobles renommés de Saint-Émilion.
  46. D’après M. Bouchereau, la même tribu comprend le carbenet ou carmenet-sauvignon du Médoc, vuidure-sauvignon de Graves, bouchet-sauvignon de Saint-Émilion ; l’adjectif sauvignon vient de ce que les sarmens et les feuilles de ces variétés ressemblent aux parties correspondantes du sauvignon blanc.
  47. Dans le grand concours national d’agriculture qui vient de se terminer par la distribution des récompenses, les vins d’Algérie présentés par un habile viticulteur, M. Dumas, de Médéah, ont obtenu la grande médaille d’or : on a surtout remarqué ses imitations de madère, de muscat frontignan, même un vin rouge de table rappelant certains produits ordinaires de la Bourgogne, remarquable par sa complète diaphanéité, signe certain d’une facile conservation.
  48. M. Jules Guyot, dans un récent ouvrage intitulé Culture de la vigne et vinification, en cite de curieux et positifs exemples, puisés dans ses observations directes et sa pratique personnelle. Voici comment il établit les bases du rendement comparatif à superficie égale de la ferme et du vignoble en Champagne :
    . Vingt-quatre hectares de terrains défrichés mis en culture de ferme donnent, après douze années d’avances de capitaux et de temps, un produit brut annuel de 5, 600 francs soit 233 francs par hectare, recueilli sur huit parcelles de trois hectares chacune, emblavées successivement en froment, avoine, seigle jachère, orge et prairies artificielles maintenues trois années.
    La même superficie plantée en fins cépages pineaux noirs donne, au bout de huit années de temps et d’avances, un produit brut annuel, calculé sur une moyenne de douze ans, qui s’élève à 30,000 francs *, c’est-à-dire à 1,500 francs par hectare, ou six fois et demie environ plus élevé que le produit de l’hectare de ferme dans la même localité. Dans les terres de la Champagne où l’on cultive les gros cépages ou gamays, la vendange vaut encore trois fois plus à égale superficie que la récolte brute de la ferme. Ces résultats, considérés au point de vue des intérêts de la population, offrent encore de plus remarquables différences. En effet, la valeur moyenne de la main-d’œuvre pour la culture et la récolte d’un hectare de ferme atteint à peine 25 francs, tandis que le salaire des ouvriers pour un hectare de vigne en Champagne varie, suivant les crus, de 125 à 400 francs. La culture des vignobles peut donc entretenir une population ouvrière de cinq à seize fois plus nombreuse que la culture des champs.
    • En tenant compte des maladies de la vigne et des intempéries des saisons, on a constaté une récolte moyenne de quinze pièces de vin, contenant chacune deux hectolitres, dont le prix moyen a dépassé 50 francs l’hectolitre.
  49. Ce n’est pas qu’on ne puisse au-delà de telles pentes établir des vignobles productifs tels que ceux que l’on rencontre sur des terrains escarpés où, comme dans les vignobles de Condrieux et de l’Ermitage, non loin des rives du Rhône, il a fallu rendre la culture praticable au moyen de terrasses étagées, mode de culture que l’on retrouve sur une partie des coteaux qui produisent le vin blanc si renommé de Saint-Perray.
  50. « Plante ta vigne sur le coteau, sème ton blé entre fossés, pour sûr tu ne t’en trouveras pas mal. » Semer le blé entre fossés, dans un terrain plan et fertile, ordinairement argileux, tel était alors le mode de culture, dit en billons, remplacé depuis avec de grands avantages par les cultures en terrains unis et assainis a l’aide des méthodes plus récentes et plus efficaces encore du drainage perfectionné.
  51. Toutefois le cru des Marcs-d’Or près Dijon est presque complètement situé au nord.
  52. Les anciens connaissaient bien l’utilité de l’égouttage du sol planté en vignes comme moyen d’éviter, dans certaines localités, les effets d’une humidité surabondante : ils avaient ordinairement recours dans ces circonstances à l’usage des fossés empierrés ; quant au drainage à l’aide de tubes en poterie placés bout à bout suivant une pente légère ou parallèlement à la superficie des terrains inclinés, est-il applicable aux vignobles ? Bien des doutes dans ces derniers temps avaient été émis à cet égard : on craignait que la pénétration des racines dans les joints des tubes n’occasionnât promptement des obstructions, que l’établissement des drains ne fût trop dispendieux dans les terrains irréguliers des vignobles. M. le comte Duchâtel a démontré le premier que ces craintes étaient sans fondement ou tout au moins exagérées : il a drainé en 1852-53 près de 2 hectares de ses vignes du Médoc en creusant les fossés à 1m, 20 de profondeur et employant 800 mètres de tubes par hectare. Les effets favorables se sont produits presque aussitôt, et dès l’année suivante le drainage fut étendu, dans son domaine, à 70 hectares de vignes. Les lignes des tubes furent établies à 8 et 15 mètres d’écartement : dès lors disparurent tous les signes extérieurs et les inconvéniens d’une humidité surabondante. Cet exemple fut bientôt suivi par M. de Bryas, de 1853 à 1855, dans sa belle propriété du Taillon. Une troisième application heureuse a été faite ensuite par M. Persac de Saumur Maine-et-Loire, qui a fait coïncider les travaux préparatoires de la plantation du vignoble avec l’établissement du drainage.
  53. Les plants doivent toujours être disposés en lignes, de façon à recevoir plus directement l’air et surtout la lumière indispensables à l’accomplissement des phénomènes de la vie dans toutes les parties vertes des plantes. Dans un grand nombre de terrains peu fertiles, où la culture des fourrages et des céréales serait impossible, les plants délicats de la vigne peuvent encore donner des résultats avantageux ; mais alors l’espace entre les ceps doit être agrandi, afin que les racines puissent librement s’étendre et trouver dans un plus grand volume de terre une nourriture suffisante. Nous citerons à ce propos un exemple des plus remarquables, donné dans des conditions très difficiles par un habile viticulteur, M. Cazalis-Allut, de l’Hérault, qui vient d’obtenir la prime d’honneur au dernier concours régional. Sur son exploitation viticole de 160 hectares, le sol calcaire et ferrugineux contient peu de terre végétale ; les pierres dures sont tellement nombreuses qu’on ne peut faire de défoncement. Il a fallu se borner a remuer la couche pierreuse avec la charrue pour atteindre le peu de terre qu’elle recouvre. Des trous de 25 centimètres ont reçu les crossettes enracinées mises en rangées parallèles distantes de 3 mètres, les pieds de vigne étant eux-mêmes plantés à 1m, 10 d’intervalle les uns des autres. Les façons tous les ans se sont bornées, en guise de labours et de binages usuels, Il déplacer les pierres tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. La culture ainsi dirigée donna en moyenne au bout de six ans 50 hectolitres de vin par hectare, valant 500 fr. et laissant un bénéfice net de 300 fr. Les vins du domaine d’Aresquiès n’étaient applicables autrefois qu’à la fabrication de l’alcool : ils ont été amélioré de telle façon par le choix des cépages et les soins de vinification qu’ils entrent aujourd’hui directement dans la consommation. Lorsque des plants de bonnes variétés sont trop vieux, on les renouvelle par le recepage ; s’ils sont de qualité inférieure, M. Cazalis les rajeunit par la greffe : il y a réussi même sur des souches âgées de plus d’un siècle.
  54. On supposait autrefois et cette opinion subsiste chez quelques viticulteurs que toujours et pour tous les terrains les fumures étaient nuisibles dans les vignobles. La célèbre ordonnance de Philippe le Hardi prouve qu’en 1395 la prohibition absolue des fumures et l’exclusion des plants de gamay semblaient les seuls moyens de rendre aux vignobles de la Bourgogne leur antique renommée et à ses vins leur vertu bienfaisante.
  55. Ces engrais infects résultent de l’accumulation des boues de la ville de Paris qui séjournent durant deux années en tas considérables aux abords des champs de vignes sur le territoire de la commune d’Argenteuil. Ce n’est qu’après les plus rapides dégagemens des vapeurs nauséabondes si désagréables aux propriétaires voisins que l’on peut répandre l’engrais sans avoir à craindre une action trop vive, qui serait nuisible à la végétation. Les fumiers de ferme conviennent bien mieux dans les terres à vigne de la Champagne. Dans la plupart des vignobles, les engrais à décomposition lente tels que les débris des tissus de laine ou de soie, les râpures de corne, les os en poudre, sont préférables encore. On y ajoute avec profit les cendres des foyers, qui fournissent des sels alcalins utiles à la plante.
  56. Nous devons dire cependant que, par des cultures expérimentales sur un des coteaux d’Argenteuil bien exposés, M. J. Guyot, après avoir substitué au gamay des plants fins de pineaux, a pu obtenir des vins comparables à ceux de plusieurs de nos crus renommés.
  57. Dans la Côte-d’Or, on entretient les cépages en se bornant à provigner en proportion des pertes qu’éprouvent les ceps par vétusté ou par suite des intempéries des saisons.
  58. Le grand vin du Clos-Vougeot par exemple se prépare exclusivement avec des raisins de très vieux ceps.
  59. L’humidité acquise sous terre assouplit l’écorce et facilite les développemens ultérieurs des racines sur les parties souterraines, de même sans doute que l’écorçage de cette portion des boutures, conseillé récemment et pratiqué avec succès.
  60. Par suite d’une fâcheuse négligence dans le choix des cépages, la culture des vignobles et la fabrication du vin, la Corso ne fournit en général que des vins peu estimés, ne se conservant pas mieux que les produits similaires de l’Algérie, de la Toscane et de plusieurs régions de l’Italie. Quelques vignobles cependant, entretenus dans des conditions meilleures, restent comme les indices de ce que la France pourrait obtenir de cette lie, remarquable déjà par tant d’autres productions, ses fruits, ses bois, ses marbres, ses houilles, ses mines de fer, etc. Au premier rang des vins de la Corse, et comme le meilleur de tous, on cite le vin de Tallano, d’un vignoble auprès de Sartène. Plusieurs autres crus se font remarquer aux environs de Bastia, d’Ajaccio, de Calvi et de Corte. Le commerce tire encore de cette lie quelques bons vins analogues au madère et aux vins de liqueur, notamment le malaga et le muscat du Cap-Corse.
  61. Le ban des vendanges est également supprimé dans les crus du Médoc, où l’on observe de si bonnes pratiques de viticulture et d’œnologie ; mais cette fixation de l’époque des vendanges par l’autorité, sur l’avis de vignerons experts, existe encore dans beaucoup de communes de France, dans la Champagne notamment. Choisie souvent à temps utile pour le raisin noir, elle est parfois trop hâtive pour les raisins blancs, qu’un certain excès de maturité améliore.
  62. Les paniers de cette sorte préférés en Champagne ont environ 45 centimètres de diamètre et 11 centimètres de profondeur ; l’anse de ces paniers s’élève de 33 centimètres au-dessus des bords.
  63. Ce n’est pas une blancheur semblable à celle des vins que l’on prépare exclusivement avec des raisins blancs : on sait que le meilleur vin blanc mousseux de Champagne, fabriqué avec des pineaux noirs, offre toujours une très faible teinte fauve ; mais ces vins doivent être exempts de coloration rouge ou rose, sous peine d’être classés parmi les vins mousseux rosés, qui souvent ont une valeur moindre et trouvent de moins faciles débouchés.
  64. Dans un grand nombre de réactions spontanées et plus complexes sur les matières végétales et animales, les fermentations acides, putrides ou ammoniacales, sont activées par des fermens organisés : ces êtres microscopiques, c’est-à-dire isolément invisibles à l’œil nu, séminules des diverses végétations cryptogamiques, comprennent des milliers d’espèces distinctes susceptibles de se développer au sein d’une foule de substances organiques solides ou liquides, et d’exercer des influences funestes à l’hygiène publique lorsque, à défaut des soins dont les populations en général ignorent l’importance, ces substances s’accumulent, s’altèrent, fermentent et exercent spontanément autour de nous leur action délétère.
  65. En Bourgogne, les cuves sont en bois, de forme conique, posées sur leur plus large base, afin que l’on puisse resserrer facilement, les cercles en bois ou en fer ; elles ont une contenance qui varie de 15 à 50 hectolitres. Les grandes citernes en maçonnerie, cimentées à la chaux, sont principalement en usage dans le midi de la France. Des poutrelles transversales à la partie supérieure supportent un plancher mobile sur lequel on jette le raisin. Des hommes piétinent avec leurs sabots en bois sur les grappes, puis, soulevant quelques planches, font tomber dans la citerne tout ce qui ne s’y est pas spontanément écoulé. On abrège le transport au moyen d’un chemin en pente douce qui permet aux voitures de monter facilement au niveau des bords, lors même qu’ils s’élèvent plus ou moins au-dessus du sol. Dans toutes les régions viticoles, lorsque la vendange tardive ne peut se faire que par un temps froid, la fermentation serait trop longtemps arrêtée, si l’on n’avait la précaution de récolter le raisin le plus possible après la rosée du matin, et mieux encore d’échauffer le cellier à 16 ou 20 degrés, et d’y étendre les grappes afin qu’elles prennent la température ambiante avant d’être écrasées.
  66. Parfois il arrive que, sous l’influence d’une température douce et humide, ces altérations se sont inopinément produites ; il faut se garder alors de refouler la masse écumeuse dans la cuve et se hâter soit d’enlever toute la partie superficielle atteinte, si la fermentation est encore peu avancée, soit de soutirer le vin éclairci, qui doit achever sa fermentation alcoolique dans des tonneaux ou des foudres, sauf à séparer du marc la superficie altérée avant de porter le surplus au pressoir. L’emploi des cuves closes, ou mieux des grilles en bois à larges ouvertures qui maintiennent toutes les rafles immergées, permet d’éviter ces accidens de fabrication. M. Maumenée, dans son remarquable ouvrage sur le travail des vins, conseille un moyen simple et facile de répartir les rafles et pellicules dans toute la masse de la vendange préalablement écrasée : il dispose, à mesure que la cuve s’emplit, à chaque cinquième de sa hauteur, un filet fixé à des crochets renversés ; le marc est ainsi retenu et convenablement espacé ; ne pouvant monter en écume, il offre une grande surface à l’action du liquide, qui peut aisément dissoudre les substances utiles à la coloration et à l’astringence du vin.
  67. Chacun sait que la plupart des vins de table sont plus légers que l’eau, puisqu’ils y surnagent lorsqu’on les a versés très doucement. Le jus du raisin est au contraire plus lourd que l’eau en raison du sucre qu’il renferme. On conçoit sans peine que le sucre, en se transformant en alcool, comparativement très léger, allège de plus en plus le liquide devenu vineux. C’est au moment où, la densité du vin étant égale à celle de l’eau, l’aréomètre ou œnomètre y descend à 0°, que plusieurs œnologues conseillent de procéder au décuvage.
  68. Découvert par MM. Liebig et Pelouze ; son nom, dérivé de deux mots grecs signifiant vin et fleur, annonce que cet éther entre pour sa part dans le bouquet des vins.
  69. On ne peut se refuser à croire qu’il en soit ainsi en considérant que la finesse de l’arôme des vins comme des excellentes eaux-de-vie de la Charente ne saurait s’acquérir en bouteilles à parois imperméables qu’après un assez long séjour dans des tonneaux.
  70. Ce sang a dû être primitivement battu au moment même où l’on a saigné l’animal, afin de lui enlever la fibrine, qui autrement le ferait prendre en caillots.
  71. On a essayé l’année dernière avec succès, paraît-il, de substituer au plâtre, dans les cuvées, le sel marin, doué également de vertus antiseptiques et exempt des propriétés insalubres des sulfates de chaux et de potasse ; mais on ne saurait avoir la certitude que cette addition fût elle-même d’une parfaite innocuité. Le vin clarifié de la sorte ne serait plus en tout cas le délicieux et irréprochable breuvage assimilable aux grands crus de France.
  72. Ce fait, signalé à l’attention de la Société centrale d’agriculture de France et au conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine, est en outre consigné dans le bel ouvrage publié par M. V. Rendu.
  73. Mémoire inséré au bulletin de la société d’agriculture de l’Hérault.
  74. On frotte tout simplement les grappes sur un grillage étamé où les fruits entrent dans chaque maille que la grappe ne peut traverser : les grains ainsi détaches roulent directement vers le pressoir sur un plan incliné ou dans une trémie en bois.
  75. Quelques vins blancs qui renferment une notable proportion de tanin pourraient être clarifiés une ou deux fois au plus par la gélatine ; l’ichthyocolle serait indispensable pour les clarifications ultérieures.
  76. J’ai eu l’occasion de la découvrir en étudiant la rédaction du programme de l’un des concours de la Société d’encouragement.
  77. Les qualités tout exceptionnelles des vins mousseux de la Champagne, un peu variables d’ailleurs suivant les crus et les expositions, s’expliquent par le choix judicieux de fins cépages très soigneusement entretenus, et d’où l’on écarte les gros plants de gamay. L’attention du viticulteur doit se porter encore sur le terroir, sur divers procédés de culture et de vinification, qui exigent des soins extrêmes. Les grands fabricans président eux-mêmes à la composition si importante de leurs cuvées.
  78. Lorsque le vin, au moment de la mise en bouteilles, ne contient pas la dose suffisante de glucose échappée à la fermentation, ce qu’on reconnaît par un essai d’évaporation jusqu’au sixième de son volume et par la vérification du degré aréométrique, on y fait dissoudre une dose convenable de sucre de canne candi de nuance très légèrement ambrée.
  79. Il faut 620 grammes de sucre pour préparer un litre de ce sirop vineux.
  80. Nous suivons ici les indications d’un consciencieux écrivain, M. S. Lavalle.
  81. Près du château de Gilly, jadis habitation somptueuse des pères cellériers de l’ordre de Citeaux, alors détenteurs des principaux vignobles de la Côte-d’Or, où, dit M. L. Leclerc, le congrès des vignerons français fut cordialement et splendidement reçu en 1845 par M. Ouvrard. Les expériences de dégustation eurent lieu sur les vins célèbres de Chambertin, Clos-Vougeot, Montrachet, dans la salle même où jadis les révérends pères s’étaient si souvent réunis.
  82. Les résultats suivans des analyses comparées des vins fins de Bordeaux et de Bourgogne faites par M. Fauré pour la Gironde et M. Delaruc pour la Côte-d’Or, analyses que M. de Gasparin a reproduites dans son Cours d’Agriculture, donnent une idée plus complète des différences qui existent entre les produits de ces deux grands crus de France ; quant aux principales substances que l’analyse immédiate peut facilement extraire, elles sont indiquées dans le tableau suivant :
    Composition des vins fins de la Gironde de la Côte-d’Or
    Alcool 9,188 13,480
    Tanin 0,112 0,079
    Bitartrate de potasse 0,100 0,057
    Bitartrate de fer 0,089 0,006
    Sels minéraux 0,025 0,065
    Matières colorantes 0,041 0,078
    Eau 90,085 86,235
    100 100


    La plupart des vins de France, même les vins de Champagne, analysés en Angleterre, offrent des quantités d’alcool plus grandes que celles trouvées dans nos laboratoires. Cela tient à ce que, voulant se conformer au goût général des consommateurs, les négociant exigent que les doses voulues soient complétées par les exportateurs à l’aide d’additions convenables d’esprit fin de Montpellier.

  83. La valeur moyenne des grands vins hors ligne du Médoc se trouve comprise entre 2,000 et 6,000 francs le tonneau de 912 litres, soit de 219 à 548 francs l’hectolitre. La plus grande partie de ces vins de première classe se consomment à l’étranger. Les vins de 2e classe valent de 1,200 à 1,400 francs le tonneau.br/> Les vins de 3e — 800 à 900 —
    Les vins de 4e — 700 à 800 —
    Les vins de 5e — 600 à 700 —
  84. De là vient l’habitude de désigner un ou deux vins seulement par le nom des fabricans de premier ordre et de donner aux autres des dénominations rappelant les crus, qui cependant n’ont pas seuls fourni les raisins de ces cuvées. C’est ainsi que l’on établit assez ordinairement dans le commerce la classification suivante entre les vins mousseux, dont la valeur est graduellement décroissante, depuis 6 francs ou 5 francs la bouteille de huit décilitres jusqu’à 3 francs ou 2 francs 50 centimes : Moët et Chandon, veuve Cliquot, Avize rosé, fleur de Sillery, Sillery supérieur, Sillery mousseux, tisane de Sillery. Chacun connaît aussi les grandes industries viticoles de MM. de Montebello de Mareuil-sur-Ay, Jacquesson de Châlons, Mumm de Reims, Rœderer, etc.
  85. La fabrication des vins mousseux dans le département de la Marne a suffi en 1850 pour remplir 35,648,124 bouteilles ; dans le cours de la même année, 8, 205, 395 bouteilles ont été expédiées à l’étranger, et 3,039,621 bouteilles sont entrées dans la consommation intérieure de la France.
  86. La juste renommée des vinaigres d’Orléans a longtemps contribué au remarquable succès de cette utile industrie. Malheureusement d’autres branches d’exploitation moins recommandables au point de vue de l’alimentation des hommes, parfois même dangereuses pour l’hygiène publique, ont envahi le marché, et menacent en ce moment d’une désastreuse concurrence la fabrication du vinaigre de vin. C’est que toutes les boissons plus ou moins faiblement alcooliques qui tournent à l’aigre peuvent être converties en liquides acides appelés vinaigres. D’autres industries, développées à la suite des fabrications des faux vinaigres avec les diverses boissons aigries, ont eu pour objet d’accroître la force de ces faibles acides. On y est parvenu en carbonisant en vases clos les menus bois par une température élevée jusqu’au rouge ; l’acide acétique, facilement obtenu ainsi, épuré jusqu’à ce qu’il devînt complètement incolore et sept ou huit fois plus fort que le vinaigre d’Orléans, fut d’abord mélangé aux faibles acides de la bière, du cidre, etc. Ce n’est pas tout : l’acide du bois fut ensuite tout simplement étendu de sept fois son volume d’eau ordinaire, puis on versa des matières gommeuses et sucrées, de l’éther acétique, etc., afin d’en masquer l’Acreté et de l’offrir aux consommateurs sous l’inexacte dénomination de vinaigre. À la fin du concours national qui vient de se clore, le jury, voulant récompenser la loyale préparation du vinaigre véritable d’Orléans et le recommander à l’attention générale dans un intérêt public, vient de décorner la médaille d’or à l’un des plus dignes représentant de cette utile industrie agricole.
  87. Pendant la même période, la valeur des objets de l’industrie parisienne expédiés à Londres a signalé un plus grand progrès encore, car elle a dépassé de 3,775,000 fr. la valeur constatée en 1859 par la douane de Paris.
  88. En 1859, le commerce des vins avec les nations étrangères a présenté les résultats suivans : Les quantités importées de diverses contrées du monde en vins ordinaires et de liqueur, contenus dans des tonneaux et dans des bouteilles, représentaient 11,446,764 litres, évalués à 7,612,310 francs. Les quantités de vins ordinaires et de liqueur exportées, soit en tonneaux, soit en bouteilles, et provenant, pour un tiers environ, du département de la Gironde, se sont élevées à 161,970,000 litres, représentant une valeur vénale de 186,030,021 francs. Si l’on ajoute les importations aux exportations, on arrive au chiffre de 104,242,331 francs, c’est-à-dire à près de 200 millions de francs, représentant le mouvement commercial auquel ont donné lieu en 1858 les divers vins entre la France et les nations étrangères.
    Les exportations, année moyenne, représentent 2 millions d’hectolitres sur une récolte totale de 50 millions en faisant la part des mauvaises années. 8 millions et demi d’hectolitres étant employés dans les distilleries et les vinaigreries, il en reste pour notre consommation intérieure 37 millions et demi, ce qui représente plus de 100 litres de vin pour chaque habitant de la France, autant que les Portugais en consomment et près de cent fois plus que les Anglais n’en gardent pour leur usage sur les quantités importées par leur commerce. Encore, sur les 330,000 hectolitres des vins consommés dans la Grande-Bretagne, la France ne figure-t-elle que pour 55,000 hectolitres.