De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/13

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CHAPITRE XIII

De l’uniformité


Il est assez remarquable que l’uniformité n’ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes. L’esprit systématique s’est d’abord extasié sur la symétrie. L’amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procuroit. Tandis que le patriotisme n’existe que par un vif attachement aux intérêts, aux moeurs, aux coutumes de localité, nos soi-disant patriotes ont déclaré la guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du patriotisme, et l’ont voulu remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui frappé l’imagination et de tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l’édifice, ils commençoient par broyer et réduire en poudre les matériaux qu’ils devaient employer. Peu s’en est fallu qu’ils ne désignassent par des chiffres les cités et les provinces, comme ils désignoient par des chiffres les légions et les corps d’armée, tant ils sombloient craindre qu’une idée morale ne pût se rattacher a ce qu’ils instituoient !

Le despotisme, qui a remplacé la démagogie, et qui s’est constitué légataire du fruit de tous ses travaux, a persisté très habilement dans la route tracée. Les deux extrêmes se sont trouvés d’accord sur ce point, parce qu’au fond, dans les deux extrêmes, il y avoit volonté de tyrannie. Les intérêts et les souvenirs qui naissent des habitudes locales contiennent un germe de résistance que l’autorité ne souffre qu’à regret, et qu’elle s’empresse de déraciner. Elle a meilleur marché des individus ; elle roule sur eux sans efforts son poids énorme comme sur du sable.

Aujourd’hui, l’admiration pour l’uniformité, admiration réelle dans quelques esprits bornés, affectée par beaucoup d’esprits serviles, est reçue comme un dogme religieux, par une foule d’échos assidus de toute opinion favorisée.

Appliqué à toutes les parties d’un empire, ce principe doit l’être à tous les pays que cet empire peut conquérir. Il est donc actuellement la suite immédiate et inséparable de l’esprit de conquête.

Mais chaque génération, dit l’un des étrangers qui a le mieux prévu nos erreurs dès l’origine, chaque génération hérite de ses aïeux un trésor de richesses morales, trésor invisible et précieux qu’elle lègue à ses descendans[1]. La perte de ce trésor est pour un peuple un mal incalculable. En l’en dépouillant, vous lui ôtez tout sentiment de sa valeur et de sa dignité propre. Lors même que ce que vous y substituez vaudroit mieux, comme ce dont vous le privez lui étoit respectable, et que vous lui imposez votre amélioration par la force, le résultat de votre opération est simplement de lui faire commettre un acte de lâcheté qui l’avilit et le démoralise.

La bonté des lois est, osons le dire, une chose beaucoup moins importante que l’esprit avec lequel une nation se soumet à ses lois, et leur obéit. Si elle les chérit, si elle les observe, parce qu’elles lui paraissent émanées d’une source sainte, le don des générations dont elle révère les mânes, elles se rattachent intimement à sa moralité ; elles annoblissent son caractère ; et lors même qu’elles sont fautives, elles produisent plus de vertus, et par là plus de bonheur que des lois meilleures, qui ne seroient appuyées que sur l’ordre de l’autorité.

J’ai pour le passé, je l’avoue, beaucoup de vénération ; et chaque jour, à mesure que l’expérience m’instruit ou que la réflexion m’éclaire, cette vénération augmente. Je le dirai, au grand scandale de nos modernes réformateurs, qu’ils s’intitulent Lycurgues ou Charlemagne, si je voyois un peuple auquel on auroit offert les institutions les plus parfaites, métaphysiquement parlant, et qui les refuseroit pour rester fidèle à celles de ses pères, j’estimerois ce peuple et je le croirois plus heureux par son sentiment et par son âme, sous ses institutions défectueuses, qu’il ne pourroit l’être par tous les perfectionnemens proposés.

Cette doctrine, je le conçois, n’est pas de nature à prendre faveur. On aime à faire des lois, on les croit excellentes ; on s’enorgueillit de leur mérite. Le passé se fait tout seul ; personne n’en peut réclamer la gloire[2].

Indépendamment de ces considérations, et en séparant le bonheur d’avec la morale, remarquez que l’homme se plie aux institutions qu’il trouve établies, comme à des règles de la nature physique. Il arrange, d’après les défauts mêmes de ces institutions, ses intérêts, ses spéculations, tout son plan de vie. Ces défauts s’adoucissent, parce que toutes les fois qu’une institution dure longtemps, il y a transaction entr’elle et les intérêts de l’homme. Ses relations, ses espérances se groupent autour de ce qui existe. Changer tout cela, même pour le mieux, c’est lui faire mal.

Rien de plus absurde que de violenter les habitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le premier des intérêts, c’est d’être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur.

Il est évident que des peuples placés dans des situations, élevés dans des coutumes, habitant des lieux dissemblables, ne peuvent être ramenés à des formes, à des usages, à des pratiques, à des lois absolument pareilles, sans une contrainte qui leur coûte beaucoup plus qu’elle ne leur vaut. La série d’idées dont leur être moral s’est formé graduellement, et dès leur naissance, ne peut être modifiée par un arrangement purement nominal, purement extérieur, indépendant de leur volonté.

Même dans les États constitués depuis longtemps, et dont l’amalgame a perdu l’odieux de la violence et de la conquête, on voit le patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre de patriotisme véritable, renaître comme de ses cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monumens antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu’on écoute avec respect. Les habitans trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l’apparence, même trompeuse, d’être constitués en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. On sent que s’ils n’étoient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formeroit bientôt en eux une sorte d’honneur communal, pour ainsi dire, d’honneur de ville, d’honneur de province, qui seroit à la fois une jouissance et une vertu. Mais la jalousie de l’autorité les surveille, s’alarme, et brise le germe prêt à éclore.

L’attachement aux coutumes locales tient à tous les sentimens désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion ! Qu’arrlve-t-il ? que dans tous les États où l’on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre : dans la capitale s’agglomèrent tous les intérêts ; là vont s’agiter toutes les ambitions ; le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.

La variété, c’est de l’organisation ; l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort[3].

La conquête a donc de nos jours un désavatange additionnel, et qu’elle n’avoit pas dans l’antiquité. Elle poursuit les vaincus dans l’intérieur de leur existence ; elle les mutile, pour les réduire à une proportion uniforme. Jadis les conquérans exigeoient que les députés des nations conquises parussent à genoux en leur présence ; aujourd’hui, c’est le moral de l’homme qu’on veut prosterner. On parle sans cesse du grand empire, de la nation entière, notions abstraites, qui n’ont aucune réalité. Le grand empire n’est rien, quand on le conçoit à part des provinces ; la nation entière n’est rien, quand on la sépare des fractions qui la composent. C’est en défendant les droits des fractions qu’on défend les droits de la nation entière ; car elle se trouve répartie dans chacune de ses fractions. Si on les dépouille successivement de ce qu’elles ont de plus cher, si chacune, isolée pour être victime, redevient, par une étrange métamorphose, portion du grand tout, pour servir de prétexte au sacrifice d’une autre portion, l’on immole à l’être abstrait les êtres réels ; l’on offre au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail.

Il ne faut pas se le déguiser, les grands États ont de grands désavantages. Les lois partent d’un lieu tellement éloigné de ceux où elles doivent s’appliquer, que des erreurs graves et fréquentes sont l’effet inévitable de cet éloignement. Le gouvernement prend l’opinion de ses alentours, ou tout au plus du lieu de sa résidence pour celle de tout l’empire. Une circonstance locale ou momentanée devient le motif d’une loi générale. Les habitans des provinces les plus reculées sont tout à coup surpris par des innovations inattendues, des rigueurs non méritées, des réglemens vexatoires, subversifs de toutes les bases de leurs calculs, et de toutes les sauvegardes de leurs intérêts, parce qu’à deux cents lieues, des hommes qui leur sont entièrement étrangers ont cru pressentir quelques périls, deviner quelqu’agitation, ou apercevoir quelqu’utilité.

On ne peut s’empêcher de regretter ces temps où la terre étoit couvertes de peuplades nombreuses et animées, où l’espèce humaine s’agitoit et s’exerçoit en tout sens dans une sphère proportionnée à ses forces. L’autorité n’avoit pas besoin d’être dure pour être obéie ; la liberté pouvoit être orageuse, sans être anarchique ; l’éloquence dominoit les esprits et remuoit les âmes ; la gloire étoit à la portée du talent, qui, dans sa lutte contre la médiocrité, n’étoit pas submergé par les flots d’une multitude lourde et innombrable ; la morale trouvoit un appui dans un public immédiat, spectateur et juge de toutes les actions dans leurs plus petits détails et leurs nuances les plus délicates.

Ces temps ne sont plus ; les regrets sont inutiles. Du moins, puisqu’il faut renoncer à tous ces biens, on ne sauroit trop le répéter aux maîtres de la terre : qu’ils laissent subsister dans leurs vastes empires les variétés dont ils sont susceptibles, les variétés réclamées par la nature, consacrées par l’expérience. Une règle se fausse lorsqu’on l’applique à des cas trop divers ; le joug devient pesant, par cela seul qu’on le maintient uniforme, dans des circonstances trop différentes.

Ajoutons que, dans le système des conquêtes, cette manie d’uniformité réagit des vaincus sur les vainqueurs. Tous perdent leur caractère national, leurs couleurs primitives ; l’ensemble n’est plus qu’une masse inerte qui, par intervalles, se réveille pour souffrir, mais qui, d’ailleurs, s’affaisse et s’engourdit sous le despotisme. Car l’excès du despotisme peut seul prolonger une combinaison qui tend à se dissoudre, et retenir sous une même domination des États que tout conspire à séparer. Le prompt établissement du pouvoir sans bornes, dit Montesquieu, est le remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution ; nouveau malheur, ajoute-t-il, après celui de l’agrandissement.

Encore ce remède, plus fâcheux que le mal, n’est-il point d’une efficacité durable. L’ordre naturel des choses se venge des outrages qu’on veut lui faire, et plus la compression a été violente, plus la réaction se montre terrible.



  1. M. Rehberg, dans son excellent ouvrage sur le Code Napoléon, page 8.
  2. Je n’excepte du respect pour le passé que ce qui est injuste. Le temps ne sanctionne pas l’injustice. L’esclavage, par exemple, ne se légitime par aucun laps de temps. C’est que, dans ce qui est intrinsèquement injuste, il y a toujours une partie souffrante, qui ne peut en prendre l’habitude, et pour laquelle, en conséquence, l’influence salutaire du passé n’existe pas. Ceux qui allèguent l’habitude en faveur de l’injustice, ressemblent à cette cuisinière française à qui l’on reprochoit de faire souffrirdes anguilles en les écorchant : « Elles y sont accoutumées, dit-elle ; il y a trente ans que je le fais. »
  3. Nous ne pouvons entrer dans la réfutation de tous les raisonnemens qu’on allègue en faveur de l’uniformité. Nous nous bornons à renvoyer le lecteur à deux autorités imposantes, M. DE MONTESQUIEU, Esprit des Lois, XXIX 18, et le marquis DE MIRABEAU, dans l'Ami des Hommes. Ce dernier prouve très bien que, même sur les objets sur lesquels on croit le plus utile d’établir l’uniformité, par exemple, sur les poids et mesures, l’avantage est beaucoup moins grand qu’on ne le pense, et accompagné de beaucoup plus d’inconvéniens.