De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leur rapports avec la civilisation européenne/14

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CHAPITRE XIV

Terme inévitable des succès
d’une nation conquérante


La force nécessaire à un peuple, pour tenir tous les autres dans la sujétion, est aujourd’hui, plus que jamais, un privilège qui ne peut durer. La nation qui prétendroit à un pareil empire se placeroit dans un poste plus périlleux que la peuplade la plus foible. Elle deviendroit l’objet d’une horreur universelle. Toutes les opinions, tous les vœux, toutes les haines la menaceroient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces vœux éclateroient pour l’envelopper.

Il y auroit sans doute dans cette fureur, contre tout un peuple, quelque chose d’injuste. Un peuple tout entier n’est jamais coupable des excès que son chef lui fait commettre. C’est ce chef qui l’égare, ou, plus souvent encore, qui le domine sans l’égarer.

Mais les nations, victimes de sa déplorable obéissance, ne sauroient lui tenir compte des sentimens cachés que sa conduite dément. Elles reprochent aux instrumens le crime de la main qui les dirige. La France entière souffroit de l’ambition de Louis XIV, et la détestoit ; mais l’Europe accusoit la France de cette ambition, et la Suède a porté la peine du délire de Charles XII.

Lorsqu’une fois le Monde auroit repris sa raison, reconquis son courage, vers quels lieux de la terre l’agresseur menacé tourneroit-il les yeux pour trouver des défenseurs ? à quels sentiment en appelleroit-il ? quelle apologie ne seroit pas discréditée d’avance, si elle sortait de la même bouche qui, durant sa prospérité coupable, auroit prodigué tant d’insultes, proféré tant de mensonges, dicté tant d’ordres de dévastation ? Invoqueroit-il la justice ? Il l’a violée. L’humanité ? il l’a foulée aux pieds. La foi jurée ? toutes ses entreprises ont commencé par le parjure. La sainteté des alliances ? il a traité ses alliés comme ses esclaves. Quel peuple auroit pu s’allier de bonne foi, s’associer volontairement à ses rêves gigantesques ? Tous auroient sans doute courbé momentanément la tête sous le joug dominateur ; mais ils l’auroient considéré comme une calamité passagère. Ils auroient attendu que le torrent eût cessé de rouler ses ondes, certains qu’il se perdroit un jour dans le sable aride, et qu’on pourroit fouler à pied sec le sol sillonné par ses ravages.

Compteroit-il sur les secours de ses nouveaux sujets ? Il les a privés de tout ce qu’ils chérissoient et respectoient ; il a troublé la cendre de leurs pères et fait couler le sang de leurs fils.

Tous se coaliseroient contre lui. La paix, l’indépendance, la justice, seroient les mots du ralliement général ; et par cela même qu’ils auraient été longtemps proscrits, ces mots auraient acquis une puissance presque magique. Les hommes, pour avoir été les jouets de la folie, auroient conçu l’enthousiasme du bon sens. Un cri de délivrance, un cri d’union, retentiroit d’un bout du globe à l’autre. La pudeur publique se communiqueroit aux plus indécis ; elle entraîneroit les plus timides. Nul n’oseroit demeurer neutre, de peur d’être traître envers soi-même.

Le conquérant verroit alors qu’il a trop présumé de la dégradation du monde. Il apprendroit que les calculs, fondés sur l’immoralité et sur la bassesse, ces calculs dont il se vantait naguère comme d’une découverte sublime, sont aussi incertains qu’ils sont étroits, aussi trompeurs qu’ils sont ignobles. Il riroit de la niaiserie de la vertu, de cette confiance en un désintéressement qui lui paroissoit une chimère, de cet appel à une exaltation dont il ne pouvoit concevoir les motifs ni la durée, et qu’il étoit tenté de prendre pour l’accès passager d’une maladie soudaine. Maintenant il découvre que l’égoïsme a aussi sa niaiserie, qu’il n’est pas moins ignorant sur ce qui est bon que l’honnêteté sur ce qui est mauvais ; et que, pour connaître les hommes, il ne suffit pas de les mépriser. L’espèce humaine lui devient une énigme. On parle autour de lui de générosité, de sacrifices, de dévouement. Cette langue étrangère étonne ses oreilles ; il ne sait pas négocier dans cet idiome. Il demeure immobile, consterné de sa méprise, exemple mémorable du machiavélisme dupe de sa propre corruption.

Mais que ferait cependant le peuple qu’un tel maître aurait conduit à ce terme ? Qui pourrait s’empêcher de plaindre ce peuple, s’il étoit naturellement doux, éclairé, sociable, susceptible de tous les sentiments délicats, de tous les courages héroïques, et qu’une fatalité déchaînée sur lui l’eût rejeté de la sorte loin des sentiers de la civilisation et de la morale ? qu’il sentiroit profondément sa propre misère ! Les confidences intimes, ses entretiens, ses lettres, tous les épanchements qu’il croiroit dérober à la surveillance, ne seraient qu’un cri de douleur.

Il interrogerolt, tour à tour, et son chef et sa conscience.

Sa conscience lui répondrait qu’il ne suffit pas de se dire contraint pour être excusable, que ce n’est pas assez de séparer ses opinions de ses actes, de désavouer sa propre conduite, et de murmurer le blâme, en coopérant aux attentats.

Son chef accuseroit probablement les chances de la guerre, la fortune inconstante, la destinée capricieuse. Beau résultat, vraiment, de tant d’angoisses, de tant de souffrances, et de vingt générations balayées par un vent funeste, et précipitées dans la tombe !