De l’humanité/Livre IV

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Perrotin (1p. 222-246).

chapitre premier. ce qu’il faut entendre aujourd’hui par charité, c’est la solidarité mutuelle des hommes. nous sommes partis de la nature de l’homme, considéré comme être individuel ; nous sommes partis de son besoin, qui lui donne des droits sur ses semblables et sur l’univers, et qui lui donne même à cet égard un droit virtuel absolu ; nous avons concédé ce droit, nous l’avons préconisé comme nécessaire, légitime, saint ; en un mot, non seulement nous avons admis l’égoïsme humain, mais nous avons, pour ainsi dire, couronné cet égoïsme : et nous voilà néanmoins arrivés, par une suite de raisonnements nécessaires, à la charité. Il y a plus : la charité, dans son essence, n’avait pas encore été philosophiquement comprise ; elle restait basée sur ce que l’on appelait révélation, en même temps qu’elle servait, au besoin, de base à cette révélation ; on n’en avait pas donné, que nous sachions, une démonstration métaphysique ; et cette démonstration est sortie naturellement pour nous du principe même de l’égoïsme humain, de cet intérêt du moi dont nous étions partis. Qu’est-ce à dire ? Tout le travail de la philosophie n’aboutirait-il qu’à confirmer, qu’à expliquer le précepte du christianisme ? Non, évidemment. Car, tout en confirmant, tout en expliquant la charité, nous avons maintenu l’égoïsme. Nous l’avons, dis-je, maintenu ; nous sommes partis de lui, nous ne l’avons pas quitté, nous ne l’avons pas nié ; nous l’avons, au contraire, embrassé, et, comme je disais tout à l’heure, couronné. Or, est-ce là ce qu’a fait le christianisme ? Le christianisme est la plus grande religion du passé ; mais il y a quelque chose de plus grand que le christianisme : c’est l’humanité. Le christianisme est la vérité sans doute ; mais, puisque le monde l’a délaissé depuis trois siècles, il est évident que c’est une vérité incomplète, et par conséquent fautive à beaucoup d’égards ; c’est une vérité qui a besoin de développements, et qui, développée comme elle doit l’être, cesse d’être le christianisme, de même que le mosaïsme développé et agrandi cessa d’être le mosaïsme. La charité du christianisme est, par son imperfection, une des plus grandes preuves que l’on puisse citer de l’imperfection générale du christianisme. Vous me dites d’aimer mon prochain, vous me l’ordonnez au nom de Dieu. J’obéis. Mais dites-moi ce que je dois faire de l’amour de moi-même, que la nature a mis évidemment en moi, et que Dieu, par la voix de la nature, me commande de suivre, tandis que vous, au nom de Dieu lui-même, me commandez d’aimer mon prochain. Me voilà donc avec deux amours et deux tendances, dont vous ne me démontrez nullement l’harmonie possible : savoir, d’une part l’amour de moi-même ou du moi, ou l’égoïsme ; et d’autre part, l’amour du prochain ou du non-moi, ou la charité. Et ces deux amours sont aussi saints l’un que l’autre. Car si vous me dites que l’amour du prochain est saint aux yeux de Dieu, il est évident aussi que l’amour de moi-même est nécessaire, et par conséquent légitime et saint aux yeux du créateur de toutes choses. Il est certain que le christianisme a laissé l’humanité dans le vague et dans les ténèbres relativement à l’antinomie de l’égoïsme nécessaire et saint et de la charité également sainte et par conséquent nécessaire. Tous les préceptes des maîtres les plus excellents du christianisme ne sont jamais sortis de ce vague. La charité, comme ils l’ont conçue et enseignée, n’a jamais pu arriver à fonder une science véritable de la vie, parce qu’elle n’arrivait pas à relier le moi au non-moi, et qu’elle subalternisait l’égoïsme saint et nécessaire soit à l’amour des autres hommes, soit plutôt encore, comme je le montrerai tout à l’heure, à l’amour divin. Aussi n’est-ce pas à tort que l’égoïsme ou le moi s’est philosophiquement relevé plus tard, pour combattre cette charité qui l’avait subalternisé sans l’éclairer et le satisfaire. Le monde a abandonné peu à peu cette doctrine si belle de la charité ; et dix-huit siècles après que Jésus avait dit : "aimez Dieu de tout votre cœur, et votre prochain comme vous-même," il s’est trouvé des philosophes pour dire : "aimez-vous vous-même," et pour fonder la morale sur l’égoïsme et l’intérêt. Et quand ces philosophes renversaient ainsi la parole de Jésus, l’humanité tout entière semblait leur donner raison, en ne reconnaissant pour évidente, pour légitime, et pour sainte, que cette loi de la nature qui met notre vie dans nos besoins, dans nos désirs, dans notre propre individualité. Preuve sans réplique que l’axiome moral du christianisme est incomplet, et incapable, comme je viens de le dire, de fonder une science véritable de la vie. C’est qu’en effet le christianisme n’est qu’une prophétie par rapport au développement futur de l’esprit humain, et que, n’étant ainsi qu’une prophétie et un commencement, il n’a pas dû connaître nettement la loi de la vie sur laquelle se fonde le précepte divin de la charité. Dans cette loi, ainsi que nous venons de le voir, la charité et l’égoïsme, ou, pour employer un terme non repoussant, la liberté humaine, se tiennent au point de ne faire qu’un. La liberté humaine sort de la charité, ou de la communion avec nos semblables et avec l’univers, de même que la charité résulte du droit individuel que nous avons à cette communion, c’est-à-dire, en d’autres termes, de notre intérêt et de notre égoïsme. En un mot, dans cette loi de la vie, l’identité du moi et du non-moi se révèlent. Le christianisme n’a pas saisi assez fortement cette concaténation, et a laissé échapper le lien nécessaire, l’union indispensable du moi et du non-moi dans le phénomène de la vie.

chapitre ii. triple imperfection de la charité du christianisme. certes, je ne veux pas dire que Jésus et les autres fondateurs du christianisme aient ignoré absolument le principe métaphysique qui est la base véritable de la charité. J’ai montré au contraire dans un autre écrit que longtemps même avant Jésus, les esséniens, ses prédécesseurs, avaient eu le sentiment profond de cette vérité. Il est certain d’ailleurs que le christianisme, dont le principal symbole a été la communion ou l’eucharistie, a connu et enseigné jusqu’à un certain point, et sous des voiles, cette loi de la vie qui fait que l’être ne vit pas seulement par lui-même, mais par la communion avec ses semblables et avec l’univers. Néanmoins on peut dire, sans craindre de se tromper, que le christianisme n’a pas démontré son précepte de la charité, et ne l’a pas nettement rapporté à la vérité métaphysique qui en est la source ; d’où il est résulté que ce précepte, tel que le christianisme l’a exposé, est fort incomplet : aussi a-t-il donné lieu à beaucoup d’erreurs. Dans quel monument du christianisme, je le demande, le principe de la charité est-il exposé et démontré d’une façon métaphysique ? Nulle part. Le lien mystérieux qui, au sein du christianisme, unissait le principe moral de la charité au sacrement de l’eucharistie, est resté voilé pour les chrétiens, au point que la charité était pour eux une chose et l’eucharistie une autre. L’eucharistie, comme on dit, était un mystère. aussi, bien qu’inspirée par la loi de la vie, la charité du christianisme ne répond pas exactement à cette loi, et n’en est pas le reflet fidèle. Le christianisme, comme je le disais tout à l’heure, a manqué le rapport de l’égoïsme saint et de la charité, en d’autres termes le lien nécessaire, l’identité au fond, et par conséquent l’identification du moi et du non-moi. d’où il est résulté que sa charité est restée sans rapport avec la liberté humaine. D’où il est résulté que le moi, ou la liberté humaine, cherchant son objet, s’est élancée vers l’amour direct de l’être infini ou de Dieu. D’où il est résulté que le non-moi, le semblable, a été lui-même délaissé et dédaigné par cette charité qui, d’après l’apparence et le nom, semblait uniquement faite pour ce non-moi, pour ce semblable. Trois défauts, en effet, nous frappent dans la charité du christianisme : 1-le moi, ou la liberté humaine, abandonnée ; l’égoïsme nécessaire et saint dédaigné, foulé aux pieds ; la nature méprisée, violée. 2-le moi, ou la liberté humaine, tournée directement vers Dieu ; l’être fini aspirant directement à n’aimer que l’être infini. 3-le non-moi, ou le semblable, dédaigné dans la charité même ; aimé en apparence seulement, et par une sorte de fiction, en vue de Dieu, unique amour du chrétien. Le chrétien fervent, tourné uniquement vers Dieu, n’aimait réellement ni lui-même ni les autres, et se trompait en croyant aimer Dieu comme Dieu veut être aimé. C’est en effet au pur amour de Dieu et au renoncement de toutes les créatures que sont venus aboutir tous les docteurs un peu profonds du christianisme. Tandis que la charité prenait pour le vulgaire un air d’humanité, tandis que le vulgaire cherchait là une règle pratique de conduite et de vie, les vrais penseurs du christianisme comprenaient bien que la charité du christianisme n’avait réellement que Dieu pour objet, et que cette charité, entendue par le vulgaire comme l’amour des hommes, n’était réellement qu’un amour abstrait pour Dieu. Il est aisé de se rendre compte de l’imperfection de la charité du christianisme sur ces trois points. 1-vous ne voulez pas vous aimer vous-même. Mais pouvez-vous vivre et pourtant ne pas vivre ? Vainement vous repoussez la nature ; vainement vous condamnez, comme frappées d’un vice inné, radical, et incorrigible, les aspirations humaines de votre âme. Ne pas vous aimer, c’est ne pas aimer la vie, puisque la vie comprend nécessairement ce vous que vous ne voulez pas aimer ; et ne pas aimer la vie, c’est aimer la mort, c’est-à-dire le néant. 2-vous ne voulez avoir pour objet que Dieu, l’être infini. Mais l’être infini ne se manifeste pas à vous sans vous et sans autrui. Dieu, donc, ne se manifestant pas autrement, et ne vous apparaissant que dans un acte qui vous fait sentir en même temps votre propre existence et celle d’autrui, ne veut pas être aimé d’une autre façon, c’est-à-dire veut qu’en l’aimant vous ayez en même temps conscience de vous-même et d’autrui. Dieu ne demande pas à être mis hors de nous, et adoré à cette distance où le christianisme l’avait placé. Dieu veut vivre en nous, et n’a pas besoin de se placer hors de nous pour nous commander. N’est-il pas dans toutes les créatures, sans être ni aucune de ces créatures, ni toutes ces créatures ensemble ? Il intervient dans la vie, et ne se manifeste que là : conservez donc la vie, si vous voulez communiquer avec lui. Aimez donc Dieu ; mais ne prétendez pas l’aimer directement et pour ainsi dire face à face. Il est l’infini, et vous êtes le fini. Le fini ne peut communiquer directement avec l’infini. Le fini ne peut communiquer avec l’infini que par l’intermédiaire de la vie, laquelle renferme à la fois le fini et l’infini. Donc aimer Dieu vous ramène toujours, en dernière analyse, à la vie, qui comprend le fini, le moi et le non-moi, un sujet et un objet, de même qu’elle comprend aussi l’infini, c’est-à-dire une intervention de l’être universel par laquelle le moi et le non-moi, le sujet et l’objet, se distinguent tout en s’unissant. 3-enfin, vous ne voulez pas aimer véritablement vos semblables, puisque vous ne voulez réellement aimer que Dieu. Mais c’est encore ici la même chose que pour l’éloignement de vous-même. En cessant de vous aimer vous-même, je viens de prouver que vous cessiez de vivre, et qu’au lieu de vous tourner vers la vie, vous vous tourniez vers la mort, vers le néant. Le mal est plus grand encore dans cette négation d’un amour réel appliqué aux autres ; car non seulement vous vous anéantissez vous-même, mais vous anéantissez autant qu’il est en vous les autres. Vous êtes fait, dites-vous, pour Dieu uniquement : que vous importent donc vos semblables ! Vainement vous dites que vous n’aimerez, à la vérité, que Dieu, mais que pourtant, en vue de Dieu, vous agirez avec les créatures comme si vous les aimiez. Vous ne les aimerez pas comme elles doivent être aimées. Car vous êtes leur objet, comme elles sont le vôtre ; vous êtes nécessaire à leur vie, comme elles sont nécessaires à la vôtre : ce n’est donc pas un semblant d’amour qu’il leur faut, mais un amour véritable. Il faut, pour leur être véritablement utiles, et pour contribuer véritablement et normalement à leur vie et à leur perfectionnement, que vous vous sentiez uni à elles, solidaire avec elles. Hors de là, votre charité n’a aucune efficacité quant à la vie et au perfectionnement de la vie. Et la preuve, c’est qu’à mesure que votre charité s’accroît, elle se tourne de plus en plus vers Dieu seul, et de plus en plus vos semblables vous paraissent méprisables. Vous allez au ciel tout seul, et vous laissez en route la compagnie qui arrêterait votre essor. Aussi, tout le monde en convient, la dernière expression du christianisme est de considérer cette vie comme une vallée de larmes, toute créature comme méprisable, et Dieu seul comme digne d’amour. Le christianisme dans ses plus grands apôtres, dans l’évangile, comme dans S Paul, comme dans S Augustin, comme dans tous les saints sans exception, a toujours attendu, imploré, pressé la fin du monde.

chapitre iii. vraie formule de la charité ou de la solidarité mutuelle. relativement à nos semblables, la charité du christianisme était plutôt de la pitié, de la commisération, de la compassion, que de l’amitié ou, pour employer le terme général, de l’amour. Qu’étaient en effet les créatures pour le chrétien ? Elles n’étaient rien, et ne devaient être rien. Elles n’existaient que pour être un objet de charité en vue de Dieu. Le lien entre elles et nous n’étant que commandé, sans être démontré nécessaire, elles restaient hors de nous. Nous les aimions donc par devoir, et non par un sentiment direct de solidarité. Aussi l’égalité ne jouait aucun rôle dans cette charité, et la seule égalité qui y régnât était tout au plus l’égalité du néant, c’est-à-dire l’égalité de créatures également vaines devant Dieu. Est-il surprenant que les inférieurs dans l’humanité, les faibles, les pauvres, les affligés, aient fini eux-mêmes par rejeter une charité si imparfaite, une charité qui humainement ne les relevait pas, mais les abaissait ? Quant aux puissants, aux dominateurs, aux riches, placés entre les deux principes non harmonisés de l’égoïsme et de la charité, on les voyait tour à tour s’abandonner brutalement à l’égoïsme, ou s’incliner superstitieusement devant la charité. Quand le malheur les frappait, quand le remords venait les prendre, ils se mettaient à genoux, les misérables, devant la charité, comme devant un joug qu’il leur fallait subir. Les uns alors mouraient à la nature, comme on disait, pour renaître à la grâce, c’est-à-dire à une dévotion superstitieuse, où la considération d’eux-mêmes et de leurs semblables disparaissait devant la terreur de l’enfer ou les joies égoïstes du paradis. Les autres revenaient bien vite à l’égoïsme de la terre. N’est-ce pas là le spectacle uniforme que nous offre l’histoire durant les longs siècles où le christianisme a régné ? Ainsi, humainement, la charité du christianisme n’était pas moins défectueuse quant à nous-même que quant aux autres. En elle et par elle, nous ne pouvions ni aimer véritablement les autres, ni nous aimer nous-même. Reste donc le dernier rapport sous lequel on peut la considérer, c’est-à-dire l’amour de Dieu. Mais, comme nous venons de le voir, cet amour de Dieu n’est pas moins défectueux que les deux autres. En effet, Dieu se refuse lui-même à cet amour ; car Dieu ne se manifeste que dans le perfectionnement du monde. Il fallait arriver à un principe tel que l’amour de Dieu, l’amour de nous-même, et l’amour des autres créatures, ne fussent qu’un seul et même amour. Il est bien vrai que le précepte de Jésus, dans sa forme, tend à réunir ces trois amours en un seul faisceau : "aimez Dieu de tout votre cœur, et votre prochain comme vous-même." mais dans cette formule la réunion des trois termes est plutôt apparente que réelle. La vraie formule que donne la philosophie est celle-ci : aimez Dieu en vous et dans les autres ; ce qui revient à : aimez-vous par Dieu dans les autres ; ou à : aimez les autres par Dieu en vous. Ne séparez pas Dieu, et vous, et les autres créatures. Dieu ne se manifeste pas hors du monde, et votre vie n’est pas séparée de celle des autres créatures.

chapitre iv. conséquences de l’imperfection de la charité du christianisme. je conviens que l’évangile, si on le prend avec une grande simplicité de cœur, et sans lui demander une solution philosophique, était plus vrai et plus avancé sur ce point de la charité, que ne le fut ensuite la théologie chrétienne. Mais l’évangile n’ayant ni résolu ni même touché le nœud fondamental de la question, la théologie a dû arriver nécessairement où elle est arrivée. Jésus dit : "aimez Dieu ; " puis il dit : "aimez votre prochain ; " enfin, il ajoute, par forme de comparaison et d’explication : "comme vous-même." il n’exclut donc pas absolument l’amour de nous-même. Seulement, il veut y joindre l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Mais joindre ainsi trois termes par addition et agglomération n’est pas les fondre et les unir. Aussi la théologie chrétienne a-t-elle erré. aimez-vous vous-même a laissé subsister le monde en dehors de la vérité, l’a abandonné à la fatalité, et a créé par le fait la société laïque. aimez dieu a engendré la dévotion ascétique, les moines, les couvents, l’anachorétisme, le clergé régulier. aimez votre prochain a engendré l’église ou le clergé séculier, qui cherchait, si j’ose ainsi m’exprimer, à raccommoder les choses, à combler le vide laissé par la révélation entre la vie naturelle et la vie dévote, tâchant, autant qu’il était possible, d’harmoniser la nature et la grâce, et s’efforçant de servir de lien entre l’ascétisme et l’égoïsme, c’est-à-dire entre la vraie vie religieuse et la vie laïque. Oui, je le sais, l’église a fait tous ses efforts pour harmoniser ces trois choses : un dieu hors du monde et de la vie ; un homme à part de ce Dieu ; un autre homme, le prochain, également à part de Dieu, et à part aussi de l’homme son semblable. Mais le mal était trop grand pour que le remède fût possible. Tous les efforts de l’église ont échoué contre le vice radical de cette théologie, qui n’avait pas compris la vie. Le christianisme avait laissé nos semblables hors de nous, le monde hors de nous. Donc ni jamais nos semblables, ni jamais le monde, unis à nous, ne devaient nous donner ce après quoi l’homme aspire, le bonheur en Dieu, c’est-à-dire le bien, le beau, le juste. De là le rejet de la vie et de la nature par le christianisme. De là son Dieu terrible. De là son paradis et son enfer également chimériques, placés qu’ils sont en dehors de la vie. De là son dogme de la fin prochaine du monde. De là aussi sa division du temporel et du spirituel. De là l’église et l’état. De là les affaires humaines abandonnées aux laïcs, les affaires célestes confiées au clergé. De là le pape et César. D’ailleurs les temps n’étaient pas arrivés. Le christianisme avait une œuvre intermédiaire à faire. Il fallait, par une communion mystique, préparer les hommes à une plus parfaite et plus réelle communion. Le christianisme, trouvant les hommes si bruts, si divisés, si ennemis les uns des autres, qu’il n’y avait pas moyen de leur faire sentir Dieu dans une communion véritable, s’est contenté de faire descendre Dieu, ainsi séparé de ces hommes et hors de leur cœur, dans un pain sanctifié, qu’il divisait ensuite entre eux, et avec lequel ils se nourrissaient de Dieu.

chapitre v. le précepte du christianisme était contradictoire, et n’était pas organisable. Pour que le précepte de la charité, tel qu’il est dans l’évangile, c’est-à-dire le triple amour de Dieu, de nos semblables, et de nous-même, fût véritablement compris, il aurait fallu qu’à l’époque où parut le christianisme, on conçût la possibilité de réaliser simultanément ces trois amours. Or, c’est ce qu’il était tout à fait impossible de concevoir, au temps où le christianisme a paru. Ainsi, non seulement ces trois amours n’étaient pas harmonisés, et étaient simplement indiqués et juxtaposés, dans la parole du maître ; mais encore, quand on arrivait à la pratique, on les trouvait inconciliables, et le précepte qui les renfermait contradictoire. Vous me dites d’aimer Dieu par-dessus toute chose. Mais que veut de moi ce Dieu que je dois aimer avant tout ? Où réside ce Dieu ? Où se manifeste-t-il ? Dans quelle projection dois-je le chercher, et comment puis-je aller vers lui ? Est-ce tout à coup ou graduellement que je dois joindre ce père de mon être et de tous les êtres ? Est-ce par la nature et par la vie que je dois progresser de ma nature actuelle vers Dieu, ou est-ce en m’élançant hors de la nature et de la vie ? Il eût fallu que le christianisme ne prêchât pas la fin du monde, mais le progrès et le perfectionnement du monde, pour que les deux autres amours, l’amour de nos semblables et l’amour de nous-même, fussent conciliables avec l’amour de Dieu. Aussi, par ce côté, cet admirable précepte de la triple charité est-il venu aboutir à l’ascétisme le plus insensé. De même pour le second des trois amours, vous me dites d’aimer mon prochain. Je veux obéir au précepte, je veux soulager les maux de mes semblables. La terre regorge de fléaux, et les sociétés pullulent de misères. L’occasion d’exercer la charité s’offre donc de tous côtés. Mais voyons si cette charité est possible, et à quelles conditions elle est possible. Il est évident d’abord, quand on songe quelle était la situation du monde à cette époque, qu’il ne fallait avoir ni femme, ni enfants, ni patrie, ni propriété, ni attachement particulier d’aucun genre à aucune chose de la terre, pour pratiquer le précepte de l’amour général des hommes. C’est ce que les moines, c’est ce que tous les saints ont bien senti. Leur amour pour l’humanité n’existait donc qu’à la condition de ne prendre aucune forme ; c’était un amour général qui ne se particularisait en aucun cas. Mais, il y a plus : je dis que cet amour des hommes ne pouvait pas être un amour réel des hommes, mais une espèce de violence pour les faire sortir de la condition humaine, et les entraîner dans la même abnégation et dans le même ascétisme où l’on était soi-même plongé. Le monde alors était un affreux chaos, où toutes les races d’hommes se déchiraient entre elles, où tous les hommes se déchiraient entre eux. Aimer les hommes, c’eût été espérer pouvoir quelque chose pour leur salut, sans les faire sortir de la nature et de la vie. Cette espérance n’était pas concevable. Aussi est-il vrai encore que jamais les chrétiens fervents n’ont aimé l’homme dans l’homme, ni l’humanité pour elle-même. Ils ont seulement prétendu vaincre le mal, en abolissant la nature, la vie, l’homme, l’humanité. De même qu’ils mettaient leur propre salut hors de la vie, hors de la nature, de même qu’ils mettaient Dieu hors de la vie, hors de la nature, ils ne concevaient le salut des autres hommes que hors de la vie, hors de la nature. Ils ont accompli ainsi une grande œuvre, sans doute, une œuvre providentielle et nécessaire ; qui le nie ? Mais qu’on ne dise pas qu’ils ont aimé les hommes d’un amour véritable. Ils ont prétendu vaincre dans les autres, comme en eux-mêmes, la nature, enveloppant dans la même réprobation le principe nécessaire, légitime, saint, de l’égoïsme et ses fausses conséquences. Ainsi, par ce second côté, cet admirable précepte de la triple charité est venu aboutir à une abnégation insensée quant à soi-même, et à un dévouement ignorant non pas pour l’humanité en tant que perfectible, mais pour le salut chimérique de l’humanité, conçu en dehors de la nature et de la vie. Enfin, pour troisième amour, vous me dites de m’aimer moi-même. Or, m’aimer moi-même, c’est m’attacher à la vie, à la nature ; c’est avoir une famille, une patrie, une propriété. M’aimer moi-même, c’est me faire du bien ; c’est fuir le mal pour moi, et pour ceux que j’aime d’un amour particulier, et envers qui j’ai contracté des devoirs particuliers. Donc, si je m’aime, je ne puis aimer mon prochain comme moi-même. Car si j’aimais mon prochain comme moi-même, je me ferais du mal, et je ferais du mal à ceux que je dois aimer d’un amour particulier. Le précepte est donc contradictoire : faire du bien au prochain me fait du mal ; faire du bien à beaucoup ou à tous fait du mal à ceux qui me touchent de plus près. Aussi cet admirable précepte est-il venu échouer, par ce dernier côté, devant sa parodie : charité bien ordonnée commence par soi-même. le précepte de la charité de l’évangile, tel que l’a compris le christianisme, n’était donc pas organisable ; ou du moins il n’était organisable que d’une façon anormale, en créant deux sociétés, l’une abandonnée à l’égoïsme, l’autre livrée à une charité tournée uniquement vers Dieu. Mais ainsi organisé, ce n’était plus ce précepte, c’était la négation même de ce précepte.

chapitre vi. la solidarité seule est organisable. au contraire, que la véritable charité soit connue, c’est-à-dire que la charité soit conçue comme la loi même de la vie, comme la loi de natures solidaires entre elles, comme la loi d’identité et par conséquent d’identification du moi et du non-moi, de l’homme et de son semblable ; et toute antinomie cesse, et l’égoïsme s’abaisse devant la charité, parce qu’en tant que légitime et saint, il se retrouve dans la charité. L’égoïsme cesse véritablement d’être l’égoïsme, pour devenir la liberté. Cet égoïsme, ou cette liberté, fonde le droit ; et le droit se trouve précisément être la charité. Ainsi la charité devient la liberté même. Donc, nulle division, nul abîme infranchissable entre le moi, ou la liberté humaine, et le semblable, ou la charité humaine. On peut s’aimer soi-même et les autres ; car on s’aime dans les autres, et on aime les autres en soi. Et s’aimer ainsi, c’est aimer Dieu ; c’est aimer Dieu, comme dit le Christ, par-dessus toute chose. Or, dès l’instant que le moi humain est réintégré dans la formule même de la charité, le principe de la charité devient organisable. Car aussitôt que le moi est légitime, les différents modes de communion de ce moi avec les hommes et avec la nature sont légitimes. La famille donc, la patrie, la propriété, sont légitimes et de droit. La société, donc, qui comprend la famille, la cité, la propriété, est légitime aussi et nécessaire. Cette famille, cette patrie, cette propriété, demandent à être organisées, non pas en vue seulement d’elles-mêmes, mais en vue de l’humanité ; car l’égoïsme humain, connaissant son intérêt véritable et son droit, demande la communion avec l’humanité tout entière. La politique, qui est la science de ces choses, prend donc pour principe l’accord de l’individu et de l’humanité ; et la manifestation de cette science, ou le gouvernement, a pour mission de réaliser ce principe. L’homme cesse d’être isolé, ou d’avoir une famille isolée, ou d’avoir une propriété isolée, ou d’avoir une cité isolée. Il est, il est par lui-même, il est à titre d’individu ; il possède, il a une famille, une cité, une propriété. Son moi se retrouve dans toutes ces choses ; et pourtant, ayant toutes ces choses, et vivant par conséquent dans l’ordre normal de la nature et de la vie, il n’en est pas moins en communion avec tous les autres hommes, recevant d’eux et leur donnant, les ayant tous pour objet et étant à tous leur objet, soit directement, soit indirectement. Il a, dis-je, cette possibilité de vivre dans la nature, c’est-à-dire dans l’égoïsme, et pourtant de vivre dans l’humanité ; car, connaissant sa loi, il réalise cette loi par la politique et le gouvernement. Dans le christianisme, c’était l’église, vivant hors de la nature, qui s’était chargée du soin d’organiser la charité. La société temporelle avait pour principe l’égoïsme. De là un dualisme qui a rempli l’histoire. Au contraire, avec le principe de la charité compris comme nous le comprenons, c’est-à-dire avec le principe de la solidarité mutuelle, la société temporelle est investie du soin d’organiser la charité, parce que la charité au fond c’est l’égoïsme. Donc, la société temporelle, qui jusqu’à présent n’avait pas de principe religieux, en a un. L’église peut cesser d’exister. Ce qu’elle avait mission de faire est devenu notre propre mission. L’église n’était réellement, dans les desseins de la providence, qu’une figure de la grande église, qui réunira dans son sein ce qui avait été faussement séparé jusqu’ici, le règne de Dieu et le règne de la nature.