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De l’influence des femmes sur la littérature française comme protectrices des lettres et comme auteurs/Madame la marquise du Deffant

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MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.

Il étoit impossible de connoître madame du Deffant, et d’étudier son caractère y sans se confirmer dans l’opinion que la fausse philosophie détend tous les ressorts de l’âme, flétrit l’imagination et dessèche le cœur. Madame du Defiant avoit un fonds de bonté ; elle étoit obligeante, généreuse ; elle joignoit a beaucoup d’esprit une extrême simplicité dans la conversation ; elle fut la seule femme philosophe sans pédanterie et sans prétention, la seule qui n’eut ni le projet de dominer, ni le désir de briller et de se faire des admirateurs ; la seule enfin qui n’ait point eu l’absurde intolérance de l’impiété. Mais avec trop de justesse dans l’esprit pour s’attacher fortement à des erreurs, et avec trop de foiblesse et d’indolence pour les rejeter, elle vivoit dans l’incertitude la plus pénible. Sans la religion la vieillesse n’a plus d’avenir ; ou du moins, si elle en admet un, elle ne peut y jeter les yeux sans effroi : aussi fit-elle, sur la fin de sa vie, des vers qui se terminent ainsi :

Quelques plaisirs dans la jeunesse,
Des soins dans la maternité,
Tous les malheurs dans la vieillesse,
Puis la peur de l’éternité.

Madame du Defiant, mécontente, inquiète, avoit une grande inégalité d’humeur ; son âme abattue n’étoit susceptible ni d’un mouvement de joie, ni d’un sentiment vif ; mais on trouvoit toujours de l’agrément dans son entretien, parce qu’il y avoit toujours du naturel. Sa maison fut, pendant plus de vingt ans, le rendez-vous de tous les gens de lettres les plus distingues par leurs talens et par leur célébrité. Elle rendit beaucoup de services à un très-grand nombre, et elle trouva parmi eux plus d’un ingrat. Madaome du Deffant avoit recueilli chez elle une personne très-bien née, mais sans fortune (mademoiselle de l’Espinasse), et qui bientôt supplanta sa bienfaitrice dans sa propre maison, s’y fit une société particulière qui préféroit chaque jour la chambre de mademoiselle de l’Espinasse au salon de madame du Deffant. Cette dernière, blessée de cet abandon, se plaignit : on répondit avec hauteur ; la mésintelligence s’accrut et devint extrême. Enfin, mademoiselle de l’Espinasse, par les amis quelle s’étoit faits chez madame de Deffant, obtint une pension du roi. C’étoit assurément une grâce fort extraordinaire, car elle n’étoit fondée sur aucune espèce de droit. Aussitôt mademoiselle de l’Espinasse abandonna sans retour celle qui lui avoit donné un asile. Elle forma une colonie de beaux-esprits, déserteurs de la maison de madame du Deffant : cette insurrection produisit une petite république littéraire, ou l’on détestoit l’ancien chef, contre lequel on s’étoit révolté, et dont on avoit secoué le joug. Jamais les insurgés américains n’ont été plus animés contre Sa Majesté Britannique, que ne l’étoit M. d’Alembert (le Washington de cette révolte) contre madame du Deffant. M. de la Harpe dit que mademoiselle de l’Espinasse avoit une âme singulièrement aimante : singulièrement, en effet, car elle avoit à la fois deux grandes passions, faculté aimante dont elle seule, je crois, a été douée. M. de la Harpe dit encore que la mort d’un jeune seigneur espagnol, le comte de Mora, accabla de douleur mademoiselle de l’Espinasse, et que ce profond chagrin abrégea ses jours. Ce me fut pas la seule cause du dépérissement de sa santé ; elle avoit, il est vrai, un violent amour pour ce jeune espagnol, mais en même temps elle aimoit avec ardeur M. Guibert, et elle avoit encore un attachement passionné pour M. d’Alembert, confident de ses deux amours, et éperdument amoureux d*elle. Si l’on succombe si souvent aux tourmens d’une seule passion, il n*est pas étonnant que l’on ne puisse résister aux étranges anxiétés causées par deux ou trois. Toutes ces choses paroissent au vulgaire des folies honteuses, incompréhensibles, d’une imagination dépravée, et d’autant plus que l’héroïne de ce roman, d’un genre si neuf, avoit plus de quarante ans ; mais la philosophie moderne admire cette vaste faculté d’aimer, cette puissance d’amour si étendue, cette philanthropie amoureuse qui rend pour ses adorateurs le cœur d’une femme énergique et sensible, semblable à celui d’une bonne mère pour ses enfans. On pourroit écrire au bas du portrait de mademoiselle de l’Espinasse : Elle fut la victime la plus intéressante de l’amour, car elle aima également tous ses amans. Ce seroit, en peu de mots, l’extrait et le précis de ses lettres.

Madame du Defiant eut le mérite de n’être point aigrie par tant d’ingratitude ; elle parloit de mademoiselle de l’Espinasse et de d’Alembert avec une modération pleine de douceur et d’indulgence : c’étoit, sans le vouloir, aggraver leurs torts.

Madame du Defiant mourut en 1780, âgée de quatre-vingt-quatre ans ; il y en avoit trente qu’elle étoit aveugle. On a publié des lettres d’elle qui font peu d’honneur à sa mémoire. II est remarquable que toutes les correspondances des philosophes modernes, mises au jour depuis leur mort, soient également scandaleuses, odieuses et déshonorantes pour eux. Fausseté, méchanceté, duplicité, inconséquence, mauvaises mœurs, ambition et vanité démesurées, cabales, haine, basse envie, animosité, injustice, extravagance, etc., toutes ces choses s’y trouvent prouvées et dévoilées de leur propre main. Telles sont la correspondance de M. de la Harpe avec le grand due de Russie ; les lettres de Voltaire, de d'Alembert, de madame du Châtelet, de J.-J. Rousseau, de mademoiselle de l’Espinasse, de madame du Deffant, etc. Leurs plus grands ennemis, c’est-à-dire ceux qui leur pnt porté les plus terribles coups, seront à jamais les éditeurs de leurs lettres et de leurs ouvrages posthumes[1].


  1. Les Confessions de Jean-Jacques, la Religieuse, le Fataliste, de M. Diderot, etc.