De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre I

La bibliothèque libre.

CHAPITRE PREMIER


Théorie des éléments des corps ; leur nombre ; citation d’Empédocle. La matière n’est point séparée des corps, comme on semble le croire dans le Timée de Platon ; réfutation de cette théorie ; elle est en partie vraie, et en partie fausse. Citation de divers ouvrages antérieurs. Théorie nouvelle sur les principes élémentaires des corps, leur nature et leur nombre.


§ 1.[1] On vient de parler du mélange, du contact, de l’action et de la passion, et l’on a expliqué comment ces phénomènes se passent dans les choses qui subissent des changements naturels. On a traité, en outre, de la production et de la destruction absolues des choses ; et l’on a expliqué de quelle manière, dans quels cas, et pourquoi elles ont lieu. On a également étudié l’altération, et l’état de l’être altéré. Enfin, on a fait voir les différences de chacun de ces phénomènes. Maintenant, il nous reste à étudier ce qu’on appelle les éléments des corps ; car la production et la destruction, dans toutes les substances que compose la nature, ne peuvent se manifester sans les corps que perçoivent nos sens.

§ 2.[2] Parmi les philosophes, les uns prétendent que tous les éléments sont formés d’une seule et unique matière, et ils supposent que c’est l’air, ou le feu, ou quelque corps intermédiaire, faisant, de cette matière, un corps substantiel et tout à fait distinct et séparé. [329b] D’autres croient qu’il y a plus d’un seul élément, et ils admettent alors simultanément, ceux- ci le feu et la terre, et ceux-là, l’air en troisième lieu, avec ces deux premiers éléments. D’autres enfin, comme Empédocle, ajoutent l’eau pour quatrième élément. Dans ces divers systèmes, c’est par la réunion, la séparation, ou l’altération de ces éléments, que sont causées la production et la destruction des choses.

§ 3.[3] Accordons sans la moindre difficulté, que ces primitifs des choses peuvent très convenablement être appelés des principes et des éléments, et que c’est de leur changement, par une division ou une combinaison réciproque, ou bien de telle autre espèce de changement éprouvé par eux, que viennent la production et la destruction des choses. Mais en admettant qu’il y a une seule et même matière en dehors de tous les éléments, et en la faisant séparée et corporelle, on se trompe ; car il est impossible, que ce corps, s’il est perceptible à nos sens, puisse exister sans présenter quelques contraires ; et il faut nécessairement que cet infini, que quelques philosophes prennent pour leur principe, soit léger ou pesant, froid ou chaud.

§ 4.[4] Mais la manière dont on a parlé de ce principe, dans le Timée, n’a aucune précision ; car on n’a pas dit assez clairement, si ce réceptacle de toutes choses est distinct et séparé des éléments. Ce qui est certain, c’est que Timée n’a recours pour aucun d’eux à ce principe, bien qu’il ait dit cependant que c’est le sujet antérieur de tout ce qu’on appelle des éléments, ainsi que l’or est préalablement le sujet des ouvrages d’or. Cependant cette explication n’est pas très bonne, sous la forme où on nous la donne ; elle s’applique bien aux cas où il y a simple altération ; mais pour les cas où il y a production et destruction, il serait impossible de dénommer les choses par celles d’où elles sont venues. Timée a bien raison de dire qu’il est beaucoup plus vrai de soutenir que chaque ouvrage d’or est de l’or ; mais, quoique les éléments des choses soient solides, il en pousse l’analyse jusqu’aux surfaces. Or il est bien impossible que des surfaces soient la matière primitive dont on nous parle.

§ 5.[5] Nous aussi, nous reconnaissons bien qu’il y a une certaine matière des corps que nos sens perçoivent ; mais cette matière, d’où viennent ce qu’on appelle les éléments, n’est jamais isolée, et elle se présente toujours avec des contraires. Du reste, on a traité ce sujet ailleurs avec plus d’étendue et d’exactitude.

§ 6.[6] Néanmoins, comme les corps primitifs peuvent aussi, de cette façon, venir de la matière, il faut parler de ces corps, en admettant que la matière est bien le principe, et le premier principe des choses, mais qu’elle en est inséparable, et qu’elle est le sujet des contraires. Ainsi, le chaud, par exemple, n’est pas la matière du froid, pas plus que le froid n’est la matière du chaud ; mais la matière est le sujet de tous les deux.

§ 7.[7] Ainsi d’abord, le corps qui est perceptible en puissance à notre sensibilité, voilà le principe ; puis ensuite viennent les contraires, comme, par exemple, la chaleur et le froid, et en troisième lieu, le feu et l’eau et les autres éléments semblables. Tous ces corps se changent bien les uns dans les autres ; mais ce n’est pas de la manière dont le disent Empédocle et d’autres philosophes ; car, d’après leurs théories, il n’y aurait plus même d’altération. Ce ne sont que les oppositions des contraires qui ne changent pas les unes dans les autres. Du reste, comme ce sont là les principes des corps, il n’en faut pas moins étudier leurs qualités et leur nombre ; car les autres philosophes s’en servent bien dans leurs systèmes, après les avoir admis par hypothèse ; mais ils ne disent pas pourquoi ces contraires ont telle nature et sont dans le nombre où nous les voyons.

  1. Livre II, Ch. I, § 1. On vient de parler du mélange, récapitulation de tout ce qui précède, dans le premier livre. La théorie du mélange a été exposée, livre I, ch. 10. — Du contact, ce n’est qu’incidemment qu’il a été traité du contact, et il n’y a pas eu de théorie spéciale sur ce sujet, voir livre I, ch. 6. — De l’action et de la passion, voir livre I, ch. 6, 7 et suivants. — Qui subissent des changements naturels, indépendamment de ceux que l’art ou la volonté de l’homme peuvent produire ; voir plus haut, livre I, ch. 1, § 1. — De la production et de la destruction absolues, voir plus haut, livre I, chapitres 1, 3, et suivants. — L’altération et l’état de l’être altéré, voir plus haut, livre I, ch. 4. — Les différences de chacun de ces phénomènes, dans le cours de chacune de ces théories spéciales, on a montré les différences qui séparent chacun des phénomènes successivement étudiés.
  2. § 2. Que c’est l’air, comme le croyaient Diogène d’Apollonie et Anaximène. — Ou le feu, comme le croyaient Héraclite d’Éphèse et Hippase, d’après Philopon. — Quelque corps intermédiaire, c’était le système d’Anaximandre, qui supposait un cinquième élément, tenant de la nature des quatre autres, et toutefois s’en distinguant. — Faisant de cette matière, le texte n’est pas tout à fait aussi formel. — Ceux-ci le feu et la terre, comme le faisait Parménide. — Ceux-là l’air en troisième lieu, c’était Ion de Chios, si l’on en croit le commentaire de Philopon. — Comme Empédocle, c’est toujours à Empédocle qu’Aristote attribue la théorie des quatre éléments ; voir aussi la Physique, livre III, ch. 7, §§ 9 et suivants de ma traduction.
  3. § 3. Les primitifs des choses, j’ai conservé le mot même du texte. — Ou bien de telle autre espèce de changement, il n’y a, par exemple, que l’altération de possible, dans les systèmes qui n’admettent qu’un seul élément ; car c’est par les modifications infinies de cet élément unique que se produisent tous les autres phénomènes. — Et corporelle, c’est la traduction exacte du mot qu’emploie le texte. — S’il est perceptible à nos sens, et il doit l’être du moment qu’il est substantiel et séparé de tous les autres. — Sans présenter quelques contraires, le texte dit simplement : « Sans contrariété. » — Cet infini, ou « cet indéterminé. »
  4. § 4. Ce réceptacle de toutes choses, voir la traduction du Timée de Platon par M. V. Cousin, p. 452. — Est distinct et séparé des éléments, la critique est exacte, si ce n’est très importante. — Préalablement, j’ai ajouté ce mot. — Le sujet des ouvrages d’or, voir le Timée, page 154 de la traduction de M. V. Cousin. — Sous la forme où on nous la donne, en effet Timée ne parle que des transformations successives du lingot d’or ; il ne parle point de sa production originelle. — De dénommer les choses, l’expression n’est pas très claire. C’est bien celle dont se sert en effet Timée dans ce passage. On peut toujours dire de l’objet qu’on forme avec le lingot d’or, que c’est de l’or ; mais, pour une chose qui est produite et qui naît de rien, on ne peut pas lui donner le nom de la chose d’où elle est venue, puisqu’elle ne vient d’aucune autre. — D’où elles sont venues, s’il s’agit de production ; et ce serait : « où elles se perdent, » s’il s’agissait de destruction. — Timée a bien raison, le texte n’est pas aussi formel. — Beaucoup plus vrai de soutenir, voir le Timée de Platon, page154 de la traduction de M. V. Cousin. — Jusqu’aux surfaces, voir dans le Traité du Ciel, livre III, ch. 7 et suivants. En résolvant les corps en surfaces, Platon leur ôte toute réalité ; et l’analyse poussée aussi loin les détruit. — Dont on nous parle, j’ai ajouté ces mots.
  5. § 5. Nous aussi, nous reconnaissons bien, le texte n’est pas tout à fait aussi précis. — D’où viennent ce qu’on appelle les éléments, cette pensée ne paraît pas très juste ; et la matière dont il est question ici, est plutôt une condition logique des corps qu’une condition réelle. Il se pourrait donc que cette phrase ne fût qu’une glose ajoutée au texte par quelque commentateur. Elle est d’ailleurs déjà dans le texte de Philopon. — N’est jamais isolée, et subsistant indépendamment des corps, comme la matière que, selon Aristote, Platon a le tort d’admettre. — Avec des contraires, la matière a toujours une certaine qualité qui la distingue, et à laquelle elle est indissolublement jointe. — Ailleurs, dans la Physique, livre I, ch. 8, spécialement § 20, page 484 de ma traduction ; et dans le Traité du ciel, livre III. — Plus d’étendue et d’exactitude, il n’y a qu’un seul mot dans le texte.
  6. § 6. Les corps primitifs, j’ai conservé l’expression même du texte ; mais c’est des éléments qu’il s’agit. — Le sujet des contraires, voir le développement de toute cette théorie, Physique, livre I, ch. 8, p. 473 de ma traduction. — Par exemple, j’ai ajouté ces mots. — N’est pas la matière, mais c’est le contraire ; et sous les deux contraires, il y a le sujet qu’ils qualifient tour à tour.
  7. § 7. Le corps qui est perceptible, c’est la matière entendue au sens logique, sensible en puissance, mais en réalité ne l’étant que sous la forme d’un des deux contraires. — Le feu et l’eau, c’est-à-dire, les quatre éléments, avec tous les corps particuliers qu’ils composent, d’après les théories d’Aristote, qui sont aussi celles de toute l’antiquité. — De la manière dont le disent Empédocle et d’autres philosophes, la pensée n’est pas assez développée, et elle reste obscure par la concision de l’expression. Empédocle et d’autres philosophes regardent les éléments comme absolument immuables ; et dès lors, on ne peut plus comprendre, avec cette immutabilité, le phénomène de l’altération, tout incontestable qu’il est. — Mais ce ne sont que les oppositions, le texte n’est pas tout à fait aussi formel. — Dans leurs systèmes, j’ai ajouté ces mots.