De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre XI

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Chapitre XI


Théorie de la perpétuelle et régulière succession des choses. Dans quelle mesure intervient la nécessité ; choses nécessaires et choses contingentes ; nécessité absolue, nécessité relative ; rapport du nécessaire et de l’éternel. La production des choses ne peut être perpétuelle que si elle est circulaire. — Ordre admirable des choses ; le mouvement circulaire de la sphère supérieure règle tous les mouvements inférieurs, celui du soleil, celui des saisons et tous les autres. Perpétuité des espèces ; disparition successive des individus ; éternité de certaines substances. — Fin du traité.


§ 1. Comme dans toutes les choses qui se meuvent d’un mouvement continu, soit pour se produire, soit pour s’altérer, soit en un mot pour changer, nous voyons toujours un fait exister après un autre, et un phénomène se produire à la suite d’un phénomène, de manière à ce qu’il n’y ait ni lacune ni défaillance, il nous faut rechercher s’il y a quelque chose de nécessaire, ou, si rien n’étant nécessaire, il est possible de toutes choses qu’elles ne soient pas. Or, il est évident que certaines choses sont nécessaires ; et c’est là ce qui fait que dire d’une chose précisément qu’elle sera, est tout différent de dire qu’elle doit être ; car, du moment qu’il est vrai de dire d’une chose qu’elle sera, il faut aussi qu’un jour il soit vrai de dire de cette chose qu’elle est ; tandis que, quand il est vrai de dire simplement d’une chose qu’elle doit être, rien n’empêche qu’elle ne soit pas : par exemple, il se peut très bien que quelqu’un qui devait se promener ne se promène pas.

§ 2.[1] Mais comme parmi les choses qui sont, il y en a qui peuvent aussi ne pas être, il est évident qu’il en sera de même encore pour les choses qui deviennent et se produisent, et qu’il n’y a pas là non plus de nécessité. Toutes les choses qui se produisent sont-elles ou ne sont-elles pas dans ce cas ? N’y en a-t-il pas quelques-unes qui doivent nécessairement se produire ? Et n’en est-il pas pour le devenir ce qu’il en est pour l’existence ? N’y a-t-il pas là aussi des choses qui ne peuvent pas ne pas être, tandis que d’autres le peuvent ? Par exemple, il y a nécessité qu’il y ait des solstices périodiques, et il ne serait pas possible qu’ils ne fussent point.

§ 3.[2] Ce qui est vrai, c’est qu’il faut nécessairement que l’antérieur se produise pour que le postérieur se produise aussi à son tour : par exemple, pour qu’il y ait une maison, il faut d’abord qu’il y ait un fondement, et pour qu’il y ait un fondement de maison, il faut du mortier. Mais parce que la fondation a été faite, est-il nécessaire que la maison soit faite également ? Ou n’est-ce nécessaire que si la maison elle-même est nécessaire d’une manière absolue ? A ce point de vue alors, il est nécessaire en effet que, le fondement ayant été fait, la maison se fasse aussi ; car c’était là réellement la relation de l’antérieur au postérieur, que, si le postérieur doit être, il faut nécessairement aussi que l’antérieur ait été avant lui.

§ 4.[3] Si donc le postérieur est nécessaire, il faut que l’antérieur le soit de même ; et si l’antérieur est nécessaire et que le postérieur le soit comme lui, ce n’est pas à cause de lui en aucune façon ; c’est seulement parce que l’on supposait la nécessité de ce postérieur lui-même. Ainsi donc, là où le postérieur est nécessaire, il y a réciprocité ; et toujours alors quand l’antérieur s’est produit, il y a nécessité que le postérieur se produise à son tour.

§ 5.[4] Si, descendant de degrés en degrés, la succession va à l’infini, dès lors il ne sera plus nécessaire que le postérieur se produise absolument. Mais ce ne sera pas même nécessaire d’après l’hypothèse qu’on vient de poser ; car il y aura toujours une autre chose qui, nécessairement, précédera le postérieur, et cette autre chose devra se produire nécessairement aussi. Par conséquent, comme il n’y a pas de principe possible pour l’infini, il n’y aura pas non plus de premier terme qui fasse que le dernier doive se produire nécessairement.

§ 6.[5] Mais même dans les choses qui ont une limite finie, il ne sera pas vrai de dire qu’il y a nécessité que les êtres se produisent absolument : par exemple, que la maison soit produite, parce que le fondement a été produit ; car, si la maison a été produite, sans devoir être toujours nécessairement, il en résulterait que ce qui peut n’être pas toujours serait toujours. Mais une chose ne peut être toujours sous le rapport de sa production que si sa production est nécessaire ; car le nécessaire et l’éternel vont ensemble. Ce qui est nécessairement ne peut pas ne pas être ; et par suite, s’il est nécessairement, il est par cela même éternel ; et s’il est éternel, il est nécessairement. De même encore, si la production de la chose est nécessaire, cette production est éternelle aussi ; et du moment qu’elle est éternelle, elle est nécessaire également.

§ 7.[6] Si donc la production absolue de quelque chose est nécessaire, il faut nécessairement que cette production soit circulaire et revienne sur elle-même ; car il faut absolument ou que la production ait une limite ou qu’elle n’en ait pas. Si elle n’en a pas, il faut qu’elle ait lieu en ligne droite ou en cercle. Mais pour qu’elle soit éternelle, il est impossible qu’elle soit en ligne droite ; car alors elle n’aurait pas de commencement, ni en bas, comme nous le voyons, en prenant les choses qui seront, ni en haut si nous prenons celles qui ont été. Mais il faut nécessairement un commencement à la production, sans qu’elle soit limitée ; et elle doit être éternelle. Il y a donc nécessité que la production soit circulaire. C’est ainsi que la réciprocité ou le retour sera nécessaire ; et, par exemple, si telle chose est nécessairement, l’antérieur de cette chose est nécessaire aussi ; et si cet antérieur est nécessaire, il faut nécessairement aussi que le postérieur se produise. Voilà donc bien une éternelle et véritable continuité ; car il n’importe pas que cette continuité se fasse entre deux ou plusieurs intermédiaires. Ainsi la nécessité absolue ne se trouve que dans le mouvement et dans la production circulaires ; et du moment que le cercle a lieu, chaque chose se produit ou s’est produite nécessairement ; de même, que s’il y a nécessité, la production a lieu circulairement.

§8.[7] Tout cet ordre est parfaitement raisonnable ; et puisqu’il a été démontré encore ailleurs que le mouvement circulaire est éternel, ainsi que le mouvement du Ciel, il est évident que tout cela se passe et se passera nécessairement, et que tous les mouvements qui se rattachent à celui-là et que celui-là produit, sont nécessaires comme lui ; car si le corps qui reçoit éternellement le mouvement circulaire le communique à quelqu’autre corps, il s’ensuit que le mouvement de ces autres corps doit être également circulaire ; et par exemple, la translation s’accomplissant d’une certaine façon dans les sphères supérieures, il faut bien que le soleil se meuve de la même manière. Du moment qu’il en est ainsi pour le soleil, les saisons ont par cette cause un cours circulaire, et elles reviennent périodiquement ; et tous ces grands phénomènes se passant de cette façon, tous les phénomènes inférieurs se passent avec la même régularité.

§ 9.[8] Mais quoi ! Quand il y a des choses qui s’accomplissent réellement ainsi, et quand, par exemple, l’eau et l’air ont bien ce mouvement circulaire, puisque pour former le nuage il faut qu’il ait plu, et pour qu’il pleuve, il faut qu’il y ait un nuage, comment se fait-il que les hommes et les animaux ne reviennent pas également sur eux-mêmes, de façon à ce que le même individu reparaisse ? Car, de ce que votre père a été, il ne s’ensuit pas nécessairement que vous deviez être ; ce qui est seulement nécessaire, c’est que si vous êtes, il faut que votre père ait été. La cause en est que c’est là une génération qui se fait en ligne directe.

§ 10.[9] Mais le principe de la recherche que nous nous proposons ici, ce serait encore de nous demander si toutes choses reviennent également ou ne reviennent pas sur elles-mêmes, et s’il n’est pas vrai que les unes reviennent numériquement et individuellement, tandis que les autres ne reviennent qu’en espèce. Pour toutes les choses dont la substance demeure incorruptible dans le mouvement qu’elle reçoit, il est évident qu’elles restent toujours numériquement identiques, puisque le mouvement se conforme alors au mobile. Mais toutes celles, au contraire, dont la substance est corruptible, doivent nécessairement accomplir ce retour, non pas numériquement, mais uniquement sous le rapport de l’espèce. C’est ainsi que l’eau vient de l’air et que l’air vient de l’eau, le même en espèce, mais non le même numériquement. Mais s’il est des choses qui reviennent numériquement aussi les mêmes, ce ne sont jamais celles dont la substance est telle qu’elle peut ne pas être.


FIN DU TRAITÉ DE LA PRODUCTION ET DE LA DESTRUCTION DES CHOSES.

    Ch. XI, § 1. Ni lacune ni défaillance, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — S’il y a quelque chose de nécessaire, sur la théorie de la nécessité, voir la Physique, livre II, ch. 9, page 61 de ma traduction. — Certaines choses sont nécessaires, ce sont celles qui sont les conséquences nécessaires d’une certaine hypothèse ; mais l’hypothèse elle-même n’est pas nécessaire. — Précisément, j’ai ajouté ce mot, pour fixer davantage le sens de la pensée. — Qu’elle doit être, il y a dans le mot du texte une sorte d’éventualité qui n’est pas dans l’expression française. -Simplement, j’ai ajouté aussi ce mot. Peut être au lieu de « Doit être, » vaudrait-il mieux traduire « Peut être. » Ces nuances sont très difficiles à faire passer d’une langue dans l’autre.

  1. § 2. Qui deviennent et se produisent, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. Il faut distinguer avec attention l’être du devenir. L’un est éternel, ou du moins durable, tandis que l’autre est contingent et passager. — Pour le devenir, je hasarde cette expression, qui répond davantage à celle de l’original. — Ne peuvent pas ne pas être, c’est-à-dire, qui sont nécessaires. — Des solstices périodiques, le texte n’est pas tout à fait aussi formel.
  2. § 3. L’antérieur… le postérieur, les exemples qui suivent expliquent bien le sens de ces mots. — Une maison… un fondement, c’est le même exemple à peu près que celui qui est employé dans la Physique, livre II, ch. 9, § 2, page 62 de ma traduction, pour démontrer la même pensée. — Du mortier, le texte dit précisément « de la boue. » — Que si la maison elle-même, le texte n’est pas tout à fait aussi formel. — La maison se fasse aussi, mais uniquement parce qu’elle est elle-même nécessaire, et non pas du tout parce qu’elle doit nécessairement être la conséquence de la fondation. — Le postérieur, c’est ici la maison. — L’antérieur, c’est le fondement posé pour soutenir l’édifice ; la fondation est nécessaire à la maison ; mais la maison ne l’est pas à la fondation.
  3. § 4. Comme lui, j’ai ajouté ces mots. — A cause de lui, la maison n’est pas du tout nécessaire en vue de la fondation, tandis que la fondation l’est en vue de la maison. — L’on supposait, c’est par simple hypothèse que la maison est nécessaire ; mais elle ne l’est pas par rapport aux matériaux sur lesquels elle est fondée. — Il y a réciprocité, c’est-à-dire que le premier est nécessaire au second, autant que le second l’est au premier.
  4. § 5. Si, descendant de degrés en degrés, le texte dit simplement « vers le bas. » — La succession, l’expression grecque est tout à fait indéterminée. — Va à l’infini, les commentateurs supposent qu’il s’agit d’une génération en ligne droite, soit finie, soit infinie, au lieu d’une génération circulaire, revenant sur elle-même comme celle des éléments. — D’après l’hypothèse qu’on vient de poser, le texte n’est pas aussi précis. On pourrait traduire simplement : « Mais ce ne sera pas nécessaire, » même hypothétiquement. » — Car il y aura toujours, c’est-à-dire qu’avant le dernier terme supposé nécessaire, il y aura une série de termes antérieurs, qui, étant infinie, ne pourra jamais être épuisée. D’ailleurs tout ce passage est un peu obscur, et Philopon lui-même semble s’en plaindre. — Qui fasse que le dernier, le texte n’est pas aussi précis. Dans l’infini, il n’y a ni premier terme, ni dernier ; il n’y a pas plus d’origine qu’il n’y a de fin.
  5. § 6. Qui ont une limite finie, ou ou simplement : « une fin. » — Que les êtres, l’expression du texte est tout à fait indéterminée. — Car, si la maison a été produite, j’ai suivi exactement la tournure du texte ; mais elle n’est pas très nette, et il y a quelques idées intermédiaires qui sont supprimées, au détriment de la clarté. Voici une paraphrase qui pourra éclaircir ce passage : « Même dans les choses qui ont une fin précise, il n’est pas nécessaire toujours que le postérieur suive l’antérieur ; et par exemple, le fondement de la maison peut être fait, sans que la maison soit faite nécessairement après lui, bien que ce fondement soit nécessaire à la maison. Car si la maison est produite sans être d’ailleurs nécessaire, il en résulterait qu’une chose contingente cesserait d’être contingente pour devenir nécessaire. » — Qui peut n’être pas toujours, c’est-à-dire qui est contingente. — Le nécessaire et l’éternel vont ensemble, ou bien encore : « Le nécessaire est en même temps éternel aussi. »
  6. § 7. Soit circulaire et revienne sur elle-même, c’est un des principes les plus importants qui aient été démontres dans la Physique, livre VIII, ch. 13 et 14, pages 551 et suiv. de ma traduction. Le mouvement circulaire est le seul qui puisse être éternel. — Que la production, ou « génération. » — Ni en bas ni en haut, voir plus haut, § 5. « En bas, » indique la série descendante ; on part de ce qui est pour supposer toute la succession des êtres ; « En haut, » indique la série ascendante, puisqu’on part de ce qui est pour remonter à ce qui a été. Il n’y a alors de commencement ni dans un sens ni dans l’autre, et la série est infinie dans tous les deux, la ligne droite se prolongeant dans un développement infini. — Il faut nécessairement un commencement, ceci semble contredire les opinions bien connues d’Aristote sur l’éternité du monde. En outre, il n’y a pas dans le cercle de commencement proprement dit. — A la production… la production, le texte n’est pas aussi précis. — La réciprocité ou le retour, il n’y a qu’un seul mot dans l’original. — Une éternelle et véritable continuité, il n’y a qu’un seul mot aussi dans le texte. — Intermédiaires, l’expression grecque est tout à fait indéterminée, et j’ai dû n’être pas plus précis.
  7. § 8. Est parfaitement raisonnable, Aristote a toujours reconnu l’admirable régularité de la nature, sans y faire, d’ailleurs, intervenir assez directement Dieu et sa providence. — Encore ailleurs, c’est dans le Vllle livre de la Physique, ainsi que le dit Philopon. — Le corps qui reçoit éternellement le mouvement circulaire, c’est le premier mobile c’est-à-dire le ciel, ou la partie de l’univers qui est la plus éloignée de la terre. — D’une certaine façon, j’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée. — Tous ces grands phénomènes, le texte n’est pas aussi précis. — Avec la même régularité, même observation.
  8. § 9. Mais quoi ! la tournure du texte n’est pas aussi emphatique. — Ont bien ce mouvement circulaire, et réciproque, de manière que l’un engendre l’autre. — Pour former le nuage il faut qu’il ait plu, voir la Météorologie, livre I, ch. 9, pages 54 et suiv. de ma traduction. — La cause en est, le texte n’est pas aussi précis. — Une génération, ou production.
  9. § 10. Le principe, il semble que ce serait plutôt le résumé et le complément, puisque cette discussion est la fin de ce traité. — Numériquement et individuellement, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Ne reviennent qu’en espèce, c’est-à-dire que l’individu change comme du père au fils, et que l’espèce subsiste identique dans les deux êtres, dont l’un succède à l’autre. — Pour toutes les choses, réponse à la question qui vient d’être posée. — Numériquement identiques, c’est ainsi que le soleil est toujours le même, comme le remarque Philopon ; sa substance est incorruptible, et il ne change pas dans les mouvements dont il semble animé. — Le mouvement se conforme, le texte dit précisément : « Le mouvement suit le mobile. » Cette expression n’est pas très claire, et Philopon ne l’explique pas. Je crois qu’elle veut dire que le mouvement est éternel et incorruptible, comme le corps dans lequel il a lieu. — Non pas numériquement, c’est-à-dire l’individu subsistant tel qu’il est. — Sous le rapport de l’espèce, comme cela se passe du père au fils. Le père disparaît ; mais l’espèce demeure, transmise par lui à l’être qu’il a engendré. — Le même numériquement, et individuellement, l’air est spécifiquement pareil à l’air antérieur qui a disparu ; mais ce n’est pas identiquement le même. — Est telle qu’elle peut ne pas dire, c’est-à-dire qu’elle est contingente et non nécessaire. On remarquera, dans cette théorie de la perpétuité éternelle de certains corps et des espèces, une élévation et une grandeur dignes du Xlle livre de la Métaphysique et du VIIIe de la Physique. C’est aussi une nouvelle réfutation du système du hasard, qu’Aristote a toujours combattu ; voir la préface à la Physique d’Aristote, pages XCIII, CIII et suivantes, tome I ; et la préface au Traité du ciel, pages XCIV et suivantes.