De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 10

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 323-326).
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CHAPITRE X.
Division de l’histoire civile en pure et en mixte.

Enfin, soit divisée l’histoire civile en pure et en mixte. Il est deux espèces très connues de mélanges : l’une, qui se tire de la science civile ; et l’autre, en grande partie, de la science naturelle. Quelques auteurs ont introduit un certain genre d’écrit où l’on trouve, non pas des narrations auxquelles un fil continu donne la liaison d’une histoire, mais des faits détachés que l’auteur choisit à son gré ; puis il les médite, il les rumine, et prend occasion de ces faits pour disserter sur la politique : genre d’histoire ruminée que nous goûtons singulièrement, pourvu toutefois que l’auteur soit fidèle à son plan, et qu’il avertisse de son dessein. Mais qu’un homme qui écrit ex-professo une histoire complette, mêle par-tout des réflexions politiques, et que, dans cette vue, il interrompe à tout propos le fil de l’histoire, c’est quelque chose de déplacé et de fatigant. Nul doute que toute histoire, qui a quelque profondeur, ne soit comme grosse de préceptes et de remarques politiques ; mais encore l’écrivain ne doit-il pas se faire, en quelque sorte, accoucher lui-même.

Une autre espèce d’histoire mixte, c’est l’histoire cosmographique ; car il y entre une infinité de choses. Elle emprunte de l’histoire naturelle la description des régions mêmes, de leur situation et de leurs productions ; de l’histoire civile, celle des villes, des empires, des mœurs ; des mathématiques, la détermination des climats, des configurations célestes auxquelles répondent ces régions : genre d’histoire, ou plutôt de science, par rapport auquel nous avons lieu de féliciter notre siècle. Car, de notre temps, le globe terrestre est singulièrement dévoilé à notre curiosité, et les fenêtres s’y sont, en quelque manière, multipliées. Nul doute que les anciens n’eussent connoissance des zônes et des antipodes, dans ce même lieu où Phébus commençant sa course, de son souffle enflammé ranime ses chevaux hors d’haleine. C’est encore là que l’étoile du soir puise sa rouge et tardive lumière.

Néanmoins c’étoit plutôt par des démonstrations que par des voyages. Mais que le plus frêle vaisseau ait pu faire le tour entier du globe terrestre par une route plus oblique et plus tortueuse encore que celle que suivent les corps célestes, c’est une prérogative qui étoit réservée à notre siècle. Ensorte que cet âge du monde peut prendre pour sa devise non-seulement ces mots, plus ultrà (plus avant), où les anciens prenoient celle-ci, non ultrà (pas plus avant) ou, cette autre, imitabile fulmen (l’imitable foudre) ; ou ils prenoient cette dernière non imitabile fulmen (l’inimitable foudre) ; de même que nimbos et non imitabile fulmen; mais cette autre encore qui passe toute admiration, imitabile cœlum (l’imitable ciel), à cause de ces grandes navigations, par lesquelles nous faisons le tour du monde entier comme les corps célestes.

Or, ces succès, si heureux dans l’art de naviguer et de découvrir les parties du globe, nous font concevoir les plus hautes espérances par rapport au progrès et à l’accroissement des sciences ; sur-tout à nous, à qui il semble que, par un décret divin, il ait été arrêté que ces deux genres de succès seroient contemporains. Car c’est ainsi que s’exprime le prophête Daniël en parlant des derniers temps : grand nombre d’hommes voyageront et la science sera augmentée ; comme si cet avantage de parcourir le monde et de faire faire aux sciences les plus grands pas, étoit réservé à notre siècle ; et c’est ce qui est déjà en grande partie accompli, vu que, pour les connoissances, notre temps le cède de bien peu à ces deux premières périodes ou révolutions ; savoir celle des Grecs et celle des Romains, et qu’à certains égards il l’emporte de beaucoup.