De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Exemple 1

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 345-375).
Premier exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, dans les sciences naturelles. De l’univers représenté par la fable de Pan.

Les anciens laissent dans le doute la génération de Pan. Les uns le disent fils de Mercure ; d’autres, lui donnant une autre origine, disent que tous les prétendans ayant eu commerce avec Pénélope, de ce commerce indistinct naquit Pan, qui est leur enfant commun. Voici une autre manière d’expliquer cette génération, qu’il ne faut pas oublier. Pan, disent-ils, est fils de Jupiter et d’Hybrée, c’est-à-dire, de l’injure. Mais quelque origine qu’on lui attribuât, on lui donnoit pour sœurs les Parques, qui se tenoient dans un antre. Pour lui, il demeuroit toujours en plein air. Voici le portrait qu’on faisoit de lui : son front est armé de cornes, qui se terminent en pointes et s’élèvent jusqu’aux cieux ; son corps est tout hérissé de poils et de soies ; sa barbe sur-tout est fort longue ; sa forme tient de deux espèces ; de l’espèce humaine quant aux parties supérieures, et de la bête, quant aux inférieures, qui se terminent par des pieds de chèvre. Pour marques de sa puissance, il porte, dans la main gauche, une flûte à sept tuyaux et dans la droite, une sorte de crosse ou de bâton recourbé par le haut : une peau de léopard lui sert d’habillement. Quant aux pouvoirs et aux fonctions qu’on lui attribuoit, il étoit regardé comme le dieu des chasseurs et même des pasteurs, et en général des habitans de la campagne. Il présidoit aussi aux montagnes. Il étoit messager des dieux, ainsi que Mercure ; et pour la dignité, immédiatement après lui. On le regardoit comme le chef et le général des nymphes, qui dansoient perpétuellement autour de lui. Il avoit aussi pour cortège les satyres, et les silènes beaucoup plus âgés qu’eux. On lui attribuoit le pouvoir d’envoyer des terreurs, sur-tout des terreurs vaines et superstitieuses, qui de son nom ont été appellées paniques. Les actions qu’on rapporte de lui sont en assez petit nombre ; on dit sur-tout qu’il défia à la lutte Cupidon, par lequel il fut vaincu ; qu’il embarrassa le géant Typhon dans des filets, et le tint assujetti. On raconte de plus que Cérès étant triste et affligée de l’enlèvement de Proserpine, comme les dieux la cherchoient avec inquiétude, et s’étoient pour cela dispersés sur différens chemins, Pan fut le seul qui eut le bonheur de la trouver, étant à la chasse, et de la leur montrer. Il osa aussi disputer à Apollon le prix de la musique, prix que Midas, choisi pour arbitre, lui adjugea ; ce qui valut à ce roi des oreilles d’âne, mais ces oreilles étoient cachées. On ne suppose à Pan aucunes amours ; du moins il en eut peu : ce qui peut paroître assez étonnant dans la troupe des dieux, qui, comme l’on sait, prodiguoit si aisément ses amours. On dit seulement qu’il aima Écho, qui fut aussi regardée comme sa femme ; et une autre nymphe appellée Syrinx, dont Cupidon, pour se venger de ce qu’il avoit osé le défier à la lutte, le rendit amoureux. On prétend qu’autrefois il évoqua la Lune dans de hautes forêts, et qu’il n’eut pas non plus d’enfans ; ce qui n’est pas moins étonnant, vu que les dieux, sur-tout les mâles, étoient merveilleusement prolifiques : si ce n’est qu’on lui donne pour fille une certaine femmelette, qui étoit servante, et se nommoit Jambé ; femme qui ordinairement amusoit ses hôtes par des contes plaisans, et qu’on croyoit un fruit de son mariage avec Écho.

Pan, comme le dit son nom même[1], représente l’univers ou l’immensité des choses. Or, il y a, et il peut y avoir, sur l’origine du monde, deux sentimens différens : ou il est sorti de Mercure, c’est-à-dire, du Verbe divin, ce que l’Écriture sainte met hors de doute, et ce qu’ont vu les philosophes mêmes, du moins ceux qui ont été regardés comme les plus appliqués à la théogonie ; ou il est provenu des semences confuses des choses. En effet, quelques philosophes ont prétendu que les semences des choses sont infinies même en substance[2], d’où est dérivée cette hypothèse des Homoiomères, qu’Anaxagore a ou inventée, ou rendue célèbre. Quelques-uns cependant, doués d’une plus grande pénétration, pensent que c’est assez, pour expliquer la variété des composés, de supposer que les principes des choses sont identiques, quant à la substance, et ne diffèrent que par leurs figures, mais par des figures fixes et déterminées, et que tout le reste ne dépend que de leurs situations respectives et de la manière dont ils se combinent ; source d’où est émanée l’hypothèse des atomes qu’adopta Démocrite, après que Leucippe l’eût inventée. Mais d’autres n’admettoient qu’un seul principe, lequel, selon Thalès, étoit l’eau ; selon Anaximène l’air ; et selon Héraclite, le feu ; et néanmoins ce même principe, ils le croyoient unique, quant à l’acte, mais variable en puissance et susceptible de différentes modifications[3], et tel que les semences des choses s’y trouvent cachées. Mais ceux qui, à l’exemple de Platon et d’Aristote, ont supposé une matière totalement dépouillée de qualités, sans forme constante et indifférente à toutes les formes, ont beaucoup plus approché du sens de la parabole. Car ils ont regardé la matière comme une sorte de femme publique ; et les formes, comme les prétendans. En sorte que toutes les opinions sur les principes des choses reviennent à ceci et se réduisent à cette distribution : le monde a pour principe, ou Mercure, ou Pénélope et les prétendans. Quant à la troisième génération de Pan, elle est de telle nature, qu’il semble que les Grecs, soit par l’entremise des Égyptiens, soit de toute autre manière, aient eu quelque connoissance des mystères des Hébreux[4]. Elle se rapporte à l’état du monde, considéré, non tel qu’il étoit à son origine, mais tel qu’il fut après la chûte d’Adam ; c’est-à-dire, lorsqu’il fut devenu sujet à la mort et à la corruption ; et cet état fut, en quelque manière, fils de Dieu et de l’injure, c’est-à-dire, du péché ; il subsiste même aujourd’hui, car le péché d’Adam tenoit de l’injure ; vu qu’il vouloit se faire semblable à Dieu. Ainsi ces trois sentimens sur la génération de Pan sembleront vrais, si l’on distingue avec soin les temps et les choses. En effet ce Pan, tel que nous l’envisageons en ce moment, tire son origine du Verbe divin, moyennant toutefois la matière confuse, qui étoit elle-même l’ouvrage de Dieu ; la prévarication, et par elle, la corruption s’y étant introduite.

Les destins, ou les natures des choses, sont avec raison regardées comme sœurs. Car, par ce mot de destins, sont désignés leurs commencemens, leur durée et leurs fins, ainsi que leurs accroissemens et leurs diminutions, leurs disgraces et leurs prospérités[5] ; en un mot, toutes les conditions de l’individu. Conditions pourtant qu’on ne peut reconnoître que dans quelque individu d’une espèce noble, tel qu’un homme, une ville, ou une nation. Or, c’est Pan, ou la nature des choses, qui fait passer ces individus par ces conditions si diverses. Ensorte que, par rapport aux individus, la chaîne de la nature et le fil des Parques ne sont qu’une seule et même chose. De plus, les anciens ont feint que Pan demeure toujours en plein air ; que les Parques habitent un souterrain, et qu’elles volent vers les hommes avec la plus grande vitesse ; parce que la nature et la face de l’univers est visible et exposée à nos regards ; au lieu que les destinées des individus sont cachées et rapides. Que si l’on prend ce mot destinée dans une signification plus étendue, et qu’on entende par là quelque espèce d’événement que ce puisse être, non pas seulement les plus frappans, néanmoins, en ce sens-là même, ce nom convient fort bien à la totalité des choses, au grand tout. Attendu que, dans l’ordre de la nature, il n’est rien de si petit qui n’ait sa cause ; et au contraire rien de si grand, qui ne dépende de quelque autre chose. Ensorte que l’assemblage même, l’ensemble de la nature, renferme dans son sein toute espèce d’événement, le plus grand comme le plus petit, et le produit dans son temps, d’après une loi dont l’effet est certain : ainsi rien d’étonnant, si l’on a supposé que les Parques étoient les sœurs de Pan, et ses sœurs très légitimes. Car la fortune est fille du vulgaire, et ne plaît ordinairement qu’aux esprits superficiels. Certes, Épicure ne tient pas seulement un langage profane ; mais il me paroît extravaguer tout-à-fait, lorsqu’il dit, qu’il vaut mieux croire la fable des dieux, que supposer un destin : comme s’il pouvoit y avoir dans l’univers quelque chose qui, semblable à une isle, fût détachée de la grande chaîne des êtres. Mais Épicure, comme on le voit par ses propres paroles, a accommodé et assujetti sa philosophie naturelle à sa morale, ne voulant admettre aucune opinion qui pût affliger, inquiéter l’ame, et troubler cette Euthymie dont Démocrite lui avoit donné l’idée. C’est pourquoi, plus jaloux de se bercer dans de douces pensées que capable de supporter la vérité, il secoua entièrement le joug, et rejeta, tant la nécessité du destin, que la crainte des dieux. Mais en voilà assez sur la fraternité de Pan avec les Parques.

Si l’on attribue au monde des cornes plus larges par le bas, et plus aiguës à leur sommet, c’est que toute la nature des choses est comme aiguë et semblable à une pyramide. Car le nombre des individus qui forment la large base de la nature, est infini. Ces individus se réunissent en espèces, qui sont encore en grand nombre. Puis les espèces s’élèvent en genres ; lesquels, à mesure que les idées se généralisent, vont en se resserrant de plus en plus ; ensorte qu’à la fin la nature semble se réunir en un seul point. Et c’est ce que signifie cette figure pyramidale des cornes de Pan. Mais il ne faut pas s’étonner que ces cornes, par leurs extrémités, touchent au ciel ; attendu que les choses les plus élevées de la nature, c’est-à-dire, les idées universelles, touchent, en quelque manière, aux choses divines. Aussi avoit-on feint que cette fameuse chaîne d’Homère, c’est-à-dire, celle des causes naturelles, étoit attachée au pied du trône de Jupiter. Et comme il est facile de s’en assurer, il n’est point d’homme, traitant la métaphysique et ce qu’il y a dans la nature d’éternel et d’immuable, et détournant un peu son esprit des choses variables et passagères, qui ne tombe aussi-tôt dans la théologie naturelle ; tant le passage du sommet de cette pyramide à Dieu même, est rapide et facile.

C’est avec autant d’élégance que de vérité qu’on représente le corps de la nature comme hérissé de poils, vu ces rayons qu’on trouve par-tout ; car les rayons sont comme les crins, comme les poils de la nature ; et il n’est rien qui ne soit plus ou moins rayonnant. C’est ce qui est très sensible dans la faculté visuelle, ainsi que dans toute vertu magnétique et dans toute opération à distance. Mais la barbe de Pan sur-tout a beaucoup de saillie, parce que les rayons des corps célestes, et principalement ceux du soleil, exercent leur action de fort loin, et cette action pénètre fort avant ; et cela au point qu’ils ont travaillé et totalement changé la surface de la terre, et même son intérieur jusqu’à une certaine profondeur[6]. Or, la figure qui concerne la barbe de Pan, est d’autant plus juste, que le soleil lui-même, lorsque sa partie supérieure étant couverte par un nuage, ses rayons s’échappent par dessous, semble avoir une barbe.

C’est aussi avec raison que le corps de la nature est représenté comme participant de deux formes, vu la différence des corps supérieurs et des corps inférieurs. Car les premiers, à cause de leur beauté, de l’égalité, de la constance de leur mouvement, et de leur empire sur la terre et les choses terrestres, sont fort bien représentés par la figure humaine ; la nature humaine participant de l’ordre et de la domination. Mais les derniers, à cause de leur désordre et de leurs mouvemens peu réglés, et parce qu’ils sont en bien des choses gouvernés par les corps célestes, peuvent être désignés par la figure d’un animal brute. De plus, cette duplicité de forme se rapporte à l’enjambement réciproque des espèces ; car il n’est pas, dans la nature, d’espèce qui paroisse absolument simple. Mais chaque espèce participe de deux autres, et semble en être composée. L’homme, par exemple, tient quelque peu de la brute ; la brute, quelque peu de la plante ; la plante, quelque peu du corps inanimé. Et à proprement parler, tout participe de deux formes, tenant et de l’espèce inférieure et de l’espèce supérieure, dont elle n’est que l’assemblage. Or, la parabole des pieds de chèvre représente fort ingénieusement l’ascension des corps ténues vers les régions de l’atmosphère et du ciel, où ils demeurent ainsi suspendus, et de là sont précipités vers la région inférieure, plutôt qu’ils n’en descendent ; car la chèvre est un animal qui aime à gravir, à se suspendre aux rochers, à s’attacher aux corps pendans sur des précipices. C’est ce que font aussi tous les corps, même ceux qui sont destinés au globe inférieur. Aussi n’est-ce pas sans raison que Gilbert, qui a fait de si laborieuses recherches sur l’aimant, et cela en procédant par la voie expérimentale, a fait naître ce doute ; savoir : si les corps graves placés à une grande distance de la terre, ne perdroient pas peu à peu leur mouvement vers le bas.

On place dans les mains de Pan deux attributs : l’un est celui de l’harmonie ; l’autre est celui de l’empire. Car il est manifeste que la flûte à sept tuyaux représente le concert et l’harmonie des choses, ou cette combinaison de la concorde avec la discorde, résultante du mouvement des sept étoiles errantes ; car on ne trouve point dans le ciel d’autres écarts que ceux des sept planètes ; écarts qui, tempérés par l’égalité des étoiles fixes, et la distance perpétuellement invariable où elles sont les unes des autres, peuvent bien être la cause, et de la constance des espèces, et de l’instabilité des individus. Mais, s’il existe quelques planètes plus petites qui ne soient point visibles ; s’il y a dans le ciel quelque changement plus considérable, tels que peuvent être ceux qu’y occasionnent certaines comètes plus élevées que la lune, ce sont comme autant de flûtes, ou tout-à-fait muettes, ou dont le son est de peu de durée, attendu que leur action ne parvient pas jusqu’à nous, ou qu’elle ne trouble pas long-temps cette harmonie des sept tuyaux de la flûte de Pan. Ce bâton recourbé qui est un attribut du commandement, est une élégante métaphore pour figurer les voies de la nature, lesquelles sont en partie droites, et en partie obliques. Et si c’est principalement à son extrémité supérieure que ce bâton ou cette verge est recourbée, c’est parce que les desseins de la providence s’exécutent par des détours et des circuits ; ensorte que ce qui semble se faire, est toute autre chose que ce qui se fait. Signification toute semblable à celle de la parabole, de Joseph vendu en Égypte[7]. Il y a plus : dans tout gouvernement humain, ceux qui sont assis au gouvernail, lorsqu’il s’agit de suggérer et d’insinuer au peuple ce qui lui est utile, y réussissent mieux, à l’aide de prétextes et par des voies obliques, que par des voies directes[8]. Et ce qui peut paroître étonnant, c’est que, dans les choses purement naturelles, on réussit mieux en trompant la nature, qu’en voulant la forcer. Tant il est vrai, que les choses qui se font trop directement, sont ineptes et se font obstacle à elles-mêmes ; au lieu que les voies obliques et d’insinuation, font que toutes choses coulent plus doucement, et obtiennent plus sûrement leur effet. Rien de plus ingénieux encore que la fiction qui suppose que le manteau et l’habit de Pan est une peau de léopard ; vu ces espèces de taches qu’on trouve par-tout dans la nature. Car le ciel, par exemple, est tacheté d’étoiles ; la mer est tachetée d’isles, et la terre l’est de fleurs. Il y a plus : les corps particuliers sont presque tous mouchetés à leur surface, qui est comme le manteau, l’habit de la chose.

Quant à l’office de Pan, il n’est rien qui l’explique mieux, et qui le peigne plus au vif, que de supposer qu’il est le dieu des chasseurs. Car toute action naturelle et par conséquent tout mouvement et tout état progressif, n’est autre chose qu’une chasse. Par exemple, les sciences et les arts chassent aux œuvres qui leur sont propres ; les conseils humains chassent à leurs buts respectifs. Et toutes les choses naturelles chassent à leurs alimens, pour se conserver ; et à leurs voluptés, à leurs délices, pour se perfectionner[9]. Car toute chasse a pour objet une proie, ou un divertissement : et cela par des moyens ingénieux et pleins de sagacité.

La louve au regard menaçant chasse au loup,
Le loup lui-même chasse à la chèvre,
Et la chèvre lascive chasse au cytise fleuri.

Pan est aussi le dieu des habitans de la campagne ; parce que les hommes de cette classe vivent plus selon la nature : au lieu qu’à la cour et dans les villes, la nature est corrompue par l’excessive culture. Ensorte que ce vers du poëte qui peint si bien les effets de l’amour, s’applique aussi à la nature, à cause des raffinemens de cette espèce :

La pauvre enfant n’est plus que la moindre partie d’elle-même.

Pan est dit présider aux montagnes ; parce que, sur les montagnes et autres lieux élevés, la nature se développant mieux, est plus exposée à nos regards et à nos observations. Or, que Pan soit, immédiatement après Mercure, le messager des dieux, cette allégorie est tout-à-fait divine ; attendu qu’immédiatement après le Verbe divin, l’image même du monde est l’éloge le plus magnifique de la sagesse et de la puissance divine ; et c’est ce que le poëte divin a ainsi chanté :


Les cieux mêmes chantent la gloire de Dieu, et le firmament annonce les œuvres de ses mains.


Ces nymphes qui divertissent le dieu Pan, ce sont les ames ; car les délices du monde sont comme les délices des êtres vivans. C’est avec raison qu’on le regarde comme leur chef ; vu que, dansant, pour ainsi dire, autour de lui, chacune comme à la manière de son pays, et avec une variété infinie, elles se maintiennent ainsi dans un mouvement perpétuel. C’est aussi avec beaucoup de sagacité que certain auteur moderne a réduit au mouvement toutes les facultés de l’ame, et a relevé la précipitation et le dédain de quelques anciens, qui, envisageant et contemplant, d’un œil trop fixe, la mémoire, l’imagination et la raison, ont oublié la force cogitative qui joue le principal rôle. Car se souvenir et même n’avoir qu’une simple réminiscence, c’est penser ; imaginer, c’est également penser ; et raisonner, c’est encore penser. Enfin l’ame, soit qu’on la suppose avertie par les sens, ou abandonnée à elle-même, soit qu’on la considère dans les fonctions de l’entendement, ou dans celles des affections et de la volonté, danse, pour ainsi dire, à la mesure de nos pensées : c’est ce qui est figuré par cette danse des nymphes. Ces satyres et ces silènes qui accompagnent perpétuellement le dieu Pan, ce sont la jeunesse et la vieillesse ; car il est, dans toutes les choses de ce monde, un âge de gaieté et d’activité, et un autre âge où elles soupirent après le repos et aiment à boire[10]. Or, aux yeux de tout homme qui se fait des choses une juste idée, les goûts de ces deux âges peuvent paraître quelque chose de difforme et de ridicule, comme le sont les satyres et les silènes. Quant à l’allégorie des terreurs paniques, elle renferme un sens très profond. Car la nature a mis dans tous les êtres vivans la crainte et la terreur en qualité de conservatrice de leur vie et de leur essence ; et pour les porter à éviter et à repousser tous les maux qui les affligent ou les menacent. Cependant cette même nature ne sait point garder de mesure, et à ces craintes salutaires elle en mêle de vaines et de puériles. Ensorte que, si l’on pouvoit pénétrer dans l’intérieur de chaque être, on verroit que tout est plein de terreurs paniques, surtout les ames humaines, et plus que tout, le vulgaire qui est prodigieusement agité et travaillé par la superstition (laquelle au fond n’est autre chose qu’une terreur panique), principalement dans les temps de détresse, de danger et d’adversité. Et ce n’est pas seulement sur le vulgaire que règne cette superstition ; mais des opinions de ce vulgaire, elle s’élance dans les ames des plus sages : ensorte qu’Épicure, s’il eût réglé sur un même principe tout ce qu’il a avancé sur les dieux, eût tenu un langage vraiment divin, lorsqu’il a dit : que ce qui est profane, ce n’est pas de nier les dieux du vulgaire, mais bien d’appliquer aux dieux les opinions de ce même vulgaire.

Quant à l’audace de Pan, et à cette présomption qu’il eut de défier Cupidon à la lutte, cela signifie que la matière n’est pas sans quelque tendance, sans quelque penchant à la dissolution du monde, et qu’elle le replongeroit dans cet ancien chaos, si la concorde, qui prévaut contre elle, et qui est ici figurée par l’Amour ou Cupidon, en mettant un frein à sa malice et à sa violence, ne la forçoit, pour ainsi dire, de se ranger à l’ordre. Ainsi, c’est par un destin propice aux hommes et aux choses, ou plutôt par l’infinie bonté de l’Être suprême, que Pan a le dessous dans ce combat, et se retire vaincu. C’est ce que signifie aussi cette allégorie de Typhon, embarrassé dans des rêts. Car, quoique toutes choses soient sujettes à des gonflemens prodigieux et extraordinaires, et c’est ce que dit ce mot Typhon, soit qu’on voie s’enfler la mer, la terre ou les nuages ; c’est en vain qu’en s’enflant ainsi, ils s’efforcent de sortir de leurs limites ; la nature les embarrasse dans un rêts inextricable, et les lie, pour ainsi dire, avec une chaîne de diamant.

Or, quand on attribue à ce dieu le bonheur d’avoir trouvé Cérès, et cela en chassant ; le refusant aux autres dieux, on nous donne en cela un avertissement très sage et très fondé ; c’est que, s’il s’agit de l’invention de toutes les choses utiles, soit pour les nécessités, soit pour les agrémens de la vie, il ne faut nullement l’attendre des philosophes abstraits (qui sont comme les grands dieux), y employassent-ils les forces de leur esprit ; mais de Pan, c’est-à-dire, de l’expérience unie à une certaine sagacité, et de la connoissance universelle des choses de ce monde, laquelle assez ordinairement rencontre des inventions de cette espèce, par une sorte de hazard et comme en chassant. Les plus utiles inventions sont dues à l’expérience, et sont comme autant de présens que le hazard a faits aux hommes.

Quant à ce combat musical et à son issue, il nous présente une doctrine bien capable d’inspirer de la modération, et de donner des liens à la raison et au jugement de l’homme, lorsqu’il s’abandonne trop à ses goûts et à sa présomption. En effet, il paroît y avoir deux espèces d’harmonies et, pour ainsi dire, de musiques ; savoir : celle de la sagesse divine et celle de la raison humaine. Car, au jugement humain et, en quelque manière, aux oreilles humaines, l’administration de ce monde et les jugemens les plus secrets de la divinité, ont je ne sais quoi de dur et de discordant : genre d’ignorance, qui est avec raison figuré par les oreilles d’âne. Mais ces oreilles, c’est en secret qu’on les porte, et non en public : ce genre de difformité, le vulgaire, ou ne l’apperçoit pas, ou ne le remarque point[11].

Enfin, il n’est pas étonnant qu’on n’attribue à Pan aucunes amours ; si ce n’est son mariage avec Écho. Car le monde jouit de lui-même, et en lui-même jouit du tout. Or, qui aime, veut jouir ; mais au sein de l’abondance il n’est plus de place pour le désir. Ainsi le monde ne peut avoir ni amour, ni désir, vu qu’il se suffit à lui-même ; à moins qu’on ne le dise amoureux des discours. Et c’est ce que représente la nymphe Écho, qui n’est rien de solide, et se réduit à un pur son : ou si ces discours sont un peu soignés, ils sont alors figurés par Syrinx ; je veux dire les paroles qui sont réglées par certains nombres, soit poétiques soit oratoires, et qui forment une sorte de mélodie. C’est donc avec raison que, parmi les discours et les voix, l’on choisit Écho pour la marier avec le monde. Car la vraie philosophie, après tout, c’est celle qui rend fidellement les paroles du monde même, et qui est, pour ainsi dire, écrite sous sa dictée ; qui n’en est que le simulacre, l’image réfléchie ; qui n’y ajoute quoi que ce soit du sien, et se contente de répéter ce qu’il dit, et de faire entendre précisément le même son. De plus, lorsqu’on feint qu’autrefois Pan évoqua la lune dans de hautes forêts, cette fiction désigne le commerce des sens avec les choses célestes ou divines. Car autre est le commerce de la lune avec Endymion, autre son commerce avec Pan. Quant à Endymion, elle s’abaisse à venir d’elle-même le trouver durant son sommeil. C’est ainsi que les inspirations divines s’insinuent dans l’entendement assoupi et dégagé des sens. Mais si elles sont, pour ainsi dire, invitées et appellées par les sens (que Pan représente ici), alors elles ne nous donnent plus que cette foible lumière, qui guide le malheureux forcé de faire route dans les forêts, à la lumière incertaine et trompeuse de la lune. Que le monde se suffise à lui-même, et ait tout ce qu’il lui faut, c’est ce qu’indique la fable, en disant qu’il n’engendre point. En effet, le monde engendre par parties : mais comment par son tout pourroit-il engendrer ; vu que, hors de lui, il n’est point de corps[12] ?

Quant à cette femmelette, à cette Jambé, fille putative de Pan, c’est une addition fort judicieuse à la fable. Elle représente toutes ces doctrines babillardes sur la nature des choses, qui vont errant çà et là dans tous les temps : doctrines infructueuses en elles-mêmes, qui sont comme autant d’enfans supposés ; agréables quelquefois par leur babil, mais quelquefois aussi importunes et fatigantes.

  1. Qui en grec signifie tout, ou le tout.
  2. Je crois qu’il faudrait dire infini en nombre.
  3. Cette différence apparente entre les trois philosophes, n’est au fond qu’une dispute de mots, comme l’a observé Hippocrate (de dictâ, lib. 1.) ; et ce ne sont que trois noms différens donnés à une seule et même chose ; car s’il est vrai qu’il n’y ait qu’un seul élément, qu’une seule substance, et dont toutes les parties sont identiques, comme il y a d’ailleurs de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, il s’ensuit que cet élément unique a tantôt l’une de ces quatre formes, et tantôt l’autre, et l’on peut lui donner indifféremment l’un ou l’autre de ces quatre noms, ou plutôt il ne faut lui donner aucun de ces noms ; car il ne faut pas définir ou désigner une chose par ce qui ne lui est qu’accidentel, c’est-à-dire, par ce qu’elle n’est que quelquefois ; mais par ce qui lui est essentiel, c’est-à-dire, par ce qu’elle est toujours et par-tout.
  4. Ou que les Hébreux, qui avaient été esclaves en Égypte, aient eu quelque connoissance des mystères des Égyptiens ; mais d’ailleurs ces idées d’un état plus parfait de la chûte de l’homme, et de la dégradation qui en est la conséquence, remontent beaucoup plus haut, et viennent des Indiens.
  5. Tous ces termes figurés nous paroissent ici de trop ; car, si nous traduisons des allégories par des métaphores, nous ne sortirons plus des figures, et il faudra expliquer les explications mêmes. Je pense qu’il faudroit y substituer les suivans, qui, par leur exactitude et leur sécheresse vraiment philosophique, conviennent mieux ici, puisqu’il s’agit ici de traduire des fictions poétiques dans la langue philosophique, préparation, production, conservation, augmentation, diminution, destruction, altération, perfection, dépravation.
  6. Il paroît que Bacon n’alloit pas souvent dans les caves ; car s’il y eût été plus fréquemment, et y eût placé seulement le thermomètre de Drebbel, il eût reconnu que dans presque tous les souterrains, jusqu’à une certaine profondeur, la température est en tout temps à-peu-près la même, et qu’au-delà de cette profondeur, à mesure qu’on descend, la chaleur va en augmentant ; mais notre auteur n’avoit pas même le soupçon de l’existence d’un feu central. Voyez tes notes et les additions aux Époques de la nature.
  7. Ses frères en le vendant, ne se doutaient guère qu’ils le lançoient dans une carrière dont le terme serait d’être un jour la première personne de l’Égypte après le roi : non pas pour prix d’avoir été le plus patient et le plus doux de tous les mortels, mais pour avoir eu l’audace de prophétiser d’après un songe. Il fut le premier homme de l’Egypte pour avoir expliqué un rêve : s’il eût expliqué raisonnablement quelque chose de plus réel, il eût été le dernier.
  8. Il en est du peuple comme des enfans et des malades. Trop souvent, pour le sauver, il faut le tromper : et comme le peuple veut presque toujours le contraire de ce qu’exigent de lui ceux qui le gouvernent, il s’ensuit que pour tout obtenir de lui, il faut quelquefois en exiger tout le contraire de ce qu’on veut qu’il fasse.
  9. Il en est d’un enfant de la cour ou de la ville, exposé aux chocs réitérés de notre éducation tracassière, comme de ces plantes que les enfans se mêlent de cultiver, et qu’ils empêchent de croître en y touchant à tous momens : et comme l’a observé Rousseau, à force d’élever le développement de l’esprit, on empêche celui du corps. L’excessive culture, soit d’une terre, soit d’un homme, fatigue et épuise le sol, parce qu’on lui demande toujours à proportion plus qu’on ne lui a donné.
  10. Ceci peut s’entendre de ce dessèchement et de ce raccornissement qui accompagne, ou plutôt qui constitue la vieillesse ; sorte d’état calcaire où les corps étant excessivement privés d’humidité, l’appetent et l’attirent avec beaucoup de force.
  11. Cette explication est forcée ; car ce que la fable de Pan, d’Apollon et de Midas figure visiblement, c’est la lutte d’un homme d’un vrai talent, mais pauvre, avec un homme riche, qui se pique de ce même talent sans l’avoir ; ces deux adversaires choisissant pour arbitre un sot, avide d’argent, espèce de juge qui ne manque pas de décerner le prix au plus riche.
  12. Il engendre par son accouplement avec le Verbe divin, selon les uns ; avec l’amour, selon les autres ; ou selon d’autres encore, avec l’esprit. Milton nous représente le Saint Esprit sous la forme d’un pigeon couvant un gros œuf qui renfermoit le monde entier, et dont il devoit éclorre.