De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Exemple 3

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 390-403).


Troisième exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, en morale. De la passion[1], figurée par la fable de Bacchus.

Sémélê, suivant la fable, ayant engagé Jupiter à jurer par le Styx qu’il lui accorderoit la première demande qu’elle lui feroit, et sans restriction, elle souhaita que ce dieu l’approchât avec tout cet éclat qu’il avoit en approchant Junon ; mais elle ne put supporter cette approche et périt dans les flammes. Quant à l’enfant qu’elle portoit dans son sein, Jupiter l’en tira et le cacha dans sa cuisse, qu’il recousut, jusqu’à ce que le nombre des mois nécessaires à l’accroissement du fœtus fût révolu. Cependant ce poids incommodoit le dieu, et le faisoit boiter un peu ; c’est pourquoi l’enfant, à cause de cette pesanteur et des picotemens qu’il faisoit éprouver à Jupiter, tandis que ce dieu le portoit dans sa cuisse, reçut le nom de Dyonise. Lorsqu’il fut venu au monde, il fut nourri, dans ses premières années, chez Proserpine ; mais lorsqu’il fut devenu grand, il avoit l’air si féminin, que son sexe en paroissoit équivoque. On dit aussi qu’il mourut, et fut enseveli durant quelque temps ; mais qu’il ressuscita peu après. Durant sa première jeunesse, il fut le premier inventeur et le premier maître dans l’art de cultiver la vigne, de faire le vin et d’en faire usage. Devenu célèbre, illustre même par cette invention, il subjugua toute la terre, et poussa ses conquêtes jusqu’aux extrémités de l’Inde. Il étoit porté sur un char, traîné par des tigres. Autour de lui dansoient certains démons, très difformes, appellés Cobales, Acratus et autres. Les Muses faisoient aussi partie de son cortège. Il prit pour femme Ariadne, après qu’elle eut été délaissée par Thésée. Le lierre lui étoit consacré. On le regardoit aussi comme l’inventeur de certaines cérémonies, de certains rits sacrés. Mais ces rits étoient d’un genre fanatique, pleins de dissolution, et de plus très cruels. Il y parut bien dans ses orgies, où les femmes, poussées par la fureur qu’il inspiroit, mirent en pièces deux personnages illustres ; savoir, Penthée et Orphée : le premier, en punition de la curiosité qu’il avoit eue de monter sur un arbre pour considérer leurs actions ; l’autre, à cause des sons harmonieux qu’il tiroit de la lyre. Enfin, on confond souvent les actes de ce dieu avec ceux de Jupiter.

Cette fable paroît avoir pour objet les mœurs ; et elle est si juste, qu’il seroit difficile de trouver quelque chose de mieux dans la philosophie morale. Sous le personnage de Bacchus est représentée la nature de la passion ; c’est-à-dire, des affections et des agitations de l’ame : 1.o donc s’agit-il d’expliquer la naissance de la passion, je dis que l’origine de toute passion, même de la plus nuisible, est le bien apparent ; car de même que l’image du bien réel est mère de la vertu, de même aussi l’image du bien apparent est mère de la passion. L’une est l’épouse légitime de Jupiter, sous la figure duquel est ici représentée l’ame humaine ; l’autre n’est que sa concubine ; laquelle pourtant envie les honneurs de Junon, comme Sémélé. En effet, la passion est conçue dans le vœu illicite auquel on s’abandonne, avant de l’avoir bien jugé et bien apprécié ; mais lorsqu’une fois il a commencé à s’allumer, sa mère, qui est la nature et l’apparence du bien, est consumée par ce grand incendie, et périt. Or, voici la marche que suit la passion, une fois qu’elle est conçue. L’esprit humain[2], qui en est le père, la nourrit et la cache principalement dans sa partie inférieure, qui est comme sa cuisse. Elle le picotte, le tiraille, et l’abat tellement, qu’elle gêne toutes ses actions et toutes ses résolutions, et le fait pour ainsi dire boiter. De plus : une fois qu’elle s’est fortifiée par notre consentement et par sa durée, une fois qu’elle a fait son éruption en actes, et que les mois de la gestation étant pour ainsi dire révolus, elle est tout-à-fait née et mise au monde : elle est d’abord élevée chez Proserpine durant quelque temps ; c’est-à-dire qu’elle cherche à se cacher, qu’elle est clandestine et comme souterraine, jusqu’à ce qu’ayant tout-à-fait rompu le frein de la honte et de la crainte, et que son audace étant portée à son comble, elle se couvre du prétexte de quelque vertu, ou méprise l’infamie même. Il est également certain que toute affection violente tient des deux sexes ; qu’elle a tout-à-la fois l’énergie d’un homme et la foiblesse d’une femme. C’est une très belle allégorie que celle qui feint Bacchus mort, puis ressuscité ; les passions semblent quelquefois assoupies, éteintes ; mais il ne faut pas s’y fier, fussent-elles même ensevelies ; car si-tôt qu’on leur fournit l’aliment et l’occasion, elles ressuscitent.

La parabole de l’art de cultiver la vigne, renferme un sens profond ; car toute affection est singulièrement adroite et ingénieuse à chercher tout ce qui peut la nourrir et la fomenter ; mais de tout ce qui est parvenu à la connoissance des hommes, le vin est ce qu’il y a de plus puissant et de plus efficace pour exciter et allumer les passions, et il est leur commun aliment. C’est avec beaucoup d’élégance qu’on représente la passion comme une grande conquérante, et comme entreprenant une expédition sans fin ; car jamais elle ne se repose sur les acquisitions déjà faites ; mais aiguillonnée par un appétit sans fin et sans mesure, elle veut toujours aller en avant, et halète sans cesse après de nouvelles conquêtes. C’est avec autant de jugement qu’on feint que les tigres parquent, pour ainsi dire, avec les passions, et sont quelquefois attelés à leur char ; car une fois que la passion cessant d’être pédestre, est devenue curule[3], qu’elle est victorieuse de la raison, et devenue en quelque manière, triomphatrice ; elle est cruelle, indomptable, impitoyable envers tous ceux qui la contrarient et qui lui font quelque résistance. C’est une fiction assez plaisante que celle qui représente ces démons si laids et si ridicules, gambadant autour du char de Bacchus ; toute affection très vive occasionne dans les yeux, dans le visage même, et dans le geste, certains mouvemens indécens et irréguliers, des mouvemens à soubresauts et tout-à-fait choquans. Ensorte que tel qui, dans une affection comme la colère, l’orgueil, l’amour, s’imagine avoir un air très noble et très agréable, et se complaît en lui-même, ne laisse pas de paraître aux autres si laid et si ridicule, qu’ils en rougissent pour lui. On voit aussi les muses dans le cortège de la passion ; car il n’est point d’affection, si vile et si dépravée qu’elle puisse être, qui n’ait trouvé quelque doctrine toute prête pour la flatter : c’est ainsi que la basse complaisance ou l’impudence de certains esprits a si prodigieusement rabaissé la majesté des muses, et cela au point que ces muses qui auroient dû être les guides et comme les porte-enseignes de la vie, ne sont trop souvent, pour nos passions, que des suivantes, des complaisantes.

Mais ce qu’il y a de plus beau dans cette allégorie, c’est de feindre que Bacchus prodigue ses amours à une femme délaissée et dédaignée par un autre. Car il est hors de doute que les affections appètent et briguent ce que dès longtemps l’expérience a rebuté. Et que tous sachent que ceux qui, s’assujettissant et s’abandonnant à leurs passions, attachent un prix si exorbitant aux jouissances (soit qu’ils soupirent après les honneurs, les femmes, la gloire, la science ou tout autre bien), ne désirent que des objets de rebut, qu’une infinité de gens, et cela dans tous les siècles, ont, d’après l’épreuve, rebutés et comme répudiés. Que le lierre soit consacré à Bacchus, cela n’est pas sans mystère. Cette fiction s’applique de deux manières aux passions. La première consiste en ce que le lierre conserva sa verdeur durant l’hiver ; la seconde, en ce qu’il serpente et s’entortille en s’élevant, autour d’une infinité de corps, comme arbres, murs, édifices. Quant au premier point, toute passion croît en vertu de la résistance même et des défenses qu’on lui oppose et par une sorte d’antipéristase[4] et d’effet semblable à celui que produit sur la lierre le froid de l’hiver, elle n’en

verdit que mieux, et n’en acquiert que plus de vigueur. En second lieu, dès qu’une affection prédomine dans l’ame humaine, elle s’entortille comme le lierre, autour de toutes ses actions et de toutes ses résolutions ; et il n’est alors presque rien de pur à quoi elle n’attache ses filamens. Et il n’est point étonnant qu’on attribue à Bacchus des rits superstitieux, vu que presque toute affection désordonnée est une source inépuisable de fausses religions : ensorte que cette engeance des hérétiques a enchéri sur les bacchanales des païens ; et leurs superstitions n’étoient pas moins cruelles que honteuses[5]. Doit-on s’étonner que ce soit Bacchus qui envoie les fureurs, quand on voit que toute affection, dans son excès, est une courte fureur ; et que, s’il survient quelque redoublement, elle dégénère trop souvent en vraie folie ? Quant à ce qui regarde la catastrophe de Penthée et d’Orphée, mis en pièces durant les orgies de Bacchus, cette parabole a un sens fort clair ; vu que toute affection très violente se montre très âpre et très acharnée contre deux choses, dont l’une est la curiosité de ceux qui l’épient ; et l’autre, toute réprimande salutaire. Il ne sert de rien que cette recherche dont elle est l’objet, soit purement contemplative, de pure curiosité, semblable à celle de ce Penthée qui monte sur un arbre, et sans aucune teinte de malignité. Il ne sert de rien non plus que cette réprimande soit faite avec douceur et dextérité ; mais de quelque manière que ce puisse être, les orgies ne peuvent endurer Penthée ni Orphée. Enfin, cette habitude où l’on est de confondre les personnages de Jupiter et de Bacchus, peut aussi avoir un sens allégorique ; car les actions grandes et illustres ont pour principe, tantôt la vertu, la droite raison, la grandeur d’ame ; tantôt une secrette affection, une passion cachée ; attendu que l’une et l’autre mènent également à la gloire et à la célébrité : ensorte qu’il n’est pas facile de distinguer les faits de Bacchus de ceux de Jupiter.

Mais nous demeurons trop long-temps sur le théâtre, passons au palais de l’ame ; palais dont il faut toucher le seuil avec plus de respect et d’attention sur soi-même.

Fin du premier volume.
  1. À ce mot de cupiditas, qui est dans l’original, ne répondent, en français, ni celui de cupidité, qui, quoique toujours pris en mauvaise part, a un sens trop restreint, et ne s’applique qu’à certaines espèces de biens ; ni celui de passion, qui se prend quelquefois en bonne part : mais faute de mieux, et pour abréger, nous emploierons celui de passion, en lui faisant signifier, un désir injuste ou excessif.
  2. Toute passion a pour cause ou pour mère, l’idée ou plutôt l’image d’un bien réel ou apparent, passé, présent ou futur. Or, les idées et les images se rapportent à l’esprit. Voilà pourquoi je traduis, par le mot esprit, ce mot animus de l’original. Une autre raison qui me détermine à préférer ce mot d’esprit à celui d’ame, raison dont le lecteur judicieux sentira toute la force, c’est que j’ai besoin ici d’un substantif masculin ; car il n’y a pas moyen de dire que l’ame humaine est le père de la passion ; si nous disions qu’il en est la mère, ce seroit fait de l’explication de notre fable. D’ailleurs il n’y a pas dans l’homme deux êtres, dont l’un s’appelle ame et l’autre esprit. Mais l’esprit et l’ame ne sont qu’une seule et même chose, considérée sous deux rapports, et désignée par deux noms différens.
  3. Allusion aux chaises curules que, chez les Romains, les magistrats qualifiés de curules, avoient droit de mettre dans leurs charriots, tandis que les magistrats inférieurs étoient obligés de marcher à pied, d’où leur venoit le nom de pédestres.
  4. Antipéristase : ce mot antipéristase, si souvent employé par les philosophes grecs signifie la réaction, la résistance ; ou morte, comme celle qui naît de la force d’inertie ; ou vive, comme celle qui naît du ressort, de la force de gravité, ou de l’opposition des êtres vivans. Je crois pouvoir appeller force vive celle qui tend à produire, à conserver, ou à augmenter le mouvement ; et force morte, celle qui ne tend qu’à le détruire ou à le diminuer. Mais il est ici une distinction à faire. Physiquement parlant, non-seulement la réaction est égale à l’action, comme l’a dit Newton, mais même la réaction est une condition tellement nécessaire pour que l’action ait lieu, que, sans cette réaction, il n’y auroit point d’action. Pour qu’une force quelconque puisse s’exercer, il faut qu’elle ait à vaincre quelque résistance, quelque autre force ; car, si rien ne lui résistoit, sur quoi s’exerceroit-elle, quel seroit son effet, et en quoi consisteroit cette action ? Mais, parmi les êtres moraux, ou, si l’on veut, les êtres vivans, la réaction ne fait pas seulement que l’action a lieu, mais de plus elle l’augmente ; parce qu’elle irrite l’agent et l’excite à redoubler ses efforts. La première n’augmente que l’effet de la puissance, en lui fournissant l’occasion de s’exercer et un point d’appui ; au lieu que la dernière augmente, et l’effet et la puissance même. Cette question n’est rien moins que frivole ; car voici la conséquence pratique de notre principe. S’il est vrai que l’homme ne puisse être heureux, ni même vivre sans agir, et qu’il ne puisse agir sans avoir quelque résistance à vaincre, donc ces besoins qui l’éveillent, ces maux qui l’affligent ou le menacent, et ces vues ou ces défauts qui l’arrêtent, sont, sinon nécessaires, du moins nécessités : donc il faut savoir mourir ou patienter.
  5. Il est bon d’observer que cet homme si sévère qui parle ici, étoit lui-même, chez les catholiques, regardé comme hérétique.