De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 5/Chapitre 2

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De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 5
Traduction par Antoine de La Salle.
De la dignité et de l’accroissement des sciences2 (p. 234_Ch02-284_Ch03).

CHAPITRE II.
Division de l’inventive en inventive des arts et inventive des argumens. Qu’il nous manque la première de ces deux parties qui tient le premier rang. Division de l’inventive des arts en expérience guidée et nouvel organe. Esquisse de l’expérience guidée.


IL est deux espèces d’inventions qui diffèrent beaucoup entr’elles. L’une est l’invention des arts et des sciences ; l’autre, celle des argumens et des discours. Nous prononçons que la première de ces deux parties manque absolument ; déficit qui nous paraît fort semblable à celui qu’on annoncerait, si, après avoir fait l’inventaire des biens d’un homme qui vient de mourir, on venoit dire : d’argent comptant, point du tout ; car, comme à l’aide de l’argent on acquiert aisément tout le reste, de même cet art-ci sert à acquérir tous les autres. Et de même qu’on n’eût jamais pu découvrir les indes occidentales si l’invention de la boussole n’eût précédé ; quoiqu’il y ait bien peu de proportion entre l’étendue de ces régions immenses et le léger mouvement de cette aiguille : on ne doit pas non plus être étonné que lorsqu’on a tenté d’avancer les arts, et d’y faire des découvertes on n’ait pas fait de fort grands progrès, puisque l’art d’inventer les sciences et d’y voyager, est encore ignoré.

Que cet art nous manque, c’est ce dont personne ne disconvient. Car d’abord la dialectique ne fait point profession d’inventer les arts, soit les arts méchaniques, soit ceux qu’on qualifie de libéraux ; elle n’y pense même pas : ni même de déduire les procédés qui font partie des premiers où d’extraire les axiomes qui appartiennent aux derniers. Mais elle parle aux hommes comme en passant, et les congédie en leur criant qu’il faut s’en rapporter, sur chaque art, à ceux qui l’exercent. Celse, qui n’est pas seulement un grand médecin, mais de plus un homme d’un grand sens, quoique chacun soit dans l’habitude de se répandre en éloges sur son art, ne laisse pas, en parlant des sectes de médecins, soit empyriques soit dogmatiques, de faire cet aveu avec autant d’ingénuité que de gravité. Les médicamens, dit-il, et les remèdes furent d’abord inventés ; puis on disputa sur leurs causes et leurs raisons : et il ne faut pas s’imaginer qu’on ait, en suivant l’ordre contraire, tiré de l’observation de la nature, la connoissance des causes, puis profité de leur lumière pour inventer les remèdes. Platon nous dit aussi, et (et il y revient n chaque instant) : Que le nombre des faits particuliers est infini ; que, d’un autre côté les idées générales fournissent des documens moins certains ; qu’ainsi toute la moelle des sciences, que ce qui distingue le maître d’avec le novice dans chaque art, se trouve dans les propositions moyennes que, dans chaque science, l’on doit aux leçons de l’expérience. Il y a plus : ceux qui ont parlé des premiers inventeurs en tout genre, et de l’origine des sciences, en ont fait honneur au hazard, plutôt qu’aux hommes et ont représenté les animaux brutes, quadrupèdes, oiseaux, poissons, reptiles, comme ayant été, plus que les hommes, nos maîtres dans les sciences.

La mère des dieux cueille le dictame sur le mont Ida ;

Le dictame qui se couvre de feuilles nouvelles, et qu’on reconnoît au chevelu de ses feuilles purpurines ;

Cette plante la chèvre capricieuse sait bien la trouver, lorsque la flèche rapide s’est attachée à son flanc ;

En sorte que, comme les anctens étoient dans l’usage de consacrer les inventeurs des choses utiles, il n’est nullement étonnant que, chez les Égyptiens, nation ancienne, à qui un grand nombre d’arts doivent leur origine, les temples fussent tout remplis d’effigies d’animaux, et presque vides d’effigies d’hommes.

Les figures monstrueuses de dieux de toute espèce, et Anubis aboyant, vis-à-vis Neptune, Venus et Minerve.

Que si, d’après la tradition des Grecs, vous aimez mieux faire honneur aux hommes de l’invention des arts, encore n’oseriez-vous dire que Prométhée dut à des spéculations la connoissance de la manière d’allumer du feu et qu’au moment où il frappoit un caillou pour la première fois, il s’attendoit à voir jaillir des étincelles. Mais vous avouerez bien qu’il ne dut cette invention qu’au hazard, et que, suivant l’expression des poëtes, il fit un larcin à Jupiter : en sorte que, par rapport à l’invention des arts, c’est à la chèvre sauvage que nous devons celle des emplâtres ; au rossignol, celle des modulations de la musique ; à la cicogne, celle des lavemens ; à ce couvercle de marmite qui sauta en l’air celle de la poudre à canon ; en un mot, c’est au hazard et à toute autre chose qu’à la dialectique que nous avons obligation de toutes ces découvertes. Et une méthode d’invention qui ne diffère pas beaucoup de celle dont nous parlons ici, c’est celle dont Virgile donne l’idée, lorsqu’il dit :

Afin que le long usage à force de méditer sur un même sujet sans cesse rebattu, inventât les arts peu à peu.

Car la méthode qu’on nous propose ici n’est autre que celle dont les brutes mêmes sont capables et qu’elles emploient fréquemment ; je veux dire, une attention soutenue, une perpétuelle sollicitude, un exercice sans relâche par rapport à une seule chose ; méthode dont le besoin même de se conserver fait à ces animaux une toi et une nécessité. Ce n’est pas avec moins de vérité que Cicéron dit : le long usage d’un homme adonné à une seule chose peut triompher de la nature et de l’art. Si donc on dit de l’homme :

Il n’est point de difficulté que ne surmonte le travail opiniâtre, et l’indigence que presse l’aiguillon de la dure nécessité ;

On fait aussi, par rapport aux brutes, les questions suivantes :

Qui a appris au perroquet à dire bonjour ? Quel étoit le conseiller de ce corbeau qui, durant une grande sécheresse, jetoit de petits cailloux dans le creux d’un arbre où il a voit aperçu de l’eau, pour faire monter le niveau à portée de son bec ? Qui a montré le chemin aux abeilles qu’on voit traversant les plaines de l’air comme un vaste océan, et parcourant les champs fleuris, quoique fort éloignés de leurs ruches, puis revenant à leurs rayons ? Qui a appris à la fourmi à ronger d’abord tout autour le grain qu’elle serre dans son petit magasin, de peur que ce grain, venant à germer, ne trompe ainsi ses espérances[1] ? Que si, dans ce vers de Virgile, nous arrêtons notre attention sur ce mot, rebattu, qui exprime si bien la difficulté de la chose ; et sur cette autre expression, peu à peu, qui en indique la lenteur, nous reviendrons précisément au point d’où nous sommes partis, c’est-à-dire, à ces dieux des Égyptiens ; vu que jusqu’ici les hommes, pour faire des découvertes, n’ont fait que très peu d’usage de leur raison, et n’ont en aucune manière employé pour les faire, le secours de l’art.

En second lieu, une preuve de cela même que nous avançons ici, pour peu qu’on approfondisse ce sujet, c’est cette forme d’induction que propose la dialectique, et qui, selon elle, doit diriger l’entendement, lorsqu’il s’agit d’inventer ou de vérifier les principes ; forme tout-à-fait vicieuse et incompétente. Et tant s’en faut qu’elle ait le pouvoir d’achever l’ouvrage de la nature, qu’au contraire elle ne fait, pour ainsi dire, que la tordre et la renverser ; car si, d’un œil pénétrant, l’on envisage la méthode qu’il faut suivre, pour recueillir cette rosée céleste des sciences ; rosée semblable à celle dont le poëte dit :

Le miel, présent des cieux et des habitans de l’air ;

vu que les sciences elles mêmes sont extraites des faits particuliers, soit naturels, soit artificiels, comme le miel est extrait des fleurs des champs ou des jardins, on trouvera certainement que l’esprit abandonné à lui-même, fait, en vertu de sa force native, des inductions beaucoup plus parfaites, que celle dont les dialecticiens nous donnent l’idée[2] ; attendu que, conclure de la simple énumération des faits particuliers, lorsqu’on ne rencontre point de fait contradictoire à la proposition qu’on veut établir (ce qui est la méthode ordinaire des dialecticiens), c’est tirer une conclusion très vicieuse, et que, d’une induction de cette espèce, il ne peut résulter qu’une conjecture probable. Car qui peut s’assurer que, tandis qu’il n’envisage que d’un seul coté favorable à son opinion, les faits particuliers qu’il connoît ou qu’il se rappelle, il ne lui échappe pas quelqu’autre fait plus caché qui combat cette opinion ? C’est comme si Samuel se fût contenté de voir ceux des fils d’Isaï qui étoient à la maison et qu’on avoit amenés en sa présence, et qu’il n’eût pris aucune information au sujet de David qui étoit alors dans les champs. Cette forme d’induction, s’il faut dire la vérité toute entière, est si superficielle et si grossière, qu’il sembleroit incroyable que des esprits aussi pénétrans et aussi subtils que ceux qui ont tourné leurs méditations de ce côté-là, aient pu la produire dans le monde, si l’on ne savoit combien ils étoient pressés d’établir leurs dogmes et leurs théories, abandonnant les faits particuliers par une sorte de dédain et de faste mal placé, et sur-tout n’aimant point à s’y arrêter pendant un certain temps ; car ils ne se servoient de ces exemples et de ces faits particuliers, que comme d’autant de licteurs et d’appariteurs, pour écarter la multitude et frayer le chemin à leurs dogmes au lieu de les appeler, pour ainsi dire, au conseil dès le commencement, afin de ne rien arrêter qui ne fût conforme aux loix de la nature, et de bien mûrir leurs délibérations. Certes on ne peut se défendre d’une sorte d’étonnement religieux, quand on voit que, dans les choses divines et humaines, on a suivi ces mêmes traces qui conduisent à l’erreur. Car de même que, lorsqu’il s’agit de concevoir la divine vérité, on a peine à prendre assez sur soi pour redevenir, en quelque manière, enfant ; c’est ainsi qu’à ceux qui ont déjà fait des progrès dans les connoissances humaines, ce modeste soin de relire et de remanier les élémens des inductions, et d’épeler, pour ainsi dire, à la manière des enfans, semble une occupation basse et presque méprisable.

En troisième lieu, quand on accorderoit que les principes des sciences peuvent être établis à l’aide de cette induction qui est en usage, ou par le seul secours des sens et de l’expérience ; il n’en seroit pas moins vrai que, dans les choses naturelles et participantes de la matière, le syllogisme n’est point une forme assez exacte et assez sûre pour déduire les axiomes inférieurs. Et tout ce qu’on peut faire par le moyeu du syllogisme, c’est de ramener les propositions aux principes, à l’aide des propositions moyennes. Or, cette forme de preuve ou d’invention doit avoir lieu dans les sciences populaires telles que la morale, la politique, les loix, et même en théologie ; puisqu’il a plu à la bonté divine de s’accommoder à la foiblesse de l’entendement humain. Mais si, en physique, où il s’agit de lier la nature par les œuvres, et non d’enlacer un adversaire par des argumens, l’on s’en tient au syllogisme, la vérité échappe des mains, attendu que la subtilité du discours ne peut jamais égaler celle des opérations de la nature. En sorte que le syllogisme succombant tout-à-fait, il faut en revenir à l’induction ; mais à la véritable induction, veux-je dire, à l’induction corrigée, tant pour les principes les plus généraux, que pour les propositions moyennes. Car le syllogisme est composé de propositions ; les propositions le sont de mots, et les mots sont comme les étiquettes des notions. Or, si les notions mêmes, qui sont comme l’âme des mots, sont extraites au hasard et sans une méthode fixe, tout l’édifice croule de lui-même. Et il ne faut pas croire qu’on puisse, par un laborieux examen des conséquences des argumens, ou de la vérité des propositions, réparer entièrement le mal ; attendu que, comme disent les médecins, l’erreur est dans la première digestion, qui ne peut être rectifiée par les fonctions ultérieures. Ainsi, ce n’est pas sans des raisons puissantes et faciles à apercevoir, qu’un grand nombre de philosophes, et quelques-uns même des plus célèbres, devenant académiciens et sceptiques, ont pris le parti de nier la certitude des sciences et des principes ; prétendant que, sur ce point, on ne pouvoit atteindre tout au plus qu’au degré de la vraisemblance et de la probabilité. Je ne disconviendrai pourtant pas que quelques-uns aient pensé que Socrate, lorsqu’il renonçoit à toute certitude dans les sciences, ne le faisoit que par ironie ; et qu’en dissimulant ainsi sa propre science, il vouloit en donner une plus haute idée ; feignant d’ignorer ce qu’il savoit, afin de paraître savoir ce qu’il ignoroit. Et même, dans la nouvelle académie, dont Cicéron adopta les idées, ce n’étoit rien moins qu’avec sincérité qu’on défendoit cette opinion de l’acatalepsie. Car ceux qui se distinguoient par leur éloquence ne manquoient pas de préférer cette secte, afin de faire parade de leur fécondité, en défendant le pour et le contre. Voilà comment ils s’écartèrent de ce droit chemin qu’ils devoient suivre pour aller à la vérité ; se promenant, pour ainsi dire dans les divers genres de connoissances, et n’en faisant qu’un objet d’amusement. Il est certain néanmoins que quelques-uns par ci-par là, dans l’ancienne académie et dans la nouvelle ; mais beaucoup plus encore parmi les sceptiques, tenoient ce dogme de l’acatalepsie, formellement et dans toute sa rigueur. Leur plus grand tort en cela étoit de calomnier les perceptions des sens ; ce qui n’alloit pas à moins qu’à déraciner toutes les sciences. Or, quoique les sens ne nous trompent que trop souvent, ou nous laissent en défaut, ils peuvent néanmoins, à l’aide d’une certaine industrie, suffire pour les sciences ; et cela non pas tant par le moyen des instrumens (quoique cela même puisse être de quelque utilité), mais à l’aide d’expériences de telle nature, qu’à des objets trop subtils qui échappent aux sens, soient substitués des objets de même espèce, sur lesquels les sens puissent avoir prise. Mais ce qui peut se trouver de défectueux dans cette partie, ils devoient plutôt l’imputer tant aux erreurs de l’entendement, qu’à cet esprit de rébellion qui fait qu’on ne veut pas s’assujettir aux choses mêmes ; et l’attribuer aussi aux mauvaises démonstrations et à ces fausses règles d’après lesquelles on veut raisonner et tirer des conclusions des perceptions des sens. Quand nous parlons ainsi, ce n’est pas pour déprimer l’entendement, ou pour engager à abandonner l’entreprise ; mais bien afin qu’on tâche de préparer et de fournir à l’entendement de puissans secours, qui le mettent en état de surmonter les difficultés des sciences et l’obscurité de la nature. Car il n’est point d’homme qui ait la main assez sûre et assez exercée, pour être en état de tirer une ligne bien droite, ou de tracer un cercle parfait, à l’aide de cette main seule ; et c’est pourtant ce qu’il n’auroit pas de peine à faire à l’aide d’une règle ou d’un compas. C’est à ce but-là même que tendent tous nos efforts ; ce sont des instrumens de cette espèce que nous préparons. Nous voulons, par ce moyen, mettre l’esprit au niveau des choses mêmes. Notre vœu est d’inventer un certain art d’indiquer et de diriger, qui serve, soit à découvrir les autres arts et leurs axiomes, soit à les produire à la lumière ; car nous ne sommes que trop fondés à décider que cet art est à suppléer.

Or, cet art de l’indication (c’est le nom que nous lui donnons) a deux parties. Car l’esprit, en profitant des indications, marche, ou de certaines expériences à d’autres expériences ou des expériences aux axiomes, qui eux-mêmes ensuite indiquent de nouvelles expériences. Quant à la première de ces deux parties, nous la qualifions d’expérience guidée ; et nous donnons à la seconde le nom d’interprétation de la nature, ou de nouvel organe. La première, comme nous l’avons déjà fait entendre en passant, ne peut être regardée comme un art, comme une partie de la philosophie ; c’est plutôt une sorte de sagacité. Et c’est pourquoi nous l’appelons quelquefois la chasse de Pan (en empruntant ce nom à la fable) : cependant, de même qu’un homme, lorsqu’il se transporte d’un lieu à un autre, peut marcher de trois manières. Car ou il va tâtonnant dans les ténèbres : ou y voyant peu lui-même, il se laisse conduire par la main : ou il se sert d’une lumière pour éclairer sa marche. De même, lorsque l’on tente des expériences de toute espèce, sans suite et sans méthode, ce n’est là qu’un par tâtonnement. Mais, lorsqu’on fait des expériences avec un certain ordre et une certaine direction, c’est alors comme si l’on étoit mené par la main. Or, c’est cela précisément que nous entendons par expérience guidée. Car, pour ce qui est de la lumière même, qui est le troisième point, c’est de l’interprétation de la nature et du nouvel organe qu’il faut la tirer.

L’expérience guidée, ou la chasse de Pan, traite des différentes manières de faire des expériences. Comme nous avons décidé qu’elle manquoit, et que d’ailleurs ce n’est pas de ces choses qu’on puisse saisir au premier coup d’œil, nous allons en donner quelque idée, suivant notre coutume et conformément à notre plan. Les principaux procédés de la méthode expérimentale sont les suivans. Variation de l’expérience, prolongation de l’expérience, translation de l’expérience, renversement de l’expérience, compulsion de l’expérience, application de l’expérience, copulation de l’expérience, enfin hazards de l’expérience. Or, tous ces procédés doivent s’arrêter en-deçà du point où commence la découverte de tel ou tel axiome. Or, cette autre partie qui traite du nouvel organe, réclame toute opération où l’esprit marche des expériences aux axiomes, ou des axiomes aux expériences.

La variation de l’expérience peut avoir lieu, 1°. par rapport à la matière ; je veux dire, quand une expérience déjà connue, mais où l’on s’est presque toujours attaché à une certaine espèce de matière, est tentée sur d’autres matières analogues à ces premières. C’est ainsi que, pour la fabrique du papier, on n’a encore fait d’essai que sur le linge ; et point du tout sur les tissus de soie, si ce n’est peut-être à la Chine[3] ; ni sur ces matières filandreuses, composées de soies et de poils d’animaux, dont on fabrique ce que nous appellons le camelot ; ni enfin sur les tissus de laine et de coton, ou sur les peaux ; quoique ces trois espèces de matières, comparées avec les premières, puissent paraître trop hétérogènes. Aussi seroient-elles peut-être moins utiles, employées seules, que mêlées avec ces premières. De même la greffe sur les arbres à fruit est en usage ; mais la greffe sur les arbres sauvages a été rarement tentée. On dit pourtant que l’orme, enté sur un autre orme, donne de très belles feuillés et un ombrage admirable. La greffe des plantes à fleur est aussi fort rare ; cependant on a commencé à l’essayer sur les roses musquées, qu’on a greffées sur des roses communes, et cet essai a réussi. Nous rangeons aussi parmi les variations dans la matière, les variations d’une partie à l’autre du sujet. Nous voyons, par exemple, qu’un rejeton inséré dans le tronc d’un arbre, pousse mieux que si on l’eût mis dans la terre. Mais une graine d’oignon, insérée dans la tête d’un autre oignon, ne germeroit-elle pas mieux que mise simplement dans la terre ? Or, ici la variation consiste à substituer la racine au tronc ; en sorte que c’est une sorte de greffe dans la racine, 2°. La variation peut avoir lieu dans la cause efficiente. Par exemple, l’intensité de la chaleur des rayons du soleil est augmentée par le moyen des miroirs brûlans, au point d’enflammer des matières très combustibles ; je demande si l’action des rayons de la lune[4] ne pourroit pas, à l’aide de ces mêmes miroirs, être augmentée au point de produire un foible degré de chaleur ; afin de savoir si tous les corps célestes ont la faculté d’échauffer ? De même les miroirs brûlans augmentent l’intensité des chaleurs rayonnantes ; les chaleurs opaques, telles que sont celles des métaux et des pierres, avant qu’ils soient chauffés jusqu’au point de l’incandescence ; ces chaleurs, dis-je, seroient-elles susceptibles d’être augmentées par le moyen de ces miroirs ? ou faut-il croire plutôt que la lumière a ici quelque part ? De même le succin et le jais étant frottés, attirent les pailles : les attireroient-ils encore, si on les chauffait un peu en les approchant du feu ? 3°. La variation de l’expérience peut avoir lieu dans la quantité de matière, et c’est ce qui exige bien des précautions et de petites attentions, ce sujet étant tout environné d’erreurs. Car on croit communément qu’il suffît d’augmenter la quantité de matière, pour augmenter proportionnellement la vertu au prorata. Et ce préjugé, on en fait une supposition, une demande, comme s’il avoit toute la certitude mathématique ; ce qui est pourtant absolument faux. Une balle de plomb d’une livre, qu’on laisse tomber du haut d’une tour, emploie an certain temps à descendre, supposons celui de dix battemens de pouls ; une balle de deux livres (balle où cette force, ce mouvement, qu’on qualifie de naturel doit être doublé) frappera-t-elle la terre après cinq battemens de pouls ? Non ; le temps de sa chute sera presque égal à celui de la première et son mouvement ne sera nullement augmenté en raison de l’augmentation de sa masse[5]. De même une dragme de soufre, par exemple, mêlée avec une demi-livre d’acier, le liquéfie et le rend coulant ; une once de soufre mêlée avec quatre livres d’acier, suffira-t-elle pour les liquéfier ? Voilà ce qu’on demande : mais le fait ici n’est nullement d’accord avec le raisonnement. Car il est certain que, lorsqu’on augmente proportionnellement la quantité de matière de l’agent et du patient, la qualité réfractaire de la matière augmente en plus grande proportion dans le patient, que la vertu dans l’agent[6] ainsi le trop ne fait pas moins illusion que le trop peu. En effet, dans la dépuration et l’affinage des métaux, une erreur très ordinaire, c’est que, pour avancer l’opération, on augmente du chaleur du fourneau, ou la quantité de cette matière qu’on jette dans le creuset avec le métal ; mais ces deux choses, augmentées outre mesure, nuisent à l’opération ; car, par leur grande activité et leur force pénétrante, elles convertissent en fumée une grande partie du métal pur, et en s’exhalant elles-mêmes, l’emportent avec elles ; de manière qu’il en résulte un déchet, et que la masse restante n’en devient que plus dure et plus réfractaire. Ainsi on ne devroit jamais perdre de vue cette plaisanterie d’Ésope sur une femme qui espéroit avoir deux œufs au lieu d’un en doublant la mesure d’orge qu’elle donnoit chaque jour à sa poule. Mais qu’en arriva-t-il ? La poule engraissa et ne pondit plus. Ainsi il ne faut pas trop faire fonds sur quelque expérience que ce soit, à moins qu’on n’ait éprouvé les effets de la plus grande et de la plus petite quantité. En voilà assez sur la variation de l’expérience.

La prolongation de l’expérience peut avoir lieu de deux manières ; par répétition, ou par extension, c’est-à-dire qu’on peut ou simplement réitérer l’expérience, ou la pousser jusqu’à un certain degré de subtilité. Voici un exemple de la répétition. L’esprit de vin[7] est le produit d’une seule distillation du vin ; et il est plus actif et plus fort que le vin même. On demande actuellement si l’esprit de vin même distillé et sublimé, ne deviendroit pas encore plus fort ? Mais cette répétition donne aussi lieu à des méprises. Car tantôt l’effet de la seconde distillation n’égale pas celui de la première : tantôt l’effet de ces réitérations de l’expérience, est qu’après que l’opération est arrivée à un certain état, à un certain maximum, la nature, loin d’aller en avant, commence à rétrograder : ainsi cette sorte de procédés exige beaucoup de discernement. Le mercure, enveloppé dans un linge ou dans toute autre chose, et placé dans le milieu du plomb fondu, au moment où ce dernier métal commence à se refroidir, se fixe et cesse d’être coulant. Il s’agit de savoir si ce mercure, souvent plongé ainsi et avec les mêmes conditions, finiroit par se fixer au point de devenir malléable[8]. Voici un exemple de l’extension : si dans un vase, en partie rempli de vin mêlé d’eau, on plonge un autre vase contenant de l’eau seulement dans sa partie supérieure, où elle soit comme suspendue, et qui soit terminé par un tuyau fort étroit et d’une certaine longueur ; le tuyau, dis-je, étant plongé dans le vase inférieur, l’eau se séparera du vin ; le vin gagnant peu à peu le haut du vase supérieur, et l’eau allant occuper le fond du vase intérieur. On demande si de même que le vin et l’eau, qui sont deux corps d’espèces différentes, sont séparés par ce moyen, les parties les plus subtiles du vin, qui ne forme qu’un seul corps, pourroient aussi être séparées des parties les plus grossières ; de manière qu’il se fît une sorte de distillation par le moyen du seul poids, et qu’on trouvât, au haut du vase supérieur, une liqueur approchante de l’esprit de vin, mais peut-être plus délicate  ? De même l’aimant attire un morceau de fer entier. Il s’agit de savoir si un morceau d’aimant plongé dans une dissolution de fer, attireroit encore les particules du fer, et s’envelopperoit d’une croûte de ce métal. De même encore l’aiguille d’une boussole tourne ses deux extrémités vers les pôles du monde. Mais, pour prendre cette direction, suit-elle la même route, tourne-t-elle dans le même sens que les corps célestes ? Voici ce que je veux dire. Si l’on plaçoit une aiguille aimantée dans une situation contraire à sa situation naturelle, c’est-à-dire, son pôle boréal vers le pôle austral du monde, et qu’après l’avoir maintenue quelque temps dans cette situation on la laissât aller ; choisirait-elle, pour retourner à la situation désirée, le côté oriental, ou le côté occidental[9] ? L’or s’imbibe d’argent vif, lorsque ce dernier métal est en contact avec le premier. Je demande si l’or happe le vif-argent et le reçoit dans ses pores, sans augmenter de volume, et de manière qu’il en résulte une certaine nouvelle espèce de corps plus massif et plus pesant que l’or même. De même on aide la mémoire, en plaçant des images de personnes dans des lieux déterminés : obtiendroit-on le même effet en laissant de côté les lieux, et se contentant d’attacher les images des actions et des attitudes aux images de ces personnes mêmes ? Mais c’est assez parlé de la prolongation de l’expérience.

La translation de l’expérience peut avoir lieu de trois manières : soit de la nature ou du hazard dans l’art ; soit d’un art, ou d’une pratique dans un autre art, ou dans une autre pratique ; soit enfin de telle partie d’un certain art, dans une partie différente de ce même art. Or, les exemples de la translation de la nature, ou du hazard, dans l’art, sont innombrables. En sorte que presque tous les arts méchaniques n’ont eu que de bien foibles commencemens, dus à la nature ou au hazard. Un ancien proverbe disoit : raisin contre raisin, mûrit plutôt ; et c’est ce qu’on a souvent appliqué aux services et aux offices mutuels de l’amitié. C’est aussi ce que, chez nous, ceux qui font le cidre (espèce de vin de pommes), savent très bien imiter. Car ils ont soin, avant de piler les pommes, ou de les mettre au pressoir, de les tenir en tas pendant quelque temps, afin qu’elles mûrissent mieux par leur contact mutuel ; ce qui corrige l’excessive acidité de cette boisson. De même c’est à l’imitation de ces iris naturels produits par un nuage chargé de pluie, qu’on produit des iris artificiels, par l’aspersion d’une assez grande quantité d’eau réduite en petites gouttes. De même l’art des distillations a pu tirer son origine de l’observation de la région supérieure ; je veux dire, des pluies, ou de la rosée, ou de cette expérience banale des gouttes d’eau qui s’attachent aux plats qu’on pose sur l’ouverture d’une marmite remplie d’eau bouillante. Mais qui eût osé entreprendre d’imiter la foudre et les éclairs, si le couvercle de ce Moine chymiste, lancé en l’air avec tant de violence et de fracas, n’en eût donné la première idée ? Or, plus les exemples en ce genre sont nombreux, moins il est besoin d’en alléguer. Mais, pour peu que les hommes eussent été jaloux de faire des recherches vraiment utiles, ils auroient dû s’attacher à observer les opérations et les procédés de la nature ; les considérer un à un, dans le plus grand détail et à dessein puis méditer sur tout cela, y penser et repenser sans cesse, afin de voir ce qu’on pourroit transporter de là dans les arts : car la nature est le miroir de l’art. Quant aux expériences qui pourroient être transportées d’un art à un autre art, ou d’une pratique à une autre pratique, elles ne sont pas en moindre nombre, quoique cette translation ne soit guère en usage. La nature est toujours, sous la main ; au lieu que les procèdes de chaque art ne sont guère connus que de ceux qui l’exercent. On a inventé les lunettes, pour aider les vues faibles ; ne pourroit-on pas imaginer quelque instrument qui appliqué aux oreilles des personnes un peu sourdes, les aidât de même à entendre ? De même l’on conserve les cadavres en les embaumant, ou en les enduisant de miel ; ne pourroit-on pas transporter dans la médecine une partie de ce procédé, et le rendre utile aussi aux corps vivans ? L’usage de graver différentes figures dans la cire, le ciment on le plomb, est fort ancien ; et c’est ce qui a conduit à l’idée d’imprimer sur le papier, c’est-à-dire à l’art typogmphique. De même aussi le sel, dans l’art de la cuisine, sert à assaisonner la viande ; et cela mieux l’hiver que l’été : ne pourroit-on pas transporter utilement cette pratique aux bains, pour fixer ou changer au besoin leur température ? De même encore le sel, dans cette expérience qu’on a faite dernièrement sur les congélations artificielles, a une très grande force condensative ; ne pourroit-on pas appliquer cela à la condensation des métaux ; attendu qu’on sait depuis long-temps que les eaux fortes extraites de certains sels, précipitent les petites particules d’or que recèlent certains métaux moins denses que l’or même ? De même en fin la peinture renouvelle la mémoire d’un objet, par le moyen de son image ; n’a-t-on pas transporté cela dans cet art auquel on donne le nom de mémoire artificielle ? Nous donnerons à ce sujet un avertissement général, c’est que rien ne seroit plus capable de produire une sorte de pluie d’inventions utiles, et qui plus est, neuves et comme envoyées du ciel, que de faire des dispositions telles que les expériences d’un grand nombre d’arts vinssent à la connoissance d’un seul homme, ou d’un petit nombre d’hommes qui, par leurs entretiens, s’exciteroient mutuellement et se donneroient des idées ; afin qu’à l’aide de cette expérience guidée, dont nous parlons ici, les arts pussent se fomenter et, pour ainsi dire, s’allumer réciproquement, par le mélange de leurs rayons. Car, bien que cette méthode rationnelle qui procède par le nouvel organe, promette de plus grandes choses, cependant, à l’aide de cette sagacité qui s’exerce par le moyeu de l’expérience guidée, on pourroit saisir une infinité de choses qui se trouveroient plus à portée, pour les jeter au genre humain, à peu près comme ces présens de toute espèce que, chez les anciens, on jetoit à la multitude. Reste à parler de cette translation d’une partie d’un art dans une autre partie ; laquelle diffère peu de la translation d’art en art. Mais, comme certains arts occupent de si grands espaces, qu’ils peuvent se prêter à cette translation des expériences, même dans leurs limites, c’est une raison qui nous a déterminés à parler aussi de cette espèce de translation ; et cela d’autant plus, qu’il est des arts où elle est de la plus grande importance. Par exemple rien ne contribueroit plus à enrichir l’art de la médecine, que de transporter les expériences de cette partie qui traite de la cure des maladies, dans ces autres parties qui ont pour objet la conservation de la santé et la prolongation de la vie. Car, s’il existoit quelque opiate assez puissant pour réprimer cette violente inflammation des esprits qui a lieu dans une maladie pestilentielle, qui doute qu’une substance de cette espèce à dose convenable et devenue familière, ne pût réprimer et retarder, jusqu’à un certain point, cette autre inflammation qui croit insensiblement, qui semble venir pas à pas, et qui est le simple effet de l’âge ? mais en voilà assez sur la translation des expériences.

Le renversement de l’expérience a lieu lorsqu’un fait étant constaté par l’expérience, on éprouve aussi le contraire. Par exemple, les miroirs augmentent l’intensité de la chaleur mais augmentent-ils aussi l’intensité du froid ? De même la chaleur en se répandant en tout sens, se porte toutefois plus volontiers de bas en haut. Le froid, en se répandant, se porte-t-il de préférence vers le bas ? Par exemple, prenez une verge de fer, chauffez-la à l’une de ses extrémités ; puis redressez cette verge en plaçant en bas la partie chauffée ; cela posé, si vous approchez la main de la partie supérieure, vous vous brûlerez aussi-tôt. Mais, si vous placez en haut la partie chauffée, et la main, en bas, vous ne vous brûlerez pas si promptement. Actuellement, supposons qu’on chauffe toute la verge, et qu’on plonge l’une de ses extrémités dans la neige, ou qu’on la mouille avec une éponge trempée dans l’eau froide : je demande si la neige ou l’éponge étant placée en haut, le froid se portera plus vite vers le bas, qu’il ne se fût porté vers le haut, si le corps refroidissant eût été placé en bas. De même les rayons du soleil se réfléchissent sur le blanc et s’éparpillent ; au lieu qu’ils se rassemblent sur le noir. Il faut voir si de même les ombres se dispersent sur un corps noir, et se rassemblent sur un corps blanc. Et c’est, comme nous le voyons, ce qui arrive dans une chambre obscure, où l’on fait entrer la lumière par un trou fort petit, et où les images des objets extérieurs viennent se peindre sur un papier blanc, et nullement sur un papier noir ; de même on ouvre la veine du front pour adoucir les douleurs de la migraine ; ne pourroit-on pas scarifier aussi tout un côté du crâne, pour adoucir une douleur qui occupe toute la tête ? Voilà ce que nous avions à dire sur le renversement de l’expérience.

La compulsion de l’expérience a lieu, lorsqu’on pousse l’expérience jusqu’au point d’anéantir ou de faire disparaître totalement la vertu. Car, dans les autres espèces de chasses, on se contente de prendre la bête ; mais dans celle-ci, on la tue. Voici un exemple de compulsion. L’aimant attire le fer : tourmentez donc l’aimant ; tourmentez aussi le fer, de manière qu’enfin il n’y ait plus d’attraction. Voyez par exemple si l’aimant étant brûlé et macéré dans les eaux-fortes, il se dépouille totalement de sa vertu ou en perd la plus grande partie. Voyez au contraire si le fer, converti en safran de mars, ou en cette substance connue sous le nom d’acier préparé ; ou enfin dissous dans l’eau-forte, seroit encore attiré par l’aimant. De plus, l’aimant attire le fer à travers tous les milieux que nous connoissons, soit qu’on interpose de l’or, de l’argent, du verre : cherchez, cherchez bien, jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelque milieu qui intercepte sa vertu, si toutefois il en est de tels. Éprouvez le mercure ; éprouvez l’huile, les gommes, le charbon ardent, et toutes les autres substances qui n’ont point encore subi cette épreuve. De même on a inventé, dans ces derniers temps, certains instrumens d’optique, qui amplifient prodigieusement les plus petits objets visibles ; poussez-en l’usage aussi loin qu’il peut aller, en les appliquant, d’un côté, à des objets si petits qu’ils ne puissent plus servir à les rendre visibles et de l’autre, à des objets si grands, que les images paroissent confuses[10]. Pourront-ils servir à apercevoir, dans l’urine, des molécules que, sans ce secours, on n’y eût jamais aperçues ? Pourront-ils rendre visibles, dans les diamans qui paroissent bien nets et d’une belle eau, les bulles ou les petites taches ; et faire voir, sous un volume sensible, les petits grains de cette poussière qui voltige au soleil, et qu’on objectoit si mal-à-propos à Démocrite, en prétendant que c’étoient là ses atomes et les principes des choses ? Pourroient-ils faire voir assez distinctement les parties d’une poussière quelque peu grossière, et composée de cinabre et de céruse au point qu’on distinguât ici un grain rouge, là un grain blanc ; amplifier les grandes images, comme celle du nez, de l’œil autant à proportion qu’ils amplifient les petites, comme celle d’une puce, d’un vermisseau ; faire paraître un tissu de lin, ou toute autre espèce de toile très fine mais un peu claire ; la faire paraître dis-je, si remplie de trous qu’elle ait l’air d’un filet. Au reste, nous ne nous arrêtons pas à ces compulsions d’expériences, parce qu’elles sont presque hors des limites de l’expérience guidée, et se rapportent plutôt aux causes, aux axiomes et au nouvel organe ; car par-tout où l’on peut établir une négative, une privative, ou une exclusive, on commence déjà à voir jour à la découverte des formes. En voilà assez sur les compulsions des expériences.

L’application d’une expérience n’en est qu’une ingénieuse traduction par laquelle on la transporte à quelque chose d’utile[11]. En voici un exemple : chaque corps a son volume et son poids déterminés : l’or a plus de poids et moins de volume que l’argent. Il en est de même de l’eau par rapport au vin. On tire de là cette expérience utile, qui consiste à emplir successivement et exactement de différentes matières, une certaine mesure déterminée et à les peser avec la même exactitude. Par ce moyen, l’on sait combien il y a eu d’argent mêlé avec l’or, ou d’eau mêlée avec le vin, et qui fût précisément l’εὔρηϰα (je l’ai trouvé) d’Archimède[12]. De même les chairs se putréfient plus vite dans certains garde-mangers que dans d’autres. Il seroit utile de tirer de cette expérience un moyen pour discerner les différentes espèces d’air, plus ou moins salubres, afin d’habiter de préférence les lieux où les chairs sont plus long-temps préservées de la putréfaction. Une autre application qu’on en pourroit tirer, ce seroit de distinguer les temps de l’année, plus salubres ou plus pestilentiels ; mais il est une infinité d’applications de cette espèce faciles à faire, pourvu que les hommes s’éveillent et tournent leurs regards, tantôt vers la nature des choses, tantôt vers l’utilité de leurs semblables. Mais en voilà assez sur l’application des expériences.

La copulation de l’expérience est cette liaison et cet enchaînement d’applications qui a lieu, lorsque telles choses qui seules ne seroient pas utiles, on les rend telles en les réunissant. Par exemple, voulez-vous avoir des roses ou des fruits tardifs, vous parviendrez à ce but, en arrachant les boutons les plus précoces ; vous obtiendrez le même effet en mettant les racines à nud, et les laissant exposées à l’air, jusqu’à ce que le printemps soit fort avancé ; mais plus sûrement encore eu réunissant ces deux moyens. De même la glace et le nitre ont, au plus haut degré, la propriété de refroidir, et mieux encore, lorsqu’ils sont mêlés ensemble ; mais c’est un point dont personne ne doute. Il pourroit cependant se glisser ici quelque erreur, comme dans toutes les expériences où l’on n’est point guidé par la lumière des axiomes ; par exemple, si l’on combinoit ensemble de ces substances qui agissent de manières très différentes, et qui semblent même se combattre[13].

Restent donc les hazards de l’expérience : or, cette manière de faire des tentatives a quelque chose de déraisonnable et de fou car, quoi de plus fou à la première vue, que de tenter une expérience non parce que la raison ou quelque autre fait vous y a conduit, mais seulement parce que rien de semblable n’a jamais été tenté. Il se pourroit pourtant que sous cette extravagance même, se cachât je ne sais quoi de vraiment grand ; je veux dire, si l’on avoit le courage de remuer, pour ainsi dire, toutes les pierres dans la nature ; car tous les grands secrets de la nature sont hors des sentiers battus et de la sphère de nos connoissances. Mais si la raison présidoit à de tels essais, c’est-à-dire, que si, tout en s’assurant que rien de semblable n’a jamais été tenté, on avoit pourtant quelque raison puissante pour essayer, alors ces tentatives hardies auroient de grands avantages et pourroient forcer la nature à révéler son secret. Par exemple, lorsque le feu exerce son action sur quelque corps naturel, il arrive toujours l’une de ces deux choses : ou une partie de la substance s’exhale (comme la flamme ou la fumée, dans la combustion ordinaire), ou il se fait une séparation locale de parties qui se portent à une certaine distance, comme dans les distillations où les parties fixes se déposent ; les vapeurs, après avoir joué quelque temps, allant enfin se rassembler dans les récipiens. Quant à la distillation dans les vaisseaux clos[14] (car tel est le nom que nous pouvons lui donner), c’est ce qu’aucun mortel n’a encore tenté. Or, il est vraisemblable que si la chaleur, une fois emprisonnée dans les limites d’un corps, étoit à même d’exercer toute sa force altérante, et de jouer tout son jeu, comme alors il n’y auroit aucune déperdition de substance, aucun dégagement de parties volatiles, alors enfin tenant ce protée de la matière pour ainsi dire enchaîné, garotté, on le forceroit à se transformer d’une infinité de manières : pourvu toutefois qu’on eût soin de tempérer la chaleur, en l’augmentant et l’affoiblissant tour-à-tour, pour prévenir la rupture des vaisseaux ; car ce seroit là une sorte de matrice semblable aux matrices naturelles, où la chaleur exerceroit son action sans émission ni séparation de substance, si ce n’est que dans la matrice animale il y a de plus l’alimentation ; mais quant à la transformation, il paroit que c’est à peu près la même chose[15]. Tels sont donc les hazards de l’expérience. Au reste, il est encore, au sujet de cette sorte d’expériences, un avertissement à donner ; c’est qu’il ne faut pas, pour quelque tentative où l’on aura échoué, se décourager tout-à-fait et perdre, pour ainsi dire, la tête. Les succès, il est vrai, sont plus flatteurs, on s’y complaît davantage  ; mais la plupart des tentatives, pour être malheureuses, n’en sont pas moins instructives ; et ce qu’il ne faut jamais perdre de vue, et que nous nous efforçons perpétuellement d’inculquer, c’est qu’il faut s’attacher bien plus aux expériences lumineuses qu’aux expériences fructueuses. Voilà donc ce que nous avions à dire sur l’expérience guidée, laquelle comme nous l’avons déjà fait entendre est plutôt une sorte de sagacité, de flair de chien de chasse, qu’une véritable science. Nous ne dirons rien pour le moment du nouvel organe, et notre dessein n’est pas d’en donner ici un avant-goût ; car ce sujet étant sans contredit ce qu’il y a de plus grand en philosophie, nous nous proposons, moyennant la faveur divine de composer sur cette matière un ouvrage complet.


  1. Après avoir long-temps admiré l’activité et la prévoyance de la fourmi, et l’avoir proposée pour modèle aux fainéans, on s’est enfin avisé de fouiller dans une fourmilière, durant l’hiver, pour voir ce qu tous ces petits animaux faisaient là, et on les a trouvés tous engourdis, comme ce paresseux auquel on les opposait ; en sorte que cette manie d’amasser durant tout l’été, semble n’être, dans les fourmis, qu’une sorte d’avarice d’instinct.
  2. Voici quelle est à peu près la marche inductivoque nous suivons naturellement, et guidés par la seule expérience. Lorsqu’après avoir employé un moyen sous une seule espèce de formes, et dans une seule espèce de cas, nous avons trouvé qu’il produirait toujours un certain effet nous doutons encore qu’il ait, sous toutes les formes et dans tous les cas, la faculté de le produire. Mais si, après avoir varié, autant qu’il est possible, et les formes de ce moyen, et les circonstances où nous en faisons usage, nous trouvons que, sous toutes les formes et dans toutes les circonstances il produit l’effet en question, et que cet effet n’a jamais lieu sans ce moyen : alors, considérant ce qui est commun à toutes les formes de ce moyen et à toutes les circonstances où il a été employé, nous appelons cela, la cause, ou raison, nécessaire et suffisante de l’effet proposé. Or, c’est a peu près à cela que revient la méthode exposée dans le Novum Organum, dont nous donnerons bientôt la traduction ; avec cette différence que la méthode naturelle est vague, incomplète, et qu’on la suit sans y penser. Au lieu que la méthode artificielle est distincte, déterminée, plus fortement prononcée, plus complète, et qu’en la suivant, on sait qu’on la suit : ce qui donne à l’esprit plus d’assurance et de fermeté. Car nos méthodes ne sont que la collection des moyens qu’un instinct de besoin ou de curiosité nous a fait découvrir successivement, et que nous avons assez bien observés pour pouvoir les employer à volonté dans des circonstances semblables.
  3. Les Chinois en fabriquent aussi avec l’écorce intérieure du bambou ; j’en ai apporté de Canton plusieurs cahiers de cette espèce, sur lesquels sont écrits mes journaux de navigation.
  4. Cette tentative a été faite. On a projeté sur la boule d’un thermomètre très sensible, les rayons de la lune réunis à l’aide de miroirs et de lentilles de fort grandes dimensions ; mais la liqueur de l’instrument est restée immobile. Si l’on cherche par le calcul quelle doit être à peu près la force des rayons solaires, après la dispersion et le déchet qu’ils éprouvent par leur réflexion sur cette planète, on trouve le même résultat.
  5. Elle tombera un peu plus vite que la première balle ; parce qu’ayant, à proportion de sa solidité moins de surface que la première, la quantité de mouvement qu’elle perdra par la résistance de l’air, sera beaucoup moindre, par rapport à la quantité totale de son mouvement que la quantité de mouvement perdue par la première, en vertu de la même cause, ne le sera par rapport à son mouvement total.
  6. Toutes choses égales d’ailleurs un agent exerce d’autant plus pleinement son action sur le sujet qui y est soumis, que ce sujet lui donne plus de prise. Or toutes choses égales, plus le sujet qu’un agent attaque extérieurement, a de surface, plus il donne de prise à cet agent ; par exemple : il lui présente plus de pores par lesquels il peut s’insinuer ; mais les petits corps ont, en proportion de leur solidité, plus de surface que les grands, puisque les surfaces ne croissent que comme les quarrés des diamètres ; tandis que les solidités croissent comme les cubes de ces mêmes diamètres. Ainsi, toutes choses égales, dans les petites quantités, l’agent doit avoir plus de prise sur le patient et exercer sur lui plus pleinement son action C. Q. F. D.
  7. Il veut dire l’eau-de-vie.
  8. Il me semble que celui qui avoit fait ce premier essai, auroit mieux fait de le réitérer et de résoudre lui-même la question, que de nous la faire et de rester dans le doute à cet égard.
  9. Il semble impossible de résoudre cette question : il y aura toujours une équivoque, dira-t-on ; car, on ne pourra jamais être assuré que l’aiguille a l’une de ses extrémités précisément au point opposé à celui où elle se tiendrait naturellement. En sorte qu’en supposant même que l’aiguille eût une tendance à retourner vers le Nord par l’Orient, plutôt que par l’Occident, on pourroit croire qu’avant qu’elle ne fut abandonnée à elle-même son extrémité étoit un peu trop vers l’Orient, et que cette seule cause l’auroit déterminée à préférer dans son retour vers le Nord, le côté oriental ; à moins que cette tendance à retourner au Nord par l’Orient, ne fût assez grande pour que dans le cas même où son pôle nord eût été placé trop à l’Occident, et d’une quantité assez grande et assez sensible, elle ne laissât pas de retourner encore au Nord par l’Orient ce qui leveroit toute équivoque.
  10. Il est impossible de posséder un microscope, et de ne pas penser de soi-même à faire ces essais.
  11. Ce membre de sa division semble, au premier coup d’œil, rentrer un peu dans celui auquel il a donné le nom de translation ; car transporter une expérience de la nature dans l’art, c’est en faire une application ; et faire une application, c’est transporter une expérience de la nature dans l’art, c’est même le terme reçu en pareil cas ; et telle est la division de l’abbé Nollot : procédé, effet, explication, application. Il y a pourtant cette différence que la translation est le passage d’une expérience à une autre expérience, soit lumineuse soit fructueuse ; au lieu que l’application est le passage à une expérience simplement utile.
  12. Le moyen qu’il propose et dont les chymistes font usage est l’inverse de celui d’Archimède. Car, dans l’expérience d’Archimède, on compore trois corps, de même poids et de volumes différens ; au lieu qu’ici ce sont trois corps de même volume et de différens poids : mais au fond cela revient au même ; car les pesanteurs spécifiques étant en raison composée de la directe des poids absolus ; et de l’inverse des volumes lorsque les volumes sont égaux, elles sont comme les poids ; et lorsque les poids sont égaux, elles sont en raison inverse des volumes.
  13. Tels sont ces composés que les chymistes désignent par le nom de neutres : deux substances très actives ; par exemple un acide et un alkali étant combinés ensemble, ne composent plus qu’une substance d’une activité médiocre ; tels sont la plupart des sels comme le nitre, le sel de glauber, le sel marin ; substances principalement composées d’un acide uni à une base alkaline ou terreuse.
  14. C’est une expérience qu’on a faite depuis avec la marmite de Papin ; qui est un vase très épais, et parfaitement clos, surmonté d’un couvercle à vis ; les matières les plus dures s’y amollissent et les os, par exemple, y forment une espèce de gelée.
  15. Si elles ne servent pas à établir l’opinion qu’on a en vue, elles servent, du moins à se détromper à cet égard, et elles avertissent de ne point faire fonds sur certains moyens.