De la direction de l’orchestre (Wagner, trad. fragment Guy Charnacé, 1874)

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De la direction de l’orchestre

1869
traduction (fragment) par Guy Charnacé, 1874


DE LA DIRECTION DE L’ORCHESTRE[1]
I

Je me propose de développer dans les pages suivantes, le résultat de mon expérience et de mes observations, touchant une partie du domaine musical, terrain jusqu’à présent abandonné à la routine, et au jugement des ignorants. Pour fonder ma propre opinion, j’en appellerai, non pas à ceux qui dirigent l’orchestre, mais aux musiciens et aux chanteurs, car eux seuls ont réellement le sentiment d’être bien ou mal conduits. Et encore ne peuvent-ils se prononcer sur ce point que s’ils ont été au moins une fois dans leur vie bien dirigés, ce qui ne se présente que très exceptionnellement. Aussi n’est-ce point un système que je veux exposer sur ce sujet, mais bien une série d’observations que je me réserve de développer à l’occasion.

Il est hors de doute que la manière dont leurs œuvres sont présentées au public ne saurait être indifférente au compositeur. Celui-ci ne peut naturellement éprouver d’impressions justes sur une œuvre musicale que par une bonne exécution ; mais il n’est point apte à juger sur une mauvaise. On se rendra compte de ce qu’est la plupart du temps, en Allemagne, non-seulement l’interprétation des opéras, mais encore celle des œuvres symphoniques, si l’on suit avec attention et quelque connaissance de la question mes éclaircissements touchant les éléments de cette exécution.

Les défauts des orchestres allemands qui frappent les yeux du connaisseur, tiennent pour la plupart à ceux qui les dirigent, tels que maîtres de chapelle, directeurs de musique, etc., etc. Plus les exigences de l’orchestre sont devenues grandes et sérieuses, plus le choix de ses chefs a été fait avec ignorance et négligence par les directeurs des établissements artistiques. Lorsque la tâche la plus élevée de l’orchestre était contenue dans une partition de Mozart, l’orchestre avait toujours à sa tête le véritable maître de chapelle allemand, toujours grandement considéré (au moins dans sa localité), sûr, sévère, despote et même brutal. Le dernier de cette race était Frédéric Schneider, de Dessau. Guhr, de Francfort, lui appartenait aussi.

J’ai pu apprécier, il y a environ huit ans, par l’exécution de mon Lohengrin à Carlsruhe, sous la direction du vieux maître de chapelle Strauss, tout ce que ces hommes, véritables « perruques », d’après la manière dont ils se comportent vis-à-vis de la musique nouvelle, pouvaient produire d’excellent dans leur genre. Cet homme estimable envisageait évidemment ma partition avec épouvante et avec un étonnement gros de soucis ; mais son attention portait aussi sur la direction de l’orchestre, que l’on n’aurait pu imaginer ni plus précise ni plus vigoureuse ; on voyait que tout lui obéissait comme à un homme qui n’admet aucune plaisanterie et qui tient son monde dans la main. Chose étonnante, ce vieillard est le seul directeur célèbre que j’aie connu qui eut véritablement du feu. Ses temps étaient plutôt précipités qu’emportés, mais toujours énergiques et bien exécutés.

La direction de M. Esser à Vienne m’a produit une bonne impression, analogue à celle-ci. Enfin, ce qui devait rendre ces directeurs, lorsqu’ils étaient moins bien doués que ceux que je viens de citer, incapables de former des orchestres quand une nouvelle musique plus compliquée se fut produite, c’était précisément leur vieille habitude de ne voir et de ne remplir que les devoirs qui leur avaient été imposés jusque-là.

Je ne connais pas d’exemple, en Allemagne, d’un orchestre établi uniquement en vue des exigences de la nouvelle instrumentation. De tous temps, dans les grands orchestres, les musiciens passent par rang d’ancienneté aux places de chefs de pupitres, et en conséquence ne parviennent au premier rang que lorsque leurs forces sont déjà, affaiblies, tandis que les instrumentistes plus jeunes et plus énergiques restent au second plan, ce qui devient un défaut capital et sensible pour les instruments à vent.

Si dans ces derniers temps on doit aux efforts éclairés et surtout à la science plus approfondie des musiciens, que ces inconvénients aillent toujours en diminuant, il est une autre cause qui a produit des résultats fâcheux et persistants : c’est la manière dont est remplie la tâche des instruments à cordes. Ici l’on sacrifie toujours et sans aucune réflexion le second violon et surtout l’alto [2]. Ce dernier instrument, pour la plupart du temps, reste confié à des violonistes invalides ou très peu habiles ; c’est tout au plus si l’on cherche à placer au premier rang un véritable bon joueur d’alto pour les soli qui se présentent de temps à autre ; cependant j’ai pu constater parfois qu’on les confiait au premier violon. Dans un grand orchestre, sur huit joueurs d’alto, on m’en a montré un seul qui pût exécuter correctement les nombreux passages difficiles d’une de mes dernières partitions.

Cette manière de procéder tient au caractère de l’ancienne instrumentation dans laquelle l’alto n’était employé que pour accompagnement ; on peut aussi la justifier, dans les temps plus récents, par le misérable système d’instrumentation des compositeurs italiens, dont les œuvres constituent une partie importante et favorite du répertoire des théâtres allemands. Comme leurs intendants eux-mêmes, s’appuyant sur le goût des cours auxquelles ils sont attachés, tiennent avant tout à ces opéras à la mode, il n’y a pas lieu de s’en étonner.

Les exigences nouvelles, basées sur des œuvres complètement antipathiques à ces messieurs, ne sont satisfaites que lorsque le maître de chapelle est un homme de poids et de sérieuse considération, sachant, lui-même, bien exactement ce qui est nécessaire aujourd’hui pour un orchestre. C’est ce qui échappe généralement à nos anciens maîtres de chapelle ; il en est de même de la nécessité d’augmenter en une proportion suffisante le nombre des instruments à cordes dans nos orchestres, en présence du nombre et de l’emploi de plus en plus considérable des instruments à vent.

Ce qu’on a récemment tenté à ce point de vue, la disproportion devenant trop évidente, n’a jamais suffi pour mettre les orchestres allemands les plus célèbres à la hauteur des orchestres français, qui les dépassent encore par l’habileté de leurs excellents violonistes et surtout par celle de leurs violoncellistes.

Le premier et le véritable devoir des directeurs de nouvelle date et de nouveau style serait de reconnaître et d’exécuter ce que n’ont pas compris les maîtres de chapelle de vieille souche. Mais on a pris soin qu’ils ne portassent pas ombrage aux intendants, et que l’autorité des énergiques « perruques » de l’ancien temps ne passât entre leurs mains.

Il est important et instructif de voir comment cette nouvelle génération, qui représentait alors tout le monde musical allemand, arrivait à la célébrité et aux fonctions. Comme c’est aux graads et petits théâtres de Cour et aux théâtres en général que nous devons l’entretien des orchestres, il nous faut aussi supporter que les directions de ces théâtres jprésentent à la nation allemande ceux des musiciens qui, d’après eux, représentent, et eela souvent pendant des demi-siècles, la gloire et le génie de la musique allemande. La plupart de ces musiciens si favorisés doivent savoir comment ils sont parvenus à cette distinction, car les services qui les y ont amenés ne sont visibles que pour un œil exercé et encore pour un bien petit nombre d’entre eux.

Le véritable musicien allemand obtenait ces « bons postes, » la plupart du temps, par la simple application de la loi d’inertie ; on montait en se faisant pousser peu à peu. Je crois que le grand orchestre de la Cour, à Berlin, a reçu de la sorte la plupart de ses directeurs. Quelquefois, pourtant, on montait par bonds ; on arrivait subitement à la grandeur, par la protection de la femme de chambre d’une princesse, etc., etc. Aussi ne peut-on se rendre compte du préjudice porté à la direction et à la formation de nos plus grands orchestres d’opéra, par cette manière de procéder.

Complètement dépourvus de mérite et d’autorité, les chefs d’orchestre ne pouvaient se maintenir dans leur position vis-à-vis des musiciens sous leurs ordres, que par leur humilité envers un chef supérieur ignorant, mais prétendant tout connaître, et par une basse condescendance pour leurs exigences. En laissant de côté toute discipline artistique, discipline qu’ils n’étaient, d’ailleurs, en aucune façon capables de maintenir, soumis et obéissants à tout ce qui venait d’en haut, ces maîtres parvenaient à la popularité. Toutes les difficultés relatives aux études étaient surmontées avec une satisfaction réciproque, à l’aide d’une invocation pleine d’onction « à l’antique célébrité de la chapelle X… » Qui donc remarquait que ce célèbre établissement baissait d’année en année ? Où étaient les maîtres capables de juger les œuvres ? Ce n’était certainement pas la critique, qui ne sait qu’aboyer lorsqu’on ne lui ferme pas la bouche ; il est vrai qu’on s’entendait de tous côtés pour la lui fermer[3].

Dans les temps plus récents, ces places de directeurs ont été occupées aussi par des artistes spécialement appelés à cet effet. Suivant le caprice de la direction supérieure, on fait venir de n’importe où un bon routinier ; et cela, pour redonner un peu d’activité à l’inertie des maîtres de chapelle du pays ! Ce sont ces gens-là qui montent un opéra en quinze jours, savent battre énergiquement la mesure et composer dans une partition étrangère des finales à effet, pour les cantatrices. La chapelle de la Cour à Dresde, a joui de ces avantages avec un de ses directeurs les plus célèbres.

Quelquefois aussi on cherche la véritable célébrité. On veut produire « des grandeurs musicales. » Les théâtres n’en ont pas à offrir, mais les académies de chant et les établissements de concerts en produisent environ tous les deux ou trois ans selon l’estimation des feuilletons des grands journaux politiques. Ce sont là nos banquiers musicaux d’aujourd’hui, tels qu’ils sont sortis de l’école de Mendelssohn, et présentés au monde sous ses auspices.

De toute façon, c’était là une autre race d’hommes que les rejetons impuissants de nos vieux pointus, — des musiciens ayant grandi non dans l’orchestre ou au théâtre, mais savamment élevés dans les Conservatoires nouvellement fondés, composant des oratorios et des psaumes, assidus aux répétitions des concerts par abonnement. Ils avaient aussi reçu des leçons pour diriger l’orchestre et y apportaient une élégance complètement inconnue jusque là aux musiciens. Il ne fallait plus songer à la rudesse.

Ce qui chez nos pauvres maîtres de chapelle indigènes était une timidité craintive et un manque d’assurance, se manifesta chez eux comme le parfait bon ton, auquel ils se croyaient d’ailleurs tenus, en raison de leur position un peu embarrassée à l’égard de notre vie sociale allemande. Je crois que ces hommes ont exercé une influence favorable sur notre orchestre. Il est certain qu’ils ont fait disparaître bien des crudités, bien des brutalités, et que depuis lors on observe et l’on interprète mieux les détails élégants.

L’orchestre nouveau leur était déjà beaucoup plus familier qu’à leur prédécesseur, car, sous bien des rapports, il devait à Mendelssohn bien des perfectionnements délicats et recherchés dans la voie que le génie délicieux de Weber avait seul explorée jusqu’alors[4].

Mais il manquait quelque chose à ces messieurs pour favoriser la nouvelle organisation de notre orchestre et des établissements qui s’y rattachent. C’était cette énergie que seule la confiance en soi-même peut donner, en s’appuyant sur une véritable valeur personnelle. Car malheureusement tout ici est factice : réputation, talent, éducation, foi, amour, espérance. Chacun d’eux est si occupé de lui-même, de sa situation artistique, qu’il ne peut songer aux questions générales, incidentes et nouvelles, ce qui d’ailleurs ne le regarde pas. Ils n’ont pris la place de nos anciens maîtres allemands, que parce que ceux-ci étaient descendus trop bas et devenus trop incapables de satisfaire aux exigences des temps et du style modernes.

On dirait qu’ils n’occupent cette position que pendant une période de transition, tant ils se préoccupent peu de l’idéal artistique allemand, qui attire cependant tout ce qui est élevé. Cet idéal leur est étranger dans sa nature la plus intime. Ils ne comptent que sur la publicité pour satisfaire aux exigences de la musique nouvelle. Meyerbeer, par exemple, payait de sa poche un flûtiste ? qui lui faisait une belle réputation à Paris. Comme il connaissait fort bien les conditions d’une bonne exécution, comme il était, en outre, riche et indépendant, il aurait pu être d’une utilité extraordinaire à l’orchestre de Berlin, lorsque le roi de Prusse le nomma directeur général de la musique.

Mendelssohn, appelé dans le même temps à Berlin, ne manquait ni de connaissances ni de qualités exceptionnelles. Tous deux, à la vérité, ont rencontré ces mêmes obstacles qui ont entravé jusqu’ici tout ce qu’on a voulu faire de bon dans ce genre. Maintenant pourquoi ne sont-ils pas parvenus à écarter ces obstacles ? N’étaient-ils pas tous deux en situation de le faire à tous les points de vue et comme personne ne le pourra aussi bien à l’avenir ? La force les a-t-elle donc abandonnés ? Il semblerait vraiment qu’ils n’aient pas eu d’énergie, puisqu’ils ont laissé les choses en l’état où ils les ont trouvées. Nous avons maintenant devant nous le célèbre orchestre de Berlin, d’où a disparu jusqu’à la dernière trace cette précision imprimée par Spontini. Et cependant c’étaient Meyerbeer et Mendelssohn ! Que feront donc alors leurs pâles successeurs ?

II

Il résulte de cette revue que nous venons de passer des survivants des anciens maîtres de chapelle, et de la nouvelle race de directeurs, qu’il n’y a pas grand’chose à attendre d’eux pour la réforme de l’orchestre. Par contre, l’initiative des perfectionnements heureux n’est jamais venue que des musiciens eux-mêmes, ce qui s’explique facilement par le développement considérable de la virtuosité technique. Les progrès que les virtuoses des divers instruments ont introduits dans nos orchestres sont incontestables, mais ils eussent été pius complets encore si leurs directeurs eussent été à la hauteur de leur situation.

Le virtuose dépassa bientôt de la tête et nos vieux maîtres de chapelle, et les professeurs de piano qui, protégés par les femmes de chambre, leur avaient succédé. Le virtuose joua en quelque sorte à l’orchestre le rôle de la prima donna au théâtre. Le nouveau et élégant maître de chapelle s’associait avec le virtuose, ce qui sous bien des rapports, n’eût pas été regrettable, et ce qui même aurait pu commencer le développement de l’ensemble, si ces messieurs eussent compris le génie de la véritable musique allemande.

Il faut observer ensuite qu’ils devaient leurs places au théâtre de même que les orchestres lui devaient leur existence, et que la plupart de leurs occupations et de leurs productions se rapportaient à l’Opéra. Il leur eut fallu en dehors du théâtre et de l’opéra apprendre quelque chose encore ; il leur eût fallu comprendre l’application de la musique à l’art dramatique, science aussi nécessaire que l’application des mathématiques à l’astronomie. S’ils avaient bien compris le chant et l’expression dramatique, il en serait résulté, pour eux, une nouvelle lumière dans la manière de diriger l’orchestre, et d’exécuter la nouvelle musique instrumentale allemande.

Je voudrais faire sentir quelle force nouvelle le directeur aurait à son service pour la perfection de l’exécution, s’il comprenait bien son rôle dans le théâtre auquel il doit sa position et sa réputation. Il considère l’opéra comme une tâche journalière pénible, et met son honneur dans la salle de concert d’où il est sorti. Car, ainsi que je l’ai dit, chaque fois que l’intendant d’un théâtre cherche un maître de chapelle célèbre, il doit le prendre ailleurs qu’au théâtre.

Pour bien juger un ancien directeur de concert ou d’une académie de chant, il faut l’étudier là où il est réellement chez lui, là où il a fondé sa réputation de musicien allemand célèbre. Considérons-le d’abord comme directeur de concert.

L’exécution par l’orchestre de notre musique classique a produit sur moi, dès ma première jeunesse, une impression fâcheuse qui n’a pas varié depuis. Toutes les beautés d’expression, toute la vie, toute l’âme qui s’étaient révélées pour moi au piano ou à la lecture de la partition, c’est à peine si je les reconnaissais, et, presque toujours, elles passaient complètement inaperçues de la plupart des auditeurs. Plus tard, les causes de ce phénomène me sont apparues distinctement, je les ai exposées en détail dans mon Rapport sur une école allemande de musique projetée à Munich, travail auquel je prie le lecteur consciencieux de se reporter. Ces causes prennent incontestablement leur source dans l’absence de tout Conservatoire allemand, la chose prise dans la plus stricte acception du mot ; école où se conserverait d’une manière continue et vivante, la saine tradition de l’exécution normale, telle qu’elle aurait été fixée par les maîtres eux-mêmes, ce qui supposerait naturellement que ceux-ci auraient été mis à même de régler cette exécution [5]. Par malheur, cette hypothèse et les conséquences qui en découlent n’ont pas eu de prise en Allemagne sur l’esprit de progrès, et, aujourd’hui encore, lorsque nous voulons nous éclairer sur la portée d’un morceau de musique classique, nous en sommes réduits à subir les fantaisies personnelles du premier chef d’orchestre venu, et sa manière de comprendre le rhythme ou l’exécution de ce morceau.

Au temps de ma jeunesse, ces morceaux classiques s’exécutaient aux fameux concerts de Leipzig, sans que personne conduisît l’orchestre, à peu près comme des ouvertures de mélodrames ou des morceaux d’entracte, lis n’avaient donc nullement à souffrir de l’individualité pernicieuse d’un chef d’orchestre ; tous les hivers, régulièrement, on reprenait des morceaux de notre musique classique ne présentant pas de difficultés techniques exceptionnelles ; l’exécution était facile et précise ; on voyait que l’orchestre accueillait toujours avec un plaisir nouveau ses morceaux de prédilection, qui lui étaient devenus familiers.

Il n’y avait que la Neuvième symphonie de Beethoven dont on ne pût venir à bout ; cependant on se faisait un point d’honneur de l’attaquer tous les ans. J’avais copié de ma main la partition de cette symphonie, je l’avais arrangée pour piano. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque en l’entendant exécuter à ces concerts de Leipzig, je n’en reçus que les impressions les plus confuses ; mon découragement fut tel que, doutant de Beethoven, je cessai pour quelque temps de l’étudier. Je note d’ailleurs cette circonstance, que je ne commençai à goûter réellement la musique instrumentale de Mozart que quand l’occasion me fut offerte d’en diriger moi-même l’exécution. Mais la lumière ne se fit complètement pour moi que lorsque j’entendis en 1839, cette Neuvième symphonie de Beethoven, qui m’était devenue si suspecte, exécutée par l’orchestre du Conservatoire de Paris. Les écailles me tombèrent des yeux ; je vis toute l’importance du rôle de l’orchestre et je pénétrai du même coup le secret de l’heureuse solution du problème.

L’orchestre avait appris à apprécier, dans chaque mesure, la mélodie de Beethoven qui avait, de toute évidence, complètement échappé à nos braves musiciens de Leipzig ; et, cette mélodie, l’orchestre la chantait.

Voilà le secret. Cependant le chef d’orchestre n’était pas une nature musicale exceptionnelle. Habeneck, à qui revient le grand honneur de ce chef-d’œuvre d’exécution, après avoir fait répéter pendant tout un hiver cette symphonie, n’avait compris qu’alors cette musique, inintelligible pour lui au début ; mais il est douteux que les chefs d’orchestre allemands l’aient jamais comprise. Toutefois, cela devait suffire pour déterminer Habeneck à consacrer une seconde, une troisième année à l’étude de cette symphonie, à ne pas lâcher prise avant que la mélodie de Beethoven ne fût bien pénétrée par chacun des musiciens. Comme tous étaient des musiciens doués d’un sentiment vrai de l’exécution mélodique, ils ne pouvaient manquer de la bien rendre. Quant à Habeneck, un chef d’orchestre de la vieille école, il était le maître ; et tout lui obéissait.

Mais, sans insister sur cette révélation sublime, je me demande seulement, en parcourant la série des observations pratiques que j’ai pu faire alors, par quelle voie ces musiciens de Paris étaient arrivés à une solution aussi précise de ce difficile problème ? Évidemment, par celle du travail le plus consciencieux, de ce travail caractéristique de musiciens qui ne se contentent pas de se faire des compliments réciproques, qui ne s’imaginent pas tout deviner d’emblée, qui, au contraire, en présence de ce qu’ils n’ont pas encore compris, se sentent humbles et inquiets cherchant à attaquer les difficultés par le côté où ils sont sur leur terrain, par le côté technique.

L’influence exercée sur le musicien français par l’école italienne, dont il relève presque immédiatement, a ceci de bon, que la musique ne lui devient accessible qu’à travers le chant ; bien jouer d’un instrument, c’est, pour lui, faire bien chanter cet instrument. Et, comme je le disais tout à l’heure, cet excellent orchestre chantait la symphonie en question.

Mais, pour la chanter convenablement, il leur fallait observer le rhythme exact : et c’est là une seconde découverte que je fis en cette circonstance. Le vieil Habeneck n’était guidé dans cette recherche par aucune vue abstraite, par aucune inspiration esthétique. Ce n’était point un génie créateur, mais il avait découvert le véritable rhythme en amenant son orchestre, grâce à un travail persévérant, à saisir la mélodie de la symphonie.

Seule, l’intuition nette de la mélodie donne le véritable rhythme ; ces deux éléments sont inséparables ; l’un découle de l’autre. Et si je ne crains pas, en portant un jugement sur la manière dont la plupart du temps sont exécutées chez nous les œuvres classiques, de la déclarer défectueuse à un haut degré, c’est que je suis en mesure de démontrer que nos chefs d’orchestre ne comprennent rien au rhythme, par la raison qu’ils ne comprennent rien au chant[6].

Je n’ai pas encore trouvé, en Allemagne, un seul maître de chapelle, un seul chef d’orchestre capable de chanter réellement, avec une voix bonne ou mauvaise, peu importe, une mélodie quelconque ; la musique est pour eux quelque chose qui flotte entre la grammaire, l’arithmétique et la gymnastique. On comprend sans peine qu’avec un pareil enseignement on puisse devenir un bon professeur dans un Conservatoire ou dans un établissement quelconque de gymnastique musicale ; en revanche, il serait fort surprenant que l’on fut capable d’infuser l’âme et la vie à l’exécation d’une œuvre musicale.

Je me permettrai de consigner ici certains autres résultats de mes observations sur cette matière.

Pour indiquer d’un mot ce qui, dans l’exécution d’un morceau de musique, incombe au chef d’orchestre, ou peut dire qu’il doit, à chaque instant, indiquer exactement la mesure : car, au choix et à la détermination de celle-ci, nous verrons, du premier coup, si lechef d’orchestre a, oui ou non, compris le morceau. Le rhythme vrai met un bon musicien, suffisamment familiarisé avec un morceau donné, sur la voie de la bonne exécution de cette page, parce que le sentiment du rhythme suppose chez celui qui dirige l’orchestre, le sentiment de l’exécution. Or, on se rend compte de la difficulté de bien déterminer le rhythme, en songeant que cette détermination repose sur celle de la bonne exécution sous tous les rapports.

Les vieux maîtres le savaient bien. Chez Haydn, chez Mozart, l’indication du « temps » est trèssimple. Chez Bach, elle fait, presque partout, complètement défaut, et c’est peut-être ce qui vaut le mieux au vrai point de vue musical. Bach se disait sans doute : Pour celui qui ne comprend pas mon thème, qui n’en sent ni le caractère, ni l’expression, que signifiera toute ces indications italiennes ?

Pour ne parler que de ce que mon expérience personnelle m’a mis à même d’apprécier, j’avais donné, dans les premiers opéras que j’ai fait représenter, un grand développement à l’indication de la mesure, et j’avais fixé celle-ci (du moins le croyais-je) dlune manière invariable, à l’aide du métronome. Quand, dans l’exécution d’un de ces opéras, par exemple du Tannhauser, je constatais l’emploi d’un rhythme absurde, on me donnait invariablement peur excuse que l’on s’était conformé avec la dernière rigueur à mes indications métronomiques.[7]

C’est alors que j’ai compris l’incertitude des résultats que donne l’adjonction des mathématiques à la musique ; et, depuis, non-seulement j’ai laissé de côté le métronome, mais encore je me suis contenté de notations très-générales pour les « temps » principaux, n’apportant quelque précision qu’à l’indication des modifications de ces « temps », matière complètement étrangère, ou peu s’en faut, à nos chefs d’orchestre. Il m’est revenu que ce vague dans la notation a jeté les chefs d’orchestre dans de nouvelles perplexités et de nouvelles contradictions, et que cela tenait en partie à ce que j’avais employé des termes allemands ; habitués aux vieilles rubriques italiennes, ils ne savaient ce que j’entendais par « modéré » (mœssig). L’un d’eux, au dire de la Gazette universelle d’Augsbourg, a fait durer trois heures mon Rheingold, qui n’avait jamais, aux répétitions surveillées par moi, dépassé deux heures et demie. Une autre fois, en me rendant compte d’une représentation de mon Tannhauser, on me disait que l’Ouverture qui, sous ma conduite, avait duré, à Dresde, douze minutes, s’était prolongée pendant vingt minutes.

Traîner en longueur, n’est pourtant pas l’habitude des élégants chefs d’orchestre de notre temps ; ils ont bien plutôt un penchant fatal à la précipitation : c’est même là un trait caractéristique de la musique contemporaine, et l’on me permettra d’insister sur ce point [8].

Robert Schumann me disait un jour à Dresde qu’aux concerts de Leipzig, Mendelssohn lui avait gâté le plaisir qu’il avait à entendre la « neuvième symphonie », par l’emploi d’un rhythme trop précipité, notamment dans la première phrase. J’ai moi-même assisté, à Berlin, à la répétition d’une symphonie de Beethoven, exécutée sous la direction de Mendelssohn ; c’était la huitième. Je remarquai qu’il s’emparait çà et là — et pour ainsi dire à sa fantaisie — d’un détail, et travaillait avec une certaine obstination à en faire ressortir l’exécution, il y réussissait si bien, que je me demandais pourquoi il ne portait pas aussi son attention sur d’autres nuances. Au reste, cette symphonie si incomparablement animée glissait et s’écoulait avec une remarquable uniformité.

Plusieurs fois il m’a dit lui-même, à propos de la conduite des orchestres, qu’un rhythme trop lent avait presque toujours des inconvénients, et que, pour lui, il préférait aller un peu trop vite ; qu’une exécution vraiment bonne était quelque chose de bien rare ; que l’on pouvait se permettre d’escamoter des difficultés, pourvu que cela ne fût pas trop visible ; et que, pour atteindre ce but, le mieux était de ne pas trop appuyer, et de glisser, au contraire, le plus vivement possible. Les disciples proprement dits de Mendelssohn doivent avoir reçu sur cette matière, des enseignements plus complets et plus précis encore ; les paroles que je viens de rapporter n’étaient point des paroles en l’air, et, dans la suite, j’ai eu l’occasion de me familiariser avec les conséquences de cette maxime, et, finalement, avec l’esprit qui la dictait.

Ces conséquences, je les ai observées personnellement à Londres, à la Société philharmonique. Mendelssohn en avait conduit longtemps l’orchestre ; sa méthode y était devenue traditionnelle, et l’on prétend même que les concerts de cette Société avaient exercé sur le maître, à cet égard, une grande influence. On y exécute un nombre prodigieux de morceaux de musique instrumentale ; on n’y consacre à chacun d’eux qu’une seule répétition ; la plupart du temps, j’étais obligé de laisser l’orchestre suivre ses traditions, et je fis ainsi connaissance avec une méthode d’exécution qui me remit bien vite en mémoire les vues que m’avait exprimées Mendelssohn à cet égard [9].

Cela coulait comme l’eau d’une fontaine de place publique ; de pauses, il n’en était jamais question, et il n’était pas d’allegro qui ne se terminât en véritable presto. Il était assez pénible de réagir contre cette tendance ; le rhythme normal, dès qu’on l’observait, avait pour résultat de faire surgir tous les défauts d’exécution qui, auparavant, disparaissaient sous un déluge de notes. Par exemple, l’orchestre s’en tenait toujours au mezzo-forte ; jamais de vrai forte, jamais de vrai piano. Je faisais mon possible, dans les circonstances importantes, pour rectifier l’exécution d’après mes vues, et ramener la mesure à ce qu’elle devait être. Les meilleurs d’entre les musiciens s’y prêtèrent sans difficulté, et même avec satisfaction ; le public n’y trouva rien à redire ; seuls, les critiques d’art entrèrent en fureur, et intimidèrent à tel point les administrateurs de la Société, que ceux-ci me recommandèrent de faire exécuter la symphonie de Mozart en en me conformant à la tradition et aux errements suivis par Mendelssohn lui-même.

La fatale maxime ne tarda pas à se formuler d’une manière plus précise encore dans la prière que m’adressa un bon vieux contrepointiste (M. Potier, si je ne me trompe) ; je devais diriger l’exécution d’une de ses symphonies ; il me conjura d’en enlever vivement l’andante, parce qu’il tremblait que cet andante n’ennuyât. Je lui observai que ce fragment, si peu de temps qu’il durât, ne manquerait pas d’ennuyer, s’il était exécuté légèrement et sans expression ; tandis qu’il captiverait à coup sur l’attention, si le thème, du reste fort joli dans sa naïveté, était reproduit par l’orchestre, tel que je me misalorsà le lui chanter, tel, en somme, qu’il l’avait conçu lui-même. Profondément ému, M. Potter me donna raison, et s’excusa en me disant qu’il avait perdu de vue ce genre d’exécution orchestrale. Le soir, précisément après l’exécution de cet andante, il vint me serrer cordialement la main.

Un soir, à Dresde, j’assistais avec Mendelssohn à l’exécution de la symphonie en fa de Beethoven par un orchestre que dirigeait feu le maître de chapelle Reissiger. Je croyais être tombé d’accord avec mon collègue, qui m’avait promis de ralentir la mesure à certains passages. Mendelssohn me donnait complètement raison. La symphonie commença. À la troisième phrase, je tressaillis en m’apercevant que l’on suivait le rhythme traditionnel ; mais, avant que j’eusse le temps d’exprimer mon mécontentement : « À la bonne heure ! bravo ! » me dit Mendelssohn en souriant et en balançant la tête d’un air approbateur. Ma surprise se changea en stupeur. Reissiger, au fond, pour des motifs dont je parlerai plus loin, n’était que légèrement blâmable. En revanche, la distraction de Mendelssohn, me fit soupçonner que l’appréciation de certaines choses lui échappait. Il me sembla voir s’entr’ouvrir devant moi un véritable abîme de dilettantisme superficiel, un vide absolu.

Une aventure semblable à celle de Reissiger m’arriva peu après, — et, cette fois encore, à l’occasion du même passage de la Huitième Symphonie, — avec un autre célèbre chef d’orchestre, un de ceux qui ont succédé à Mendelssohn dans la direction des concerts de Leipzig. Celui-là aussi était entré dans mes vues et m’avait promis de ralentir convenablement la mesure de ce passage, à un concert où il dirigeait l’orchestre, et auquel il m’avait invité. Il ne me tint pas parole, et s’en excusa d’une assez singulière façon : il m’avoua en riant que, par suite des préoccupations de toutes sortes qui l’avaient assiégé, en sa qualité de directeur du concert, ce n’était qu’une fois l’exécution commencée qu’il s’était souvenu de la promesse qu’il m’avait faite ; que, naturellement, il n’avait pu modifier tout-à-coup le rhythme accoutumé, et s’était vu obligé, cette fois encore, de s’en tenir à l’ancienne mesure. Cette explication m’affecta péniblement ; cependant, j’étais content d’avoir au moins trouvé quelqu’un qui ne se refusât pas à constater la différence par moi signalée, et qui ne trouvât pas qu’il fût indifférent d’employer un rhythme ou l’autre. Je ne crois pas, du reste, pouvoir, en cette circonstance, accuser le chef d’orchestre en question de légèreté et d’inconséquence ; lui-même s’accusant d’oubli, il y avait là une raison pour laquelle il ne devait pas ralentir la mesure, et une raison excellente, bien qu’il ne s’en rendît pas compte. Passer de la répétition à l’exécution, en modifiant sensiblement la mesure, eût été hasardeux ; c’eût été, à coup sûr, un acte d’imprévoyance dont les conséquences fâcheuses furent épargnées au chef d’orchestre par un défaut de mémoire qui se manifestait si à propos. Accoutumé comme il l’était à l’exécution rapide du morceau, l’orchestre se serait trouvé complètement dérouté, si on lui eût brusquement imposé le rhythme modéré, rhythme qui, naturellement, impliquait une exécution toute différente.

C’est là, en effet, le point capital et sur lequel on ne saurait trop insister, si l’on veut, à l’exécution actuelle de nos œuvres classiques, souvent si négligée, et gâtée par de mauvaises habitudes, substituer une exécution convenable. Les mauvaises habitudes finissent par acquérir sur la détermination de la mesure des droits apparents, parce qu’alors s’établit une sorte d’équilibre entre elles et l’ ensemble de l’exécution ; mais cet équilibre, qui dissimule à l’auditeur prévenu les lacunes véritables, a le grave inconvénient de rendre presque toujours l’exécution intolérable, si on se contente de rectifier la mesure sans toucher au reste.

Je me permettrai de signaler encore un effet désastreux des habitudes contractées par nos chefs d’orchestre. On ne sait plus, dans nos orchestres, ce que c’est que la prolongation soutenue d’un forte. J’engage chacun de nos chefs à demander à n’importe lequel de ses instrumentistes un forte continu, uniforme ; il verra quelle surprise accueillera cette demande insolite, et quels exercices persévérants il faudra pour arriver, sous ce rapport, à de bons résultats.

Et cependant ce forte soutenu est la base de la puissance, aussi bien pour le chant que pour l’orchestre ; c’est le point de départ de toutes les modifications dont la variété détermine essentiellement le caractère de l’exécution. Sans cette base, un orchestre ne peut faire que beaucoup de bruit, et peu de besogne ; et c’est là une des premières manifestations de la faiblesse de nos exécutions orchestrales. Si l’impéritie de nos chefs d’orchestre, à cet égard, est complète, ou bien près de l’être, en revanche, ils attachent une certaine importance au pianissimo soutenu. S’il est facile à réaliser avec les instruments à cordes, il est très-difficile de l’obtenir des instruments à vent, notamment de ceux en bois. Il est presque inutile de le demander à ces derniers instrumentistes, notamment aux flûtistes, qui ont transformé leurs instruments, autrefois si doux, aujourd’hui si bruyants. Il y a peut-être lieu de faire une exception en faveur des hautbois français, qui ont le bon esprit de ne jamais oublier le caractère pastoral de leur instrument, et aussi en faveur des clarinettistes, dès qu’on se borne à demander à ceux-ci l’effet d’écho.

Ces côtés faibles, qui se font sentir dans les exécutions de nos meilleurs orchestres, nous conduisent à poser la question suivante : Puisque nous ne pouvons obtenir des instruments à vent un piano soutenu, pourquoi ne pas donner, afin de maintenir l’équilibre, et d’éviter un contraste tout-à-fait ridicule, un peu plus d’ampleur au grêle piano des instruments à cordes ? Du reste, il est évident que cette disproportion échappe totalement à nos chefs d’orchestre. Elle provient surtout du caractère à part que présente le piano des instruments à archet ; car, si nous n’avons pas de forte normal, nous n’avons pas non plus de piano normal ; à l’un comme à l’autre manque la plénitude du ton, et, à cet égard, nos joueurs d’instruments à archet auraient quelque chose à apprendre des joueurs d’instruments à vent.

Il n’est pas difficile aux premiers de laisser flotter leur archet sur les cordes, de manière à n’imprimer à celles-ci qu’un léger tremblement, tandis qu’il faut aux autres un art consommé pour régler et maîtriser l’émission du souffle au point d’arriver, avec une émission minimum, à produire cependant le ton perceptible et pur. Les violonistes pourraient donc se familiariser, près des joueurs distingués d’instruments à vent, avec le véritable piano soutenu, et, de leur côté, ceux-ci pourraient s’y initier à l’école des chanteurs éminents.[10]

C’est entre le piano soutenu et le forte soutenu dont nous parlions plus haut, que se meut l’exécution. Que deviendra donc celle-ci, si on ne se préoccupe pas de ces points de repère ? Que pourront être les modifications de cette exécution, si les limites extrêmes restent indéterminées ? Elles seront coup sûr si défectueuses, que le meilleur moyen de se tirer d’affaire sera de glisser rapidement en escamotant les difficultés, conformément à la maxime de Mendelssohn, maxime que nos chefs d’orchestre ont du reste élevée à la hauteur d’un véritable dogme. Ce dogme, avec les conséquences qu’on en peut déduire, règne aujourd’hui sans partage dans l’église de nos chefs d’orchestre, et c’est lui qui les pousse à crier à l’hérésie, dès que l’on fait la moindre tentative pour rectifier l’exécution de notre musique classique.

Pour ne point perdre de vue nos chefs d’orchestre, j’en reviens à la mesure, car, ainsi que je l’ai dit plus haut, c’est la pierre de touche qui permet d’apprécier au premier abord l’aptitude d’un chef d’orchestre.

Il est évident que le rhythme d’un morceau ne peut se déterminer que d’après le caractère de l’exécution ; ce n’est que quand nous sommes d’accord sur ce dernier élément que nous pouvons nous entendre sur l’autre. Les exigences de l’exécution, la tendance qu’elle manifeste à incliner soit du côté soutenu (chant), soit du côté du mouvement rhythmique (figuration), voilà ce qui doit décider le chef d’orchestre à accorder la préférence à telle ou telle mesure.

Or, ici, se manifeste l’opposition de l’adagio et de l’allegro, analogue à celle du ton soutenu et du mouvement figuré. C’est le ton soutenu qui fait la loi de l’adagio : ici, les tons musicaux se suffisent à eux-mêmes ; ils vivent de leur vie propre, indépendante, où vient se fondre le rhythme. On peut dire, en un sens, que l’adagio ne peut être mené avec trop de lenteur ; ici doit régner une confiance illimitée dans l’irrésistible éloquence de la pure langue des sons ; ici, la langueur de la sensation atteint jusqu’au ravissement ; ce que l’allegro exprimait par les changements perpétuels de la figuration, se dit à l’aide de la variété indéfinie des inflexions du ton. La moindre variation dans l’harmonie produit un effet de surprise, tandis qu’au contraire la tension continue de la sensation prépare et fait pressentir les « progrès » les plus étendus.

Parmi nos chefs d’orchestre, il n’en est pas un seul qui se hasarde à accorder à l’adagio, à un degré suffisant, ce caractère, qui est pourtant le sien propre. À peine est-il entamé, qu’ils sont à l’affût de quelque figuration égarée, sur le mouvement présumé de laquelle ils ont hâte de régler leur mesure. Peut-être suis-je le seul chef d’orchestre qui ait pris sur lui de conserver à l’adagio de la troisième partie de la neuvième symphonie son caractère véritable, en ce qui concerne le rhythme. L’andante 3/4 qui alterne avec l’adagio en fait ressortir, par le contraste, l’aspect particulier, ce qui n’empêche nullement nos chefs d’orchestre de fondre si bien l’un dans l’autre ces deux caractères, qu’il ne reste plus de distinctif que la différence rhythmique entre les mesures 4/4 et 3/4. Le passage en question, à coup sûr tout particulièrement intéressant, au point de vue qui nous occupe, offre dans ses dernières phrases, auxquelles la mesure 12/8 donne une riche figuration, l’exemple le plus frappant de la transformation du caractère pur de l’adagio à l’aide du rhythme mieux accusé et plus mouvementé de l’accompagnement, qui arrive par degrés à affirmer son indépendance, sans que pour cela la cantilène perde son ampleur caractéristique.

Nous avons à reconnaître ici l’image, maintenant arrêtée dans ses contours, de cet adagio qui, auparavant, tendait à un développement indéfini. Et, si d’abord, c’était une liberté illimitée dans la recherche de l’expression tonique qui fournissait le type, d’ailleurs indécis du mouvement, c’est maintenant la rhythmique précisée de l’accompagnement plus richement figuré qui conduit à la loi nouvelle d’un mouvement désormais fixé et bien déterminé, destiné à nous fournir, en atteignant le dernier terme de son développement, la mesure de l’allegro.

Si le ton soutenu est la base de toute exécution musicale, l’adagio est celle de toute détermination du rhythme. L’allegro peut, à un point de vue un peu abstrait, être considéré comme le terme extrême de la série obtenue en modifiant, à l’aide d’une figuration de plus en plus mouvementée, le caractère du pur adagio. Jusque dans l’allegro, si on se donne la peine d’en étudier de près les motifs caractéristiques, on voit toujours dominer le chant emprunté à l’adagio. Les plus remarquables allegri de Beethoven sont presque tous dominés par une mélodie fondamentale, qui, à un point de vue élevé, tient du caractère de l’adagio, et c’est ainsi qu’ils conservent cette expression sentimentale qui établit une différence tranchée entre les allegri en question et l’ancien allegro, dont le caractère essentiel est la naïveté. Dans l’allegro de Mozart, au contraire, le pur mouvement rhythmique se livre, pour ainsi dire, à ses saturnales ; aussi ces allegri ne peuvent-ils être enlevés avec trop de vivacité.

Si j’ai parlé aussi longuement de cette modification de la mesure, non-seulement tout à fait inconnue à nos chefs d’orchestre, mais encore, en raison de cette ignorance, vouée à leurs anathèmes entêtés et stupides, le lecteur qui m’a suivi consciencieusement jusqu’ici comprend qu’il s’agit d’un principe vital de notre musique tout entière.

Dans le cours des explications qui précèdent, j’ai signalé l’existence de deux genres d’allegri, l’un, le nouveau, le pur allegro de Beethoven auquel j’ai attribué le caractère sentimental ; l’autre, l’ancien, l’allegro de Mozart, caractérisé, suivant moi, par la naïveté. J’avais, en faisant cette distinction, présente à l’esprit, dans ses lignes principales, la belle théorie de Schiller, telle qu’elle est développée dans son célèbre Essai sur la poésie sentimentale et la poésie naïve.

Pour ne pas m’écarter de mon sujet, je ne m’étendrai pas davantage sur la question d’esthétique que je viens de soulever ; je me contenterai de faire remarquer que ce sont les rapides alla breve de Mozart qui offrent les types les mieux accusés de l’allegro que j’appelle l’allegro naïf. Les plus parfaits en ce genre sont les allegri de ses ouvertures d’opéras, et surtout des ouvertures du Figaro et du Don Juan. On sait, à l’égard de ces derniers, qu’ils ne pouvaient jamais être joués assez vite au gré de Mozart. Après avoir, dans le presto final de l’Ouverture du Figaro, surmené les musiciens au point de les amener à l’état de fureur désespérée qui, à leur grande surprise, eut pour résultat le succès de l’exécution, le maître leur cria en guise d’encouragement : « Comme cela, c’est bien ! mais, ce soir, encore un peu plus vite ! » parfaitement juste !

L’adagio pur, comme je l’ai dit, ne peut, rigoureusement parlant, être joué avec trop de lenteur ; de même, l’allegro proprement dit, l’allegro pur et sans mélange ne peut être enlevé trop vivement. Ici, les limites du développement tonique, là, celles du mouvement figuré, sont également idéales.

Un signe de plus que c’est bien du genre naïf que relève cet allegro absolu de Mozart, c’est, au point de vue de la dynamique, les brusques alternatives de forte et de piano, et, au point de vue de la forme et de la structure, la succession, sans ordre ni choix, de formes rhythmo-mélodiques parfaitement tranchées, appropriées, les unes à l’exécution piano, les autres à l’exécution forte, dans la mise en œuvre desquelles le maître déploie un sans-gêne plus que surprenant.

Tout cela pourtant s’explique, de même que l’insouciance avec laquelle sont employées des formes de phrases parfaitement banales ; il faut en chercher la raison dans le caractère même de cet allegro, dont l’objet n’est nullement de nous captiver par la cantilène, mais bien plutôt de nous jeter dans une sorte d’ivresse par la précipitation du mouvement.

Sans entrer dans de plus amples détails, je me borne à insister sur ce seul point : il y a un abîme entre le caractère de l’ancien allegro, de l’allegro classique ou naïf, et le caractère du nouvel allegro, de l’allegro sentimental, de l’allegro de Beethoven proprement dit.

Quel est le rapport au point de vue de l’exécution, du second au premier ? Que peut-il advenir (en choisissant, pour mettre en lumière, l’innovation surprenante de Beethoven, la tentative la plus hardie qu’il ait faite en ce genre) du premier passage de sa Symphonie héroïque, s’il est exécuté avec le même rhythme qu’un allegro d’ouverture de Mozart ? Y a-t-il, je le demande, un seul de nos chefs d’orchestre qui se soit jamais avisé de l’exécuter autrement, c’est-à-dire autrement que tout d’un trait, tout d’une haleine, de la première mesure à la dernière ? S’il en est un qui, en cette occurence, se soit préoccupé de la mesure, on peut être bien certain, pour peu qu’il s’agisse d’un de nos élégants maîtres de chapelle ce n’a été que pour se conformer à la maxime de Mendelssohn : « Chi va presto va sano. » — Une fois sur le terrain classique, on va tout d’une traite, « grande vitesse ; » méthode facile et lucrative ; en anglais : « times is music. »

Les exemples que j’ai choisis vont maintenant me servir à étudier de plus près les conditions d’une bonne exécution de notre musique classique, dussé-je courir le risque d’avoir à dire, en passant, quelques vérités inévitables à messieurs nos musiciens et maîtres de chapelle, si dévoués à la conservation du caractère classique de notre musique, et tenus en si haute estime en raison de ce dévouement.


III

Les indications qui précèdent sont, nous l’espérons, de nature à jeter quelque lumière sur le problème de la modification de la mesure dans les œuvres musicales de la nouvelle école, de la véritable école allemande, et à éclaircir les difficultés que présente cette modification, difficultés qu’il n’appartient guère qu’aux initiés et aux esprits pénétrants de résoudre, et même d’apercevoir[11].

Dans ce que j’appelle le genre sentimental de la nouvelle musique, genre élevé par Beethoven à la hauteur d’un type esthétique dont le temps n’altérera pas la valeur, s’entremêlent toutes les formes distinctes du type musical qui régnait avant lui, formes essentiellement naïves, elles s’y fondent en une matière première toujours sous la main du maître créateur, toujours prête à offrir à ses inspirations le choix le plus riche et le plus varié. Dans une phrase symphonique construite d’après cette méthode, la nouvelle matière musicale, si complexe et susceptible de tant de combinaisons, ne doit être mise en mouvement que de la façon qui lui convient, si l’on ne veut pas que l’ensemble soit, dans le vrai et profond sens du mot, une monstruosité.

Je me souviens encore d’avoir entendu, dans ma jeunesse, les jugements portés par certains de nos vieux musiciens sur la Symphonie héroïque. Denis Weber, à Prague, l’appelait tout crûment une chose sans nom. C’est bien simple : cet homme ne connaissait que l’allegro de Mozart, que j’ai caractérisé plus haut ; c’était exactement avec la mesure de cet allegro qu’il faisait jouer la Symphonie héroïque aux jeunes gens de son conservatoire ; et il suffisait d’entendre une pareille exécution pour donner pleinement raison à Denis Weber. Or, nulle part ailleurs on ne la jouait autrement, et si bien qu’on ne la joue pas autrement aujourd’hui encore. Elle est, presque partout, accueillie par des applaudissements enthousiastes ; cela vient surtout de ce que, depuis plusieurs dizaines d’années, cette musique est de plus en plus étudiée, en dehors des exécutions orchestrales, et notamment au piano, et que, par divers chemins détournés, elle arrive à faire prévaloir son irrésistible puissance, ainsi que la manière, également irrésistible dont cette puissance se manifeste. Si cette planche de salut ne lui avait été jetée par le destin, et s’il ne tenait qu’à ces messieurs nos maîtres de chapelle, c’en serait fait de notre plus noble musique.
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Pour en finir avec l’exécution de l’ouverture du Freischütz par l’orchestre viennois[12], les musiciens furent grandement surpris lorsque, après l’éclatant tremolo en ut et les grandes pauses générales destinées à le faire énergiquement ressortir, abandonnai, au début du second thème, devenu un chant de triomphe, la nuance fiévreusement mouvementée du premier thème de l’allegro, pour calmer et ralentir la mesure.

C’est, en effet, l’un des procédés sacramentels de nos exécutions orchestrales, que de surmener le thème final ; souvent, il ne manque plus, pour que l’on puisse se croire au Cirque, que le claquement des grands fouets traditionnels.

La précipitation croissante du finale des ouvertures est, le plus souvent, voulue par le compositeur, et elle se manifeste d’elle-même, lorsque le thème mouvementé de l’allegro maintient impérieusement sa prépondérance, et célèbre finalement sa propre apothéose ; l’ouverture de la Léonore de Beethoven nous en offre un exemple.

Ce procédé a l’inconvénient de rendre impossible tout accroissement ultérieur de rapidité, à moins toutefois que les joueurs d’instruments à cordes n’exécutent un véritable tour de force, ce que j’ai observé une fois à l’orchestre de Vienne, et, je l’avouerai, avec plus de surprise que de plaisir ; car la nécessité de cette excentrique vitesse ne provenait que d’un défaut dans l’exécution : la mesure avait été précipitée à outrance, ce qui conduisait à une exagération à laquelle aucune véritable œuvre d’art ne doit, dans aucun cas, être soumise, quand bien même il s’agirait, à un certain point de vue peu élevé, de représenter cette exagération.

Comment se fait-il que l’on surmène ainsi le finale de l’ouverture de Freischütz ? Si l’on ne croit pas devoir refuser aux Allemands tout sentiment musical, ce phénomène paraît tout à fait inconcevable ; on se l’explique cependant lorsqu’on observe que cette seconde cantilène, ce chant d’allégresse, doit sembler de bonne prise à l’allegro principal qui, dès qu’elle apparaît, s’en empare et l’entraîne dans sa course. On croit voir une jeune et alerte prisonnière de guerre qu’un reître vient d’attacher à la queue de son coursier ; il est vrai que, comme dans la ballade, elle prend bientôt place sur la croupe du cheval, sans doute après que le farouche cavalier s’est laissé choir : épisode burlesque que le chef d’orchestre traduit à sa façon et réalise en sa personne.

Quand on a subi pendant des années l’impression désagréable, et tout à fait indescriptible produite par ce procédé, dont l’effet est de donner un caractère trivial à un motif tout pénétré de l’élan fervent de reconnaissance et d’amour parti du cœur d’une jeune fille, et qu’après cela on trouve fort bien, que l’on parle, en termes pompeux, d’exécutions orchestrales, pleines, comme toujours, de sève et de vie, en annexant à ces élucubrations ses propres idées sur l’art musical, comme le fait notre contemporain, M. Lobe, le lyrique vieillard, quoi d’étonnant à ce que l’on s’élève ensuite contre « les absurdités d’un idéalisme mal compris, » et qu’on oppose « à des doctrines et à des maximes insensées les vérités éternelles de l’art ? »

Comme je l’ai dit plus haut, il a été donné à un certain nombre d’amateurs viennois, sur lesquels, naturellement, j’ai eu d’abord à exercer quelque pression, d’entendre jouer d’une certaine façon cette pauvre ouverture, partout si cruellement écorchée. Le souvenir de cette innovation est encore vivant. On déclara n’avoir auparavant jamais apprécié cette ouverture ; on me demanda comment je m’y étais pris. Plus d’un ne pouvait comprendre par quel artifice, impossible à deviner, j’avais imprimé au finale ce caractère ravissant. C’est à peine si l’on ajoutait foi à mes paroles, quand je disais que c’était essentiellement le ralentissement de la mesure qui m’avait conduit à ce résultat. Quant à messieurs les musiciens de l’orchestre, ils croyaient entrevoir quelque chose de plus… un véritable mystère.

Des innovations de ce genre, et le succès qui les accompagne, voilà ce que ne sauraient voir avec infiniment de plaisir messieurs nos maîtres de chapelle. M. Dessof, qui plus tard eut à diriger au théâtre impérial de l’Opéra de Vienne, l’exécution du Freischütz, il ne crut pas devoir faire déroger l’orchestre à la nouvelle tradition qui lui venait de moi ; il lui fit part de cette détermination et lui dit avec un sourire : « Donc, cette ouverture, nous allons l’exécuter à la Wagner. »

Oui, oui, « à la Wagner ! » Il n’y aurait, je crois, pas de mal, à ce que l’on exécutât encore quelque autre petite chose « à la Wagner. »

En tout cas, c’était là, de la part du maître de chapelle viennois, une concession absolue, tandis que, dans une circonstance analogue, mon collègue Reissiger (qui aujourd’hui n’est plus) ne crut devoir me faire qu’une demi concession. Ayant eu à diriger, à Dresde, l’exécution de la symphonie en la majeur de Beethoven, je tombai, au finale de cette symphonie, sur un piano que Reissiger avait introduit dans la partition, de son autorité privée. Naturellement, je supprimai ce piano, et je rétablis le forte dans toute son énergie originelle. Mais c’était là déroger aux « lois éternelles du vrai et du beau », ces fameuses lois qu’invoquent MM. Lobe et Bernsdorf, et qui étaient déjà en vigueur au temps de Reissiger. Donc, lorsqu’après mon départ de Vienne, cette symphonie en la majeur vint à être exécutée de nouveau sous la direction de Reissiger, celui-ci, après mûres réflexions, recommanda à l’orchestre de jouer mezzo forte.

Mais voici quelque chose que j’avais tenu longtemps pour impossible.

J’assistais un jour, à Munich, à l’exécution de la symphonie en sol majeur, de Mozart, par l’orchestre de l’Odéon. Qui n’a dans sa jeunesse, cherché à se familiariser avec l’andante de cette symphonie, si exubérant d’élan et de hardiesse, et à se pénétrer, avec une inexprimable volupté, du rhythme qui lui est propre ? Mais quel rhythme ? Là est la question. Si la notation n’est pas suffisamment explicite, il faut que le sentiment éveillé par la merveilleuse allure de cette composition, y supplée, et l’imagination nous révèle alors ce qui, dans l’exécution réelle, doit correspondre à ce sentiment. Or, il semble que le maître ait voulu nous laisser à cet égard toute latitude, car ses indications sont des plus sommaires. Dans l’exécution stricte et absolument classique de ce morceau à l’Odéon de Munich, toutes les brillantes fantaisies dont il est enrichi ne pouvaient que s’éclipser : l’exécution se poursuivait avec un sérieux qui donnait la chair de poule comme si c’eût été la veille du jugement dernier. Un largo d’airain s’appesantissait notamment sur l’andante, pourtant si léger et si alerte ; de la valeur de chaque croche il ne subsistait pas la centième partie ; hérissée comme une perruque en fils métalliques du temps de la guerre de Sept-Ans, planait au-dessus de nos têtes la mesure de cet andante.

Je rêvais à la garde royale prussienne de 1740, aux enrôlements forcés, aux moyens de m’y soustraire. Quelle ne fut pas ma terreur, lorsque le chef d’orchestre, retournant la page, fit recommencer l’excéution de cet andante larghetto : il y avait, devant une certaine note, deux petits points, et il ne voulait pas que ces deux petits points eussent été piqués en vain dans la partition. Éperdu, je jetai les yeux autour de moi pour chercher du secours, et c’est alors que se manifesta l’autre phénomène merveilleux. Tout l’auditoire écoutait avec patience et ressentait la profonde et inébranlable conviction d’avoir savouré une pure et sublime jouissance, d’avoir pris part à ce que Mozart appelait « un festin musical » ; tout espoir s’était évanoui et je courbai la tête........................... ............................


Il me reste à chercher comment il convient d’apprécier, au point de vue de la sérénité grecque, la rapidité superficielle si chaleureusement recommandée par Mendelssohn. Les disciples et les imitateurs de ce dernier peuvent nous fournir à cet égard des indications précieuses. Pour Mendelssohn, cela signifiait : dissimuler les côtés faibles de l’exécution et peut-être aussi, suivant les cas, les côtés faibles de celui qui la dirige. Pour ses disciples, cela veut dire : tout dissimuler, ne pas attirer l’attention. Cette tendance a une raison d’être presque physiologique dont je me suis rendu compte par analogie dans des circonstances où cependant il ne semblait pas devoir en être question.

Lors de la représentation de mon Tannhauser à Paris, j’avais remanié la première scène qui se passe au Venusberg et précisé ce que je n’avais fait d’abord qu’indiquer sommairement. Je fis remarquer au maître de ballet que les petits « pas » lamentablement frétillants de ses Ménades et de ses Bacchantes faisaient avec ma musique un contraste grotesque ; je lui suggérai d’inventer, en s’inspirant des groupes de Bacchantes que l’on trouve çà et là dans les bas-reliefs antiques, quelque chose qui fît disparaître le contraste, quelque chose d’audacieux et d’une sublimité sauvage, et de le faire exécuter par son corps de ballet. Le personnage en question sifflotait en m’écoutant ; il me répondit : « Ah ! je vous comprends parfaitement bien, mais pour cela il me faudrait tout ce qu’il y a de mieux en premiers sujets ; si je disais le premier mot de tout cela à mon monde, si je voulais lui indiquer les attitudes que vous avez en vue, ce ne serait plus qu’un cancan, et nous serions perdus.

Eh bien ! ce scrupule qui décidait le maître de ballet parisien à s’en tenir au pas — le plus insignifiant du monde — de ses Ménades et de ses Bacchantes, est précisément celui qui empêche nos modernes directeurs d’exécutions musicales de se départir, pour si peu que ce soit, de leur genre « comme il faut ! » Ils savent que cela pourrait mener jusqu’au scandale, jusqu’à Offenbach. Meyerbeer est pour eux un enseignement, Meyerbeer, qui avait contracté à l’Opéra de Paris certaines accentuations sémitiques, objet d’effroi pour les gens « bien élevés. »

L’esprit de ce genre « comme il faut » consiste essentiellement, comme on le voit, à veiller sur ses manifestations personnelles avec le soin que doit y apporter quiconque a été doté par la nature d’une infirmité comme celle du bégayement, du grassayement ou toute autre de cette espèce. Il faut, en ce cas, éviter avec soin tout élan de passion, pour ne pas courir le risque de se laisser choir dans le bredouillement le plus pénible.

Avouons-le, cette surveillance continuelle exercée par l’individu sur sa propre personnalité a eu de fort agréables résultats, en ce sens que toutes sortes de choses répugnantes ont cessé de s’étaler au grand jour, que l’allure générale de la foule humaine est devenue moins bizarre, que notre élément de prédilection, la musique, où naguère, à certains égards, on pouvait observer quelque peu de raideur et de gêne dans le développement, s’est acquis des dehors plus attrayants : par exemple, comme je l’ai indiqué plus haut, la rudesse native de nos musiciens s’est adoucie, le soin du détail dans l’exécution, et autres choses semblables, sont venus un peu plus à l’ordre du jour. Mais faut-il aller jusqu’à déduire de cette pression exercée sur l’individu pour l’obliger à dissimuler ou à éteindre certaines qualités personnelles d’une valeur suspecte, un principe destiné à régir les manifestations de notre art lui-même ? L’Allemand est gauche et roide quand il se manière ; mais il est sublime et nul ne l’égale, quand la passion l’anime. Faut-il donc mentir à ce naturel pour l’amour de ces messieurs ?

Au fond, voici la situation : Toutes les fois que j’ai eu maille à partir avec quelque jeune musicien ayant subi l’influence de Mendelssohn, il n’a jamais su que m’opposer invariablement la maxime émise par le maître : en composant, ne songer ni à l’énergie, ni à l’effet ; éviter avec soin tout ce qui pourrait y ressembler, ou y conduire. C’est parfait et excellent, et en réalité, il n’est jamais arrivé à aucun des disciples restés fidèles au maître, de se rendre coupable d’énergie ou d’effet. Mais il me semble que c’est là une maxime purement négative ; quant à la partie positive de l’enseignement, elle ne m’a pas semblé remarquablement développée. Je suis fondé à croire que l’enseignement tout entier du Conservatoire de Leipzig se base sur cette maxime négative ; il m’est revenu que, dans cet établissement, elle devient pour les jeunes gens l’origine d’un véritable tourment ; en revanche, les dispositions musicales les mieux accusées sont mal accueillies chez eux, pour peu qu’ils montrent de la répugnance à voir dans la musique autre chose que l’art de psalmodier.

Enfin, et ceci se rattache plus directement à notre sujet, les effets de cette maxime négative se sont fait sentir jusque dans l’exécution de nos œuvres classiques. Le sentiment qui y prédomine, c’est la crainte de pécher par trop d’énergie. Je suis fondé à croire notamment que les compositions de Beethoven pour piano, où s’accuse de la manière la plus caractéristique le style original du maître, ne sont ni sérieusement étudiées, ni réellement exécutées par les adeptes de l’école en question. Longtemps j’ai nourri le désir de trouver quelqu’un qui pût me faire entendre la grande sonate en mi bémol ; ce désir a été satisfait, mais dans un camp tout autre que celui où la maxime de Mendelssohn sert de base à la discipline classique. C’est aussi l’illustre Franz Liszt qui a contenté mon envie d’entendre jouer du Bach. Bach, il est vrai, est étudié avec prédilection dans l’école dont nous parlons ; ici, où il ne pouvait être question de l’effet dans le sens moderne, ni de la drastique (sic) de Beethoven, ce bienheureux mode uniforme et superficiel d’exécution semble être dans son élément. Mais je pus alors apprécier toute la distance qui sépare l’étude de la révélation.

Il ne fallut à Liszt qu’une seule fugue de Bach pour m’initier à cette révélation, et je sais maintenant ce que c’est que Bach ; je le mesure dans toutes les directions et suis maintenant en mesure de m’éclairer quand il me survient un doute ou que j’entends une fausse interprétation. En revanche, je sais qu’ils ne savent pas le premier mot de ce Bach qu’ils revendiquent comme leur propriété ; et, si vous en doutez, je vous dirai simplement : Faites-vous jouer du Bach par ces messieurs.

IV

Nous les avons suivis à la salle des concerts, leur point de départ. Que sont-ils dans l’opéra ? Telle est la question qui se pose d’elle-même dans cette étude sur la direction des orchestres.

M. Edouard Devrient, dans les Souvenirs qu’il consacrait il y a quelque temps à la mémoire de son ami Mendelssohn, parle du « besoin » qu’éprouvait le maître de produire un opéra vraiment « allemand. » Or, il y a certains résultats que l’on peut atteindre à l’aide de conventions ; mais ce « caractère allemand » et cette « noble sérénité », que méditait la perfide intelligence de Mendelssohn, voilà ce qui échappe à la facture ; il n’y a ni anciens ni nouveaux Testaments qui en donnent la recette.

Où le maître n’a pas réussi, apôtres et disciples ont échoué. M. Hiller, qui ne s’étonne de rien, crut avoir emporté la palme ; il ne s’agissait, lui semblait-il, que de « saisir l’occasion aux cheveux » ; pareille occurence se présentait tous les Jours, sous ses propres yeux, en la personne de ses concurrents, et il pensait qu’avec un peu de patience, comme il en faut aux jeux de hasard, il arriverait, lui aussi, un beau jour, à tenir enfin la corde. Hélas ! jamais la susdite occasion favorable ne s’est présentée. Personne n’a su la saisir, pas même le pauvre Schumann. C’est en vain que dans l’église de la modération, tant de sectaires de haut et bas étage ont tendu désespérément leurs mains vers ce but si désiré — le véritable opéra à succès. Après une bien courte illusion, de laquelle, cependant, la peine et l’effort étaient loin d’être bannis, le but si ardemment poursuivi a toujours été manqué.

Comment serait-il possible qu’après de pareils résultats l’adepte le plus « inoffensif » de la musique « inoffensive » ne se sente pas aigri ? Remarquons que, d’autre part, l’organisation du personnel musical, en Allemagne, veut que les maîtres de cbapelle et directeurs d’exécutions musicales aient avec le théâtre une connexion telle, qu’ils soient obligés de jouer le rôle d’interprètes sur les lieux mêmes témoins de leur impuissance à produire. Or, est-ce cette impuissance du musicien qui le rend apte à bien diriger l’exécution d’un opéra, qui fait de lui un bon chef d’orchestre ? Evidemment non. Et pourtant ce sont ces messieurs reconnus incapables de diriger l’exécution de notre musique allemande de concert, qui sont chargés de l’exécution de notre musique d’opéra, bien autrement compliquée. Il est aisé à l’homme intelligent de prévoir le résultat d’un tel état de choses.

J’ai suivi ces mesieieurs sur leur propre terrain, et là, je me suis attaché à mettre en évidence ce qui leur manque ; il s’agit maintenant de la musique d’opéra telle qu’elle est interprétée par eux, et ici, je puis être bref. Tout ce que j’ai à en dire peut se résumer en cette simple invocation : « Mon Dieu ! pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Il me faudrait, pour faire ressortir ce qu’il y a d’outrageant pour l’opéra, dans leurs allures, recourir, cette fois, à l’exposé direct de ce qu’on peut, dans ce domaine, produire de beau et de bon, et cela m’écarterait trop du but que je me suis proposé ; je réserve cet exposé pour une autre occasion. Bornons-nous à rechercher ce qu’il y a de plus caractéristique dans leurs habitudes comme chefs d’orchestre d’opéra.

Lorsqu’il s’agit de cette musique de concert qui est leur base d’opérations, ces messieurs — chose bien naturelle — cherchent à procéder avec tout le sérieux dont ils sont susceptibles. Ici, à l’Opéra, il leur semble plus convenable d’affecter une certaine insouciance sceptique, je ne sais quelle frivolité spirituelle. Ils avouent avec un sourire que là ils ne sont pas précisément sur leur terrain, et qu’ils ne comprennent pas grand chose à ces matières dont au reste ils font peu de cas. De là une condescendance toute galante à l’égard des chanteurs et des cantatrices, aux exigences desquels ils se prêtent avec la meilleure grâce du monde. Rien ne leur coûte, ni ralentissement, ni accélération de la mesure ; ils battent la mesure, indiquent des points d’orgue, des transpositions, et surtout des « coups d’archet » quand et comment il plaît aux susdits chanteurs et cantatrices.

Et vraiment, de quoi s’autoriseraient-ils pour établir la nocuité de n’importe quelle prétention de ce genre ? S’il arrive par hasard, à un chef d’orchestre légèrement enclin au pédantisme de vouloir insister sur ceci ou sur cela, il est dans son tort. Et, en effet, étant donnée la signification frivole que ces messieurs attribuent à l’opéra, les artistes dont nous parlons sont, là, parfaitement chez eux : eux seuls savent ce qu’il leur faut. Si dans un opéra il se manifeste quelque chose de vraiment remarquable, c’est aux chanteurs, et au précieux instinct dont ils sont doués, que l’on doit en attribuer le mérite, de même que pour la partie orchestrale, c’est au sens musical des exécutants qu’il est bon d’en savoir gré.

Par contre, il suffit d’étudier d’un peu près une partition comme celle de la Norma, par exemple, pour voir ce qui peut advenir d’une musique aussi a inoffensive » dans la pensée de celui qui l’a écrite : rien que la série des transpositions, cet adagio en fa dièze majeur, cet allegro en fa majeur, et, entre les deux (à cause de la musique militaire), une transition en ré dièze majeur, offre un spécimen vraiment terrifiant de la musique dont le chef d’orchestre estimé bat la mesure avec une assurance imperturbable.

C’est à Turin, en Italie par conséquent, et dans un théâtre de faubourg, qu’il m’a été donné d’entendre, pour la première fois, jouer correctement et entièrement le Barbier de Séville. Nos maîtres de chapelle ne se donnent pas la peine de rendre justice à cette innocente partition [13], parce qu’ils n’ont pas même le pressentiment de cette vérité : que opéra le plus insignifiant peut, grâce à une exécution parfaitement correcte, et en raison de la satisfaction que nous procure cette correction même, produire sur un sens musical délicat une impression relativement favorable. N’importe quelle platitude musicale exécutée sur les plus petits théâtres de Paris, produit un bon effet, même au point de vue esthétique, parce que ce n’est jamais joué que correctement et avec précision. La jouissance du principe esthétique est, là, si grande que, lorsque cette platitude est mise convenablement en œuvre, sous un seul de ses aspects, elle impressionne favorablement ; c’est bien de l’art qui se fait alors ; un art, il est vrai, entrevu sous une de ses formes les moins relevées.

Ces manifestations inférieures de l’art nous sont inconnues en Allemagne, sauf, peut-être, à Vienne ou à Berlin, à l’occasion de quelque représentation chorégraphique. Ici, en effet, une seule main tient tous les fils ; et c’est la main de quelqu’un qui connaît parfaitement son affaire : le maître de ballet. C’est lui, par bonheur, qui indique à l’orchestre les mouvements, et ce n’est plus, comme le chanteur isolé, de sa fantaisie personnelle qu’il s’inspire, mais bien du sentiment de l’ensemble ; alors nous nous apercevons que, soudain, l’orchestre se met à jouer correctement ; l’impression produite par ce phénomène ne peut être que très-agréable lorsque, après l’exécution pénible d’un opéra, on passe à celle de tel ou tel ballet.

Dans l’opéra, le régisseur, lui aussi, serait en mesure d’obtenir, à certains égards, un résultat de ce genre ; mais, chose étrange, en dépit de l’incapacité plus ou moins notoire du directeur musical, la fiction se soutient sans que l’on s’occupe d’elle directement, et comme si l’opéra était une œuvre purement musicale. Si, grâce à l’instinct merveilleux de quelque chanteur de talent, et d’un personnel de musiciens et d’artistes électrisés par le sentiment de l’œuvre, il se produit un succès réel, on en attribue tous les jours le mérite au chef d’orchestre. On le considère comme résumant en sa personne l’ensemble de l’exécution ; c’est pour lui comme une action d’éclat. En pareille occurrence, et au milieu des félicitations dont il est accablé, ne doit-il pas être pour lui-même un objet d’étonnement profond ? Lui aussi pourrait s’écrier : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

V

Ayant seulement en vue la direction des orchestres, et ne voulant pas entrer plus avant dans la question de l’opéra, il me reste à déclarer que ce chapitre est le dernier. Il n’y a pas lieu de prendre au sérieux la manière dont nos maîtres de chapelle s’acquittent, à l’Opéra, de leurs fonctions de chefs d’orchestre. Elle n’intéresse que les chanteurs, qui peuvent avoir à se plaindre de tel ou tel chef d’orchestre, soit parce qu’il ne se prête pas à leurs exigences avec assez de complaisance, soit parce qu’il ne les seconde pas avec assez de zélé ; bref, il ne peut s’élever de discussion à cet égard que sur le terrain de la pratique la plus vulgaire. Mais il n’y a pas à s’en occuper à un point de vue plus élevé, à celui de l’art proprement dit. S’il y a un mot à dire sur cette question, moi seul jusqu’à présent, dans toute l’Allemagne, suis en mesure de dire ce mot ; c’est pourquoi je me permettrai, en manière de conclusion, d’exposer un peu plus en détail les motifs du jugement que je porte [14].

Voyons quelles sont les qualités, parmi celles que j’ai signalées chez nos chefs d’orchestre, avec lesquels j’ai personnellement maille à partir, à l’occasion de la représentation de mes opéras. J’ai beau consulter mes souvenirs et mon expérience, je ne puis parvenir à me mettre, sur ce point, d’accord avec moi-même. Est-ce leur manière de comprendre notre grande musique de concert ? Ou bien ne serait-ce pas plutôt l’esprit de leur exécution habituelle des œuvres théâtrales ? Je crois — et ce n’est pas ce qu’il y a pour moi de plus consolant — que ces deux tendances se donnent la main dans l’interprétation de mes opéras, et se complètent l’une l’autre d’une façon fort peu satisfaisante. Lorsque la première — celle qui préside à l’exécution de notre musique classique de concert — trouve l’occasion de se donner libre carrière, par exemple dans les ouvertures de mes opéras, j’ai à subir les tristes conséquences de la méthode que j’ai décrite et appréciée plus haut.

Je ne parle ici que de la mesure. Tantôt on la précipite à outrance et malencontreusement (je cite, sous ce rapport, comme un objet d’horreur, l’ouverture de mon Tannhauser, telle qu’elle fut un jour exécutée à Leipzig, dans un concert, sous la direction de Mendelssohn lui-même) ; tantôt on la laisse s’égarer en chemin (comme cela se pratique à Berlin, et presque partout ailleurs, pour mon prélude de Lohengrin) ; tantôt on parvient à obtenir simultanément ces deux résultats (c’est le sort qu’a éprouvé récemment, à Dresde et autres lieux, mon ouverture des Maîtres chanteurs). Mais nulle part on n’observe les nuances inséparables d’une exécution intelligente, et sur lesquelles je suis tout aussi bien en droit de compter que sur la reproduction fidèle des notes elles-mêmes.

Qu’un de nos chefs d’orchestre veuille faire toucher du doigt, soit à son public, soit à monsieur son directeur, la destinée malheureuse de mes Maîtres chanteurs, il n’a qu’à battre la mesure de l’Ouverture comme il est habitué d’en user avec Beethoven, Bach et Mozart, et de la manière qui est la mieux appropriée aux compositions de R. Schumann ; chacun alors est obligé de convenir que ma musique est la plus détestable qui soit au monde. Que l’on se figure un être aussi vivant et en même temps aussi sensible, aussi délicatement complexe que l’est la mesure de cette Ouverture, telle que je l’indique moi-même ; qu’on se le figure jeté brutalement sur le lit de Procuste de tel ou tel classique batteur de mesure, et on comprendra aisément ce qui doit s’en suivre. Ils lui disent : « Couche-toi là-dessus ; tout ce qui dépasse, je le rogne ; tout ce qui est trop court, je l’étiré ; en avant la musique ! » Et ils se mettent à faire le plus de vacarme possible, pour que l’on n’entende pas les cris désespérés du martyr !

Le « coup d’archet, » voilà l’ultima ratio de messieurs nos maîtres de chapelle ; c’est grâce à cette suprême ressource qu’ils établissent un si parfait équilibre entre leur incapacité et la solution, à eux inaccessible, des problèmes artistiques qui leur sont soumis. Ils se disent : « Peu m’importe ce que je ne comprends pas ; » et le public finit par dire comme eux.

Il me reste à préciser ce que je dois penser, en gros, de l’exécution, dans ces conditions, de mon œuvre tout entière, comprise entre un alpha et un oméga qui, l’un et l’autre, échappent aux interprètes de cette œuvre. En apparence, tout se passe pour le mieux : un public enthousiaste, le rappel final du chef d’orchestre, le père de la patrie apparaissant en personne au balcon de la loge, et daignant applaudir. Mais ensuite vient, avec une uniformité fatale, le compte rendu des mutilations et des altérations de toute espèce, auquel je n’ai à opposer que le souvenir d’une exécution tout-à-fait complète, et, par suite, parfaitement correcte, obtenue à Munich.

Je ne saurais donner raison aux auteurs de ces mutilations. Il semble impossible de remédier à cette triste situation, car bien peu se rendent compte de l’étendue du mal ; s’il est quelque chose qui soit de nature à m’apporter quelque consolation, c’est que, en dépit de la manière inintelligente dont est exécutée mon œuvre, celle-ci ne laisse pas que défaire sentir l’énergie qui est en elle, — cette fatale énergie qu’au Conservatoire de Leipzig on s’efforce avec tant de persévérance d’éteindre en soi-même, et à laquelle — châtiment — on ne sait comment résister quand elle vient d’ailleurs ! Aussi maintenant, ne puis-je plus prendre sur moi d’assister à la représentation d’une de mes œuvres, lorsque cette représentation est du genre de celle des Maîtres chanteurs, exécutés récemment à Leipzig,

En revanche, cet effet qui se perpétue d’une manière si incompréhensible me rassure sur le sort de notre musique classique. Elle aussi, en dépit des agissements pernicieux des musiciens dirigeants, conserve sa chaleur vivifiante. Il y a là quelque chose qu’ils sont impuissants à détruire ; il semble qu’une pareille conviction soit destinée à devenir, pour le génie allemand, une sorte de dogme consolant, où il puisera la foi indépendante et l’élan qui produisent la création originale.

Comment faut-il apprécier, comme musiciens proprement dits, ces merveilleux et illustres chefs d’orchestre ? Voilà ce qu’on pourrait encore se demander. À l’aspect de la parfaite union, de l’entente cordiale qui règne entre eux, on est peut-être tenté de croire, en dépit de la voix du sentiment intime, qu’après tout ils ne sauraient être aussi incapables qu’on veut bien le dire.

Qui sait si leurs agissements, au fond, ne seraient pas de tout point classiques ? L’opinion est si bien formée sur le chapitre de leur excellence, qu’en Allemagne, lorsque la nation veut se faire jouer quelque chose (par exemple, dans certaines grandes fêtes publiques) l’élite des classes musicales n’hésite pas un seul instant sur le choix de celui qui, en cette occurrence, doit battre la mesure.

Ce ne peut être que M. Hiller, M. Nietz ou M. Lachner. Il n’y aurait plus moyen de fêter convenablement le centième anniversaire de la naissance de Beethoven, si — ce qu’à Dieu ne plaise, — ces messieurs, venaient, ce jour-là, à se luxer simultanément le poignet. Par malheur, il n’y a pas un seul de ces messieurs — au moins dans l’étatmajor de notre armée de batteurs de mesure — auquel je croirais pouvoir confier en toute assurance le soin de diriger l’exécution d’un seul passage de mes opéras.

En revanche, il m’est arrivé çà et là, de tomber sur de pauvres diables qui ne manquaient ni d’habileté ni de talent lorsqu’il s’agissait de diriger un orchestre. Ceux-là ne peuvent manquer de compromettre leur avenir, précisément parce qu’ils se rendent compte de l’incapacité de messieurs nos maîtres de chapelle de haute volée, et aussi parce qu’ils ont le tort d’en parler à l’étourdie. Par exemple que, dans un orchestre qui exécute le Figaro, sous la conduite d’un général semblable à ceux dont nous parlons, il se trouve un musicien qui découvre les fautes les plus grossières, fautes qui toujours passent inaperçues des chefs, ce sera évidemment pour ce musicien une mauvaise recommandation. Ces pauvres diables si bien doués sont destinés à périr de malemort, comme jadis les hérétiques.

Nous sommes donc conduits à douter que ces messieurs soient, au fond, de véritables musiciens. Manifestement, ils n’ont aucun sentiment de la musique ; ils ont de l’oreille (au point de vue mathématique, non au point de vue de l’idée) ; ils ont du coup d’œil, ils lisent couramment et déchiffrent un morceau à première vue (du moins un grand nombre d’entre eux) ; bref, ce sont véritablement des gens du métier. Quant à leur allure de « gens du monde », on ne peut — après tout — leur en faire un reproche ; si, d’ailleurs, on la leur enlevait, que resterait-il ? Un homme de talent ? Non. Assurément, ce sont des musiciens, de bons musiciens, et, tout ce qui est musique, ils le connaissent et le peuvent pratiquer. Et cependant lorsqu’il s’agit de passer à l’exécution, ils confondent tout, et mettent la charrue avant les bœufs.

L’aptitude extraordinaire de Mozart pour les mathématiques pourrait peut-être nous aider à éclaircir la question. Il semble, chez ce musicien, dont une dissonnance affectait à un si haut degré, la sensibilité nerveuse, et dont le cœur était rempli d’une bonté si exubérante, que les deux extrêmes du génie musical se soient trouvés en contact immédiat. Par contre, la manière naïve dont Beethoven s’y prenait pour faire une addition est restée traditionnelle ; il est évident que les conceptions mathématiques ne jouaient aucun rôle dans ses créations musicales. Si on le compare à Mozart, il apparaît comme un monstrum per excessum dans la direction de la sensibilité ; ce qu’il y avait chez lui d’excessif à cet égard n’était point contre-balancé par un développement parallèle de cette faculté intellectuelle qui nombre et suppute ; s’il a pu vivre, ce n’est que grâce à sa constitution, robuste jusqu’à la rudesse.

Il n’y a dans sa musique rien qui se puisse formuler mathématiquement, tandis que, chez Mozart, le mélange naïf des deux extrêmes produit parfois des effets d’une régularité presque banale. Or, cette classe de musiciens que nous avons en vue nous offre peut-être un développement monstrueux dans l’autre sens, celui de la musique purement mathématique, développement qui, à l’opposé de ce que nous avons constaté chez Beethoven, peut se concilier avec une organisation nerveuse tout à fait ordinaire. Si nos chefs d’orchestres, illustres ou non, étaient destinés, jusqu’à la fin des temps, à naître sous le signe du Chiffre, il serait bien à désirer qu’une nouvelle école surgît, capable de leur enseigner à battre convenablement la mesure de notre musique en vertu de la règle « de trois » ; mais, que cet enseignement leur soit accessible par la voie du sentiment musical, c’est ce dont il est permis de douter, et c’est pourquoi je me considère comme arrivé au terme de ce travail.

En revanche, il est permis d’espérer qu’une autre école, dont j’ai fait sentir la nécessité, est en voie de création. J’apprends que, sous les auspices de l’Académie royale des arts et des sciences de Berlin, vient de se fonder une « École supérieure de musique » dont la haute direction a été confiée à M. Joachim, le célèbre violoniste. Fonder une pareille école sans son concours eût été une grande faute ; ce qui me fait concevoir, à l’égard de cette école, les plus sérieuses espérances, c’est que, d’après tout ce que l’on m’a dit de ce qui s’y fait sous le rapport de l’exécution musicale, ce virtuose connaît et pratique, dans le sens par moi indiqué, l’exécution de notre grande musique classique.

M. Joachim est — avec Liszt et son école, — le seul musicien qui puisse apporter une démonstration et un exemple à l’appui des théories que je viens d’esquisser. On dit que ce rapprochement n’est pas du goût de M. Joachim ; mais peu importe : pour apprécier ce que nous valons, il faut s’en référer, non pas à ce que nous avons la prétention d’être, mais à ce que nous sommes en réalité. M. Joachim peut juger utile ou non de dire que c’est à l’école de M. Hiller ou de R. Schumann que s’est développé son admirable talent d’exécution ; cela ne tire pas à conséquence, à condition toutefois qu’il continue à jouer toujours de même, c’est-à-dire de façon que l’on ne puisse se méprendre sur les heureux résultats qu’a eus pour lui son contact prolongé avec Liszt. Ce qui aussi me semble excellent, c’est que, dès qu’il s’est agi de créer une « Ecole supérieure de musique », on ait songé tout de suite à un exécutant distingué. Si j’avais aujourd’hui à faire comprendre, dans la mesure du possible, à un chef d’orchestre de théâtre, la manière dont il doit diriger l’exécution, c’est à Mme Lucca que je l’adresserais, bien plutôt qu’à feu le célèbre chanteur Hauptmann, quand bien même celui-ci serait encore de ce monde.

Je me rencontre avec la partie la plus naïve du public, et même avec le goût de nos aristocratiques amateurs d’opéra, en m’en tenant à celui qui donne quelque chose de lui-même, et duquel il parvient directement quelque chose à notre oreille et à notre sentiment. Toutefois, je serais désagréablement surpris si, en contemplant M. Joachim sur sa chaise curule, je ne lui voyais en main que l’archet seul. Car je professe à l’égard des violonistes l’opinion de Méphistophélès sur les belles ; » Méphistophélès ne pouvait « se les figurer qu’au pluriel. » Le bâton de chef d’orchestre doit parfois lui peser lourd ; il semble aussi que dans le domaine de la composition il ait rencontré plus dépines qu’il n’a distribué de fleurs au public. En somme, j’ai peine à me figurer les tables de la loi étalées sur le pupitre d’un premier violon. Socrate ne pensait pas que Thémisiocle, Cimon et Périclès, excellents généraux, orateurs éloquents, fussent par cela même les mieux qualifiés pour gérer dans les meilleures conditions possibles les affaires de l’État ; au contraire, il lui était facile de démontrer, preuves en mains, que ce système avait de fâcheux résultats pour l’État et pour eux-mêmes. Mais peutêtre bien qu’en musique, ce n’est plus la même chose.

Il y a encore une autre circonstance qui me fait rêver. On m’assure que M. Joachim — dont l’ami M. J. Brahms espérait pour lui-même les meilleurs résultats de son retour à la mélodie des Lieder de Schubert — attend, pour la musique en général, la venue d’un nouveau Messie ! Peut-être aurait-il dû faire le sacrifice de cette espérance à ceux qui ont fait de lui un directeur d’école supérieure. En tous cas, je ne puis m’empêcher de lui dire : — Attention ! si, par hasard, ce Messie n’était autre que vous-même, prenez bien garde au moins à ne pas vous laisser crucifier par les Juifs !

R. Wagner

Ce chapitre n’est, à vrai dire, qu’une lourde diatribe contre Mendelssohn et les chefs d’orchestres allemands.

Comment en eût-il été autrement ? N’était-il pas très-probable que M. Wagner ne ménagerait pas davantage les chefs d’orchestres allemands que les compositeurs illustres de l’Europe ?

Le crime des seconds est d’accaparer les succès dans le présent, ne laissant à M. Wagner que la consolation de prétendre aux triomphes de « l’avenir. »

Le crime des premiers est de ne rien comprendre à la musique de M. Wagner et de s’abstenir de la faire exécuter, lorsque son protecteur royal les en laissent libres.

M. Wagner n’a pas d’autre objectif que son moi. Là se trouve tout le secret de sa mauvaise humeur contre le genre humain.

Son moi lui a dicté les fragments critiques qu’on vient de lire ; la preuve s’en étale, sans vergogne, à toutes les pages.

Son moi lui dictait encore, en 1868, une brochure intitulée : Art et Politique. Ce factum, aussi faux dans ses jugements artistiques et politiques, que l’esprit même de l’auteur, et dirigé exclusivement contre la France, apparaissait comme une vengeance de la chute méritée du Tannhauser, à l’Opéra de Paris. Ce n’est, d’un bout à l’autre de ce pamphlet, qu’une série d’injures qui interdisent à la critique, d’examiner les idées qu’il renferme.

Enfin, la vengeance personnelle inspirait, tout dernièrement encore, le moi de M. Wagner, lorsqu’il écrivait la Marche de l’Empereur et une Marche de la Prestation de serment, morceaux composés en l’honneur des victoires de l’Allemagne sur la France.

Ce dernier trait étant dévoilé, ma tâche se trouve accomplie. On connaît maintenant le musicien, le critique et l’homme !

  1. Fragment traduit de l’allemand d’après les œuvres complètes de M. Richard Wagner : Gesammelte Schriften und Dichtungen, 4e volume, chez l’éditeur Fritzch. Leipzig.

    Quelques coupures, sans importance au point de vue général des idées, ont été faites à ce chapitre.

    (Note du traducteur.)
  2. Ce que M. Wagner dit des altos allemands peut s’appliquer aussi, dans une certaine mesure, à nos altos français. Aussi avais-je émis le vœu, en 1870, dans la commission nommée alors par le ministre des Beaux-Arts, pour étudier les réformes à introduire dans le Conservatoire, qu’une classe spéciale d’altos y fut introduite. Ma proposition, soutenue par M. Gewaert, avait été votée à la presque unanimité. Mais les événements politiques ont dissous cette commission. Le Conservatoire n’a, depuis, réalisé aucune reforme sérieuse.
    (Note du traducteur.)
  3. Telle est, paraît-il, la critique musicale en Allemagne. M. Wagner aurait-il donc eu à s’en plaindre ?

    (Note du traducteur).
  4. On ne sait si M. Wagner raille ou approuve tant il y a de confusion dans son esprit et dans son style.

    (Note du traducteur.)
  5. Comme on le voit, d’après M. Wagner, les traditions ne se conservent pas plus en Allemagne qu’ailleurs.

    (Note du traducteur.)
  6. M. Wagner seul, comprend tout.

    (Note du traducteur.)
  7. Avant M. Wagner, Beethoven avait eu à se plaindre du métronome.

    (Note du traducteur.)
  8. C’est là une observation très-juste.

    (Note du traducteur.)
  9. Malheureusement, Mendelssohn n’est plus là pour répondre.

    (Note du traducteur.)
  10. Quand M. Wagner peut se renfermer dans les limites de la vérité, quand il ne cède pas à la passion, il dit, parfois, des choses excellentes. On lira avec intérêt tout ce passage sur la continuation soutenue du forte et du piano et celui qui suit sur le mouvement.
    (Note du traducteur.)
  11. Ces indications, très-bonnes pour la musique classique, éclairent fort peu, sur ce que M. Wagner entend par la modification de la mesure dans les œuvres de la nouvelle école.
    (Note du traducteur.)
  12. Il y a là de nombreux détails techniques que je suis forcé d’omettre ici, car il faudrait, à l’exemple du texte de M. Wagner, les appuyer par des citations de la partition.

    (Note du traducteur.)
  13. Lorsque M. Wagner veut plaisanter, il ne recule devant aucune sottise.
    (Note du traducteur.)
  14. Ce moi seul montre toute la modestie de M. Wagner. Tout-à-l’heure, il va se poser en martyr des chefs d’orchestres !!! C’est sans doute, alors, comme public qu’il parle.
    (Note du traducteur.)