De la division du travail social/Introduction IV

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Félix Alcan (p. 33-38).
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Introduction

IV

Cependant notre définition est encore défectueuse. En effet, la conscience morale des sociétés est sujette à se tromper. Elle peut attacher le signe extérieur de la moralité à des règles de conduite qui ne sont pas par elles-mêmes morales et, au contraire, laisser sans sanctions des règles qui devraient être sanctionnées. Il nous faut donc compléter notre critère, afin que nous ne soyons pas exposés à prendre pour moraux des faits qui ne le sont pas, ou bien au contraire à exclure de la morale de faits qui par leur nature sont moraux.

La question ne diffère pas essentiellement de celle que se pose le biologiste, quand il cherche à séparer le domaine de la physiologie normale de celui de la physiologie pathologique ; car c’est un fait de pathologie morale qu’une règle présente indûment le caractère de l’obligation ou en soit indûment privée. Nous n’avons donc qu’à imiter la méthode que suivent en pareil cas les naturalistes. Ils disent d’un phénomène biologique qu’il est normal pour une espèce déterminée quand il se produit dans la moyenne des individus de cette espèce, quand il fait partie du type moyen ; est pathologique au contraire tout ce qui est en dehors de la moyenne, soit en dessus, soit en dessous. D’ailleurs, par type moyen, il ne faut pas entendre un être individuel dont tous les caractères sont définis, quantitativement et qualitativement, avec une précision mathématique. Ils n’ont au contraire rien d’absolu ni de fixe, mais comportent toujours des variations qui sont comprises entre certaines limites, et c’est seulement en deçà et au delà de ces limites que commence le domaine de la pathologie. Si par exemple, pour une société donnée, on relève la taille de tous les individus et si l’on dispose en colonnes les mesures ainsi obtenues en commençant par les plus élevées, on constate que les chiffres les plus nombreux et les plus voisins les uns des autres sont massés au centre. Au delà, soit en haut, soit en bas, ils sont non seulement plus rares, mais aussi plus espacés. C’est cette masse centrale et dense qui constitue la moyenne et, si souvent on exprime celle-ci par un seul chiffre, c’est qu’on représente tous ceux de la région moyenne par celui autour duquel ils gravitent.

C’est d’après la même méthode qu’il faut procéder en morale. Un fait moral est normal pour un type social déterminé, quand on l’observe dans la moyenne des sociétés de cette espèce ; il est pathologique dans le cas contraire. Voilà ce qui fait que le caractère moral des règles particulières de conduite est variable ; c’est qu’il dépend de la nature des types sociaux. Par exemple, dans toutes les sociétés à totems, clans et agrégats de clans, il y a une règle qui défend de tuer et de manger l’animal qui sert d’emblème au groupe ; nous dirons que cette règle est normale pour ce type social. Dans toutes nos sociétés européenne l’infanticide, qui était autrefois impuni, est sévèrement interdit ; nous dirons que cette règle est normale pour le type social auquel appartiennent nos sociétés. On peut même mesurer de cette manière le degré de force coercitive que doit normalement avoir chaque règle morale ; il n’y a qu’à déterminer l’intensité normale de la réaction sociale qui suit la violation de la règle. Ainsi, nous savons qu’en Italie les mœurs jugent parfois avec indulgence des actes de brigandage que la conscience publique réprouve beaucoup plus énergiquement dans les autres pays d’Europe ; un tel fait est donc anormal.

Toutefois, il ne faut pas oublier que le type normal n’est pas quelque chose de stable dont les traits peuvent être fixés dans un instant indivisible ; au contraire il évolue, comme les sociétés elles-mêmes et tous les organismes. On est, il est vrai, disposé à croire qu’il se confond avec le type moyen de l’espèce pendant la période de maturité ; car c’est seulement à ce moment que l’organisme est vraiment lui-même, parce qu’il est alors tout ce qu’il peut être. Mais si l’on appréciait l’état normal ou pathologique d’un animal soit pendant l’enfance, soit pendant la vieillesse, d’après le type normal de cet animal adulte, on commettrait la même faute que si l’on jugeait de l’état de santé d’un insecte d’après celui d’un mammifère. Il faudrait voir dans le vieillard et dans l’enfant de véritables malades. Or, tout au contraire, la présence chez l’un ou l’autre de caractères propres à l’adulte est l’indice d’un état pathologique. Un éveil trop précoce chez celui-ci, une persistance trop prolongée chez celui-là des instincts génésiques sont des phénomènes proprement morbides[1]. Il y a donc un type normal de l’enfance, un autre de l’âge mûr, un autre de la vieillesse et il en est des sociétés comme des organismes individuels.

Par conséquent, pour savoir si un fait moral est normal pour une société, il faut tenir compte de l’âge de cette dernière et déterminer en conséquence le type normal qui doit servir de point de repère. Ainsi, pendant l’enfance de nos sociétés européennes, certaines règles restrictives de la liberté de penser étaient normales qui ont perdu ce caractère à un âge plus avancé. Il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de préciser à quel moment de son évolution se trouve soit une société, soit un organisme. Car il ne suffit pas pour cela de nombrer les années ; on peut être plus vieux ou plus jeune que son âge. C’est seulement d’après certains caractères de la structure et des fonctions qu’il est possible de distinguer scientifiquement la vieillesse de l’enfance ou de la maturité[2] et ces caractères ne sont pas encore déterminés avec une rigueur suffisante. Pourtant, outre qu’il n’y a pas d’autre manière de procéder, la difficulté n’a rien d’insoluble. Certains de ces signes objectifs sont déjà connus[3] ; d’autre part, si le nombre des années n’est pas toujours un critère satisfaisant, cependant il peut être utilement employé, pourvu que ce soit avec mesure et précaution ; enfin les progrès mêmes de la science rendront cette détermination plus exacte.

Il y a pourtant des cas où, pour distinguer l’état sain de l’état maladif, il ne suffit pas de se référer au type normal, c’est quand tous les traits n’en sont pas formés ; quand, ébranlé sur certains points par une crise passagère, il est lui-même en voie de devenir. C’est ce qui arrive quand la conscience morale des nations n’est pas encore adaptée aux changements qui se sont produits dans le milieu et que, partagée entre le passé qui la retient en arrière et les nécessités du présent, elle hésite à se fixer. Alors on voit apparaître des règles de conduite dont le caractère moral est indécis, parce qu’elles sont en train de l’acquérir ou de le perdre sans l’avoir définitivement ni acquis ni perdu. Ce sont des velléités mal déterminées et qui pourtant sont générales, et le cas se présente d’autant plus souvent dans la vie sociale qu’elle est perpétuellement en voie de transformation. Cependant la méthode reste la même. Il faut commencer par fixer le type normal et pour cela le seul moyen est de le comparer avec lui-même. Nous ne pouvons déterminer les conditions nouvelles de l’état de santé qu’en fonction des anciennes, car nous n’avons pas d’autre point de repère. Pour savoir si tel précepte a une valeur morale, il faut le comparer à d’autres dont la moralité intrinsèque est établie. S’il joue le même rôle, c’est-à-dire s’il sert aux mêmes fins, si, d’autre part, il résulte de causes dont résultent également d’autres faits moraux, si par suite ces derniers l’impliquent au point de ne pouvoir exister s’il n’existe en même temps, on a le droit de conclure de cette identité fonctionnelle et de cette solidarité qu’il doit être voulu au même titre et de la même manière que les autres règles obligatoires de conduite, par conséquent qu’il est moral.

Il n’est pas certain, il est vrai, que, même avec cette correction, le type normal réalise le dernier degré de la perfection. Sans doute, pour qu’il ait pu se maintenir d’une manière aussi générale, il faut que dans ses caractères essentiels il soit suffisamment bien adapté à ses conditions d’existence ; mais il n’est pas prouvé que rien n’y soit à reprendre. Seulement autre chose est la santé, autre chose la perfection. Or, pour le moment, nous cherchons uniquement quels sont les signes caractéristiques de l’état de santé morale ; car, si la division du travail les présente, cela doit nous suffire. Ajoutons d’ailleurs que cette perfection plus haute ne peut être déterminée qu’en fonction de l’état normal ; car il est lui-même le seul modèle d’après lequel il puisse être corrigé. On ne peut avoir qu’une raison intelligible d’en trouver défectueux certains éléments ; c’est qu’ils différent de la moyenne des autres et constituent des anomalies dans le type moyen. C’est donc toujours à ce dernier qu’on est ramené ; ce n’est que par rapport à lui-même qu’il peut être jugé insuffisant. Le perfectionner, c’est le rendre plus semblable à soi. Procéder autrement, ce serait admettre un idéal qui, venant on ne sait d’où, s’impose aux choses du dehors, une perfection qui ne tire pas sa valeur de la nature des êtres et des conditions dont ils dépendent, mais sollicite le désir par je ne sais quelle vertu transcendante et mystique ; théorie sentimentale qui ne relève pas de la discussion scientifique. Le seul idéal que puisse se proposer la raison humaine est d’améliorer ce qui est ; or, c’est de la réalité seule qu’on peut apprendre les améliorations qu’elle réclame.

Nous arrivons donc à la définition suivante : On appelle fait moral normal pour une espèce sociale donnée, considérée à une phase déterminée de son développement, toute règle de conduite à laquelle une sanction répressive diffuse est attachée dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la même période de leur évolution ; secondairement, la même qualification convient à toute règle qui, sans présenter nettement ce critère, est pourtant analogue à certaines des règles précédentes, c’est-à-dire sert aux mêmes fins et dépend des mêmes causes.

Trouvera-t-on ce critère trop empirique ? Mais en fait les moralistes de toutes les écoles l’emploient plus ou moins explicitement. Nous savons en effet qu’ils sont obligés de prendre pour point de départ de leurs spéculations une morale reconnue et incontestée, qui ne peut être que celle qui est le plus généralement suivie de leur temps et dans leur milieu. C’est d’une observation sommaire de cette morale qu’ils s’élèvent à cette loi qui est censée l’expliquer. C’est elle qui leur fournit la matière de leurs inférences ; c’est elle aussi qu’ils retrouvent au terme de leurs déductions. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que, dans le silence du cabinet, le moraliste pût construire par la seule force de la pensée le système complet des relations sociales puisque la morale les pénètre toutes, entreprise évidemment impossible. Même quand il paraît innover, il ne fait que traduire des tendances réformatrices qui s’agitent autour de lui. Il y ajoute quelque chose parce qu’il les éclaircit, parce qu’il en fait une théorie ; mais cette théorie se réduit à montrer qu’elles vont au même but que telle ou telle pratique morale dont l’autorité est indiscutée. Puisque cette méthode s’impose le mieux n’est-il pas de la pratiquer ouvertement, en abordant résolument les difficultés qui sont grandes et en s’entourant de toutes les garanties possibles contre l’erreur ?

  1. Cela ne veut pas dire que la maladie fait partie du type normal de la vieillesse. Au contraire, les maladies du vieillard sont des faits anormaux comme celles de l’adulte.
  2. Ainsi le fait qu’un homme âgé présente le type complet de l’adulte n’a rien de morbide ; ce qui est pathologique, c’est que, tout en présentant dans ses lignes essentielles le type anatomique et physiologique du vieillard, il ait en même temps certains caractères de l’adulte.
  3. Par exemple, pour une société, l’affaiblissement régulier de la natalité peut servir à prouver que les limites de la maturité sont atteintes ou dépassées.