De la division du travail social/Livre I/Chapitre II/II

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Félix Alcan (p. 91-103).
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Livre I, Chapitre II


II


En premier lieu, la peine consiste dans une réaction passionnelle. Ce caractère est d’autant plus apparent que les sociétés sont moins cultivées. En effet, les peuples primitif punissent pour punir, font souffrir le coupable uniquement pour le faire souffrir et sans attendre pour eux-mêmes aucun avantage de la souffrance qu’ils lui imposent. Ce qui le prouve, c’est qu’ils ne cherchent ni à frapper juste ni à frapper utilement, mais seulement à frapper. C’est ainsi qu’ils châtient les animaux qui ont commis l’acte réprouvé[1] ou même les êtres inanimés qui en ont été l’instrument passif[2]. Alors que la peine n’est appliquée qu’à des personnes, elle s’étend souvent bien au delà du coupable et s’en va atteindre des innocents, sa femme, ses enfants, ses voisins, etc.[3]. C’est que la passion qui est l’âme de la peine ne s’arrête qu’une fois épuisée. Si donc, quand elle a détruit celui qui l’a le plus immédiatement suscitée, il lui reste des forces, elle se répand plus loin d’une manière toute mécanique. Même quand elle est assez modérée pour ne s’en prendre qu’au coupable, elle fait sentir sa présence par la tendance qu’elle a à dépasser en gravité l’acte contre lequel elle réagit. C’est de là que viennent les raffinements de douleur ajoutés au dernier supplice. À Rome encore, le voleur devait non seulement rendre l’objet dérobé, mais encore payer une amende du double ou du quadruple[4]. D’ailleurs, la peine si générale du talion n’est-elle pas une satisfaction accordée à la passion de la vengeance ?

Mais aujourd’hui, dit-on, la peine a changé de nature ; ce n’est plus pour se venger que la société châtie, c’est pour se défendre. La douleur qu’elle inflige n’est plus entre ses mains qu’un instrument méthodique de protection. Elle punit, non parce que le châtiment lui offre par lui-même quelque satisfaction, mais afin que la crainte de la peine paralyse les mauvaises volontés. Ce n’est plus la colère, mais la prévoyance réfléchie qui détermine la répression. Les observations précédentes ne pourraient donc pas être généralisées ; elles ne concerneraient que la forme primitive de la peine et ne pourraient pas être étendues à sa forme actuelle.

Mais pour qu’on ait le droit de distinguer aussi radicalement ces deux sortes de peines, ce n’est pas assez de constater qu’elles sont employées en vue de fins différentes. La nature d’une pratique ne change pas nécessairement parce que les intentions conscientes de ceux qui l’appliquent se modifient. Elle pouvait, en effet, jouer déjà le même rôle autrefois, mais sans qu’on s’en aperçût. Dans ce cas, pourquoi se transformerait-elle par cela seul qu’on se rend mieux compte des effets qu’elle produit ? Elle s’adapte aux nouvelles conditions d’existence qui lui sont ainsi faites sans changements essentiels. C’est ce qui arrive pour la peine.

En effet, c’est une erreur de croire que la vengeance ne soit qu’une inutile cruauté. Il est bien possible qu’en elle-même elle consiste dans une réaction mécanique et sans but, dans un mouvement passionnel et inintelligent, dans un besoin irraisonné de détruire ; mais en fait, ce qu’elle tend à détruire était une menace pour nous. Elle constitue donc en réalité un véritable acte de défense, quoique instinctif et irréfléchi. Nous ne nous vengeons que de ce qui nous a fait du mal, et ce qui nous a fait du mal est toujours un danger. L’instinct de la vengeance n’est en somme que l’instinct de conservation exaspéré par le péril. Ainsi il s’en faut que la vengeance ait eu dans l’histoire de l’humanité le rôle négatif et stérile qu’on lui attribue. C’est une arme défensive qui a son prix, seulement c’est une arme grossière. Comme elle n’a pas conscience des services qu’elle rend automatiquement, elle ne peut pas se régler en conséquence ; mais elle se répand un peu au hasard au gré des causes aveugles qui la poussent et sans que rien modère ses emportements. Aujourd’hui, comme nous connaissons davantage le but à atteindre, nous savons mieux utiliser les moyens dont nous disposons : nous nous protégeons avec plus de méthode et par suite plus efficacement. Mais dès le principe, ce résultat était obtenu quoique d’une manière plus imparfaite. Entre la peine d’aujourd’hui et celle d’autrefois il n’y a donc pas un abîme, et, par conséquent, il n’était pas nécessaire que la première devint autre chose qu’elle-même pour s’accommoder au rôle qu’elle joue dans nos sociétés civilisées. Toute la différence vient de ce qu’elle produit ses effets avec une plus grande conscience de ce qu’elle fait. Or, quoique la conscience individuelle ou sociale ne soit pas sans influence sur la réalité qu’elle éclaire, elle n’a pas le pouvoir d’en changer la nature. La structure interne des phénomènes reste la même, qu’ils soient conscients ou non. Nous pouvons donc nous attendre à ce que les éléments essentiels de la peine soient les mêmes que jadis.

Et en effet, la peine est restée, du moins en partie, une œuvre de vengeance. On dit que nous ne faisons pas souffrir le coupable pour le faire souffrir ; il n’en est pas moins vrai que nous trouvons juste qu’il souffre. Peut-être avons-nous tort ; mais ce n’est pas ce qui est en question. Nous cherchons pour le moment à définir la peine telle qu’elle est ou a été, non telle qu’elle doit être. Or il est certain que cette expression de vindicte publique qui revient sans cesse dans la langue des tribunaux n’est pas un vain mot. En supposant que la peine puisse réellement servir à nous protéger pour l’avenir, nous estimons qu’elle doit être avant tout une expiation du passé. Ce qui le prouve, ce sont les précautions minutieuses que nous prenons pour la proportionner aussi exactement que possible à la gravité du crime ; elles seraient inexplicables si nous ne croyions que le coupable doit souffrir parce qu’il a fait le mal et dans la même mesure. En effet, cette graduation n’est pas nécessaire si la peine n’est qu’un moyen de défense. Sans doute, il y aurait danger pour la société à ce que les attentats les plus graves fussent assimilés à de simples délits ; mais il ne pourrait y avoir qu’avantage, dans la plupart des cas, à ce que les seconds fussent assimilés aux premiers. Contre un ennemi, on ne saurait trop prendre de précautions. Dira-t-on que les auteurs des moindres méfaits ont des natures moins perverses et que, pour neutraliser leurs mauvais instincts, il suffit de peines moins fortes ? Mais si leurs penchants sont moins vicieux, ils ne sont pas pour cela moins intenses. Les voleurs sont aussi fortement enclins au vol que les meurtriers à l’homicide ; la résistance qu’offrent les premiers n’est pas inférieure à celle des seconds et par conséquent, pour en triompher, on devrait recourir aux mêmes moyens. Si, comme on l’a dit, il s’agissait uniquement de refouler une force nuisible par une force contraire, l’intensité de la seconde devrait être uniquement mesurée d’après l’intensité de la première, sans que la qualité de celle-ci entrât en ligne de compte. L’échelle pénale ne devrait donc comprendre qu’un petit nombre de degrés ; la peine ne devrait varier que suivant que le criminel est plus ou moins endurci, et non suivant la nature de l’acte criminel. Un voleur incorrigible serait traité comme un meurtrier incorrigible. Or, en fait, quand même il serait avéré qu’un coupable est définitivement incurable, nous nous sentirions encore tenus de ne pas lui appliquer un châtiment excessif. C’est la preuve que nous sommes restés fidèles au principe du talion, quoique nous l’entendions dans un sens plus élevé qu’autrefois. Nous ne mesurons plus d’une manière aussi matérielle et grossière ni l’étendue de la faute, ni celle du châtiment ; mais nous pensons toujours qu’il doit y avoir une équation entre ces deux termes, que nous ayons ou non avantage à établir cette balance. La peine est donc restée pour nous ce qu’elle était pour nos pères. C’est encore un acte de vengeance, puisque c’est une expiation. Ce que nous vengeons, ce que le criminel expie, c’est l’outrage fait à la morale.

Il y a surtout une peine où ce caractère passionnel est plus manifeste qu’ailleurs ; c’est la honte qui double la plupart des peines et qui croit avec elles. Le plus souvent elle ne sert à rien. À quoi bon flétrir un homme qui ne doit plus vivre dans la société de ses semblables et qui a surabondamment prouvé par sa conduite que des menaces plus redoutables ne suffisaient pas à l’intimider ? La flétrissure se comprend quand il n’y a pas d’autre peine ou comme complément d’une peine matérielle assez faible : dans le cas contraire, elle fait double emploi. On peut même dire que la société ne recourt aux châtiments légaux que quand les autres sont insuffisants ; mais alors pourquoi les maintenir ? Ils sont une sorte de supplice supplémentaire et sans but, ou qui ne peut avoir d’autre cause que le besoin de compenser le mal par le mal. C’est si bien un produit de sentiments instinctifs, irrésistibles, qu’ils s’étendent souvent à des innocents ; c’est ainsi que le lieu du crime, les instruments qui y ont servi, les parents du coupable participent parfois à l’opprobre dont nous frappons ce dernier. Or les causes qui déterminent cette répression diffuse sont aussi celles de la répression organisée qui accompagne la première. Il suffit d’ailleurs de voir dans les tribunaux comment la peine fonctionne pour reconnaître que le ressort en est tout passionnel ; car c’est à des passions que s’adressent et le magistrat qui poursuit et l’avocat qui défend. Celui-ci cherche à exciter de la sympathie pour le coupable, celui-là à réveiller les sentiments sociaux qu’a froissés l’acte criminel, et c’est sous l’influence de ces passions contraires que le juge prononce.

Ainsi la nature de la peine n’a pas essentiellement changé. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le besoin de vengeance est mieux dirigé aujourd’hui qu’autrefois. L’esprit de prévoyance qui s’est éveillé ne laisse plus le champ aussi libre à l’action aveugle de la passion ; il la contient dans de certaines limites, il s’oppose aux violences absurdes, aux ravages sans raison d’être. Plus éclairée, elle se répand moins au hasard ; on ne la voit plus, pour se satisfaire quand même, se tourner contre des innocents. Mais elle reste néanmoins l’âme de la pénalité. Nous pouvons donc dire que la peine consiste dans une réaction passionnelle d’intensité graduée[5].


Mais d’où émane cette réaction ? Est-ce de l’individu ou de la société ?

Tout le monde sait que c’est la société qui punit ; mais il pourrait se faire que ce ne fût pas pour son compte. Ce qui met hors de doute le caractère social de la peine, c’est qu’une fois prononcée, elle ne peut plus être levée que par le gouvernement au nom de la société. Si c’était une satisfaction accordée aux particuliers, ceux-ci seraient toujours maîtres d’en faire la remise : on ne conçoit pas un privilège imposé et auquel le bénéficiaire ne peut pas renoncer. Si c’est la société seule qui dispose de la répression, c’est qu’elle est atteinte alors même que les individus le sont aussi, et c’est l’attentat dirigé contre elle qui est réprimé par la peine.

Cependant on peut citer des cas où l’exécution de la peine dépend de la volonté des particuliers. À Rome, certains méfaits étaient punis d’une amende au profit de la partie lésée qui pouvait y renoncer ou en faire l’objet d’une transaction : c’était le vol non manifeste, la rapine, l’injure, le dommage causé injustement[6]. Ces délits, que l’on appelait privés (delicta privata), s’opposaient aux crimes proprement dits dont la répression était poursuivie au nom de la cité. On retrouve la même distinction en Grèce, chez les Hébreux[7]. Chez les peuples plus primitifs, la peine semble être parfois une chose encore plus complètement privée, comme tend à le prouver l’usage de la vendetta. Ces sociétés sont composées d’agrégats élémentaires de nature quasi familiale et qui sont commodément désignés par l’expression de clans. Or, lorsqu’un attentat est commis par un ou plusieurs membres d’un clan contre un autre, c’est ce dernier qui châtie lui-même l’offense qu’il a subie[8]. Ce qui accroît encore, au moins en apparence, l’importance de ces faits au point de vue de la doctrine, c’est qu’on a très souvent soutenu que la vendetta avait été primitivement la forme unique de la peine ; celle-ci aurait donc consisté d’abord dans des actes de vengeance privée. Mais alors, si aujourd’hui la société est armée du droit de punir, ce ne peut être, semble-t-il, qu’en vertu d’une sorte de délégation des individus. Elle n’est que leur mandataire. C’est leurs intérêts qu’elle gère à leur place, probablement parce qu’elle les gère mieux, mais ce n’est pas les siens propres. Dans le principe, ils se vengeaient eux-mêmes ; maintenant, c’est elle qui les venge ; mais comme le droit pénal ne peut avoir changé de nature par suite de ce simple transfert, il n’aurait donc rien de proprement social. Si la société paraît y jouer un rôle prépondérant, ce n’est que comme substitut des individus.

Mais, si répandue que soit cette théorie, elle est contraire aux faits les mieux établis. On ne peut pas citer une seule société où la vendetta ait été la forme primitive de la peine. Tout au contraire, il est certain que le droit pénal à l’origine était essentiellement religieux. C’est un fait évident pour l’Inde, pour la Judée, puisque le droit qui y était pratiqué était censé révélé[9]. En Égypte, les dix livres d’Hermès, qui renfermaient le droit criminel avec toutes les autres lois relatives au gouvernement de l’État, étaient appelés sacerdotaux, et Élien affirme que, de toute antiquité, les prêtres égyptiens exercèrent le pouvoir judiciaire[10]. Il en était de même dans l’ancienne Germanie[11]. En Grèce, la justice était considérée comme une émanation de Jupiter, et le châtiment comme une vengeance du dieu[12]. À Rome, les origines religieuses du droit pénal sont rendues manifestes et par de vieilles traditions[13], et par des pratiques archaïques qui subsistèrent très tard, et par la terminologie juridique elle-même[14]. Or, la religion est chose essentiellement sociale. Bien loin qu’elle ne poursuive que des fins individuelles, elle exerce sur l’individu une contrainte de tous les instants. Elle l’oblige à des pratiques qui le gênent, à des sacrifices, petits ou grands, qui lui coûtent. Il doit prendre sur ses biens les offrandes qu’il est tenu de présenter à la divinité ; il doit prendre sur le temps de son travail ou de ses distractions les moments nécessaires à l’accomplissement des rites ; il doit s’imposer toute sorte de privations qui lui sont commandées, renoncer même à la vie si les dieux l’ordonnent. La vie religieuse est toute faite d’abnégation et de désintéressement. Si donc le droit criminel est primitivement un droit religieux, on peut être sûr que les intérêts qu’il sert sont sociaux. Ce sont leurs propres offenses que les dieux vengent par la peine et non celles des particuliers ; or, les offenses contre les dieux sont des offenses contre la société.

Aussi, dans les sociétés inférieures, les délits les plus nombreux sont-ils ceux qui lèsent la chose publique : délits contre la religion, contre les mœurs, contre l’autorité, etc. Il n’y a qu’à voir dans la Bible, dans les lois de Manou, dans les monuments qui nous restent du vieux droit égyptien la place relativement petite qui est faite aux prescriptions protectrices des individus, et, au contraire, le développement luxuriant de la législation répressive sur les différentes formes du sacrilège, les manquements aux divers devoirs religieux, aux exigences du cérémonial, etc.[15]. En même temps, ces crimes sont les plus sévèrement punis. Chez les Juifs, les attentats les plus abominables sont les attentats contre la religion[16]. Chez les anciens Germains, deux crimes seulement étaient punis de mort au dire de Tacite, c’était la trahison et la désertion[17]. D’après Confucius et Meng-Tseu, l’impiété est une plus grande faute que l’assassinat[18]. En Égypte, le moindre sacrilège est puni de mort[19]. À Rome, tout en haut de l’échelle de la criminalité, se trouve le crimen perduellionis[20].

Mais alors, qu’est-ce que ces peines privées dont nous rapportions plus haut des exemples ? Elles ont une nature mixte et tiennent à la fois de la sanction répressive et de la sanction restitutive. C’est ainsi que le délit privé du droit romain représente une sorte d’intermédiaire entre le crime proprement dit et la lésion purement civile. Il a des traits de l’un et de l’autre et flotte sur les confins des deux domaines. C’est un délit en ce sens que la sanction fixée par la loi ne consiste pas simplement à remettre les choses en état ; le délinquant n’est pas seulement tenu de réparer le dommage qu’il a causé, mais il doit quelque chose en surcroît, une expiation. Cependant ce n’est pas tout à fait un délit puisque, si c’est la société qui prononce la peine, ce n’est pas elle qui est maîtresse de l’appliquer. C’est un droit qu’elle confère à la partie lésée qui seule en dispose librement[21]. De même, la vendetta est évidemment un châtiment que la société reconnaît comme légitime, mais qu’elle laisse aux particuliers le soin d’infliger. Ces faits ne font donc que confirmer ce que nous avons dit sur la nature de la pénalité. Si cette sorte de sanction intermédiaire est en partie une chose privée, dans la même mesure ce n’est pas une peine. Le caractère pénal en est d’autant moins prononcé que le caractère social en est plus effacé, et inversement. Il s’en faut donc que la vengeance privée soit le prototype de la peine ; ce n’est au contraire qu’une peine imparfaite. Bien loin que les attentats contre les personnes aient été les premiers qui fussent réprimés, à l’origine ils sont seulement sur le seuil du droit pénal. Ils ne se sont élevés sur l’échelle de la criminalité qu’à mesure que la société s’en est plus complètement saisie, et cette opération, que nous n’avons pas à décrire, ne s’est certainement pas réduite à un simple transfert. Tout au contraire, l’histoire de cette pénalité n’est qu’une suite continue d’empiétements de la société sur l’individu ou plutôt sur les groupes élémentaires qu’elle renferme dans son sein, et le résultat de ces empiétements est de mettre de plus en plus à la place du droit des particuliers celui de la société[22].

Mais les caractères précédents appartiennent tout aussi bien à la répression diffuse qui suit les actions simplement immorales qu’à la répression légale. Ce qui distingue cette dernière, c’est, avons-nous dit, qu’elle est organisée ; mais en quoi consiste cette organisation ?

Quand on songe au droit pénal tel qu’il fonctionne dans nos sociétés actuelles, on se représente un code où des peines très définies sont attachées à des crimes également définis. Le juge dispose bien d’une certaine latitude pour appliquer à chaque cas particulier ces dispositions générales ; mais, dans ses lignes essentielles, la peine est prédéterminée pour chaque catégorie d’actes délictueux. Cette organisation savante n’est cependant pas constitutive de la peine ; car il y a bien des sociétés où celle-ci existe sans être fixée par avance. Il y a dans la Bible nombre de défenses qui sont aussi impératives que possible et qui cependant ne sont sanctionnées par aucun châtiment expressément formulé. Le caractère pénal n’en est pourtant pas douteux ; car, si les textes sont muets sur la peine, en même temps ils expriment pour l’acte défendu une telle horreur qu’on ne peut soupçonner un instant qu’il soit resté impuni[23]. Il y a donc tout lieu de croire que ce silence de la loi vient simplement de ce que la répression n’était pas déterminée. Et en effet, bien des récits du Pentateuque nous apprennent qu’il y avait des actes dont la valeur criminelle était incontestée, et dont la peine n’était établie que par le juge qui l’appliquait. La société savait bien qu’elle se trouvait en présence d’un crime ; mais la sanction pénale qui y devait être attachée n’était pas encore définie[24]. De plus, même parmi les peines qui sont énoncées par le législateur, il en est beaucoup qui ne sont pas spécifiées avec précision. Ainsi, nous savons qu’il y avait différentes sortes de supplices qui n’étaient pas mis sur le même pied, et pourtant, dans un grand nombre de cas, les textes ne parlent que de la mort d’une manière générale, sans dire quel genre de mort devait être infligé. D’après Summer Maine, il en était de même dans la Rome primitive ; les crimina étaient poursuivis devant l’assemblée du peuple qui fixait souverainement la peine par une loi, en même temps qu’elle établissait la réalité du fait incriminé[25]. Au reste, même jusqu’au XVIe siècle, le principe général de la pénalité, « c’est que l’application en était laissée à l’arbitraire du juge, arbitrio et officio judicis… Seulement il n’est pas permis au juge d’inventer des peines autres que celles qui sont usitées[26]. » Un autre effet de ce pouvoir du juge était de faire entièrement dépendre de son appréciation jusqu’à la qualification de l’acte criminel, qui, par conséquent, était elle-même indéterminée[27].

Ce n’est donc pas dans la réglementation de la peine que consiste l’organisation distinctive de ce genre de répression. Ce n’est pas davantage dans l’institution d’une procédure criminelle ; les faits que nous venons de citer démontrent assez qu’elle a fait pendant longtemps défaut. La seule organisation qui se rencontre partout où il y a peine proprement dite se réduit donc à l’établissement d’un tribunal. De quelque manière qu’il soit composé, qu’il comprenne tout le peuple ou seulement une élite, qu’il suive ou non une procédure régulière tant dans l’instruction de l’affaire que dans l’application de la peine, par cela seul que l’infraction, au lieu d’être jugée par chacun, est soumise à l’appréciation d’un corps constitué, par cela seul que la réaction collective a pour intermédiaire un organe défini, elle cesse d’être diffuse : elle est organisée. L’organisation pourra être plus complète, mais dès ce moment elle existe.

La peine consiste donc essentiellement dans une réaction passionnelle, d’intensité graduée, que la société exerce par l’intermédiaire d’un corps constitué sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite.

Or, la définition que nous avons donnée du crime rend très aisément compte de tous ces caractères de la peine.

  1. V. Exode, XXI, 28 ; Lév., XX, 19.
  2. Par exemple, le couteau qui a servi à perpétrer le meurtre. — V. Post. Bausteine für eine Allgemeine Rechtswissenschaft, I, 230-231.
  3. V. Exode, XX, 4 et 5 ; Deutéronome, CII, 12-18 ; Thonissen, Étude sur l’histoire du droit criminel, I, 70 et 178 et suiv.
  4. Walter, op. cit., § 793.
  5. C’est d’ailleurs ce que reconnaissent ceux-là même qui trouvent inintelligible l’idée d’expiation ; car leur conclusion c’est que, pour être mise en harmonie avec leur doctrine, la conception traditionnelle de la peine devrait être totalement transformée et réformée de fond en comble. C’est donc qu’elle repose et a toujours reposé sur le principe qu’ils combattent. (V. Fouillée, Science sociale, p. 307 et suiv.)
  6. Rein, op. cit., 111.
  7. Chez les Hébreux, le vol, la violation de dépôt, l’abus de confiance, les coups étaient traités comme délits privés.
  8. V. notamment Morgan. Ancient Society. London, 1870, p. 76.
  9. En Judée, les juges n’étaient pas des prêtres, mais tout juge était le représentant de Dieu, l’homme de Dieu. (Deutér., I, 17 ; Exode, XXII, 28.) Dans l’Inde, c’était le roi qui jugeait, mais cette fonction était regardée comme essentiellement religieuse. (Manou, VIII, V, 303-311.)
  10. Thonissen, Études sur l’histoire du droit criminel, I, 107.
  11. Zoepfl, Deutsche Rechtsgeschichte, p. 909.
  12. « C’est le fils de Saturne, dit Hésiode, qui a donné aux hommes la justice. » (Travaux et Jours V, 279 et 280, édition Didot.) — « Quand les mortels se livrent… aux actions vicieuses, Jupiter à la longue vue leur inflige un prompt châtiment. » (Ibid., V, 266. Cf. Iliade, XVI, 384 et suiv.)
  13. Walter, op. cit., § 788.
  14. Rein, op. cit., p. 27-36.
  15. V. Thonissen, passim.
  16. Munck, Palestine, p. 216.
  17. Germania, XII.
  18. Plath, Gesetz und Recht im alten China. 1865, 69 et 70.
  19. Thomissen, op. cit., I, 145.
  20. Walter, op. cit., § 803.
  21. Toutefois, ce qui accentue le caractère pénal du délit privé, c’est qu’il entraînait l’infamie, véritable peine publique. (V. Rein, op. cit., 916, et Bouvy, De l’infamie en droit romain. Paris, 1884, 35.)
  22. En tout cas, il importe de remarquer que la vendetta est chose éminemment collective. Ce n’est pas l’individu qui se venge, mais son clan ; Plus tard, c’est au clan ou à la famille qu’est payée la composition.
  23. V. Deutér., VI, 25.
  24. On avait trouvé un homme ramassant du bois le jour du sabbat : « Ceux qui le trouvèrent l’amenèrent à Moïse et à Aaron et à toute l’assemblée, et ils le mirent en prison, car on n’avait pas encore déclaré ce qu’on devait lui faire. » (Nombres, XV, 32-36.) — Ailleurs, il s’agit d’un homme qui avait blasphémé le nom de Dieu. Les assistants l’arrêtent mais ne savent pas comme il doit être traité. Moïse lui-même l’ignore et va consulter l’Éternel. (Lev., XXIV, 12-16.)
  25. Ancien droit, p. 353.
  26. Du Boys, Histoire du droit criminel des peuples modernes, VI, II.
  27. Du Boys, Ibid., 14.