De la division du travail social/Livre I/Chapitre VII/II

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Félix Alcan (p. 225-239).
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Livre I, Chapitre VII


II


Il est très vrai que les relations contractuelles qui étaient rares à l’origine ou complètement absentes, se multiplient à mesure que le travail social se divise. Mais ce que M. Spencer semble n’avoir pas aperçu, c’est que les relations non contractuelles se développent en même temps.

Examinons d’abord cette partie du droit que l’on qualifie improprement de privé et qui, en réalité, règle les rapports des fonctions sociales diffuses ou, autrement dit, la vie viscérale de l’organisme social.

En premier lieu, nous savons que le droit domestique, de simple qu’il était d’abord, est devenu de plus en plus complexe, c’est-à-dire que les espèces différentes de relations juridiques auxquelles donne naissance la vie de famille sont beaucoup plus nombreuses qu’autrefois. Or d’une part, les obligations qui en résultent sont de nature éminemment positive ; c’est une réciprocité de droits et de devoirs. De l’autre, elles ne sont pas contractuelles, du moins sous leur forme typique. Les conditions dont elles dépendent se rattachent à notre statut personnel, qui dépend lui-même de notre naissance, de nos rapports de consanguinité, par conséquent de faits qui sont soustraits à notre volonté.

Cependant, le mariage et l’adoption sont des sources de relations domestiques et ce sont des contrats. Mais il se trouve justement que, plus on se rapproche des types sociaux les plus élevés, plus aussi ces deux opérations juridiques perdent leur caractère proprement contractuel.

Non seulement dans les sociétés inférieures, mais à Rome même, jusqu’à la fin de l’empire, le mariage reste une affaire entièrement privée. C’est généralement une vente, réelle chez les peuples primitifs, fictive plus tard, mais qui est valable par le seul consentement des parties dûment attesté. Ni formes solennelles d’aucune sorte, ni intervention d’une autorité quelconque n’étaient alors nécessaires. C’est seulement avec le christianisme que le mariage affecta un autre caractère. De bonne heure les chrétiens prirent l’habitude de faire bénir leur union par un prêtre. Une loi de l’empereur Léon le Philosophe convertit cet usage en loi pour l’Orient ; le concile de Trente en fit autant pour l’Occident. Désormais le mariage ne se contracte plus librement, mais par l’intermédiaire d’une puissance publique, à savoir l’Église, et le rôle de celle-ci n’est pas seulement celui d’un témoin, mais c’est elle et elle seule qui crée le lien juridique que la volonté des particuliers suffisait jusqu’alors à établir. On sait comment, dans la suite, l’autorité civile fut substituée dans cette fonction à l’autorité religieuse, et comment, en même temps, la part de l’intervention sociale et des formalités nécessaires fut étendue[1].

L’histoire du contrat d’adoption est plus démonstrative encore.

Nous avons déjà vu avec quelle facilité et sur quelle large échelle se pratiquait l’adoption dans les clans indiens de l’Amérique du Nord. Elle pouvait donner naissance à toutes les formes de la parenté. Si l’adopté était du même âge que l’adoptant, ils devenaient frères et sœurs ; si le premier était une femme déjà mère, elle devenait la mère de celui qui l’adoptait.

Chez les Arabes, avant Mahomet, l’adoption servait souvent à fonder de véritables familles[2]. Il arrivait fréquemment à plusieurs personnes de s’adopter mutuellement ; elles devenaient alors frères ou sœurs les unes des autres, et la parenté qui les unissait était aussi forte que s’ils étaient descendus d’une commune origine. On trouve le même genre d’adoption chez les Slaves. Très souvent des membres de familles différentes se prennent pour frères et sœurs et forment ce qu’on appelle une confraternité (probatinstro). Ces sociétés se contractent librement et sans formalité : l’entente suffit à les fonder. Cependant le lien qui unit ces frères électifs est plus fort même que celui qui dérive de la fraternité naturelle[3].

Chez les Germains, l’adoption fut probablement aussi facile et fréquente. Des cérémonies très simples suffisaient à la constituer[4]. Mais dans l’Inde, en Grèce, à Rome, elle était déjà subordonnée à des conditions déterminées. Il fallait que l’adoptant eût un certain âge, qu’il ne fût pas parent de l’adopté à un degré qui ne lui eût pas permis d’en être le père naturel ; enfin, ce changement de famille devenait une opération juridique très complexe, qui nécessitait l’intervention du magistrat. En même temps, le nombre de ceux qui avaient la jouissance du droit d’adoption devenait plus restreint. Seuls, le père de famille ou le célibataire sui juris pouvaient adopter et le premier ne le pouvait que s’il n’avait pas d’enfants légitimes.

Dans notre droit actuel, les conditions restrictives se sont encore multipliées. Il faut que l’adopté soit majeur, que l’adoptant ait plus de cinquante ans, qu’il ait traité l’adopté comme son propre enfant pendant longtemps. Encore faut-il ajouter que, même ainsi limitée, elle est devenue un événement très rare. Avant la rédaction de notre Code, elle était même presque complètement tombée en désuétude et, aujourd’hui encore, certains pays comme la Hollande et le Bas-Canada ne l’admettent pas du tout.

En même temps qu’elle devenait plus rare, l’adoption perdait de son efficacité. Dans le principe, la parenté adoptive était de tous points semblable à la parenté naturelle. À Rome, la ressemblance était encore très grande ; cependant il n’y avait plus parfaite identité[5].

Au xvie siècle, elle ne donnait plus droit à la succession ab intestat du père adoptif[6]. Notre Code a rétabli ce droit ; mais la parenté à laquelle donne lieu l’adoption ne s’étend pas au delà de l’adoptant et de l’adopté.

On voit combien est insuffisante l’explication traditionnelle qui attribue cet usage de l’adoption chez les sociétés ancienne au besoin d’assurer la perpétuité du culte des ancêtres. Les peuples qui l’ont pratiquée de la manière la plus large et la plus libre, comme les Indiens de l’Amérique, les Arabes, les Slaves, ne connaissaient pas ce culte et, au contraire, c’est à Rome, à Athènes, c’est-à-dire dans les pays où la religion domestique était à son apogée, que ce droit est pour la première fois soumis à un contrôle et à des restrictions. Si donc il a pu servir à satisfaire ces besoins, ce n’est pas pour les satisfaire qu’il s’est établi : et inversement, s’il tend à disparaître, ce n’est pas que nous tenions moins à assurer la perpétuité de notre nom et de notre race. C’est dans la structure des sociétés actuelles et dans la place qu’y occupe la famille qu’il faut aller chercher la cause déterminante de ce changement.

Une autre preuve de cette vérité, c’est qu’il est devenu encore plus impossible de sortir d’une famille par un acte d’autorité privée que d’y entrer. De même que le lien de parenté ne résulte pas d’un engagement contractuel, il ne peut pas être rompu comme un engagement de ce genre. Chez les Iroquois, on voit parfois une partie du clan en sortir pour aller grossir le clan voisin[7]. Chez les Slaves, un membre de la Zadruga qui est fatigué de la vie commune peut se séparer du reste de la famille et devenir pour elle juridiquement un étranger, de même qu’il peut être exclu par elle[8]. Chez les Germains, une cérémonie peu compliquée permettait à tout Franc qui en avait le désir de se dégager complètement de toutes les obligations de la parenté[9]. À Rome, le fils ne pouvait pas sortir de sa famille par sa seule volonté, et à ce signe nous reconnaissons un type social plus élevé. Mais ce lien que le fils ne pouvait pas rompre pouvait être brisé par le père ; c’est dans cette opération que consistait l’émancipation. Aujourd’hui, ni le père ni le fils ne peuvent modifier l’état naturel des relations domestiques : elles restent telles que la naissance les détermine.

En résumé, en même temps que les obligations domestiques deviennent plus nombreuses, elles prennent, comme on dit, un caractère public. Non seulement, en principe, elles n’ont pas une origine contractuelle, mais le rôle qu’y joue le contrat va toujours en diminuant ; au contraire, le contrôle social sur la manière dont elles se nouent, se dénouent, se modifient, ne fait qu’augmenter. La raison en est dans l’effacement progressif de l’organisation segmentaire. La famille, en effet, est pendant longtemps un véritable segment social. À l’origine, elle se confond avec le clan ; si, plus tard, elle s’en distingue, c’est comme la partie du tout ; elle est le produit d’une segmentation secondaire du clan, identique à celle qui a donné naissance au clan lui-même, et, quand ce dernier a disparu, elle se maintient encore en cette même qualité. Or, tout ce qui est segment tend de plus en plus à être résorbé dans la masse sociale. C’est pourquoi la famille est obligée de se transformer. Au lieu de rester une société autonome au sein de la grande, elle est attirée toujours davantage dans le système des organes sociaux. Elle devient elle-même un de ces organes, chargé de fonctions spéciales et, par suite, tout ce qui se passe en elle est susceptible d’avoir des répercussions générales. C’est ce qui fait que les organes régulateurs de la société sont nécessités à intervenir pour exercer sur la manière dont la famille fonctionne une action modératrice ou même, dans certains cas, positivement excitatrice[10].


Mais ce n’est pas seulement en dehors des relations contractuelles, c’est sur le jeu de ces relations elles-mêmes que se fait sentir l’action sociale. Car tout n’est pas contractuel dans le contrat. Les seuls engagements qui méritent ce nom sont ceux qui ont été voulus par les individus et qui n’ont pas d’autre origine que cette libre volonté. Inversement, toute obligation qui n’a pas été mutuellement consentie n’a rien de contractuel. Or, partout où le contrat existe, il est soumis à une réglementation qui est l’œuvre de la société et non celle des particuliers, et qui devient toujours plus volumineuse et plus compliquée.

Il est vrai que les contractants peuvent s’entendre pour déroger sur certains points aux dispositions de la loi. Mais d’abord leurs droits a cet égard ne sont pas illimités. Par exemple, la convention des parties ne peut faire qu’un contrat soit valide qui ne satisfait pas aux conditions de validité exigées par la loi. Sans doute, dans la grande majorité des cas, le contrat n’est plus maintenant astreint à des formes déterminées ; encore ne faut-il pas oublier qu’il y a toujours dans nos codes des contrats solennels. Mais si la loi, en général, n’a plus les exigences formalistes d’autrefois, elle assujettit le contrat à des conditions d’un autre genre. Elle refuse toute force obligatoire aux engagements contractés par un incapable, ou sans objet, ou dont la cause est illicite, ou faits par une personne qui ne peut pas vendre, ou portant sur une chose qui ne peut être vendue. Parmi les obligations qu’elle fait découler des divers contrats, il en est qui ne peuvent être changées par aucune stipulation. C’est ainsi que le vendeur ne peut manquer à l’obligation de garantir l’acheteur contre toute éviction qui résulte d’un fait qui lui est personnel (art. 1628), ni à celle de restituer le prix en cas d’éviction, quelle qu’en soit l’origine, pourvu que l’acheteur n’ait pas connu le danger (art, 1629), ni à celle d’expliquer clairement ce à quoi il s’engage (art. 1602). De même, dans une certaine mesure tout au moins, il ne peut être dispensé de la garantie des vices cachés (art, 1641 et 1643), surtout s’il les a connus. S’il s’agit d’immeubles, c’est l’acheteur qui a le devoir de ne pas profiter de la situation pour imposer un prix trop sensiblement au-dessous de la valeur réelle de la chose (art. 1674), etc. D’autre part, tout ce qui concerne la preuve, la nature des actions auxquelles donne droit le contrat, les délais dans lesquels elles doivent être intentées, est absolument soustrait aux transactions individuelles.

Dans d’autres cas, l’action sociale ne se manifeste pas seulement par le refus de reconnaître un contrat formé en violation de la loi, mais par une intervention positive. Ainsi le juge peut, quels que soient les termes de la convention, accorder dans certaines circonstances un délai au débiteur (art. 1184, 1244, 1655, 1900), ou bien obliger l’emprunteur à restituer au préteur sa chose avant le terme convenu, si ce dernier en a un pressant besoin (art. 1189). Mais ce qui montre mieux encore que les contrats donnent naissance à des obligations qui n’ont pas été contractées, c’est qu’ils « obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature » (art. 1135). En vertu de ce principe, on doit suppléer dans le contrat « les clauses qui y sont d’usage, quoiqu’elles n’y soient pas exprimées » (art. 1160).

Mais alors même que l’action sociale ne s’exprime pas sous cette forme expresse, elle ne cesse pas d’être réelle. En effet, cette possibilité de déroger à la loi, qui semble réduire le droit contractuel au rôle de substitut éventuel des contrats proprement dits, est, dans la très grande généralité des cas, purement théorique. Pour s’en convaincre, il suffit de se représenter en quoi il consiste.

Sans doute, quand les hommes s’unissent par le contrat, c’est que, par suite de la division du travail, ou simple ou complexe, ils ont besoin les uns des autres. Mais, pour qu’ils coopèrent harmoniquement, il ne suffit ni qu’ils entrent en rapport, ni même qu’ils sentent l’état de mutuelle dépendance où ils se trouvent. Il faut encore que les conditions de cette coopération soient fixées pour toute la durée de leurs relations. Il faut que les devoirs et les droits de chacun soient définis, non seulement en vue de la situation telle qu’elle se présente au moment où se noue le contrat, mais en prévision des circonstances qui peuvent se produire et la modifier. Autrement, ce serait à chaque instant des conflits et des tiraillements nouveaux. Il ne faut pas oublier en effet que, si la division du travail rend les intérêts solidaires, elle ne les confond pas : elle les laisse distincts et rivaux. De même qu’à l’intérieur de l’organisme individuel chaque organe est en antagonisme avec les autres, tout en coopérant avec eux, chacun des contractants, tout en ayant besoin de l’autre, cherche à obtenir aux moindres frais ce dont il a besoin, c’est-à-dire à acquérir le plus de droits possible en échange des moindres obligations possible.

Il est donc nécessaire que le partage des uns et des autres soit prédéterminé, et cependant il ne peut se faire d’après un plan préconçu. Il n’y a rien dans la nature des choses de quoi l’on puisse déduire que les obligations de l’un ou de l’autre doivent aller jusqu’à telle limite plutôt qu’à telle autre. Mais toute détermination de ce genre ne peut résulter que d’un compromis ; c’est un moyen terme entre la rivalité des intérêts en présence et leur solidarité. C’est une position d’équilibre qui ne peut se trouver qu’après des tâtonnements plus ou moins laborieux. Or, il est bien évident que nous ne pouvons ni recommencer ces tâtonnements, ni restaurer à nouveaux frais cet équilibre toutes les fois que nous nous engageons dans quelque relation contractuelle. Tout nous manque pour cela. Ce n’est pas au moment où les difficultés surgissent qu’il faut les résoudre, et cependant nous ne pouvons ni prévoir la variété des circonstances possibles à travers lesquelles se déroulera notre contrat, ni fixer par avance à l’aide d’un simple calcul mental quels seront, dans chaque cas, les droits et les devoirs de chacun, sauf dans les matières dont nous avons une pratique toute particulière. D’ailleurs, les conditions matérielles de la vie s’opposent à ce que de telles opérations puissent être répétées. Car, à chaque instant et souvent à l’improviste, nous nous trouvons contracter de ces liens, soit que nous achetions, soit que nous vendions, soit que nous voyagions, soit que nous louions des services, soit que nous descendions dans une hôtellerie, etc. La plupart de nos relations avec autrui sont de nature contractuelle. Si donc il fallait à chaque fois instituer à nouveau les luttes, les pourparlers nécessaires pour bien établir toutes les conditions de l’accord dans le présent et dans l’avenir, nous serions immobilisés. Pour toutes ces raisons, si nous n’étions liés que par les termes de nos contrats, tels qu’ils ont été débattus, il n’en résulterait qu’une solidarité précaire.

Mais le droit contractuel est là qui détermine les conséquences juridiques de nos actes que nous n’avons pas déterminées. Il exprime les conditions normales de l’équilibre, telles qu’elles se sont dégagées d’elles-mêmes et peu à peu de la moyenne des cas. Résumé d’expériences nombreuses et variées, ce que nous ne pouvons prévoir individuellement y est prévu, ce que nous ne pouvons régler y est réglementé et cette réglementation s’impose à nous, quoiqu’elle ne soit pas notre œuvre, mais celle de la société et de la tradition. Elle nous astreint à des obligations que nous n’avons pas contractées, au sens exact du mot, puisque nous ne les avons pas délibérées, ni même parfois connues par avance. Sans doute, l’acte initial est toujours contractuel ; mais il a des suites, même immédiates, qui débordent plus ou moins les cadres du contrat. Nous coopérons parce que nous l’avons voulu, mais notre coopération volontaire nous crée des devoirs que nous n’avons pas voulus.

De ce point de vue, le droit des contrats apparaît sous un tout autre aspect. Ce n’est plus simplement un complément utile des conventions particulières, c’en est la norme fondamentale. S’imposant à nous avec l’autorité de l’expérience traditionnelle, il constitue la base de nos rapports contractuels. Nous ne pouvons nous en écarter que partiellement et accidentellement. La loi nous confère des droits et nous assujettit à des devoirs comme dérivant de tel acte de notre volonté. Nous pouvons, dans certains cas, faire l’abandon des uns ou nous faire décharger des autres. Les uns et les autres n’en sont pas moins le type normal des droits et des devoirs que comporte la circonstance, et il faut un acte exprès pour le modifier. Aussi les modifications sont-elles relativement rares ; en principe, c’est la règle qui s’applique ; les innovations sont exceptionnelles. Le droit des contrats exerce donc sur nous une action régulatrice de la plus haute importance, puisqu’il prédétermine ce que nous devons faire et ce que nous pouvons exiger. C’est une loi qui peut être changée par la seule entente des parties ; mais, tant qu’elle n’est pas abrogée ou remplacée, elle garde toute son autorité et, d’autre part, nous ne pouvons faire acte de législateur que d’une manière très intermittente. Il n’y a donc qu’une différence de degré entre la loi qui règle les obligations qu’engendre le contrat et celles qui fixent les autres devoirs des citoyens.

Enfin, en dehors de cette pression organisée et définie qu’exerce le droit, il en est une qui vient des mœurs. Dans la manière dont nous concluons nos contrats et dont nous les exécutons, nous sommes tenus de nous conformer à des régies qui, pour n’être sanctionnées ni directement ni indirectement par aucun code, n’en sont pas moins impératives. Il y a des obligations professionnelles, purement morales et qui sont pourtant très strictes. Elles sont surtout apparentes dans les professions dites libérales, et, si elles sont peut-être moins nombreuses chez les autres, il y a lieu de se demander, comme nous le verrons, si ce n’est pas l’effet d’un état morbide. Or, si cette action est plus diffuse que la précédente, elle est tout aussi sociale : d’autre part, elle est nécessairement d’autant plus étendue que les relations contractuelles sont plus développées, car elle se diversifie comme les contrats.

En résumé donc, le contrat ne se suffit pas à soi-même, mais il n’est possible que grâce à une réglementation du contrat qui est d’origine sociale. Il l’implique, d’abord parce qu’il a beaucoup moins pour fonction de créer des règles nouvelles que de diversifier dans les cas particuliers les règles générales préétablies ; ensuite parce qu’il n’a et ne peut avoir le pouvoir de lier que dans de certaines conditions qu’il est nécessaire de définir. Si, en principe, la société lui prête une force obligatoire, c’est qu’en général l’accord des volontés particulières suffit à assurer, sous les réserves précédentes, le concours harmonieux des fonctions sociales diffuses. Mais s’il va contre son but, s’il est de nature à troubler le jeu régulier des organes, si, comme on dit, il n’est pas juste, il est nécessaire que, étant dépourvu de toute valeur sociale, il soit aussi destitué de toute autorité. Le rôle de la société ne saurait donc en aucun cas se réduire à faire exécuter passivement les contrats ; il est aussi de déterminer à quelles conditions ils sont exécutoires et, s’il y a lieu, de les restituer sous leur forme normale. L’entente des parties ne peut rendre juste une clause qui par elle-même ne l’est pas, et il y a des règles de justice dont la justice sociale doit prévenir la violation, même si elle a été consentie par les intéressés.

Une réglementation est ainsi nécessaire dont l’étendue ne peut être limitée par avance. Le contrat, dit M. Spencer, a pour objet d’assurer au travailleur l’équivalent de la dépense que lui a causée son travail[11]. Si tel est vraiment le rôle du contrat, il ne pourra jamais le remplir qu’à condition d’être réglementé bien plus minutieusement qu’il n’est aujourd’hui ; car ce serait un vrai miracle s’il suffisait à produire sûrement cette équivalence. En fait, c’est tantôt le gain qui dépasse la dépense, tantôt la dépense qui dépasse le gain ; et la disproportion est souvent éclatante. Mais, répond toute une école, si les gains sont trop bas, la fonction sera délaissée pour d’autres ; s’ils sont trop élevés, elle sera recherchée et la concurrence diminuera les profits. On oublie que toute une partie de la population ne peut pas quitter ainsi sa fonction, parce qu’aucune autre ne lui est accessible. Ceux mêmes qui ont davantage la liberté de leurs mouvements ne peuvent pas la reprendre en un instant ; de pareilles révolutions sont toujours longues à s’accomplir. En attendant, des contrats injustes, insociaux par définition, ont été exécutés avec le concours de la société, et, quand l’équilibre a été rétabli sur un point, il n’y a pas de raison pour qu’il ne se rompe pas sur un autre.

Il n’est pas besoin de démontrer que cette intervention, sous ses différentes formes, est de nature éminemment positive, puisqu’elle a pour effet de déterminer la manière dont nous devons coopérer. Ce n’est pas elle, il est vrai, qui donne le branle aux fonctions qui concourent ; mais, une fois que le concours est commencé, elle le règle. Dès que nous avons fait un premier acte de coopération, nous sommes engagés et l’action régulatrice de la société s’exerce sur nous. Si M. Spencer l’a qualifiée de négative, c’est que, pour lui, le contrat consiste uniquement dans l’échange. Mais, même à ce point de vue, l’expression qu’il emploie n’est pas exacte. Sans doute quand, après avoir pris livraison d’un objet ou profité d’un service, je refuse d’en fournir l’équivalent convenu, je prends à autrui ce qui lui appartient et on peut dire que la société, en m’obligeant à tenir ma promesse, ne fait que prévenir une lésion, une agression indirecte. Mais, si j’ai simplement promis un service sans en avoir, au préalable, reçu la rémunération, je n’en suis pas moins tenu de remplir mon engagement ; cependant, dans ce cas, je ne m’enrichis pas au détriment d’autrui : je refuse seulement de lui être utile. De plus, l’échange, nous l’avons vu, n’est pas tout le contrat ; mais il y a aussi la bonne harmonie des fonctions qui concourent. Celles-ci ne sont pas seulement en contact pendant le court instant où les choses passent d’une main dans l’autre ; mais des rapports plus étendus en résultent nécessairement au cours desquels il importe que leur solidarité ne soit pas troublée.

Même les comparaisons biologiques sur lesquelles M. Spencer appuie volontiers sa théorie du contrat libre en sont bien plutôt la réfutation. Il compare, comme nous avons fait, les fonctions économiques à la vie viscérale de l’organisme individuel, et fait remarquer que cette dernière ne dépend pas directement du système cérébro-spinal, mais d’un appareil spécial dont les principales branches sont le grand sympathique et le pneumo-gastrique. Mais, si de cette comparaison il est permis d’induire avec quelque vraisemblance que les fonctions économiques ne sont pas de nature à être placées sous l’influence immédiate du cerveau social, il ne s’ensuit pas qu’elles puissent être affranchies de toute influence régulatrice ; car, si le grand sympathique est, dans une certaine mesure, indépendant du cerveau, il domine les mouvements des viscères tout comme le cerveau fait pour ceux des muscles. Si donc il y a dans la société un appareil du même genre, il doit avoir sur les organes qui lui sont soumis une action analogue.

Ce qui y correspond, suivant M. Spencer, c’est cet échange d’informations qui se fait sans cesse d’une place à l’autre sur l’état de l’offre et de la demande et qui, par suite, arrête ou stimule la production[12]. Mais il n’y a rien là qui ressemble à une action régulatrice. Transmettre une nouvelle n’est pas commander des mouvements. Cette fonction est bien celle des nerfs afférents, mais n’a rien de commun avec celle des ganglions nerveux : or, ce sont ces derniers qui exercent la domination dont nous venons de parler. Interposés sur le trajet des sensations, c’est exclusivement par leur intermédiaire que celles-ci peuvent se réfléchir en mouvements. Très vraisemblablement, si l’étude en était plus avancée, on verrait que leur rôle, qu’ils soient centraux ou non, est d’assurer le concours harmonieux des fonctions qu’ils gouvernent, lequel serait à tout instant désorganisé s’il devait varier à chaque variation des impressions excitatrices. Le grand sympathique social doit donc comprendre, outre un système de voies de transmission, des organes vraiment régulateurs qui, chargés de combiner les actes intestinaux comme le ganglion cérébral combine les actes externes, aient le pouvoir ou d’arrêter les excitations, ou de les amplifier, ou de les modérer suivant les besoins.

Cette comparaison induit même à penser que l’action régulatrice à laquelle est actuellement soumise la vie économique n’est pas ce qu’elle devrait être normalement. Sans doute elle n’est pas nulle, nous venons de le montrer. Mais, ou bien elle est diffuse, ou bien elle émane directement de l’État. On trouvera difficilement dans nos sociétés contemporaines des centres régulateurs analogues aux ganglions du grand sympathique. Assurément, si ce doute n’avait d’autre base que ce manque de symétrie entre l’individu et la société, il ne mériterait pas d’arrêter l’attention. Mais il ne faut pas oublier que, jusqu’à des temps très récents, ces organes intermédiaires existaient : c’étaient les corps de métiers. Nous n’avons pas à en discuter ici les avantages ni les inconvénients. D’ailleurs, de pareilles discussions sont difficilement objectives, car nous ne pouvons guère trancher ces questions d’utilité pratique que d’après nos sentiments personnels. Mais par cela seul qu’une institution a été nécessaire pendant des siècles à des sociétés, il paraît peu vraisemblable que celles-ci se soient brusquement trouvées en état de s’en passer. Sans doute, elles ont changé ; mais il est légitime de présumer a priori que les changements par lesquels elles ont passé réclamaient moins une destruction radicale de cette organisation qu’une transformation. En tout cas, il y a trop peu de temps qu’elles vivent dans ces conditions pour qu’on puisse décider si cet état est normal et définitif ou simplement accidentel et morbide. Même les malaises qui se font sentir depuis cette époque dans cette sphère de la vie sociale ne semblent pas préjuger une réponse favorable. Nous trouverons dans la suite de ce travail d’autres faits qui confirment cette présomption[13].

  1. Bien entendu, il en est de même pour la dissolution du lien conjugal.
  2. Smith, Mariage and kinship in early Arabia. Cambridge, 1883. p. 135.
  3. Krauss, Sitte und Brauch der Südslaven, ch. XXIX.
  4. Viollet, Précis de l’histoire du droit français, p. 402.
  5. Accarias, Précis de droit romain, I, p. 240 et suiv.
  6. Viollet, op. cit. , p. 406
  7. Morgan, Ancient Society, p. 81.
  8. Krauss, Op. cit., p. 113. et suiv.
  9. Loi salique, tit. LX.
  10. Par exemple ; dans les cas de tutelle, d’interdiction, où l’autorité publique intervient parfois d’office. Le progrès de cette action régulatrice ne contredit pas la régression, constatée plus haut, des sentiments collectifs qui concernent la famille ; au contraire, le premier phénomène suppose l’autre, car, pour que ces sentiments eussent diminué ou se fussent affaiblis, il a fallu que la famille eût cessé de se confondre avec la société et se fût constitué une sphère d’action personnelle, soustraite à la conscience commune. Or, cette transformation était nécessaire pour qu’elle pût devenir ensuite un organe de la société, car un organe, c’est une partie individualisée de la société.
  11. Bases de la morale évolutionniste, p. 124 et suiv.
  12. Essais de morale, p. 187.
  13. V. liv. III, ch. I.