De la division du travail social/Livre II/Chapitre II/II

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Félix Alcan (p. 290-294).
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Livre II, Chapitre II


II

Suivant M. Spencer, si l’accroissement du volume social a une influence sur les progrès de la division du travail, ce n’est pas qu’il les détermine ; il ne fait que les accélérer. C’est seulement une condition adjuvante du phénomène. Instable par nature, toute masse homogène devient forcément hétérogène, quelles qu’en soient les dimensions ; seulement, elle se différencie plus complètement et plus vite quand elle est plus étendue. En effet, comme cette hétérogénéité vient de ce que les différentes parties de la masse sont exposées à l’action de forces différentes, elle est d’autant plus grande qu’il y a plus de parties diversement situées. C’est le cas pour les sociétés : « Quand une communauté, devenant fort populeuse, se répand sur une grande étendue de pays et s’y établit si bien que ses membres vivent et meurent dans leurs districts respectifs, elle maintient ses diverses sections dans des circonstances physiques différentes, et alors ces sections ne peuvent plus rester semblables par leurs occupations. Celles qui vivent dispersées continuent à chasser et à cultiver la terre ; celles qui s’étendent sur le bord de la mer s’adonnent à des occupations maritimes ; les habitants de quelque endroit choisi, peut-être pour sa position centrale, comme lieu de réunions périodiques, deviennent commerçants, et une ville se fonde… Une différence dans le sol et dans le climat fait que les habitants des campagnes, dans les diverses régions du pays, ont des occupations spécialisées en partie et se distinguent en ce qu’ils produisent des bœufs, ou des moutons, ou du blé[1]. » En un mot, la variété des milieux dans lesquels sont placés les individus produit chez ces derniers des aptitudes différentes qui déterminent leur spécialisation dans des sens divergents, et, si cette spécialisation s’accroît avec les dimensions des sociétés, c’est que ces différences externes s’accroissent en même temps.

Il n’est pas douteux que les conditions extérieures dans lesquelles vivent les individus ne les marquent de leur empreinte et que, étant diverses, elles ne les différencient. Mais il s’agit de savoir si cette diversité, qui sans doute n’est pas sans rapports avec la division du travail, suffit à la constituer. Assurément, on s’explique que, suivant les propriétés du sol et les conditions du climat, les habitants produisent ici du blé, ailleurs des moutons ou des bœufs. Mais les différences fonctionnelles ne se réduisent pas toujours, comme dans ces exemples, à de simples nuances ; elles sont parfois si tranchées que les individus entre lesquels le travail est divisé forment comme autant d’espèces distinctes et même opposées. On dirait qu’ils conspirent pour s’écarter le plus possible les uns des autres. Quelle ressemblance y a-t-il entre le cerveau qui pense et l’estomac qui digère ? De même, qu’y a-t-il de commun entre le poète tout entier à son rêve, le savant tout entier à ses recherches, l’ouvrier qui passe sa vie à tourner des têtes d’épingles, le laboureur qui pousse sa charrue, le marchand derrière son comptoir ? Si grande que soit la variété des conditions extérieures, elle ne présente nulle part des différences qui soient en rapport avec des contrastes aussi fortement accusés, et qui, par conséquent, puissent en rendre compte. Alors même que l’on compare, non plus des fonctions très éloignées l’une de l’autre, mais seulement des embranchements divers d’une même fonction, il est souvent tout à fait impossible d’apercevoir à quelles dissemblances extérieures peut être due leur séparation. Le travail scientifique va de plus en plus en se divisant. Quelles sont les conditions climatériques, géologiques ou même sociales qui peuvent avoir donné naissance à ces talents si différents du mathématicien, du chimiste, du naturaliste, du psychologue, etc. ?

Mais, là même où les circonstances extérieures inclinent le plus fortement les individus à se spécialiser dans un sens défini, elles ne suffisent pas à déterminer cette spécialisation. Par sa constitution, la femme est prédisposée à mener une vie différente de l’homme ; cependant, il y a des sociétés où les occupations des sexes sont sensiblement les mêmes. Par son âge, par les relations de sang qu’il soutient avec ses enfants, le père est tout indiqué pour exercer dans la famille ces fonctions directrices dont l’ensemble constitue le pouvoir paternel. Cependant, dans la famille maternelle, ce n’est pas à lui qu’est dévolue cette autorité. Il parait tout naturel que les différents membres de la famille aient des attributions, c’est-à-dire des fonctions différentes suivant leur degré de parenté ; que le père et l’oncle, le frère et le cousin n’aient ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs. Il y a cependant des types familiaux, où tous les adultes jouent le même rôle et sont sur le même pied d’égalité, quels que soient leurs rapports de consanguinité. La situation inférieure qu’occupe le prisonnier de guerre au sein d’une tribu victorieuse semble le condamner — si du moins la vie lui est conservée — aux fonctions sociales les plus basses. Nous avons vu pourtant qu’il est souvent assimilé aux vainqueurs et devient leur égal.

C’est qu’en effet, si ces différences rendent possible la division du travail, elles ne la nécessitent pas. De ce qu’elles sont données, il ne suit pas forcément qu’elles soient utilisées. Elles sont peu de chose, en somme, à côté des ressemblances que les hommes continuent à présenter entre eux ; ce n’est qu’un germe à peine distinct. Pour qu’il en résulte une spécialisation de l’activité, il faut qu’elles soient développées et organisées, et ce développement dépend évidemment d’autres causes que la variété des conditions extérieures. Mais, dit M. Spencer, il se fera de lui-même parce qu’il suit la ligne de la moindre résistance et que toutes les forces de la nature se portent invinciblement dans cette direction. Assurément, si les hommes se spécialisent, ce sera dans le sens marqué par ces différences naturelles, car c’est de cette manière qu’ils auront le moins de peine et le plus de profit. Mais pourquoi se spécialisent-ils ? Qu’est-ce qui les détermine à pencher ainsi du côté par où ils se distinguent les uns des autres ? M. Spencer explique assez bien de quelle manière se produira l’évolution, si elle a lieu ; mais il ne nous dit pas quel est le ressort qui la produit. À vrai dire, pour lui, la question ne se pose même pas. Il admet en effet que le bonheur s’accroît avec la puissance productive du travail. Toutes les fois donc qu’un moyen nouveau est donné de diviser davantage le travail, il lui paraît impossible que nous ne nous en saisissions pas. Mais nous savons que les choses ne se passent pas ainsi. En réalité, ce moyen n’a de valeur pour nous que si nous en avons besoin, et comme l’homme primitif n’a aucun besoin de tous ces produits que l’homme civilisé a appris à désirer et qu’une organisation plus complexe du travail a précisément pour effet de lui fournir, nous ne pouvons comprendre d’où vient la spécialisation croissante des tâches que si nous savons comment ces besoins nouveaux se sont constitués.

  1. Premiers principes, 381.