De la division du travail social/Livre II/Chapitre III/II

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Félix Alcan (p. 322-330).
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Livre II, Chapitre III


II


Mais cette cause n’est pas celle qui contribue le plus à produire ce résultat.

Ce qui fait la force des états collectifs, ce n’est pas seulement qu’ils sont communs à la génération présente, mais c’est surtout qu’ils sont, pour la plupart, un legs des générations antérieures. La conscience commune ne se constitue en effet que très lentement et se modifie de même. Il faut du temps pour qu’une forme de conduite ou une croyance arrive à ce degré de généralité et de cristallisation ; du temps aussi pour qu’elle le perde. Elle est donc presque tout entière un produit du passé. Or, ce qui vient du passé est généralement l’objet d’un respect tout particulier. Une pratique à laquelle tout le monde unanimement se conforme a sans doute un grand prestige ; mais si elle est forte en outre de l’assentiment des ancêtres, on ose encore bien moins y déroger. L’autorité de la conscience collective est donc faite en grande partie de l’autorité de la tradition. Nous allons voir que celle-ci diminue nécessairement à mesure que le type segmentaire s’efface.

En effet, quand il est très prononcé, les segments forment autant de petites sociétés plus ou moins fermées les unes aux autres. Là où ils ont une base familiale, il est aussi difficile d’en changer que de changer de famille, et si, quand ils n’ont plus qu’une base territoriale, les barrières qui les séparent sont moins infranchissables, elles persistent cependant. Au moyen Age, il était encore difficile à un ouvrier de trouver du travail dans une autre ville que la sienne[1] ; les douanes intérieures formaient d’ailleurs autour de chaque compartiment social une ceinture qui le protégeait contre les infiltrations d’éléments étrangers. Dans ces conditions, l’individu est retenu au sol où il est né et par les liens qui l’y attachent et parce qu’il est repoussé d’ailleurs ; la rareté des voies de communication et de transmission est une preuve de cette occlusion de chaque segment. Par contre-coup, les causes qui maintiennent l’homme dans son milieu natal le lient dans son milieu domestique. D’abord, à l’origine, les deux se confondent, et si plus tard ils se distinguent, on ne peut pas s’éloigner beaucoup du second quand on ne peut pas dépasser le premier. La force d’attraction qui résulte de la consanguinité exerce donc son action avec son maximum d’intensité, puisque chacun reste toute sa vie placé tout près de la source même de cette force. C’est en effet une loi sans exception que, plus la structure sociale est de nature segmentaire, plus les familles forment de grandes masses compacte, indivises, ramassées sur elles-mêmes[2].

Au contraire, à mesure que les lignes de démarcation qui séparent les différents segments s’effacent, il est inévitable que cet équilibre se rompe. Comme les individus ne sont plus contenus dans leurs lieux d’origine et que ces espaces libres, qui s’ouvrent devant eux, les attirent, ils ne peuvent manquer de s’y répandre. Les enfants ne restent plus immuablement attachés au pays de leurs parents, mais s’en vont tenter fortune dans toutes les directions. Les populations se mélangent, et c’est ce qui fait que leurs différences originelles achèvent de se perdre. La statistique ne nous permet malheureusement pas de suivre dans l’histoire la marche de ces migrations intérieures ; mais il est un fait qui suffit à établir leur importance croissante, c’est la formation et le développement des villes. Les villes en effet ne se forment pas par une sorte de croissance spontanée, mais par immigration. Bien loin qu’elles doivent leur existence et leurs progrès à l’excédent normal des naissances sur les décès, elles présentent à ce point de vue un déficit général. C’est donc du dehors qu’elles reçoivent les éléments dont elles s’accroissent journellement. Selon Dunant[3], le croit annuel de l’ensemble de la population des trente et une grandes villes d’Europe emprunte 784,6 pour mille à l’immigration. En France, le recensement de 1881 accusait sur celui de 1876 une augmentation de 760,000 habitants ; le département de la Seine et les quarante-cinq villes ayant plus de 30,000 habitants « absorbaient sur le chiffre de l’accroissement quinquennal plus de 661,000 habitants, en laissant seulement 105,000 à répartir entre les villes moyennes, les petites villes et les campagnes[4]. » Ce n’est pas seulement vers les grandes villes que se portent ces grands mouvements migrateurs ; ils rayonnent dans les régions avoisinantes. M. Bertillon a calculé que pendant l’année 1886, tandis que dans la moyenne de la France sur 100 habitants 11,25 seulement étaient nés en dehors du département, dans le département de la Seine il y en avait 34,67. Cette proportion des étrangers est d’autant plus élevée que les villes que compte le département sont plus populeuses. Elle est de 31,47 dans le Rhône, de 26,29 dans les Bouches-du-Rhône, de 26,41 dans la Seine-et-Oise[5], de 19,46 dans le Nord, de 17,62 dans la Gironde[6]. Ce phénomène n’est pas particulier aux grandes villes : il se produit également, quoique avec une moindre intensité, dans les petites villes, dans les bourgs. « Toutes ces agglomérations augmentent constamment aux dépens des communes plus petites, de sorte que l’on voit à chaque recensement le nombre des villes de chaque catégorie s’augmenter de quelques unités[7]. »

Or, la mobilité plus grande des unités sociales que supposent ces phénomènes de migration, détermine un affaiblissement de toutes les traditions.

En effet, ce qui fait surtout la force de la tradition, c’est le caractère des personnes qui la transmettent et l’inculquent, je veux dire les anciens. Ils en sont l’expression vivante : eux seuls ont été témoins de ce que faisaient les ancêtres. Ils sont l’unique intermédiaire entre le présent et le passé. D’autre part, ils jouissent auprès des générations qui ont été élevées sous leurs yeux et sous leur direction, d’un prestige que rien ne peut remplacer. L’enfant, en effet, a conscience de son infériorité vis-à-vis des personnes plus âgées qui l’entourent et il sent qu’il dépend d’elles. Le respect révérentiel qu’il a pour elles se communique naturellement à tout ce qui en vient, à tout ce qu’elles disent et à tout ce qu’elles font. C’est donc l’autorité de l’âge qui fait en grande partie celle de la tradition. Par conséquent, tout ce qui peut contribuer à prolonger cette influence au delà de l’enfance ne peut que fortifier les croyances et les pratiques traditionnelles. C’est ce qui arrive quand l’homme fait continue à vivre dans le milieu où il a été élevé ; car il reste alors en rapports avec les personnes qui l’ont connu enfant, et soumis à leur action. Le sentiment qu’il a pour elles subsiste et, par conséquent, produit les mêmes effets, c’est-à-dire contient les velléités d’innovation. Pour qu’il se produise des nouveautés dans la vie sociale, il ne suffit pas que des générations nouvelles arrivent à la lumière : il faut encore qu’elles ne soient pas trop fortement entraînées à suivre les errements de leurs devancières. Plus l’influence de ces dernières est profonde — et elle est d’autant plus profonde qu’elle dure davantage — plus il y a d’obstacles aux changements. Auguste Comte avait raison de dire que si la vie humaine était décuplée, sans que la proportion respective des âges fut pour cela modifiée, il en résulterait « un ralentissement inévitable, quoique impossible à mesurer, de notre développement social[8]. »

Mais c’est l’inverse qui se produit si l’homme, au sortir de l’adolescence, est transplanté dans un nouveau milieu. Sans doute, il y trouve aussi des hommes plus âgés que lui ; mais ce n’est pas ceux dont il a, pendant l’enfance, subi l’action. Le respect qu’il a pour eux est donc moindre et de nature plus conventionnelle, car il ne correspond à aucune réalité ni actuelle, ni passée. Il n’en dépend pas et n’en a jamais dépendu ; il ne peut donc les respecter que par analogie. C’est d’ailleurs un fait connu que le culte de l’âge va en s’affaiblissant avec la civilisation. Si développé jadis, il se réduit aujourd’hui à quelques pratiques de politesse, inspirées par une sorte de pitié. On plaint les vieillards plus qu’on ne les craint. Les âges sont nivelés. Tous les hommes qui sont arrivés à la maturité se traitent à peu près en égaux. Par suite de ce nivellement, les mœurs des ancêtres perdent de leur ascendant ; car elles n’ont plus auprès de l’adulte de représentants autorisés. On est plus libre vis-à-vis d’elles parce qu’on est plus libre vis-à-vis de ceux qui l’incarnent. La solidarité des temps est moins sensible parce qu’elle n’a plus son expression matérielle dans le contact continu des générations successives. Sans doute, les effets de l’éducation première continuent à se faire sentir, mais avec moins de force, parce qu’ils ne sont pas entretenus.

Ce moment de la pleine jeunesse est d’ailleurs celui où les hommes sont le plus impatients de tout frein et le plus avides de changement. La vie qui circule en eux n’a pas encore eu le temps de se figer, de prendre définitivement des formes déterminées, et elle est trop intense pour se laisser discipliner sans résistance. Ce besoin se satisfera donc d’autant plus facilement qu’il sera moins contenu du dehors, et il ne peut se satisfaire qu’aux dépens de la tradition. Celle-ci est plus battue en brèche au moment même où elle perd de ses forces. Une fois donné, ce germe de faiblesse ne peut que se développer avec chaque génération ; car on transmet avec moins d’autorité des principes dont on sent moins l’autorité.

Une expérience caractéristique démontre cette influence de l’âge sur la force de la tradition.

Précisément parce que la population des grandes villes se recrute surtout par immigration, elle se compose essentiellement de gens qui, une fois adultes, ont quitté leurs foyers et se sont soustraits à l’action des anciens. Aussi le nombre des vieillards y est-il très faible, tandis qu’au contraire celui des hommes dans la force de l’âge y est très élevé. M. Cheysson a démontré que les courbes de la population à chaque groupe d’âge, pour Paris et pour la province, ne se rencontrent qu’aux âges de 15 à 20 ans et de 50 à 55 ans. Entre 20 et 50 la courbe parisienne est beaucoup plus élevée, au delà elle est plus basse[9]. En 1881 on comptait à Paris 1,118 individus de 20 à 25 ans pour 874 dans le reste du pays[10]. Pour le département de la Seine tout entier, on trouve sur 1,000 habitants 731 de 15 à 60 ans et 76 seulement au delà de cet âge, tandis que la province a 618 des premiers et 106 des seconds. En Norvège, d’après Jacques Bertillon, les rapports sont les suivants sur 1,000 habitants :

Villes. Campagnes.
De 15 à 30 ans 278 239
De 30 à 45 — 205 183
De 45 à 60 — 110 420
De 60 et au-dessus 59 87

Ainsi, c’est dans les grandes villes que l’influence modératrice de l’âge est à son minimum ; on constate en même temps que nulle part les traditions n’ont moins d’empire sur les esprits. En effet, les grandes villes sont les foyers incontestés du progrès ; c’est en elles qu’idées, modes, mœurs, besoins nouveaux, s’élaborent pour se répandre ensuite sur le reste du pays. Quand la société change, c’est généralement à leur suite et à leur imitation. Les humeurs y sont tellement mobiles que tout ce qui vient du passé y est un peu suspect ; au contraire, les nouveautés, quelles qu’elles soient, y jouissent d’un prestige presque égal à celui dont jouissaient autrefois les coutumes des ancêtres. Les esprits y sont naturellement orientés vers l’avenir. Aussi la vie s’y transforme-t-elle avec une extraordinaire rapidité : croyances, goûts, passions y sont dans une perpétuelle évolution. Nul terrain n’est plus favorable aux évolutions de toute sorte. C’est que la vie collective ne peut avoir de continuité là où les différentes couches d’unités sociales, appelées à se remplacer les unes les autres, sont à ce point discontinues.

Observant que, pendant la jeunesse des sociétés et surtout au moment de leur maturité, le respect des traditions est beaucoup plus grand que pendant leur vieillesse, M. Tarde a cru pouvoir présenter le déclin du traditionnalisme comme une phase simplement transitoire, une crise passagère de toute évolution sociale. « L’homme, dit-il, n’échappe au joug de la coutume que pour y retomber, c’est-à-dire pour fixer et consolider en y retombant les conquêtes dues à son émancipation temporaire[11]. » Cette erreur tient, croyons-nous, à la méthode de comparaison suivie par l’auteur et dont nous avons, plusieurs fois déjà, signalé les inconvénients. Sans doute, si l’on rapproche la fin d’une société des commencements de celle qui lui succède, on constate un retour du traditionnalisme : seulement, cette phase, par laquelle débute tout type social, est toujours beaucoup moins violente qu’elle ne l’avait été chez le type immédiatement antérieur. Jamais, chez nous, les mœurs des ancêtres n’ont été l’objet du culte superstitieux qui leur était voué à Rome ; jamais il n’y eut à Rome une institution analogue à la γραφή παρανόμων du droit athénien, s’opposant à toute innovation[12] ; même au temps d’Aristote, c’était encore en Grèce une question de savoir s’il était bon de changer les lois établies pour les améliorer, et le philosophe ne se prononce pour l’affirmative qu’avec la plus grande circonspection[13]. Enfin, chez les Juifs, toute déviation de la règle traditionnelle était encore plus complètement impossible, puisque c’était une impiété. Or, pour juger de la marche des événements sociaux, il ne faut pas mettre bout à bout les sociétés qui se succèdent, mais ne les comparer qu’à la période correspondante de leur carrière. Si donc il est bien vrai que toute vie sociale tond à se fixer et à devenir coutumière, la forme qu’elle prend devient toujours moins résistante, plus accessible aux changements ; en d’autres termes, l’autorité de la coutume diminue d’une manière continue. Il est d’ailleurs impossible qu’il en soit autrement, puisque cet affaiblissement dépend des conditions mêmes qui dominent le développement historique.

D’autre part, puisque les croyances et les pratiques communes tirent en grande partie leur force de la force de la tradition, il est évident qu’elles sont de moins en moins en état de gêner la libre expansion des variations individuelles.

  1. Levasseur, op. cit., I, 239.
  2. Le lecteur voit de lui-même les faits qui vérifient cette loi dont nous ne pouvons donner ici une démonstration expresse. Elle résulte de recherches que nous avons faites sur la famille et que nous espérons publier prochainement.
  3. Cité par Layet, Hygiène des Paysans, dernier chapitre.
  4. Dumont, Dépopulation et Civilisation, 175.
  5. Ce chiffre élevé est un effet du voisinage de Paris.
  6. Dictionnaire encyclop. des Sciences médic., art. Migration.
  7. Dumont. op. cit., 178.
  8. Cours de phil. pos., IV, 451.
  9. La Question de la population, in Annales d’Hygiène, 1884.
  10. Annales de la ville de Paris.
  11. Lois de l’imitation, 271.
  12. V. sur cette γραφή, Meier et Schomann, Der attische Process.
  13. Arist. Pol., II, 8, 1268 b, 26.