De la division du travail social/Livre II/Chapitre III/Intro

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Félix Alcan (p. 313-318).
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Livre II, Chapitre III

CHAPITRE III


LES FACTEURS SECONDAIRES


l’indétermination progressive de la conscience commune et ses causes


Nous avons vu dans la première partie de ce travail que la conscience collective devenait plus faible et plus vague, à mesure que la division du travail se développait. C’est même par suite de cette indétermination progressive que la division du travail devient la source principale de la solidarité. Puisque ces deux phénomènes sont à ce point liés, il n’est pas inutile de rechercher les causes de cette régression. Sans doute, en faisant voir avec quelle régularité elle se produit, nous avons directement établi qu’elle dépend certainement de quelques conditions fondamentales de l’évolution sociale. Mais cette conclusion du livre précédent serait plus incontestable encore si nous pouvions trouver quelles sont ces conditions.

Cette question est d’ailleurs solidaire de celle que nous sommes en train de traiter. Nous venons de montrer que les progrès de la division du travail sont dus à la pression plus forte exercée par les unités sociales les unes sur les autres et qui les oblige à se développer dans des sens de plus en plus divergents. Mais cette pression est à chaque instant neutralisée par une pression en sens contraire que la conscience commune exerce sur chaque conscience particulière. Tandis que l’une nous pousse à nous faire une personnalité distincte, l’autre au contraire nous fait une loi de ressembler à tout le monde. Tandis que la première nous incline à suivre la pente de notre nature personnelle, la seconde nous retient et nous empêche de dévier du type collectif. En d’autres termes, pour que la division du travail puisse naître et croître, il ne suffit pas qu’il y ait chez les individus des germes d’aptitudes spéciales, ni qu’ils soient incités à varier dans le sens de ces aptitudes ; mais il faut encore que les variations individuelles soient possibles. Or, elles ne peuvent se produire quand elles sont en opposition avec quelque état fort et défini de la conscience collective ; car, plus un état est fort, et plus il résiste à tout ce qui peut l’affaiblir ; plus il est défini, moins il laisse de place aux changements. On peut donc prévoir que le progrès de la division du travail sera d’autant plus difficile et lent que la conscience commune aura plus de vitalité et de précision. Inversement, il sera d’autant plus rapide que l’individu pourra plus facilement se mettre en harmonie avec son milieu personnel. Mais, pour cela, il ne suffit pas que ce milieu existe, il faut encore que chacun soit libre de s’y adapter, c’est-à-dire soit capable de se mouvoir avec indépendance, alors même que tout le groupe ne se meut pas en même temps et dans la même direction. Or nous savons que les mouvements propres des particuliers sont d’autant plus rares que la solidarité mécanique est plus développée.

Les exemples sont nombreux où l’on peut directement observer cette influence neutralisante de la conscience commune sur la division du travail. Tant que la loi et les mœurs font de l’inaliénabilité et de l’indivision de la propriété immobilière une stricte obligation, les conditions nécessaires à l’apparition de la division du travail ne sont pas nées. Chaque famille forme une masse compacte, et toutes se livrent à la même occupation, à l’exploitation du patrimoine héréditaire. Chez les Slaves, la Zadruga s’accroît souvent dans de telles proportions que la misère y est grande ; cependant, comme l’esprit domestique est très fort, on continue généralement à vivre ensemble, au lieu d’aller entreprendre au dehors des professions spéciales comme celles de marin et de marchand. Dans d’autres sociétés, où la division du travail est plus avancée, chaque classe a des fonctions déterminées et toujours les mêmes qui sont soustraites à toute innovation. Ailleurs, il y a des catégories entières de professions dont l’accès est plus ou moins formellement interdit aux citoyens. En Grèce[1], à Rome[2], l’industrie et le commerce étaient des carrières méprisées ; chez les Kabyles, certains métiers comme ceux de boucher, de fabricant de chaussures, etc., sont flétris par l’opinion publique[3]. La spécialisation ne peut donc pas se faire dans ces diverses directions. Enfin, même chez des peuples où la vie économique a déjà atteint un certain développement, comme chez nous au temps des anciennes corporations, les fonctions étaient réglementées de telle sorte que la division du travail ne pouvait progresser. Là où tout le monde était obligé de fabriquer de la même manière, toute variation individuelle était impossible[4].

Le même phénomène se produit dans la vie représentative des sociétés. La religion, cette forme éminente de la conscience commune, absorbe primitivement toutes les fonctions représentatives avec les fonctions pratiques. Les premières ne se dissocient des secondes que quand la philosophie apparaît. Or, elle n’est possible que quand la religion a perdu un peu de son empire. Cette manière nouvelle de se représenter les choses heurte l’opinion collective qui résiste. On a dit parfois que c’est le libre examen qui fait régresser les croyances religieuses ; mais il suppose à son tour une régression préalable de ces mêmes croyances. Il ne peut se produire que si la foi commune le permet.

Le même antagonisme éclate chaque fois qu’une science nouvelle se fonde. Le christianisme lui-même, quoiqu’il ait fait tout de suite à la réflexion individuelle une plus large place qu’aucune autre religion, n’a pas pu échapper à cette loi. Sans doute, l’opposition fut moins vive tant que les savants bornèrent leurs études au monde matériel, puisqu’il était abandonné en principe à la dispute des hommes. Encore, comme cet abandon ne fut jamais complet, comme le Dieu chrétien n’est pas entièrement étranger aux choses de cette terre, arriva-t-il nécessairement que, sur plus d’un point, les sciences naturelles elles-mêmes trouvèrent dans la foi un obstacle. Mais c’est surtout quand l’homme devint un objet de science que la résistance fut énergique. Le croyant, en effet, ne peut pas ne pas répugner à l’idée que l’homme soit étudié comme un être naturel, analogue aux autres, et les faits moraux comme des faits de nature ; et l’on sait combien ces sentiments collectifs, sous les formes différentes qu’ils ont prises, ont gêné le développement de la psychologie et de la sociologie.

On n’a donc pas complètement expliqué les progrès de la division du travail quand on a démontré qu’ils sont nécessaires par suite des changements survenus dans le milieu social ; mais ils dépendent encore de facteurs secondaires qui peuvent ou en faciliter, ou en gêner, ou en entraver complètement le cours. Il ne faut pas oublier en effet que la spécialisation n’est pas la seule solution possible à la lutte pour la vie : il y a aussi l’émigration, la colonisation, la résignation à une existence précaire et plus disputée, enfin l’élimination totale des plus faibles par voie de suicide ou autrement. Puisque le résultat est dans une certaine mesure contingent et que les combattants ne sont pas nécessairement poussés vers l’une de ces issues à l’exclusion des autres, ils se portent vers celle qui est le plus à leur portée. Sans doute, si rien n’empêche la division du travail de se développer, ils se spécialisent. Mais si les circonstances rendent impossible ou trop difficile ce dénouement, il faudra bien recourir à quelque autre.

Le premier de ces facteurs consiste dans une indépendance plus grande des individus par rapport au groupe, leur permettant de varier en liberté. La division du travail physiologique est soumise à la même condition. « Même rapprochés les uns des autres, dit M. Périer, les éléments anatomiques conservent respectivement toute leur individualité. Quel que soit leur nombre, aussi bien dans les organismes les plus élevés que dans les plus humbles, ils se nourrissent, s’accroissent et se reproduisent sans souci de leurs voisins. C’est en cela que consiste la loi d’indépendance des éléments anatomiques, devenue si féconde entre les mains des physiologistes. Cette indépendance doit être considérée comme la condition nécessaire au libre exercice d’une faculté plus générale des plastides, la variabilité sous l’action des circonstances extérieures ou même de certaines forces immanentes aux protoplasmes. Grâce à leur aptitude à varier et à leur indépendance réciproque, les éléments nés les uns des autres et primitivement tous semblables entre eux ont pu se modifier dans des sens différents, prendre des formes diverses, acquérir des fonctions et des propriétés nouvelles[5]. »

Contrairement à ce qui se passe dans les organismes, cette indépendance n’est pas dans les sociétés un fait primitif, puisqu’à l’origine l’individu est absorbé dans le groupe. Mais nous avons vu qu’elle apparaît ensuite et progresse régulièrement en même temps que la division du travail, par suite de la régression de la conscience collective. Il reste à chercher comment cette condition utile de la division du travail social se réalise à mesure qu’elle est nécessaire. Sans doute, c’est qu’elle dépend elle-même des causes qui ont déterminé les progrès de la spécialisation. Mais comment l’accroissement des sociétés en volume et en densité peut-il avoir ce résultat ?

  1. Büsschenschütz, Besitz und Erwerb.
  2. D’après Denys d’Halicarnasse (IX, 25), pendant les premiers temps de la République, aucun Romain ne pouvait se faire marchand ou artisan. — Cicéron parle encore de tout travail mercenaire comme d’un métier dégradant (De off., I, 42).
  3. Hanoteau et Letourneux, La Kabylie, II, 23.
  4. V. Levasseur, Les Classes ouvrières en France jusqu’à la Révolution, passim.
  5. Colonies animales, 702.