De la division du travail social/Livre II/Chapitre IV/II

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Félix Alcan (p. 358-366).
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Livre II, Chapitre IV


II


Mais il y a plus. Il y a tout lieu de croire que le contingent héréditaire diminue non seulement en valeur relative, mais en valeur absolue. L’hérédité devient un facteur moindre du développement humain non seulement parce qu’il y a une multitude toujours plus grande d’acquisitions nouvelles qu’elle ne peut pas transmettre, mais encore parce que celles qu’elle transmet gênent moins les variations individuelles. C’est une conjecture que rendent très vraisemblable les faits qui suivent.

On peut mesurer l’importance du legs héréditaire pour une espèce donnée d’après le nombre et la force des instincts. Or, il est déjà très remarquable que la vie instinctive s’affaiblit à mesure qu’on monte dans l’échelle animale. L’instinct, en effet, est une manière d’agir définie, ajustée à une fin étroitement déterminée. Il porte l’individu à des actes qui sont invariablement les mêmes et qui se reproduisent automatiquement quand les conditions nécessaires sont données ; il est figé dans sa forme. Sans doute, on peut l’en faire dévier à la rigueur, mais outre que de telles déviations, pour être stables, réclament un long développement, elles n’ont d’autre effet que de substituer à un instinct un autre instinct, à un mécanisme spécial un autre de même nature. Au contraire, plus l’animal appartient à une espèce élevée, plus l’instinct devient facultatif. « Ce n’est plus, dit M. Perrier, l’aptitude inconsciente à former une combinaison d’actes indéterminés, c’est l’aptitude à agir différemment suivant les circonstances[1]. » Dire que l’influence de l’hérédité est plus générale, plus vague, moins impérieuse, c’est dire qu’elle est moindre. Elle n’emprisonne plus l’activité de l’animal dans un réseau rigide, mais lui laisse un jeu plus libre. Comme le dit encore M. Perrier, « chez l’animal, en même temps que l’intelligence s’accroît, les conditions de l’hérédité sont profondément modifiées. »

Quand des animaux on passe à l’homme, cette régression est encore plus marquée. « L’homme fait tout ce que font les animaux et davantage ; seulement il le fait en sachant ce qu’il fait et pourquoi il le fait ; cette seule conscience de ses actes semble le délivrer de tous les instincts qui le pousseraient nécessairement à accomplir ces mêmes actes[2]. » Il serait trop long d’énumérer tous les mouvements qui, instinctifs chez l’animal, ont cessé d’être héréditaires chez l’homme. Là même où l’instinct survit, il a moins de force, et la volonté peut plus facilement s’en rendre maîtresse.

Mais alors il n’y a aucune raison pour supposer que ce mouvement de recul qui se poursuit d’une manière ininterrompue des espèces animales inférieures aux espèces les plus élevées, et de celles-ci à l’homme, cesse brusquement à l’avènement de l’humanité. Est-ce que l’homme, du jour où il est entré dans l’histoire, était totalement affranchi de l’instinct ? Mais nous en sentons encore le joug aujourd’hui. Est-ce que les causes qui ont déterminé cet affranchissement progressif dont nous venons de voir la continuité auraient soudainement perdu leur énergie ? Mais il est évident qu’elles se confondent avec les causes mêmes qui déterminent le progrès général des espèces, et comme il ne s’arrête pas, elles ne peuvent davantage s’être arrêtées. Une telle hypothèse est contraire à toutes les analogies. Elle est même contraire à des faits bien établis. Il est en effet démontré que l’intelligence et l’instinct varient toujours en sens inverse l’un de l’autre. Nous n’avons pas pour le moment à chercher d’où vient ce rapport ; nous nous contentons d’en affirmer l’existence. Or, depuis les origines, l’intelligence de l’homme n’a pas cessé de se développer ; l’instinct a donc dû suivre la marche inverse. Par conséquent, quoiqu’on ne puisse pas établir cette proposition par une observation positive des faits, on doit croire que l’hérédité a perdu du terrain au cours de l’évolution humaine.

Un autre fait corrobore le précédent. Non seulement l’évolution n’a pas fait surgir de races nouvelles depuis le commencement de l’histoire, mais encore les races anciennes vont toujours en régressant. En effet, une race est formée par un certain nombre d’individus qui présentent, par rapport à un même type héréditaire, une conformité suffisamment grande pour que les variations individuelles puissent être négligées. Or l’importance de ces dernières va toujours en augmentant. Les types individuels prennent toujours plus de relief au détriment du type générique dont les traits constitutifs, dispersés de tous côtés, confondus avec une multitude d’autres, indéfiniment diversifiés, ne peuvent plus être facilement rassemblés en un tout qui ait quelque unité. Cette dispersion et cet effacement ont commencé, d’ailleurs, même chez des peuples très peu avancés. Par suite de leur isolement, les Esquimaux semblent placés dans des conditions très favorables au maintien de la pureté de leur race. Cependant « les variations de la taille y dépassent les limites individuelles permises… Au passage d’Hotham, un Esquimau ressemblait exactement à un nègre ; au goulet de Spafarret, à un juif (Seeman). Le visage ovale, associé à un nez romain, n’est pas rare (King). Leur teint est tantôt très foncé et tantôt très clair[3]. » S’il en est ainsi dans des sociétés aussi restreintes, le même phénomène doit se reproduire beaucoup plus accusé dans nos grandes sociétés contemporaines. Dans l’Europe centrale, on trouve côte à côte toutes les variétés possibles de crânes, toutes les formes possibles de visages. Il en est de même du teint. D’après les observations faites par Virchow sur dix millions d’enfants pris dans différentes classes de l’Allemagne, le type blond, qui est caractéristique de la race germanique, n’a été observé que de 43 à 33 fois pour 100 dans le Nord ; de 32 à 25 fois dans le Centre et de 24 à 18 dans le Sud[4]. On s’explique que, dans ces conditions qui vont toujours en empirant, l’anthropologiste ne puisse guère constituer de types nettement définis.

Les récentes recherches de M. Galton confirment, en même temps qu’elles permettent de l’expliquer, cet affaiblissement de l’influence héréditaire[5].

D’après cet auteur, dont les observations et les calculs paraissent difficilement réfutables, les seuls caractères qui se transmettent régulièrement et intégralement par l’hérédité dans un groupe social donné sont ceux dont la réunion constitue le type moyen. Ainsi, un fils né de parents exceptionnellement grands n’aura pas leur taille, mais se rapprochera davantage de la médiocrité. Inversement, s’ils sont trop petits, il sera plus grand qu’eux. M. Galton a même pu mesurer, au moins d’une manière approchée, ce rapport de déviation. Si l’on convient d’appeler parent moyen un être composite qui représenterait la moyenne des deux parents réels (les caractères de la femme sont transposés de manière à pouvoir être comparés à ceux du père, additionnés et divisés ensemble), la déviation du fils, par rapport à cet étalon fixe, sera les deux tiers de celle du père[6].

M. Galton n’a pas seulement établi cette loi pour la taille, mais aussi pour la couleur des yeux et les facultés artistiques. Il est vrai qu’il n’a fait porter ses observations que sur les déviations quantitatives et non sur les déviations qualitatives que les individus présentent par rapport au type moyen. Mais on ne voit pas pourquoi la loi s’appliquerait aux unes et non aux autres. Si la règle est que l’hérédité ne transmet bien les attributs constitutifs de ce type qu’au degré de développement avec lequel ils s’y trouvent, elle doit aussi ne bien transmettre que les attributs qui s’y trouvent. Ce qui est vrai des grandeurs anormales des caractères normaux doit être vrai, à plus forte raison, des caractères anormaux eux-mêmes. Ils doivent, en général, ne passer d’une génération à l’autre qu’affaiblis et tendre à disparaître.

Cette loi s’explique d’ailleurs sans peine. En effet, un enfant n’hérite pas seulement de ses parents, mais de tous ses ascendants ; sans doute l’action des premiers est particulièrement forte parce qu’elle est immédiate, mais celle des générations antérieures est susceptible de s’accumuler quand elle s’exerce dans le même sens, et, grâce à cette accumulation qui compense les effets de l’éloignement, elle peut atteindre un degré d’énergie suffisant pour neutraliser ou atténuer la précédente. Or le type moyen d’un groupe naturel est celui qui correspond aux conditions de la vie moyenne, par conséquent aux plus ordinaires. Il exprime la manière dont les individus se sont adaptés à ce qu’on peut appeler le milieu moyen, tant physique que social, c’est-à-dire au milieu où vit le plus grand nombre. Ces conditions moyennes étaient les plus fréquentes dans le passé pour la même raison qui fait qu’elles sont les plus générales dans le présent ; c’est donc celles où se trouvaient placés la majeure partie de nos ascendants. Il est vrai qu’avec le temps elles ont pu changer ; mais elles ne se modifient généralement qu’avec lenteur. Le type moyen reste donc sensiblement le même pendant longtemps. Par suite, c’est lui qui se répète le plus souvent et de la manière la plus uniforme dans la série des générations antérieures, du moins dans celles qui sont assez proches pour faire sentir efficacement leur action. C’est grâce à cette constance qu’il acquiert une fixité qui en fait le centre de gravité de l’influence héréditaire. Les caractères qui le constituent sont ceux qui ont le plus de résistance, qui tendent à se transmettre avec le plus de force et de précision ; ceux au contraire qui s’en écartent ne survivent que dans un état d’indétermination d’autant plus grande que l’écart est plus considérable. Voilà pourquoi les déviations qui se produisent ne sont jamais que passagères et ne parviennent même à se maintenir pour un temps que d’une manière très imparfaite.

Toutefois, cette explication même, d’ailleurs un peu différente de celle qu’a proposée M. Galton lui-même, permet de conjecturer que sa loi, pour être parfaitement exacte, aurait besoin d’être légèrement rectifiée. En effet, le type moyen de nos ascendants ne se confond avec celui de notre génération que dans la mesure où la vie moyenne n’a pas changé. Or, en fait, des variations se produisent d’une génération à l’autre qui entraînent des changements dans la constitution du type moyen. Si les faits recueillis par M. Galton semblent néanmoins confirmer sa loi telle qu’il l’a formulée, c’est qu’il ne l’a guère vérifiée que pour des caractères physiques qui sont relativement immuables, comme la taille ou la couleur des yeux. Mais si l’on observait d’après la même méthode d’autres propriétés, soit organiques, soit psychiques, il est certain qu’on s’apercevrait des effets de l’évolution. Par conséquent, à parler à la rigueur, les caractères dont le degré de transmissibilité est maximum ne sont pas ceux dont l’ensemble constitue le type moyen d’une génération donnée, mais ceux que l’on obtiendrait en prenant la moyenne entre les types moyens des générations successives. Sans cette rectification, d’ailleurs, on ne saurait s’expliquer comment la moyenne du groupe peut progresser ; car si l’on prend à la lettre la proposition de M. Galton, les sociétés seraient toujours et invinciblement ramenées au même niveau puisque le type moyen de deux générations, même éloignées l’une de l’autre, serait identique. Or, bien loin que cette identité soit la loi, on voit, au contraire, même des caractères physiques aussi simples que la taille moyenne ou la couleur moyenne des yeux changer peu à peu, quoique très lentement[7]. La vérité, c’est que, s’il se produit dans le milieu des changements qui durent, les modifications organiques et psychiques qui en résultent finissent par se fixer et s’intégrer dans le type moyen qui évolue. Les variations qui s’y produisent chemin faisant ne sauraient donc avoir le même degré de transmissibilité que les éléments qui s’y répètent constamment.

Le type moyen résulte de la superposition des types individuels et exprime ce qu’ils ont le plus en commun. Par conséquent, les traits dont il est formé sont d’autant plus définis qu’ils se répètent plus identiquement chez les différents membres du groupe ; car, quand cette identité est complète, ils s’y retrouvent intégralement avec tous leurs caractères et jusque dans leurs nuances. Au contraire, quand ils varient d’un individu à l’autre, comme les points par où ils coïncident sont plus rares, ce qui en subsiste dans le type moyen se réduit à des linéaments d’autant plus généraux que les différences sont plus grandes. Or, nous savons que les dissemblances individuelles vont en se multipliant, c’est-à-dire que les éléments constitutifs du type moyen se diversifient davantage. Ce type lui-même doit donc comprendre moins de traits déterminés et cela d’autant plus que la société est plus différenciée. L’homme moyen prend une physionomie de moins en moins nette et accusée, un aspect plus schématique. C’est une abstraction de plus en plus difficile à fixer et à délimiter. D’autre part, plus les sociétés appartiennent à une espèce élevée, plus elles évoluent rapidement, puisque la tradition devient plus souple, comme nous l’avons établi. Le type moyen change donc d’une génération à l’autre. Par conséquent, le type doublement composé qui résulte de la superposition de tous ces types moyens est encore plus abstrait que chacun d’eux et le devient toujours davantage. Puisque donc c’est l’hérédité de ce type qui constitue l’hérédité normale, on voit que, selon le mot de M. Perrier, les conditions de cette dernière se modifient profondément. Sans doute, cela ne veut pas dire qu’elle transmette moins de choses d’une manière absolue ; car si les individus présentent plus de caractères dissemblables, ils présentent aussi plus de caractères. Mais ce qu’elle transmet consiste de plus en plus en des prédispositions indéterminées, en des façons générales de sentir et de penser qui peuvent se spécialiser de mille manières différentes. Ce n’est plus comme autrefois des mécanismes complets, exactement agencés en vue de fins spéciales, mais des tendances très vagues qui n’engagent pas définitivement l’avenir. L’héritage n’est pas devenu moins riche, mais il n’est plus tout entier en biens liquides. La plupart des valeurs dont il est composé ne sont pas encore réalisées, et tout dépend de l’usage qui en sera fait.

Cette flexibilité plus grande des caractères héréditaires n’est pas due seulement à leur état d’indétermination, mais à l’ébranlement qu’ils ont reçu par suite des changements par lesquels ils ont passé. On sait en effet qu’un type est d’autant plus instable qu’il a déjà subi plus de déviations. « Parfois, dit M. de Quatrefages, les moindres causes transforment rapidement ces organismes devenus pour ainsi dire instables. Le bœuf suisse, transporté en Lombardie, devient un bœuf lombard en deux générations. Deux générations suffisent aussi pour que nos abeilles de Bourgogne, petites et brunes, deviennent dans la Bresse grosses et jaunes[8]. » Pour toutes ces raisons, l’hérédité laisse toujours plus de champ aux combinaisons nouvelles. Non seulement il y a un nombre croissant de choses sur lesquelles elle n’a pas prise, mais les propriétés dont elle assure la continuité deviennent plus plastiques. L’individu est donc moins fortement enchaîné à son passé ; il lui est plus facile de s’adapter aux circonstances nouvelles qui se produisent et les progrès de la division du travail deviennent ainsi plus aisés et plus rapides[9].

  1. Anatomie et Physiologie animale, 201. Cf. la préface de l’intelligence des animaux, de Romanes, p. xxiii.
  2. Guyau, Morale anglaise, 1e édit., 330.
  3. Topinard, Anthropologie, 458
  4. Wagner, Die Kulturzüchtung des Menschen, in Kosmos, 1886 ; Heft, p. 27.
  5. Natural Inheritance. London, 1889.
  6. Op. cit., 101.
  7. V. Arréat, Récents travaux sur l’hérédité, in Rev. phil., avril 1890, p. 414.
  8. Art. Races in Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, t. LXXX, p. 372.
  9. Ce qu’il paraît y avoir de plus solide dans les théories de Weismann pourrait servir à confirmer ce qui précède. Sans doute il n’est pas prouvé que, comme le soutient ce savant, les variations individuelles soient radicalement intransmissibles par l’hérédité. Mais il semble bien avoir fortement établi que le type normalement transmissible est, non le type individuel, mais le type générique, qui a pour substrat organique, en quelque sorte, les éléments reproducteurs ; et que ce type n’est pas aussi facilement atteint qu’on l’a parfois supposé par les variations individuelles. (V. Weismann, Essais sur l’hérédité ; trad. franc., Paris, 1892, notamment le troisième Essai, — et Ball, Hérédité et Exercice ; trad. franc., Paris, 1891. ) Il en résulte que plus ce type est indéterminé et plastique, plus aussi le facteur individuel gagne de terrain. À un autre point de vue encore, ces théories nous intéressent. Une des conclusions de notre travail auxquelles nous attachons le plus d’importance est cette idée que les phénomènes sociaux dérivent de causes sociales et non de causes psychologiques ; que le type collectif n’est pas la simple généralisation d’un type individuel, mais qu’au contraire celui-ci est né de celui-là. Dans un autre ordre de faits, Weismann démontre de même que la race n’est pas un simple prolongement de l’individu ; que le type spécifique, au point de vue physiologique et anatomique, n’est pas un type individuel qui s’est perpétué dans le temps, mais qu’il a son évolution propre, que le second s’est détaché du premier, loin d’en être la source. Sa doctrine est, comme la nôtre, à ce qu’il nous semble, une protestation contre les théories simplistes qui réduisent le composé au simple, le tout à la partie, la société ou la race à l’individu.