De la division du travail social/Livre III/Chapitre I/II

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Félix Alcan (p. 400-408).
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Livre III, Chapitre I


II

Ce qui fait la gravité de ces faits, c’est qu’on y a vu quelquefois un effet nécessaire de la division du travail, dès qu’elle a dépassé un certain degré de développement. Dans ce cas, dit-on, l’individu, courbé sur sa tâche, cesse de regarder au delà de la petite sphère où il s’agite ; il s’isole dans son activité spéciale ; il ne sent plus les collaborateurs qui travaillent à côté de lui à la même œuvre que lui, il n’a même plus du tout l’idée de cette œuvre commune. La division du travail ne saurait donc être poussée trop loin sans devenir une source de désintégration. « Toute décomposition quelconque, dit Auguste Comte, devant nécessairement tendre à déterminer une dispersion correspondante, la répartition fondamentale des travaux humains ne saurait éviter de susciter à un degré proportionnel les divergences individuelles, à la fois intellectuelles et morales, dont l’influence combinée doit exiger dans la même mesure une discipline permanente, propre à prévenir ou à contenir sans cesse leur essor discordant. Si d’une part, en effet, la séparation des fonctions sociales permet à l’esprit de détail un heureux développement, impossible de toute autre manière, elle tend spontanément d’une autre part à étouffer l’esprit d’ensemble ou, du moins, à l’entraver profondément. Pareillement, sous le point de vue moral, en même temps que chacun est ainsi placé sous une étroite dépendance envers la masse, il en est naturellement détourné par le propre essor de son activité spéciale qui le rappelle constamment à son intérêt privé dont il n’aperçoit que très vaguement la vraie relation avec l’intérêt public… C’est ainsi que le même principe qui a seul permis le développement et l’extension de la société générale menace, sous un autre aspect, de la décomposer en une multitude de corporations incohérentes qui semblent presque ne point appartenir à la même espèce[1]. » M. Espinas s’exprime à peu près dans les mêmes termes : « Division, dit-il, c’est dispersion[2]. »

La division du travail exercerait donc, en vertu de sa nature même, une influence dissolvante qui serait surtout sensible là où les fonctions sont très spécialisées. Comte, cependant, ne conclut pas de son principe qu’il faille ramener les sociétés à ce qu’il appelle lui-même l’âge de la généralité, c’est-à-dire à cet état d’indistinction et d’homogénéité qui fut leur point de départ. La diversité des fonctions est utile et nécessaire ; mais, comme l’unité qui n’est pas moins indispensable n’en sort pas spontanément, le soin de la réaliser et de la maintenir devra constituer dans l’organisme social une fonction spéciale, représentée par un organe indépendant. Cet organe, c’est l’État ou le gouvernement. « La destination sociale du gouvernement, dit Comte, me parait surtout consister à contenir suffisamment et à prévenir autant que possible cette fatale disposition à la dispersion fondamentale des idées, des sentiments et des intérêts, résultat inévitable du principe même du développement humain, et qui, si elle pouvait suivre sans obstacle son cours naturel, finirait inévitablement par arrêter la progression sociale sous tous les rapports importants. Cette conception constitue à mes yeux la première base positive et rationnelle de la théorie élémentaire et abstraite du gouvernement proprement dit, envisagé dans sa plus noble et plus entière extension scientifique, c’est-à-dire comme caractérisé en général par l’universelle réaction nécessaire, d’abord spontanée et ensuite régularisée, de l’ensemble sur les parties. Il est clair en effet que le seul moyen réel d’empêcher une telle dispersion consiste à ériger cette indispensable réaction en une nouvelle fonction spéciale, susceptible d’intervenir convenablement dans l’accomplissement habituel de toutes les diverses fonctions de l’économie sociale pour y rappeler sans cesse la pensée de l’ensemble et le sentiment de la solidarité commune[3]. »

Ce que le gouvernement est à la société dans sa totalité, la philosophie doit l’être aux sciences. Puisque la diversité des sciences tend à briser l’unité de la science, il faut charger une science nouvelle de la reconstituer. Puisque les études de détail nous font perdre de vue l’ensemble des connaissances humaines, il faut instituer un système particulier de recherches pour le retrouver et le mettre en relief. En d’autres termes, « il faut faire de l’étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. Qu’une classe nouvelle de savants, préparés par une éducation convenable, sans se livrer à la culture spéciale d’aucune branche particulière de la philosophie naturelle, s’occupe uniquement, en considérant les diverses sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement l’esprit de chacune d’elles, à découvrir leurs relations et leur enchaînement, à résumer, s’il est possible, tous leurs principes propres en un moindre nombre de principes communs… et la division du travail dans les sciences sera poussée sans aucun danger aussi loin que le développement des divers ordres de connaissances l’exigera[4]. »

Sans doute, nous avons montré nous-même que l’organe gouvernemental se développe avec la division du travail, non pour y faire contrepoids, mais par une nécessité mécanique[5]. Comme les organes sont étroitement solidaires là où les fonctions sont très partagées, ce qui affecte l’un en atteint d’autres et les événements sociaux prennent plus facilement un intérêt général. En même temps, par suite de l’effacement du type segmentaire, ils se répandent avec plus de facilité dans toute l’étendue d’un même tissu ou d’un même appareil. Pour ces deux séries de raisons, il y en a davantage qui retentissent dans l’organe directeur dont l’activité fonctionnelle, plus souvent exercée, s’accroît ainsi que le volume. Mais sa sphère d’action ne s’étend pas plus loin.

Or, sous cette vie générale et superficielle, il en est une intestine, un monde d’organes qui, sans être tout à fait indépendants du premier, fonctionnent cependant sans qu’il intervienne, sans même qu’il en ait conscience, du moins à l’état normal. Ils sont soustraits à son action parce qu’il est trop loin d’eux. Ce n’est pas le gouvernement qui peut à chaque instant régler les conditions des différents marchés économiques, fixer les prix des choses et des services, proportionner la production aux besoins de la consommation, etc. Tous ces problèmes pratiques soulèvent des multitudes de détails, tiennent à des milliers de circonstances particulières que ceux-là seuls connaissent qui en sont tout près. À plus forte raison ne peut-il ajuster ces fonctions les unes aux autres et les faire concourir harmoniquement si elles ne concourent pas d’elles-mêmes. Si donc la division du travail a les effets dispersifs qu’on lui attribue, ils doivent se développer sans résistance dans cette région de la société, puisque aucun obstacle ne peut les y contenir. Cependant, ce qui fait l’unité des sociétés organisées, comme de tout organisme, c’est le consensus spontané des parties, c’est cette solidarité interne qui non seulement est tout aussi indispensable que l’action régulatrice des centres supérieurs, mais qui en est même la condition nécessaire ; car ils ne font que la traduire en un autre langage et, pour ainsi dire, la consacrer. C’est ainsi que le cerveau ne crée pas l’unité de l’organisme, mais l’exprime et la couronne. On parle de la nécessité d’une réaction de l’ensemble sur les parties, mais encore faut-il que cet ensemble existe ; c’est-à-dire que les parties doivent être déjà solidaires les unes des autres pour que le tout prenne conscience de soi et réagisse à ce titre. On devrait donc voir, à mesure que le travail se divise, une sorte de décomposition progressive se produire, non sur tels ou tels points, mais dans toute l’étendue de la société, au lieu de la concentration toujours plus forte qu’on y observe en réalité.

Mais, dit-on, il n’est pas besoin d’entrer dans ces détails. Il suffit de rappeler partout où c’est nécessaire « l’esprit d’ensemble et le sentiment de la solidarité commune », et cette action, le gouvernement seul a qualité pour l’exercer. Il est vrai, mais elle est beaucoup trop générale pour assurer le concours des fonctions sociales, s’il ne se réalise pas de soi-même. En effet, de quoi s’agit-il ? De faire sentir à chaque individu qu’il ne se suffit pas, mais fait partie d’un tout dont il dépend ? Mais une telle représentation abstraite, vague et d’ailleurs intermittente comme toutes les représentations complexes, ne peut rien contre les impressions vives, concrètes, qu’éveille à chaque instant chez chacun de nous son activité professionnelle. Si donc celle-ci a les effets qu’on lui prête, si les occupations qui remplissent notre vie quotidienne tendent à nous détacher du groupe social auquel nous appartenons, une telle conception, qui ne s’éveille que de loin en loin et n’occupe jamais qu’une petite partie du champ de la conscience, ne pourra pas suffire à nous y retenir. Pour que le sentiment de l’état de dépendance où nous sommes fût efficace, il faudrait qu’il fût lui aussi continu, et il ne peut l’être que s’il est lié au jeu même de chaque fonction spéciale. Mais alors la spécialisation n’aurait plus les conséquences qu’on l’accuse de produire. Ou bien l’action gouvernementale aura-t-elle pour objet de maintenir entre les professions une certaine uniformité morale, d’empêcher que « les affections sociales, graduellement concentrées entre les individus de même profession, y deviennent de plus en plus étrangères aux autres classes, faute d’une suffisante analogie de mœurs et de pensées[6] » ? Mais cette uniformité ne peut pas être maintenue de force et en dépit de la nature des choses. La diversité fonctionnelle entraîne une diversité morale que rien ne saurait prévenir, et il est inévitable que l’une s’accroisse en même temps que l’autre. Nous savons d’ailleurs pour quelles raisons ces deux phénomènes se développent parallèlement. Les sentiments collectifs deviennent donc de plus en plus impuissants à contenir les tendances centrifuges qu’est censée engendrer la division du travail ; car, d’une part, ces tendances augmentent à mesure que le travail se divise davantage et, en même temps, les sentiments collectifs eux-mêmes s’affaiblissent.

Pour la même raison, la philosophie devient de plus en plus incapable d’assurer l’unité de la science. Tant qu’un même esprit pouvait cultiver à la fois les différentes sciences, il était possible d’acquérir la compétence nécessaire pour en reconstituer l’unité. Mais, à mesure qu’elles se spécialisent, ces grandes synthèses ne peuvent plus guère être autre chose que des généralisations prématurées, car il devient de plus en plus impossible à une intelligence humaine d’avoir une connaissance suffisamment exacte de cette multitude innombrable de phénomènes, de lois, d’hypothèses qu’elles doivent résumer. « Il serait intéressant de se demander, dit justement M. Ribot, ce que la philosophie, comme conception générale du monde, pourra être un jour quand les sciences particulières, par suite de leur complexité croissante, deviendront inabordables dans le détail et que les philosophes en seront réduits à la connaissance des résultats les plus généraux, nécessairement superficielle[7]. »

Sans doute, on a quelque raison de juger excessive cette fierté du savant qui, enfermé dans ses recherches spéciales, refuse de reconnaître tout contrôle étranger. Pourtant, il est certain que, pour avoir d’une science une idée un peu exacte, il faut l’avoir pratiquée et, pour ainsi dire, l’avoir vécue. C’est qu’en effet elle ne tient pas tout entière dans les quelques propositions qu’elle a définitivement démontrées. À côté de cette science actuelle et réalisée, il en est une autre, concrète et vivante, qui s’ignore en partie et se cherche encore ; à côté des résultats, acquis, il y a les espérances, les habitudes, les instincts, les besoins, les pressentiments si obscurs qu’on ne peut les exprimer avec des mots, si puissants cependant qu’ils dominent parfois toute la vie du savant. Tout cela, c’est encore de la science ; c’en est même la meilleure et la majeure partie, car les vérités découvertes sont en bien petit nombre à côté de celles qui restent à découvrir, et, d’autre part, pour posséder tout le sens des premières et comprendre tout ce qui s’y trouve condensé, il faut avoir vu de près la vie scientifique tandis qu’elle est encore à l’état libre, c’est-à-dire avant qu’elle se soit fixée sous forme de propositions définies. Autrement, on en aura la lettre, non l’esprit. Chaque science a, pour ainsi dire, une âme qui vit dans la conscience des savants. Une partie seulement de cette âme prend un corps et des formes sensibles. Les formules qui l’expriment, étant générales, sont aisément transmissibles. Mais il n’en est pas de même de cette autre partie de la science qu’aucun symbole ne traduit au dehors. Ici, tout est personnel et doit être acquis par une expérience personnelle. Pour y avoir part, il faut se mettre à l’œuvre et se placer devant les faits. Suivant Comte, pour que l’unité de la science fût assurée, il suffirait que les méthodes fussent ramenées à l’unité[8] ; mais c’est justement les méthodes qu’il est le plus difficile d’unifier. Car, comme elles sont immanentes aux sciences elles-mêmes, comme il est impossible de les dégager complètement du corps des vérités établies pour les codifier à part, on ne peut les connaître que si on les a soi-même pratiquées. Or, il est dès maintenant impossible à un même homme de pratiquer un grand nombre de sciences. Ces grandes généralisations ne peuvent donc reposer que sur une vue assez sommaire des choses. Si, de plus, on songe avec quelle lenteur et quelles patientes précautions les savants procèdent d’ordinaire à la découverte de leurs vérités même les plus particulières, on s’explique que ces disciplines improvisées n’aient plus sur eux qu’une bien faible autorité.

Mais quelle que soit la valeur de ces généralités philosophiques, la science n’y saurait trouver l’unité dont elle a besoin. Elles expriment bien ce qu’il y a de commun entre les sciences, les lois, les méthodes particulières, mais, à côté des ressemblances, il y a les différences qui restent à intégrer. On dit souvent que le général contient en puissance les faits particuliers qu’il résume ; mais l’expression est inexacte. Il contient seulement ce qu’ils ont de commun. Or, il n’est pas dans le monde deux phénomènes qui se ressemblent, si simples soient-ils. C’est pourquoi toute proposition générale laisse échapper une partie de la matière qu’elle essaie de maîtriser. Il est impossible de fondre les caractères concrets et les propriétés distinctives des choses au sein d’une même formule impersonnelle et homogène. Seulement, tant que les ressemblances dépassent les différences, elles suffisent à intégrer les représentations ainsi rapprochées ; les dissonances de détail disparaissent au sein de l’harmonie totale. Au contraire, à mesure que les différences deviennent plus nombreuses, la cohésion devient plus instable et a besoin d’être consolidée par d’autres moyens. Qu’on se représente la multiplicité croissante des sciences spéciales, avec leurs théorèmes, leurs lois, leurs axiomes, leurs conjectures, leurs procédés et leurs méthodes, et on comprendra qu’une formule courte et simple, comme la loi d’évolution par exemple, ne peut suffire à intégrer une aussi prodigieuse complexité de phénomènes. Quand même ces vues d’ensemble s’appliqueraient exactement à la réalité, la partie qu’elles en expliquent est trop peu de chose à côté de ce qu’elles laissent inexpliqué. Ce n’est donc pas par ce moyen qu’on pourra jamais arracher les sciences positives à leur isolement. Il y a un trop grand écart entre les recherches de détail qui les alimentent et de telles synthèses. Le lien qui rattache l’un à l’autre ces deux ordres de connaissances est trop mince et trop lâche, et, par conséquent, si les sciences particulières ne peuvent prendre conscience de leur mutuelle dépendance qu’au sein d’une philosophie qui les embrasse, le sentiment qu’elles en auront sera toujours trop vague pour être efficace.

La philosophie est comme la conscience collective de la science, et, ici comme ailleurs, le rôle de la conscience collective diminue à mesure que le travail se divise.

  1. Cours, IV, 429.
  2. Sociétés animales, Conclusion, IV.
  3. Cours de philos. pos., IV, 430-431.
  4. Ce rapprochement entre le gouvernement et la philosophie n’a rien qui doive surprendre ; car, aux yeux de Comte, ces deux institutions sont inséparables l’une de l’autre. Le gouvernement, tel qu’il le conçoit, n’est possible que si la philosophie positive est déjà constituée.
  5. Voir plus haut, liv. I, ch. VII, § III, p. 239-247.
  6. Cours de philos. posit., IV, 429.
  7. Psychologie allemande, Introduction, p. xxvii.
  8. Op. cit., I, 45.