De la division du travail social/Livre III/Chapitre II/I

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Félix Alcan (p. 419-426).
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Livre III, Chapitre II

CHAPITRE II


LA DIVISION DU TRAVAIL CONTRAINTE


I

Cependant, ce n’est pas assez qu’il y ait des règles ; car, parfois, ce sont ces règles mêmes qui sont la cause du mal. C’est ce qui arrive dans les guerres de classes. L’institution des classes ou des castes constitue une organisation de la division du travail, et c’est une organisation étroitement réglementée ; cependant elle est souvent une source de dissensions. Les classes inférieures n’étant pas ou n’étant plus satisfaites du rôle qui leur est dévolu par la coutume ou par la loi, aspirent aux fonctions qui leur sont interdites et cherchent à en déposséder ceux, qui les exercent. De là des guerres intestines qui sont dues à la manière dont le travail est distribué.

On n’observe rien de semblable dans l’organisme. Sans doute, dans les moments de crise, les différents tissus se font la guerre et se nourrissent les uns aux dépens des autres. Mais jamais une cellule ou un organe ne cherche à usurper un autre rôle que celui qui lui revient. La raison en est que chaque élément anatomique va mécaniquement à son but. Sa constitution, sa place dans l’organisme déterminent sa vocation ; sa tâche est une conséquence nécessaire de sa nature. Il peut s’en acquitter mal, mais il ne peut pas prendre celle d’un autre, à moins que celui-ci n’en fasse l’abandon, comme il arrive dans les rares cas de substitution dont nous avons parlé. Il n’en est pas de même dans les sociétés. Ici, la contingence est plus grande ; il y a une plus large distance entre les dispositions héréditaires de l’individu et la fonction sociale qu’il remplira ; les premières n’entraînent pas les secondes avec une nécessité aussi immédiate. Cet espace, ouvert aux tâtonnements et à la délibération, l’est aussi au jeu d’une multitude de causes qui peuvent faire dévier la nature individuelle de sa direction normale et créer un état pathologique. Parce que cette organisation est plus souple, elle est aussi plus délicate et plus accessible au changement. Sans doute, nous ne sommes pas, dès notre naissance, prédestinés à tel emploi spécial ; nous avons cependant des goûts et des aptitudes qui limitent notre choix. S’il n’en est pas tenu compte, s’ils sont sans cesse froissés par nos occupations quotidiennes, nous souffrons et nous cherchons un moyen de mettre un terme à nos souffrances. Or, il n’en est pas d’autre que de changer l’ordre établi et d’en refaire un nouveau. Pour que la division du travail produise la solidarité, il ne suffit donc pas que chacun ait sa tâche, il faut encore que cette tâche lui convienne.

Or, c’est cette condition qui n’est pas réalisée dans l’exemple que nous examinons. En effet, si l’institution des classes ou des castes donne parfois naissance à des tiraillements douloureux au lieu de produire la solidarité, c’est que la distribution des fonctions sociales sur laquelle elle repose ne répond pas, ou plutôt ne répond plus à la distribution des talents naturels. Car, quoi qu’on en ait dit[1], ce n’est pas uniquement par esprit d’imitation que les classes inférieures finissent par ambitionner la vie des classes plus élevées. Même, à vrai dire, l’imitation ne peut rien expliquer à elle seule, car elle suppose autre chose qu’elle-même. Elle n’est possible qu’entre des êtres qui se ressemblent déjà et dans la mesure où ils se ressemblent ; elle ne se produit pas entre espèces ou variétés différentes. Il en est de la contagion morale comme de la contagion physique : elle ne se manifeste bien que sur des terrains prédisposés. Pour que des besoins se répandent d’une classe dans une autre, il faut que les différences qui primitivement séparaient ces classes aient disparu ou diminué. Il faut que, par un effet des changements qui se sont produits dans la société, les uns soient devenus aptes à des fonctions qui les dépassaient au premier abord, tandis que les autres perdaient de leur supériorité originelle. Quand les plébéiens se mirent à disputer aux patriciens l’honneur des fonctions religieuses et administratives, ce n’était pas seulement pour imiter ces derniers, mais c’est qu’ils étaient devenus plus intelligents, plus riches, plus nombreux et que leurs goûts et leurs ambitions s’étaient modifiés en conséquence. Par suite de ces transformations, l’accord se trouve rompu dans toute une région de la société entre les aptitudes des individus et le genre d’activité qui leur est assigné ; la contrainte seule, plus ou moins violente et plus ou moins directe, les lie à leurs fonctions ; par conséquent, il n’y a de possible qu’une solidarité imparfaite et troublée.

Ce résultat n’est donc pas une conséquence nécessaire de la division du travail. Il ne se produit que dans des circonstances toutes particulières, à savoir quand elle est l’effet d’une contrainte extérieure. Il en va tout autrement quand elle s’établit en vertu de spontanéités purement internes, sans que rien ne vienne gêner les initiatives des individus. À cette condition, en effet, l’harmonie entre les natures individuelles et les fonctions sociales ne peut manquer de se produire, du moins dans la moyenne des cas. Car, si rien n’entrave ou ne favorise indûment les concurrents qui se disputent les tâches, il est inévitable que ceux-là seuls qui sont le plus aptes à chaque genre d’activité y parviennent. La seule cause qui détermine alors la manière dont le travail se divise est la diversité des capacités. Par la force des choses, le partage se fait donc dans le sens des aptitudes puisqu’il n’y a pas de raison pour qu’il se fasse autrement. Ainsi se réalise de soi-même l’harmonie entre la constitution de chaque individu et sa condition. On dira que ce n’est pas toujours assez pour contenter les hommes ; qu’il en est dont les désirs dépassent toujours les facultés. Il est vrai ; mais ce sont des cas exceptionnels et, peut-on dire, morbides. Normalement, l’homme trouve le bonheur à accomplir sa nature ; ses besoins sont en rapport avec ses moyens. C’est ainsi que dans l’organisme chaque organe ne réclame qu’une quantité d’aliments proportionnée à sa dignité.

La division du travail contrainte est donc le second type morbide que nous reconnaissons. Mais il ne faut pas se tromper sur le sens du mot. Ce qui fait la contrainte, ce n’est pas toute espèce de réglementation puisque, au contraire, la division du travail, nous venons de le voir, ne peut pas se passer de réglementation. Alors même que les fonctions se divisent d’après des règles préétablies, le partage n’est pas nécessairement l’effet d’une contrainte. C’est ce qui a lieu même sous le régime des castes, tant qu’il est fondé dans la nature de la société. Cette institution, en effet, n’est pas toujours et partout arbitraire. Mais quand elle fonctionne dans une société d’une façon régulière et sans résistance, c’est qu’elle exprime, au moins en gros, la manière immuable dont se distribuent les aptitudes professionnelles. C’est pourquoi, quoique les tâches soient dans une certaine mesure réparties par la loi, chaque organe s’acquitte de la sienne spontanément. La contrainte ne commence que quand la réglementation, ne correspondant plus à la nature vraie des choses et, par suite, n’ayant plus de base dans les mœurs, ne se soutient que par la force.

Inversement, on peut donc dire que la division du travail ne produit la solidarité que si elle est spontanée et dans la mesure où elle est spontanée. Mais, par spontanéité, il faut entendre l’absence, non pas simplement de toute violence expresse et formelle, mais de tout ce qui peut entraver même indirectement le libre déploiement de la force sociale que chacun porte en soi. Elle suppose, non seulement que les individus ne sont pas relégués par force dans des fonctions déterminées, mais encore qu’aucun obstacle, de nature quelconque, ne les empêche d’occuper dans les cadres sociaux la place qui est en rapport avec leurs facultés. En un mot, le travail ne se divise spontanément que si la société est constituée de manière à ce que les inégalités sociales expriment exactement les inégalités naturelles. Or, pour cela, il faut et il suffit que ces dernières ne soient ni rehaussées ni dépréciées par quelque cause extérieure. La spontanéité parfaite n’est donc qu’une conséquence et une autre forme de cet autre fait : l’absolue égalité dans les conditions extérieures de la lutte. Elle consiste, non dans un état d’anarchie qui permettrait aux hommes de satisfaire librement toutes leurs tendances bonnes ou mauvaises, mais dans une organisation savante où chaque valeur sociale, n’étant exagérée ni dans un sens ni dans l’autre par rien qui lui fût étranger, serait estimée à son juste prix. On objectera que, même dans ces conditions, il y a encore lutte, par suite, des vainqueurs et des vaincus, et que ces derniers n’accepteront jamais leur défaite que contraints. Mais cette contrainte ne ressemble pas à l’autre et n’a de commun avec elle que le nom : ce qui constitue la contrainte proprement dite, c’est que la lutte même est impossible, c’est que l’on n’est même pas admis à combattre.

Il est vrai que cette spontanéité parfaite ne se rencontre nulle part comme un fait réalisé. Il n’y a pas de société où elle soit sans mélange. Si l’institution des castes correspond à la répartition naturelle des capacités, ce n’est cependant que d’une manière approximative et, en somme, grossière. L’hérédité, en effet, n’agit jamais avec une telle précision que, même là où elle rencontre les conditions les plus favorables à son influence, les enfants répètent identiquement les parents. Il y a toujours des exceptions à la règle et, par conséquent, des cas où l’individu n’est pas en harmonie avec les fonctions qui lui sont attribuées. Ces discordances deviennent plus nombreuses à mesure que la société se développe, jusqu’au jour où les cadres, devenus trop étroits, se brisent. Quand le régime des castes a disparu juridiquement, il se survit à lui-même dans les mœurs grâce à la persistance des préjugés ; une certaine faveur s’attache aux uns, une certaine défaveur aux autres qui est indépendante de leurs mérites. Enfin, alors même qu’il ne reste, pour ainsi dire, plus de trace de tous ces vestiges du passé, la transmission héréditaire de la richesse suffit à rendre très inégales les conditions extérieures dans lesquelles la lutte s’engage ; car elle constitue au profit de quelques-uns des avantages qui ne correspondent pas nécessairement à leur valeur personnelle. Même aujourd’hui et chez les peuples les plus cultivés, il y a des carrières qui sont ou totalement fermées, ou plus difficiles aux déshérités de la fortune. Il pourrait donc sembler que l’on n’a pas le droit de considérer comme normal un caractère que la division du travail ne présente jamais à l’état de pureté, si l’on ne remarquait d’autre part que plus on s’élève dans l’échelle sociale, plus le type segmentaire disparaît sous le type organisé, plus aussi ces inégalités tendent à se niveler complètement.

En effet, le déclin progressif des castes, à partir du moment où la division du travail s’est établie, est une loi de l’histoire ; car, comme elles sont liées à l’organisation politico-familiale, elles régressent nécessairement avec cette organisation. Les préjugés auxquels elles ont donné naissance et qu’elles laissent derrière elles ne leur survivent pas indéfiniment, mais s’éteignent peu à peu. Les emplois publics sont de plus en plus librement ouverts à tout le monde, sans condition de fortune. Enfin, même cette dernière inégalité qui vient de ce qu’il y a des riches et des pauvres de naissance, sans disparaître complètement, est du moins quelque peu atténuée. La société s’efforce de la réduire autant que possible, en assistant par divers moyens ceux qui se trouvent placés dans une situation trop désavantageuse et en les aidant à en sortir. Elle témoigne ainsi qu’elle se sent obligée de faire la place libre à tous les mérites et qu’elle reconnaît comme injuste une infériorité qui n’est pas personnellement méritée. Mais ce qui manifeste mieux encore cette tendance, c’est la croyance, aujourd’hui si répandue, que l’égalité devient toujours plus grande entre les citoyens et qu’il est juste qu’elle devienne plus grande. Un sentiment aussi général ne saurait être une pure illusion, mais doit exprimer, d’une manière confuse, quelque aspect de la réalité. D’autre part, comme les progrès de la division du travail impliquent au contraire une inégalité toujours croissante, l’égalité dont la conscience publique affirme ainsi la nécessité ne peut être que celle dont nous parlons, à savoir l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte.

Il est d’ailleurs aisé de comprendre ce qui rend nécessaire ce nivellement. Nous venons de voir en effet que toute inégalité extérieure compromet la solidarité organique. Ce résultat n’a rien de bien fâcheux pour les sociétés inférieures où la solidarité est surtout assurée par la communauté des croyances et des sentiments. En effet, quelque tendus qu’y puissent être les liens qui dérivent de la division du travail, comme ce n’est pas eux qui attachent le plus fortement l’individu à la société, la cohésion sociale n’est pas menacée pour cela. Le malaise qui résulte des aspirations contrariées ne suffit pas à tourner ceux-là mêmes qui en souffrent contre l’ordre social qui en est la cause, car ils y tiennent, non parce qu’ils y trouvent le champ nécessaire au développement de leur activité professionnelle, mais parce qu’il résume à leurs yeux une multitude de croyances et de pratiques dont ils vivent. Ils y tiennent, parce que toute leur vie intérieure y est liée, parce que toutes leurs convictions le supposent, parce que, servant de base à l’ordre moral et religieux, il leur apparaît comme sacré. Des froissements privés et de nature temporelle sont évidemment trop légers pour ébranler des états de conscience qui gardent d’une telle origine une force exceptionnelle. D’ailleurs, comme la vie professionnelle est peu développée, ces froissements ne sont qu’intermittents. Pour toutes ces raisons, ils sont faiblement ressentis. On s’y fait donc sans peine ; on trouve même ces inégalités, non seulement tolérables, mais naturelles.

C’est tout le contraire qui se produit quand la solidarité organique devient prédominante ; car, alors, tout ce qui la relâche atteint le lien social dans sa partie vitale. D’abord, comme, dans ces conditions, les activités spéciales s’exercent d’une manière à peu près continue, elles ne peuvent être contrariées sans qu’il en résulte des souffrances de tous les instants. Ensuite, comme la conscience collective s’affaiblit, les tiraillements qui se produisent ainsi ne peuvent plus être aussi complètement neutralisés. Les sentiments communs n’ont plus la même force pour retenir quand même l’individu attaché au groupe ; les tendances subversives, n’ayant plus le même contrepoids, se font jour plus facilement. Perdant de plus en plus le caractère transcendant qui la plaçait comme dans une sphère supérieure aux intérêts humains, l’organisation sociale n’a plus la même force de résistance, en même temps qu’elle est davantage battue en brèche ; œuvre tout humaine, elle ne peut plus s’opposer aussi bien aux revendications humaines. Au moment même où le flot devient plus violent, la digue qui le contenait est ébranlée ; il se trouve donc être beaucoup plus dangereux. Voilà pourquoi, dans les sociétés organisées, il est indispensable que la division du travail se rapproche de plus en plus de cet idéal de spontanéité que nous venons de définir. Si elles s’efforcent et doivent s’efforcer d’effacer autant que possible les inégalités extérieures, ce n’est pas seulement parce que l’entreprise est belle, mais c’est que leur existence même est engagée dans le problème. Car elles ne peuvent se maintenir que si toutes les parties qui les forment sont solidaires, et la solidarité n’en est possible qu’à cette condition. Aussi peut-on prévoir que cette œuvre de justice deviendra toujours plus complète, à mesure que le type organisé se développera. Quelque importants que soient les progrès réalisés dans ce sens, ils ne donnent vraisemblablement qu’une faible idée de ceux qui s’accompliront.

  1. Tarde, Lois de l’imitation.