De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Huitième Étude

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HUITIÈME ÉTUDE


CONSCIENCE ET LIBERTÉ


CHAPITRE PREMIER.


Objections théologiques : Qu’il s’agit moins de donner les formules de la Justice que d’en procurer l’observance, laquelle ne peut se passer de religion.

I


Monseigneur,


Fénelon, au xixe livre du Télémaque, conduisant son héros aux enfers, lui donne cette leçon de théologie :

« Télémaque, voyant les trois juges qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s’écria : Je n’ai jamais fait aucun mal ; j’ai mis tout mon plaisir à faire du bien ; j’ai été magnifique, libéral, juste, compatissant : que peut-on me reprocher ? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l’égard des hommes ; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu’aux dieux ? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes ? Tu n’as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ;tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux qui te l’avaient donnée : car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-même ; tu as été ta divinité. Mais les dieux qui ont tout fait, et qui n’ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits. Tu les as oubliés, ils t’oublieront ; ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à eux. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes, auxquels tu as voulu plaire ; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole. Apprends qu’il n’y a point de véritable vertu sans le respect et l’amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes, faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière renverse tous leurs jugements superficiels ; elle condamne souvent ce qu’ils admirent, et justifie ce qu’ils condamnent.

« À ces mots ce philosophe, comme frappé d’un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu’il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son supplice ; il se voit, et ne peut cesser de se voir ; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions ; il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles ; il ne se trouve plus lui-même : tout appui lui manque dans son cœur ; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s’élève contre lui et lui reproche amèrement l’égarement et l’illusion de toutes ses vertus, qui n’ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin : il est troublé, consterné, plein de honte, de remords et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu’il leur suffit de l’avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même ; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver : une lumière importune le poursuit partout ; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité, qu’il a négligé de suivre. Tout ce qu’il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-même : Ô insensé ! je n’ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même ! Non, je n’ai rien connu, puisque je n’ai jamais aimé l’unique et véritable bien : tous mes pas ont été des égarements ; ma sagesse n’était que folie ; ma vertu n’était qu’un orgueil impie et sacrilége ; j’étais moi-même mon idole. »

Je ne puis dire quelle horreur saisit ma jeunesse lorsque je lus pour la première fois cet épouvantable morceau. Voilà donc à quel délire la religion de la grâce a conduit le plus doux, le plus vertueux des hommes, et l’on peut ajouter, un des plus raisonnables ! Quel bonheur que l’élève de Fénelon n’ait pas régné sur la France ! Le chaste duc de Bourgogne eût été pour elle cent fois pire que le voluptueux Louis XV. Il n’aurait pas eu près de lui une Pompadour, une Dubarry, pour le distraire de sa haine des philosophes : il eût exercé vis-à-vis d’eux la justice de Minos. Sa mémoire, en horreur à la liberté, serait fêtée dans l’Église. Fénelon méritait certes, pour cet édifiant épisode, que Rome le fît pape. Mais, admirez les jeux de la fortune : c’est justement Rome qui frappa l’archevêque de Cambrai, et c’est la démocratie qui l’a glorifié, en mettant sa figure au frontispice du Panthéon.

Si j’avais été à la place du philosophe damné par Fénelon, j’aurais répliqué au magistrat infernal :

Fils de Jupiter, tu as parlé en fanatique, non en juge ; et tu viens de prouver par ton discours que tu ne crois pas toi-même à la vertu. Ces dieux dont tu me parles, avec leur providence, avec leur favoritisme et leurs mystères, sont pour l’humanité, tu le sais bien, un sujet perpétuel de scandale. Grâce à eux, nous ne savons rien de nos droits et de nos devoirs, et notre existence est inintelligible. Par eux, ma raison a été faussée, ma conscience a double face. Je les ai interrogés sur la Justice : que m’ont-ils répondu ? Que l’inégalité des conditions et des fortunes est la loi de la terre, et ils mentaient ; que l’autorité du prince, établie du ciel, prime la Justice elle-même, et ils blasphémaient ; que, la raison étant douteuse, l’homme n’a de ressource que de s’en rapporter à leurs oracles, et ces oracles, je les ai convaincus d’imposture. Oh ! si j’ai valu quelque chose là-haut, si je n’ai pas été un monstre, si j’ai mérité quelquefois l’approbation de mes semblables, c’est bien malgré les dieux. J’ai réparé, autant qu’il était en moi, leur iniquité, ils se vengent de mon insolence. Allons, Tisiphone, conduis-moi dans le Tartare ; et toi, Minos, fais savoir à tes maîtres qu’il y a ici, au fond des enfers, un homme de bien qui les méprise.

II

Mais j’entends, comme la voix d’un concile, s’élever la réclamation des théologiens.

« Vous n’avez rien compris à notre doctrine, me disent-ils, et vous ne comprenez pas mieux votre propre thèse. Voilà six longues conférences que vous nous entretenez de la Justice :

« Justice en ce qui touche les personnes ;

« Justice quant à la distribution des biens ;

« Justice dans l’État ;

« Justice dans l’éducation ;

« Justice dans le travail ;

« Justice dans la direction de l’esprit.

« Vous avez, à votre manière, développé l’application de cette Justice. À cette apparence de système, vous avez opposé la discipline de l’Église, dont le fond et la pensée se retrouvent dans toutes les institutions de l’humanité, et qui s’impose à la raison du philosophe et du législateur avec la même nécessité qu’une catégorie de l’entendement. Et pour avoir fait ce parallèle, vous vous imaginez avoir élevé, sur les ruines de la religion, ce que vous appelez la Justice révolutionnaire.

« Vous n’êtes seulement pas à la question.

« I. Quand votre théorie serait aussi irréprochable que vous paraissez le croire, qu’est-ce qu’il s’ensuivrait ?

« Que vous auriez donné une déduction de la Justice, telle à peu près qu’elle doit exister dans une nature saine, dans un sujet vierge et sortant des mains de Dieu ; vous auriez montré la Justice comme il est de foi dans l’Église que l’homme la posséda au Paradis terrestre, avant qu’il se fût laissé corrompre à la suggestion du tentateur.

« Dans cet état d’innocence, nous voulons bien vous l’accorder, la Justice serait conforme à vos définitions. Ce n’est pas à une pareille morale que nous disons anathème.

« Mais cette virtualité de Justice dont vous prenez tant de peine à développer les applications, cette énergie victorieuse de notre faculté juridique, existe-t-elle au point que votre théorie le suppose ? Là est la question, et cette question, vous ne l’avez pas même touchée.

« Or l’Église, et tous les peuples avec elle d’un consentement unanime, attestent, et l’expérience de toute l’histoire prouve, que la Justice dont vous parlez est perdue, que l’âme humaine est infectée, que cette infection profonde rend en elle le sentiment du droit et du devoir inefficace ; qu’un supplément de secours lui est indispensable pour faire le bien que la société attend d’elle et que lui commande son Auteur.

« Voilà ce que dit l’Église, et que vous ne voulez pas entendre. Niez-vous, par hasard, l’existence du mal, vous qui l’imputez à la religion ?

« Or, si le mal existe, si le mal déborde, comment l’expliquez-vous dans votre théorie ? D’où vient que la Justice immanente ne le refoule pas ? Qu’est-ce qui l’empêche, cette Justice ? Qui rend la conscience si faible, si inerte, si morte ?… Accuser la religion de cette inertie, de cette mort par le péché, ce n’est pas un logicien de votre force qui se permettrait un pareil sophisme. La religion, ceci résulte de vos propres paroles, est née du sentiment que la conscience a de son impuissance ; c’est le cri de l’âme en détresse, qui, sentant défaillir sa Justice, appelle à son aide la Justice de Dieu. Récuserez-vous un pareil témoignage ? récuserez-vous le témoignage de tant de nations que la barbarie couvre de sa rouille, uniquement parce que leur prétendue Justice est demeurée inefficace ? Où donc la civilisation a-t-elle fleuri, si ce n’est chez les races que le christianisme a purifiées, ou qui, à une époque immémoriale, reçurent les premiers rayons de la révélation antérieure ? Récuserez-vous le témoignage de tant de philosophes, païens ou apostats, tous étrangers à l’Église ou ses ennemis, et qui ont reconnu cet esclavage de la conscience, incompréhensible sans une cause surnaturelle ? Platon, dans sa République, écrite pour mettre un terme aux débordements de la liberté ; Aristote, déclarant à la fin de sa Morale à Nicomaque, l’impuissance radicale de la théorie à déterminer les hommes à la pratique ; Cicéron, avouant que la vertu est un don des dieux ; les stoïciens, qui recommandent à leur disciple de se placer sans cesse sous le regard de Dieu ; Hobbes, Spinoza, Hégel, et tant d’autres, en qui la désertion de la foi n’a servi qu’à les faire aboutir au plus effroyable despotisme ?

« L’homme est esclave, Spinoza le confesse. — Et de qui esclave ? — De ses passions, répond cet incrédule. — Quoi ! esclave des passions qui sont l’apanage de sa nature, des passions que Dieu lui a données ! Se peut-il rien de plus absurde ? Plutôt que de s’entendre avec l’Église, Spinoza préfère mettre Dieu à la place de Satan dans l’histoire de la chute, faire l’auteur de toute Justice auteur du péché !…

« Et quel remède à cet esclavage, grand philosophe ? Quel sera, contre Dieu qui nous perd, notre rédempteur ? — Un redoublement de servitude, répond le moine de La Haye. Spinoza en effet propose à l’homme, d’un côté, pour la direction de son esprit, la philosophie qui l’aveugle ; de l’autre, pour l’équilibre de sa volonté, le despotisme de l’État !… Ce n’est pas à cette conclusion du spinozisme, sans doute, que vous pensez nous conduire. Prouvez donc alors que la conscience est douée d’une force suffisante, et que sa justification par elle-même est possible. Bannissez le péché, après l’avoir expliqué toutefois.

« Cette difficulté n’est pas la seule.

« II. La Justice, dites-vous, est la faculté que nous avons de sentir notre dignité en autrui. À merveille. Mais, quelle que soit cette faculté, et en lui accordant toute l’énergie possible, elle n’aboutira pas, et la Justice, conçue dans la conscience, ne se réalisera point dans les actes, sans la certitude d’une réciprocité. Quelques vertus obstinées se résigneront peut-être à respecter le droit quand même, à payer ceux qui les volent, à glorifier ceux qui les calomnient, à tendre la main aux brigands qui les assassinent. La philosophie a eu ses martyrs, la Justice quand même peut bien avoir aussi les siens. Mais ces rares exemples n’auront pas le pouvoir d’entraîner les masses. Pour qu’elles respectent le droit et obéissent au devoir, il faut, à tout le moins, qu’elles aient une garantie quelconque de retour. Où trouvez-vous cette garantie, qui dans votre système doit jouer le même rôle que la religion dans celui de l’Église ? Quand la méfiance, devenue universelle, aura rendu l’iniquité générale et irrémédiable, avec quoi ramènerez-vous la confiance ? Rien ne se produit en vertu de rien, c’est votre deuxième axiome. Auriez-vous en réserve quelque influence prémouvante, qui sollicite la foi antérieurement à la Justice, et tienne pour vous lieu de grâce ? Quelle est cette influence ? Dites d’où elle vient et comment elle opère ?

« Ce n’est pas tout.

« III. Le péché n’a pas d’existence objective. Les actions de l’homme, de même que les créatures qui l’environnent, sont, au point de vue de la morale, en elles-mêmes indifférentes ; elles ne deviennent répréhensibles que par l’intention qui y préside. Or, si les actions sont indifférentes par nature, comment deviennent-elles condamnables par l’intention ? Qui peut juger de cette dernière ? Qui nous dira où l’intention vertueuse finit, où l’intention criminelle commence ? Quelle science humaine peut affirmer que les intentions ne sont pas, comme les actions, indifférentes ? Et puis, qu’est-ce qu’une intention ? Vous qui raillez si agréablement l’absolu, ne sacrifiez-vous pas ici à l’absolu, contre vos propres maximes ? Où trouvez-vous, enfin, ce critère du bien et du mal sans lequel il vous est impossible d’établir une accusation, de formuler un jugement, d’appliquer une peine ? Eh quoi ! à force de vouloir réaliser, selon votre expression, la Justice en l’humanisant, voici que vous l’évaporez dans les secondes intentions, comme dit votre auteur favori, Rabelais ! Vous n’avez rien sur quoi vous puissiez établir votre législation ; et votre Raison pratique, séparée de la religion, qui seule peut lui donner l’exequatur, s’évanouit dans le néant.

« Ainsi, sans parler de l’innéité ou immanence, sur laquelle il est inutile de prolonger le débat, vous ne prouvez nullement, ce que d’abord vous eussiez dû faire, l’efficacité, dans l’homme, du sentiment ou de la faculté qu’il a de la Justice. Non-seulement vous ne prouvez pas cette efficacité, vous êtes forcé de reconnaître que le fait du péché, fait universel s’il en fut, la dément. Puis vous ne pouvez pas, dans votre système d’immanence, vous passer d’une excitation supplémentaire qui agisse sur l’âme à la façon de la grâce. Et quand vous vous passeriez de cette excitation, votre théorie tomberait encore, par l’impuissance radicale où vous êtes de formuler une loi et de discerner le bien d’avec le mal. Ajoutez qu’il vous reste à rendre raison de l’existence du péché, et à dire ce que devient chez vous la religion, qui ne peut pas aboutir à néant, selon vos axiomes.

« Que s’il est ainsi, poursuivent mes adversaires, des conceptions purement rationnelles de la morale, ne devons-nous pas avec le sentiment universel tirer cette conséquence : que le gouvernement de l’humanité par la Justice seule est chimérique ; qu’à des cœurs incirconcis et conténébrés il faut autre chose que l’économie politique et la presse libre ; autre chose que ce prétendu droit de l’homme et du citoyen, qui vaut sans doute en tant que confession de la nécessité d’une loi morale, mais qui hors de là est une pure déception, un indigne charlatanisme ? Et pour conclusion, ne sommes-nous pas forcés de reconnaître que pour parler aux hommes de désintéressement, de fidélité à la parole, de chasteté, pour leur faire accepter ces fortes maximes, il est besoin d’une raison supérieure qui les appuie, d’une grâce, enfin, qui les rende douces, précieuses, aux âmes les plus rebelles ?

« Car, quoi que vous fassiez, quelque lumière que vous apportent vos sciences de fraîche date, économie politique, philosophie de l’histoire, ethnographie et psychologie, il restera toujours ceci, que le lien moral, cette obligation de droit que vous invoquez, est, tout aussi bien que la foi qui l’assure, un mystère ; qu’au fond, l’homme ne possède sur son état mental aucune connaissance, et que vouloir le ramener à la morale pure est une utopie pure, un crime de lèse-majesté divine et humaine, que la religion à juste titre a déclaré inexpiable.

« C’est pour cela que l’Église, instruite de plus haut que la raison, non contente de refréner les passions et de mortifier les sens, use, envers les facultés de l’âme les plus élevées, de la même coercition. Sans s’arrêter aux vaines curiosités d’une casuistique ambitieuse, elle nous dit que l’homme, avant tout, veut être dompté, et que cet appel à une Justice savante et rigoureuse, de la part d’un sujet de si mauvais vouloir, est rouerie d’orgueil, ruse de Satan, sophisme de l’envie et de la révolte.

« Que la distribution des biens s’opère d’après une balance un peu plus ou un peu moins exacte ; que le commandement soit soumis à un contrôle un peu plus ou un peu moins sévère, le niveau moyen de l’instruction un peu plus ou un peu moins élevé : la belle affaire ! Supposant toutes ces équations démontrées et réalisables dans la pratique, il s’agit de les convertir en obligations pour la volonté, ce qui sort de la compétence de votre mathématique. Ah ! vous qui parlez de raison humaine, de conscience humaine, de vertu humaine, qui sur cette base fragile élevez l’édifice de votre droit et de votre devoir, méfiez-vous plutôt de ces puissances de perdition : rien de bien n’en sortira, si la religion ne les gouverne. Refoulez ce génie opiniâtre, si vous ne voulez qu’il vous consume. Il n’est rien que son indiscrétion respecte, et que ses philosophèmes n’ébranlent. Lâchez-lui la bride : vous le verrez arriver à la négation de l’univers et de lui-même. Brisez cette conscience, qui ose se porter principe et arbitre du juste et de l’injuste. Pour peu que vous lui laissiez de champ, elle se haussera jusqu’au sommet d’où fut précipité le père du péché, lorsque, se prévalant de la sublimité de ses prérogatives, il en vint à s’égaler à l’Éternel : Similis ero Altissimo. Éteignez ce courage, de peur que se regardant avec complaisance il ne se glorifie d’une vertu qui vient toute de Dieu, et ne se fasse lui-même Dieu. Car Dieu seul est juste, qui seul peut dire ce qu’est la Justice ; Dieu seul peut nous imposer la loi, qui seul juge les intentions, sonde les reins et les cœurs. Dieu seul, par conséquent, peut nous donner la force d’opérer le bien, alors même que notre cœur le renie et que notre bouche le blasphème. »

III

Je ne sais, Monseigneur, si j’ai rendu à votre gré la pensée de la théologie. Mais tel qu’il vient de se produire sous ma plume, j’avoue que l’argument a de quoi donner à réfléchir à de plus fortes intelligences que la mienne, et je ne m’étonne pas que tant de penseurs s’y soient brisés.

Car enfin le péché existe. Si le péché existe, de quelque façon qu’il se produise, la Justice paraît inefficace ; si la Justice est inefficace, c’est qu’elle ne trouve pas dans la conscience le principe qui l’assure ; si cette force d’équilibre enfin n’existe pas dans la conscience, il faut que celle-ci la reçoive d’ailleurs. Rien ne pouvant être équilibré par rien (ax. 4), ce qui nous ramène à la religion. Sinon, l’homme se démoralise, et la société est en péril.

Le juste, dit l’Écriture, tombe sept fois le jour. Qu’attendre dès lors de ceux qui ne sont pas justes ? Qu’attendre même de ceux qui ne sont justes qu’à moitié ? Des nations entières, de grandes et puissantes nations, d’abord vertueuses, ont péri par la défaillance de la Justice. Cela ne veut-il pas dire que chez elles, compensation faite de la vertu et du crime, la moyenne de Justice ne s’est pas trouvée suffisante pour les préserver de la dissolution morale que devait suivre bientôt la dissolution matérielle ? Or, la vertu n’est autre chose que l’énergie avec laquelle le sujet tend à réaliser sa loi (déf. 3) ; d’où suit, comme l’enseigne le dogme chrétien, que, l’attrait de Justice, qui seul produit la vertu, se trouvant trop faible, l’homme est au-dessous de sa destinée, ce qui est contradictoire.

Accuser de ce manque de vertu les institutions, la tyrannie des grands, l’indignité de la multitude, la corruption du prêtre, c’est prendre les symptômes de la maladie pour la cause. Comment la tyrannie a-t-elle pris naissance, comment plus tard a-t-elle été soufferte, sinon par la complicité de la masse ? Comment l’homme, que la nature, suivant nous, a créé digne, tombe-t-il ensuite dans l’indignité ? L’animal est fidèle à son instinct : d’où vient que l’homme seul trompe son propre cœur, qu’il se montre lâche, immoral, et, malgré le vœu de son âme, insocial ?

En deux mots, si, comme la prévalence du péché induit à le croire, la Justice est inefficace, la Justice est une chimère ; elle n’est pas de l’humanité, et il ne nous reste qu’à ployer les genoux. Telle est l’objection.

Je laisse de côté l’opinion de quelques théologiens mitigés, qui m’accuseront peut-être d’avoir forcé le sens du christianisme, et pensent que l’homme déchu est encore doué de quelque capacité pour le bien, soutenant seulement que cette capacité eût été incomparablement plus grande sans le péché originel.

Ces théologiens de juste milieu, en croyant sauver leur foi des dangers du rigorisme, ne s’aperçoivent pas qu’ils la livrent. Si peu que vous accordiez d’efficacité propre à la conscience, elle n’a plus besoin de grâce supplémentaire ; l’homme peut marcher seul, et la religion devient inutile. Car, de même que ce n’est pas tant par la force physique que l’ouvrier triomphe de la fatalité du travail, mais par l’intelligence de son industrie ; de même ce n’est pas tant par son énergique sainteté que l’homme se préserve du mal, mais par son intelligence de la Justice, par la prudence de sa conduite, par les garanties sociales dont il s’environne. Toute sa puissance morale est précisément dans cette étincelle, qui n’attend pour l’embraser que le souffle de l’intelligence…

Nous touchons aux profondeurs de la psychologie.

Le fait du péché ou de l’esclavage de l’âme élevant le doute sur l’efficacité de la Justice, la Justice est menacée dans sa réalité et son immanence, et tout le système de la Révolution se trouve compromis.

Après avoir montré, dans les précédentes Études, combien l’idée de Justice, telle qu’elle ressort de l’hypothèse révolutionnaire, est supérieure à l’idée qu’en donne la révélation, nous avons donc à prouver encore, contre l’instance des théologiens :

1o Que la Justice est réellement, comme nous l’avons définie, une faculté positive, la faculté prépondérante de l’âme ;

2o Qu’en raison de cette faculté l’homme discerne nettement le bien du mal, et que ce discernement est la plus certaine de ses connaissances ;

3o Qu’il est libre ;

4o Que sa conscience est douée de toute l’efficacité nécessaire, et qu’en fait cette efficacité est attestée par le progrès constant de la Justice.

5o et 6o Nous expliquerons ensuite la production du péché, et nous dirons ce que deviennent, dans la société définitivement constituée, la religion et la grâce.

7o Enfin, la Justice étant une fonction de la vie humaine doit avoir, comme toutes les fonctions, son organisme : nous rechercherons quel il est.

Ce sera l’objet de cette Étude et des trois suivantes.


CHAPITRE II.

Réfutation du pyrrhonisme théologique : réalité du sens moral.

IV

J’ai remarqué ailleurs que la théorie d’une grâce auxiliaire, théorie qui a pris dans le christianisme un si grand développement, est essentielle à toute religion. Le paganisme rapportait tout aux dieux : θεὸς ἔδωκεν, un dieu l’a donné, dit Homère ; comme la Bible, nathan Iehovah.

Les partisans de la religion naturelle tiennent le même langage : c’est la seule chose que le public a retenue des deux premiers volumes de M. Jules Simon.

Eh bien ! Monseigneur, savez-vous ce que vous, et tous les religionnaires vos prédécesseurs et vos copistes, vous professez par cette belle théorie ? Ce que l’on peut imaginer de plus immoral, le pyrrhonisme.

Humainement, vous ne croyez point à la Justice. C’est uniquement par votre foi en la Divinité que vous vous rendez compte d’une loi qui sans cela n’existerait pas pour vous, suivant ce que dit Bergier, appuyé par Mgr Gousset :

« Aucune raison purement humaine ne peut établir la distinction du bien et du mal ; et s’il n’avait plu à Dieu de nous faire connaître son intention, le fils pourrait tuer son père sans être coupable.

Ôtez Dieu, vous n’avez plus ni foi ni loi ; vous êtes parricide, voleur, faussaire, traître à la patrie, incestueux, pédéraste.

Et la philosophie spiritualiste est d’accord avec vous. Elle aussi nie l’efficacité de la conscience, le discernement du bien et du mal ; et sans la connaissance qu’elle prétend avoir de Dieu par le sens intime, elle dirait, comme vous, que l’athée honnête homme est une franche dupe, tandis que le fils qui empoisonne son vieux père pour économiser la pension qu’il lui paye est un praticien qui raisonne juste.

Eh quoi ! vous ne reculez pas devant cette effroyable doctrine qui a versé sur le monde plus de crimes que le sacerdoce n’en a jamais absous ; qui vous a fait méconnaître, violer, sous prétexte de discipline, tous les préceptes de la Justice ; à laquelle vous sacrifiez sans remords les droits de l’homme, du citoyen, de l’ouvrier, de l’enfant, de la femme !…

Certes, quand le christianisme se présenta au monde avec son triple dogme d’un Dieu révélateur et rédempteur, d’une prévarication originelle et d’une grâce nécessaire, il ne se doutait guère qu’il élevât sur la Justice un doute cent fois plus désastreux, plus immoral, que celui de Pyrrhon. Il se croyait si sûr de sa foi ! Son espérance était si vive, et la raison humaine semblait si faible !…

Pardonnons au christianisme, et jugeons-le comme lui-même nous juge, sur l’intention. Le christianisme, damnant les héros et les sages, ceux qui pratiquent la Justice gratuitement et pour elle-même, tandis qu’il ouvre le ciel aux âmes basses à qui la peur de l’enfer arrache un hypocrite Peccavi, a cru servir la Justice : s’il eût manqué à son œuvre, qu’explique d’ailleurs la loi du développement humain, c’est alors qu’il eût été immoral.

V

Preuve par le sens intime.

La situation faite à la Justice par la pensée religieuse étant la même que celle faite à la certitude par Pyrrhon, c’est par l’argument qui a défait Pyrrhon que je commence ma réponse aux objections de la théologie.

Descartes, cherchant un point solide à la connaissance, débute par se dire, à l’exemple des anciens douteurs :

Existe-t-il une vérité ? et en supposant que quelque chose de vrai existe, puis-je le découvrir ? Puis-je en acquérir la certitude ? À quel signe le reconnaître ? Qui m’en garantira la légitimité ? Sont-ce mes sens, qui me trompent, et ne me font voir que le particularisme des choses ? Sont-ce mes notions, dont rien ne me garantit la légitimité ; qui participent de l’erreur de mes sens, bien qu’elles ne soient pas données uniquement dans la sensation ; qui d’ailleurs ne m’apprennent rien toutes seules et sans le secours perpétuel de mes sens ? Est-ce mon sentiment intime, qui n’entre en action qu’autant que je suis en rapport avec les choses extérieures ? À qui croire ? À qui me fier ? Où me renseigner ? Par où commencer ? Quel est le principe, à l’abri de tout soupçon, sur lequel je vais fonder ma philosophie ? Car il est clair que, si je trouve le point d’attache, le reste ira de lui-même. Detur mihi punctum, et terram movebo, disait Archimède.

Tel fut le doute hypothétique, condition préalable de toute philosophie, auquel se soumit Descartes.

C’est bien évidemment le même doute qui frappe aujourd’hui la morale.

À l’exemple des acataleptiques, les transcendantalistes soutiennent qu’il n’est pas pour l’homme, en dehors de la foi en Dieu, de morale ; que toutes ses actions, au point de vue de la conscience naturelle, sont indifférentes ; que la distinction du bien et du mal est arbitraire ; que d’ailleurs, la morale existât-elle, l’homme est incapable, par sa volonté comme par sa raison, d’y atteindre ; qu’il ne saurait s’en faire une notion exacte et assurée ; qu’en conséquence tout est chez lui ténèbres, inertie, corruption, mensonge ; que les voies de l’humanité sont erronées, conduisant à l’erreur et au crime, ou pour mieux dire à la folie ; qu’il n’y a que la grâce du Christ qui puisse lui tracer une loi, la sauver du péché, et lui donner le courage de la vertu.

Ce qui revient à dire que le même doute que soulevaient les Pyrrhoniens dans l’ordre de l’intelligence, la religion le porte dans l’ordre de la conscience.

Que pouvons-nous savoir certainement ? demandait Pyrrhon. — Rien, le doute est absolu et invincible.

Que pouvons-nous, par nous-mêmes, savoir et faire de bien ? demande l’Église. Et elle répond comme Pyrrhon : Rien, le discernement du bien et du mal est impossible ; l’immoralité est complète.

Et comme Pyrrhon concluait à la suspension absolue du jugement, de même l’Église conclut à l’impuissance radicale de la volonté.

Mais il y a entre Pyrrhon et l’Église cette différence, que Pyrrhon, n’ayant pas trouvé d’illuminateur surnaturel pour lever son doute, n’avait osé se faire chef ou pontife d’aucun dogme ; tandis que l’Église possède un Christ, qui lui a donné le secret des mœurs, et avec ce secret l’art de changer l’homme de péché en ange de lumière.

Pyrrhon enseignait donc que l’homme, pour être raisonnable, devait commencer par se démettre de la raison, ne jurer par personne et se tenir dans une méfiance universelle ; l’Église au contraire se vante de moraliser l’homme, immoral par nature, en le plongeant dans la cuve baptismale et entretenant ensuite la blancheur de son âme au moyen de la collation des sacrements, et de la transfusion des grâces dont elle a le ministère.

VI

Vous savez, Monseigneur, comment Descartes se tira des filets de Pyrrhon, au grand applaudissement des notabilités théologiques de son siècle, Arnaud, Nicole, Bossuet, Fénelon, Malebranche.

Je veux bien, dit Descartes, avouer que tout est douteux et sujet à caution. Mais vous m’accorderez au moins que je ne puis pas douter que je doute, puisque c’est en raison de ce doute, dont vous me faites une règle, que vous m’ordonnez de suspendre mon jugement.

Telle est donc ma première proposition, dont la certitude est invincible : Je doute.

Si je doute, je pense ; 2o proposition, également certaine.

Si je pense, je suis ; 3o proposition.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà le pyrrhonisme, au moins en ce qui concerne l’humanité et ses lois, par terre.

Avec la certitude subjective, en effet, tout le monde intérieur, c’est-à-dire la vie individuelle et sociale, la liberté, la Justice, l’économie, l’art, est donné. Restait à établir, soit par antithèse, soit par extension de ce premier terme, la certitude objective, à trouver le passage du monde intérieur au monde extérieur : ce qui était plus difficile, et où la philosophie de Descartes, de même que celle de Kant, faisant intervenir Dieu dans la philosophie au moment même où elle se pose par l’affirmation du moi, devait échouer.

On a disputé sur la beauté, la justesse, l’élégance de ce grand coup de Descartes : ce qui est sûr est que Pyrrhon en est à moitié mort et n’a pu s’en relever.

J’essayerai à mon tour de traiter l’acataleptisme de l’Église, comme Descartes a traité celui de Pyrrhon.

Je veux bien, vous dirai-je, admettre pour un moment que je suis incapable par moi-même de discerner le vrai bien et de le vouloir. Je suppose en conséquence que ma conscience, comme ma raison, est obscure ; que ma justice pourrait bien n’être qu’une inspiration de l’envie ; que ce qui me semble vertu est vice déguisé ; en tout cas, que rien d’humain ne m’oblige. De sorte que, comme je ne puis avoir ni la claire vue, ni le pur amour de l’honnête, je ne saurais me vanter de les réaliser gratuitement en ma personne. L’homme s’agite, a dit avec une souveraine éloquence l’un des vôtres, et Dieu le mène. Et c’est seulement parce que Dieu le mène que le bien, un peu de bien, se retrouve au fond de l’ébullition humaine ; car, pour peu que Dieu le délaissât, l’homme, si par impossible il ne produisait pas de mal, ne produirait que des actions indifférentes, ou qui, bonnes en elles-mêmes, mais dépouillées d’intelligence et de bonne intention, seraient nulles.

Telle est bien la thèse de l’Église, identique et adéquate à celle de Pyrrhon, et son principal corollaire.

Je me place donc au fond de cet abîme, creusé par la misanthropie des croyants. Je m’établis dans cette hypothèse désolante, que je ne puis pratiquer, aimer ni connaître le bien par moi-même et pour lui-même ; de sorte que, mes sentiments, mes pensées, mes paroles, mes actions, étant constamment mêlés d’égoïsme, ainsi que l’a montré La Rochefoucauld, je ne suis et ne puis être, sous le rapport de la moralité, qu’un être équivoque, sinon décidément méchant.

C’est de ce gouffre qu’il faut que je me tire, sans recourir à d’autres moyens que ceux fournie par l’hypothèse même ; faute de quoi, au moindre appel que je ferais à une puissance étrangère, ma condamnation devient irrévocable : car toute théorie du Devoir et du Droit, qui implique dans ses termes, comme principe, condition, postulé ou adminicule, la notion, même la plus épurée, d’un être métaphysique, ange ou démon, est une théorie religieuse, ce qui veut dire une théorie de scepticisme, une théorie d’immoralité.

VII

Or voici, ce me semble, une réflexion qui doit arrêter court le sceptique. Elle ne me vient pas d’ailleurs que de l’hypothèse, comme vous allez voir ; elle m’est fournie par l’hypothèse.

Supposant, avec l’Église, que je ne puis par moi-même pratiquer le bien et éviter le mal, et que ma volonté a une inclination décidée pour le péché ;

Supposant de plus ma conscience tellement véreuse qu’elle ne sache seulement pas discerner le bien du mal :

Je dis que vous ne sauriez me refuser ceci, qu’il y a en moi un préjugé ou sentiment quelconque du bien et du mal, c’est-à-dire de ce qui fait l’objet même de l’hypothèse.

Que je ne connaisse pas ma loi, c’est possible ;

Que la connaissant rien ne me fasse clairement sentir qu’elle est pour moi obligatoire, c’est encore possible ;

Qu’en conséquence la moralité de mes actions me semble livrée à ma seule fantaisie, tout cela est possible ;

Ce qui est impossible, c’est qu’il n’y ait pas en mon âme un écho qui, à la supposition du bien moral que je cherche, répond bien ; à la supposition du mal, répond mal ; c’est en un mot que ma conscience, au moment où elle doute de sa lucidité, de sa moralité, de sa propre énergie, doute encore de son doute, doute de ce qui fait l’objet de son doute, doute, en un mot, d’elle-même.

Sous une forme restreinte, c’est toujours le Cogito ergo sum de Descartes.

Lorsque Descartes dit : Cogito, je pense, il fait parler le moi, l’être considéré dans l’universalité de ses fonctions, qui est la pensée.

Décomposez cette pensée, ce moi ; l’argument, pour être détaillé, ne perdra rien de sa force.

L’œil, se sentant voir, dira : Je vois, donc je suis.

L’oreille : J’entends, donc je suis.

L’estomac : Je digère, donc je suis.

Le cœur : J’aime, donc je suis.

Mettez telle faculté ou tel organe que vous voudrez, il dira : Je fonctionne, donc je suis. Si la pierre qui tombe pouvait parler sans cesser d’être pierre, elle dirait à Pyrrhon, à Berkéley : Je gravite, donc je suis.

Et remarquez la marche du raisonnement. Ce n’est pas de la notion métaphysique de substance ou de cause, mais bien du phénomène de la fonction, que Descartes a tiré cet argument qui tue le doute, argument qui du reste rentre dans la démonstration du Cynique, devant qui l’on niait le mouvement et qui se mit à marcher.

Eh bien ! il est en moi une faculté, partie intégrante et constituante de moi, faculté mal servie peut-être par mon intelligence, plus mal servie encore par ma volonté, mais dont vous, théologien psychologue, vous êtes forcé de reconnaître l’existence, puisque vous élevez le doute sur sa lucidité et son énergie, et que vous lui offrez le collyre de votre religion : c’est la Conscience.

J’entends par conscience, dans l’ordre d’idées que je traite, la faculté ou le contenant dont la Justice est le produit ou le contenu ; faculté qui est à la Justice par conséquent ce que la mémoire est au souvenir, l’entendement au concept, le cœur à l’amour, etc. Ceci nous explique en passant pourquoi la conscience et la Justice se prennent fréquemment l’une pour l’autre : la même chose arrive pour les autres facultés.

Avant donc de savoir si elle est obligée ou si elle ne l’est pas, antérieurement à toute idée de droit et de devoir, cette faculté vous dit : Il est des choses que je juge à priori être bonnes et louables, bien que je n’en aie pas encore l’idée claire, et que je ne sache si je suis ou non capable de les accomplir ; et ces choses, je les approuve, je les veux. Il en est d’autres que je sens être mauvaises, bien que je ne les distingue pas nettement d’avec les précédentes, et que je ne sache si j’aurais assez d’énergie pour m’en abstenir ; et ces choses, je les réprouve, je n’en veux pas. Donc je suis.

En deux mots, de même qu’il y a en nous une intelligence pour qui la vérité est bien, l’erreur mal, et qui, appelant l’une, rejetant l’autre, ne peut pas, à priori, douter d’elle-même ; de même encore que nous avons un certain goût pour qui la beauté est également bien, la laideur mal, et qui, les nommant toutes deux, ne peut pas, alors même qu’il ne les rencontrerait jamais, douter de soi : de même il y a en nous une faculté pour qui la piété filiale, par exemple, en soi est bien, le parricide mal, et qui, les jugeant tels, alors même que sa pratique serait contraire à ce jugement, ne peut pas davantage douter d’elle-même.

Malgré vous donc, il ne m’est pas permis de douter que je n’aie au moins cette notion, générale du bien et du mal ; puis, avec la notion, ce goût de l’un, cette horreur de l’autre, qui constituent la conscience : et cela, bien que je ne sache pas encore les discerner, bien que j’hésite à les produire, bien même que je me demande si je suis capable de les produire ou obligé d’y avoir égard. Elle est en moi, dis-je, cette conscience, antérieurement à tout acte de ma part, à tout empirisme, à tout lien de droit. Et c’est votre propre doute qui me la révèle, doute qui peut fort bien porter sur le genre, l’espèce, le degré, la nécessité, l’obligation, en un mot sur les circonstances, qualités et conditions de l’acte moral, jamais sur la fonction, qui est ma conscience, ni sur le produit de cette fonction, qui est la Justice.

Niez cela, et votre argumentation s’écroule : vous ne savez plus vous-même ce que vous dites. Car, lorsque vous objectez que je suis incapable par moi-même de discerner le bien du mal, et plus encore d’y conformer ma conduite, en raisonnant ainsi du bien et du mal vous supposez implicitement que j’en ai un sentiment ou une notion quelconque, par conséquent qu’il existe en moi une faculté d’appétition qui y répond ; absolument comme Pyrrhon, raisonnant de la certitude, supposait implicitement la pensée, par conséquent l’être.

VIII

Que si maintenant vous cherchez à l’existence du sens moral une explication psychologique, une raison en soi, il ne vous sera pas malaisé de la découvrir. La constitution animique de l’homme étant telle que l’instinct est subordonné à la réflexion, et que la sphère d’action de celle-ci s’agrandit sans cesse, tandis que l’instinct s’émousse et rétrograde, il en résulte que l’équilibre des affections et des appétits ne peut pas s’établir en lui de la même manière que chez les autres animaux. Il faut qu’il exerce sur les facultés que régissait l’instinct une domination proportionnelle à sa pensée même. En deux mots l’homme, parce qu’il est et devient de plus en plus intelligent, doit être d’autant plus maître de soi, animi compos : là est sa dignité. Or, telle est justement la fonction que remplit, d’abord vis-à-vis de lui-même, la conscience : c’est elle, en effet, qui ordonne les inclinations, les besoins, les passions, non-seulement pour la félicité du moment, mais pour la gloire de la vie entière. Vis-à-vis des autres son empire n’est pas moindre : c’est elle qui régit les rapports de service, d’échange, etc., alors que l’amour ou la haine, la cupidité, le caprice ou l’indifférence, menaceraient de jeter dans ces rapports une perturbation funeste. Ôtez à l’âme la Justice, vous la rendez acéphale : ce n’est plus l’essence d’un homme, c’est l’essence d’une bête, une contradiction.

Non-seulement donc la conscience existe en nous comme toute autre faculté, nécessitée par son objet et s’accusant par son action ; elle est la faculté souveraine que toutes les autres sont appelées à servir, comme les membres du corps servent le cerveau, tandis qu’elle-même n’en sert aucune. Par son commandement absolu elle refoule toute exorbitance, assure le sujet contre les injures qu’il peut souffrir, d’un côté de la fougue de ses sens et de ses passions, d’autre part de l’incursion de ses semblables, en même temps qu’elle garantit ceux-ci des injures que ce même sujet pourrait leur faire. C’est une voix qui plaide en nous contre nous-mêmes le droit du prochain, dès que notre égoïsme fait mine de le méconnaître ; voix qui fait taire toutes les suggestions de la sensibilité, de la convoitise, de la sympathie, du sang même et du cœur. L’offense à la Justice couvre l’offense à tout autre sentiment.

Voilà pourquoi, si mon père voulait me faire violence, je tuerais mon père, malgré mon instinct filial, et je ne pécherais pas contre la Justice ; si mon fils trahissait la patrie, j’immolerais mon fils, comme Brutus, et je ne pécherais pas contre la Justice ; si ma mère, parjure, assassinait mon père, pour introduire dans la famille un amant, je poignarderais ma mère comme Oreste, et je ne pécherais pas contre la Justice.

La Justice est plus haute que l’affection qui nous attache à père, mère, femme, enfant, compagnon. Elle ne nous empêche pas de les aimer ; elle nous les fait aimer d’une autre manière, en vue de l’Humanité. C’est pour cela que la Justice a été faite Dieu, et que celui qui a renoncé à Dieu adore toujours la Justice, bien qu’elle ne soit autre chose que le commandement de lui vis-à-vis de lui, le principe et la loi de la dignité sociale.

De tout ce qui précède il résulte, et c’est un point sur lequel je ne puis trop fortement insister, parce qu’il constitue le fondement de la morale humaine, que la Justice ne se réduit pas à la simple notion d’un rapport déclaré par la raison pure comme nécessaire à l’ordre social ; mais qu’elle est aussi le produit d’une faculté ou fonction qui a pour objet de réaliser ce rapport, et qui entre en jeu aussitôt que l’homme se trouve en présence de l’homme.

C’est ainsi, pour me servir d’une comparaison déjà faite, que l’union de l’homme et de la femme ne résulte pas seulement de la nécessité, conçue par l’entendement, de pourvoir par la génération à la conservation de l’espèce ; elle a aussi pour cause déterminante une faculté ou fonction spéciale, l’amour, et pour le service de cet amour tout un appareil organique. Dans le système de la nature, dès qu’il y a nécessité d’une chose, il y a appétence de cette chose, fonction animique et organique destinée à y pourvoir : hors de là, la chose prétendue nécessaire, tombant exclusivement dans le domaine de l’entendement, n’étant rien pour l’âme, n’est rien non plus pour la conscience, rien pour la morale.

XI

Preuve par les faits de la vie sociale.

Mais là ne s’arrête pas ma démonstration. La Justice, étant une fonction du moi, donne lieu à des manifestations multipliées, dont la spontanéité et la puissance ne permettent pas qu’on les rapporte à une hallucination de l’entendement, et qui ne s’expliquent, comme je viens de le dire, que par l’exercice d’une faculté positive. Citons d’abord les formes de la civilité, dont les peuples barbares se montrent souvent plus prodigues que les civilisés eux-mêmes.

Tous les hommes sentent que le moi est absolu, et, comme absolu, inviolable dans sa dignité. Aussi que de précautions, que de détours, en traitant avec lui ! Chez la plupart des nations européennes il est d’usage, parlant à une personne, d’employer le pluriel vous ; l’allemand va plus loin, il dit ils, au lieu de tu. Qu’une discussion s’élève, ce n’est jamais le moi que l’on contredit, et qui est censé se tromper ; c’est sa mémoire, son œil, son oreille, sa phénoménalité. Pour lui, il est réputé infaillible. Que ce moi soit mis directement en cause, il y a insulte, duel. Le point d’honneur, si susceptible, n’est, comme la dignité du patricien romain, qu’une forme de la Justice, sa thèse.

Le respect de la dignité acquiert une énergie centuple dans la collectivité sociale. Les cyniques, qui traitèrent de préjugé l’observation des convenances et osèrent s’en affranchir, ne furent guère moins détestés que les voleurs et les adultères : ils ne blessaient pas rien que le goût, ils violaient le respect public, c’est-à-dire, de toutes les facultés de l’âme la plus intolérante, la conscience. Le condamné même qu’on envoie au supplice, la société veut qu’il soit respecté : la Convention condamna à un mois de prison le valet de bourreau qui avait souffleté la tête de Charlotte Corday. Quelle manifestation plus frappante du sentiment profond de la Justice que ce cérémonial sur l’échafaud ! Et quelle puérilité de l’expliquer par un pur rationalisme, comme si la nation était sensible à l’injure et qu’elle réclamât vengeance ! Que la société se venge, c’est déjà un fait que n’explique nullement la théorie purement rationnelle du droit ; mais qu’elle se respecte dans sa victime, qu’en conséquence de ce respect l’exécution, de même que le jugement, ait lieu en plein jour, devant la foule assemblée, afin que la punition du coupable ne ressemble point au trac d’une bête féroce, voilà ce qui, dans le système du rationalisme, qui fait de la Justice une idée, comme dans celui du christianisme qui en fait une grâce, me paraît incompréhensible, absurde.

X

Mais, objectez-vous, que répondre à celui qui dit : Je n’éprouve pas ce sentiment de la Justice ; je ne sens pas en moi ce mouvement d’une faculté juridique, à laquelle vous rapportez toutes les institutions qui ont pour objet de régler le droit et le devoir, il serait mieux de dire, l’actif et le passif de chaque citoyen. Je comprends fort bien, du reste, que ma sûreté, mon bien-être, exigent de ma part l’observation de certaines conditions, hors desquelles mon existence est compromise. J’irai jusqu’à dire que la violation de ces conditions, en soi déraisonnable, me semble de plus ridicule, comme tout ce qui est faux, odieuse même, comme tout ce qui est nuisible : cela me suffit pour rendre raison des faits que vous citez. Quant à ce respect du semblable et de moi-même dont vous faites une réalité au même titre que l’amour, l’amitié, l’idéal, etc., j’avoue que je ne l’ai pas, que je m’en sens même tout à fait incapable.

Ajoutons, pour renforcer encore l’objection, que la Justice, telle que nous l’avons définie et qu’elle paraît seulement admissible, est à peu près nulle chez les enfants, médiocre chez les jeunes gens et les personnes de classe inférieure, d’autant plus faible enfin dans une nation que cette nation se rapproche davantage de la barbarie primitive.

Je réponds :

Tout ce qu’on peut conclure de ces allégations, c’est que la faculté juridique, comme l’amour lui-même, exige du sujet, pour son plein exercice, certaines conditions de développement hors desquelles elle est comme endormie ; quant aux exceptions individuelles, outre que les sujets se méconnaissent le plus souvent eux-mêmes, elles ne prouvent pas plus contre la réalité de la Justice que l’oblitération de la mémoire chez certains malades, la privation de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, ne prouvent contre l’existence des mêmes facultés dans le genre humain.

Oui, l’exercice du sens moral, de la fonction juridique, est lent à s’établir dans l’humanité : qui ne voit que c’est précisément afin de suppléer à cette lenteur que la nature crée en nous cette autre conscience tout idéale, d’autant plus vive dans le sujet qu’il se rapproche plus de l’enfance, le respect divin, la religion ?… Niera-t-on aussi que la religion ait son foyer dans une action particulière de l’âme, et n’y verra-t-on encore que le produit de notions erronées, à l’inverse de la science, qui est le produit de notions exactes ?

Je crois superflu de réfuter ici de pareilles opinions, dont la science elle-même a fait justice. Il est admis partout aujourd’hui, et la phrénologie la plus matérialiste le reconnaît, que la religiosité est un attribut de l’âme, un mode de son activité, ce que j’appelle une fonction ; tout ce que je prétends, c’est que cette religiosité, sorte de supplément à la Justice, n’est autre chose au fond que la forme première, idéale, objective, symbolique de la Justice, forme qui doit diminuer, s’atrophier, par le progrès de la Justice qu’elle représente. C’est pour cela que les races dont la théologie est la plus savante sont aussi celles qui ont fait le plus de progrès dans le droit : il suffit de nommer Rome, l’Italie, la France et l’Allemagne. C’est parce que la France fut jadis très-chrétienne qu’elle est devenue la France révolutionnaire.

Si les institutions civiles et judiciaires ont un sens ; si les lois de l’urbanité, si la noblesse, l’héroïsme, l’honneur chevaleresque, signifient quelque chose ; si la religion, que depuis trois siècles nous voyons progressivement s’éteindre, n’a pas été un phénomène sans portée, et si sa disparition appelle invinciblement un sentiment nouveau, plus réel, plus énergique, pour continuer son œuvre ; si la Justice enfin est le seul des préjugés humains devant lequel se taisent l’ironie et le blasphème, il faut en convenir, cette spontanéité, cet ensemble de manifestations, attestent dans l’homme la présence d’un sentiment supérieur, dont il est aussi impossible de rendre compte par la seule notion des nécessités sociales, qu’il est impossible d’expliquer l’amour par la seule nécessité de la génération.

La Justice est une loi nécessaire de la collectivité humaine : donc elle suppose dans l’individu, membre de cette collectivité, avec la notion de la loi, une faculté de conscience qui y corresponde ; donc cette faculté existe.

La Justice se définit, non-seulement comme notion d’un rapport, ce qui laisserait l’homme indifférent au droit et la société sans garantie, mais comme sentiment ou faculté : donc encore cette faculté existe.

Cette faculté juridique est attestée par le sens intime et le consentement universel : donc elle existe.

Elle est affirmée par la religion, qui pendant tout le premier âge de l’humanité la représente, la supplée, et à la fin s’identifie et s’absorbe en elle : donc elle existe.

Elle est manifestée par toutes les relations et institutions sociales, inexplicables dans leurs formes par la seule notion de l’utile : donc elle existe.

Elle subordonne, dirige, contient, réprime, sacrifie, en un mot balance, toutes les autres forces et facultés réunies : donc elle existe.

Nous verrons plus tard qu’elle seule rend raison de la distinction des sexes et du mariage, dont elle fait son organe ; que de plus elle est le principe unique de toute félicité publique et individuelle : donc elle existe.

Comme objet de la connaissance, la faculté juridique, ou plus simplement la Justice, réunit tous les genres de certitude : certitude de raison et certitude de fait, certitude de conscience et certitude d’habitude. Elle a pour elle l’entendement, le sens intime, la théologie, la fable, l’histoire, la pratique, les sens, tout ce qui compose la réalité humaine, collective et individuelle, physique et animique, idéelle et phénoménale. Nulle part, ni dans le monde de la nature, ni dans celui de l’esprit, ne se rencontre un pareil concours de témoignages. Elle est affranchie même de ce scepticisme invincible, révélé par Kant, qui désolait l’âme de Jouffroy, et qui, portant sur l’absolu divin, extérieur à l’homme, tombe devant la Justice, expression de l’absolu humain, à qui, d’après Descartes et Kant, il est défendu de douter de lui-même.

XI

La double preuve de la réalité de la Justice faite, et je rappelle que je la fais à la manière de Descartes, en m’appuyant, non plus sur une hypothèse transcendantale ou un postulé tiré de la nécessité sociale, mais sur le témoignage direct et les manifestations fonctionnelles de la conscience, tirons-en, toujours à la manière de Descartes, les conséquences anti-théologiques.

Si je possède la notion du bien, et si je le nomme, en un mot si je le pense, cela veut dire tout à la fois que je le fais et que je le suis, attendu, d’un côté, que penser c’est fonctionner, c’est faire, c’est être ; de l’autre, que ma pensée ne pouvant être séparée de moi, le produit de cette pensée est nécessairement mien, ce qui veut dire que l’homme est par lui-même et foncièrement juste, et qu’il ne devient injuste que par autre cause. Cogito, ergo sum.

En autres termes, toute pensée de Justice est un commencement de justification, de même que toute pensée d’amour est un commencement d’amour, toute pensée de raison un commencement de raison. Comme l’amour et la raison, la Justice, même simplement pensée, ajoute à notre être, elle l’amplifie et l’ennoblit ; pareillement le vice, même simplement pensé, est pour nous une diminution de l’être, une défaillance, un avilissement.

Ainsi je suis tout à la fois sujet et objet du bien que je pense, sujet et objet du mal, selon que ma conscience pense, veut, produit : tous ces mots sont synonymes, l’un ou l’autre.

Qu’ai-je besoin à présent, pour m’avancer dans la vertu, d’un protectorat transcendantal, Dieu, Messie, Esprit saint, ou autre ? C’est Descartes qui, après avoir renversé le pyrrhonisme en posant le moi, a donné l’exemple d’abandonner aussitôt la phénoménalité du moi pour s’attacher à l’absolu, et en déduire, dans l’ordre de la Justice comme dans l’ordre ontologique, les prétendues lois. Quel fruit avons-nous recueilli de cette méthode, si bien exploitée par Spinoza, Malebranche, les Écossais et les Allemands ? Nous n’avons point de morale : le panthéisme a fini, comme l’Église, par aboutir à la destruction de la liberté et de la Justice ; et si les honorables éclectiques qui nous prêchent au nom de Dieu n’ont pas à se faire le même reproche, ils ne le doivent qu’à leur inconséquence.

Toute théodicée, je l’ai démontré à satiété, est une gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une pensée de désespoir. Rentrons en nous-mêmes ; étudions cette Justice qui nous est donnée à priori dans le fait même de notre existence, et qui constitue notre qualité d’hommes : nous y trouverons ces trésors de sainteté et de grâce que l’hallucination religieuse nous a fait placer dans le sein de l’infinie Miséricorde…


CHAPITRE III.

De la distinction du bien et du mal.

XII

Mais, dit-on, par où distinguer le bien du mal ? Quelle sera notre règle de droit, pierre de touche du juste et de l’injuste ? Comment la consulter, à chaque instant de la vie ? Est-ce la conscience encore, simple faculté d’appétence, que nous allons faire législatrice et justicière ? Un savant professeur l’a dit : Il y a science et conscience, et il s’en faut qu’elles s’accordent toujours. Comment les formules de la première deviendront-elles des décrets pour la seconde ? Est-ce la conscience qui jugera la science ? vous revenez au probabilisme, en admettant une autorité supérieure à la raison. Est-ce la science qui régira la conscience ? vous revenez à l’utilitarisme, et votre faculté juridique est hors de service. Oh ! vous nous avez déliés de la foi à Dieu et à l’Église, vous ne voulez plus ni tribunaux ni confessionnaux. Avez-vous trouvé le secret de faire rendre à la conscience privée des jugements justes, quand depuis le commencement du monde la conscience universelle s’égare ?…

Telle est la difficulté.

Les philosophes sont d’accord, et nous pouvons joindre à leur opinion celle des théologiens, qu’entre le bien et le mal il n’existe pas différence substantielle. Il n’y a pas, dit-on avec raison, deux principes dans le monde, l’un bon, Ormuzd, l’autre mauvais, Ahrimane ; deux séries de créatures, les unes bonnes en elles-mêmes et les autres méchantes ; deux séries de faits dans l’humanité, ceux-ci louables par essence, et pour cela toujours de précepte, ceux-là odieux, et pour cette raison toujours défendus. Dans le système de la nature, comme dans celui des évolutions de l’humanité, les créatures et les actions, au point de vue de la Justice, sont de leur nature indifférentes : c’est la loi de l’homme, c’est sa main, qui les qualifie.

Cela étant, on demande comment ce qui est de soi indifférent à la morale peut devenir, par la main de l’agent ou par la volonté du législateur, juste ou injuste, vertueux ou coupable ; comment l’indifférence qui appartient à l’acte ne s’étendrait pas à l’auteur ?

L’objection, comme on verra, repose sur un sophisme des plus grossiers. Mais tout grossier que soit ce sophisme, il n’en a pas moins fait son chemin, un immense chemin ; il règne dans la théologie, la philosophie, la jurisprudence, partout ; les hommes les plus honnêtes, les penseurs les plus circonspects, le répètent : et ce sera un vrai service à la science de le réfuter dans les règles.

XIII

Donnons d’abord à l’objection toute l’étendue qu’elle mérite.

En soi, c’est chose parfaitement innocente de manger ou de ne pas manger de l’anguille. Pourquoi Moïse a-t-il interdit ce comestible aux Juifs ? En quoi cette abstinence particulière intéresse-t-elle les bonnes mœurs ? L’adorateur de Jéhovah ne doute pas qu’il ne faille obéir à la loi ; mais sa raison, le respect de lui-même, exige qu’on lui montre que cette loi contient Justice, et c’est précisément ce qu’on ne lui dit pas. Comment la manducation de l’anguille, poisson sans écailles, viole-t-elle la Justice, alors que la manducation du brochet, poisson à écailles, ne la viole pas ? On dira peut-être qu’il y a là-dessous, comme pour la viande de porc, une raison de santé. À la bonne heure ! Mais ne confondons pas la Justice avec l’hygiène : depuis quand est-ce un péché de rompre l’abstinence prescrite par le médecin ?

Je commence à dessein par cet exemple, dans lequel il ne nous est pas possible, à nous qui ne croyons pas à Moïse et qui nous moquons de ses ordonnances, de découvrir le moindre caractère de moralité ; voici pourquoi : Rien de plus indifférent à la Justice que de s’abstenir de chair ou de poisson, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! demandent les sceptiques, sommes-nous sûrs que nos lois les plus essentielles, celles qui touchent de plus près à l’ordre et à la moralité publique, soient mieux fondées, dans leur objet, que celle-là ?

Exemples :

Les théologiens disputent entre eux de ce qui constitue le sacrement, ou, pour employer le langage profane, le lien du mariage : si c’est le consentement des époux, ou la formule prononcée par le fonctionnaire public, ou bien la consommation de l’acte conjugal, ou bien encore la réunion de toutes ces circonstances ? Et les théologiens ne sont pas d’accord ; pour mieux dire, ils sont d’accord que rien de tout cela ne fait le mariage, et ils ne savent encore aujourd’hui ce qui le fait.

Si c’est le consentement des conjoints et leur cohabitation, pourquoi tous les couples concubinaires ne sont-ils pas, ipso facto, déclarés par la loi unis en légitime mariage ?

Si c’est la formule sacramentelle, quelle est cette vertu mystérieuse, attachée à une phrase du Code ou du Bréviaire, et par laquelle, indépendamment de tout rapport subséquent, deux personnes de sexe différent sont unies, qui sans cela, et quoi qu’elles fissent, ne le seraient pas ? Pourquoi encore des publications, des témoins et autres formalités, si la collation du sacrement, par le ministre qui a le pouvoir de le donner, suffit ? Quand j’achète une maison par-devant notaire, je ne prends pas de témoins ; je ne fais pas trompetter mon acquisition dix jours à l’avance. Que signifie cette surcharge ?

Admettons les témoins, reste toujours à expliquer ce que peut être un mariage dont la cohabitation n’est pas l’élément essentiel. L’union légale de l’homme et de la femme serait-elle, comme le mariage de la religieuse avec le Christ, une épousaille spirituelle, dont la cohabitation physique est l’accessoire habituel, non obligé ? Alors autre chose est l’union des sexes, et autre chose le mariage. Qui empêche de marier les impubères, les eunuques, bien plus, les hommes entre eux et les femmes entre elles ?

Que si c’est la réunion de toutes ces circonstances qui constitue le mariage et donne à l’union de l’homme et de la femme sa moralité, on demande comment, dans un si grand nombre de cas, cette cérémonie solennelle est si peu efficace, si malheureuse ? D’où viennent tant de scandales, d’adultères, de divorces ? Tel, dans la liberté de ses amours, s’entoure de loyauté, de délicatesse et d’honneur ; tel autre dans son mariage est impur, gouverné par l’ambition et l’avarice. Qu’est-ce qu’un mariage qui vous a si mal mariés, tandis qu’à côté se rencontrent des amants que le concubinage unit si bien ? Évidemment, les gens qui se marient ne savent ce qu’ils font ; mais le législateur, le prêtre, le maire, le savent-ils mieux ? À quoi bon, dès lors, l’intervention du magistrat ? Quelle peut être l’utilité, au point de vue de la morale, de cette convention si universellement adoptée, le mariage ? La morale, la Justice en amour, que n’ont pu définir et sauvegarder ces mots de prostitution, de concubinage, de mariage, correspondant à des situations plus ou moins honorables, mais en réalité à des arrangements tout à fait arbitraires, ne sera-t-elle pas mieux assurée, comme le prétendent les communistes, par une liberté sans limites, que par toutes les formalités légales ?

Sous l’ancienne loi, la polygamie, que dis-je, polygamie ? la faculté d’avoir non-seulement plusieurs épouses, mais plusieurs concubines, en sus de l’épouse ou des épouses légitimes, cette faculté était reconnue, honorable, honorée ; celui qui en usait ne devenait pas adultère. Sous la loi nouvelle, au contraire, la monogamie est inviolable : le landgrave de Hesse, pour avoir pris une seconde femme sans quitter la première ; Louis XIV, pour avoir eu successivement, à côté de sa femme, deux ou trois maîtresses, sont condamnés par la loi divine et humaine. Comment ce qui était permis jadis est-il devenu illégitime ?… Jésus, sommé de délier ce nœud, répond que la polygamie a été accordée aux anciens à cause de la dureté de leurs cœurs, c’est-à-dire, à cause de l’ardeur de leurs sens, projectissima ad libidinem gens, c’est le mot de Tacite, à cause de la faiblesse de leur sens moral : explication qui n’en est pas une, qui accuse l’homme sans justifier le Dieu, et fait de la morale conjugale une question de tempérament.

Ce que nous venons de dire des rapports d’amour, il faut le dire de toutes les relations sociales, économiques, politiques et autres.

Il a plu à l’auteur du Code civil de déclarer usuraire tout intérêt du prêt supérieur à 5 pour 100 ; au-dessous de 5, l’usure cesse. Chez les Romains, le taux légal, variable selon les circonstances, était en moyenne 12 pour 100. Au Texas, il n’est pas rare que le capital placé à intérêt rende 30 et 40 pour 100, et dans ces conditions les emprunteurs réalisent encore de gros bénéfices. De ces faits et d’une infinité d’autres les économistes ont conclu, non sans raison, qu’il en est de l’intérêt des capitaux comme du prix des produits, qu’il varie selon l’offre et la demande, et que, si quelqu’un est à blâmer ici, c’est le législateur, qui a créé un délit en réglementant un fait non susceptible de réglementation.

Si quelque chose peut faire chavirer la Justice, c’est assurément que le législateur soit soupçonné d’ineptie ou d’arbitraire. Tout est usure ou rien n’est usure. Dans l’un comme dans l’autre cas, plus de règle morale, plus de Justice, ce qui cependant paraît aussitôt absurde. Car, si la société ne peut se passer de crédit, et si ce crédit doit être payé, il répugne cependant qu’il n’y ait pas pour le crédit, comme pour tous les services, un taux moyen, normal, susceptible par conséquent de devenir l’expression du droit.

Il me serait aisé d’étendre cette argumentation à tous les faits de la vie collective ou individuelle qui impliquent un rapport de Justice ; et je demanderais, à chaque article : Où est la moralité du serment ? où l’immoralité du parjure ? Où est la moralité de la propriété ? où l’immoralité du vol ? Mais il me répugne de ressasser des critiques devenues familières à tous les hommes instruits.

XIV

Une conséquence de cette incertitude dans la distinction du bien et du mal est que chacun, plus frappé dans son sens intime de l’immoralité de certains actes que de la criminalité de certains autres, se fait une morale à soi, toute différente de celle du prochain : ce qui produit la plus étrange cacophonie.

Tel, par exemple, est susceptible sur le point d’honneur, qui ne l’est pas du tout sur la Justice.

Tel se vante de n’avoir jamais touché la femme d’autrui, qui regarde la corruption des petites filles et la pédérastie comme choses indifférentes.

Sous Louis XIV les nobles trichaient au jeu, aujourd’hui ils ne trichent qu’à la Bourse. Les grecs sont regardés par ces honorables agioteurs comme les derniers des hommes.

Qu’est-ce que l’agiotage ? demandait naguère à M. Oscar de Vallée M. Mirès : je vous défie d’en donner une définition. Et le défi du financier est resté sans réponse.

L’onanisme à deux, condamné par l’Église et la médecine, est prêché publiquement par l’école de Malthus et par l’Académie.

Toutes les nations chrétiennes font profession de charité, tandis qu’elles refusent de reconnaître le droit au travail…

Tout cela n’est-il pas bien fait pour soulever le scepticisme, et faire sombrer à chaque pas les consciences ? Qu’est-ce donc enfin que le droit ? Qu’est-ce que la morale ?

Quelques-uns, que ce manque de précision et de fixité inquiète, disent que ce n’est pas dans la définition des actes humains qu’il faut chercher leur moralité, mais dans leur tendance, dans leur progrès.

Il est certain que toutes choses changent incessamment dans la société, non pas, comme on le croyait jadis, au gré du hasard ou d’un aveugle destin, mais suivant une loi qu’il est facile à des âmes religieuses de prendre pour une manifestation de la Providence. C’est ainsi que nous avions vu la condition du travailleur s’améliorer insensiblement, s’élever de l’esclavage au salariat, et tout à l’heure à la participation ; que la propriété, de féodale eti inaliénable, est devenue égalitaire et mobile, et que le principe de solidarité, à peine soupçonné des anciens, apparaît de plus en plus dans sa vérité et sa puissance. Ce mouvement est un des aspects les plus caractéristiques des mœurs humaines, et peut servir jusqu’à certain point de guide au moraliste. Ce sera, si l’on veut, un moyen d’utile prévoyance ; je nie sa valeur quant à l’obligation qui peut en résulter pour la conscience.

Le progrès dans la société, et en ne tenant pas compte des rétrogradations, dont il faut pourtant faire la part, est insensible ; il ne se manifeste qu’à de longs intervalles : en attendant quelle sera la règle des individus, dont la vie est si courte ? Supposant le taux moyen de l’intérêt de 12 pour 100 vers la fin de la république romaine, il a fallu dix-huit siècles pour l’abaisser à 5 pour 100. Depuis Charlemagne, que nous prendrons pour point de départ de la féodalité, il s’est écoulé près de onze siècles pour produire le système de gouvernement constitutionnel. Ainsi du reste. Entre temps, quelle était la règle des consciences ? Eût-il suffi d’invoquer le progrès, quand même elles en auraient eu l’idée ? Et nous qui avons l’air d’y croire, quel usage pouvons-nous en faire pour notre vertu ? Savons-nous seulement de quel côté nous allons ? Et si nous ne le savons pas, comment pouvons-nous nous flatter de posséder un critérium ? Où est le bien, où est le mal, à cette heure ; en France et par toute l’Europe ? Je défie qui que ce soit, philosophe ou prophète, s’il ne possède d’autres lumières que celles qui ont cours, de le dire.

XV

Pour démontrer l’existence en nous d’une faculté juridique, je me suis adressé à Descartes, l’un des pères de la Révolution. Pour trouver le principe de détermination de cette faculté, je m’adresserai à la Révolution elle-même.

Les premières déclarations (27 juillet-31 août 1789, 3 septembre 1791, 15-16 février et 24 juin 1793) n’avaient fait mention que des Droits de l’homme et du citoyen ; elles sous-entendaient plutôt qu’elles n’exprimaient les Devoirs.

Vint ensuite la déclaration de l’an III (22 août 1795), qui, au chapitre des Droits, toujours énoncé en premier lieu, ajouta, comme complément, celui des Devoirs.

Il y a d’abord, dans le simple fait de cette addition, un enseignement qu’il importe de recueillir : c’est que, d’après la Révolution, la conscience n’a originellement qu’une loi, à savoir le respect d’elle-même, sa dignité, sa Justice, Jus ; que cette loi lui est immanente, non communiquée du dehors ; et que c’est de la reconnaissance de cette loi en autrui comme en nous-mêmes que naît ensuite le devoir, ou la plénitude de la Justice.

C’est donc la formule de ce devoir qu’il nous importe maintenant de recueillir, puisque, si l’homme était seul, sa dignité n’ayant pas de corrélative, pas d’égale, il n’y aurait lieu pour lui de chercher la règle de ses obligations : sa morale se réduirait à la liberté.

Or, voici ce que porte la déclaration de l’an III :

« Tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes, gravés par la nature dans tous les cœurs :

« Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ;

« Faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir. »

La formule est double, négative et positive : elle prescrit autant qu’elle défend. Mais ce n’est pas là ce que je veux relever, et sur quoi portera mon commentaire.

Ce que l’on n’a point assez remarqué, peut-être pas remarqué du tout, car je ne me souviens de l’avoir vu nulle part, c’est qu’au moyen de cette maxime, la première peut-être qu’ait formulée le cerveau humain, et dont on retrouve la trace chez les sages de la Chine plus de 2,000 ans avant Jésus-Christ, la distinction du bien et du mal est faite, conséquemment la loi édictée, pour tous les degrés de civilisation et tous les cas possibles.

C’est le Fiat lux du législateur, à l’aide duquel il n’y a plus d’actions indifférentes, quelque variable que soit la formule qui les régit ; plus d’incertitude sur le juste et l’injuste, en un mot plus d’excuse à l’infraction.

Un de mes regrets, en lisant l’Essai de M. Cournot sur les fondements de nos connaissances, a été de voir ce savant homme, entraîné par son idée fixe de la raison des choses, raisonner de la Justice et de la morale comme le théologien Mgr Th. Gousset, et appliquer son système de probabilité à la distinction des crimes et des délits : comme si la Justice avait sa raison dans les choses ! comme si cette raison juridique n’était pas au contraire, ainsi que nous le montre la Constitution de 95, tout entière dans les personnes ! Eh ! sans doute, monsieur l’Inspecteur, votre calcul de probabilité peut être utile s’il s’agit d’évaluer un produit, d’apprécier un service, une situation, un dommage, de fixer le juste prix des marchandises, le taux exact de l’intérêt ou de l’escompte ; mais ce n’est pas dans ce calcul, dans cette détermination objective, que se trouve la Justice, et, quelque erreur que nous commettions à cet égard, la certitude du droit n’en peut souffrir. La Justice est dans notre volonté et résolution de traiter autrui, en toutes choses, comme nous-même, c’est-à-dire selon le principe de l’égalité, autant qu’elle nous apparaît, et nonobstant l’erreur commise de bonne foi par les parties, laquelle erreur, quelque tort qu’elle fasse aux intérêts, ne compte, en morale, absolument pour rien.

Cette distinction établie entre la raison des choses, si mal à propos présentée comme critère de la Justice, et la raison des personnes, toute difficulté s’évanouit, tout s’explique ; les aberrations de la pratique restent condamnables, la conscience, qui s’y est livrée de bonne foi, est justifiée.

Ainsi, sous la loi païenne et mosaïque, l’esclavage est dans les mœurs, admis par le consentement universel, à tel point que le Pentateuque nous le montre comme un bien pour l’esclave, qui l’accepte, s’y tient volontairement, s’en honore, et souvent le réclame. Quel sera l’esprit de la loi ? C’est que le maître doit en toute circonstance traiter son esclave comme il voudrait en être traité si les rôles étaient intervertis, et l’esclave servir son maître comme il voudrait l’être dans le même cas.

Cela justifie-t-il l’esclavage ? En aucune façon. La loi part de l’hypothèse d’une commune ignorance ; elle statue d’après la donnée de l’opinion universelle, qui pose l’esclavage comme nécessaire, et ne reconnaît pas dans la raison des personnes un motif de le nier. Que si plus tard, avec le temps et l’expérience, là même opinion universelle vient à changer sur le fait de la servitude ; s’il est reconnu qu’un tel régime est contraire à la raison et à l’humanité, destructif de la personne et nuisible à tous les intérêts ; en un mot, si l’idée sociale, en s’élevant, répudie la servitude, alors que le législateur fasse son devoir. L’institution doit changer, et tout en changeant elle ne fera qu’accomplir, avec une plus parfaite intelligence, l’antique précepte, Faites à autrui comme vous voulez qu’il vous soit fait, lequel est invariable.

Je n’aurais donc rien à reprocher à la religion sur le fait de l’esclavage, si elle s’était bornée, comme la politique, à interpréter selon le progrès du temps et la mesure de l’opinion ce grand principe juridique de la raison des personnes. Au lieu de cela, elle s’est prévalu d’une soi-disant raison des choses qui n’existe pas ; elle a fait de l’inégalité des personnes un dogme de sa théologie ; c’est en vertu de ce spiritualisme qu’elle a consacré une première fois l’esclavage en le réglementant par le ministère de Moïse, une seconde fois le servage en le faisant entrer dans sa hiérarchie, et qu’elle s’efforce aujourd’hui de maintenir le salariat, dernière forme de la servitude !…

Qu’y a-t-il de plus inhumain que la guerre ? Et pourtant elle est susceptible de recevoir des applications nombreuses du principe, Faites à autrui, etc., applications dont l’ensemble forme le Droit de la guerre, deux mots qui rugissent de se voir accouplés. Ainsi, entre nations qui admettent ce droit, il n’est plus permis de massacrer les prisonniers, de tuer les parlementaires ; bien plus, les traités de paix conclus entre le vainqueur et le vaincu, traités dont le droit ne repose que sur la force, ces traités doivent être respectés comme s’ils avaient été consentis librement. Cela justifie-t-il la victoire ? Point du tout : le règne de la force ne peut jamais être le règne du droit, l’oppression d’un peuple est toujours une violation de la Justice ; mais, sous l’empire de la force, quand le plus faible a succombé, quand, au lieu de protester jusqu’à la mort par la révolte ou le silence, il a imploré et obtenu l’aman, comme dit l’Arabe, il est lié par sa propre soumission, par la raison de sa propre personne, et l’expérience prouve qu’il vaut mieux pour lui de toute façon y rester fidèle que se parjurer.

La polygamie, à une époque, est de droit commun. La femme, convaincue la première de son infériorité, ne s’en plaint pas, témoin la Circassienne, fière du haut prix auquel elle est achetée. Cela répugne à dire, et pourtant telle est l’expression du droit : Mari, traite tes femmes et tes concubines comme tu voudrais être traité par ton mari, si tu étais femme ; et vous, femmes, conduisez-vous envers votre chef comme vous voudriez que fissent vos femmes, si vous étiez hommes.

La loi qui, d’après cette formule, réglemente le droit des épouses, des concubines et de leurs enfants, est-elle une justification de la polygamie ? Non : elle part d’une institution spontanément et de bonne foi établie, et elle statue en conséquence. Maintenant, que l’idéal de l’amour s’élève ; que la raison des personnes, entre l’homme et la femme, soit mieux comprise ; qu’entre le mariage qui unit et la polygamie qui divise la contradiction éclate : alors la forme de l’union doit être modifiée. Au fond la Justice ne change pas ; elle reste absolue et immuable.

Le prêt à intérêt est indispensable aux relations commerciales. Dans l’état économique des premières sociétés, il y aurait injustice d’exiger que le propriétaire prêtât son capital pour rien ; en conséquence, le législateur autorise l’intérêt. Cela prouve-t-il que l’intérêt soit de sa nature chose morale, et que le gouvernement, qui le protége, en affirme l’équité ? Pas plus que l’Église, qui n’y comprend rien et qui s’y livre avec ardeur, ne le sanctifie elle-même. La Justice ne dit ici qu’une chose : Capitaliste, prêtez à votre frère aux conditions que vous voudriez raisonnablement obtenir, si vous étiez emprunteur ; et vous, emprunteur, acquittez-vous de vos engagements avec la bonne foi et l’exactitude que vous désireriez rencontrer, si vous étiez prêteur.

Lors donc que pour assurer, en ce qui concerne le prêt, l’observation du principe, le législateur ordonne que le taux maximum de l’intérêt, dans les affaires civiles, sera de 6 p. 100, dans les affaires commerciales 6 p. 100 ; cela veut-il dire que, dans l’esprit de la loi, le 5 ou le 6 aient en eux-mêmes quelque chose de plus moral que le 7 ou le 8 ? Pas le moins du monde. La loi rendue par le législateur équivaut dans ce cas à un contrat synallagmatique passé entre tous les citoyens, par lequel ils s’obligent les uns envers les autres à ne jamais exiger un intérêt supérieur au taux fixé par la loi, ou, si les garanties offertes par l’emprunteur ne paraissent pas suffisantes, à ne pas prêter du tout : application directe de la maxime, Faites aux autres, etc. ; Ne faites pas aux autres, etc.

Un jour, et c’est mon ferme espoir, la science économique apprendra aux hommes à se procurer les avantages du crédit sans qu’il en coûte aucune rétribution. La loi qui décrétera cette grande réforme condamnera-t-elle, comme immorale en soi, la pratique antérieure ? Nullement. La Justice, tout en suivant le progrès de la connaissance, ne cesse pas pour cela d’être identique à elle-même. Elle ne défend que la violence, l’injure à l’homme, soit dans sa personne, soit dans ses intérêts, de quelque manière que ceux-ci soient entendus. Vienne le jour où le principe de l’intérêt du prêt ne sera plus défendu que par une minorité de capitalistes contre le vœu national, et la loi marchera avec la science et l’opinion ? Autrement elle serait immorale.

Quant à l’agiotage, je me propose, pour l’instruction de M. Oscar de Vallée et de ses collègues, d’en faire l’objet d’une monographie spéciale.

En soi, et au point de vue de la Justice, l’esclavage, la guerre, l’usure, ne sont donc rien, la polygamie rien, la continence et la luxure rien, la propriété rien, le vol pas davantage. Ce sont des situations, des accidents, des fortunes, bonnes ou mauvaises, des erreurs du jugement si l’on veut ; quant à la moralité, néant.

Une seule chose est vraie, la Justice, c’est-à-dire l’obligation de se respecter en toute circonstance, et de respecter autrui, comme on voudrait l’être soi-même, si l’on était à sa place.

L’appréciation de ce qui est utile ou nuisible peut être erronée, par conséquent la loi ou convention qui en est la suite manquer de justesse et être, sujette à révision ; la Justice est infaillible et commande toujours.

Ceci nous explique comment la distinction des viandes a pu devenir chez certaines nations un précepte de Justice. Quel qu’ait été le motif du législateur, motif qu’il est parfaitement inutile aujourd’hui de chercher, du moment que l’interdiction, proposée et acceptée de bonne foi, faisait partie d’une discipline de laquelle dépendait l’ordre et la conservation de la société, l’observance était juste et la violation répréhensible.

C’est d’après ce principe que la déclaration de l’an III a pu dire :

« 5. Nul n’est homme de bien s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois.

« 6. Celui qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société. »

« 7. Celui qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par ruse ou par adresse, blesse les intérêts de tous : il se rend indigne de leur bienveillance et de leur estime. »

XVI

Le principe de la certitude et de l’inaltérabilité de la Justice, ou de la raison des personnes, alors même que dans la pratique la loi est sujette à varier par suite de l’intelligence plus ou moins grande que nous avons de la raison des choses, ce principe, dis-je, peut servir à dissiper encore quelques nuages, que la confusion du point de vue objectif avec le subjectif, a fait naître, et qui font le plus grand tort à la morale.

Tous les casuistes distinguent les choses de précepte d’avec les choses de conseil.

Par exemple, il est de précepte de s’abstenir du bien d’autrui en toute circonstance ; il est seulement de conseil d’assister le prochain dans son indigence, de s’exposer au danger pour le sauver des mains d’un assassin ou de la dent d’une bête féroce.

Cette différence provient de ce que le précepte est fondé sur le droit, qui est absolu, tandis que le conseil est basé sur la charité, qui relève de la munificence gracieuse. Ceci revient à dire que, si nous devons, dans nos relations commutatives, faire à autrui comme nous avons droit d’exiger qu’il nous fasse, l’obligation n’existe plus s’il s’agit d’un accident de force majeure, pour lequel nous ne sommes pas engagés envers lui. Chacun chez soi, chacun pour soi.

La maxime de charité passant après la maxime de Justice, il y aurait ainsi, et quant aux choses, et quant à la conscience, une certaine hiérarchie de droits et de devoirs.

Comment se fait-il cependant que dans certains cas la maxime de charité prime le droit, et que l’homme qui agit autrement est réputé infâme ?

Un pauvre diable, dont les enfants crient la faim, vole, la nuit, dans un grenier, après effraction et escalade, un pain de quatre livres. Le boulanger le fait condamner à huit ans de travaux forcés : voilà le droit. Le volé pouvait effacer le délit et prévenir la peine en faisant volontairement au coupable don du pain : c’est ce que conseillait la charité. Par contre le même boulanger, prévenu d’avoir mis du plâtre dans son pain en guise de farine, et du vitriol pour levain, est condamné à 5 liv. d’amende : c’est la loi. Or, la conscience crie que le propriétaire et le législateur sont des monstres ; elle les range parmi les anthropophages. D’où vient cette contradiction ?

Je réponds que la conscience n’est que juste : c’est la loi pénale, c’est l’économie sociale, la propriété et la casuistique qui ont tort.

La loi positive, autrement dire la Justice appliquée, fondée sur une appréciation telle quelle de la raison des choses, n’étant jamais qu’approximative, ne peut aller jusqu’à sacrifier la raison des personnes. La contradiction surgit-elle ? La conscience dit et proclame que l’homme d’honneur ne doit pas attendre la définition du savant et le décret du prince : il supplée l’une et l’autre, cherche la Justice, et la pratique dans sa plénitude.

C’est en vertu de ce principe que l’Évangile, avec sa maxime de charité que quelques-uns ont de nos jours essayé de rajeunir, a fait illusion aux esprits. Cette vertu héroïque, que le Christ recommande à ses disciples, que l’Église ne cesse de prêcher, mais dont elle n’a jamais osé faire une loi, n’est autre que la compensation que les âmes généreuses apportent d’elles-mêmes à l’injustice du système ; compensation précieuse parce qu’elle est volontaire, mais insuffisante tant qu’elle ne sera pas convertie par la Révolution en lien de droit, et dont l’assistance publique, l’aumône organisée, fait une hypocrisie et une honte.

Le temps viendra où, par le développement de la science sociale, les rapports de Justice étant de mieux en mieux déterminés, les choses de conseil passeront dans les préceptes, à peu près comme on le voit dans le contrat d’assurance, qui a précisément pour but de remplacer par un droit positif le bénéfice précaire de la charité. C’est encore ainsi que pour le soldat l’obligation de secourir son camarade, même au péril de ses jours, de se faire tuer pour sauver le drapeau, est de justice : où en serait le pays, si sa défense dépendait d’une vertu de surérogation ?

J’en dis autant des choses de la vie privée, qu’on est dans l’habitude de rapporter à la morale de conseil : comme elles intéressent la dignité personnelle, puisque sans cela on n’en ferait pas l’objet de maximes, elles appartiennent, en vertu de la solidarité sociale, à la morale impérative, à la Justice. Il n’est pas indifférent à la société que l’individu, en toutes ses actions, se respecte : l’impureté privée, le vice secret, est le commencement de toute iniquité. Aussi je partage le sentiment d’Aristote, dans sa Morale à Nicomaque : ce philosophe soutient que la Justice n’est point une division de l’éthique, mais le principe même de l’éthique, qu’elle embrasse tout entière ; et je regarde, quant à moi, les sept péchés capitaux comme pouvant tomber sous le coup de la loi, aussi bien que la calomnie, le vol, l’adultère, et le meurtre.

XVII

Voici donc le pyrrhonisme vaincu sur les deux premières questions : la réalité du sens juridique, et la certitude de la distinction du bien et du mal.

Comme il est intelligent, aimant, industrieux, artiste, l’homme est digne, il est juste. La Justice est en lui comme toutes les autres facultés, se manifestant d’une manière qui lui est propre, et avec une certitude que n’infirment en rien les erreurs d’application.

Et comme la faculté juridique se distingue nettement de la faculté intelligente, industrielle, artistique, de même la notion de bien et de mal qui lui est propre n’est pas vaine, fugitive, variable, comme on l’a dit ; elle ne flotte pas au gré du tempérament des peuples, des suggestions du climat, du bon plaisir des révélateurs : elle est parfaitement nette, distincte, affranchie de toute confusion ; car elle ne résulte pas de la définition, impossible à donner, de faits variables et d’actes contradictoires, mais de la définition que la conscience fait d’elle-même, quand elle prend, si j’ose ainsi dire, sa propre mesure pour l’appliquer à autrui.

Qu’y a-t-il, s’il vous plaît, de mieux défini, de plus intelligible, de plus arrêté, de plus net, de moins susceptible d’équivoque, que l’égalité de respect ?

Autant le mathématicien est sûr de ne pas se tromper sur la notion d’égalité, si loin qu’il pousse ses démonstrations et ses calculs ; autant l’être moral est certain de ne pas s’égarer sur la notion du bien et du mal, puisque cette notion, qu’il en porte écrite en son âme, n’est autre que l’égalité même.

Comprenez-vous à présent ce que c’est que la conscience, et ce commandement absolu qu’elle se fait à elle-même de respecter les autres, comme elle veut qu’on la respecte ? Comprenez-vous pourquoi le principe de Justice doit être cherché exclusivement dans l’humanité, l’idée d’une révélation étant incompatible avec celle d’une Justice en progrès ?

De même que la lucidité est un besoin pour l’œil, la fidélité un besoin pour la mémoire, l’exactitude du jugement un besoin pour la raison, la science un besoin pour l’esprit, la beauté un besoin pour le cœur, la réciprocité un besoin pour l’amour, parce qu’il est de l’essence de tout organe et de toute faculté de trouver son bien-être dans la plénitude de sa fonction, son malheur dans l’amoindrissement ; de même l’égalité est un besoin pour la conscience : c’est son bonheur à elle, son droit, son devoir, sa nécessité, son obligation, tous ces mots sont synonymes. Hors de là elle souffre, se plaint ; elle vous assaillit de remords, elle vous tyrannise. Que puis-je vous dire de plus ?

Armée de son incorruptible critère, la conscience entre en action aussitôt qu’elle est placée dans les conditions qui le requièrent. Comme l’œil voit dès qu’il s’ouvre dans un milieu éclairé, comme le cœur aime dès qu’il est provoqué par un objet aimable, ainsi la conscience, dès qu’elle y est invitée par un rapport de personne à personne, fait entendre sa voix : Ceci est juste et cela injuste, ceci est bien et cela mal ; et nulle force de la volonté, nulle révolte des passions, ne sauraient la faire taire. De toutes les spontanéités dont l’ensemble forme notre âme elle est la plus puissante ; toutes les autres lui servent d’instrument ; elle n’est la servante d’aucune ; nous pouvons supporter la perte de celles-là, nous ne supportons pas la perte de celle-ci. Que pouvez-vous, encore une fois, souhaiter de plus positif, de plus catégorique, de plus clair ?

Mais l’imagination peut se tromper sur les qualités des choses : dans ce cas la Justice, sans changer de formule, procède à un autre partage. Rien, à mon avis, n’honore plus l’humanité, ne témoigne mieux de sa haute dignité, que cette révision ; rien, au contraire, n’accuserait plus énergiquement la Providence, s’il fallait admettre qu’en nous imposant la Justice elle nous eût laissés sans la moindre instruction. L’ironie de Pascal à l’adresse de la législation humaine, erreur en deçà des Pyrénées, vérité au delà, tombe directement sur la religion. En essayant, pour la réalisation de mon droit, de toutes les hypothèses, je prouve mon autonomie ; la révélation, qui me laisse aller et ne m’offre que ses sacrements et ses grâces, fait voir son impuissance. L’homme est tout désormais ; la Divinité, plus rien.

XVIII

La situation ainsi faite, nous n’avons plus à nous demander, comme tout à l’heure, s’il est une morale pour l’humanité, si la vertu et le crime sont des déterminations arbitraires, la Justice un vain préjugé.

Le problème se retourne : il s’agit de savoir comment, abstraction faite des erreurs involontaires, qui n’affectent pas la conscience, l’homme peut devenir coupable ; comment cette haute spontanéité, la conscience, reste si souvent impassible ; comment, tandis que la société ne devrait être composée que de justes, si l’homme obéissait, seulement avec la fidélité de l’animal, à la plus puissante de ses attractions, il y a tant de scélérats, tant de lâches ?

Mais ceci suppose que l’homme a le pouvoir de ne pas donner suite aux instigations de sa conscience, et de suspendre en son for intérieur l’action de la Justice. Quelle est cette puissance nouvelle ? Comment expliquer, dans la sagesse de la nature, ce nouveau conflit ?

Ainsi, nous n’échappons à une difficulté que pour tomber dans une autre. Le problème de la Justice et de la distinction du bien et du mal résolu, se présente aussitôt celui du libre arbitre et de l’existence du péché.


CHAPITRE IV.

Du franc arbitre. — Marche de l’idée.

XIX

Ici est le nœud gordien de l’éthique, que la religion a dans tous les temps présenté comme le plus profond de ses dogmes, et que l’éclectisme moderne, avec la fatuité qui le distingue, n’aperçoit seulement pas.

Ce que je vais essayer serait la plus téméraire des entreprises, si la loi du développement philosophique n’en avait fait la chose la plus attendue, la question la plus mûre, pour laquelle il suffit désormais de la lumière de l’histoire.

Il en est des idées comme des choses : elles ne se révèlent pas instantanément dans leur plénitude (ax. 6) ; comme des astres qui se lèvent dans le firmament de la pensée, elles ont leur période d’émergence ; qui sait si elles n’ont pas aussi leur couchant ?

Entre les religions, le christianisme est celle qui affirme le plus énergiquement la liberté : cela devait être. Sans parler de la grande question de l’esclavage qui donna le branle aux idées messianiques, c’est la liberté qui, selon la théologie chrétienne, est la cause du mal ; c’est par elle que le péché est rendu possible, l’intervention de Dieu et de la grâce nécessaire. Ainsi la liberté, bien ou mal connue, est le motif secret de l’établissement des cultes, de la constitution des sacerdoces et de la formation des Églises. Sans cette puissance de malheur, l’homme ayant conservé sa primitive innocence réaliserait sur la terre la vie des bienheureux, il n’aurait pas besoin d’expiation ni de discipline.

Malgré ce rôle immense que joue la liberté dans l’économie du christianisme, il ne faut pas croire qu’elle ait été pour les théologiens un principe intelligible, une chose définie, tombant sous l’appréciation du sens commun. Oh ! non : la liberté, comme la grâce, est pour le théologien un article de foi ; c’est le postulat nécessaire de la révélation, servant à rendre raison de la chute, et subsidiairement à motiver la rédemption et le gouvernement de l’Église, un mystère servant à expliquer d’autres mystères.

Ce mystère, la philosophie, plus entreprenante, s’est efforcée d’en donner l’interprétation. Mais, tandis que la théologie, donnant ses mystères pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour impénétrables, demeure ferme dans sa doctrine, la philosophie, en voulant définir la liberté, a constamment abouti à la nier : à telle enseigne que parmi les philosophes qui ont abordé la question, l’on ne saurait dire lesquels ont fait le plus de mal à la liberté, de ceux qui l’ont attaquée, ou de ceux qui ont cru la défendre. Sans doute il ne manque pas parmi les philosophes de gens qui croient au libre arbitre ; mais de gens qui l’expliquent, je n’en ai pas encore rencontré ; et je le répète, ceux qui s’imaginent le prouver le mieux sont ordinairement ceux qui le compromettent le plus.

Cette tournure singulière, dans un débat de si haut intérêt, est déjà par elle-même un fait très-remarquable, d’autant qu’elle ne vient pas de l’ineptie des penseurs, mais de la nature de la chose. Ce sera aussi le point de vue sous lequel nous procéderons à cette étude.

XX

Descartes.

Pour rendre plus intelligible la théorie du franc arbitre, qu’il avait exposée d’abord dans sa quatrième Méditation, Descartes, répondant aux sixièmes objections no 6, prend pour sujet de son hypothèse Dieu, en qui toutes les facultés, la liberté comme les autres, sont élevées à l’infini. Descartes, s’occupant de psychologie, fait comme le naturaliste qui considère un animalcule au microscope : ce que la faiblesse de sa vue ne lui permet pas d’apercevoir en lui-même deviendra sensible en Dieu, par le grossissement.

Qu’est-ce donc que la liberté en Dieu, c’est-à-dire conçue dans sa plus haute puissance, une liberté parfaite, complète, sans aucun mélange de détermination ou d’influence ?

« Dieu, répond Descartes, en faisant toutes choses, a agi avec la plus pleine, la plus souveraine indépendance : il répugne qu’aucune idée du bien, du vrai, du beau, ait été l’objet de son entendement avant que la nature de cette idée ait été constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne parle pas d’une simple priorité de temps, mais bien davantage :je dis qu’il a été impossible qu’une telle idée ait précédé la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d’ordre ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme dans l’école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à élire l’un plutôt que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour avoir vu qu’il était meilleur que le monde fût créé dans le temps que dès l’éternité, qu’il a voulu le créer dans le temps ; et il n’a pas voulu que les trois angles d’un triangle fussent égaux à deux droits, parce qu’il a connu que cela ne se pouvait faire autrement, etc. Mais, au contraire, parce qu’il a voulu créer le monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur que s’il eût été créé dès l’éternité ; et d’autant qu’il a voulu que les trois angles d’un tringle fussent nécessairement égaux à deux droits, pour cela cela est maintenant vrai. Et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres choses… Et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très-grande de sa toute-puissance. »


En deux mots, l’idée en Dieu vient à la suite du vouloir, non le vouloir à la suite de l’idée : sans quoi, observe Descartes, la liberté, qui en Dieu doit être infinie, serait nulle.

Ainsi, bien différent de Platon, qui fait les idées coéternelles à Dieu et y trouve le principe de toutes les déterminations divines, Descartes soutient que les idées elles-mêmes sont une création de l’arbitre divin, qui ne peut ni ne doit pouvoir être déterminé que par lui-même. S’il plaisait à Dieu que les trois angles d’un triangle cessassent d’être égaux à deux droits, cela serait ainsi, dit Descartes. En sorte que ce qui semble à nos intelligences bornées nécessaire d’une nécessité absolue n’est jamais, pour l’intelligence infinie, que d’une vérité relative. Et si l’on demandait à Descartes à quoi peut servir, dans le gouvernement de la Providence, le libre arbitre de Dieu, une fois que le monde des idées et des êtres a été constitué par lui tel que nous le voyons, Descartes pourrait répondre, d’accord avec l’Église : À faire des miracles ! Voilà certes l’idée la plus complète, s’il était possible de s’y tenir, qu’on puisse concevoir de la liberté.

De cette conception idéale du franc arbitre, Descartes passe à la liberté réalisée, telle qu’elle nous apparaît dans l’homme, la plus libre, sinon la seule libre des créatures. Pour celui-ci, dit Descartes, les choses ne se passent plus de la même manière que dans l’entendement divin :

« L’homme, trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie et déterminée de Dieu, et, sa volonté étant telle qu’il ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est manifeste qu’elle embrasse d’autant plus librement le bon et le vrai qu’il les connaît plus évidemment, et que jamais il n’est indifférent que lorsqu’il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu’il n’en puisse aucunement douter ; et ainsi l’indifférence qui convient à la liberté de l’homme est fort différente de celle qui convient à la liberté de Dieu. » (Réponse aux sixièmes objections, n. vi.)

« Et certes, avait-il dit, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient ; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté. Car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans être jamais indifférent. » (Méditation 4e.)


Tout cela revient à dire que la liberté est une spontanéité qui consiste, en Dieu, à produire toutes choses, même les idées et les lois de son entendement, quand et comme il lui plaît, et sans y être déterminé par aucune nécessité interne ou externe, attendu que la volonté de Dieu, sa faculté pivotale, le Père, est antérieure et supérieure, non-seulement à l’ordre du monde, mais même à l’ordre intellectuel. Dans l’homme, au contraire, la liberté consiste à embrasser la loi du bien et du vrai, c’est-à-dire la loi du système naturel et surnaturel dont il fait partie, à mesure que l’idée lui en est donnée soit par les révélations du dehors, soit par le secours intérieur de la grâce.

Toute considération d’un motif, même d’une loi de géométrie, fait cesser en Dieu la liberté ; au rebours, toute suspension des idées et des influences, soit physiques, soit hyperphysiques, la fait cesser dans l’homme.

D’après cela, on conçoit très-bien que Descartes définisse la liberté en Dieu, pouvoir de faire ou de ne pas faire, de nier ou affirmer, de poursuivre ou fuir une chose. Dieu, dont la spontanéité est infinie, antérieure à toute idée, capable de s’exercer à volonté dans le temps et dans l’éternité, Dieu, dis-je, d’après cette définition de sa spontanéité, est libre.

Mais il n’en est pas de même de la spontanéité humaine, qui, engagée dans le système de la création et des décrets divins, dont elle fait aussi partie, consiste seulement à suivre ce que lui proposent la nature et le Créateur. Aussi Descartes a-t-il soin de dire que, quant à ce qui est de nous,

« La liberté consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une chose que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. »

Après cette explication, il n’est plus possible d’avoir égard ni à la liberté d’indifférence, qui n’est que la cessation de notre spontanéité, produite par la suspension des causes qui agissent sur elle, ni au sentiment intérieur que Descartes prétend que nous avons de notre liberté, et qu’il présente comme la preuve irrécusable qu’elle existe, puisque ce sentiment, n’étant autre que celui de la conformité de nos actions avec les lois de notre conscience et de notre entendement, qui sont celles de Dieu et de la nature, peut servir aussi bien à prouver que nous ne sommes point libres.

En résultat, l’homme est une spontanéité gouvernée par une législation qui l’enveloppe ; il est dit libre lorsque rien ne l’empêche d’obéir à ses lois : voilà tout ce qui ressort de l’argumentation de Descartes. Quant à la liberté véritable, au franc arbitre, c’est une faculté idéale dont la réalisation se trouve en Dieu, mais qui dans l’homme est sans emploi, et n’apparaît que comme une puissance de négation vis-à-vis de telle ou telle cause particulière dont il tend à s’affranchir, sans qu’il puisse s’affranchir jamais de l’ensemble des causes, qui le détermine et le presse.

Ce que Descartes appelle liberté d’indifférence, par un reste d’égard pour le préjugé, n’est qu’un état de raison, une sorte de point mathématique, servant à marquer l’instant indivisible où cette spontanéité, ne recevant d’aucun côté une impulsion prépondérante, resterait, par hypothèse, au repos. L’homme libre, suivant Descartes, c’est l’homme qui est entre la vie et le néant.

XXI

Spinoza.

Spinoza nie le franc arbitre avec autant d’énergie que Descartes en avait mis à l’affirmer. Pour cela il lui suffit de rétablir l’ordre dans la pensée de Descartes, et d’en tirer les conséquences.

Vous dites, fait observer Spinoza à Descartes, qu’en Dieu l’agir précède nécessairement le penser, qu’il répugne que le souverain Être ait été déterminé à la création par une idée quelconque du bien et du vrai. Je le pense comme vous. Mais alors à quoi bon l’intelligence en Dieu ? Lui prêter un entendement, c’est le faire à l’image de l’homme : vous devez rejeter cet anthropomorphisme. Par la même raison, à quoi bon une volonté ? Autant vaudrait prendre au pied de la lettre ce qui est dit dans l’Écriture, que Dieu se fâche, qu’ensuite il se repent, qu’il a des pieds, des mains, un visage, un derrière ; qu’il renifle la fumée des sacrifices, etc. Quant aux prophéties et aux miracles, par lesquels Dieu, créateur et ordonnateur du monde, se met en communication avec l’homme, atteste sa puissance, et fait acte de liberté, Spinoza les récuse, de manière que la liberté de Dieu, demeurant sans exercice, n’a plus même un prétexte d’existence.

Deux choses seulement, dit ce philosophe, résultent de la notion ou de l’essence de Dieu : 1o qu’il existe, c’est-à-dire qu’il est la substance unique et nécessaire ; 2o qu’il se développe en une infinité d’attributs, dont nous ne pouvons connaître que deux, l’étendue et la pensée. Comme étendue, Dieu produit les mouvements et les corps ; comme pensée, il produit les âmes. Mais il n’est lui-même ni corps ni âme, ni vie, ni entendement. Il est la substance, inaccessible aux sens, et qui produit éternellement toutes choses par son activité. Ce que vous appelez liberté en Dieu n’est donc pas autre chose que sa spontanéité infinie, spontanéité affranchie de toute détermination étrangère sans nul doute, mais qui se détermine elle-même par la nécessité de sa nature.

La liberté de Dieu, en un mot, est la nécessité même : Summa libertas, summa necessitas.

Pour établir sa théorie, Spinoza procède en façon géométrique, ainsi que Descartes en avait donné l’exemple dans sa Réponse aux deuxièmes objections ; en sorte qu’on peut dire que tout en Spinoza, principe, idées, méthode, est de Descartes.

Jusqu’ici, il est impossible de voir ce que les cartésiens pourraient répondre aux spinozistes. En un être nécessaire tout est nécessaire, d’autant plus que cet être est unique, qu’il n’y a rien hors de lui ni en lui qui puisse lui fournir l’alternative de faire ou ne pas faire, affirmer ou nier, faculté qui constitue essentiellement le franc arbitre, d’après les propres paroles de Descartes. En Dieu la liberté ne pouvant naître que des motifs que lui fournissent ses créatures, c’est-à-dire ses modes, implique contradiction.

Spinoza ne s’en tient pas à la théorie de l’Être nécessaire ; il suit son maître de point en point, et jusqu’au bout. Descartes, après avoir posé l’existence de Dieu, continue par la distinction célèbre de l’esprit et de la matière : le deuxième livre de l’Éthique de Spinoza a pour titre, De l’âme. Descartes, appliquant sa philosophie à la conduite de la vie humaine, avait composé un traité des passions : le 3e livre de l’Éthique est intitulé, Des passions. En un mot, si Descartes n’avait pensé, Spinoza n’eût point écrit ; et la raison en est simple, le système de Spinoza n’est autre que celui de Descartes, émondé, corrigé, mieux lié, rendu plus complet et plus conséquent, par un génie d’une extrême vigueur, et qui, tout en suivant une piste, déploie une originalité sans égale.

Spinoza ayant donc démontré, d’après Descartes, que la liberté ne peut avoir lieu dans l’Être nécessaire, la nie à plus forte raison dans l’homme : c’est son maître qui lui fournit ses arguments.

Descartes, en effet, pour qui le libre arbitre humain se réduisait déjà à si peu de chose, avait cru que, du moins, ce peu nous est suffisamment démontré par le sentiment intérieur. Je sens que je suis libre, dit Descartes ; rien ne peut aller contre ce témoignage de ma conscience : ce que je sens, je le suis.

Prenez garde, lui répondent à la fois Bayle, Leibnitz et Spinoza : vous avez pu légitimement raisonner de la sorte quand il s’agissait de votre existence, parce que le doute et le néant impliquent contradiction ; vous ne pouvez pas raisonner de même sur votre liberté, que vous n’avez point définie et que vous ne connaissez pas : tout ce que vous pouvez dire, est que vous vous sentez agir sans obstacle et sans contrainte, mais que vous ne sentez pas les causes qui vous déterminent.

Or, ajoute Spinoza, vous êtes toujours, à votre insu, déterminé ; je le prouve par la théorie de Dieu et de la création. Tout est nécessaire, en Dieu par la nécessité de sa nature, dans l’homme par la nécessité de la nature divine sur laquelle tout être est fondé, et dont nous ne sommes, dans notre corps et dans notre âme, qu’un double mode.

Et Spinoza n’a pas de peine à faire voir que, soit que l’on envisage l’essence divine, soit que l’on considère l’ordre de l’univers, la nature de l’âme, son union avec le corps, les influences, passions, motifs et mobiles de toute espèce qui l’assiégent et la font mouvoir, il est impossible de trouver rien qui justifie cette conception du franc arbitre, que le préjugé universel réclame. L’âme est un automate spirituel ; tel est le dernier mot de Spinoza.

XXII

Spinoza a donc raison contre Descartes, et par la raison même de Descartes ; a-t-il raison enfin ? Non, car il se contredit lui-même, et nul n’échappera à la contradiction.

Spinoza, à l’exemple de Descartes, composa son Éthique tout exprès pour apprendre à l’homme à se conduire par la contemplation et la pratique des vérités éternelles, à s’affranchir, par ce moyen, de l’esclavage des passions, dans lequel le précipite incessamment sa condition imparfaite, et à s’élever à la perfection de son être, qui est l’union en Dieu, la béatitude, le salut, soit, comme disait Descartes, la liberté.

N’est-il pas étrange qu’après avoir expliqué l’univers, l’âme, les passions, le péché, la misère, par le développement de la nécessité divine, Spinoza nous invite à sortir de cette misère, à laver ce péché, à combattre ces passions, à remonter enfin le courant de la nécessité, comme si, contre la nécessité, nous pouvions quelque chose ! et cela au nom de cette même nécessité, comme si la nécessité pouvait se défaire !…

Il faut le voir pour le croire ; et comment les traducteurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point ? L’Éthique, que tout le monde connaît comme une théorie de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie du franc arbitre de l’homme. Le mot n’y est pas, et il est juste de dire que l’auteur n’en croit rien ; mais depuis quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses paroles ?

Spinoza explique à sa manière par quelle dégradation des rayons du divin soleil les êtres qu’il crée nécessairement deviennent de moins en moins parfaits, les âmes de plus en plus obscures, leurs idées de moins en moins adéquates, et les passions auxquelles elles sont en butte de plus en plus fumeuses. C’est toute une théorie métaphysique de la chute, qui ferait honneur à la gnose chrétienne. Cette première partie de son travail effectuée, il montre comment les mêmes âmes, en vertu de l’activité qui leur est propre, et qui dans son système ne peut être au fond autre que celle de Dieu, doivent se relever de leur misère et tendre vers le souverain bien : théorie de la réhabilitation qui n’a rien à envier à celle des orthodoxes. Je ne ferai pas la critique de ce double mouvement, l’un qui exprime, si j’ose ainsi parler, l’irradiation des âmes hors de l’infini ; l’autre, leur rentrée dans l’infini. Je prends le système tel quel, avec toutes les corrections qu’on y voudra faire : il reste toujours que pour opérer ce retour il faut supposer dans le système, partout présente, une force de réaction égale à l’action. Je demande quelle est cette force. L’action, c’est la nécessité : Spinoza le démontre. Quel nom veut-il que je donne à la réaction, dont il suppose l’homme capable ?

« Dans les propositions qui précèdent, dit-il, j’ai réuni tous les remèdes des passions, c’est-à-dire tout ce que l’âme, considérée uniquement en elle-même, peut contre ses passions. Il résulte de là que la puissance de l’âme sur les passions consiste : 1o dans la connaissance même des passions ; 2o dans la séparation que l’âme effectue entre telle ou telle passion et la pensée d’une cause extérieure confusément imaginée ; 3o dans le progrès du temps, qui rend celles de nos affections qui se rapportent à des choses dont nous avons l’intelligence supérieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous n’avons que des idées confuses ; 4o dans la multitude des causes qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux propriétés générales des choses ou à Dieu ; 5o enfin, dans l’ordre où l’âme peut disposer et enchaîner ses passions. La puissance de l’âme se détermine uniquement par le degré de connaissance qu’elle possède, et son impuissance ou sa passivité par la seule privation de connaissance, ou par ce qui fait qu’elle a des idées inadéquates ; d’où il résulte que l’âme qui pâtit le plus est l’âme qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées inadéquates, et, au contraire, l’âme qui agit le plus est celle qui est constituée dans la plus grande partie de son être par des idées adéquates. » (Éthique, liv. v, prop. 20, scholie ; trad. de M. Saisset.)


Il n’est pas possible de se faire plus complètement illusion. Ce qu’on vient de lire n’est autre chose que l’histoire du développement de la liberté ; mais, parce qu’il lui a plu de placer le point initial de ce développement dans une idée adéquate, Spinoza s’imagine que cette liberté, toujours grandissante, est nulle. C’est donc à l’origine même de cette genèse qu’il faut saisir le raisonnement de Spinoza, si l’on veut montrer la faiblesse de son système.

En dernière analyse, dit Spinoza, la puissance de l’âme se réduit à la connaissance, ce qu’il y a de moins libre, de plus fatal. Mais, observerai-je, pour connaître, il faut pouvoir connaître, il faut penser ; pour avoir une connaissance adéquate, il faut une puissance de réflexion égale à l’impression reçue : Spinoza ne sortira pas de là. La puissance est la condition préalable et productrice de la connaissance ; elle n’en est pas l’effet : cela impliquerait contradiction. Or, il est de la nature de toute puissance de tendre à l’infini par l’absorption de ce qui l’entoure ; et quand Spinoza nous montre la puissance de l’âme se développant proportionnellement au degré de la connaissance, il ne fait autre chose, sans qu’il s’en doute, que raconter le progrès de la liberté aux dépens de la nécessité qu’elle se subordonne.

Tout le système de Spinoza repose donc sur cette pétition de principe : c’est au centre de l’âme qu’il place l’initiative de réflexion qui, par un système d’idées progressivement acquises, et d’épurations spontanément accomplies, doit conduire l’âme au souverain bien, ad Deum qui dedit illam. Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par la nécessité divine, après que les vibrations de cette nécessité, de plus en plus affaiblies, ont donné naissance aux âmes engagées dans la servitude des passions, comment, dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner à Dieu qu’elles n’en ont reçu au moment de leur existence, si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres ?…

Dans le christianisme, il y a, pour expliquer cette réhabilitation, ou, pour mieux dire, cette ascension des âmes vers l’infini, une action nouvelle de Dieu : c’est la grâce, création nouvelle, complément de la création première. Spinoza supprime la grâce, après avoir détruit la liberté, et il les remplace l’une et l’autre par des idées adéquates. C’est ce qu’on appelle communion sèche, l’hypothèse de la liberté en attendant la liberté.

Ainsi, Descartes affirme la liberté, et toute son argumentation tend à la détruire ; Spinoza la nie, et son système la suppose invinciblement. Tous deux, avec une puissance qu’on ne surpassera jamais, après avoir élevé jusqu’à l’idéal, l’un le franc arbitre, l’autre la nécessité, aboutissent à une égale contradiction.

XXIII

Leibnitz.

D’après la définition cartésienne ; le franc arbitre est l’indépendance absolue de la cause qui agit.

Mais, observe Spinoza, le franc arbitre conçu en Dieu, substance unique et infinie, cause souveraine et nécessaire, est identique et adéquat à la nécessité même. Une cause qui se développe spontanément, sans obstacle, sans influence ni déviation venue du dehors, produit son effet infailliblement, nécessairement. L’effet obtenu, la cause s’arrête et tout rentre dans le repos. Considérez un corps en dissolution : si ce corps est abandonné à lui-même, loin de toute influence perturbatrice, il se précipitera en cristaux réguliers : c’est l’image de la nécessité. Dieu, la cause infinie, ne s’arrête point ; il produit toujours, il rayonne éternellement : voilà toute la différence.

L’observation entendue, je reprends la parole contre Spinoza, et je demande si la nécessité peut réagir contre elle-même, faire rebrousser le courant de son action, le détourner, le retenir, puis le précipiter de nouveau, comme on le dit de la volonté de l’homme ? Et je réponds que cela est impossible ; que pour faire changer la nécessité il faudrait une cause, c’est-à-dire une seconde nécessité, ce qui implique contradiction. De même qu’une cause supposée libre, du moment qu’elle est influencée, perd la plénitude de son franc arbitre ; de même une cause supposée nécessaire, si elle peut être influencée, perd la plénitude de sa nécessité : elle tombe, comme la première, dans la contingence.

Là donc est le vice irrémédiable du système de Spinoza. La nécessité toute seule est impuissante à expliquer le monde. Aussi vrai que le franc arbitre de Descartes est une pure conception logique, une hypothèse idéale, comme le point mathématique, qui n’a ni longueur, ni largeur, ni profondeur ; aussi certainement la nécessité pure de Spinoza est une chimère. Et à quiconque nie le franc arbitre, la première chose à répondre n’est point d’alléguer, comme faisait Descartes et comme font aujourd’hui les éclectiques, le sens intime, qui ne prouve rien ici ; c’est de nier la nécessité.

Maintenant écoutons Leibnitz.

De même que Spinoza était parti de la contradiction de Descartes, il part de la contradiction de Spinoza. Pour que le monde existe, et surtout pour que l’humanité se développe, il faut absolument admettre quelque part une force de réaction, en sens inverse de l’action divine. Le système de Spinoza la suppose invinciblement, et rien ne saurait racheter en lui ce manque de logique, pour ne pas dire de franchise.

Mais avec l’hypothèse préalable d’un Être unique, infini, absolu, tel que le Dieu de Descartes et de Spinoza, le mal est sans remède. Plus d’âmes vertueuses et méritantes, plus même d’âmes : car, si la Justice sans la liberté est nulle, la vie sans activité propre est néant.

Que fait donc Leibnitz ?

Il change l’hypothèse fondamentale. À la cause infinie de Descartes et de Spinoza il substitue l’infinité des causes : voilà la réaction créée dans l’univers en quantité égale à l’action. La monadologie, en effet, débarrassée des ménagements dont l’entoure son auteur, n’a pas d’autre sens. C’est l’Absolu divin, avec son double attribut de pensée et d’étendue, que Leibnitz, d’un coup de baguette, divise à l’infini. De cette division à l’infini naissent les monades, forces infinitésimales, différentes entre elles de qualité, par conséquent susceptibles de coordination, capables enfin de se grouper et de former des mondes. Dieu lui-même n’est autre chose qu’une monade, la reine des monades, dont l’action prépondérante détermine la centralisation de l’univers et la liaison de ses parties.

Ici, l’action de Dieu n’est plus nécessitante d’une nécessité absolue, comme dans Spinoza ; il agit sur les monades en s’appuyant sur leur faculté même de réaction, par voie d’influence d’excitation, de contingence, non d’omnipotence.

Dès lors, sans doute, pas d’indépendance absolue ; mais aussi plus de nécessité absolue, ni en Dieu, ni dans l’homme. Dieu agit par raison, par la connaissance éternelle qu’il a des rapports des choses : en quoi, observe Leibnitz, son système a l’avantage de se concilier avec la doctrine de toutes les églises catholiques et protestantes, ce qui lui importait fort. Saint Thomas et les casuistes, Calvin, Grotius, etc., pensent comme lui.

Chez l’homme, plus de liberté d’indifférence, comme la supposait Descartes. L’homme est toujours influencé, excité, jamais nécessité. À ce propos, Leibnitz cite l’aphorisme des astrologues : Astra inclinant, non necessitant. Et il se moque agréablement des cartésiens et de Bayle, qui admettaient l’hypothèse de l’âne de Buridan, immobile entre deux prés :

« L’univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l’âne, coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d’autre. Car ni les parties de l’univers ni les viscères de l’animal ne sont semblables ni également situés des deux côtés de ce plan vertical. »

Il pouvait ajouter que, le fussent-ils à un instant donné, par le mouvement universel ils cesseraient aussitôt de l’être.

Tout est ainsi lié dans l’univers, non par une action absolue et nécessitante, mais par une réciproque influence : ce qui détruit à la fois la liberté pure et la nécessité pure, deux conceptions idéales, qui ne servent qu’à marquer les deux points extrêmes de la réalité.

De plus, comme toutes les parties de l’univers sont coordonnées entre elles, suivant la qualité spécifique des monades, et l’ensemble subordonné à Dieu, l’être souverain, il s’ensuit que l’univers, malgré l’imperfection relative de toutes ses parties, et malgré sa propre imperfection comparativement à Dieu, est cependant, au total, le meilleur possible.

Leibnitz n’était pas homme, comme Spinoza, à rompre en visière aux croyances établies pour un système de métaphysique ; il tenait à vivre bien avec les puissances, surtout avec l’Église. Aussi sa grande affaire fut-elle moins de démontrer sa synthèse dans sa rigueur dialectique, que de la concilier avec la foi. Toutes les objections lui vinrent de ce côté. Il n’y eut pas jusqu’à Bayle qui, au lieu de prendre le système des monades, comme il convenait, dans sa tendance réaliste et scientifique, ne se mit à chicaner l’auteur sur la prescience divine et la damnation. C’est là, en effet, qu’était le péril pour Leibnitz ; mais c’est là aussi qu’est la sottise de ses adversaires. Au lieu de risquer sa religion, le grand homme aima mieux risquer sa philosophie : cette reculade a peut-être coûté au monde cent cinquante ans.

Puisque Leibnitz faisait tant que d’éliminer l’absolu de la nécessité et du franc arbitre, il devait, pour être conséquent et au risque de passer pour athée, l’éliminer de partout. Sa pensée alors eût scandalisé le monde, mais elle l’aurait dominé. Au lieu de cela, Leibnitz s’efforce de rétablir l’absolu, en Dieu d’abord, dont il reconnaît l’infinité en tout attribut ; puis dans l’univers, qu’il soutient être le meilleur possible, ce qui devant la logique équivaut à la nécessité même. Cet absolutisme accordé, tout est prévu dans l’univers, le grand organisme ; tout est préordonné, prédestiné, harmoniquement préétabli, et nous retombons dans tous les inconvénients et toutes les contradictions de Spinoza. Que Leibnitz distingue tant qu’il voudra la nécessité métaphysique, la nécessité géométrique, la nécessité hypothétique ou contingente, la nécessité morale : l’enchaînement de toutes ces nécessités, sur lesquelles le monde est bâti, n’en constitue pas moins une nécessité absolue, au sein de laquelle toute action ou liberté propre s’évanouit. La faculté de choisir, que Leibnitz attribue à l’homme, malgré la multitude des influences qui le déterminent, se réduit à un simple vote, moins que cela, à la conscience de ses actes, à la conformité de sa volonté avec l’ordre de Dieu, avait dit Descartes. Leibnitz, en un mot, après avoir rendu la liberté possible, l’annule aussitôt par son meilleur des mondes, et par l’embarras où il est de trouver à cette liberté un emploi. L’homme sait qu’il est nécessité tandis que le monde ne le sait pas ; voilà toute la différence. Le fatum christianum et le fatum mahumetanum sont identiques.

On entrevoit que, pour franchir le pas indiqué par Leibnitz, il fallait une énergie révolutionnaire dont son âme religieuse n’était pas douée, et dont le dix-huitième siècle lui-même, jusqu’en 89, fut totalement dépourvu. Même après 89, la philosophie, allemande et française, recula devant cet abîme.

XXIV

Après Leibnitz, le sauve-qui-peut est général. Ceux qui se piquent d’exactitude se réfugient dans l’absolu, qui pour le Dieu de Descartes, qui pour le Dieu de Spinoza ; le grand nombre ferme les yeux et s’accommode d’un éclectisme superficiel, à la façon de Voltaire et de Rousseau : Dieu et La Liberté ! Aujourd’hui encore, le monde est plein de gens qui trouvent cela sublime.

Hobbes, cité par Leibnitz : « Une chose est censée libre quand la puissance qu’elle a n’est point empêchée par une chose externe. » Ce qui rentre dans la spontanéité, arbitrale ou nécessaire, de Descartes et de Spinoza.

Le même, cité par M. Renouvier : « Quand plusieurs passions agissent simultanément et contradictoirement, il y a délibération : les bêtes, comme les hommes, délibèrent. Quand la délibération est finie, il y a volonté. S’il n’y a ni délibération ni excitation d’aucune sorte, l’homme n’agit pas. » — Par où l’on voit que Hobbes passe par toutes les théories, sans qu’il s’en doute : tantôt cartésien, tantôt leibnitzien, tantôt spinoziste.

Bossuet est pur cartésien : il admet la liberté d’indifférence et croit que l’homme agit en certains cas sans motifs, ce qui revient à dire que la liberté, n’ayant ni rime ni raison, est inutile, n’existe pas.

Malebranche suit Descartes ; il admet une faculté de porter l’entendement vers les objets qui lui plaisent, et par suite de diriger les inclinations. Nous sommes en conséquence d’autant plus libres que nous connaissons mieux notre devoir, et que nous nous y attachons avec plus de force. — Une liberté qui consiste à se perdre elle-même, dit un critique, est-ce une liberté ?

Locke fait la liberté synonyme de puissance : toujours Descartes.

Hume nie la causalité, à plus forte raison la liberté. Sa philosophie est un idéalisme dont la forme est le doute ; c’est le fatalisme de l’impuissance.

Collins, Priestley sont déterministes : Qu’est-ce que le déterminisme ? Une idée brutale, qui, écartant l’absolu de Spinoza, place dans les choses le principe de nos déterminations, et fait ainsi de l’être pensant le bilboquet de la matière. Cela ne mérite pas même l’honneur d’une mention philosophique.

Écoutons les allemands.

Kant semble marcher sur des charbons.

« La volonté étant une sorte de causalité des êtres raisonnables, la liberté serait l’indépendance de cette même causalité de toute influence étrangère ; tandis que les êtres non doués de raison, déterminés qu’ils sont à l’action par des causes qui ne sont pas en eux, sont soumis à la nécessité physique.

« La réalité de la liberté ne peut être prouvée par l’expérience.

« La liberté n’est qu’une idée, une supposition nécessaire pour expliquer ce fait de la conscience d’après lequel nous nous attribuons une autre volonté que la simple appétition ; c’est-à-dire la faculté de nous déterminer à l’action comme intelligences, conformément aux lois de la raison et indépendamment des instincts de la nature.

« La réalité de la loi morale ne peut être prouvée qu’à l’aide de l’idée de liberté, qui est elle-même incompréhensible en soi. Cest pourquoi tout être qui ne peut agir autrement que sous l’idée de liberté est censé, à cause de cela, pratiquement libre. » (Willm, Histoire de la philosophie allemande, t. Ier, p. 368, 370, 373, 375.)


Si Kant ne nous dit rien de net, au moins il ne se compromet pas. Il se garde bien d’affirmer quoi que ce soit ; il ne connaît que des apparences. — Si la volonté était une cause, la liberté serait l’indépendance de cette cause. Or, la volonté est-elle une cause ? Aucune expérience ne le prouve. Au cas que la volonté soit cause, cette cause est-elle indépendante ? Rien ne le prouve davantage. La liberté étant admise comme cause, quels sont ses effets ? en autres termes, quelle est la fonction de la liberté et à quoi sert-elle ? Kant ne s’est pas même posé la question. Qu’est-ce donc que la liberté ? Une idée dont la morale a besoin pour s’établir elle-même !… Ceci est un sacrifice que Kant fait au préjugé universel, qui affirme, comme corrélatives, se supposant et se motivant réciproquement, la Justice et la liberté. Mais un philosophe ne sacrifie pas au préjugé, il le tue ou il le prouve. Kant, en un mot, ne sait rien : je serais plus content de lui s’il l’eût avoué de meilleure grâce.

Fichte ne reconnaît de liberté que dans le moi absolu, lequel moi n’est ni le vôtre ni le mien, mais seulement une idée, un idéal. Cela ne revient-il pas au Dieu de Descartes, qui pourrait faire un cercle carré, si tel était son bon plaisir, avec cette différence cependant, que Descartes prend son Dieu pour une réalité, tandis que Fichte ne fait du sien qu’une idée, un idéal ?

« La morale a pour principe la liberté : sa loi est la détermination absolue de soi par soi-même, et sa fin est l’indépendance absolue du sujet raisonnable de tout ce qui n’est pas lui.

« Mais cette liberté, qui est celle du moi idéal, cette aspiration à la liberté, ne doit pas être confondue avec ce farouche amour de l’indépendance, qui se manifeste comme esprit de domination oppressive : elle est soumission absolue à la conscience du devoir, qui n’est que l’expression de notre nature supérieure, de notre véritable être.

« Mais cette indépendance ne peut se réaliser dans l’individu ; elle ne peut se concevoir que comme liberté universelle, comme autocratie de la raison en général ; sa fin est un règne moral, réunissant tous les êtres raisonnables en une même conscience : en sorte que la moralité devient abnégation entière de soi dans l’intérêt de tous. » (Ibid., t. II, p. 344, 347.)


Se peut-il de plus grands poltrons que ces philosophes allemands ? Fichte est celui de tous qui passe pour avoir le mieux soutenu la liberté, et la philosophie ne doit jamais oublier qu’il est mort pour elle en héros. Du courage devant la mort, cela ne manque pas plus en Allemagne que de ce côté-ci du Rhin. C’est le courage devant l’Absolu, qui est rare. Newton se découvrait quand on prononçait devant lui le nom de Dieu ; Leibnitz lui sacrifie ses monades. Au nom de l’Absolu, Fichte nous enseigne que la liberté, ou, pour mieux dire, l’aspiration à la liberté, — il ne nous accorde pas davantage, — c’est la soumission, l’autocratie, le règne, l’abnégation, enfin le communisme. Il pose ainsi le problème de la philosophie du droit :

« Trouver une volonté qui soit nécessairement l’expression de la volonté commune, ou dans laquelle la volonté privée et la volonté générale soient synthétiquement réunies !… »

Croyez-vous qu’une pareille proposition effraie beaucoup à Saint-Pétersbourg, pas plus qu’à Paris ?

L’Absolu enivre tellement Fichte qu’il va jusqu’au dogme : il devient sacerdote, il est en pleine révélation.

« Je soutiens, dit-il, et c’est là l’essence de mon système, que par des dispositions fondamentales et primitives de la nature humaine est prédéterminée une façon de penser, qui à la vérité ne se réalise pas en chaque individu, mais qu’on peut exiger de chacun d’admettre ; qu’il y a quelque chose qui limite l’essor de la pensée, qui l’arrête et l’oblige, etc. » (Ibid.)


Étonnez-vous après cela que le peuple allemand, tombant du christianisme dans la philosophie de l’absolu, c’est-à-dire toujours dans la religion, se soit montré en 1848 si peu pratique, si peu amoureux de la liberté, si faiblement révolutionnaire !

Il est inutile que je cite Hégel : il nie, il raille la liberté, au même titre et de la même manière que Spinoza, exécutant ses devanciers, Kant et Fichte, comme Spinoza avait exécuté Descartes, et comme Spinoza, concluant, en politique, à l’absolutisme.

XXV

Après tous ces maîtres, la controverse pouvait paraître épuisée, et il était permis de ne pas attendre grand’chose de l’élucubration contemporaine. Mais, ainsi que je l’ai dit, le temps pousse, et le siècle ne passera pas avant que l’énigme soit devinée, et la chose rétablie.

M. Tissot, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Dijon, sait de chaque question tout ce qui en a été dit avant lui, et il le fait voir. Ce qui vaut mieux, M. Tissot s’est fait sur chaque question une opinion à lui ; malheureusement, il ne réussit pas aussi bien à la mettre en lumière. La cause en est dans la peine qu’éprouve tout professeur à s’affranchir, en écrivant, des habitudes et du style de l’école, de la ligne des programmes et de la poussière du doctorat, pour ne se souvenir que du public.

Voici ce que j’ai extrait des Nouvelles considérations sur le libre arbitre, publiées par M. Tissot (1849) à propos des Méditations critiques sur l’homme et sur Dieu, par M. Gruyer. L’idée mérite que je la rapporte, à cause de son caractère empirique, et parce que, sans dissiper encore les ténèbres qui couvrent la question, elle fait positivement échec au fatalisme.

Suivant M. Tissot, toutes les facultés et affections de l’homme se développent en deux séries ascendantes, parallèles, intimement liées l’une et l’autre, et qui enveloppent l’âme comme d’une double chaîne. La première de ces séries est donnée par l’organisme, la seconde par le mouvement de l’esprit. L’une forme, pour ainsi dire, le système de la passivité du moi, l’autre le système de son autonomie.

A ............................... B
Il y a de la matière, ............................... Il y a de la puissance,
des organes, ............................... de la spontanéité,
de la sensibilité, ............................... de l’instinct,
des besoins, ............................... de l’activité,
des affections, ............................... des facultés,
des passions, ............................... de la volonté,
des impressions, ............................... de la délibération,
des influences, ............................... de l’option,
des intuitions, ............................... de l’erreur,
des conceptions, ............................... du remords,
de la mémoire, ............................... de la révolte,
des associations d’idées, ............................... de la résipiscence,
des mobiles, ............................... la foi qu’on est libre,
des motifs, ............................... la haine de toute tyrannie,
Il y a donc de la nécessité. ............................... Il y a donc de l’autonomie.

Ces deux séries se supposent réciproquement, et ne peuvent se passer l’une de l’autre : ainsi il n’y a pas de volonté sans motifs, ni d’intuition sans puissance, ni vice versâ. C’est toujours l’opposition irréductible du moi et du non-moi, qui fait la base de la création, et se montre en plein dans l’humanité.

Or, cette antinomie, quoi qu’on ait dit, ne se résout pas, et tous les efforts tentés dans ce but aboutissent à une escobarderie. Les deux ordres de phénomènes, une fois posés, se déroulent chacun suivant sa loi propre, sans qu’il soit possible ni de les expliquer par le même principe, ni de les résoudre en une expression identique. Ils subsistent l’un vis-à-vis de l’autre : il serait aussi puéril de confisquer celui-ci au profit de celui-là que de les faire tous deux disparaître.

Ce n’est pas tout : chacune des deux séries est en gradation, allant, la première des attractions de la matière brute aux aperceptions les plus abstraites de l’entendement ; la seconde des mouvements spontanés de la force végétative aux protestations les plus héroïques de la conscience. De sorte que, comme il y a des degrés dans la nécessité, il y en a aussi dans l’autonomie. Là, c’est le joug qui pèse sur la volonté plus ou moins lourdement ; ici, c’est la force qui apparaît plus ou moins énergique, sans qu’on puisse assigner de limite à cette double échelle, soit en minimum, soit en maximum.

Telle est, dégagée de sa psychologie abstruse et d’une argumentation quelquefois malheureuse, la pensée de M. Tissot.

J’avoue, quant à moi, que tout cela me paraît d’une excellente philosophie. C’est précisément ce que je disais tout à l’heure en parlant de Spinoza : Pouvez-vous expliquer tous les phénomènes de la nature et de l’humanité par le principe unique de la nécessité divine ? Non, évidemment, puisque vous avez besoin, pour créer le monde et la société, d’une force de réaction que la nécessité ne peut pas fournir. Donc, si vous niez la liberté, qui par son évolution ascendante explique cette réaction et tous les faits qui en découlent, je nierai à mon tour votre nécessité qui ne peut rien faire qu’à la condition de réagir contre elle-même en engendrant des forces libres : ce qui est une contradiction.

De la théorie de M. Tissot il résulte donc que, s’il n’y a pas dans l’univers de liberté pure, il n’y a pas non plus de nécessité pure ; que l’on ne peut pas dire que rien soit absolument fatal, rien absolument libre. Et il faut bien admettre qu’il en est ainsi, puisqu’il n’existe pas, qu’il ne saurait même exister de phénomènes qu’on puisse attribuer exclusivement à la liberté ou à la nécessité.

C’est quelque chose assurément de nous avoir fait franchir ce pas, et l’honneur en revient originairement, ainsi que je l’ai montré, à Leibnitz. Mais ici la question se représente sous une autre forme. On demande si cette liberté générale, si cette force de réaction, dont la présence se fait partout sentir dans les choses, n’existe pas à un degré supérieur et avec des qualités spéciales dans l’homme. Car, il faut l’avouer, nous ne serions guère plus avancés, nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres, et le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la liberté de l’homme se réduisait à une spontanéité comme celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et se réfléchit, de la plante qui végète, de l’animal qui obéit à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité n’est pas la liberté, du moins elle n’est pas toute la liberté que l’homme réclame. Il vise plus haut : il lui faut la souveraineté et l’indépendance, il lui faut le franc arbitre ; et ce franc arbitre, tout le monde, M. Tissot lui-même, le sacrifie. Pouvions-nous l’attendre de ce dualisme mystérieux, suivant lequel la liberté n’est jamais tout à fait libre, la nécessité jamais tout à fait nécessaire ? Nous pensions avoir saisi un rayon de lumière : ne serait-ce point que nos ténèbres se sont épaissies ?

M. Dunoyer nous fera faire un pas de plus.

XXVI

M. Dunoyer, membre de l’Institut, l’un des esprits les plus originaux et des caractères les plus honorables de l’époque qui suivit le premier empire, a ce qu’il me permettra d’appeler un travers d’esprit qui gâte ses excellentes qualités : c’est une horreur excessive de la métaphysique et de toute théorie tendant à ramener la science économique à des notions premières, surtout à des notions de droit.

« Je ne supporte pas ces philosophes dogmatiques qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernements ont le devoir de faire, et les nations le droit d’exiger. Chacun doit être maître de sa chose ; chacun doit pouvoir dire sa pensée ; tout le monde devrait participer à la vie publique : voilà leur langage accoutumé. Je ne m’explique point de la sorte, je ne dis pas sentencieusement : Les hommes ont le droit d’être libres ; ils ont le droit de vivre, etc. — Le droit d’être libres ! J’aimerais autant dire qu’ils ont le droit d’être intelligents, actifs, instruits, justes ; que deux lignes ont le droit de former un angle, que l’eau a le droit de se changer en gaz, etc. À quoi tout ce verbiage peut-il servir ?… La question est de savoir comment l’homme peut être libre, comment il arrive qu’il le soit, quelle mesure de liberté il peut obtenir dans telle ou telle condition donnée, par quelle réunion de connaissances et d’habitudes ils parviennent à exercer librement une industrie, à s’élever à la vie politique, etc. » (De la Liberté du travail, tome Ier, page 17.)

M. Dunoyer, en un mot, remplit le vœu de M. Babinet. Au lieu de commencer dans les sciences morales et politiques par l’en soi des choses, suivant l’ancienne méthode, et d’aller ainsi de l’inconnu à l’inconnu, il commence par les phénomènes : méthode excellente, surtout quand il s’agit de définir des notions et de démontrer des lois, et qui est aussi la mienne. Mais que la loi arrive par forme de conclusion ou par forme de principe, elle n’en demeure pas moins pour cela une expression métaphysique, et, s’il s’agit de morale, une formule de droit qui, devenant immédiatement une obligation pour la conscience, peut être opposé par l’individu à la société, par le citoyen à l’État, et réciproquement.

Étudions donc les phénomènes et ne médisons pas des principes : car, si les premiers nous rendent les seconds plus intelligibles, ceux-ci à leur tour résument les autres et les expliquent ; il n’y a pas plus de dogmatisme d’un côté que de l’autre.

Conformément à sa méthode, M. Dunoyer entreprend donc de nous dire comment, par le travail, la science, la Justice, l’homme et la société deviennent libres.

Mais, contrairement à sa méthode, il ne peut s’empêcher de nous dire tout d’abord ce qu’il entend par le mot liberté. Il est vrai qu’il ne donne sa définition qu’après un dernier camouflet à la métaphysique :

« On a beaucoup cherché si le mobile des facultés de l’homme était en lui-même ou hors de lui, en sa puissance ou hors de sa puissance ; s’il donnait son attention, comparait, jugeait, désirait, délibérait, se déterminait, parce qu’il le voulait et comme il le voulait ; ou bien si ses facultés étaient mises en jeu sans lui, malgré lui, par l’influence de causes sur lesquelles il n’avait aucun empire, et si le résultat de leur travail était aussi indépendant de sa volonté. Certains philosophes ont prétendu qu’il était également maître de leur action et des résultats de leur action ; d’autres ont nié qu’il eût sur elles un tel pouvoir, etc. — Je n’ai point à m’occuper de ce débat.

« Que l’homme ait ou n’ait pas en lui-même le premier mobile de son activité, on conviendra du moins qu’il n’agit pas toujours avec la même aisance ; on m’accordera, sans doute, qu’il peut y avoir dans ses infirmités, son inexpérience, ses vices, ses dispositions à la violence et à l’injustice, des empêchements à l’exercice de ses facultés ; on m’accordera sûrement aussi qu’il parvient, plus ou moins, à s’affranchir de ces causes naturelles de faiblesse et de servitude, et qu’à mesure qu’il y réussit, il entre en possession d’une certaine puissance, d’une certaine facilité d’action, qu’il ne sentait pas en lui auparavant.

« Au rebours, lorsqu’il vient à désapprendre ce qu’il avait appris, à recontracter les vices et les infirmités dont il était parvenu à se défaire, il perd peu à peu le pouvoir qu’il avait acquis, et repasse par tous les degrés de son ancienne impuissance.

« Ce que j’appelle liberté, c’est le pouvoir, la puissance d’agir, qui se manifeste et qui croît en nous à mesure que nous parvenons à délivrer, débarrasser, désobstruer nos facultés des obstacles de toute nature qui en gênent ou en arrêtent l’exercice. » (De la Liberté du travail, t. Ier, p. 23, 24 et suiv.)


Cette définition, essentiellement pratique, une fois donnée, M. Dunoyer montre ensuite, chapitre par chapitre, comment la puissance de l’homme sur la nature et sur lui-même est au plus bas degré à l’état sauvage, comment elle est plus grande dans l’esclavage, plus grande encore dans le servage, etc. Il prend la mesure, la jauge de la puissance compatible avec toutes les conditions de race, de climat, d’institutions politiques, de religion… C’est le sujet de son livre (3 vol. in-8o, Paris, Guillaumin).

Je pourrais chicaner M. Dunoyer sur les termes de sa définition, et lui montrer qu’elle contient une pétition de principe. La liberté, dites-vous, est la puissance qui se manifeste dans l’homme à mesure qu’il se débarrasse des obstacles qui entravaient cette puissance. Or, pour que l’homme se débarrasse, il lui faut déjà de la puissance. Quelle est cette puissance en vertu de laquelle il ouvre le chemin à sa puissance ?…

Mais ne soyons pas si sévères, admettons que la puissance qui dans l’homme apparaît à mesure qu’il se débarrasse de ses entraves est la même que celle en vertu de laquelle il se débarrasse. Toute autre interprétation, nous menant de puissance en puissance à l’infini, doit être écartée. Ce que je veux recueillir de l’idée de M. Dunoyer, c’est qu’appliquant la théorie de M. Tissot, que du reste il ne connaissait point, savoir, qu’il y a des degrés dans la fatalité et dans la liberté, que ni l’une ni l’autre ne saurait être jamais absolue, qu’elles forment deux séries parallèles et irréductibles, il nous montre à son tour la liberté en émersion progressive, gagnant du terrain sur sa rivale ou en perdant, selon qu’elle manœuvre avec plus ou moins d’énergie et d’intelligence. De sorte que la liberté nous apparaît maintenant, non plus seulement comme une spontanéité, une connaissance adéquate, un désir de conformité à l’ordre de Dieu, mais comme une fonction en perpétuel travail, la fonction motrice de cet être étonnant, l’homme, dont la Justice est la faculté ou fonction directrice.

Quelle est maintenant cette fonction ? quelle est sa raison ontologique ? quel est son objet ? quelles sont ses limites ? Va-t-elle jusqu’au franc arbitre, ou y tend-elle seulement ? A-t-elle une part, et quelle part, dans l’économie du monde et le gouvernement de l’humanité ? À quels effets, à quels actes, pouvons-nous la reconnaître ?… Il faut une réponse, et M. Dunoyer est loin de nous la fournir.

XXVII

L’événement du 2 décembre 1851 était de nature à raviver la controverse sur la liberté. Elle fut en effet reprise, d’abord par MM. Jules Simon et Oudot, le premier dans son livre du Devoir, le second dans son traité de la Conscience et de la Science du Devoir ; puis, par MM. Charles Renouvier, Lemonnier et Michelet (de Berlin), dans la Revue philosophique et religieuse.

J’ose dire que ces discussions sont loin d’avoir donné le résultat que semblaient appeler les circonstances.

Et d’abord M. Jules Simon me permettra de lui dire que pour un homme de son talent et de son caractère, dont la Révolution attend quelque chose, les cent pages qu’il a écrites sur la liberté sont impardonnables : elles suffisaient, je le crois, pour l’édification de l’Académie qui les a couronnées ; elles ne sauraient trouver grâce devant des juges qui demandent autre chose que de l’érudition.

La théorie de M. Simon est un composé des idées de Descartes, de Leibnitz et de Kant ; il y en a peut-être encore d’autres.

À Descartes, il emprunte la soi-disant preuve psychologique ou du sens intime, inadmissible depuis la critique qu’en ont faite Bayle, Spinoza et Leibnitz. À Kant, il prend ce fameux postulat où le philosophe se borne à répéter fort doctement, après tout le monde, que la liberté est indispensable à la morale, il serait plus exact de dire au Code pénal ; que sans la liberté il n’y a ni mérite ni démérite, et autres considérations édifiantes ; mais de la liberté elle-même ne disant mot, n’en indiquant ni l’objet ni l’utilité, s’excusant au contraire devant la contradiction flagrante. Avec Leibnitz, enfin, M. Simon rejette la liberté d’indifférence de Descartes, reconnaît que la liberté n’agit jamais sans motifs, ce qui est très-vrai, mais ce qui précisément rend douteux le franc arbitre et semble réduira l’homme à la seule spontanéité.

Oui, redirai-je à M. Simon, la preuve psychologique est de droit quand il s’agit de l’existence, puisque douter que l’on doute implique contradiction. Elle est de droit encore quand il est question d’une faculté en plein exercice, d’une faculté observée, reconnue, définie, dont les manifestations ne peuvent plus dès-lors être confondues avec celles d’aucune autre faculté, mais dont le produit est attribué à une cause surnaturelle, telle qu’est la conscience. Je dis que dans ce cas la preuve psychologique est aussi de droit, puisque le doute élevé sur l’autonomie de cette fonction devient également contradictoire.

Mais le doute qui frappe la liberté est d’un tout autre genre : ce n’est plus dans ce doute qu’est la contradiction, c’est dans la notion même de liberté. D’un côté, vous dit-on, et vous l’avouez vous-même, la liberté n’est jamais pure, puisqu’elle est toujours accompagnée de motifs ; d’autre part, on vous fait observer qu’une liberté sans motifs, telle que le génie de Descartes la pose en Dieu, est inintelligible. Il s’agit d’après cela de savoir ce que peut être la liberté, si tant est qu’elle soit encore quelque chose. Dites ce qu’est la liberté, distinguez-la de tout le reste, définissez-la, montrez-en la fonction : vous serez reçu ensuite à invoquer le sens intime. Mais affirmer l’existence d’une chose, alors que vous ne savez pas le premier mot de cette chose ; à cette occasion reproduire le fameux argument de l’école, Je veux lever mon bras et je le lève, et décomposer cette élévation en quatre moments dont les deux premiers emportent négation de la liberté et les deux autres ne font qu’en rappeler l’hypothèse, ce n’est pas expliquer, définir, démontrer la chose en question, c’est enfariner vos lecteurs.

Quant au sentiment moral, à la joie qui suit les bonnes actions, au remords qui accompagne les mauvaises ; quant à toutes ces manifestations du moi collectif et individuel qui préjugent, dit-on, la liberté, je réponds une fois pour toutes : Oui, j’admets qu’elles la préjugent, mais je nie qu’elles la jugent ; elles sont si loin de la juger, que les plus grands moralistes, Descartes, Spinoza, Malebranche, y ont vu précisément un motif de plus de nier la liberté, la réduisant à un simple attrait, à un désir, qui nous rend heureux s’il est satisfait, malheureux s’il est empêché, et définissant en conséquence le libre arbitre par son usage, conformité de la volonté à l’ordre de Dieu.

Je ne dirai rien de M. Oudot, qui suit en tout M. Jules Simon, jusque dans la manière d’accorder la liberté humaine avec la prescience divine. Fureur de l’absolu ! C’est à peine si la philosophie, d’après la moins justifiée de ses hypothèses, la Justice transcendantale, ose nous dire libres ; et déjà elle tremble que cette liberté ne cause du vacarme là-haut ! Eh ! philosophes du bon Dieu, connaissez-vous vous-mêmes, vous en saurez toujours assez de l’Autre.

XXVIII

M. Renouvier, répondant dans la Revue philosophique et religieuse à M. Lemonnier, a très-bien fait valoir contre son adversaire, qui d’ailleurs l’accordait, la faculté qu’a l’homme d’agir sur lui-même, de s’efforcer, de tâcher, de s’éduquer ; faculté qui est précisément celle que suppose Spinoza, et dont il rend compte au moyen des idées adéquates. Mais la spontanéité n’est pas encore la liberté ; puis M. Renouvier, bien qu’on ne puisse guère lui reprocher de religion, admet encore un certain absolu cosmique qui a gâté sa défense, de sorte que la controverse est restée sans résultat.

Si tout est aussi bien lié dans l’univers que les philosophes modernes, à l’exemple de Leibnitz, inclinent à le penser, il est impossible de voir dans la liberté autre chose qu’un rouage, c’est-à-dire une non-liberté ; et quand M. Renouvier, qui admet en principe cette liaison, prétend ensuite, pour le besoin de sa cause, introduire dans l’ordre universel, parfait, des possibles, des exceptions, des nouveautés, il peut se tenir pour assuré que sur ce terrain il ne sera pas suivi. Des exceptions aux lois éternelles de l’univers ! un règne des possibles, en dehors du règne des réalités ! une faculté donnée à l’âme spécialement en vue de ces exceptions et de ces possibles !… On aura beau le faire aussi petit qu’on voudra, ce prétendu règne, enfermer les exceptions dans une sphère si étroite qu’elles ne gâtent rien à l’ensemble : l’inconséquence ne paraîtra que mieux, et la liberté aura droit de dire à son champion : Tu m’as trahie !

M. Michelet (de Berlin) nomme la liberté, mais pour la rétracter aussitôt. Je cite ses paroles :

« Dans notre système, la nature et l’humanité se développant d’après des lois éternelles, constituant elles-mêmes l’intelligence souveraine, il y a cette différence entre la nature et l’humanité, que dans cette dernière les individus ne sont pas, comme dans la nature, entraînés tous indifféremment par un instinct aveugle auquel ils ne peuvent résister ; mais que, par la conscience qu’ils ont, c’est-à-dire par le dualisme entre le sujet et l’objet, ils peuvent se retirer dans leur subjectivité, suivre leurs fantaisies arbitraires, se détourner de la marche objective des choses, ne pas y prendre une part active, ou tâcher même de l’arrêter. »


Tout cela, comme on voit, est assertion pure. Quelle est cette faculté dont l’unique privilége est de se conformer aux lois éternelles, et qui devient illégitime dès qu’elle y résiste ? Une semblable faculté peut-elle être autre chose qu’un mythe ? A-t-elle un rôle dans la vie humaine ? N’est-il pas plus judicieux de la réduire tout de suite à la liberté d’indifférence, comme Descartes, en expliquant ses prétendues révoltes par de simples ignorances, des méprises de l’entendement ?

M. Michelet l’a senti ; aussi se hâte-t-il de revenir au quiétisme de Hégel :

« Les individus, il est vrai, qui font de pareilles tentatives sont tôt ou tard écrasés par les roues du char de l’histoire, qui finit par marcher sur ceux qui obstruent son passage.

« Néanmoins les individus ont une certaine force. Ils retardent la marche de l’histoire, quoiqu’ils ne puissent l’empêcher. Mais, dans ce cas encore, les individus, tout en suivant leurs penchants et en exerçant leur libre arbitre, ne sont pas libres dans le véritable sens du mot. Ils sont les esclaves de leurs passions, comme dit Spinoza, tandis que la liberté de l’homme consiste à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent ses lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire. Car alors seulement l’individu actualise la puissance intrinsèque qu’il trouve dans son intérieur, l’intelligence divine qui constitue son essence et qui l’anime, sans qu’il en soit détourné par les penchants accidentels que la nature lui inspire extérieurement. »


Spinoza pur, c’est-à-dire, chrétien pur. Que M. Michelet fasse encore quelques stations devant l’Absolu, il sera Père de l’Église.

Nommer liberté la faculté de se savoir, puis de se diriger vers l’Absolu, comme l’aiguille aimantée vers le pôle ; esclavage, la capacité de céder à une impulsion contraire, comme la dite aiguille quand il y a de l’orage, c’est dire qu’on ne sait rien de l’homme, si ce n’est qu’il est en toute circonstance nécessité, que seulement sa nécessité se trompe quelquefois, parce qu’elle est composée de plusieurs nécessités antagoniques.

XXIX

Après ces citations, il est inutile de rapporter les définitions des théologiens. La théologie n’est-elle pas précisément, comme dit M. Michelet, la doctrine qui enseigne à l’homme à diriger ses passions vers l’intelligence suprême, à saisir d’un amour ardent les lois éternelles, à se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de l’histoire ?

« Dieu, dit la théologie, a créé le monde avec ses lois, l’âme de l’homme avec ses inclinations. Il a donné à celui-ci l’idée et la parole ; il lui a révélé ses commandements, et il l’assiste incessamment de sa grâce, soit par l’attrait intérieur qui le porte au beau et au bien, soit par une influence surnaturelle du Saint-Esprit.

« Mais, par un inconcevable mystère, l’homme a le pouvoir de désobéir à Dieu et de faire le mal : c’est ce pouvoir de damnation qui constitue la liberté. Elle n’est point une prérogative de notre nature : à Dieu seul, comme l’a prouvé Descartes, appartient le franc arbitre ; elle n’est pas non plus une fonction ou faculté de notre âme : une faculté d’option, ou qui ne s’exerce que pour le mal, n’est pas. La liberté, écueil de la philosophie, est le témoin irréfutable et incorruptible, que vous ne pouvez récuser sans faire acte de religion, que vous ne pouvez recevoir sans tomber à genoux devant le Christ. »

Que veulent-ils donc, avec leur prétendu rationalisme, ces philosophes dont la pensée tend constamment à s’absorber dans l’absolu ? Que nous apportent-ils de plus que l’Église ? Qu’ont-ils trouvé qu’elle n’eût trouvé avant eux ? Qu’ont-ils vu qu’elle n’ait pas vu, et que font-ils autre chose, depuis Descartes jusqu’à M. Michelet, que de tourner, comme des chevaux de manége, dans le labyrinthe de la théologie ?

Spinoza, en dépit de son fatalisme, qui d’ailleurs n’existe que dans son imagination et que dément son système, n’est-il pas chrétien autant que Descartes et Leibnitz ? Kant et Fichte parlent-ils autrement que Malebranche et Bossuet ? Et quand M. Jules Simon, en logicien éclectique, rassemble autour de la liberté ce qu’il nomme les preuves de la liberté : le sens intime, qui ne prouve rien ; le consentement universel, qui est la même chose que le sens intime ; la pratique de la société, que conduit à l’aveugle le sens intime ; le remords, qui n’a nul besoin pour exister de la liberté, et prouve encore moins que le sens intime ; l’établissement des peines, qui rentre dans la pratique, vraie ou fausse, de la société ; l’idée de cause finale, qui appartient à l’intelligence et n’est qu’une manière de considérer l’action de la fatalité elle-même ; quand, dis-je, M. Jules Simon se livre à ce développement oratoire et lui donne le titre de Religion naturelle, s’imagine-t-il être autre chose que chrétien ?

Un écrivain que le tour de son esprit rend peu capable du travail philosophique, mais d’une prestesse singulière d’intelligence dès qu’il s’agit de ramener à une expression vive et simple le fatras des opinions courantes, M. de Girardin, a pris pour devise la Liberté !

La liberté, avec le talent de M. de Girardin, a fait la fortune de la Presse.

Or, qu’entend par ce mot le célèbre journaliste ? Je le lui demandai un jour : il m’avoua franchement qu’il n’en savait rien. La liberté, pour lui, comme le droit, est un mot qui attend son interprète. Mais il est une chose que M. de Girardin a parfaitement comprise : c’est que tout dans la société étant devenu douteux par la critique, religion, gouvernement, propriété, Justice, il ne reste que l’arbitraire de chaque individu, son bon plaisir, sa fantaisie, et que telle est justement la puissance avec laquelle l’homme d’État doit compter. De là cette théorie originale qui assimile le crime à un risque, la liberté à une assurance, le droit à une indemnité, et qui n’a pas laissé que de conquérir à son auteur une foule d’adhésions.

Voilà donc ce qui nous reste de tant et de si savantes controverses ! Au lieu de la connaissance de l’ordre divin et de la conformité de notre volonté à cet ordre, la faculté d’en croire ce que bon nous semblera et d’agir à notre guise, sauf réciproque assurance : il n’y a pas pour l’homme, s’il faut en croire M. de Girardin, d’autre droit, d’autre devoir, d’autre morale, d’autre liberté, d’autre réalité, d’autre loi !… Ô philosophie !

Et maintenant, qu’est-ce que cet arbitraire final auquel nous pousse le scepticisme universel ? ce bon plaisir qui constitue notre individualité et fait tout notre être ? ce droit de fantaisie qui nous reste, quand toute Justice et toute vérité ont disparu ?

Écoutez ceci, bonnes gens qui vous imaginez que la philosophie, comme la parole, a été donnée à l’homme pour éclaircir les idées, non pour les confondre : cette coureuse éhontée que vous appeliez religieusement libre arbitre, mais contre laquelle la conscience des peuples proteste, la religion fulmine ses anathèmes, l’État organise ses forces, la philosophie tortille ses phrases impuissantes, c’est le péché, toujours le péché originel !…

Or, le péché appelle répression, assurance, si vous aimez mieux. M. de Girardin, qui parle en économiste, raisonne au fond comme les théologiens.

En résumé :

Négation de tout principe, de toute idée, de tout ordre, de toute fin, de toute morale : voilà pour la théorie ;

Agitation dans le vide, sans lest ni boussole, sans raison ni but : voilà pour la pratique ;

Ces prémisses posées, organisation d’une assurance générale, avec tribunaux, police, gendarmerie, administration centralisée et tout ce qui s’ensuit, bien entendu, pour servir de contre-poids à la fantasia, prévenir les risques et réparer les sinistres : voilà pour le gouvernement :

Tel est le système dont M. de Girardin se crut un jour l’inventeur, et dont le lecteur vient de voir la généalogie. Aussi, M. de Girardin, malgré sa devise, fait-il comme Hobbes, Spinoza, Hegel et tutti quanti ; il est avant tout homme d’autorité, homme d’État. — « Je ne veux pas du progrès par en bas, écrivait-il en 1848 ; je ne crois au progrès que par le gouvernement. Je ferais plus en une heure avec le pouvoir, que vous ne ferez en cent ans avec vos idées !… »

Étonnez-vous maintenant que la liberté, toujours invoquée, recule toujours ; que l’Église, attaquée de tous côtés, reste maîtresse ; et que l’État, organe de la pensée publique, qui ne décrète et n’agit que de l’abondance de la pensée publique, refoule de partout à la Révolution !…


CHAPITRE V.

Nature et fonction de la liberté.

XXX

Finissons-en d’abord avec l’équivoque qui, sur cette question du franc arbitre, fait trébucher les philosophes.

Pour peu qu’on y réfléchisse, il est aisé de voir que le mot de liberté, de même que les termes de substance, cause, âme, Dieu, force, mouvement, raison, Justice, etc., sert à désigner une conception de l’entendement, formée, comme toute autre, à l’occasion de certains faits d’expérience, mais qui se dérobant, comme substratum ou sujet, à l’expérience, échappe elle-même à une constatation directe.

Ceci revient à dire, d’après les observations que nous avons faites sur la formation des concepts (Étude VIIe), qu’il est un point de vue particulier sous lequel le sens commun a l’habitude d’envisager les actions humaines, et qu’il nomme liberté, en opposition à un autre point de vue, la nécessité. Et l’on demande si cette classification est exacte, fondée en fait et en droit ; ou bien si la liberté ne serait pas plutôt une subdivision de la nécessité, auquel cas la distinction générique qui lui donne naissance devant être effacée, l’éthique tout entière est à refaire.

Ramener ainsi la démonstration de la liberté à une simple classification de faits ; d’une question de métaphysique faire une question d’observation pure, ce serait déjà simplifier beaucoup le problème, et assurer à la solution toute la certitude dont une pensée humaine soit capable.

Mais il est un autre avantage que nous procure cette méthode, avantage d’une portée décisive.

C’est un principe de logique, une loi de l’entendement, que toute conception métaphysique, spontanément formée par l’esprit à l’occasion des phénomènes, implique une apparence contradictoire, ce que l’on appelle une antinomie. Cela a été démontré, depuis les Grecs, pour le temps, l’espace, la substance, le mouvement. Je l’ai prouvé moi-même, dans un autre ordre d’idées, pour la propriété, la communauté, la concurrence, le gouvernement, le crédit, etc. La philosophie moderne, loin de faire de ce phénomène intellectuel un principe de doute, s’en est servi pour élever ses plus fameux systèmes. Et sauf l’exécution, qui ne me paraît pas jusqu’ici avoir été heureuse, la philosophie était parfaitement dans son droit. Doutons-nous, pouvons-nous douter de la légitimité de toutes ces catégories, parce qu’à l’analyse elles présentent constamment une apparence de contradiction ? La Justice elle-même, devenant, par le développement de sa notion, identique à la félicité, semble aller contre sa définition, qui implique qu’elle soit gratuite : doutons-nous pour cela de la Justice, et la philosophie de La Rochefoucauld a-t-elle un seul partisan sincère ?

Il en sera de même de la liberté. Qu’on la rejette, si elle ne fait rien, ne tend à rien, ne signifie rien, n’est rien, à la bonne heure ; mais la repousser sous prétexte de l’antinomie que sa notion soulève est aussi déraisonnable que de déclarer la propriété une utopie parce qu’elle implique dans sa notion le droit d’user et d’abuser, le gouvernement une utopie parce qu’il suppose consentement de tous ou anarchie, la Justice un rêve parce qu’elle promet au juste la félicité. Que dis-je ? la nécessité elle-même est contradictoire, puisque, comme le démontre Spinoza, hors de la nécessité infinie rien n’existe, et que cependant, pour expliquer le mouvement de l’univers et la perfectibilité des âmes, il nous a fallu, avec Leibnitz, diviser cette nécessité à l’infini, c’est-à-dire lui créer une liberté égale à elle. Doutons-nous pour cela de la nécessité de certaines choses ? Tout serait-il libre, par hasard ?…

En deux mots, l’antinomie qui frappe généralement toute notion est si peu un motif de récuser cette notion, qu’on pourrait presque dire que c’est ce qui lui donne l’authenticité. Nous ne serons donc pas surpris qu’il en soit à cet égard de la liberté comme du reste, et que nous commencions précisément, pour la reconnaître, par demander en quoi consiste son antinomie.

Ou la liberté n’est rien, ou elle a son objet à elle, son but, sa fonction propre, son emploi déterminé dans le système universel : toutes conditions qui impliquent une antinomie manifeste. Quelle est donc cette fonction de la liberté ? Ne nous effrayons pas du mot : à quoi sert-elle ? En autres termes, existe-t-il, dans l’ordre de la nature et de la société, des phénomènes doués d’un caractère spécifique tel que nous puissions dire avec assurance : Ceci est de la liberté, et cela n’en est pas ; comme nous disons : Ceci est de la vie, et cela n’est pas de la vie ; Ceci est de la raison, et cela n’est pas de la raison ; Ceci est de la Justice, et cela n’est pas de la Justice ? Et comment cette liberté fonctionnelle, utile, servante, car il faut appeler les choses par leur nom, peut-elle néanmoins être dite libre ?

Voilà tout ce que nous avons à chercher, la preuve de la liberté par la réalité de sa fonction.

Car il est évident que, si la liberté n’est pas une réalité fonctionnelle, ce qui serait bien autrement grave pour elle que de présenter un caractère antinomique ; si, comme fonction, elle ne se distingue pas et de l’activité, et de l’intelligence, et de la volonté de nous conformer aux lois générales et à la Justice ; si tout acte de l’homme qui ne procède pas de l’une ou de l’autre de ces facultés ou de leur concours doit être attribué à la déraison et à la folie, c’est-à-dire, en dernière analyse, à la fatalité de la nature, il est, dis-je, évident que la liberté, antinomique ou non, se réduit à zéro ; au lieu d’en chercher la démonstration, nous n’aurions plus qu’à expliquer cette apparence de l’entendement.

XXXI

Après l’embarras suscité par le caractère antinomique de la liberté, la seconde difficulté à vaincre résulte de la double notion de Dieu et de l’univers : Dieu, conçu comme substance, cause et intelligence infinie, de laquelle tout découle, par laquelle tout s’ordonne, dont l’action est irrésistible, aux prévisions de laquelle rien n’échappe ; l’univers, conçu comme tout organisé, sérié, solidaire dans toutes ses parties et toutes ses évolutions, complet, parfait en tant que création, comme Dieu, en tant que créateur, est lui-même parfait.

Ici tous les philosophes sont d’accord, théistes, panthéistes et athées, matérialistes ou idéalistes. Soit qu’ils distinguent les deux termes, Dieu et l’univers, soit qu’ils les résolvent en un seul, la nature, ils partent de l’absolu.

Y a-t-il donc, au sein de la substance infinie, sous l’action toute-puissante de Dieu et le regard de sa providence, dans ce système de la nature dont toutes les parties sont liées, y a-t-il place pour la liberté ?

À cette question, j’ai fait pressentir déjà que la monadologie fournit la possibilité d’une réponse affirmative. Mais la monadologie n’a guère été pour Leibnitz qu’une hypothèse : il s’agit d’en faire une vérité.

Toute la difficulté consiste à savoir si les choses dans lesquelles il apparaît de la puissance peuvent et doivent être considérées, non comme de simples véhicules de la puissance infinie, mais comme possédant par elles-mêmes la force dont elles sont douées, en un mot comme causes.

Non, répond Spinoza ; la puissance qui apparaît dans les choses ne leur appartient pas. La causalité, la force, la vie, l’action, n’existent véritablement qu’en Dieu, d’où elles rayonnent dans toutes les directions à l’infini, et par ce rayonnement produisent et animent toutes les créatures. Quant aux choses elles-mêmes, elles ne possèdent ni causalité ni puissance ; elles ne sont que des rayons de la cause ou substance universelle, qui est Dieu.

À ce système se réunissent forcément Descartes, Malebranche, Fichte, tous ceux qui affirment, au début de la science, Dieu ou l’Absolu.

Mais, si l’absolu s’impose fatalement comme condition métaphysique de la connaissance, il est lui-même hors de la connaissance, et nous n’avons pas le droit d’en affirmer rien de plus que ce qu’exige la connaissance, à savoir, que tout phénomène suppose, dans une mesure égale à lui-même, rien de plus, rien de moins, une substance, une cause, une durée, un espace, un mode, etc.

De quel droit donc Spinoza conclut-il que l’absolu qui sert de substratum au cheval est le même absolu que celui qui sert de substratum au chêne ; que la cause qui fait végéter celui-ci est identiquement, substantiellement, dynamiquement, la même que celle qui anime celui-là ; en autres termes, que l’absolu, l’en soi des choses, est nécessairement unique pour toutes choses, et que le contraire n’est pas vrai, savoir, que chaque chose possède son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle, bien que ce substratum, cette énergie, cette modalité, puisse rencontrer son analogue, voire même son semblable, dans d’autres êtres ?

De quel droit, dis-je, Spinoza, de la conception particulière et individualiste de l’absolu suggérée par l’aperception de telle ou telle chose, conclut-il à l’affirmation panthéistique de l’absolu ?

Je ne nie pas que le concept de Spinoza ne soit intellectuellement possible, puisqu’il l’exprime, puisque tous nous le pouvons former, et qu’il sert de principe à la religion. Je nie seulement, dans la question, l’admissibilité de ce concept, qui repose sur une généralisation gratuite ; je nie que l’unité de la création doive être conçue comme l’a conçue Spinoza ; je soutiens que cette unité, si elle est, ne peut être que l’effet d’un concours, concert ou conflit, peu importe le mot, et doit être considérée comme une résultante ; je repousse par conséquent la conception de Spinoza, faisant de la nature créée l’expression d’une force substantielle unique et infinie, comme dépassant également les limites de l’expérience et les lois de la métaphysique.

Toute aperception de la sensibilité suggère à l’entendement la conception d’un absolu, substance, force, vie, etc., formant le substratum, l’en soi, de l’objet manifesté : c’est admis.

Mais cet absolu que nous concevons dans chaque chose, nous n’avons pas le droit de dire qu’il est individuellement et synthétiquement le même pour toutes les choses : ce serait, je le répète, conclure au delà de l’observation et raisonner de la nature de l’absolu en tant qu’absolu, ce que nous défend la science et que réprouve la métaphysique elle-même.

Pour que nous ayons le droit de concevoir et d’affirmer un absolu collectif, il faut que de nouveaux faits, un supplément d’observations, nous y autorisent : c’est ainsi que de l’analyse des faits économiques et des agitations de l’opinion nous avons conclu d’abord à la réalité de forces collectives, puis à la distinction de la raison individuelle et de la raison sociale. L’absolu a grandi, pour nous, avec l’observation ; il ne l’a jamais devancée. De plus, il nous est apparu constamment comme résultante, jamais, qu’on me passe le mot, comme principiante.

Si donc l’absolu de Spinoza gêne le moins du monde ma raison, s’il est en dehors des faits, s’il est en contradiction avec les faits, je puis récuser ce concept, le diviser, le découper : c’est ce qu’a fait Leibnitz.

Leibnitz, dispersant en monades la substance infinie, mettant à la place de la cause infinie l’infinité des causes, a banni pour jamais de l’univers et des sciences l’Absolu causatif, la nature-naturante de Spinoza ; du même coup il a fondé le cosmos, nature-naturée, forme visible de l’absolu, disait Spinoza, sur l’action réciproque des êtres infinitésimaux qu’il venait de créer, les monades.

Mais ce grand philosophe, dont l’âme n’était pas moins religieuse que celle de Spinoza, et qui, en raison de sa foi, ne concevait pas autrement non plus le système des mondes, ne put envisager sans terreur les conséquences de son hypothèse. Ce fut pour conjurer, autant qu’il était en lui, le désastre dont elle menaçait la théologie, qu’il imagina sa grande monade, suzeraine d’un monde monadique harmoniquement préétabli, féodalement organisé, providentiellement administré, et le meilleur possible.

Nous, qui n’avons plus les mêmes scrupules, et que rien n’empêche d’appliquer au monde moral une théorie qui s’est définitivement emparée des sciences physiques, nous pouvons à notre aise en déduire les conséquences.

XXXII

Il suit donc de la monadologie leibnizienne :

a) Que la puissance existe en chaque être ; qu’elle est propre à cet être, inhérente à sa nature, qu’elle fait partie de son substratum ou sujet, lequel est individuel, existant par lui-même et indépendant de tout autre ;

b) Que la puissance de chaque être, qu’elle se manifeste par l’action ou par l’inertie, spontanéité pour lui-même, est, relativement aux autres êtres qui en subissent l’atteinte, nécessité ou fatalisme ;

c) Qu’en vertu de cette spontanéité, l’être, se posant à priori dans son indépendance, non-seulement résiste à l’action des autres êtres, mais les nie, c’est-à-dire tend à les soumettre, à les absorber, à les détruire ;

d) Qu’ainsi l’ordre dans la création dépend, non plus d’un influx divin, d’une action divine, d’une âme du monde ou vie universelle, élaborant unitairement la matière qu’elle crée, mais des qualités similaires et contraires des atomes, qui s’attirent, s’assemblent, se repoussent, se balancent, s’ordonnent et se subordonnent en raison de leurs qualités ;

e) Conséquemment que, du côté de Dieu, l’Absolu des absolus, tout empêchement cessant, la liberté est possible.

Reste la difficulté tirée de l’organisme universel, au sein duquel on se demande ce que peut être la liberté.

Or, il résulte de l’observation, éclairée par le principe de Leibnitz, et nous allons prouver :

f) Que la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres organisés, plus élevée dans les plantes et les animaux, atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l’homme, qui seul a la puissance de s’affranchir de tout fatalisme, tant objectif que subjectif, et qui s’en affranchit en effet ;

g) Qu’ainsi la liberté est en émergence, c’est-à-dire en attaque ; la nécessité en défense, c’est-à-dire en rétrogradation ;

h) Qu’au total on peut dire que l’univers est établi sur le chaos, et la société humaine sur l’antagonisme ;

i) Qu’en conséquence l’état du premier, en perpétuelle transition, ne peut être considéré ni comme meilleur, ni comme pire ;

j) Mais que, si, dans cet univers, toute action finit par rencontrer une réaction égale et si les forces se balancent, il n’en est pas de même entre lui et l’humanité, qui triomphe sans cesse de la fatalité des choses et de la fatalité de son organisme, et seule se constitue souveraine ;

k) Que cette liberté franche, dégagée de toute conditionnalité, est attestée par l’histoire et par la Justice, que l’on peut définir, la première l’évolution de la liberté, la seconde le pacte que la liberté fait avec elle-même pour la conquête du monde et la subordination de la nature.

Ces propositions, qui toutes découlent de l’hypothèse métaphysique des monades, hypothèse parfaitement licite et beaucoup mieux justifiée que celle de l’absolu unique, fournissent à la liberté, avant même que l’homme par son action la rende manifeste, les conditions d’une existence positive, hautement intelligible, susceptible, enfin, dès que l’homme apparaîtra, d’être constatée par ses phénomènes.

Cette conception de l’ordre universel est juste le contraire de l’optimisme de Leibnitz, que le monde siffle depuis Candide, et qui n’en arrête pas moins, en philosophie et en politique, le progrès de la liberté. Disons-en un mot.

XXXIII

Qu’est-ce que l’optimisme ?

Un mythe, le mythe de l’accord parfait, du concert universel, de la musique cosmique, harmonie préétablie, nature naturée, tout ce qui exprime la réalisation de l’absolu.

L’optimisme est commun à toutes les cosmogonies religieuses et à toutes les conceptions panthéistiques de l’univers. Pour les premières, c’est l’état édénique, qui se soutient jusqu’au moment où le péché, par la malice du démon et la séduction de l’homme, entre dans le monde et y sème la discorde. Pour les secondes, c’est l’hypothèse inverse, par laquelle le philosophe, niant la distinction du bien et du mal et posant l’indifférence des actions, nie le péché, fait de la Justice un simple rapport d’intérêts, et sur cette donnée se crée un univers dont toutes les parties sont liées par des rapports d’amour et d’harmonie, où tout concourt, tout conspire, tout consent, suivant le mot d’Hippocrate ; où tout est beauté, perfection, sans choc ni discord, et, comme disait Leibnitz, au mieux possible.

N’est-ce pas ce que concède M. Renouvier lorsque, par une inconcevable contradiction, il cherche la liberté dans un pareil monde, et pour la trouver y introduit, on ne sait comment ni pourquoi, des exceptions ?

Certes, Monseigneur, après avoir nié le péché originel dans l’humanité, vous n’avez point à craindre que je le rétablisse dans la nature. Il n’y a rien de mauvais en soi, ni comme substance, ni comme cause, ni comme accident ; et tout ce qui existe est bon dans son essence.

Mais il ne s’agit point ici de cela : il s’agit du rapport des êtres, du jeu des causes ; il s’agit de savoir si toutes ces spontanéités dont se compose la création s’accordent entre elles ou se combattent, si, soit par la loi de leur constitution, soit par ordre supérieur, elles forment une ronde de parfait amour, ou si elles se livrent une bataille immense ; si l’ordre, enfin, qui çà et là se découvre dans cette mêlée, provient du concert d’instruments accordés comme les tuyaux d’un orgue, ou si ce n’est pas plutôt un effet d’équilibre entre forces antagoniques.

Quant à moi, mon opinion ne saurait être douteuse : ce qui rend la création possible est à mes yeux la même chose que ce qui rend la liberté possible, l’opposition des puissances. C’est avoir une idée très-fausse de l’ordre du monde et de la vie universelle, que d’en faire un opéra. Je vois partout des forces en lutte ; je ne découvre nulle part, je ne puis comprendre cette mélodie du grand Tout, que croyait entendre Pythagore.

Prenons une plante, laquelle vous voudrez, un pied de trèfle. D’après les lois de la reproduction, il suffirait à ce trèfle d’un petit nombre d’années pour couvrir la terre de sa postérité trifoliée, si sa spontanéité pouvait se développer librement et qu’elle ne fût arrêtée par aucune autre. Qui donc lui barre le chemin ? D’autres graines, dont la concurrence le refoule ; puis les herbivores, qui s’en nourrissent.

Prenez un animal, la chèvre. Peu d’années suffiraient à un couple pour jeter sur le globe quelques milliards de têtes. Qui vient mettre un frein à ce débordement de population ? L’homme et les carnivores, qui consomment la chèvre, et le manque de pâturages. Encore des spontanéités qui deviennent pour l’espèce caprine de tristes et formidables nécessités.

Permis à vous d’admirer ce circulus, que l’antiquité représenta sous l’emblème du serpent qui se mange la queue. Je soutiens avec l’antiquité que ce prétendu cercle n’est autre chose que le conflit de la création. Pour qu’il y eût accord entre les existences, il faudrait qu’elles ne vécussent pas aux dépens les unes des autres, qu’elles ressemblassent aux lions et aux gazelles du Paradis terrestre, qui croissaient et multipliaient en paissant le même préau. Mais rien ne peut être balancé, soutenu, alimenté par rien : la guerre est universelle, et de cette guerre résulte l’équilibre.

En résumé :

Ce qu’il y a de similaire dans l’idée que nous nous formons successivement, à fur et mesure de l’expérience, de chaque être, comme la pesanteur, l’étendue, etc., ne prouve rien en faveur de l’hypothèse ultra-métaphysique d’un grand organisme, ou, ce qui revient au même, d’une identité de substance, de cause, de vie, de volonté, d’idée, de plan, d’action, dans la totalité des êtres. Ce panthéisme n’a rien qui le justifie, et nous sommes d’autant mieux fondés à le rejeter, que c’est de là que nous vient, dans la spéculation et la pratique, tout abandon de nous-mêmes, toute déchéance.

Au contraire, de l’antagonisme que nous observons entre les êtres nous sommes fondés à conclure l’indépendance des substances, des causes, des volontés, des jugements ; de telle sorte que, laissant de côté l’univers, dont nous ne savons rien comme univers, nous pouvons du moins affirmer que chacune des existences dont il se compose est gouvernée par deux lois en opposition diamétrale, l’une qui est sa spontanéité, puissance d’absorption, d’envahissement, de négation ; l’autre qui est la nécessité, influence reçue du dehors, à laquelle il faut que l’être succombe, s’il ne la tue ?

Tout cela me semble si clair, que je ne saurais comprendre de quel côté peut venir le doute, à moins qu’on ne lâche le fil de l’observation pour s’abandonner à la contemplation transcendantale, qui au lieu de réalités nous fait voir des chimères.

XXXIV

Le champ est ouvert devant la spontanéité humaine. Il ne s’agit plus que de savoir comment cette spontanéité devient liberté ou franc arbitre ; comment, par l’énergie de son moi, l’homme s’affranchit, non-seulement de la nécessité externe, mais aussi de la nécessité de sa nature, pour s’affirmer décidément comme absolu.

Dans les êtres inférieurs, la spontanéité éclate fatalement devant les provocations du dehors ; elle n’est point maîtresse de réagir ou de ne réagir pas, bien moins encore de se posséder et de désobéir à ses propres lois, qu’elle suit en aveugle, sans pouvoir s’en écarter jamais.

Il en est autrement de l’homme :

L’homme a le privilége entre toutes les créatures, dont il résume les attributs divers, non-seulement de réagir ou de ne pas réagir, à son choix, contre le dehors, mais de résister à sa propre spontanéité, sous quelque forme qu’elle le sollicite, organique, intellectuelle, morale, sociale ; d’user et d’abuser de cette spontanéité, de la détruire, en un mot de nier en soi et hors de soi tout fatalisme, en se posant lui-même, et de plus en plus, comme expression renversée de l’Absolu.

Plus simplement :

L’homme, parce qu’il n’est pas une spontanéité simple, mais un composé de toutes les spontanéités ou puissances de la nature, jouit du libre arbitre.

Telle est la proposition que j’ai maintenant à démontrer. Au point où nous ont amenés ces études, la difficulté n’est plus rien.

XXXV

Si l’homme était tout matière, il ne serait pas libre. Ni l’attraction, ni aucune combinaison des différentes qualités des corps, ne suffit à constituer le libre arbitre : le sens commun suffit à le faire comprendre.

S’il était esprit pur, il ne serait pas plus libre : les lois de l’entendement, comme celles de l’attraction, sont incompatibles de leur nature avec une faculté de libre arbitre.

S’il était passion ou affectivité pure, il ne serait toujours pas libre.

Si l’univers était anéanti, et que l’homme existât seul dans l’espace infini, ses facultés n’ayant plus sur quoi s’exercer, il ne pourrait pas se dire libre, si ce n’est peut-être dans ses souvenirs.

Mais l’homme est complexe : c’est un composé de matière, de vie, d’intelligence, de passion ; de plus il n’est pas seul. Je dis dès lors qu’il est libre de par la synthèse de sa nature ; qu’il ne peut pas ne pas être libre, c’est-à-dire doué d’une puissance qui dépasse, par sa qualité et sa portée, chacune et la totalité des spontanéités qui le composent ; voici pourquoi :

Qu’il existe véritablement des âmes, substances immatérielles, comme dit Descartes, ou des monades, forces élémentaires, selon l’idée de Leibnitz ; que la matière soit ou non divisible à l’infini ; par quel mystère s’unissent en l’homme deux natures aussi contraires que l’esprit et la matière, ou comment celle-ci peut engendrer la pensée, peu nous importe : ces questions touchent à l’absolu ; elles sont hors la science, et nous avons d’autant moins à nous en préoccuper que, le problème de la liberté étant donné par une conception de l’esprit, formée, comme toute conception, à l’occasion des phénomènes, c’est à la raison des phénomènes que nous devons demander la solution.

Sans aller donc au delà du phénomène, et considérant les choses telles que l’observation nous les montre, nous savons qu’aucune analyse ne saurait arriver aux dernières particules de matière, et que tout ce qui tombe sous nos sens, être organisé ou masse inorganique, nous apparaît comme une collection, une composition, un groupe.

Tel est l’homme, assemblage merveilleux d’éléments inconnus, solides, liquides, gazeux, pondérables et impondérables ; d’essences inconnues, matière, vie, esprit ; de fonctions ou facultés inconnues, activité, sensibilité, volonté, instinct, mémoire, intelligence, amour.

Or, partout où il y a groupe, il se produit une résultante qui est la puissance du groupe, distincte non-seulement des forces ou puissances particulières qui composent le groupe, mais aussi de leur somme, et qui en exprime l’unité synthétique, la fonction pivotale, centrale.

Quelle est, dans l’homme, cette résultante ? C’est la liberté.

L’homme est libre, il ne peut pas ne l’être pas, parce qu’il est un composé ; parce que la loi de tout composé est de produire une résultante qui est sa puissance propre ; parce que, le composé humain étant formé de corps, de vie, d’esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales, la résultante, proportionnelle au nombre et à la diversité des principes constituants, doit être une force affranchie des lois du corps, de la vie et de l’esprit, précisément ce que nous appelons libre arbitre.

C’est ainsi que nous avons vu les groupes industriels, facultés constituantes de l’être collectif, engendrer par leur rapport une puissance supérieure, qui est la puissance politique, nous pourrions dire la liberté de l’être social.

C’est cette force de collectivité que l’homme désigne quand il parle de son âme ; c’est par elle que son moi acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique, quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité interne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu comme le Dieu que conçoit sa piété, mais en sens inverse de ce Dieu, puisque l’absolu divin enveloppe le monde qu’il produit, et que par conséquent il est nécessaire ; tandis que l’homme est partie intégrante du monde, qu’il tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre.

Ainsi la conception du libre arbitre, comme force de collectivité de l’être humain, explique, justifie la croyance universelle ; bien plus, comme si cette conception n’avait pu se former que par une suite d’hypothèses partielles, tous les philosophes que nous avons consultés y trouvent la raison secrète de leurs théories : Descartes, devinant que la liberté en Dieu ne peut pas être de même forme et qualité que chez l’homme ; Spinoza, démontrant que l’infini divin, tout-puissant, tout sage, exclut l’idée de liberté, ce qui emporte cette conséquence que la liberté ne peut être l’attribut que d’une créature placée dans un monde d’autres créatures ; Leibnitz, qui rend la liberté trois fois possible, trois fois intelligible, d’abord par sa théorie des monades, en second lieu par leur groupement, enfin par l’équilibre de la liberté et de la nécessité, déclarées l’une et l’autre absolues en tendance, non en réalité ; MM. Tissot, Dunoyer et autres, qui constatent les oscillations de la liberté et son progrès, en vertu du principe que nous venons de poser, savoir, que dans l’homme la puissance de collectivité ou la liberté est proportionnelle à la somme des forces élémentaires, des facultés et des idées dont il dispose.

Tant que la liberté fut, comme la Justice, rapportée à un sujet divin, qui n’en communiquait à l’homme qu’une faible parcelle, faculté d’option ou d’indifférence, la liberté demeura, comme la Justice, une notion fantastique, un mythe. Nous venons d’en faire une réalité ; nous faisons mieux encore, nous prouvons que cette réalité est exclusivement humaine, incompatible avec l’idée de Dieu. Sous ce rapport l’anthropomorphisme n’est plus permis, il devient une contradiction.

XXXVI

Quelle est maintenant la fonction de la liberté ? Pour la trouver, nous n’avons qu’à revenir au principe, et en suivre la déduction.

La liberté est la puissance qui résulte de la synthèse ou collectivité des facultés humaines.

Ces facultés se divisent généralement en trois groupes : physiques, intellectuelles, affectives ou morales ; classification qui épuise toutes les forces de la nature, manifestée comme matière, vie, esprit.

Or, il est de l’essence de toute collectivité que sa résultante diffère en qualité de chacun des éléments dont le groupe se compose, et surpasse en puissance leur somme : la fonction de la liberté consistera donc à porter le sujet au delà de toutes les manifestations, appétences et lois, tant de la matière que de la vie et de l’esprit ; de lui donner un caractère pour ainsi dire sur-nature, et qui distinguera par excellence l’humanité. Le sublime et le beau, en un mot l’idéal ; inversement, l’ignoble et le laid, ou le chaos : voilà ce qui constitue l’œuvre propre, la fonction de la liberté.

La liberté ne crée pas les idées et les choses, elle les fait autres ; elle ne les supplée ni ne les devance, elle les prend pour matériaux.

Ainsi, la notion de l’absolu préexiste dans l’homme au libre arbitre : je parle d’une préexistence logique, non d’une préexistence chronologique. Mais l’homme, par sa liberté, élevant cette notion à l’infini, nomme Dieu, l’Absolu absolu, et l’adore ; ce qui signifie, d’après l’interprétation que nous avons donnée du sentiment religieux, que l’homme se définit lui-même en la qualité qu’il agit, comme être libre, souverain de l’univers.

Ainsi, la Justice, comme instinct de sociabilité, préexiste au libre arbitre. Mais c’est le libre arbitre qui, par sa puissance d’idéalisation, donne à ce sentiment organo-psychique ce caractère de majesté sainte, cette force pénétrante, cet esprit de sacrifice, qui fait du droit une religion et de la répression du crime une vengeance. Par la liberté l’homme s’excite lui-même à bien faire ; elle est cette grâce que la théologie place, avec la Justice et le libre arbitre, dans l’Être divin, et qui donne l’attrait à la Justice et à ses œuvres.

Ainsi, l’idée du monde préexiste au libre arbitre ; avec l’idée du monde entre dans l’âme le sentiment des misères dont il est le théâtre. Mais c’est alors que le libre arbitre crée en nous le rêve d’une existence ultra-mondaine, récompense à venir des justes et des pauvres.

Le libre arbitre fait plus : la religion, avec ses sublimes espérances, n’est qu’une allégorie, un signe, le premier manifeste de la pensée révolutionnaire. Cet idéal haut placé, il faut que d’ores et déjà nous le réalisions ci-bas, par la poésie et l’art. C’est-à-dire que l’homme, en vertu de son libre arbitre, déclare la nature, telle qu’elle est, indigne de lui ; il la juge de haut, la critique, la condamne ou l’approuve, la chante ou la dénigre, en fait des peintures idéalisées ou sarcastiques, la démolit ou la recrée, comme s’il voulait reconstruire le monde sur un plan meilleur. Toute poésie, tout art, relève de la même Muse, la liberté.

La religion, en tant qu’histoire figurative du progrès de la Justice ; l’art, en tant que représentation de la nature et de l’histoire, sont susceptibles d’un certain degré de vérité objective, et peuvent, sous ce rapport, se formuler en dogmes et en préceptes : tel est l’objet de la théologie et de l’esthétique. En tant qu’expression de la liberté, la religion et l’art ne se peuvent réduire en raison démonstrative ; et toutes les recettes imaginées pour créer dans l’âme de l’artiste le génie et l’enthousiasme ne produisent que vulgarité, froideur ou système.

Dans la philosophie, le pyrrhonisme et la dispute témoignent tous deux de l’existence du libre arbitre : c’est l’acte par lequel l’homme, curieux de connaître la raison des choses, dans l’intérêt même de sa liberté et des créations de son bon plaisir, se tient en méfiance de sa propre pensée, et cherche à démêler les pures aperceptions de son entendement des fantaisies de son idéal. N’est-ce pas ainsi que nous l’avons vu, substituant d’abord, ses conceptions absolutistes et arbitraires aux données positives de l’expérience, altérer sans cesse la vérité des choses, non par amour du mensonge, mais par sa tendance à se soumettre les choses ; puis, pour se garantir contre l’usurpation de son arbitraire, appeler contre lui-même la contradiction de ses semblables ?…

La science et l’industrie, à leur tour, rendent témoignage à la liberté. Chacun sait le rôle que l’imagination joue dans les découvertes, combien elle devance la généralisation, faculté de logique pure, dont le service se réduit pour l’ordinaire à constater la justesse des hypothèses que lui livre la première. L’imagination, l’invention, part de plus haut que l’entendement : d’où peut-elle venir, sinon de la liberté ?

La propriété, enfin, le travail, l’échange, attestent, par leurs formes abusives, par leur concurrence et leur agiotage, l’action du libre arbitre. Ces ruptures d’équilibre, ces crises, pires que la guerre et ses massacres, ces liquidations révolutionnaires, le proclament assez.

Ni la religion, ni la Justice, ni l’art, ni la controverse philosophique et le pyrrhonisme qu’elle enfante, ni la science et l’industrie, ni cette oscillation perpétuelle de la balance économique, ne sauraient s’expliquer par l’entendement pur, la sociabilité pure, les passions pures, ni par aucun jeu des puissances naturelles.

Supposons que la nature eût voulu faire de l’homme un animal simplement sociable : elle n’avait qu’à lui donner en prédominance l’instinct de la sociabilité, comme au mouton, et tout était dit ; plus de jalousies, plus de tien et de mien, plus de guerre.

Supposons qu’elle l’eût voulu créer seulement pour la science ou l’industrie : il lui suffisait d’amortir en lui la puissance imaginative, et de rendre d’autant plus expéditif et plus prompt l’esprit d’observation, d’analyse et de synthèse. Ainsi constituée dans son intelligence, notre espèce eût pu se contenter d’une langue unique, invariable comme les signes du sourd-muet, comme le chant de l’alouette et du rossignol. Une parole artistique, flexible, vivante, n’appartient qu’à un être libre.

Des phénomènes qui ne se peuvent classer dans aucune catégorie de la nature physique, sensible, intelligente, des effets qui ne se rapportent à aucune cause connue, supposent nécessairement dans le sujet qui en est l’agent une faculté supérieure : nommez-la Dieu, si vous voulez ; moi, je l’appelle libre arbitre.

Est-il besoin d’ajouter qu’un sujet qui dispose des forces de la nature, des lois de la pensée, des attractions de la vie, et qui en tire ce que nous voyons ; un sujet maître de ses moyens et de ses fins, capable de résister même au vœu de sa conscience, et de faire ce que lui-même déclare mal et honteux, un tel sujet ne fait point ce qu’il fait par une nécessité intérieure, et qu’il a toujours la faculté de s’abstenir autant que de choisir ? Les actes de la liberté sont si peu l’effet d’une nécessité du dedans, que le plus souvent elle se contente de suivre le courant des choses, s’en remettant à la décision du sort. Liberté d’option ou d’indifférence, résignation à la destinée, abandon à la providence divine, désespoir même, tous ces termes, auxquels les philosophes des différentes écoles réduisent la liberté, sont autant de corollaires de la notion que nous avons donnée du libre arbitre, hors de laquelle ils n’ont même plus de sens.

XXXVII

La liberté est le grand juge et le souverain arbitre des destinées humaines : c’est ici que son action se manifeste dans toute sa grandeur.

La liberté n’eût jamais paru obscure ou douteuse si, au lieu de l’étudier dans l’individu, où son action se découvre d’autant plus difficilement qu’elle se confond dans le mouvement général, on avait pu l’observer dans l’espèce, où avec le temps son travail devient manifeste.

Ceux-là pouvaient-ils, en effet, croire à la liberté, qui voyaient l’homme, d’un côté pressé par les nécessités de sa nature, tiraillé en tout sens par les excitations de sa sensibilité ; d’autre part, et ceci est le pire, subjugué par une légion de croyances dont on n’avait garde de soupçonner l’origine libérale, et dont l’ignorance faisait autant d’entraves pour la liberté même ?

Que pouvait paraître le libre arbitre dans un tel milieu ? À quoi servait-il ? Que voulait-il ? Quels étaient son rôle, sa signification, son but ? De quelque côté que l’homme se tournât, il rencontrait un organisme qui ne laissait aucune place à ses déterminations et l’emportait dans son mouvement : organisme de l’univers, au sein duquel il se voyait perdu comme la goutte d’eau dans l’Océan ; organisme de son propre corps, duquel il sentait dépendre ses facultés, ses passions, ses sentiments, sa vertu et jusqu’à ses idées ; organisme de la société, auquel il obéissait comme à une nécessité de second ordre, dont il ne pouvait se délivrer ; organisme de la religion, qu’il supposait établie du ciel, et dans laquelle il était loin de reconnaître la première manifestation de sa liberté.

Au milieu de toutes ces machines, la liberté semblait un hors-d’œuvre, un embarras, disons le mot, un ennemi. On ne savait d’elle qu’une chose, c’est qu’elle était l’auteur du péché, digne, à ce titre, de toute l’animadversion du législateur et de la méfiance du philosophe. Aussi les raisonneurs de bonne foi, de quelque école qu’ils fussent, Hobbes et Spinoza, Malebranche et Hégel, Bossuet et Kant, la niant nominativement en la nommant pour la forme, la mirent sous leurs pieds : elle ne tient pas plus de place dans leurs théories morales que dans leur cerveau.

Actuellement il n’en va plus de même : l’histoire a marché, et la critique avec elle. L’esprit humain, après avoir tout admiré, tout essayé, s’est détaché de tout ; il a nié tout, et s’est posé lui-même comme absolu. Aucun préjugé ne l’arrête désormais : si, pour concevoir la liberté et en reconnaître la fonction, la condition préalable était qu’il s’affranchît de tout préjugé, s’élevât au-dessus de toute fataliste influence, s’avouât à lui-même enfin qu’il était cet Absolu si longtemps évoqué sous le nom de Dieu, ange ou démon, on peut dire qu’à cette heure la condition est remplie. L’esprit ne croit plus à rien de ce qu’adorèrent les premiers penseurs ; le scepticisme et l’analyse l’ont expurgé de ses propres idoles. Ses conceptions, de plus en plus dépouillées d’empirisme, de plus en plus générales et abstraites, l’ont familiarisé avec l’absolu ; comme le sacristain dont la vie se passe au milieu des vases sacrés, il ne sent plus la majesté de son Dieu. Dites-lui que Dieu est sa propre créature, la proposition n’aura rien qui l’étonne.

Quel est donc ce mouvement d’institution par lequel le libre arbitre, se mettant, si je puis ainsi dire, en équation permanente avec lui-même, crée l’histoire et la destinée ?

En vertu de sa spontanéité antagonique et dominatrice, l’homme tend d’abord à se soumettre l’homme aussi bien que les choses. Il se crée en conséquence un système d’économie féodale, qui lui semble la forme naturelle de la société, et qui, expression de la liberté pour quelques-uns, devient bientôt une servitude intolérable pour la masse. — Puis, au nom de la liberté, il nie cet organisme ; il le combat, l’efface, et travaille à lui substituer un régime de Justice et d’égalité où il ne reste rien de servile et de fatal.

Système féodal ou de hiérarchie, monument d’une liberté oppressive ; contrat social ou commutatif, monument d’une liberté égalitaire : que l’on compare ces deux produits, et je me trompe fort, ou l’on reconnaîtra que toute leur différence consiste, ici dans la restriction, là dans la généralisation de la liberté.

Pour donner un contre-fort à son système de subordination des personnes et des fortunes, le libre arbitre crée un nouvel organisme, l’organisme politique ou le régime d’État, susceptible d’une grande variété de formes, mais qui dans sa variété même n’en est pas moins, pour l’immense multitude, du fatalisme comme le précédent, de la tyrannie. — Puis il rejette tout cet échafaudage ; il se dit que la société n’a pas besoin de commandement ; qu’il lui suffit pour se conduire de la Justice, qui n’est autre que la liberté se saluant de personne à personne.

Systèmes politiques, systèmes économiques, tout cela est de la liberté, certes, puisque c’est de l’art, de la religion, de l’absolutisme. Mais de l’homme à l’homme, de l’être libre à l’être libre, la religion, l’art, l’absolu, sont inadmissibles, une offense à la dignité. La Justice pure, une équation mathématique, sans fioriture, voilà l’organique d’une civilisation libérale : elle ne supporte rien de plus.

Pour garantir à ses conceptions politiques et économiques le respect dont elles ont besoin, et sans lequel l’ordre social ne lui paraîtrait pas assuré, le libre arbitre établit encore un système de croyances et de pratiques pieuses, susceptible aussi d’une grande variété de formes, mais qui, remplaçant la Justice par une idole, n’est toujours que du fatalisme, et le plus redoutable de tous, puisqu’il est le produit de la conscience commune, le fils de la liberté publique. — Eh bien ! voici que la foi s’en va ; la religion est niée : avec elle s’écroulent toutes les prétendues synthèses transcendantales. Par quoi ce fatalisme sera-t-il remplacé ? Par rien ; je me trompe.

Sous le régime de piété, la Justice était demeurée incomplète, équivoque, pleine d’obscurités et de contradictions. Maintenant elle secoue, avec le mystère qui ne la protège plus, le pyrrhonisme qui l’étouffe ; elle apparaît sans voiles, ne traînant à sa suite ni jougs ni chaînes, ne réclamant ni profession de foi ni raison d’État. À la place du sceptre et du trône, de la croix et de la tiare, elle dresse sa balance, la balance de la liberté, libra, libido, libertas.

C’est ce sentiment profond, antiorganique, anarchique, de la liberté, sentiment plus vif de nos jours qu’il ne se montra jamais parmi les hommes, qui a soulevé, dans ces dernières années, la répugnance universelle contre toutes les utopies d’organisation politique et sociale proposées en remplacement des anciennes, et qui a fait siffler les auteurs de ces plans de fatalisme, Owen, Fourier, Cabet, Enfantin, Aug. Comte. L’homme ne vont plus qu’on l’organise, qu’on le mécanise. Sa tendance est à la désorganisation, à la défatalisation, si j’ose ainsi dire, partout où il sent le poids d’un fatalisme ou d’un machinisme. Telle est l’œuvre, la fonction de la liberté, œuvre décisive, insigne de notre gloire.

Que dirai-je de plus ? C’est pour obéir à cette haute mission que se sont produites les deux grandes révoltes de l’humanité : le christianisme, révolte contre le Destin ; et la Révolution, révolte contre la Providence. En présence de si grands efforts, est-il possible de nier l’existence dans l’humanité d’une fonction spéciale, qui n’est ni l’intelligence, ni l’amour, ni la Justice, qui, placée au foyer de l’âme, a pour mission expresse de l’exalter en l’affranchissant de toute contrainte, passion, influence et nécessité, tant du dedans que du dehors ; est-il possible de nier le libre arbitre ?

XXXVIII

Nous savons en quoi consiste la fonction de la liberté : elle a pour objet de donner aux conceptions de l’entendement, aux sentiments de l’âme, à ses jouissances, au corps lui-même et à toute la nature, qui désormais ne fait qu’un avec l’homme, l’idéal et la sublimité.

Mais quel est le but de cet idéalisme, sa tendance, sa fin ?

Cette question n’a plus rien qui doive nous embarrasser. Puisque l’homme est le résumé de l’univers, microcosmos ; qu’il est à la fois matière, vie, esprit, sensation-sentiment-connaissance ; sa force de collectivité, autrement dite son libre arbitre, étant, de toutes les puissances qui dans l’univers rendent par leurs effets témoignage d’elles-mêmes, la plus élevée : le but auquel elle tend, dépassant toute idée et toute chose, embrassant toute finalité, n’est autre que la destinée de l’homme, laquelle implique, par la portée de son principe, la destinée de l’univers.

Déterminée ainsi par la nature du libre arbitre, la destinée de l’homme et du monde peut se définir : une idoloplastie ou phantasmasie de l’absolu.

C’est la divinisation ou l’apothéose de l’humanité, et, par l’humanité, de toute la nature, apothéose dont il est permis de marquer ainsi les différents termes :

Affranchissement progressif, indéfini, de la personne humaine, par la science et le travail ;

Béatification de l’âme par le sublime et le beau ;

Perfectionnement de l’espèce et équilibre de la société par la Justice ;

Harmonie universelle, paradisiaque, résultant de la subordination de la nature à l’humanité.

Au delà de quoi la pensée ne conçoit rien, pas même qu’elle puisse concevoir encore quelque chose.

La Justice, dans son idée la plus exaltée, tel est donc le dernier mot de la liberté ; et toutes deux finissent par se confondre.

Ni le savoir, ni le travail ou la richesse, ni le plaisir ou l’amour, ne sont pour nous des fins ; poursuivies pour elles-mêmes, ces formes de notre activité sont des néants, vanitates vanitatum. Les œuvres mêmes de la liberté, en tant qu’on les séparerait de l’œuvre pivotale pour laquelle elles sont données, à savoir la Justice, seraient également de nulle valeur ; considérées comme fins, elles sont mauvaises. Notre fin est la Justice infinie, cette harmonie universelle rêvée par Fourier, dont il est loisible à chacun de nous de se rendre, par l’exercice de son libre arbitre, coopérateur et participant, et que le Sage nous commande d’aimer et poursuivre exclusivement, sous le nom de Dieu : Amare Deum et illi soli servire.

De là ce caractère négatif qu’affecte d’ordinaire la liberté, et qui fait d’elle comme le génie de la révolte. La liberté ne connaît ni loi, ni raison, ni autorité, ni fin, ni limite, ni principe, ni cause, hormis elle. À la création qui l’environne elle dit : non ; — aux lois du monde et de la pensée qui l’obsèdent : non ; — aux sens qui la sollicitent : non ; — à l’amour qui la séduit : non ; — à la voix du prêtre, à l’ordre du prince, aux cris de la multitude : non, non, non. Elle est le contradicteur éternel, qui se met en travers de toute pensée et de toute existence ; l’indomptable insurgé, qui n’a de foi qu’en soi, de respect et d’estime que pour soi, qui ne supporte même l’idée de Dieu qu’autant qu’il reconnaît en Dieu sa propre antithèse, toujours soi.

Mais, malgré cette allure critique, exterminante, la liberté, nous le savons, est une puissance d’affirmation autant que de négation, de production autant que de destruction : c’est le moi qui, se posant dans sa suprématie, entreprend, pour sa félicité absolue, de réaliser dans la matière, dans la vie et dans l’esprit ce que ni la matière, ni la vie, ni l’esprit, consultés séparément, ne lui sauraient donner, mais ce que sa nature synthétique lui permet de concevoir, l’absolu.

XXXIX

La question du libre arbitre est tout à la fois le sphinx, le nœud gordien, les Thermopyles et les colonnes d’Hercule de la philosophie.

Si le lecteur juge que l’énigme est définitivement résolue, le nœud dénoué, le pas franchi, le but touché, les objections ressassées depuis deux ou trois mille ans contre la liberté n’auront plus rien qui l’arrête.

Objection. L’homme est sensation-sentiment-connaissance, ou, suivant le vieux style, matière, vie, esprit. Sous chacun de ces points de vue, tout en lui est prédéterminé, fatal. Comment ce triple fatalisme peut-il produire la liberté ?

Réponse. C’est une loi de la création qu’en toute collectivité la résultante diffère essentiellement en qualité de chacun des éléments qui concourent à la produire, et surpasse en puissance la somme de leurs forces. Si donc le composé est tel qu’il réunisse en soi tous les aspects de la nécessité, nécessité physique ou organique, nécessité passionnelle, nécessité intellectuelle, la résultante sera nécessairement une liberté, puisqu’elle dépassera toutes les conditions ou fatalités de la matière, de la vie et de l’esprit. C’est pourquoi la définition de l’homme, sensation-sentiment-connaissance synthétiquement unis, est incomplète ; il faut ajouter : et donnant lieu, par leur synthèse, à une puissance supérieure, la liberté.

Obj. — Faire de la liberté une résultante, puis une fonction ; lui assigner un objet, un but, une fin ; parler de ses œuvres : tout cela est du fatalisme. Admettons que l’arbitre humain soit affranchi, par sa constitution, de toute autre nécessité ; du moins ne saurait-on nier qu’à l’égard de lui-même il est serf : les mots mêmes dont on se sert pour l’expliquer impliquent servitude. Un principe, un objet, un but au libre arbitre ; une constitution du libre arbitre, une théorie du libre arbitre : tout cela est contradictoire.

Rép. — Ici est la pierre d’achoppement contre laquelle se sont brisés tous ceux qui ont traité la question. Ils n’ont pas vu que leur argumentation, pouvant se retourner avec le même avantage contre toutes les notions de l’entendement, non-seulement ne prouvait rien parce qu’elle prouvait trop, mais qu’elle devenait, par l’universalité du phénomène, un préjugé en faveur du libre arbitre.

On sait en effet ce qui arrive de toute antinomie : aussitôt que la notion qui la porte a été niée par une première contradiction, elle se reproduit par une autre contradiction qui détruit la première. Ainsi, après avoir dit, en termes généraux, que la liberté, étant une fonction, ayant un objet, servant à une fin, n’est pas libre, nous devrons ensuite, après avoir constaté, dans l’espèce, que la liberté est à elle-même son objet et sa fin, que son action est supérieure à toute nécessité, sa raison supérieure à toute raison, conclure qu’elle est libre, puisque le service exclusif de soi-même est précisément ce qu’on entend par liberté : nemo sibi servit.

Devant ce conflit de contradictions que reste-t-il donc à faire ? Une seule chose, savoir si la liberté est une fonction positive de l’être humain ; en autres termes, si l’homme, composé de matière et d’esprit, assemblage de tous les éléments et de toutes les puissances de la nature, ne possède pas, ipso facto, une force de collectivité qui le rende maître absolu du monde et de lui, et quel est l’objet et le but de cette force. Le fait reconnu, établi, analysé, expliqué, toute discussion devient puérile, aucune antinomie ne pouvant prévaloir contre le fait qui la pose. Que font, je vous le demande, les arguments des éléates contre le mouvement ? Que prouvent, contre l’existence des corps, les difficultés que soulèvent la divisibilité à l’infini de la matière et sa non-divisibilité ? Il serait aisé d’élever contre la nécessité elle-même autant d’objections qu’on en peut faire contre le libre arbitre : cela détruirait-il la certitude que nous avons de la nécessité de certaines choses ?

Oui, la liberté a pour adossement l’ensemble des nécessités de la nature et de l’esprit : c’est pour cela qu’elle est la liberté. Oui, la liberté a sa raison, son principe, sa fin : c’est pour cela qu’elle est quelque chose.

Obj. — Si l’homme est libre, et si la liberté est en lui la résultante de l’organisme, image et résumé de la nature, comment, sans une expérience continuelle des choses, ne peut-il rien imaginer, rien connaître ?

Rép. — Distinguons. La liberté est la résultante des facultés physiques, affectives et intellectuelles de l’homme ; elle ne peut donc les suppléer ni les devancer : sous ce rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. Mais ce que ne lui donnent ni la sensation, ni le sentiment, ni la science, le sublime et l’idéal, elle le produit comme son œuvre propre ; par cette production, elle s’établit sur l’univers entier et fait acte de souveraineté.

Obj. — L’esprit ne se détermine jamais sans motifs. Donc, s’il dépend de motifs, il n’est pas libre.

Rép. — Pure équivoque. De tous les motifs auxquels paraît obéir l’esprit, il n’y en a jamais qu’un qui vaille, et ce motif unique est toujours pris dans la liberté : c’est la glorification du moi, ad majorem mei gloriam.

Fichte le dit en autres termes :

« Ma nature tend en définitive à une indépendance, à une personnalité absolue. Je ne puis en approcher que par l’action… Je dois tendre à faire du monde entier ce que mon corps est pour moi… La loi de la liberté, loi unique, est donc détermination absolue de soi-même par soi-même. » (Willm, t. II, p. 315 et 367.)


Obj. — Tout cela est abuser des termes. La liberté est la liberté, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Or il se trouve, en venant aux explications, que l’on ne dit rien de la liberté qui ne suppose en même temps la nécessité, et que toute définition leur est commune.

Rép. — Toujours l’antinomie ! La nécessité aussi est la nécessité, ou elle n’est pas : voilà ce que dit à priori la logique. Comment donc se fait-il, quand on vient aux explications, que la nécessité est continuellement traversée par la contingence ; qu’on n’en puisse rien dire qui ne rappelle le hasard ou le libre arbitre, si bien que toute définition leur devient commune ?

Sortez donc de cet imbroglio. Connaissez-vous rien dont l’existence vous soit plus assurée, en même temps l’opposition plus manifeste, que vos deux mains ? Eh bien ! je vous mets au défi de donner une définition de l’une qui ne convienne pas, et de tous points, à l’autre ; je vous défie, dis-je, de trouver un mot, une idée, au moyen de quoi vous puissiez distinguer, en elles-mêmes, votre droite de votre gauche. Si vous doutez de ce que j’avance, faites-en seul l’essai. Ce n’est que par un signe extérieur, accidentel, que vous parviendrez à vous entendre, comme quand un homme, placé de ce côté-ci de l’équateur, et le visage tourné au méridien, appelle gauche la main située du côté où le soleil se lève, droite celle qui est du côté où il se couche. S’ensuit-il de cette indistinction fatale que vous n’avez qu’une main, avec le pouce au milieu ?

La liberté est à la nécessité ce que votre droite est à votre gauche : l’entendement seul ne peut vous en rien dire, et toujours vous serez amenés, si vous ne consultez que lui, à nier l’une ou l’autre, ce qui est absurde. Tout au plus serez-vous averti par la contradiction de vos idées qu’il y a là-dessous une réalité que vous ne connaissez point, mais que l’observation des faits de la nature et de l’âme humaine à la fin vous découvrira.

Obj. — Du moins faut-il convenir que l’arbitre de l’homme est soumis aux lois de sa propre constitution. Ces lois sont pour lui une nécessité dont il ne peut s’affranchir : donc il n’est pas libre.

Rép. — Ceci revient toujours à dire que la liberté est adossée à la nécessité, et que dans cette antinomie, la thèse ne peut jamais détruire radicalement l’antithèse : ce qui, je le répète, n’est pas une objection, mais une preuve. Non, l’esprit ne peut anéantir la matière, le moi enlever tout à fait le non-moi, le libre arbitre anéantir la nécessité, parce que ce serait s’anéantir soi-même, ce qui implique contradiction. Mais l’esprit, devenu libre en revêtant la forme humaine, peut détruire les organismes qu’il crée à l’état latent ; il pourrait, s’il voulait, faire de ce globe un monceau de scories au lieu d’en faire un jardin de délices, et par la destruction du corps qu’il habite se rendormir pour jamais : donc il est libre.

Dans les systèmes où l’univers est représenté comme un royaume gouverné d’en-haut par une divinité suzeraine, le suicide d’un Caton et d’une Lucrèce n’est pas pour la liberté un témoignage sans réplique, parce que ces deux personnages sont censés dirigés par une loi céleste, à laquelle leur volonté ne fait que se conformer. Dans la théorie leibnizienne, qui sur l’indépendance des monades constitue la démocratie de la création et fait de chaque individualité un sommet, le suicide est l’acte suprême de la liberté, qui ne s’explique que par la liberté.

Obj. — Toute faculté ou fonction suppose un organisme, dont elle est à la fois le principe et le produit, l’effet et la cause : dans une philosophie réaliste, fondée sur l’observation des phénomènes, ce principe ne peut être nié. Sans organe la liberté n’est rien : quel est l’organe de la liberté ? Avec un organe le libre arbitre tombe dans le fatalisme : comment échapper à la difficulté ?

Rép. — La liberté n’a pas d’autre organe que l’homme même, jouissant de la plénitude de ses facultés. La raison de cela est que la liberté, étant la force de collectivité de l’homme, ne peut pas avoir dans l’homme d’organe spécial sans cesser d’être. Aussi la définition de l’homme par M. de Bonald, Une intelligence servie par des organes, est-elle encore plus fautive que celle de M. Pierre Leroux : L’homme est une liberté servie par des organes, des sens, des affections et des idées.

Obj. — L’histoire du genre humain témoigne d’un fatalisme ou d’un providentialisme, le nom ne fait rien à la chose, universel. La société est soumise à une évolution que la philosophie n’a pas encore parfaitement reconnue, mais dont le caractère fatal apparaît d’autant mieux qu’on l’étudie davantage. Entraîné par cette évolution, comme la goutte d’eau par les courants océaniens, l’homme n’est pas libre ; et plus il se civilise, en obéissant à la puissance qui le mène, moins il se reconnaît de liberté.

Rép. — L’objection est sans valeur, attendu qu’elle ne tient compte que d’une moitié des faits. Sans doute la nécessité joue un rôle dans les évolutions de l’humanité, et ce n’est pas un médiocre travail d’en faire la détermination : nos historiens philosophes en sont aujourd’hui là. Mais le libre arbitre a aussi sa part : je n’en veux pour le moment d’autre preuve que le sentiment de toute cette école de narrateurs qui nie précisément ce qu’on est convenu d’appeler philosophie de l’histoire. Nous verrons plus tard, en traitant du Progrès, de quoi se compose cette part de la liberté.

Obj. — Qu’on distingue, si l’on veut, deux sortes d’actes humains, les uns qu’on attribue au libre arbitre, les autres qu’on rapporte à la nécessité : en fin de compte, le libre arbitre ne va pas au chaos ; ce serait une étrange liberté que celle qui aurait pour objet de créer le désordre. Or, la société, œuvre du libre arbitre, expression, incarnation du libre arbitre, ne peut pas exister sans un organisme, et cet organisme a des lois. Comment peut-elle être dite libre ?

Rép. — Il a été démontré au contraire (Études IV et VII) que l’ordre social, tel que le veut la Justice et que le poursuit le libre arbitre, n’est point un organisme, un système ; c’est le pacte de la liberté, son équation de personne à personne, ce qui comporte, au point de vue de l’idéal, la plus grande variété possible de combinaisons, la plus grande indépendance des individus et des groupes.

La liberté, dans sa course indomptée, niant tout ce qu’elle rencontre et l’univers lui-même, trouve enfin qui lui parle, et, la regardant fixement, lui dit : Non !

C’est une liberté semblable à elle, un homme.

La lutte s’engage d’abord : la liberté est le dieu de la guerre, Deus Sabaoth. Puis la liberté dit à la liberté : Nous ne pouvons nous vaincre ; nous ne saurions faire de mal qu’à nos organes : les immortels ne se tuent pas. Transigeons : que chacune fasse pour l’autre comme pour elle-même, et jurons par notre souveraineté consolidée.

Ainsi le droit, écrit dans les entrailles de l’homme, se constitue par la liberté : c’est ce qu’expriment nos déclarations révolutionnaires, qui toutes, celle de Robespierre exceptée, placent la liberté en tête de la formule sacramentelle : Liberté, Égalité, Fraternité. Changez l’ordre de ces mots, la Révolution est à l’envers, et son édifice croule.

XL

Ministre de la Justice, pouvoir exécutif et pouvoir législatif, la liberté, aux termes de la Déclaration de 1789, est supérieure à la loi.

Art. 11. Les citoyens ne peuvent être soumis à d’autres lois que celles qu’ils ont librement consenties.

Art. 12. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.

Art. 13. Jamais la loi ne peut être invoquée pour des faits antérieurs à sa publication ; et si elle était rendue pour déterminer le jugement de ces faits antérieurs elle serait oppressive et tyrannique.

C’est ce que répète la formule gravée sur les premières monnaies de la Révolution : La Nation, la Loi, le Roi ;

Ce que confirment tour à tour le Code civil et le Code pénal :

Code civil. Art. 1er. Les lois sont exécutoires du jour de leur promulgation.

Art. 2. La loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif.

Code pénal. Art. 4. Nulle contravention, nul délit, nul crime, ne peuvent être punis de peines qui n’étaient pas prononcées par la loi avant qu’ils fussent commis.


De telles maximes, il faut l’avouer, au point de vue d’un ordre éternel, immuable, supérieur à l’homme, à qui il ne resterait que d’y conformer sa volonté, sont scandaleuses, immorales. Elles changent totalement la notion de loi, en faisant de la loi non plus le rapport ou la raison des choses, mais le statut arbitral de la volonté de l’homme. Pour être dans le vrai, le législateur, théiste, panthéiste, fataliste ou optimiste, devrait dire :

« Toute loi de la nature, c’est-à-dire tout rapport naturel et nécessaire des choses, est loi pour l’homme, et cela seul est loi.

« Or, le rapport des choses étant invariable, à quelque époque que surgisse le débat, ce rapport oblige, indépendamment de la connaissance de l’homme et de son acquiescement.

« Donc, tout litige sera réglé, tout crime ou délit réprimé et réparé d’après la loi des choses : le libre arbitre n’a rien à y voir, la société rien à redire.


Pourquoi donc le législateur procède-t-il d’une façon contraire ? Pourquoi pose-t-il la loi comme sienne, acte de sa volonté pure, prescrit de son bon plaisir et commandement de son autorité ?

Ah ! c’est que la liberté est supérieure au monde et à ses lois, et qu’elle ne peut être tenue de faire état de ces lois qu’autant qu’elle s’y est engagée vis-à-vis d’elle-même par un libre serment.

Voilà pourquoi, dans la question des bulletins électoraux, la Cour de cassation, généralisant là où le texte de la loi n’avait fait que spécifier, fut irréprochable quant à la logique, qui répugne à admettre des exceptions dans une loi, mais fautive quant à la pratique législative et judiciaire, qui, tout en marchant à l’universel, ne statue cependant que sur des cas spéciaux, et ne reconnaît comme défendu que ce qui a été déclaré tel par la loi, expression synallagmatique de toutes les libertés individuelles.

Qu’est-ce, en effet, que la loi ou le contrat social ?

Une déclaration d’exception vis-à-vis d’un objet déterminé, les parties contractantes se réservant pour le reste liberté pleine et entière ; une limite posée, pour un cas spécial, au libre arbitre. Bertrand du Guesclin et Olivier de Clisson, faisant entre eux un pacte de chevalerie contre tous ceux qui peuvent vivre et mourir, hormis le roi de France et le duc de Bretagne, sont une image de tel absolutisme de la liberté.

Vous parlez de système social : quel système pourrait sortir jamais d’un pareil contrat ? Aucun. À mesure que la liberté traite, elle se multiplie par le droit : voilà tout.

Auparavant, chacun des deux guerriers, isolé sur la terre, valait comme un ; maintenant il peut se dire fort comme deux. Qu’il en vienne un troisième, un quatrième, un millième, ce sera toujours la même chose : la liberté veillera seulement à ce que cette équation répétée, qui multiplie sa puissance, ne dégénère pas en un fatalisme qui la subalternise….

XLI

Résumons toute cette théorie.

1. Le principe de la nécessité ne suffit pas à l’explication de l’univers : il implique contradiction.

2. La conception de l’Absolu absolu, qui sert de motif à la théorie spinoziste, est inadmissible : elle conclut au delà de ce que les phénomènes permettent de conclure, et ne peut être considérée tout au plus que comme une donnée métaphysique attendant les confirmations de l’expérience, mais qui doit être abandonnée pour peu que l’expérience lui soit contraire, ce qui est précisément le cas.

3. La conception panthéistique de l’univers, ou d’un monde le meilleur possible servant d’expression (nature naturée) à l’Absolu absolu (nature naturante), est également illégitime : elle conclut en sens contraire des rapports observés, qui, par leur ensemble et surtout par leur détail, nous montrent le système des choses sous un aspect tout différent.

Ces trois négations fondamentales appellent un principe complémentaire, et ouvrent le champ à une théorie nouvelle, dont il ne s’agit plus que de trouver les termes.

4. La liberté, ou le libre arbitre, est une conception de l’esprit, formée en opposition de la nécessité, de l’Absolu absolu et de l’harmonie préétablie ou du meilleur monde, dans le but de rendre raison des faits que le principe de la nécessité, assisté des deux autres, n’explique pas, et de rendre possible la science de la nature et de l’humanité.

5. Or, comme toutes les conceptions de l’esprit, comme la nécessité elle-même, ce nouveau principe est frappé d’antinomie, ce qui veut dire que seul il ne suffit pas non plus à l’explication de l’homme et de la nature : il faut, suivant la loi de l’esprit, qui est la loi même de la création, que ce principe soit adossé à son contraire, la nécessité, avec laquelle il forme l’antinomie première, la polarité de l’univers.

Ainsi la nécessité et la liberté, antithétiquement unies, sont données à priori, par la métaphysique et l’expérience, comme la condition essentielle de toute existence, de tout mouvement, de toute fin, partant de tout savoir et de toute moralité.

6. Qu’est-ce donc que la liberté ou le libre arbitre ? La puissance de collectivité de l’homme. Par elle l’homme, matière, vie, esprit, s’affranchit de toute fatalité physique, affective et intellectuelle, se subordonne les choses, s’élève, par le sublime et le beau, au delà des limites de la réalité et de l’idée, se fait un instrument des lois de la raison comme de celles de la nature, assigne pour but à son activité la transfiguration du monde d’après son idéal, et se donne à lui-même sa gloire pour fin.

7. D’après cette définition de la liberté on peut dire, en raisonnant par analogie, qu’en tout être organisé ou simplement collectif, la force résultante est la liberté de l’être ; en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal, se rapprochera du type humain, plus la liberté en lui sera grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez l’homme même le libre arbitre se montre d’autant plus énergique que les éléments qui l’engendrent par leur collectivité sont eux-mêmes plus développés en puissance : philosophie, science, industrie, économie, droit. C’est pour cela que l’histoire, réductible en système par son côté fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute théorie, par le côté du libre arbitre, la philosophie de l’art et la philosophie de l’histoire ayant cela de commun que la raison des choses qui leur sert de critère est néanmoins impuissante à expliquer la totalité de leur contenu.

XLII

La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps maudite, parce qu’on ne la comprenait pas, parce qu’on en cherchait la clé dans les mots au lieu de la chercher dans les choses ; la voilà telle qu’une philosophie inspirée d’elle seule devait enfin la fournir. En se révélant à nous dans son essence, elle nous donne, avec la raison de nos établissements religieux et politiques, le secret de notre destinée.

Oh ! je comprends, Monseigneur, que vous ne l’aimiez pas, la liberté, que vous ne l’ayez jamais aimée. La liberté, que vous ne pouvez nier sans vous détruire, que vous ne pouvez affirmer sans vous détruire encore, vous la redoutez comme le Sphinx redoutait Œdipe : elle venue, l’Église est devinée ; le christianisme n’est plus qu’un épisode dans la mythologie du genre humain. La liberté, symbolisée dans l’histoire de la Tentation, est votre antichrist ; la liberté, pour vous, c’est le diable.

Viens, Satan, viens, le calomnié des prêtres et des rois, que je t’embrasse, que je te serre sur ma poitrine ! Il y a longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles ni bonnes ; mais elles seules donnent un sens à l’univers et l’empêchent d’être absurde. Que serait, sans toi, la Justice ? un instinct ; la raison ? une routine ; l’homme ? une bête. Toi seul animes et fécondes le travail ; tu ennoblis la richesse, tu sers d’excuse à l’autorité, tu mets le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit ! Je n’ai à ton service qu’une plume ; mais elle vaut des millions de bulletins. Et je fais vœu de ne la poser que lorsque les jours chantés par le poète seront revenus :

Vous traversiez des ruines gothiques :
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas ;
Les fleurs pleuvaient, et des vierges pudiques
Mêlaient leurs chants à l’hymne des combats.
Tout s’agitait, s’armait pour la défense ;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah ! rendez-moi les jours de mon enfance,
_____Déesse de la Liberté !



fin du deuxième volume.