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De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Neuvième Étude

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NEUVIÈME ÉTUDE


PROGRÈS ET DÉCADENCE


À Son Éminence Mgr Matthieu, Cardinal-Archevêque de Besançon.

I


Monseigneur,


Lorsque, le 17 juin 1789, quarante-cinq jours après l’ouverture des États généraux, la noblesse et le clergé refusant de se rallier aux communes, la Cour repoussant le vote par tête, l’abbé Sieyès jugea que le moment était venu d’en finir, comme un capitaine qui donne à ses matelots le signal du départ, il dit : Coupez le câble !

À ce mot, les députés du Tiers se constituent en assemblée nationale, déclarent toute réunion d’états tenue hors de leur sein illégale et séditieuse, et par cet acte de vigueur, abandonnant les deux ordres réfractaires, la royauté malintentionnée et toute la société traditionnelle, ils inaugurent solennellement le nouvel ordre de choses.

De ce moment la nation fut en marche.

Trois jours après, les députés confirment leur résolution par serment ; la France jure avec eux. Le 14 juillet la Bastille est prise, le 4 août la féodalité signe son abdication, le 6 octobre la royauté est traînée à Paris. La Révolution allait… Elle va toujours.

II

L’idée que je me propose de développer dans cette Étude est quelque chose comme ce que demandait Sieyès.

J’ai prouvé dans mes deux premiers volumes que l’Église ne connaît pas la Justice, que mêmement elle lui est hostile, que cette hostilité provient de son scepticisme, lequel a lui-même sa source dans la pensée religieuse ; qu’au surplus il en est ainsi de toutes les constitutions ecclésiastiques : en sorte que l’unique obstacle au développement de la Justice est la théologie, de même qu’en 1789 la féodalité, sous toutes les formes, était le seul obstacle à ce que le Tiers fût quelque chose.

Que faire donc ? Je réponds comme Sieyès : Coupez le câble.

J’ai prouvé, contre la calomnie des mystiques, que l’homme est doué d’une faculté positive, la conscience, qui le porte incessamment à Justice et ne demande qu’à agir seule, sans excitation ni contrainte ; — Coupez le câble.

J’ai démontré qu’en vertu de cette faculté et en dépit des contradictions dont la loi humaine fourmille, la raison, interrogée sur le bien et le mal, n’hésite jamais ; que c’est notre préoccupation religieuse qui, nous faisant chercher la raison du droit dans les choses au lieu de la chercher dans les personnes, engendre les incertitudes du législateur : — Coupez le câble.

J’ai expliqué, j’ose le croire, mieux qu’on n’avait fait jusqu’à ce jour, la nature et la fonction de la liberté ; et par la déduction qui en a été faite le lecteur a pu se convaincre qu’il n’y a véritablement qu’une chose qui, paralysant le libre arbitre, arrête l’essor de la Justice, c’est la crainte de Dieu et l’idolâtrie de l’univers : — Coupez le câble.

Reste à savoir maintenant si, les liens qui retiennent son âme captive étant rompus, l’homme est en effet capable par l’énergie de sa conscience de s’élever dans la vertu ; si la balance du bien et du mal, depuis tant de siècles et par la permission divine inclinée à gauche, peut être définitivement et par un acte de la sagesse mortelle penchée à droite, en un mot si notre sens juridique possède réellement l’efficacité nécessaire. Car ce n’est pas tout de briser la chaîne de l’esclave et d’ouvrir son cabanon ; il faut qu’il puisse marcher.

Une première fois, au commencement de l’ère chrétienne, la question fut posée. Et nous avons vu par quel concours de circonstances le sentiment général se prononça pour la négative ; comment, en conséquence, sur le néant présumé de la vertu humaine s’établit la théorie de la grâce et tout le système chrétien.

Depuis un siècle la proposition est revenue à l’ordre du jour. On a contesté la vérité de la solution chrétienne, on a relevé l’influence malheureuse sous laquelle elle s’était produite ; et voici qu’une philosophie plus humaine, soutenue par une Révolution pleine d’audace, professe hautement l’idée contraire. On nie que la religion, naturelle ou révélée, il n’importe, soit utile à la morale ; on soutient que la Justice n’a pas besoin de ce renfort, et j’ai montré par le détail qu’il n’y a de vraie vertu que celle qui est pure de toute théologie. Ainsi le jugement qui donna naissance au christianisme est cassé ; avec le Christ il est aisé de voir que tous les dieux, passés, présents et futurs, sont frappés de déchéance, et le sacrifice perpétuel aboli. Ni les jacobins ni les éclectiques n’auraient les poumons assez forts pour nous souffler de nouvelles idoles. L’humanité, Rousseau l’a dit, est vertueuse par nature ; il lui suffit, pour produire les actes de sa vertu, d’être libre. Ce qui le prouve est ce fait immense, incompris des anciens, et que les siècles en s’accumulant pouvaient seuls révéler, à savoir : que l’homme est essentiellement perfectible, la civilisation progressive, que de plus l’amélioration qui se réalise incessamment dans le régime et la moralité de l’espèce ne peut être attribuée à l’influence religieuse ; elle est spontanée, elle procède directement de la conscience des nations, proportionnellement à la liberté et en raison inverse de la foi.

Voilà ce qu’enseigne la philosophie nouvelle. Si le fait est vrai, vous reconnaîtrez avec moi. Monseigneur, que l’idée religieuse n’a plus rien à faire au monde ; qu’après le christianisme toute tentative de culte serait un outrage à la raison, à la Justice, à la liberté, digne de la réprobation des peuples et de la vindicte des tribunaux. Donc je répète avec Sieyès : Coupez le câble.


CHAPITRE PREMIER.

Critique de l’idée de Progrès.

III

Il faut l’avouer, le progrès a été aussi maltraité par ceux qui s’en sont faits les apôtres officieux que l’avaient été auparavant la liberté et la Justice. On a écrit sur le progrès de longues dissertations, desquelles il n’est sorti que le doute. On a jeté au public, par gros in-8o, des professions de foi progressistes si étrangement conçues, que qui voudrait s’y tenir devrait sans hésiter conclure contre le progrès, comme a fait, avec un juste sentiment de la dignité humaine, M. de Lamartine.

D’abord, qu’entend-on par Progrès ? Pour les uns ce mot est synonyme de mouvement. « Nous marchons, disent-ils ; la figure de ce monde change : donc… » Ces sortes de gens ne savent pas le premier mot de la question. Progrès est plus que mouvement, et l’on n’a pas le moins du monde prouvé qu’une chose est en progrès quand on a montré qu’elle se meut.

Pour les autres, le progrès est une évolution vitale, une série décrite dans le temps, quelque chose d’organique et de plein où l’on peut noter une certaine spontanéité, mais où le mouvement ne se montre d’abord en progression que pour se ralentir ensuite d’autant. Comme si des crises déterminées à priori, et dans un certain ordre, par la nécessité de notre constitution, ou arrangées par la Providence pour des fins dont elle se garde le secret ; comme si cette suite de transitions physico-sociales, qui ne dépendent pas de la volonté de l’homme, étaient du progrès humain, le progrès d’un être libre !

L’idée étant aussi mal déterminée, il ne faut pas demander si du moins on a fourni quelque preuve de la réalité du fait : comment constater un fait dont on n’a pas même la notion ? Aussi le fait du progrès n’est-il rien moins qu’établi par les adeptes ; et comme à tous les exemples d’évolution en mieux qu’ils citent on peut opposer des exemples équivalents d’évolution en pis ; comme à toutes les marches en avant de la société, depuis le commencement des temps historiques jusqu’à l’époque actuelle, correspondent des rétrogradations compensatoires, il est réellement impossible, dans l’état où se trouve aujourd’hui la discussion, de dire si, dans l’humanité, il y a avance, recul, ou statu quo.

Tout est à faire : je tâcherai pour ma part, si le progrès, comme fait d’observation, est encore un desideratum pour la philosophie, que l’on sache du moins à quoi s’en tenir sur le sens du mot et les conditions de la chose.

Si le lecteur a retenu quelque chose de nos premières Études, il doit pressentir que le progrès est la même chose que la Justice et le libre arbitre considérés 1o dans leur mouvement à travers les siècles, 2o dans leur action sur les facultés qui leur obéissent, et qu’ils modifient en raison de leur marche, un être synthétique ne pouvant se développer dans une de ses puissances sans que toutes les autres s’en ressentent et participent au mouvement.

Une théorie du progrès, pour être complète et vraie, doit donc remplir les conditions suivantes :

a) Prendre son point de départ dans le libre arbitre et la Justice, et s’étendre de là à toutes les facultés de l’homme collectif et de l’individu : faute de quoi, le progrès dans une faculté étant compensé par la diminution d’une autre, il n’y a pas progrès ;

b) Être affranchie de toute fatalité, comme le libre arbitre et la Justice ;

c) Présenter un mouvement direct et accéléré en avant, non un mouvement évolutif, parabolique ou concentrique : ce qui, impliquant une influence extérieure, ferait toujours du progrès un pur fatalisme ;

d) Enfin, donner l’explication du péché, et par suite de toutes les décadences et rétrogradations sociales.

Le progrès, d’après ces conditions, embrassant l’humanité dans l’intégralité de ses manifestations, peu importe par où nous commencerons notre examen.

IV

La statistique nous apprend que depuis la Révolution de 1789 la population s’est augmentée en France d’environ dix millions d’âmes, soit 40 p. 100. Une augmentation analogue a pu être constatée dans tous les États de l’Europe. Devons-nous voir dans ce fait un signe de progrès ? Oui, répondrai-je, en tant que ce fait a son origine dans le développement de la liberté et de la Justice ; non, s’il faut l’attribuer à une cause purement organique et fatale.

Or, c’est là qu’est la difficulté.

La croissance et la multiplication, crescite et multiplicamini, sont communes à notre espèce et à toutes les autres ; la loi est la même pour tout ce qui a vie, et n’a pas changé depuis la création. D’un côté, la fécondité n’est pas devenue plus grande ; de l’autre, la consommation par tête n’ayant pas diminué, la population, aujourd’hui comme autrefois, est proportionnelle aux subsistances. C’est de l’organisme, de la fatalité ; il ne peut pas y avoir de là progrès.

Il existe même un fait qui témoigne que l’accroissement de population signalé ne relève en rien de la Justice : c’est l’émigration forcée des prolétaires. L’Irlande, l’Allemagne, la France, déversant leur superflu dans les autres parties du globe, l’individu qui n’a pas de travail ou de revenu forcé de s’en aller : que peut-on citer qui témoigne davantage du fatalisme qui pèse sur la société, et dire de plus fort contre le progrès ?

L’espèce humaine refoule-t-elle par sa multitude croissante le reste du règne animal ? On le dit, et je veux le croire. Cela prouve seulement que nous sommes les plus forts. Supprimez l’homme, le progrès passe aux lions et aux ours.

Voici un autre fait qui au premier abord semble plus favorable :

On a constaté depuis un certain nombre d’années, sur plusieurs points du territoire, une augmentation de la vie moyenne. On attribue cette augmentation tout à la fois à la somme plus grande de richesse et à sa meilleure répartition, ce qui fait reparaître la Justice.

À cela on répond deux choses :

La première que, si la vie moyenne s’est accrue, le maximum est invariable : de sorte que par cette augmentation nous ne faisons que rentrer peu à peu dans les conditions normales assignées par la nature, et dont la misère nous avait fait déchoir. C’est une réparation, ce n’est pas un progrès.

La seconde observation, c’est qu’à l’augmentation de la vie moyenne correspond une diminution proportionnelle du chiffre des naissances : en sorte que, la multiplication s’arrêtant devant la longévité, nous reperdons d’un côté ce que nous avons gagné de l’autre. C’est ainsi, par exemple, que de 1850 à 1856, la population ne s’est pas augmentée d’une manière sensible. De pareils faits ne sont certes pas un argument du progrès, ils témoignent plutôt contre lui.

Autre bascule : En même temps que la statistique signale une augmentation de la vie moyenne, elle dénonce une diminution de la stature : verrons-nous dans ce nouveau fait un symptôme de décadence ? Pas plus que nous n’avions le droit de voir un signe de progrès dans l’accroissement de la vie moyenne. Il est permis d’espérer qu’avec un régime alimentaire convenable la taille de nos conscrits regagnerait, en une génération ou deux, ce que la guerre et la famine lui ont fait perdre : la réaction de la vie ramenant la santé publique au niveau d’où elle est descendue, tout rentrerait dans le statu quo.

Ne confondons pas les oscillations de la vie, tant collective qu’individuelle, avec le développement général et soutenu qu’implique l’idée de progrès : ce serait nous faire de puériles illusions.

Il y aurait progrès si, depuis qu’elle existe, la race humaine avait augmenté continuellement en nombre, en taille, en force, en santé, en longévité ; comme il y aurait décadence si le mouvement s’était produit en sens inverse, d’une manière continue, et abstraction faite des accidents de force majeure, dont il convient de faire la part. Or, en dépit des traditions et des fables, il ne paraît pas qu’il y ait lieu d’affirmer l’un plus que l’autre : la raison des choses et l’équilibre général y répugnent.

V

Changeons de terrain. Ce que la fatalité organique nous refuse, peut-être le trouverons-nous dans la sphère de l’esprit.

Il est certain que dans la totalité de l’espèce il y a augmentation de la somme des connaissances : de ce côté, il n’est pas possible de nier le progrès.

Mais à ce fait on oppose deux fins de non-recevoir : le premier est l’invariabilité, sinon la décroissance des facultés de l’esprit ; le second, l’invariabilité encore, sinon la décroissance de l’art.

Ainsi, pour ce qui est de l’esprit, il n’est nullement établi que la puissance de l’entendement, l’imagination, la mémoire, soient proportionnelles à l’accumulation des faits observés et des lois déduites ; que par exemple les Newton, les Kant, les Cuvier, aient été de plus grands génies que les Aristote et les Archimède. Le magasin scientifique s’emplit, en même temps que la science étend son domaine par la division. Mais c’est tout : l’intelligence ne gagne pas, la fonction cérébrale reste la même.

Sommes-nous même sûrs de garder à cet égard le statu quo ?

Comme les facultés intellectuelles sont plus vives dans la jeunesse que dans l’âge mûr, il est permis de croire, par analogie, qu’il en est de même dans l’espèce ; et bien des gens trouveront qu’il a fallu plus de spontanéité, plus de puissance, plus de génie, pour créer le langage, inventer l’écriture et les nombres, que pour découvrir, à l’aide de ces premiers instruments du savoir, l’imprimerie et l’algèbre.

Osiris, qui imagina la charrue, fit plus pour l’agriculture que tous nos machinistes ; Dédale, qui tordit et trempa le vilebrequin, peut revendiquer la propriété de ces formidables tarières à percer l’écorce du globe ; Arachné la tisserande l’emporte même sur Jacquard ; Parmentier, qui nous fit présent de la pomme de terre, ne saurait entrer en comparaison avec l’inconnu qui trouva ou produisit le blé ; et je donnerais toutes les découvertes de Lavoisier pour celle de Noé, qui le premier fit fermenter le raisin.

Il n’y a pas une de nos inventions modernes qui ne suggère des réflexions analogues. Notre progrès industriel ressemble au progrès culinaire. On nous apprend à manger le cheval, l’alpaca, l’igname, à fabriquer l’œnoïde ; ce qui n’empêche pas la disette d’aller son train… Mais je ne veux faire tort à personne. De deux ou plusieurs idées réunies, nous en formons une nouvelle : voilà à quoi se réduit, pour l’homme, la faculté d’invention. Ainsi firent avant nous les anciens, et, on vient de le voir, avec tout autant de bonheur. Depuis, nous avons tiré à perte de vue les conséquences des principes et singulièrement multiplié l’emploi de nos éléments : est-ce du progrès ? Oui, relativement aux bêtes, qui n’ont qu’une manière de penser, l’instinct, et sont incapables d’en sortir ; relativement à nous-mêmes, je le nie. L’idée d’un tel progrès a même quelque chose de contradictoire ; car plus les idées se multiplient et la réflexion entre en jeu, plus la spontanéité intuitive se ralentit. Il y a balance ; de progrès, néant.

VI

Pour ce qui est de l’art, c’est bien autre chose.

Tandis que dans la science l’intensité de l’intuition est jusqu’à certain point compensée par la généralité de la réflexion, et que le mouvement suit son cours sans trop de perte pour l’esprit, on voit, au rebours, chez tous les peuples qui ont eu un développement esthétique, l’art s’élever en peu d’années au point de perfection que comporte l’état social, puis s’arrêter et décliner, sans que rien au monde, ni philosophie, ni science, ni encouragements, ni révolutions, puissent empêcher ce recul. Avec une conscience de plus en plus vive, une intelligence de plus en plus raisonnée de l’art, l’artiste sent s’accroître son impuissance ; il devient un illustrateur, un enlumineur, moins que cela, un copiste et un plagiaire. Ce phénomène, jusqu’ici sans exception, enseigné à la jeunesse comme vérité d’école, n’est-il pas à faire trembler pour le progrès ?

Même observation, si nous devons nous en rapporter aux critiques, à l’égard des lettres. Le vocabulaire s’étend ; la langue ne conserve qu’un moment sa fraîcheur et sa beauté. Les intérêts, les passions, les sentiments, changeant de forme et d’allure, ont beau demander une autre expression, comme si l’art de bien dire était enchaîné à son premier moule, la parole se néglige, devient commune et fausse. À mesure que la philosophie, la dialectique, la technologie, fleurissent, la poésie se fane. Au théâtre, la conversation bourgeoise chasse la tragédie, et telle est l’absence de sentiment esthétique, que spectateurs et dramaturges se prennent à admirer cette platitude comme un progrès. Malgré ses efforts, la littérature se sent passer ; elle-même le proclame. Depuis soixante-dix ans, les lettres françaises sont en décadence ; la littérature allemande n’a brillé qu’un instant ; la littérature anglaise est finie depuis longtemps. Quand les facultés les plus hautes de l’esprit, celles qui rendent le mieux sa liberté, quand ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité s’affaisse, me viendrez-vous entretenir de vos progrès ?

VII

Parlons de l’industrie et de ses capitaux.

C’est ici le triomphe des progressistes. Ils font le dénombrement de leurs chevaux-vapeur ; ils jaugent leurs mines ; ils comptent leurs locomotives, leurs wagons, leurs rails, leurs navires, leurs bobines, leurs paires de meules ; ils calculent combien de fois leurs lignes de fer et leurs fils télégraphiques feraient le tour du globe ; combien de kilomètres carrés ils couvriraient de leurs calicots ; combien leurs écus empilés représentent de mètres cubes. Ils se pâment d’aise aux comptes rendus de la banque, aux recettes du fisc, aux milliards de la dette publique et de l’hypothèque. — « C’est à la Bourse, disent-ils, qu’il faut admirer le progrès, comme en son temple, voir les merveilles de l’association et du travail. Ah ! faites-nous grâce de votre idéologie, de vos libertés et de vos droits ! La richesse, voilà une idée positive. Avec la richesse nous aurons le bien-être, avec le bien-être la sagesse, la science, la vertu ; l’art lui-même et la poésie ne nous feront pas défaut. Sans doute il est encore bien des misères à guérir, bien des douleurs à adoucir, bien des ignorances à instruire ; mais, vous le dites vous-même, Rien ne s’accomplit en zéro de temps, et quel plus puissant antidote pourrions-nous offrir à la misère, cause première et résumé de toutes les souffrances, de toutes les erreurs et de tous les crimes, que la Richesse ?… »

Nous en sommes là. La prospérité croissante, autrefois reléguée dans les discours de la couronne, est devenue le lieu commun des quiétistes de la rente aussi bien que des escrocs de la spéculation. L’humanité marche quand ces messieurs émargent. Et il ne manque pas de gens d’esprit à qui ce tapage de capitaux engagés, de priviléges coalisés, de primes levées, d’écus sautés, fait complètement illusion. À propos de la féodalité industrielle, dont j’ai dénoncé les œuvres dans un Manuel de la Bourse, à l’applaudissement du public et du Pouvoir même, n’a-t-on pas trouvé moyen de me dire que je méconnaissais le progrès, qu’on en avait assez de la critique, et qu’on attendait de moi autre chose que des démolitions ? Ceux que la rente nourrit trouvent qu’il y a progrès quand elle augmente ; mais ceux qui la payent ?… Toujours le même esprit : démangeaison de parler, incapacité de penser ; au fond, indifférence pour les idées et absence de sens moral.

Il y a, dit-on, augmentation de trafic, augmentation de recettes, augmentation de richesse, partant augmentation de la somme moyenne de bien-être…

Faux calcul et fausse conclusion.

Il y a déplacement de trafic, déplacement de recettes, déplacement de richesse, le tout au détriment de la multitude des petites industries qui composaient la démocratie industrielle, et au profit de la grande industrie qui forme à cette heure la nouvelle féodalité. En admettant que ce déplacement général soit accompagné d’une certaine augmentation dans le trafic, par suite de l’économie de frais, cette augmentation est compensée par la subalternisation des producteurs, qui jadis étaient indépendants et sont aujourd’hui salariés, tombés de petite bourgeoisie en prolétariat. Un homme, travaillant dix heures par jour, gagnait 3 fr. ; on trouve moyen de le faire travailler douze heures pour le même prix, ou bien, en ne changeant ni la durée du travail ni le chiffre du salaire, on augmente de 20 0/0 les objets de consommation, ce qui revient au même : progrès pour l’entrepreneur, le capitaliste, le commissionnaire, qui profitent de la différence ; recul pour l’ouvrier, qui la perd. Le progrès est nul, que dis-je ? le nombre des exploités étant plus grand qu’autrefois, il y a rétrogradation.

Point de progrès pour la société dans l’ordre économique sans une balance exacte des forces, des industries, des capacités, des travaux, des produits, revenus, salaires, loyers, escomptes, bénéfices, primes d’assurance, impôts, etc.

Or, nous vivons sous un régime de privilége, de coalition et d’accaparement, où tout est arrangé pour l’inégalité, où par conséquent tout est faux : l’industrie est fausse, le commerce faux, la propriété fausse, les perfectionnements faux, les balances fausses, par suite la comptabilité fausse, les comptes rendus faux, les services scandaleusement exagérés ou dépréciés, les produits fictifs, les revenus pris sur le capital et consommés vingt ans à l’avance.

La statistique elle-même est fausse, et ses moyennes cachent les plus grossiers mensonges. Qu’importe, en effet, que la richesse totale augmente, si la répartition est telle que le grand nombre soit plus pauvre qu’aupavant ? À plus forte raison, que sert de remuer cette richesse, de faire rouler ces écus, si la circulation ne profite qu’à l’agiotage ?…

On assure que depuis cinq ans un milliard au moins a été gagné à la Bourse et partagé entre une quarantaine au plus d’individus. Ce milliard provient d’entreprises qui sont encore à cette heure en cours d’établissement, et n’ont pas rapporté, tout compte fait, 10 p. 0/0 de leurs capitaux. C’est donc le produit d’un déplacement. Quel avantage ce déplacement de capitaux et d’industries a-t-il procuré à la multitude travailleuse au service des compagnies ? Rien, qu’une dépendance plus absolue, un surcroît de cherté et la perspective d’un salariat perpétuel.

Vainement prétendez-vous que l’augmentation de richesse finira par atteindre le prolétaire, que la masse est intéressée à ce qu’il existe une aristocratie riche, comme le gouvernement est intéressé à ce qu’il y ait des rentiers de l’État. Avec la féodalité industrielle, ce progrès est mathématiquement impossible. Ce qu’elle fait aujourd’hui, elle le fera demain, elle ne peut pas cesser de le faire. Fausse balance, faux poids, fausse mesure, fausses écritures, fausse statistique : voilà son principe, son idée, sa méthode, sa justice, sa fin. Ôtez-lui cette condition d’existence, vous la tuez.

Quoi que vous fassiez donc, sous ce régime d’iniquité systématique, vous tournez dans ce cercle, qui résume tous vos prétendus progrès :

La multiplication spontanée des hommes amène le déficit des subsistances ;

Le déficit des subsistances pousse à l’aggravation du travail ;

Le travail, ramenant l’abondance, provoque de nouveau la population ; et ainsi à l’infini.

Mais ce n’est pas tout.

Le travail, par sa répugnance même, surexcite l’industrie, la science, l’art, en un mot l’esprit.

L’excitation de l’esprit augmente la sensibilité, étend l’idéal, multiplie en proportion le besoin, rend plus insupportable la pauvreté.

Or, quand vous aurez tourné pendant cent générations dans cet engrenage, savez-vous ce que vous aurez obtenu et le chemin que vous aurez fait ?

Vous n’aurez pas allongé d’une minute la durée normale de votre existence : c’est prouvé ;

Vous n’aurez pas ajouté un millimètre à votre taille, ni un kilogrammètre à la force de vos muscles : c’est encore prouvé ;

Même en augmentant la somme de vos connaissances, vous n’aurez pas accru la puissance de votre esprit : c’est également prouvé ;

Toute votre industrie, enfin, ne vous aura pas conquis, par chaque journée de travail, une minute de plus de repos, au contraire : tout cela est parfaitement prouvé.

Mais, en irritant par un travail sans relâche votre besoin de richesse ; en développant outre mesure, par la surexcitation de votre cerveau, votre sensibilité ; en rendant, par un accroissement inévitable de population et par la complication de tant de rouages économiques, votre existence de plus en plus précaire, vous aurez augmenté dans une proportion incalculable les risques de votre liberté et de votre vie.

Alors viendront l’inquiétude, la désespérance, l’envie, la haine sourde ; alors les discordes intestines, la guerre des classes, l’assaut des propriétés, les révolutions politiques, suivies des massacres et des évacuations en masse, sans parler des fléaux que la nature, toujours d’accord avec l’homme quand il s’agit de détruire, ne manquera pas de vous prodiguer.

Après quoi vous recommencerez : ce sera votre progrès !…

VIII

Reste la morale. Ici l’incertitude redouble.

Comme science, la morale a été de plus en plus négligée depuis l’établissement du christianisme. L’opinion répandue que l’Évangile était le code suprême de la morale, d’une morale divine, dispensait de cette étude. Ce n’est guère que depuis Descartes et Spinoza que la raison libre s’y est portée, et quels minces résultats elle a obtenus ! Les philosophes, ne se doutant seulement pas qu’avec leur métaphysique ils ne faisaient autre chose que recommencer le christianisme, ont abouti au christianisme. Leurs théories du droit et des mœurs ne sont qu’un maigre corollaire de la théologie, un pastiche de l’Évangile, concluant toujours, par la force de la logique, et malgré la répugnance des auteurs, à l’inégalité des conditions, à l’absolutisme gouvernemental, à la dépravation des intelligences, au relâchement de la famille et de toute vie privée. Sous aucun rapport nous n’avons suivi l’impulsion des moralistes antiques. Où trouver chez nous le pendant de Confucius et de Socrate ? Où est notre école du Portique ? Je dirai même, en écartant de vaines hyperboles, où est notre école cynique ? où notre école d’Épicure ?

Que si, depuis dix-huit siècles, la spéculation est demeurée nulle, avons-nous davantage à nous louer de la pratique ? M. Vacherot, philosophe démissionnaire de l’Université et partisan du progrès, commentant dans la Revue de Paris (15 sept. 1856) les théories de MM. Pierre Leroux et Pelletan, et relevant avec ce dernier le découragement de M. de Lamartine, convient avec franchise que le mélancolique poëte aurait trop beau jeu contre une semblable prétention.

« Où trouver, s’écrie-t-il, une vertu plus héroïque, plus calme, plus sûre d’elle-même que dans la cité et la philosophie antique, dans l’âme d’un Socrate et d’un Caton, d’un Épictète et d’un Marc-Aurèle ?… On ne saurait trop protester contre ces chimériques interprétations de la doctrine du progrès. »

Je remarque d’ailleurs que les plus grandes vertus apparaissent constamment aux époques de grande corruption : comme si, la rareté étant compensée par l’héroïsme, l’humanité ne faisait ici, comme partout, qu’osciller autour d’une moyenne immuable.

Au surplus, Monseigneur, en ce qui concerne la pratique, je vous laisse volontiers la parole. Vous qui tenez le verrou des consciences, que pensez-vous de notre état moral ? Toute réponse que vous ferez à ma question me sera utile. Si vous jugez que nous valions mieux que nos pères, malgré l’affaiblissement de notre foi, je réponds : Tant mieux ! le progrès humain existe donc ; et m’emparant de votre déclaration, je conclus contre vous. Si vous dites que nous avons dégénéré, je demande quelle est la cause de cette dégénérescence. Et puisque c’est l’Église qui depuis dix-huit siècles est chargée de nos mœurs, je conclus contre vous. Si, prenant un parti mitoyen, vous pensez que la figure de ce monde varie, mais que le fonds reste le même, je vous adresse cette autre question : À quoi le christianisme a-t-il servi ? Et, pour la troisième fois, je conclus contre vous. De toute manière, par le progrès, par la décadence, par le statu quo, vous voilà condamné, et votre scepticisme ne vous sert de rien. À moins que César ne vous sauve, il ne s’agit plus que de savoir si vous finirez par la croix, par la ciguë ou par le glaive.

IX

Qu’est-ce donc que le progrès, si nous ne devons le chercher ni dans notre corps, ni dans notre intelligence, ni dans notre industrie, ni dans notre richesse, ni dans notre vertu, ni dans notre idéal ?

Jamais question plus intéressante ne fut posée à la philosophie, et jamais la nécessité d’une solution ne fut plus instante. Toute créature tend à se définir : n’y a-t-il que l’homme qui reste dans le vague, qui ne puisse, par le développement de son être, exprimer sa loi, manifester ses mœurs, ce qui revient justement à dire, qui ne se meuve pas ? Car le progrès, après tout, c’est la réalisation de la Justice : tout le monde le sent, et vous le proclamez vous-même, puisque vous en faites honneur au christianisme. Mais la question est de savoir si ce progrès n’est pas une illusion, puisqu’on avoue que la vertu ne grandit pas ; puis, il faut dire comment le progrès se réalise, et c’est à quoi je ne trouve nulle part de réponse.

On me dit, je résume en trois lignes la théorie des progressistes : C’est dans l’esprit général des sociétés, c’est dans l’organique de la civilisation, qu’il faut chercher le progrès, et c’est là que l’histoire universelle nous le montre. L’esprit social n’est pas le même en Orient, dans la Grèce, l’empire romain, le monde chrétien ; il va s’améliorant, s’épurant de siècle en siècle, changeant ses formes : à cet égard, la civilisation ne fait que continuer l’échelle des êtres, que la Nature a conçus et organisés selon une série ascendante, image première et paradigme du progrès.

J’avoue que j’ai été autrefois dupe de ce bilboquet physiologico-politique, qui n’a pas tenu longtemps devant l’examen.

L’idée d’un mouvement dans l’ordre social n’a pas été inconnue aux anciens : elle apparaît comme un corollaire de leurs hypothèses cosmogoniques, par lesquelles commençaient leurs histoires. Ainsi, dans la Genèse, après les six jours de la création viennent les dix générations de patriarches, représentant l’âge pastoral, l’établissement de l’agriculture, l’institution des sacrifices, l’origine des arts et métiers, etc. Puis arrive le déluge, symbole révolutionnaire, point de départ d’une autre période.

À part quelques détails de zoologie comparée et de géologie, œuvre du siècle, qu’est-ce que les auteurs de l’Encyclopédie nouvelle, qu’est-ce que M. Pelletan nous donnent de plus ? J’ai montré, dans mes deux premiers volumes, qu’en tout ce qui concerne la Justice et la liberté, la philosophie ne fait que répéter la révélation : voici qu’à propos du progrès on nous ramène à Bérose, Sanchoniathon, Moïse ; on refait pompeusement, mais sans la moindre philosophie, les Métamorphoses !

Certes, l’idée d’une transformation successive de la société a quelque chose de si séduisant, de si plausible, elle se présente si naturellement à l’esprit, l’expérience de deux ou trois générations lui donne tant d’apparence, qu’elle a dû venir aux plus anciens philosophes. Sur cette donnée empirique et bien vieille, il ne fut pas difficile aux historiens de diviser le cours connu des siècles en époques plus ou moins caractéristiques, et qui, s’engendrant l’une l’autre, semblaient tendre à un but marqué. Tel est le tableau des quatre grandes monarchies, attribué à Daniel, et qui servit de canevas à Bossuet pour son Discours sur l’histoire universelle. Telle est aussi la pensée de Florus dans le prologue de son histoire, où il compare le peuple romain à un homme qui traverse les quatre âges de la vie : enfance, jeunesse, âge mûr et vieillesse.

Tout cela répond-il à l’idée de progrès, à cette idée que le dix-neuvième siècle salue comme gage de liberté et dont la Révolution a fait un dogme ?

Quant à moi, je le déclare, si le progrès ne doit nous fournir rien de plus, ce n’est pas la peine de tant nous agiter et fouiller nos cervelles, le mieux est de nous laisser vivre comme il plaira à Dieu et de suivre le conseil du moine : Chacun son métier, ne médire du gouvernement, laisser le monde aller comme il va : Officium recitare, bene dicere de priore, sinere mundum ire quomodo vadit.

X

Réduisons à sa juste valeur cette idée d’évolution où se berce la faconde des littératuriers du progrès.

Tout commence, se développe, puis décline et prend fin dans l’univers : c’est une des grandes lois de la nature, qui paraît d’autant plus belle qu’on l’approfondit davantage. Mais, chose étrange, c’est précisément le thème favori du fatalisme, matérialiste ou mystique, et je m’étonne qu’on ait pu y trouver rien qui rappelle la liberté, la Justice, surtout la Révolution.

« Les générations passent et les générations viennent, dit l’Écclésiaste ;

« Le soleil se lève, tourne, franchit le méridien, puis s’incline vers le couchant ;

« Les fleuves reviennent à l’océan d’où ils sont sortis ;

« La plante germe, monte, fleurit, produit sa graine et sèche ;

« L’animal naît, prend sa croissance, engendre son semblable, et meurt. »

Remarquez que l’écrivain juif conclut de ces évolutions tout juste le contraire de ce que nous attendons, nous autres modernes, du progrès : Tout est vanité, dit-il, hors d’aimer Dieu et de le servir !…

Qu’on suppose donc, tant qu’on voudra, que la loi d’évolution qui régit les trois règnes trouve également son application dans l’histoire ; qu’il en est des nations et de l’humanité tout entière comme des individus, dont l’existence est tracée dans une courbe infranchissable : je dis que, dans cette hypothèse même, le mouvement de retour étant égal au mouvement d’ascension et lui correspondant point pour point, on ne peut pas dire qu’il y ait progrès, sans compter que, l’évolution étant entièrement soustraite à l’arbitre de l’homme, il n’y a pas non plus liberté.

La pierre qui tombe, et qui dans sa chute parcourt, à temps égaux, des espaces de plus en plus grands, est en mouvement progressif ; on ne peut pas en dire autant du voyageur qui, d’une marche uniforme, s’avance d’étape en étape vers le terme de son voyage.

Semblablement tourner, tourner, avec une vitesse tantôt accélérée, tantôt ralentie, dans un cercle d’un rayon aussi grand ou aussi petit qu’on voudra, ce n’est pas davantage du progrès. L’être organisé, individuel ou collectif, en évolution sur lui-même, se meut, je l’accorde ; il ne progresse pas plus que la roue de la grue, qui enlève son fardeau sans changer de place, pas plus que la planète transportée autour de son soleil, pas plus que le graminée dont la vie s’écoule en une saison ; pas plus que l’insecte qui, tour à tour chenille, chrysalide ou papillon, accomplit invariablement l’orbite parcourue par ses pères et que parcourront ses descendants.

Plus on interroge les philosophes et réformateurs contemporains, plus on se convainc que tous se sont attachés exclusivement à déterminer le mode de l’évolution historique, en d’autres termes l’organisme humanitaire, ce qui dans la civilisation appartient au fatalisme. Pour ce qui est du progrès, lequel doit évidemment être libre, non sujet à diminution ni rétrogradation, bien qu’ils le supposent toujours, ils n’en parlent jamais, ils n’en savent rien.

Ainsi Vico, de même qu’Aristote, mais, par d’autres formules, fait virer la civilisation dans un cercle fermé, où l’aristocratie et la démocratie, le sacerdoce, la noblesse, l’industrie, obtiennent tour à tour la prépondérance et s’éliminent, pour recommencer à perpétuité. Ce système de retours a choqué par son étroitesse ; mais, en remplaçant le cercle par la spirale, on a bien pu modifier l’idée organique, on s’est approché davantage, je le veux bien, de la vérité objective et physionomique de l’histoire ; on n’a rien fait pour le progrès.

L’histoire est-elle donnée tout entière dans la constitution de l’espèce, dans la configuration du globe et la mécanique de l’esprit : dans ce cas point de progrès ; l’histoire est une pure physiologie. Au contraire, la liberté a-t-elle aussi sa place dans l’histoire : alors le progrès, du fait de la liberté, est possible ; on demande seulement quel il est. Mais jusqu’à présent la question est restée sans réponse ; il ne manque même pas d’historiens, et ce sont justement les partisans du progrès, pour dire que la liberté n’apparaît dans l’histoire que pour en troubler l’ordre, ce qui veut dire en arrêter le progrès !  !  !

Le livre de Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire, jouit d’une réputation méritée, et je n’y trouve qu’un défaut, c’est que les idées n’y sont absolument pour rien. Tout le système repose sur le fatalisme géographique, chimique et organique, sol, climat, plaines et montagnes, rivières, lacs et mers, d’où se déduisent successivement, pour chaque latitude et méridien, la flore et la faune, puis l’homme, finalement la société et son histoire. Rien à y reprendre ; seulement, on se demande ce que la liberté et le progrès ont à faire là-dedans, on ne voit pas même de quoi y sert l’intelligence.

XI

Voici Hégel : sans doute il va nous donner du nouveau, car il prend tout le contre-pied de Herder. Suivant lui, les idées forment le système nerveux, non-seulement de la phénoménalité sociale, mais de la nature même ; il y a seulement cette différence entre l’évolution de la nature et le développement humain, que là il ne surgit rien de nouveau, tandis qu’ici tout est soumis à la loi de perfectibilité et de progrès. Aussi, dit ce philosophe, l’histoire universelle est l’histoire de la liberté ; le monde oriental, le monde grec et romain, le monde chrétien, en sont les phases successives : c’est ce qu’il s’efforce de démontrer par l’ensemble, en négligeant les détails et tout ce qui est purement accidentel.

C’est déjà quelque chose de fâcheux qu’un système historique où l’on ne s’occupe que de l’ensemble, où l’on écarte les détails et toute la partie réputée accidentelle. Que ne peut-on pas faire de l’histoire, avec cette faculté d’élimination ? Il n’y a plus de réalité, plus de certitude.

Passons cependant. Sans doute, avec les idées nous allons posséder enfin le progrès, le progrès libre, le seul qui soit véritablement du progrès. Il n’en est rien : les idées de Hégel ne sont autre chose que la description de l’organisme intellectuel qui gouverne l’homme et la nature, de même que sa liberté n’est autre que la force aveugle qui pousse cet organisme, ainsi qu’il s’en explique lui-même :

« À la place de ces vaines discussions qui portent sur la nature et les limites de la connaissance, dit Hégel, il faut montrer comment la conscience naturelle devient savoir véritable et absolu : tel est le but de la phénoménologie. Elle présente la série des transformations que l’âme parcourt, comme autant de stations que la nature lui a marquées pour devenir esprit, par l’expérience de ce qui est en soi. » (Willm, Histoire de la philosophie allemande, t. III p. 400.)

Traduisons cela. Ce que la nature a fait pour nos corps et qui est l’objet de l’anatomie et de la physiologie, à savoir l’organisme, elle l’a fait également pour nos facultés, passions, instincts : c’est l’objet de la psychologie ordinaire ; elle l’a fait encore pour nos idées : ce qui veut dire que l’entendement est un organisme sui generis, comme l’âme et le corps.

Hégel s’applique donc à décrire le mouvement organique de l’esprit, duquel il déduit ensuite l’organisme de la nature et celui de la société : ce qui revient à dire qu’il donne la théorie de la fatalité naturelle et sociale d’après la théorie de la fatalité de l’idée. Il le déclare :

« L’histoire est la marche naturelle et nécessaire de l’esprit universel, dont la nature est toujours une et la même en soi, mais se développant, se déroulant, pour ainsi dire, dans l’existence du monde. La sagesse éternelle a pour théâtre tout aussi bien l’esprit que la nature. (Ibid., p. 424.)

Le mouvement de l’esprit se nomme procès, mot emprunté à la terminologie allemande de la chimie, et qui sert à désigner le travail chimique. Le procès signifie donc un travail interne, un mouvement gradué, produisant une série de formes transitoires, dans l’intérêt d’une forme définitive, qui est la fin du procès. Ce développement se fait en trois temps : thèse, antithèse, synthèse.

Tout cela peut être vrai : car, comme je l’ai dit dans ma dernière Étude, la nécessité et la liberté se partagent le monde, et le premier acte de celle-ci est de prendre la mesure de sa rivale. J’accepte donc, comme théorie de la nécessité historique, tout le système de Hégel : je demande quelle est la part de la liberté. Probablement qu’il la réserve pour le détail, pour toute cette partie accidentelle qu’il avait d’abord jugée indigne de ses regards ? Non, il n’y a point de rôle pour la liberté dans le système de Hégel, partant point de progrès. Hégel se console de cette perte à la façon de Spinoza. Il appelle liberté le mouvement organique de l’esprit, donnant à celui de la nature le nom de nécessité. Au fond, dit-il, ces deux mouvements sont identiques : aussi, ajoute le philosophe, la plus haute liberté, la plus haute indépendance de l’homme, consiste à se savoir déterminé par l’idée absolue, science ou conscience que Spinoza a désignée comme l’amour intellectuel de Dieu. (Willm, Ibid.)

C’est comme qui dirait que la plus haute liberté politique, la plus haute indépendance pour le citoyen, consiste à se savoir gouverné par le pouvoir absolu : ce qui doit mettre à l’aise les partisans de la dictature perpétuelle et du droit divin.

Ce n’est pas ainsi, pour ma part, que je conçois la liberté. La liberté, d’après la définition révolutionnaire, n’est pas rien que la conscience de la nécessité ; ce n’est pas la nécessité de l’esprit se développant de conserve avec la nécessité de la nature : c’est une force de collectivité qui comprend à la fois la nature et l’esprit, et qui se possède ; capable comme telle de nier l’esprit, de s’opposer à la nature, de la soumettre, de la défaire et de se défaire elle-même ; qui récuse, pour soi, tout organisme ; se crée, par l’idéal et la Justice, une existence divine ; dont le mouvement est par conséquent supérieur à celui de la nature et de l’esprit, et incommensurable avec l’un et l’autre : ce qui est tout autre chose que la liberté hégélienne.

Tout est donc encore, chez l’Allemand, évolution organique, fatalité, mort ; et nous pouvons répéter le mot de l’Ecclésiaste, le plus ancien de ces évolutionnistes : Vanitas vanitatum, et omnia vanitas.

Que nous font, après cela, les théories les plus savantes, si le mouvement est toujours réglé par une raison inflexible, s’il s’accomplit à notre insu, malgré nous, et, au besoin, contre nous ?

« La religion se détermine d’abord comme religion de la nature, ensuite comme religion de l’individualité spirituelle.

« La religion de la nature parcourt trois phases : elle est premièrement religion de magie (fétichisme, chamanisme, lamaïsme, bouddhisme) ; ensuite religion de l’imagination (brahmanisme) ; enfin, religion de la lumière (parsisme), et religion symbolique (celle des Égyptiens).

« La religion spirituelle devient successivement religion du sublime (judaïsme), religion de la beauté (celle des Grecs), et religion de l’entendement (celle des Romains).

« Celle-ci forme le passage à la religion de l’Absolu. »


Nous savions, par le catéchisme, qu’après être tombés dans l’idolâtrie par le péché de notre premier père, nous étions ensuite devenus chrétiens par la grâce de la rédemption. Voici un homme qui nous apprend que tout cela est allégorie, que nous avons dû passer par toutes ces croyances en vertu du procès de l’esprit et du développement nécessaire de l’histoire. J’accepte, sous bénéfice d’inventaire, cette explication ; mais dites-moi donc enfin, ô philosophes et prêtres, quelle part vous faites à ma liberté, quelle idée je puis avoir du progrès, quand de toutes vos paroles il résulte que je ne suis qu’une marionnette ?

Aussi ne puis-je m’empêcher de me joindre à l’historien Willm, quand il dit :

« Si tout est évolution d’un contenu donné, tout est virtuellement prédéterminé, et la liberté, bien qu’elle soit proclamée l’essence même de l’esprit, devient nécessité pour les individus. Tout ce qu’ils croient être leur ouvrage, leur action propre, est réellement une partie de l’œuvre universelle, un effet de l’action éternelle de l’idée, de l’esprit, qui remplit et constitue le monde. (Willm, t. IV, p. 328.)

Ce qu’il y a de plus grave dans toutes ces conceptions de l’organisme social, prédéterminé et nécessité de toute éternité dans la Raison absolue, c’est qu’après avoir nié la liberté, elles conduisent à la négation du bien et du mal, à la tyrannie et au quiétisme. Hégel dit expressément que la distinction du bien et du mal n’a rien d’absolu ; dans son système, les destinées et la conduite des individus, absorbés dans l’organisme collectif, sont peu de chose :

« L’homme doit être indifférent pour ce qu’il y a d’individuel dans son existence, savoir se passer de la félicité, aussi bien que s’en maintenir indépendant, s’il la possède. On peut tâcher de s’arranger le moins mal en ce monde, mais sans trop s’en préoccuper. »

« S’accommoder de ce monde tel qu’il est, et pourtant lui être supérieur », telle était la maxime de Hégel. Peu lui importaient le paupérisme et le crime, le mal, en un mot ; il ne s’en inquiétait point. Sa philosophie n’admettait pas qu’il y eût là un problème. Il voyait les choses de trop haut pour apercevoir sous la pourpre des aristocraties les lambeaux dont se voile à peine la maigreur de tant de millions de malheureux. N’est-ce pas ce que l’on a appelé en France la grande morale, facile et coulante, par opposition à la petite morale, scrupuleuse et sévère ; ce que l’Église a condamné sous le nom de quiétisme ; ce que la Révolution a flétri dans le laissez faire, laissez passer, et que l’inertie monacale avait défini : Sinere mundum ire quomodo vadit ?

XII

Moins réservés que le philosophe de Berlin, les disciples de Saint-Simon ayant en 1830, sommé la société de sortir de sa vie instinctive et d’entrer sans plus attendre dans le régime prédéterminé de toute éternité par l’esprit infini, on sait ce qui arriva. La société leur répondit, par la bouche du procureur du roi, qu’elle leur était reconnaissante de lui avoir donné conscience de sa destinée ; que, se sachant désormais, grâce à eux, déterminée par l’absolu, elle jouissait par là même de toute la liberté désirable ; qu’il n’y avait plus qu’à la laisser vivre sa petite vie et aller son bonhomme de chemin, et si quelqu’un voulait forcer le pas, qu’il lui arriverait malheur. Les saint-simoniens se le tinrent pour dit : revenus de leur dispersion, ils ont déposé le casque de la Révolution, le glaive de la liberté et le bouclier du progrès ; ils sont devenus tous conservateurs et riches.

Fourier compte dans l’histoire sept périodes antérieures à l’Harmonie dont il a révélé les lois : 1. édénisme, 2. sauvagerie, 3. patriarcat, 4. barbarie, 5. civilisation, 6. garantisme, 7. séries contrastées, 8. harmonie. Nous sommes présentement dans la 5e période. Fourier aurait voulu nous faire franchir les deux suivantes, no 6 et no 7, et par cet enjambement nous traduire de plain saut en harmonie. La société s’est montrée pour son école aussi ingrate et réfractaire que pour celle de Saint-Simon. Nous sommes en progrès, il suffit, crient les badauds : quelle manie de vouloir nous faire aller plus vite que les violons ! … Mais l’école de Fourier, plus égalitaire que celle de Saint-Simon, douée de plus de sens moral, n’a pas eu, dirai-je la même fortune ou la même honte ? … Elle a partagé le sort de la démocratie, et se meurt dans l’exil et la misère.

Que ceux qui combattirent avec la Révolution me le pardonnent, et puissent-ils ne voir dans mes paroles que le désir ardent de relever leur espérance ! Le socialisme, comme la philosophie hégélienne, s’est dissous parce qu’à ses théories organiques il n’avait pas su joindre une théorie forte et vraie de la liberté et de la Justice, sans laquelle il n’est que honte et dégradation pour l’homme.

Je trouve dans l’Encyclopédie nouvelle, au mot Conscience, un passage remarquable, dont l’auteur, M. Pierre Leroux, en restant toujours dans la donnée organique, réussit enfin, à l’aide d’une comparaison, à nous faire concevoir le progrès.

« Un animal, à un degré quelconque de l’échelle, est le résultat organisé de la vie générale de la nature physique antérieurement à son existence : à ce titre, sa puissance d’assimilation s’exerce directement ou indirectement sur toutes les espèces qui l’ont précédé dans la vie. Ce que l’animal inférieur, adulte et dans toute la puissance de son développement, ne pouvait pas faire, le petit d’une espèce supérieure le fait peu d’instants après sa naissance. Un ruminant, à l’état le plus complet de sa vie, ne pouvait pas manger de la chair ; un tigre, peu après sa naissance, mange le ruminant.

« Ainsi, dans la vie animale, il y a d’un genre à un autre ou d’une création à une autre concentration de vie et de puissance, une véritable incarnation successive de la vie.

« Cette même incarnation a-t-elle lieu dans l’humanité ? Oui : les espèces et les genres sont ici les siècles et les générations.

« La force qui constitue l’homme change de génération en génération. De même que les genres successifs de l’animalité apportent des instincts différents, nous apportons de siècle en siècle, en naissant, une innéité différente…

« À priori cette proposition est certaine. Comment, en effet, si nous n’apportions pas en naissant une innéité différente de celle de nos ancêtres, pourrions-nous nous nourrir de leurs produits ? C’est comme si l’on disait qu’un lion peut naître brebis, et se nourrir pourtant de chair dès sa naissance.

« À posteriori la chose n’est pas moins évidente. Cette transformation incessante de la force qui constitue l’homme est le résultat nécessaire de l’emploi même de cette forée et de son exercice…

« … De même que l’animal, selon des lois mystérieuses que nous ne connaissons pas encore, communique à ses petits son instinct et sa nature, non pas précisément telle qu’il l’avait reçue, mais telle qu’il l’a faite par l’exercice de sa vie, de même l’homme, de siècle en siècle, tend à communiquer sa nature par l’innéité à la fois spirituelle et corporelle dont il doue ses enfants…

« … Outre l’influence reçue par la génération, l’action de la société sur l’individu est immense, il en résulte que l’homme, dans aucun de ses actes, dans aucun de ses sentiments, dans aucune de ses prédispositions et des virtualités de sa nature, n’échappe complétement à cette action. L’innéité qu’il avait apportée en naissant, prenant pour objet cette société qui l’entoure, et qui lui transmet tous les produits antérieurs de la vie humaine, enfante ou plutôt développe son être spirituel, qui est ainsi le résultat de sa nature individuelle primitive, et de l’influence générale du monde humain qui l’entoure. Aussi, à mesure que la société s’est développée, l’innéité est devenue un résultat de plus en plus complexe de l’influence paternelle et de l’influence générale du siècle où l’enfant prend naissance…

« Voilà ce qui explique notre possibilité de nous nourrir des produits antérieurs de l’humanité, c’est-à-dire de continuer l’œuvre de nos pères...

« Ce n’est pas que nous soyons supérieurs à nos pères, que les modernes soient supérieurs aux anciens, dans le sens ordinaire du mot. Mais nous apportons dès notre naissance une innéité différente de la leur, qui nous permet d’enter pour ainsi dire notre vie sur la leur.

« Un genre de l’animalité n’est pas supérieur à un autre, tous sont parfaits pour leur vie ; mais un genre de l’animalité est capable de se nourrir des produits antérieurs des genres qui l’ont précédé dans la vie. »


La théorie de M. Pierre Leroux, d’après laquelle chaque terme de la série historique est supérieur à celui qui le précède et inférieur à celui qui le suit, constitue un vrai progrès. L’idée en est prise du règne animal, où les genres et les espèces s’échelonnent suivant une raison croissante ; de sorte que la chaîne ne peut revenir sur elle-même, et tend à l’infini. C’est la négation de la mort, que nous voyons apparaître en tout organisme ; de cette mort universelle que laissent subsister les conceptions historiques d’Aristote, de Florus, de Machiavel, de Vico, de Bonnet, que fait même pressentir la philosophie de l’absolu, comme si, après s’être développé dans la création, l’absolu devait se replier un jour sur lui-même et faire rentrer dans le chaos l’univers.

Mais il s’agit de savoir, d’abord, si ce progrès est réel ; en second lieu, s’il est l’effet de notre libre arbitre ou le produit de la force organo-physique qui anime l’humanité : car, dans ce dernier cas, le progrès étant une condition de la vie universelle, n’ayant rien qui nous fût propre, il n’y faudrait voir toujours qu’une manifestation de la puissance infinie, un pur fatalisme, qui, loin de prouver la vertu humaine, la détruirait.

Ici encore, Monseigneur, la philosophie ne vous a guère préparé que des triomphes.

M. Pierre Leroux, l’homme le plus capable de comprendre la grande pensée de la Révolution, à force d’interroger l’organisme semble avoir perdu de vue la liberté. Homme de religion lui-même, il s’est plus occupé de fonder une théologie que d’établir une morale. Il a bien vu que le christianisme était fini, sinon pour la multitude, qui ne pensant pas ne compte pas, du moins pour la portion de la société qui raisonne, et dont la raison a fait la Révolution. Mais il en a conclu qu’à cette forme religieuse devait succéder une autre, et c’est à la recherche de cette autre religion qu’il a voué son existence. Or, ainsi que je l’ai dit tant de fois, en dépit de la diversité des symboles il n’existe, n’a jamais existé et jamais n’existera sur la terre qu’une religion ; il n’y a qu’une théologie, dont chaque église représente un fragment, théologie à laquelle on est sûr d’acculer toujours les soi-disant novateurs, si mieux ils n’aiment se laisser convaincre d’inconséquence et de mauvaise foi : cette religion, cette théologie, c’est la vôtre.

C’est ainsi que la philosophie de Hégel, comme celle de Schelling, qui eut la franchise de revenir au catholicisme, comme celle de Rousseau, de Leibnitz, de Spinoza, de Descartes, comme toute philosophie qui commence par une réalisation ultra-mondaine de l’absolu, n’est qu’une facette de la théologie chrétienne, et que le matérialisme de certains humanitaires adorant la chair à la place de l’esprit, prenant la communauté pour Être suprême, en est encore un simulacre.

Donc, pour revenir à la théorie de M. Pierre Leroux, il est clair que le progrès dont il nous qualifie, étant chose organique, n’a rien en soi de libre et qui puisse être porté à notre actif. C’est une prolongation de l’échelle animale, résultant de l’innéité, non du libre arbitre ; du procès de l’esprit, non de cette souveraineté inviolable, pour qui tout ce qui n’est pas elle devient aussitôt instrument ou empêchement, et dont la législation se résout tout entière dans la formule A=A, Ego sum qui sum.

Aussi M. Pierre Leroux dit-il fort bien :

« Nous ne sommes pas supérieurs à nos pères ; nous avons une innéité différente, voilà tout. Un genre de l’animalité n’est pas supérieur à un autre, tous sont parfaits pour leur vie… »

Le progrès qu’on nous a montré nous échappe donc toujours : c’est de l’organisme, du vitalisme ; du psychisme, c’est tout ce qu’on voudra ; ce n’est pas de la liberté, ce n’est pas de la morale. Notre progrès, dit M. Pelletan, qui se flatte d’en avoir formulé la loi, et qui n’a formulé que le fatalisme de M. Pierre Leroux, est l’accroissement de notre vie, une sorte d’adolescence (adolesco, je grandis) qui ne dépend en rien de notre volonté, et qui ne se faisant sentir que d’une génération à l’autre, n’appartient pas à l’individu, mais à l’espèce.

XIII

Que reste-t-il, après cela, que de rentrer dans la religion, de laquelle nous nous sommes crus un instant affranchis par le progrès ? C’est ce que font nos philosophes, à la grande édification de la chrétienté.

La nature, disent-ils, qui ne fait rien en vain, ne progresse pas pour le plaisir de progresser ; elle a un but : quel est-il ? Toute évolution organique finit par la mort. Or, le progrès étant la négation de la mort, il y a lieu de croire que le phénomène dont nous ne saisissons ici-bas qu’une partie se continue dans une sphère plus haute, et que, si en vertu de l’organisme nous sommes voués à la mort, en vertu du progrès cette mort est une rentrée à la vie, un renouvellement d’existence.

C’est l’opinion de M. Pelletan : « Il y a répugnance à croire, dit-il, que l’homme progresse pour finir. » Et il termine son dithyrambe sur le progrès par un hymne à l’immortalité de l’âme.

C’est l’opinion de M. Buchez, qui, réclamant pour le christianisme la gloire de la découverte et le bénéfice de l’idée, conclut pareillement du progrès à la résurrection.

C’est l’opinion de M. Jean Reynaud, qui va jusqu’à supposer que dans certaines nébuleuses le renouvellement de la vie s’accomplit sans solution de continuité, par un progrès que ne traverse pas la mort.

C’est l’opinion de M. Pierre Leroux, qui toutefois ne pense pas que la renaissance des âmes se fasse ailleurs qu’au sein de l’humanité même, dont le progrès résulte précisément de cette métempsycose.

Or, si l’humanité est obligée, pour l’accomplissement de sa destinée, de se survivre, il faut conclure encore que son existence présente est incomplète ; qu’il y a en elle insuffisance, inachèvement, défaut, en autres termes, misère et dégradation. Nous voilà définitivement rentrés, par la porte du progrès, qui n’est autre que celle du péché originel, dans le catholicisme.

« On peut reprocher à Condorcet, dit M. Jean Reynaud, de s’être occupé trop exclusivement du progrès des lumières, et de n’avoir tenu presqu’aucun compte de la sentimentalité religieuse. Cet autre développement non moins certain, non moins admirable en lui-même, et non moins fécond dans ses derniers résultats que le développement de la pure intelligence, mérite à bon droit d’être placé au premier rang ; et sans lui, quelque effort que l’on fasse, l’histoire du genre humain perd nécessairement la meilleure partie de sa grandeur, je dirais presque de sa divinité. »

Et plus bas :

« L’humanité y est dignement représentée (dans l’ouvrage de Condorcet), mais le divin y manque ; on touche partout la terre, et nulle part le ciel… C’est pourquoi, privé de sanction religieuse et réduit au seul appui de la science, Condorcet échoue complétement sur le double problème de la destinée finale du genre humain et de la destinée finale de l’individu. » (Encyclopédie nouvelle.)


Voici donc qui est avéré :

Le progrès, d’après toutes les définitions qui en ont été données, non-seulement n’est pas du fait de notre liberté, bien moins encore est-il le témoignage de notre vertu. C’est le signe de notre servitude, signe qui, si nous savons l’interpréter, nous conduit à Dieu et à l’autre vie. Hors de là le phénomène reste sans but ; la théorie est tronquée, dépourvue de sens. Convaincu de ces hautes vérités, M. Jean Reynaud, dans Terre et Ciel, enchérit encore sur ses coreligionnaires du progrès. Il ne lui suffit pas de la survivance des âmes, il lui faut encore la préexistence. Ce que nous nommons le progrès devient alors une circulation sans fin des âmes à travers l’infinité des mondes, une série de purifications pour l’éternité, puisque, dans ce progrès indéfini, la déchéance qui lui est corrélative est éternelle. C’est ce que l’illustre théosophe démontre par les plus sublimes considérations de la géographie, de l’astronomie, de l’embryogénie, et toutes les ressources du calcul différentiel et intégral.

XIV

Tel est maintenant le dilemme qui, grâce à ces intelligents progressistes, nous éventre de ses deux cornes :

Ou la fatalité pure, telle qu’on la trouve au fond de toutes les philosophies de l’histoire, d’après Aristote, Machiavel, Vico, Herder, Hégel, Saint-Simon, Fourier et leurs disciples ;

Ou la religion, c’est-à-dire une nature imparfaite, une terre maudite, une civilisation tourmentée, sans principe ni fin assignable ; une humanité pécheresse et lâche, attendant de Dieu son expiation et sa délivrance, par conséquent sans moralité et sans valeur.

Faut-il, après cela, nous étonner des titubations du peuple français ? Quand l’élite d’une nation, préparée par une longue tradition, une ample philosophie, une science prodigieuse, aboutit à de telles folies, que voulez-vous que devienne la multitude affamée et sans lettres ? Les sages déraisonnent, et le peuple fait ses bamboches.

Certes, Monseigneur, après 1830 et 1848, vous avez dû être surpris de la promptitude avec laquelle l’Église ébranlée s’est remise en selle : moi, point.

La France, par ses chefs, n’est jamais sortie de la limbe religieuse. On a fait la guerre aux goupillons, aux chapes, aux ciboires, aux bénitiers ; on a attaque la liquéfaction du sang de saint Janvier, la croix de Migné, le miracle de la Sallette ; on a plaisanté de la gourmandise des moines, de la luxure des Cordeliers et des Carmes, de l’épicurisme des chanoines ; on a chicané le clergé sur son ambition et ses richesses. Mais, en critiquant le badigeonnage, on a soigneusement entretenu l’édifice. Les soi-disant adversaires de l’Église sont d’accord de tout avec elle ; et le pays, qui juge avec son bon sens, dit : Il se peut que les anciens, qui ont établi la religion, aient été de bonne foi ; mais à coup sûr les nouveaux sont des charlatans : il ne vaut pas la peine de changer. Et il ne change pas.

Pourquoi changerait-il ? Le progrès qu’on lui vante n’est que la chaîne de ses misères, la révélation de ses hontes. Ne vaut-il pas mieux attendre, sans déplacement, une immortalité qui réparera tout, que de s’engager dans une carrière de déceptions et de crimes, pour le plaisir de fournir des narrations aux rhéteurs, ut pueris placeas et declamatio fias ! Le progrès jusqu’ici est un mot ; mais il est une chose qui ne laisse pas de regret, que Newton appelait la plus substantielle des choses, rem prorsùs substantiatem : c’est le repos.


CHAPITRE II.

Théorie du Progrès.

XV

Nous croyons tous, invinciblement, au Progrès, comme nous croyons à la Liberté et à la Justice. Sur ce principe théologiens et philosophes, la spéculation et la pratique, le prolétaire comme le riche, tout le monde au fond est d’accord. Ce mot cruel : l’humanité est toujours la même, aussi sotte, aussi misérable et aussi méchante que le premier jour, nous frappe comme un blasphème ; la négation de la liberté, le scepticisme moral, ne nous serrent pas plus le cœur.

Mais quel est ce progrès ?

Recueillons nos idées, puis nous consulterons les faits.

Tout se meut dans l’univers, soit en avant, soit en arrière, en ligne courbe ou en ligne droite, d’un mouvement accéléré ou d’un mouvement ralenti ; tout marche, tout a toujours marché, tout marchera éternellement.

Le mouvement est la forme de toute spontanéité : le mouvement est donc essentiel à la liberté ; il n’y a pas de liberté positive en repos. La liberté est essentiellement pratique et agissante ; elle déchoit quand elle se livre à la contemplation. Comment les mêmes philosophes, après l’avoir conçue théoriquement comme l’acte par lequel le moi idéal s’affranchit de la nature et se la subordonne, la définissent-ils en pratique conscience des lois universelles et conformité à ces lois ? Comment, après avoir posé en principe le mouvement, la force, l’action, concluent-ils par le quiétisme ?

Donc, indépendamment des évolutions organiques constatées, et qui toutes relèvent des nécessités de la nature, de la spontanéité des choses, de la constitution intellectuelle et sociale, il y a lieu de croire qu’il existe dans l’humanité un mouvement plus profond, qui embrasse tous les autres et les modifie, celui de la Liberté et de la Justice.

L’humanité physique se meut ; elle va de la naissance à la mort : ce mouvement s’appelle la vie.

L’humanité intelligente se meut ; elle va de l’instinct à la réflexion, de l’intuition à la déduction : ce mouvement est la logique.

L’humanité religieuse, politique, industrielle, artiste, se meut aussi ; elle accomplit des périodes plus ou moins longues, dans un va-et-vient continuel.

Raisonnant par analogie, d’autant mieux que la liberté est l’antagoniste de tout ce qui est fatal, je dis que l’humanité libérale, morale, justicière, doit aussi se mouvoir.

Ainsi, sans me préoccuper davantage des évolutions de la nature et de l’histoire, essentiellement fatales, qui d’ailleurs n’ont rien de progressif et ne rendent aucunement raison des décadences si longues et si fréquemment répétées de la société, je fixe le point de départ de ma théorie dans la Justice, d’où le mouvement devra s’irradier, soit pour le bien, soit pour le mal, sur toutes les facultés de l’être humain, collectif et individuel ; et je donne à ce mouvement pour moteur la Liberté.

Poursuivons.

Le mouvement de la Justice peut s’opérer de deux manières, selon qu’elle est en développement ou en rétrogradation.

Dans le premier cas, je l’appelle Sanctification ou perfectionnement de l’humanité par elle-même : ce sera, comme nous verrons tout à l’heure, le Progrès.

Dans le second cas, je le nomme Corruption de l’humanité par elle-même : c’est la Décadence.

Dans les deux cas, je dis que l’humanité se perfectionne ou se corrompt elle-même, parce que, s’il s’agit du développement de la Justice, je ne puis pas douter que ce développement ne soit du fait de la Liberté, les œuvres qui ont la conscience pour principe répugnant essentiellement à l’égoïsme et à toutes les attractions fatales de l’homme ; et, s’il s’agit de la diminution de la Justice, cette diminution ne peut provenir que de l’apostasie de la Liberté, à laquelle rien, ni dans la nature ni dans l’humanité, ne peut tenir tête.

De cette manière le progrès, ayant sa base d’opération dans la Justice, sa force motrice dans la Liberté, ne peut plus conserver rien de fatal : condition essentielle, hors de laquelle, le progrès se confondant avec révolution organique, on dispute sans s’entendre, et la philosophie, comme la société, demeure stationnaire.

Ainsi la Justice étant le pacte de la Liberté, son mouvement consistant en une suite d’équations successivement produites ou révoquées entre un nombre plus ou moins grand de personnes, et relativement à un plus ou moins grand nombre d’objets, il en résulte que ce mouvement, libre dans son principe, ne peut être assujetti à aucune condition fatale d’accélération ni de ralentissement. Il est ad libitum, entièrement facultatif, pouvant, au gré du libre arbitre, se précipiter, se ralentir, s’interrompre, rétrograder, renaître ; en un mot il n’a pas de nécessité. Là où une nécessité se laisse apercevoir dans le mouvement social, on peut dire à priori qu’elle est étrangère au progrès.

Cette conception générale de la marche de la liberté nous permettra de rendre compte de la multitude des accidents, tergiversations, retards et décadences dont l’histoire de l’humanité regorge, et sur lesquels les théoriciens ordinaires du progrès ferment bravement les yeux, à l’exemple de Hégel, qui ne regardait que l’ensemble et négligeait le détail, un détail qui affecte des milliers de générations, et des milliers de milliards d’hommes !

XVI

Le problème ainsi précisé, la solution ne se fera pas attendre. On prévoit, en effet, qu’il en est des oscillations de la liberté comme du gnomon d’Ézéchias : rien de plus aisé à concevoir que son avance ; la difficulté réelle, l’unique difficulté, porte sur le recul.

Montrons d’abord en quoi consiste cette avance, quand elle a lieu ; nous chercherons ensuite quelle cause l’arrête ; puis, cette cause trouvée, il ne nous sera pas difficile de découvrir le remède.

Qu’est-ce que la Justice ? l’équation de la Liberté.

Deux hommes se rencontrent, opposés d’intérêt. Le débat s’engage ; puis ils transigent : équation, première conquête du droit, premier établissement de la liberté. Un troisième arrive, puis un autre, et ainsi de suite indéfiniment : le pacte qui liait les deux premiers ne fait que s’étendre pour recevoir les nouveaux venus ; autant de contractants, autant de sujets de la Justice. Il y a donc progrès.

Ce n’est pas tout. À chaque objet qui intéresse la vie de ces hommes surgit un nouveau litige ; de nouvelles transactions deviennent indispensables : autant d’articles qui s’ajoutent au pacte primitif, autant de conquêtes par conséquent pour la Justice. Ainsi la loi des Noachides se compose de sept préceptes, celle du Sinaï de dix ; le code du désert en contient une quarantaine, celui d’Esdras ou Helcias en a plus de cinq cents. Je ne veux pas dire qu’il faille juger de la moralité et du progrès d’un peuple par le nombre des lois écrites : longtemps avant Jésus-Christ cette proposition était devenue une contre-vérité ; je dis que le progrès dans la Justice a pour mesure le nombre des lois qui s’observent, ce qui est fort différent.

On nomme progression, en mathématique, une série dont chaque terme est composé du précédent augmenté de la raison ou multiplié par la raison.

Telles sont les deux séries suivantes :

  ± 0. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. etc.
  ±± 0. 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. 128. 256. 512. etc.

Lues à rebours ces deux séries forment une régression. (Arithmétique de Bezout.)

Telle est, dans une société régulièrement constituée, qui, sans rien perdre de ses principes fondamentaux, y ajoute sans cesse de nouvelles définitions, adoptées et suivies par toutes les consciences, l’image du mouvement juridique : le bien s’ajoutant au bien en raison du nombre des personnes et de la multiplicité des intérêts, le faisceau de la Justice s’étendant sans cesse, il y a nécessairement progrès.

Le contraire aura lieu si la Justice est en décroissance : si les lois n’ont de sanction que dans la force, si elles ne se comprennent plus, si, par l’influence de l’inégalité économique et de la raison d’État, elles tombent peu à peu en désuétude ; si le scepticisme, envahissant les consciences, sape les bases de la morale publique ; si l’hypocrisie et le mépris ramènent la guerre sociale. Alors il y aura régression, comme dit Bezout, de la Justice, c’est-à-dire dépravation de la société et décadence.

Aucune difficulté pour l’intelligence dans ce double mouvement, dont on pourrait, pour chaque nation, établir le compte sur deux colonnes, exprimant par leur différence les acquisitions et les pertes de la Justice.

Tout cela, en regard des théories sublimes et savantissimes dont j’ai donné l’analyse, est d’une telle simplicité, qu’il n’y a lieu de s’étonner que d’une chose, c’est que les théoriciens du progrès ne l’aient pas aperçu. S’ils s’étaient souvenus de leur arithmétique, ils auraient compris que le mystère résidait tout entier, non pas dans le mouvement en avant, mais, comme tous les peuples et toutes les théologies l’avaient deviné, dans la cause et la possibilité du recul.

Qu’est-ce donc qui enraye la Justice, puisqu’il est clair que sans cet enrayement le progrès, aussi essentiel à la Justice que le mouvement l’est à la liberté, n’aurait pas de cesse, et que nous serions tous des saints et des bienheureux ?

En langage théologique, quelle est l’origine du péché ?

XVII

Arrêtons-nous un moment en face du problème.

La Justice, avons-nous dit plusieurs fois, est le pacte de la Liberté, son sacrement. C’est par la Liberté que le sentiment social s’idéalisant acquiert cette vertu pénétrante qui en fait la plus vivace de nos inclinations et la plus sublime de nos idées, la Justice. Aucune influence d’ailleurs ne contraint la Liberté à cette équation, si ce n’est sa propre dignité, sa gloire. À tous les titres, la Justice doit lui être chère, ce qu’elle met au-dessus de tout.

D’autre part, la Liberté est souveraine ; et il n’est puissance dans l’univers, il n’est fatalisme de la nature et de l’esprit, qui tienne devant elle ; elle nie, subalternise et détruit tout ce qui lui est étranger et lui fait obstacle. Comment alors la cessation de la Justice dans une société, comment sa rétrogradation, est-elle possible ? Comment cette rétrogradation peut-elle aller, cela s’est vu, jusqu’à l’anéantissement de toute vertu publique et à la dissolution du corps social ? En deux mots, comment l’humanité, capable par l’énergie de sa conscience de s’élever pendant un temps vers le bien, peut-elle s’affaisser ensuite dans le mal ?

Dans l’individu, les défaillances de la conscience peuvent, jusqu’à certain point, s’expliquer par l’incertitude du droit et la méfiance des intentions du prochain, incertitude et méfiance qui rejettent l’homme sur la défensive et lui fournissent au moins une excuse. Mais cet état d’antagonisme et de réserve n’est pas de la corruption, et personne ne s’y peut méprendre. Je parle de cette défaillance spontanée qui s’empare, après une période plus ou moins longue de ferveur, du corps social, envahit les âmes, paralyse la liberté, la dignité, la Justice, tous les nobles sentiments, et livre des peuples en masse à la décomposition.

Accuser ici les institutions, le gouvernement, serait puéril. Par quelle raison les institutions et les lois se sont-elles établies ? Par la raison du droit, sans doute. Comment donc la même raison ne suffit-elle pas à corriger les mœurs, dès que le vice latent est reconnu ? Comment le pouvoir, de plus en plus prévaricateur, est-il souffert ?… La Justice est la première loi de l’homme ; or, nul animal ne manque à son instinct : comment l’homme peut-il faillir à sa loi, si cette loi, comme je l’ai démontré, comme toute philosophie saine est forcée de l’admettre, est véritablement en lui, si elle est de lui, si elle le possède comme le premier de ses amours ? Car qu’importe que, dans la décadence générale, quelques âmes pures protestent et gémissent, si la masse est énervée, si la grâce du droit ne la sollicite plus, si, pour vaincre le mal, il ne lui reste que le sentiment de son impuissance ?

Qui peut, dis-je, épuiser ainsi une société de toute vertu ? Est-ce une cause extérieure et fatale ? Alors toute notre théorie de la liberté croule : l’homme est esclave. Ne parlons plus de Justice ; subissons en toute humilité la raison d’État.

Serait-ce que l’âme humaine ne possède qu’une somme de vertu, comme le corps une somme de vie ; et que la provision dépensée, l’immoralité succède, traînant à sa suite la mort ? Dans ce cas, c’est la Justice qui est insuffisante et inefficace ; elle appelle un reconfort, une grâce supérieure : ce qui nous ramène au système de la déchéance innée, originelle.

Ainsi l’horrible cauchemar nous poursuit toujours. Vingt fois dans ces études nous avons terrassé l’hydre, et, quand nous nous croyons délivrés, nous la retrouvons plus menaçante, qui nous défie à un dernier combat. Quelle fascination nous obsède, et nous fait sans cesse trouver, à l’analyse, le mal et la mort, là où l’instinct de notre cœur nous promettait la vie et la vertu ? Eh quoi ! vous vous dites en progrès parce que vous n’êtes pas tout à fait morts ? Mais les Égyptiens, les Indiens, les Bactriens, les Assyriens, les Perses, sont morts ; mais les Grecs et les Romains sont morts à leur tour ; et vous. Français, Germains, Angles, Slaves, peuples d’Orient et peuples d’Occident, vous êtes tous bien malades. Allons, secouez cette décrépitude, faites reverdir votre vieillesse : sinon, à genoux devant le Crucifié, dont le sang répandu a seul fait revivre l’humanité condamnée, et la soutiendra dans ses épreuves jusqu’au dernier jour.

XVIII

Qu’il y ait progrès ou non, on m’accordera d’abord une chose : c’est que, malgré l’extinction de tant de nobles races qui ont péri dans la lutte, la civilisation s’est toujours relevée, et, comme elle ne subsiste que par la Justice, que celle-ci du moins ne périt jamais. Suivant l’Église, il y aurait même progrès dans la Justice depuis la propagation de l’Évangile. Ce progrès est-il réel, et faut-il l’attribuer au sacrifice de Jésus-Christ ? C’est une question que pour le moment je laisse de côté. Je me borne à constater ce fait grave, que la Justice seule, dans l’humanité, ne passe pas. Si faible qu’elle ait été depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, comme son action a été constante, tandis que les causes de dissolution n’ont agi que par intervalles et en conflit les unes avec les autres, on peut dire qu’elle du moins est toujours demeurée ; elle a survécu à toutes les dissolutions, à toutes les catastrophes, éclatant par moments avec un bruit terrible, comme dans la Révolution française.

C’est le privilége de la Justice, en effet, que la foi qu’elle inspire soit inébranlable, et qu’elle ne puisse être niée ou récusée dogmatiquement. Tous les peuples l’invoquent : même quand elle la viole, la raison d’État prétend s’appuyer sur elle ; la religion n’existe que pour elle ; le scepticisme se dissimule devant elle ; l’ironie n’a de puissance qu’en son nom ; le crime et l’hypocrisie lui rendent hommage. Si la Liberté n’est pas un vain mot, elle n’agit, ne fonctionne, que pour le service du droit ; et malgré ses révoltes, la Liberté, au fond, ne le maudit pas. Quand la Justice devrait être classée, pour l’énergie, au-dessous de tous les mobiles qui agitent l’homme et la société, quand encore cette énergie irait déclinant, il suffirait à la longue de cette universalité de respect, de cette constance de l’opinion pour faire prévaloir le droit. Le progrès irait moins vite ; il ne s’arrêterait pas.

Ce n’est donc pas trop de dire, en m’appuyant sur l’expérience des nations, que la Justice est plus forte à elle seule que toutes les causes qui la combattent, et que si, depuis quarante siècles, il n’y a pas de progrès dans la Justice, le statu quo, à plus forte raison le recul, accuse une anomalie contre laquelle la raison psychologique proteste.

Le progrès, en un mot, d’après la notion de la Justice et d’après les faits, non-seulement est possible, il est l’état naturel de l’âme humaine, un effet de sa constitution.

D’où je conclus que si néanmoins le progrès n’a pas lieu, s’il est suspendu, si même il se change en rétrogradation, l’empêchement ne peut venir que d’une cause capable de faire violence ou illusion à la conscience de l’humanité.

Quelle est cette cause ?

La nature ? Devant la conscience, la nature est passive ; bien plus, nous avons vu, en traitant de la Justice distributive et des lois naturelles de l’économie, que la nature est d’accord avec la Justice, et que d’elle-même elle nous pousse à l’égalité.

Les passions ? Nous venons de rappeler que, réunies toutes ensemble, elles pèsent moins en dernière analyse dans la conscience universelle que la Justice.

La seule puissance capable de faire échec à la Justice est la Liberté. De quelle manière ? C’est ce que nous dirons tout à l’heure.

Ainsi, après avoir montré la Liberté comme la force motrice du droit, nous sommes conduits, par une induction rigoureuse, à la signaler comme l’auteur du mal : encore un pas, et nous avons le mot de l’énigme.

XIX

Que la Liberté puisse résister à la Justice, aussi bien qu’à tous les fatalismes, il n’y a pas là de difficulté, puisque sans cela elle ne serait pas libre, ce qui implique contradiction. Et comme on ne saurait, à peine de la faire encore disparaître, lui supposer d’autres motifs qu’elle-même, la question revient à demander comment la Liberté en vient à se préférer à la Justice, qui est son pacte, son idéal de prédilection, son serment, à se parjurer, enfin, au point de laisser reprendre le dessus à la fatalité, et de signer ainsi sa propre déchéance.

Mystère impénétrable, tant que la raison philosophique demeurait inclinée devant la raison transcendante, mais qui devait se dissiper, comme tant d’autres, aussitôt qu’une main hardie aurait déchiré le voile.

L’homme, par son libre arbitre, tend à réaliser en lui et autour de lui, dans les personnes qui le touchent et dans les choses qui lui appartiennent, dans la cité qu’il habite et dans la nature qui l’entoure, dans toutes ses pensées et dans tous ses actes, le sublime et le beau, l’absolu.

L’absolu à réaliser, voilà sa foi, sa loi, sa destinée, sa béatitude, en un mot son idéal.

De toutes les réalisations de l’idéal, la plus élevée, celle qui domine les autres, est la Justice.

La Justice, en effet, abstraction faite des règles de droit qui constituent sa raison, qui forment le domaine du jurisconsulte et donnent naissance à une science positive, l’éthique ; la Justice est cette idéalité puissante, sous l’influence de laquelle l’homme tend à devenir, de créature simplement sociable, un juste, un saint, un héros, un Dieu. De ce point de vue, qui est celui du libre arbitre ou de l’idéal, la Justice n’est plus seulement l’ordre impérieux de la sociabilité ; c’est l’objet principal, pivotal, de l’esthétique, auprès duquel les autres réalisations de l’idéal n’apparaissent que comme des créations secondaires, subordonnées à la Justice comme des moyens à leur fin.

En autres termes, l’homme, par son libre arbitre, est artiste, et le premier objet de son art est sa conscience ; toutes les manifestations de son idéal ont pour objet, en dernière analyse, sa justification : c’est pourquoi nous sommes tous, au fond du cœur, puritains et rigoristes. Mais autant l’indulgence pour soi-même inspire de mésestime autant l’hypocrisie de puritanisme révolte.

Pour réaliser la Justice, la première condition est d’en connaître la loi : car, ainsi que nous l’avons expliqué, si le libre arbitre dépasse la nécessité, il la suppose : point d’idéal, point d’art, point de sainteté par conséquent, en dehors de la raison des personnes et de la raison des choses.

Or, il s’en faut de beaucoup que la science aille du même pas que l’imagination ; que l’industrie, l’économie sociale, le droit, soient aussi prompts dans leur développement que la poésie et l’art. Diverses causes, qui en se compliquant, se multiplient à l’infini, retardent le progrès de la législation et de la jurisprudence : la barbarie primitive, la naïveté de l’entendement, l’inexpérience des rapports sociaux, les préjugés de religion, de pouvoir, de caste, de propriété, etc. ; puis, la tradition, la possession acquise ; puis le doute, la contradiction, la guerre. Il a fallu quatre mille ans pour découvrir le système du monde : le système de l’âme humaine n’est pas encore connu, et l’on s’en est occupé cent fois davantage.

Cependant la Liberté ne peut attendre : ce qu’elle ignore, elle le devine ou le supplée. L’homme est impatient de se posséder et de jouir de sa gloire ; il a besoin de se savoir juste, héroïque, brave et beau ; il ne peut pas ajourner sa félicité à une révélation tardive, qui d’ailleurs ne lui importe que comme élément de son idéal. Le libre arbitre devance donc toujours et nécessairement la science : avec les données telles quelles dont il dispose, il produit son idéal, et cet idéal, plus ou moins conforme à la raison des choses, devient sa formule juridique : c’est pour lui le sujet, l’objet, le type, l’image, la condition, le principe, le gage, de la Justice.

Ayant ainsi réalisé l’absolu, la Liberté se repose dans la contemplation de son œuvre : elle est arrivée à son nec plus ultrà. Comme le Dieu de la Genèse, qui applaudit à chacune de ses journées, séparant ses créations, si j’ose ainsi dire, par un point admiratif ; comme la jeune fille qui se regarde dans son miroir, la Liberté se sourit dans l’idéal qu’elle crée ; elle se dit, après avoir fait : Bien ! et se croyant arrivée à son dernier labeur elle se couche dans sa gloire : Requievit ab opere quod patrârat.

Il n’y a pas un homme d’art ou d’industrie, pas un savant, pas un paysan, pas un homme d’action, pas une âme vertueuse, qui ne soupçonne ce que je veux dire. Toutes les fois que l’homme a accompli une tâche, terminé une expérience, exécuté un travail, prononcé un discours, frappé un coup, rempli un devoir, il se recueille, se juge, et, dans une rêverie plus ou moins prolongée, se repaît de son idée, parlons plus exactement, de son idéal.

Et qu’est-ce que cet idéal ? Une miniature de la liberté, une épreuve de l’absolu.

Là donc est le piége.

En vertu de son libre arbitre, l’âme cherche sa béatitude dans la Justice et l’idéal, qu’elle identifie : en quoi au fond elle ne se trompe pas. Mais, par suite de l’imperfection de ses notions, sa formule juridique est d’abord erronée, et tandis que, grâce à l’idéal dont elle la revêt, elle croit avoir saisi la Justice dans la sublimité de son essence, elle n’a produit qu’une fausse divinité, une idole.

Or, jusqu’à ce que la liberté ait appris, par un long exercice du droit et de la raison, à réduire à sa juste valeur cet incrément de sa fantaisie, il est inévitable qu’elle le prenne pour une manifestation de l’Absolu, auteur et sujet de la Justice ; qu’elle se passionne pour cette image, s’oublie elle-même et néglige pour ce culte funeste la Justice, seule digne de son respect ; et cela avec une raison d’autant plus plausible que la Justice paraît n’être elle-même que le commandement, plus ou moins obscur, de cet Absolu divin, dont elle croit posséder le gage et la parole.

L’idolâtrie, en un mot, le christianisme l’a fort bien dit, mais sans comprendre le moins du monde sa propre parole, idolâtre qu’il était lui-même : voilà la cause première du péché, principe de toutes les défaillances et dissolutions sociales.

C’est ainsi que les premières sociétés se firent autant d’idoles de la caste, de l’esclavage, de la polygamie, du despotisme ; et tout individu qui manque à la Justice, sans préjudice de l’excuse que lui fournit l’état d’antagonisme où il vit, agit de même : il obéit à un idéal.

Ce fut de toutes nos erreurs la plus grande et la plus funeste, d’attribuer le mal à une inclination perverse, à un mauvais principe ou une influence satanique.

La cause première du péché, indépendamment de l’insuffisance juridique des premiers fondateurs et de l’état de guerre qui s’est en conséquence généralisé partout, cette cause tant cherchée est dans ce que l’âme a de plus légitime et de plus saint, dans l’identité fondamentale, mais inaperçue, de la Justice et de l’idéal, la première incomplète dans ses notions, le second pris pour l’Absolu ; elle doit s’affaiblir progressivement par la rectification du droit, et son équation avec l’idéal.

XX

Voilà toute la théorie du Progrès : une théorie de l’origine du mal moral, ou de la cause qui arrête et fait rétrograder l’homme dans la Justice, cause qui s’explique par un défaut d’équilibre entre le droit et l’idéal. À proprement parler il n’y a pas de théorie du Progrès, puisque le Progrès est donné par cela seul que l’homme possède la Justice et qu’il est libre ; il n’y a qu’une théorie du péché ou de la rétrogradation.

Reprenons-la, cette théorie, théologique dans les termes, au fond si peu chrétienne, et que la Révolution a le droit de revendiquer comme l’article fondamental de son éthique.

L’homme ne veut pas le mal ; il rêve le sublime et le beau, cherche, de toute l’énergie de sa liberté, l’idéal. Cet idéal, il tend à le réaliser, d’abord en lui-même par la Justice, puis par une sorte d’extension aux choses de l’idéal que son âme a conçu pour elle-même, dont elle seule est le principe, le sujet et la fin. De là les œuvres extérieures de la liberté, dans la métaphysique, la théologie, la poésie, l’art, la politique, l’économie sociale, la science et l’industrie. Dans la liberté, l’univers et l’humanité ne forment plus qu’un règne, le règne de l’idéal.

Mais l’homme ne connaît d’abord qu’imparfaitement la loi de ses mœurs ; l’expérience lui fait bientôt sentir combien ses rapports juridiques sont imparfaits et répondent peu à la sublimité de ses idoles. C’est alors qu’il résiste : il s’attache à sa religion comme à la source même de toute Justice ; aux œuvres de son art, comme aux gages de sa vertu première ; bref, de justicier qu’il veut être il devient idolâtre, et par le fait pécheur. Ce n’est plus le droit qu’il poursuit, c’est son plaisir, sa vanité.

Or, telle est la corruption de la conscience collective, telle se produit, sur une moindre échelle, l’immoralité individuelle. Dans tout le détail de sa vie, jusque dans le boire et le manger, l’homme est idéaliste ; il sent qu’il s’honore lui-même, qu’il s’élève par l’idéal. Mais cette délectation esthétique ne lui est toujours accordée qu’en vue de la Justice ; dès qu’il perd celle-ci de vue il devient immonde, Epicuri de grege porcus.

L’homme, en effet, en tant qu’animal, est incapable de pécher ; soumis uniquement aux attractions de la sensibilité, il ne pense pas l’absolu, il n’a point d’idéal et ne sait rien de la Justice.

L’homme intelligent est seul capable de pécher. Mais ce n’est pas par les sens qu’il est séduit : à cet égard le langage des moralistes manque d’exactitude ; il est séduit par l’idéal que son entendement lui fait apercevoir dans les choses, par la conception de l’absolu.

C’est l’idéalisme qui corrompt à sa source la pensée humaine et qui fausse tous ses jugements : cette vérité a été largement démontrée dans nos précédentes études.

Qu’avons-nous, en effet, rencontré partout comme cause première, efficiente, et jusqu’à nouvel ordre irrésistible, de l’immoralité, sinon les conceptions de la transcendance, la spéculation théologique, l’esprit de religion et d’église, la hiérarchie sociale, le gouvernement providentiel : toutes choses dans lesquelles il nous a été facile de reconnaître des productions, des effigies, des formules, de l’absolu ?

Et quand nous avons voulu porter remède à cette corruption mentale, qui menace aujourd’hui d’infecter les sciences les plus positives, qu’avons-nous proposé comme hygiène aux intelligences, sinon l’expurgation de l’absolu ?

Ainsi, en déterminant les conditions de la Justice, nous faisions la théorie du progrès humanitaire ; en signalant les causes, métaphysiques et théologiques, qui détournent les âmes de la Justice, nous découvrions le secret des rétrogradations sociales.

Que nous reste-t-il à dire maintenant, sinon que le règne de l’absolu touche à sa fin, et que, l’entraînement de l’idéal, source de si effroyables débauches, étant une fois ramené à sa juste mesure, le progrès s’accomplira d’une manière continue, sans convulsions et sans révoltes ? Les dieux sont partis ; le scepticisme, qui semble menacer aujourd’hui la Justice, les a exterminés. L’heure sonnera bientôt des assises perpétuelles et de l’incorruptible jugement.

XXI

La nature du Progrès expliquée, et la cause des rétrogradations trouvée, une question se présente.

On a vu dans la première partie de cette étude que, d’après les théoriciens les plus affirmatifs du Progrès, il ne faut pas le chercher dans la constitution physique de l’espèce, ni dans sa puissance intellectuelle, ni dans son génie pour les arts, ni dans sa vertu. M. Pelletan, répondant à M. de Lamartine, écarte toutes ces considérations, qu’il attribue même à la mauvaise foi ; et il appelle cela dégager la question. M. Pelletan ne fait de réserve que pour l’industrie : à cet égard, nous n’avons pas eu de peine à faire voir que dans l’hypothèse, économique et religieuse où se tiennent les soi-disant progressistes, il n’y a pas plus de progrès à espérer de ce côté que des autres.

Maintenant que nous savons ce qui fait mouvoir la société, tantôt en avant, tantôt en arrière, et qu’il est permis de prévoir que la Liberté, dûment avertie, ne tombera plus en extase devant une statue, nous nous demandons si la cause qui fait grandir ou déchoir la Justice n’influe pas, par ce développement ou cette déchéance, sur le corps et sur l’âme, de manière à modifier l’espèce, tantôt à son avantage, tantôt à son détriment, dans toutes ses puissances et manifestations, et à rendre le Progrès, que nous avons d’abord cherché exclusivement dans la Justice, commun à toutes les facultés de l’homme.

Je n’hésite point à me prononcer pour l’affirmative.

La marche de la Liberté ne peut s’arrêter devant aucun organisme, reconnaître rien de fatal et de supérieur, qui l’oblige à se détourner comme le pilote devant un écueil. La Liberté, en faisant avancer le droit, agrandit tout dans notre être ; elle ajoute à la qualité de la raison, de l’imagination, de la conscience, à la qualité même du tempérament.

Il y a pour l’homme deux manières de couler son existence : suivant qu’il s’abandonnera la direction de la sensibilité, n’ayant de vertu que ce qu’il en faut pour éviter les maladies et s’épargner de méchantes affaires ; ou selon qu’il se place sous la haute et constante influence de la Justice.

La première n’est autre que l’évolution animale, représentée par la courbe des âges : enfance, adolescence, jeunesse, virilité, maturité, déclin, vieillesse, sénilité, décrépitude. À chaque époque correspondent des qualités particulières : à l’enfance la naïveté et la gentillesse ; à la jeunesse, la générosité ; à la virilité, le courage ; à la maturité, l’ambition ; à la vieillesse, l’avarice, la dureté ; à la décrépitude, l’imbécillité.

Dans l’impossibilité d’échapper à la mort et de conserver une jeunesse éternelle, que ne donnerait-on pas du moins pour garder, sur l’arrière-saison, les facultés généreuses de la jeunesse, la raison de l’âge mûr, et se soustraire aux instincts ignobles, malfaisants, du retour ?

L’homme juste jouit de cet avantage. Par l’habitude qu’il s’est faite de bonne heure de tout ce qui est moralement bon et honnête, chez lui la générosité ne déchoit point, le courage persiste et la raison ne fait qu’y ajouter sa dignité ; le feu sacré de la conscience entretient la chaleur du sang et la lumière de l’intelligence. Au lieu de déchoir par les années, il cumule, par la Justice sans cesse accomplie, toutes les dispositions heureuses de la première moitié de sa vie ; il triomphe de l’animalité par la vertu et meurt dans la gloire. Le juste est toujours jeune.

Pour représenter une semblable existence, le cercle manque de vérité ; la parabole, dont le rayon grandit sans cesse, convient mieux.

Or, tel se montre l’individu que gouverne la Justice, telle sera la société.

Là où les instincts dominent seuls, de quelque nom qu’on les appelle, intérêts, gloire et victoire, religion, idéal, l’existence politique et la vie nationale, plus ou moins prolongées, se partageront toujours en deux périodes fatales : ascension et décadence.

Là au contraire où la Justice est prépondérante, si incomplète qu’en soit la notion, le progrès sera continu, non-seulement dans la Justice et les libertés publiques, mais aussi dans la richesse, l’intelligence et toutes les facultés.

Dans une société établie sur le droit pur, la Justice et la liberté gagnant toujours, il implique contradiction que le temps amène sur aucun point du déchet. Chaque année de vertu ajoute au capital social et aux forces productrices : en sorte que l’être collectif, qui, par l’évolution des instincts, passe fatalement de la jeunesse à la décrépitude, jouit par la Justice d’une recrudescence perpétuelle de santé, de beauté, de génie et d’honneur.

Le Progrès embrasse toutes les puissances de l’humanité ; il ne peut pas ne les pas embrasser toutes, puisqu’elles sont solidaires : ou il est universel, ou il n’est pas.

XXII

Dernière question. — Où tend la Liberté, par ce progrès intégral et sans limite ?

Nous l’avons dit ailleurs, l’œuvre de la liberté est l’idéalisation de l’être humain et de son domaine. Elle va à la fraternité universelle, à l’unité humanitaire, à l’harmonie générale des puissances de l’homme et des forces de la planète.

L’âge religieux, dont la fin prochaine s’annonce par tant de signes, a été l’âge de la lutte, pendant lequel l’héroïsme du combat et l’enthousiasme du martyre ont tenu lieu de félicité.

L’âge de Justice, dans lequel nous entrons, sera une ère de contemplation et de calme. L’homme est créé, disait un ancien, pour admirer les œuvres de Jupiter. Ce sage devinait l’ère de Justice.

Et après ?

Fourier a écrit que lorsque la terre serait en harmonie nous entrerions en rapport avec les habitants des autres planètes qui composent notre système, et par ceux-ci avec les habitants de toutes les sphères qui circulent dans l’infini. Alors, dit-il, commencera l’humanité universelle, directrice des mondes, manifestation de l’esprit libre, lequel n’aura plus qu’à se mettre en rapport avec l’esprit latent, dont il est le medium, pour se reconnaître définitivement comme organisateur souverain, omnipotent, omniscient, infini, éternel. Absolu des absolus, en un mot, Dieu.

Pour moi, dont l’intellect fléchit sous ces conceptions sublimes, je puis du moins, à ceux de mes lecteurs que le néant et l’éternité inquiètent, répondre une chose à laquelle ces Études ont dû les préparer : Plus vous réaliserez en vous et autour de vous la Justice, plus, d’un côté, vous serez heureux de vivre, et moins, de l’autre, vous aurez crainte de finir.


CHAPITRE III

Confirmations historiques : l’Église.

XXIII

Tous les mouvements de l’âme peuvent se ramener à quatre catégories, le vrai, le juste, l’utile, et l’idéal, correspondant aux quatre formes de l’activité humaine, la science, le droit, l’industrie et l’art.

M. Cousin, autant que je me le rappelle, écarte de ce quaternaire l’utile, et divise l’idéal en deux termes, le beau et le saint, ce qui donne cette série : le juste, le beau, le saint, le vrai. Je n’ai pas sous la main les œuvres de ce philosophe.

Je n’ai pas besoin, je pense, de plaider ici la cause de l’utile, qui comprend sous son aspect tout le matériel de la vie sociale : travail, industrie, administration, économie. Quelque médiocre estime qu’en aient témoignée jusqu’ici les philosophes, l’utile se pose de lui-même et n’attend sa reconnaissance de personne.

Mais je soutiens, et bien d’autres avec moi, en premier lieu, qu’au lieu de faire deux catégories du beau et du saint, la saine logique prescrit de les ramener à une seule, le beau et le saint n’étant que deux manières différentes de concevoir l’idéal, tantôt dans les objets, tantôt dans les mœurs, et se réduisant par conséquent l’un et l’autre à appliquer à deux ordres d’idées positives et empiriques le concept de l’absolu.

Dieu, en effet, n’est-il pas l’idéal de l’être, de la puissance, de la sagesse, de la Justice ? Le ciel n’est-il pas l’idéal de la terre ; la béatitude, l’idéal de notre bien-être ; Satan, l’idéal du péché ; l’enfer, l’idéal du remords ; Christ, l’idéal de la miséricorde ; Marie, l’idéal de la pureté ?

De quelque côté qu’on la prenne, la théologie est une construction de l’idéal, non pas seulement conçu, mais réalisé dans un autre monde.

XXIV

Cette réduction opérée, reste à déterminer, vis-à-vis des autres termes de la série, l’importance de l’idéal.

Le premier mouvement, on ne peut en douter, est de lui accorder la première place.

L’idéal étant l’apogée de l’idée que nous nous faisons de l’objet, une représentation de cet objet, non pas adéquate, mais élevée, en bien ou en mal, en beau ou en laid, jusqu’à l’absolu, on voit de suite comment l’idéal a été pris pour type et modèle des choses, comment en conséquence il est devenu une règle de conduite et un critère du jugement. Rien de plus logique, au premier coup d’œil. Quand le géomètre trace une figure, quand le marchand pèse ou mesure sa marchandise, quand le juge prononce sa sentence, bien que chacun ait la certitude que ni la figure exécutée ne peut être parfaitement exacte, ni la mesure ou balance parfaitement juste, ni le jugement parfaitement irréprochable dans sa teneur, tous trois cependant se réfèrent à un certain idéal de forme, d’exactitude et de Justice, qui leur sert de type et dont ils approchent le plus près possible.

Il y a encore une raison de cette prépondérance accordée à l’idéal.

C’est lui qui détermine toutes les passions de l’homme, ses affaissements et ses enthousiasmes. Toute jouissance est accompagnée d’une délectation idéaliste ; toute satisfaction des sens, recherchée, obtenue, en dehors du besoin, est un effet de l’idéal. Dans tous les actes de sa vie, qu’il aime, qu’il admire, qu’il désire, qu’il espère, qu’il combatte, qu’il triomphe, qu’il regrette, qu’il jouisse, l’homme obéit à l’idéal. La religion s’emparant de cette catégories en personnifiant le principe, tantôt sous des noms divers, tantôt sous une dénomination unique, achève, par cette réalisation transcendante, de consacrer la prépondérance de l’idéal dans les actes de la raison pratique et du jugement.

Un peu de réflexion cependant nous démontrera dans quel piége nous entraîne cette adoration de l’idéal.

Logiquement et chronologiquement, l’idéal, de même que les concepts de substance, cause, temps, espace, naît en nous à la suite de l’aperception sensible. Son existence, comme celle de l’absolu, est toute métaphysique, conceptualiste, toujours et nécessairement consécutive à l’impression des phénomènes.

Que l’idéal donc nous serve de mètre intellectuel pour l’estimation de la qualité des choses, il est dans son rôle ; qu’il vienne comme moyen d’exciter la sensibilité, de passionner le cœur, d’aviver l’enthousiasme, à la bonne heure : l’erreur est de le prendre lui-même pour raison, principe et substance des choses, d’aspirer à sa possession comme d’une chose, ce qui est aussi absurde que de prétendre, à l’exemple de Deucalion et Pyrrha, fabriquer des hommes avec des statues, faire couver à une poule des œufs de sucre, planter un jardin de fleurs artificielles, ou semer dans une forêt des glands de chocolat.

Produit de la liberté, l’idéal, par sa nature, dépasse toute logique et tout empirisme : est-ce une raison de lui subordonner la logique et l’expérience ? Loin de là, l’idéal ne se soutient lui-même, ne marche et ne grandit, que par la connaissance de plus en plus parfaite de la raison des choses.

L’idéal, transformant en nous l’instinct obscur de sociabilité, nous élève à l’excellence de la Justice : est-ce une raison de prendre nos idéalités politiques et sociales pour des formules de jugement ? Tout au contraire, cette Justice idéale est elle-même le produit de la détermination de plus en plus exacte des rapports sociaux, observés dans l’objectivité économique.

Ce n’est pas l’idéal qui produit les idées ; il ne fait que les embellir. Ce n’est pas lui qui crée la richesse, qui enseigne le travail, qui distribue les services, qui pondère les forces et les pouvoirs, qui nous peut diriger dans la recherche de la vérité et nous montrer les lois de la Justice ; il en est radicalement incapable, il n’y sert que d’embarras, n’y produit que de l’erreur. Mais, le travail organisé, la richesse créée, l’État constitué, la science faite, le droit défini, l’idéal apparaît au sein de toutes ces créations comme leur efflorescence ; et c’est alors que nous apprenons à donner à nos idées, à nos produits, à notre style et jusqu’à notre vertu, ce caractère resplendissant, cette gloire qui nous ravit hors de nous-mêmes et nous fait rêver de l’infini.

Or, ce que l’idéal est impuissant par sa nature à donner, je veux dire la solution des problèmes sociaux, les règles de la raison pratique et les lois de la nature, l’homme, par l’effet de la séduction dont nous avons rendu compte, s’obstine à le lui demander, et c’est ce recours à l’idéal, c’est cette idolâtrie, qui constitue, selon moi, la véritable cause des rétrogradations sociales.

La doctrine du Progrès se résume ainsi en deux propositions, dont il est facile de constater historiquement la vérité.

Toute société progresse par le travail, la science et le droit ;

Toute société rétrograde par l’idéal.

Or, l’idéalisme a surtout pour interprète l’Église, établie de tout temps, sous des noms divers, pour aider à la sanctification sociale. C’est donc l’Église, ministre visible de l’idéal absolu et invisible, qui ne parle aux hommes que de l’abondance de son idéalisme ; c’est l’Église que j’accuse surtout de favoriser l’usurpation de l’idéal, et conséquemment d’être la grande manouvrière de la mystification universelle, dont le dernier mot, prononcé par elle-même, est déchéance.

C’est donc par l’Église que nous allons commencer cette revue.

XXV

Qu’il existe, par delà le monde visible, un monde de l’absolu, dont les existences, vivantes et non vivantes, réalisent dans leur corps, leur âme, leur vie, leur intelligence, leur société, leur action, toutes les beautés et magnificences que nous concevons par l’idéal, c’est, encore une fois, une hypothèse que la science ne discute pas. Ce qui sort de la sphère des réalités naturelles et ne donne aucune prise à l’observation, la science ne le nie point, pas plus qu’elle ne nie l’absolu ; elle le regarde comme non avenu pour elle et le renvoie à la métaphysique.

La science va plus loin : elle soutient que les croyants, dont elle n’a garde de combattre l’espérance, sont tenus, à peine de folie, et, s’il s’agit de Justice, à peine d’immoralité, de se comporter dans la vie usuelle, dans les travaux qu’ils exécutent et les rapports qu’ils soutiennent avec leurs semblables, comme les non-croyants, d’après les enseignements de l’expérience, les calculs de l’algèbre, les déductions de la logique et les applications de la Justice. Croyez, leur dit-elle, espérez, priez : c’est votre affaire. Quant aux déterminations du droit et de la morale, vous les demanderez, non à l’Absolu ni à ses anges, mais à votre raison pratique, formée à posteriori et exclusivement sur l’observation des actes spontanés de l’homme.

La théologie fait juste le contraire de la science. Elle a la prétention de déduire d’une communication directe avec l’Idéal, dont je n’ai pas à discuter ici la réalité ou le prestige, les préceptes de la morale et du droit ; ce qui est exactement comme si je prétendais moi-même tirer de cet idéal, impuissant à me les donner, les lois de l’économie politique et tous les procédés de l’industrie.

L’idéalisme, pris pour principe de la raison pratique, devient ainsi la destruction de la raison pratique elle-même : la Philosophie de l’absolu, soi-disant nouvelle, l’a prouvé de nos jours, comme elle l’avait prouvé sous d’autres noms dans le passé. Tant que la foi anime la conscience, la Justice se fait respecter et la société se soutient ; mais bientôt, la foi éteinte, l’idole méprisée, le Dieu insulté, le droit ne tarde pas à être foulé aux pieds ; à l’idolâtrie religieuse succède celle des jouissances. Alors c’est fait de la nation, devenue la proie de son idéalisme. De l’idéal divin à l’idéal épicurien la distance est franchie en un saut ; parvenue à ce dernier période, la maladie est incurable ; il faut un renouvellement de générations, qui ne suffit même pas toujours. C’est la paralysie du travail, l’apoplexie de la Justice, la léthargie de la liberté, la démence du pouvoir, la gangrène sociale, le suicide des Églises, formées pour son adoration et son enseignement.

Si mes paroles vous semblent amères, tournez-vous un instant, et vous ne les trouverez que justes.

La transcendance, en posant Dieu, c’est-à-dire la catégorie de l’idéal, comme principe de la raison pratique, sujet, révélateur et garant de la Justice, a abouti, par le culte de cet idéal, à la déchéance de la dignité humaine ; par la prédestination et la grâce, à la négation de l’égalité ; par la Providence, au fatalisme de la raison d’État ; par le probabilisme, à la corruption de l’entendement et aux hypocrisies de la science ; par le spiritualisme, à l’asservissement du travailleur ; par la duplicité de la conscience, au doute moral ; par le quiétisme, à l’inertie des populations, livrées comme des troupeaux à la consommation de leurs pasteurs ; par la haine de la nature, la peur de l’enfer, la promesse du paradis, aux misères de la vie et aux lâchetés de la mort.

Comment vous, directeurs des consciences, dont le regard plonge si avant dans les mystères de l’âme, qui connaissez de si longue date la séduction de l’idéal et sa stérilité ; qui dénoncez avec tant de verve le Monde, ce qui veut dire l’idéal, et ses pompes et ses œuvres ; qui avez reconnu, avec une si haute raison, dans l’Idolâtrie, autre nom de l’idéal, le principe du péché ; qui avez nommé concupiscence l’attrait presque irrésistible de l’idéal, délectation le plaisir, physique ou animique, qu’il procure ; qui avez fait de Vénus, de Cupidon, de Porus, de Plutus, de Comus, idéalisations de la volupté, autant de péchés capitaux, comment n’avez-vous pas vu que le principe de votre religion était le même que celui de votre damnation ; qu’à ce point de vue le christianisme n’était encore, comme toujours, qu’une symbolique de la Justice ; qu’ainsi tout idéalisme, métaphysique, politique, esthétique, gastrosophique ou libidineux, se résolvait dans l’idéalisme théologique ou adoration de l’absolu ; conséquemment que la délectation religieuse, de même que la délectation érotique, le dilettantisme littéraire ou autre, recherchée pour elle-même, comme l’acte le plus élevé de notre nature, est le principe suprême de la corruption des consciences et de la décadence des sociétés ?

Ce n’est pourtant pas l’expérience qui vous a manqué. À toutes les époques, vous avez eu vos communistes, vos gnostiques, vos adamites, vos quiétistes, vos molinistes : toutes gens qui ne faisaient que tirer la conséquence du principe de l’amour pur, des gens, en un mot, qui suivaient l’idéal. Dans l’Église, la corruption est en permanence, pourquoi ? Parce que dans l’Église l’attrait de la Justice ou l’idéal est pris pour raison de la Justice ; parce que la contemplation tient lieu de justification ; parce que la foi est chez vous supérieure à l’œuvre, et que, le chrétien trouvant tous ses motifs dans la foi, son activité est épuisée, sa destinée atteinte par un seul acte de foi. D’où est venue la dissolution monastique, sinon de cette morale retraitée en Dieu, dont le fameux livre de l’Imitation nous offre le chef-d’œuvre ?….

Je n’ai pas besoin de parcourir la série de vos abominations babyloniennes, comme disaient, au seizième siècle, les protestants : l’hypocrisie du protestantisme n’éclate pas moins aujourd’hui que le sensualisme incurable de l’orthodoxie. Tous tant que vous êtes de sectes et d’églises, qui vous calomniez d’une façon si atroce, vous procédez de la même séduction ; vous avez tous pour initiateur en Belzébuth, Astaroth et Mammon, l’idéal….

XXVI

Qui s’étonnerait, après cela, de voir l’Église perdre successivement toutes les nations à qui elle avait promis délivrance et sainteté ?

Quand le christianisme parut, la société s’en allait, corrompue par l’idéalisme et les vieilles religions ; comme au temps de Noé, le monde, engagé dans la voie idéaliste, était arrivé à la dissolution : Omnis quippe caro corruperat viam suam.

Le christianisme arrive, sauveur attendu : il accuse l’idolâtrie ; il sait donc où est le mal. Une école se forme dans son sein pour écarter le dogmatisme, la théologie, la gnose et ses subtilités, l’idéalisme et toutes ses contemplations ; elle réduit la religion à la pratique des bonnes œuvres. C’est l’école de Pierre, Jacques et Jean, qu’inquiète, qu’indigne la métaphysique de Paul, et qui proteste de toute sa force contre les spéculations de ce transcendantaliste.

Mais quoi ! le christianisme n’est-il pas aussi une religion ? Le seigneur Jésus est-il venu seulement pour faire de la morale ? La foi n’est-elle rien ? la rédemption, rien ? la résurrection, rien ? Les prophètes, les patriarches, la tradition messianique, le Saint-Esprit, tout cela n’est-il rien ?… L’argumentation de Paul l’emporte sur la réticence des autres : il ne s’agit pas de rejeter tout l’idéal, dit-il ; il ne peut être question que de changer l’ancien, qui s’est dépravé, contre un nouveau, que nous savons incorruptible.

Sous le nom de Christ, l’idéal fait donc flotter de nouveau sa bannière sur le monde… Faisons, s’il vous plaît, le tour de cette quatrième monarchie, qui devait, selon Daniel, restituer toutes choses, et conduire l’humanité par une transition merveilleuse à la félicité éternelle.

Qu’est devenue l’Égypte, malade, depuis tant de siècles, de sa dégoûtante idolâtrie, mais aussi vivante encore sous les Césars qu’elle l’avait été sous les Ptolémée et les Perses ? La nation avait perdu son indépendance ; mais elle existait, avec ses lois, son culte, ses institutions, ses traditions, sa philosophie, ses livres, sa langue sacrée, Elle pouvait se relever, apportant à la fédération du genre humain six mille ans d’annales, et une sagesse quatre fois plus vieille que celle du Sinaï. Elle avait résisté, malgré ses actes, malgré ses prêtres, à toutes les invasions, à tous les pillages, aux Grecs et aux Perses comme aux Hycsos. Elle demandait la Justice. La première elle accueillit le christianisme : qu’avez-vous fait de l’Égypte ?

Laissons la Judée : vous me diriez qu’elle a péri justement, sous les coups de Tite et d’Adrien, pour avoir repoussé l’Évangile : Sanguis ejus super nos et super filios nostros !

Que sont devenues la Syrie, l’Ionie, l’Asie Mineure tout entière, Babylone et la vieille Chaldée ? Tout cela florissait, autant que des races idolâtres pouvaient fleurir, au temps de Jésus-Christ ; suivant vos traditions, plusieurs des apôtres y portèrent la parole. Longtemps les Césars défendirent par leurs armes ces antiques cités, berceau vénérable de la civilisation occidentale. Quel appui avez-vous prêté à César ? Qu’avez-vous fait de l’Asie ?

La Grèce a retenti de votre prédication, de vos disputes et de vos scandales. Corinthe était rebâtie, Athènes riche et paisible, les Îles rayonnantes de beauté. La nationalité, vive encore, n’eût demandé qu’à renaître sous l’impression agrandie et épurée du droit. Avez-vous réveillé le patriotisme de l’Hellade ? Pour vous Constantin créa l’empire grec : qu’avez-vous fait de Byzance ?

Qu’avez-vous fait de l’Italie, de la Gaule, de l’Espagne ? Pendant quatre siècles, vous eûtes le temps de vous installer dans ces riches, populeuses et vaillantes contrées, d’en renouveler l’esprit et les mœurs. Qu’avez-vous fait de Rome, noyau de l’empire ?

Vous accusez le flot barbare, déchaîné par la vengeance divine : Goths, Visigoths, Ostrogoths, Huns, Vandales, Francs, Suèves, Alains, Bourguignons, Daces, Gépides, Hérules, Lombards, Parthes, Sarrasins, Turcs, Bulgares, Hongrois, Normands, etc., etc., etc.

C’est votre système : comme les prêtres juifs, vous avez toujours en réserve, pour les temps de désastre, quelque rancune de la Providence.

Eh quoi ! Dieu, qui donnait la victoire aux rivaux de son Christ, à un Sévère, à un Maximin, à un Aurélien, à un Probus, à un Dioclétien, gardait ses coups pour les protecteurs de sa foi ! Il attendait cent ans après le triomphe de son Église pour lâcher sur le monde converti les cataractes de la barbarie !

Il faut en finir, Monseigneur, avec toutes ces capucinades.

L’idéalisme impérial, surexcité encore par la vertu des Antonins, avait fait un mal immense. Mais déjà, avec Septime Sévère, arrivaient les idées de réforme. Le fondateur du prétorianisme s’était fait un conseil d’État composé de jurisconsultes. Rome semblait évoquer son antique religion du droit. La période des trente tyrans n’avait été, en fin de compte, qu’une crise salutaire. Avec Aurélien, Claude, Tacite, Probe, le mouvement avait fait assez de progrès pour que le dernier de ces empereurs pût prévoir le jour où l’empire n’aurait plus besoin de tributs ni de soldats. Que n’eussent pu Constantin, Valentinien, Théodose, joignant à l’effort de leur autorité juridique l’influence pénétrante d’une morale supérieure, si le christianisme avait été vraiment moral !

Mais le christianisme n’était qu’un idéalisme, plus redoutable cent fois que celui des empereurs. C’est grâce à lui que le chef de l’empire, plus près de la Justice sous le règne des prétoriens qu’il n’avait été au temps de Pompée et de César, se change tout à coup en despote oriental. L’idéal messiaque s’ajoutant à l’idéal impérial, la tyrannie devient plus immonde, plus désorganisatrice qu’elle n’avait été même sous un Néron et un Tibère.

L’épuisement, la dépopulation de l’empire, datent surtout de cette affreuse époque. De l’an 312 à l’an 394, il a été livré pour le compte du christianisme, entre les compétiteurs païens et chrétiens de l’empire, dix-huit grandes batailles, sans compter les séditions, les révoltes, les réactions, persécutions, massacres, spoliations, etc.

L’Église accapare l’or, l’argent, le numéraire ; dépouille les temples des dieux, que lui livrent Constantin et ses successeurs ; s’adjuge les propriétés consacrées à l’ancien culte, capte les héritages, fonde des hôpitaux, des églises et bientôt des couvents ; jette les fondements de la servitude féodale.

Tout occupée d’asseoir sa hiérarchie, de préparer sa centralisation, elle ne fait rien pour le salut public. Elle laisse à César le soin de défendre l’empire, consolée d’avance de l’invasion, et aussi prompte à s’attacher aux chefs barbares, Théodoric, Clovis, qu’elle l’avait été à courtiser l’empereur.

Le christianisme seul a tué l’empire, en Occident et en Orient, et ajourné pour quinze siècles la régénération sociale. Qu’avez-vous fait de l’ancien monde ?…

XXVII

Au reste, l’Église a déjà vécu assez longtemps pour voir naître et mourir dans son sein des dynasties et des nations. Qu’elle en rende compte.

Pendant huit cents ans, l’Espagne lutte contre les Maures. Elle triomphe définitivement de l’étranger au quinzième siècle, et par la vertu de son esprit national s’élève au faite de la grandeur. Alors il se passe en elle un phénomène étrange : comme elle a combattu au nom de la croix, elle attribue à la croix la victoire ; elle se fait de sa religion un idéal politique, et se livre à l’Inquisition. Qu’avez-vous fait de l’Espagne ?

Au baptistère de Reims une autre monarchie se fonde, celle des Francs. Mais cette monarchie n’a qu’une constitution fantastique, barbare : rien de plus aisé que de discipliner, d’organiser cette royauté. Charlemagne l’essaye un instant ; après lui, l’œuvre est abandonnée. Comment avez-vous laissé tomber la dynastie de Clovis ? Comment, plus tard, avez-vous déserté celle de Charlemagne ?

Du sein de la barbarie franque surgit enfin, comme une végétation, le système féodal. Mais la féodalité est instable ; l’institution communale paraît, et bientôt, avec l’aide des fidèles communes, se produit, sur les ruines de la noblesse et du tiers-état, la monarchie absolue. La religion cependant est invoquée par tout le monde. La féodalité, c’est l’Église dans l’idéal de sa hiérarchie ; la commune, c’est la paroisse avec ses saints et ses chapelles ; la royauté, c’est le droit divin.

Comment avez-vous abandonné à sa pourriture la noblesse ? Comment n’avez-vous cessé de trahir la commune ? Comment avez-vous poussé la monarchie au précipice ? Qu’aviez-vous fait de la France avant 89, et qu’en faites-vous aujourd’hui ?

Tout ce que vous touchez est à l’instant frappé de mort… Eh ! se pourrait-il autrement ? L’Église, à qui il a été promis qu’elle serait le sel de la terre, par qui toute société doit être garantie de la corruption, l’Église est impuissante à conserver sa propre chair. Elle serait morte vingt fois si la société, qui se renouvelle incessamment par ses crises, ne la purgeait elle-même, et après l’avoir rajeunie ne lui portait encore, comme à son Sauveur, ses remercîments et ses offrandes.

Dès le troisième siècle, nous la voyons se dissoudre dans l’orgie de ses idées. Le nom seul des gnostiques, comme qui dirait les puritains, dont les innombrables sectes la travaillèrent si longtemps, révèle les corruptions de l’Église. C’était fait d’elle, lorsque la persécution insensée de Galérius rendit l’énergie au troupeau, que vint ensuite, fort à propos, ravitailler Constantin.

Après la défaite de Maxence et de Licinius, la dissolution recommence de plus belle. Elle est arrêtée par les Barbares, qui, singeant Rome et les empereurs, donnent à l’Église l’appoint précieux de leur conversion.

Ce sang jeune et frais soutient la chrétienté. Mais l’idéal ne tient pas plus avec les Barbares qu’avec les Romains et les Grecs. La débauche est au comble. Dès le onzième siècle, Grégoire VII, Urbain II, Innocent III, n’y voient de remède que dans le célibat ecclésiastique et les croisades.

Philippe le Bel jette la papauté à Avignon. Mais le mal n’est pas dans la papauté : il est dans l’idéal dont le pape est le vicaire. L’infection monte toujours ; elle s’étale à Constance et devient insupportable sous Léon X : alors, ce fut Luther qui appliqua le cataplasme. Le salut de l’Église coûta à l’Europe cent trente ans de guerre civile, des proscriptions effroyables et la Compagnie de Jésus. Il n’y eut de réformés que ceux qui, à l’exemple de Rabelais, prirent le parti de siffler à la fois protestants et orthodoxes.

À Pantagruel commence à poindre la liberté, et j’ose dire la morale. Pantagruel est l’écrasement de l’idéal, le précurseur de Voltaire, la Révolution. Mais qui comprend, aujourd’hui même, le divin Pantagruel ? Nous avons entendu M. de Lamartine traiter Rabelais d’infâme cynique ! Pareille insulte devait lui venir du plus mou et du plus efféminé de nos idéalistes. Rabelais est chaste entre tous les écrivains, et Pantagruel honorable entre tous les héros.

Quelles mœurs épouvantables que celles du clergé français pendant le dix-huitième siècle ! Telle fut la vertu de 93, que le prêtre y retrouva sa conscience d’homme et de citoyen. C’est à 93, Monseigneur, que vous devez de n’être pas morts et de conspirer encore… Sans cette Révolution, dont le chef militaire vous rendit l’existence, je vous demanderais : Qu’avez-vous fait de l’Église ? qu’avez-vous fait de vous-mêmes ?…

XXVIII

De tous ces faits, dégageons l’idée générale !

Certains philosophes de notre temps, ayant observé que l’idéal religieux se modifie à chaque révolution de la société, ont cru pouvoir en conclure, d’une part, qu’un système transcendantal est, en tout état de cause, indispensable au mouvement de la civilisation ; en second lieu, que, l’idéal chrétien étant plus que jamais usé et insuffisant, il y avait urgence de s’occuper de la réforme théologique et de la fondation d’un nouveau culte.

Il y a dix-neuf siècles que la multitude circumméditerranéenne, qui courait après les messies et les Césars, faisait le même raisonnement. C’est à ce raisonnement que Paul, l’apôtre des gentils, dut ses succès ; telle fut la marotte des Gnostiques, de l’empereur Julien, des Manichéens, des Millénaires, des Albigeois, des Vaudois, plus tard, de Jean Huss, de Luther, de Jean de Leyde, de Catherine Théot, que copièrent de notre temps Saint-Simon, Fourier, et leurs innombrables imitateurs.

Ne semble-t-il pas, en vérité, qu’en changeant sa théologie le monde change sa superstition ?…. Est-ce à nous, qui avons appris dans nos cours de psychologie, Comment les dogmes commencent, et comment les dogmes finissent, qu’on viendra parler encore de vrai et de faux Dieu, de traie et de fausse religion ?

Dieu, ou l’idéal, et sa religion, sont les mêmes dans toutes les professions de foi. C’est toujours l’accusation contre la nature humaine ; et il n’y a qu’une religion sur la terre, un seul dogme, une seule discipline, un seul idéalisme, lequel se résout toujours dans l’abandon de la Justice et la confiscation de la liberté.

Quand on nous referait un dogme cent fois plus profond que celui de Thomas d’Aquin et de Scot, à quoi servirait-il, si, comme je l’ai démontré à satiété, l’esprit de la religion et sa tendance sont immuables, s’il s’agit toujours, au nom de l’Absolu, d’humilier l’homme, de gouverner par la raison d’État, de rompre la balance économique, et de maintenir, par autorité de mysticisme, l’inégalité ?

Le rôle des religions est fini : elles sont convaincues d’incapacité morale et juridique par essence ; voilà ce qu’il faut opposer sans cesse aux nouveaux religionnaires.

Et pourquoi, encore une fois, incapables ? Parce que, comme il a été observé plus haut, l’idéal est donné, ou plutôt suggéré par le réel, non le réel par l’idéal. Ce n’est pas dans le ciel intelligible, comme disait Aristote, qu’il faut chercher la cause du mouvement et de la création ; c’est dans la création, au contraire, qu’il faut chercher le ciel intelligible. De même pour l’ordre moral : que l’idéalisme s’appelle théologie, poésie, art ou politique, il est la glorification de la conscience ; il ne saurait être pris pour sa loi.

Ne perdons jamais de vue cet axiome de la logique éternelle : Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu ; ce que nous pouvons traduire : L’idéal ne se soutient que porté par le réel, la raison esthétique ne marche qu’à l’aide de la raison pratique, et Dieu ne grandit que de la Justice acquise de l’homme.

Dieu est l’ombre de la conscience projetée sur le champ de l’imagination. Dès lors que nous prenons cette ombre pour un soleil, il est fatal que nous nous égarions dans les ténèbres.


CHAPITRE IV.

Rome et les empereurs.

XXIX

Dans l’origine, le peuple romain ne se distingue par aucune qualité éminente : il n’a pour lui ni la beauté, ni la stature, ni la noblesse, ni le génie. Une langue rude et hérissée, de grossières légendes, nulle poésie, point de science, point d’art, point de mythes : aucune nation ne paraît plus dépourvue de grâce et d’idéal.

Les traits de sa rustique ignorance éclatent à chacun de ses triomphes, dans la guerre contre Pyrrhus, dans les guerres puniques, au sac de Corinthe.

Ses institutions, ses lois, ses dieux, rien chez lui n’est indigène. Il tire tout du dehors : il est Sabin, Étrusque, Grec, Phrygien, Carthaginois ; il est tout le monde, hors lui-même. De son fonds laboureur, mangeur de légumes, ne connaissant de noblesse que celle de la fève, du haricot, du pois chiche et de la lentille. Sait-il la guerre mieux que les Grecs ? Non, certes. Est-il plus brave que ses voisins, les Volsques, les Samnites, les Gaulois ? Non, encore. Qu’a donc pour lui ce peuple qui, dès le jour où Romulus pose la première pierre de sa ville, se croit préféré de Jupiter ?

Le peuple romain a l’idée de la Justice, un sentiment extraordinaire du droit.

Sa Justice est boiteuse, sans doute, telle que pouvait être, au premier âge des sociétés, une Justice qui ne se distingue pas de la dignité individuelle garantie par la religion. Mais il croit à cette Justice de toute son âme ; il ne rêve qu’elle, dans ses assemblées, dans sa politique, dans ses guerres, dans ses révoltes, jusque dans ses violences et ses perfidies. Le Romain vit du droit : là-dessus, il ne plaisante pas. Ses historiens ont conservé le souvenir du scandale qui remplit la ville, quand les philosophes venus à la suite de Pyrrhus offrirent de prouver qu’il n’existe aucune différence entre le juste et l’injuste, et que le droit est un préjugé, un mot.

Rome peut douter de ses augures, de ses poulets sacrés, de ses vestales : à l’égard du droit, le scepticisme ne prendra pas.

L’idée du droit crée à Rome, au dedans une force de cohésion, vis-à-vis de l’étranger une puissance d’assimilation, et par là une puissance d’attaque, sans égale. Chez les Grecs, la cité était organisée surtout contre l’étranger ; à Rome, elle semble faite tout exprès pour l’introduire. Autant de victoires, autant d’incorporations : cette idée passe à l’état de tradition dans la masse, au point d’alarmer le sénat pour la nationalité romaine. L’État romain, fondé, organisé, développé par les rois, les consuls, les décemvirs, les tribuns, est le plus fort dont l’antiquité ait laissé le souvenir : c’est que, grâce à la notion du droit qui en fait la base, la collectivité romaine est tout à la fois la mieux groupée et la plus compréhensive qui existe.

Le droit, incompatible partout ailleurs avec le métier de soldat, est l’âme de l’armée romaine. Les nôtres, avant de se battre, jouent aux dés ou se donnent la comédie ; le Romain met ordre à son droit : il fait son testament.

Avec cet esprit juridique, les armes de Rome sont partout triomphantes : elles eussent vaincu, au moyen âge, sous Louis XIV, nos baïonnettes chrétiennes, comme elles vainquirent la cavalerie numide, la phalange macédonienne, la marine carthaginoise et les éléphants d’Antiochus. Elles n’eussent plié que devant les armées de la République, combattant pour un droit supérieur.

Au dehors, avec ses voisins, ses ennemis, ses alliés, ses sujets, Rome ne parle que le droit. Malgré tant de perfidies et de spoliations, ce langage impose ; il n’a pas son pareil sur la terre. La parole de Rome fait taire toute parole, comme son épée brise toute épée. La révolte ne tient nulle part, ni en Gaule, ni en Espagne, ni en Afrique, ni en Judée. Il semble aux peuples vaincus que le retour à l’autonomie serait pour eux une rétrogradation dans la Justice ; ils n’en veulent pas. Le patriotisme s’incline devant l’image étrangère du droit. Tout imparfaite que la fit Rome, l’équation de la liberté, présentée par elle, paraît supérieure à la nationalité même, supérieure à la patrie, traitée partout d’ennemie du peuple, d’aristocrate. Erreur fatale, qui devait aboutir à la ruine du monde ancien, mais qui témoigne singulièrement de l’attrait des âmes pour la Justice. Sans liberté, sans nationalité, la Justice n’est plus qu’un mot : nous le verrons tout à l’heure.

Rome devint souveraine par sa faculté de juridiction ; cela devait être. Les races que rencontrèrent ses légions étaient gouvernées par l’idéalisme ; là, l’imagination tenant lieu de conscience, la Justice restait sans force. La langue nommait le droit ; le cœur ne le comprenait pas. Qu’étaient les constitutions d’un Minos, d’un Lycurgue, d’un Pythagore, d’un Platon ? Un idéal communautaire. Que signifiait le mythe de Pallas et Neptune se disputant l’honneur de nommer la ville athénienne ? La concurrence de deux facultés idéalisées, sur lesquelles reposait tout l’édifice attique, l’industrie et la marine. Que représentait le bœuf égyptien, le veau d’or de Samarie, le bélier de Jérusalem ? Encore un idéal, ici l’idéal de la vie pastorale, là l’idéal de la vie agricole. Qu’était le messianisme juif ? L’idéal du despotisme oriental, soumettant au profit d’une race toutes les nations de la terre. Jéhovah lui-même n’est pas le droit ; il est, le christianisme et le mahométisme l’ont prouvé, il est la théocratie. Les peuples qui environnent Israël ne sont pas dignes de baiser l’escabeau de Jéhovah, tant cet idéalisme est féroce, tant le Juif est éloigné de concevoir la Justice. Quand arrivent les Romains, Jéhovah s’incline (I Maccab., viii) ; le successeur d’Aaron implore la protection du préteur ; la législation du Sinaï s’efface devant celle du Capitole.

Sera-ce la Gaule, par hasard, qui arrêtera l’essor des conquérants italiques ?

Hélas ! depuis Brennus, la Gaule n’a pas plus appris le droit que la guerre. Turbulent, vaniteux, admirateur de la force et du clinquant, fou de gloriole, ce que demande le Gaulois n’est pas même de la Justice, c’est un commandant. Dès avant César, plusieurs révolutions avaient labouré la Transalpine : sacerdoce, noblesse, démocratie, tout était usé ; l’idéal même de la patrie gauloise était éteint. Rome, par sa puissante notion du droit, avait opéré la centralisation de l’Italie ; la Gaule, cherchant son unité politique, n’aboutissait qu’à une stérile agitation : elle se laissait insulter par les Germains. Lorsque César se présenta, il n’eut que la peine d’opposer les uns aux autres ces intérêts antagoniques, en jetant dans le plateau son invincible épée. La Gaule divisée fut vaincue par elle-même plus que par les soldats du Tibre : cela fait, César devient l’idéal des braves Gaulois. Il y parut quand la bourgeoisie, abandonnant druides, nobles et plèbe, reconnut la souveraineté de Rome : le temple élevé au dieu Auguste au confluent du Rhône et de la Saône fut l’acte d’abdication de la vieille Gaule.

L’idée du droit, qui retint dans l’obédience de Rome tant de peuples divers, ne fut sans doute pas pour rien dans la soumission des cités gauloises. Mais le Gaulois, par son tempérament gouvernemental, confond la Justice avec la police ; il est toujours prêt à saluer dans le dernier vainqueur son magistrat. À l’arrivée des barbares, un moment refoulés par Aétius, bourgeois et évêques se montrent aussi empressés vis-à-vis des rois chevelus que leurs aïeux l’avaient été vis-à-vis des Césars. De même que les dieux de Rome avaient succédé à ceux des Druides, et le christianisme au culte du Capitole, tout de même le droit romain fut englouti par la loi salienne, le municipe par l’alleu, devenu plus tard le fief.

Jamais race, avec une pareille dose de vanité, ne se montra plus dépourvue de dignité et de sens moral, plus prompte à abdiquer sa personnalité et son caractère. Langue, culte, origines, traditions, mœurs, poésie, jusqu’à notre nom, nous avons tout perdu. Et nous eussions résisté aux empereurs !… À quoi avait-elle cœur cette fière Gaule ? Qui le sait ? Dites-moi à quoi elle a cœur aujourd’hui, et je vous dirai à quoi elle rêvait aux temps de César et de Mérovée…

XXX

C’en est fait, Rome est maîtresse. Comment va-t-elle user de la victoire ? Cet empire que le prestige du droit, soutenu de la force des armes, a rendu universel, le droit seul peut le perpétuer : là est la mission de Rome, là est aussi l’écueil de sa puissance. Saura-t-elle comprendre la parole de son prophète : Souviens-toi, Romain, que ton métier est de gouverner les nations par le droit, et de leur imposer les mœurs de la paix ? Tu regere imperio populos, Romane, memento ;… pacisque imponere morem.

Ici apparaît dans son éclat une vérité encore peu comprise.

Au fond, et quelque étalage que Rome fît de son niveau plébéien, du droit de cité qu’elle offrait aux peuples, de la paix que promettait aux intérêts le colosse impérial, la conquête du monde était une épouvantable injustice. Il n’y a pas de nation sans nationalité : l’observation le prouve tous les jours, et c’est une des lois les mieux démontrées de l’économie sociale. De même que l’état particulier se forme de l’agglomération de groupes industriels et de circonscriptions territoriales, unis par un contrat de mutualité et balancés les uns par les autres ; de même la catholicité des peuples se compose d’états unis par un lien fédératif, conformément à la loi de Justice commutative qui fait la base de tous les états.

Or, à présent que le pouvoir impérial, soutenu par la plèbe latine et les nations vaincues, s’était élevé sur les ruines de la puissance patricienne, qu’allait-il faire pour l’ordre du monde ? Comment entendrait-il le gouvernement de tant de peuples divers, qui l’avaient appuyé dans l’espoir d’un adoucissement à leur servitude indigène ?

Le plan des empereurs, aujourd’hui parfaitement expliqué, était séduisant :

Communication progressive du droit de cité aux nations vaincues ;

Le sénat composé de toutes les notabilités romaines et provinciales ;

Admission de tous les sujets de l’empire aux honneurs, jusques et y compris la dignité de césar ;

Conservation des mœurs, institutions, religions et magistratures locales, autant qu’il se pouvait sans gêner l’action centrale ;

Centralisation administrative ;

Émancipation progressive des esclaves ;

Recrutement de l’armée dans toutes les provinces ;

Égalité de tous les sujets de l’empire devant le fisc ;

Réforme des mœurs, restauration de l’agriculture, reconstruction des villes détruites ;

Idée d’une législation universelle, d’une Justice uniforme, propagée et développée par l’édit prétorien sous les noms d’édit perpétuel, droit commun, droit naturel, droit équitable, et finalement consacrée sous Justinien par l’abolition du droit quiritaire, déclaré par l’empereur inutile et dépourvu de sens.

Voilà ce qui entraîna les esprits et qui fit tomber toutes les résistances ; ce que, près d’un siècle avant César, avaient prévu et préparé de longue main les Gracques ; ce que promirent tour à tour les Drusus, les Saturninus, les Marius, les Sertorius, les Catilina, et qui rendit inévitable la défaite du parti patricien.

Eh bien ! je dis que ce système d’unité, qui fait, aujourd’hui encore, illusion aux meilleurs esprits, était radicalement faux et monstrueusement inique ; je dis que, la Rome républicaine ayant commencé la destruction du monde par la victoire, la Rome impériale, avec son organisation artificielle, allait l’achever par le despotisme.

Qu’était-ce, en dernière analyse, que cette organisation, fardée de libéralisme, des empereurs ? La destruction de toute force vive, de tout sentiment patriotique, de toute initiative locale, de toute indépendance, de toute originalité, de toute vie propre, parmi les nations. À part les réformes et améliorations de détail, sur lesquelles ne porte pas la critique, Rome, si elle voulait le salut du monde, n’avait réellement à faire qu’une chose : c’était de réorganiser toutes ces nationalités subjuguées, en créant une sorte de balance politique, et se posant elle-même comme le représentant armé de la confédération universelle.

Tant que la république avait pu, comme les rois, transporter au sein de Rome les populations soumises ; tant que du moins l’agglomération n’allait pas au delà d’un rayon de vingt-cinq ou trente lieues, l’assimilation était possible. C’est ainsi que tout Russe qui vient vivre à Paris devient Parisien, et que tout Parisien qui va s’établir à Pétersbourg devient Russe.

Mais du moment que l’incorporation embrassait de vastes territoires ; qu’après avoir absorbé l’Italie, elle s’étendait aux pays d’outre-mer, d’au delà des Pyrénées et des Alpes, la communication du droit de cité se réduisait à un pur artifice de l’autocratie impériale : c’était l’extinction systématique, au physique et au moral, de tout état, de toute société, de toute nation, Rome comprise ; c’était la désorganisation du genre humain.

Il n’y eut pas jusqu’au remplacement de ce vieux droit des Quirites par le droit prétorien, en tout ce qui touche la propriété, les contrats, la puissance paternelle et maritale, qui ne fût un véritable piége gour la liberté des nations. Comment a-t-on pu le méconnaître ? L’absolutisme quiritaire était l’expression de la famille, de la gens, de la clientèle, tout un système de rapports sociaux, politiques et économiques, consacrés par la religion. Maintenant il n’y a plus d’ordres dans l’État, plus de patronage, plus de gens, plus de famille, plus même de mariage ; il ne reste que l’absolutisme propriétaire, individuel, sous l’absolutisme de l’empereur…

On ne transige pas avec le droit ; et le premier des droits, condition absolue de vie pour toute nation, c’est de se posséder, de se développer selon son génie propre ; c’est, en un mot, la Liberté.

L’événement le prouva, lors des insurrections terribles qui suivirent la mort de Néron, et plus tard, quand, sous la réaction des nationalités écrasées, on vit dix-neuf empereurs nommés à la fois dans les diverses parties de l’empire ; quand enfin, l’œuvre de centralisation portée à son comble par Dioclétien, on la vit se démentir aussitôt par une création de quatre empereurs. Rome tenait le monde en respect en lui présentant son droit armé, et faisant ressortir la nullité de toute autre juridiction. Mais le monde ne crut jamais à l’accomplissement de l’œuvre impériale ; la conscience du genre humain protesta toujours, et le christianisme fut le monument de cette incrédulité.

Rome pouvait-elle comprendre la haute mission qu’aujourd’hui la Justice, l’économie sociale et l’histoire lui assignent de concert ? Je ne sais. C’eût été de sa part reconnaître qu’elle avait vaincu les nations, non pour les exploiter et les piller, mais pour protéger leur indépendance à toutes et leur faire respecter le droit commun : confession difficile. La conscience des peuples n’était pas non plus à cette hauteur ; elle n’attendait pas autre chose que l’application du droit de guerre, et l’empire se présentait comme un adoucissement. La paix moyennant l’obéissance, l’égalité sous le despotisme : transaction hypocrite, qui, sous les plus magnifiques apparences d’équité et d’ordre, assurait au quirite, noble et plébéien, les dépouilles du monde.

Avec quelle âpreté ils s’élancent pour le partage ! Le patricien dépouille les temples, accapare la terre ; le prolétaire réclame sa part en subventions, vivres, divertissements. La guerre civile, allumée par l’avarice, déchire la république ; enfin la multitude triomphe, l’empire s’incarne en un homme. Quel est cet homme ? qu’est-ce que l’empereur ?

XXXI

L’empereur, regardez-y de près, n’est autre chose que la réalisation du vieil idéal romain, politique, religieux, militaire, jadis à peine entrevu à l’heure solennelle des grands triomphes, maintenant visible à toute heure ; fonctionnant en permanence, dans la plénitude de ses attributs.

C’est le dictateur, l’homme dont la parole fait le droit, dictitans jus, pour le noble comme pour le prolétaire, et que ses soldats ont acclamé Imperator après la victoire. Seulement, tandis qu’autrefois le dictateur, créé pour une mission exceptionnelle et temporaire, n’était que le ministre armé du droit, l’Imperator va devenir, par la perpétuité et l’universalité du pouvoir, auteur du droit, comme Dieu même. Tel fut le changement apporté dans l’institution. On avait combattu, pendant cinq siècles, par la dictature ; on voulait gouverner, vivre, jouir, par la dictature : voilà l’empire.

C’est ainsi qu’à l’Idée qui jadis avait gouverné la république fut substitué, par l’idoloplastie populaire, l’Idéal impérial.

L’empereur est le peuple, dans sa souveraineté, dans ses plaisirs, dans ses combats, dans ses triomphes.

Le peuple romain sent sa liberté en la personne de son empereur, comme le moujik sent la sienne en la personne du tsar. Ceux qui combattent à Pharsale sous le drapeau de César le disent avec ivresse : C’est pour la liberté que nous sommes avec toi, ut vindicemus nos in libertatem. César siége sur son tribunal : c’est la raison, c’est le droit, c’est la religion des ancêtres qui parle par sa bouche. Qui jamais affecta plus de respect pour les vieilles mœurs et les formes juridiques que Tibère ? César triomphe : c’est le peuple qui triomphe en César. César est l’enfant du peuple, son poupon, son nourrisson, son mignon, pupus, pullus, alumnus, dit Suétone dans Caligula. La personne de César est sacrée, celui qui l’offense offense la majesté du peuple.

Certes, jamais incarnation de l’idéal, jamais idolâtrie, ne fut posée, soutenue, développée plus vigoureusement que celle de l’empereur. On reconnaît ici le grandiose romain. Mais la raison pratique ne se gouverne pas par l’idéal, et dès que celui-ci s’établit à la place du droit, l’État est perdu.

XXXII

Par la perpétuité et l’universalité de la dictature, l’empire était fondé sur la violation du droit. En remontant à la cause qui en avait déterminé la formation, on pouvait le définir : Une réaction de la raison d’État populaire contre la raison d’État patricienne.

Mais le suffrage populaire est aussi impuissant que l’idéal à suppléer la Justice : le droit violé par le fait de l’autocratie impériale, l’empereur se trouvait, pour ainsi dire, hors la loi, et l’empire avec lui.

La société devait donc réagir, d’un côté contre l’empire, en opposant au dieu César un dieu nouveau qui rétablît le droit ; de l’autre contre la personne de l’empereur, exposé à chaque instant de sa vie au poignard des meurtriers.

Jamais on ne vit tant de lois de majesté, et jamais tant de morts violentes parmi les princes. Pendant cinq siècles, sur plus de quatre-vingts dont se compose la liste d’Occident, à peine si l’on en compte dix qui meurent de mort naturelle. Tant l’idéal, servi même par l’héroïsme, est impuissant à tenir lieu du droit, tant il est prompt à se corrompre.

Après Jules César, qui reste le maître de tous et le modèle, la liste des empereurs compte certes plus d’un héros. Quels hommes, abstraction faite de la diversité de leurs fortunes, qu’un Vespasien, un Trajan, un Adrien, un Antonin, un Marc-Aurèle, un Septime-Sévère, un Dèce, un Valérien, un Aurélien, un Probus, un Carus, un Dioclétien, un Constantin, un Valentinien, un Théodose !… Toujours à cheval, parcourant l’empire d’une extrémité à l’autre, goûtant à peine une heure de cette paix dont ils faisaient jouir les peuples : vrais consuls, vrais magistrats, vrais Romains !… Les républiques n’ont pas d’hommes que l’histoire élève au-dessus d’eux.

Mais, parce qu’ils sont la personnification d’un idéal suranné ; parce que leur autocratie, inventée pour la guerre, est inconciliable avec le droit, seul principe dont subsistent les États, ils succombent tous à la tâche. Le découragement les gagne : ils n’ont pas même foi en leur rôle. Auguste, Vespasien, Antonin le Pieux, vivent et meurent en sceptiques ; Trajan périt de fatigue et de désespoir ; Marc-Aurèle se réfugie dans le stoïcisme ; Septime-Sévère s’écrie sur son lit de mort : J’ai été tout, et rien ne sert ! Aurélien méprise la plèbe et fuit Rome ; Probus rêve la fin du prétorianisme, le désarmement général et le retour à la république ; Constantin abjure Rome, ses lois, ses dieux, et se fait chrétien !… Or, quand le trouble saisit les forts, quelle pourrait être la pensée des lâches et de la marmaille ?

L’empire, fondé par l’idéalisme, aux prises avec la réalité, présentait un problème insoluble. Ce n’était pas tout que de donner à la plèbe l’annone et les jeux ; il fallait faire justice aux provinces, accorder chaque jour aux cités quelque nouveau privilége, étendre l’immunité civique, réparer sans cesse, par les affranchissements, le déficit de la population libre ; il fallait, bon gré mal gré, satisfaire aux exigences d’une administration unitaire, marcher à l’égalité devant la loi, à la fusion des races et des territoires : toutes choses impossibles. La position des empereurs était fausse. Sollicitée par tant d’intérêts contraires, leur administration dégénéra fatalement en système à bascule, dès lors en butte à toutes les influences mauvaises qui travaillaient l’empire. Auguste et les Antonins surent maintenir l’équilibre : cela ne pouvait avoir qu’un temps. Ceux-là exceptés, les autres ne font plus qu’exprimer, à des degrés et sous des aspects divers, l’iniquité de leur rôle, par la dépravation de leur idéal.

Dépravation par les lettres, les arts, la philosophie épicurienne, l’imitation des mœurs grecques et asiatiques. — Auguste, malgré la simplicité affectée de son ménage, visant au bel esprit, à l’érudition, abâtardit son caractère ; Antoine mène la vie inimitable de Sardanapale ; Néron est artiste, déclamateur, chanteur ; Claude, grammairien. Gallien perd joyeusement l’empire, occupé de petits vers et de fins soupers, pendant que son père sert de marchepied au Perse Sapor.

Dépravation par la plèbe, féroce et avide : — Caligula, Néron, Commode, les plus populaires des empereurs.

Dépravation par le soldat : — Caracalla, Maximin.

Dépravation par la superstition et les femmes : — Élagabal, Alexandre-Sévère.

Dépravation par lui-même : tout idéalisme que ne gouverne pas la Justice se déforme bientôt par la contemption de la Justice. — César, dictateur à vie, est exempté personnellement de toute loi ; Auguste, prince du sénat, cumule toutes les dignités et les honneurs : sous lui, le triomphe devient le privilége du titre impérial ; Septime-Sévère s’affranchit du suffrage du sénat et du peuple ; Aurélien prend le diadème, dont le seul essai avait coûté la vie à César ; Dioclétien s’installe à Nicomédie, et de là, multipliant les empereurs, multiplie sur le monde le despotisme ; Constantin détruit les gardes prétoriennes et change la religion.

Et voilà ce qui fait le crime de Pompée, de Crassus, de César, d’Antoine, de Lépide, d’Octave, de tous ceux qui concoururent à la formation de l’empire ; ce qui fait en revanche la gloire de Caton et la justification de Brutus. Le vieux parti patricien aurait-il mieux répondu que celui des césars aux nécessités de la situation ? Je l’ignore. Ce qui est sûr, du moins, c’est que ce parti a succombé en combattant l’empire ; or, l’empire n’était pas seulement la fin de la république ; c’était la mort de la patrie romaine et de toute nationalité, par la négation générale du droit de patrie et de toute liberté latine et humaine.

Pour éclairer cette question encore neuve, qu’on me permette de reproduire, d’après mes lectures, quelques-uns de ces types impériaux, choisis parmi les moins compris de l’histoire.

XXXIII

Extraits de l’histoire des empereurs.


ÉLAGABAL.

L’an 218, l’empereur Macrin, qui s’était élevé à la pourpre par le meurtre de Caracalla, venait d’être défait par Artaban, roi des Parthes, et forcé d’acheter la paix. À un chef de prétoriens, soupçonné de velléités réformistes, accusé d’assassinat et d’usurpation, la défaite était impardonnable. La porte est ouverte aux intrigues : les soldats, séduits par Mœsa, sœur de l’impératrice Julie, veuve de Septime-Sévère, proclament empereur le jeune Bassien, surnommé Élagabal (dieu de la Montagne ou Dieu-donné), âgé de dix-sept ans, cru bâtard de Caracalla, et qui exerçait les fonctions de prêtre du Soleil, à Émèse. Peu de temps après, 6 juin, les deux compétiteurs se rencontrent ; Macrin, abandonné par une partie de ses troupes, est défait par le parti d’Élagabal, qui n’est autre que le prétorianisme demandant à être rétabli dans la solde et les priviléges que lui avait attribués Caracalla. Quelques gouverneurs de provinces refusent de reconnaître l’élection d’Élagabal : les noms glorieux d’Antonin et de Sévère qu’affecte le jeune empereur triomphent de toutes les résistances ; les révoltés sont mis à mort.

Jusqu’ici, rien qui sorte des données ordinaires de l’histoire. Mais que sera Élagabal sous la pourpre ? Quelle influence va-t-il représenter ? Quel est son caractère devant la postérité ?

Élagabal était petit-neveu de Julie la Syrienne, femme bel-esprit, adonnée à toutes les curiosités religieuses du temps, que Sévère avait épousée par amour, en dépit de l’aversion bien connue des Romains pour les étrangères. Avec Julie, l’esprit des Cléopâtre, des Bérénice, esprit de superstition voluptueuse, monta sur le trône. C’était le temps de la plus grande vogue du gnosticisime. Après le meurtre de Caracalla, Soémis, mère d’Élagabal, soit prudence, soit dévotion, l’avait caché dans le temple d’Émèse. C’est ainsi qu’au moyen âge, et jusqu’à la Révolution française, on se débarrassait des cadets de famille et des prétendants à la couronne en les faisant entrer en religion.

Quelle fut l’éducation d’Élagabal ? On peut en juger par les faits et gestes de son règne. Sans doute l’Histoire augustine en aura exagéré les traits ; mais il faut les prendre tels que la satire les a transmis : la vérité, pour l’histoire comme pour le drame, est bien souvent dans la charge.

Élagabal est l’empereur devenu mystique, d’une mysticité érotique. Il part d’Asie pour venir à Rome se présenter au peuple. Son voyage est une procession religieuse, qui dure quatre mois. Enfin il entre dans la ville éternelle, vêtu d’une robe de soie traînante, le visage fardé, les sourcils peints, semblable à une idole, le front surmonté d’une tiare orientale, conduisant, dans une attitude extatique, le char où repose son dieu favori. C’était une pierre noire (probablement un aérolithe), taillée en cône ou phallus et enchâssée de pierreries. De jeunes Syriennes se livrent, autour du char, à des danses lascives ; les parfums les plus rares, les vins les plus exquis, tout est prodigué pour ce jour de triomphe. Les vieux Romains crient au scandale ; le préfet du prétoire, Julien, entreprend de chasser l’infâme : il est tué par les soldats. Il avait le tort de ne pas prendre au sérieux une chose très-sérieuse, la rénovation de l’idéalisme religieux, nécessaire au soutien de l’idéalisme impérial. Mais la nouvelle religion sera-t-elle au Droit ou à l’Amour ? telle est la question que pose l’empereur Élagabal. On sait quelle fut plus tard la réponse de l’Église : Ni à l’un ni à l’autre ; la religion sera à la Pénitence.

Élagabal entreprend de subordonner tous les cultes à celui du dieu d’Émèse. D’abord il le marie à la Lune, Astarté, la déesse de Carthage, et tous les citoyens sont forcés de contribuer à la dot. À ceux qui seraient tentés de sourire, je ferai observer que toutes les théogonies, celle même de nos Évangiles, sont pleines d’imaginations aussi étourdissantes.

Dans le temple, nouveau Panthéon, qu’il élève à son dieu, il rassemble les divinités et les emblèmes de toutes les religions, y compris les cultes juif, samaritain et chrétien. Élagabal sait que le siècle est à la religion, que la révolution sociale est toute religieuse, et il aspire, pontife universel, à gouverner tous les cultes du fond de sa chapelle. Dicebat prætereà Judœorum et Samaritanorum religiones et christianam devotionem illùc transferendas, ut omnium culturarum secretum Heliogabali sacerdotium teneret. (Lamprid.)

Élagabal persécute les philosophes ; cela devait être : à tout révélateur la philosophie est odieuse. Quel mal saint Paul n’a-t-il pas dit des philosophes ? Il donne le spectacle de la plus frénétique lubricité ; mais cette luxure, qui étonna les Romains, même après celle de Néron et de Commode, était un effet des superstitions de l’Orient. La religion pouvait seule inspirer de tels prodiges. Sous l’emblème du feu, Élagabal adore la puissance génératrice, de tous les idéalismes le plus ancien, le plus universel, le plus indompté. Il y a quelque chose de sacerdotal dans les infamies dévotes qu’il mit en pratique, et dont le palais impérial devint le théâtre. C’est de la gnose, une gnose aphrodisiaque. Mahomet, venu quatre cents ans plus tard, et qui se vantait, comme d’une marque de la faveur divine, de valoir trente hommes dans l’action, reproduit à sa manière la lasciveté religieuse d’Élagabal.

Vraiment, et ceci prouve encore en faveur des Romains du troisième siècle, le malheur d’Élagabal fut de n’être qu’à moitié compris. Il crée, pour le gouvernement de l’empire, un sénat de femmes vouées à Vénus : c’est le principe de l’égalité des sexes qu’affirme Élagabal, au nom de l’amour. Comme dans les romans du marquis de Sade, le sang et la volupté, la Vénus physique et la Vénus Uranie, se réunissent dans la religion d’Élagabal. Au dieu de l’amour et de la génération il offre des victimes humaines ; il viole une vestale, et aime platoniquement une courtisane ; tient académie de prostitution masculine et féminine, assigne un donativum à ses compagnes d’armes, rachète aux frais de l’État les femmes publiques, esclaves la plupart, et leur donne la liberté : hommage éclatant rendu par l’empereur à l’amour libre. Il s’habille en femme, prend le nom d’impératrice, confère les dignités de l’État à ses nombreux maris, recrutés du cirque, de l’armée, de la marine et de tous les lupanars, pour leurs facultés priapiques. Commode, poursuivant les bêtes du cirque, jouait l’Hercule ; Élagabal joue la Vénus, tantôt l’Anadyomène, tantôt la Callipyge, et, dans son hermaphrodisme, épuise toutes les inventions de la volupté. Sous lui, c’était un moyen de fortune que la possession d’un grand et gros nez, marque, selon lui, d’une prédestination du ciel. Jamais il ne toucha deux fois la même femme. Il se fit un devoir de figurer nu dans la procession des prêtres de Cybèle, imitant de son mieux la castration et se faisant traîner sur un char attelé de femmes nues. David, compatriote d’Élagabal, n’avait-il pas dansé nu devant l’arche ?… À ses mignons, qu’il rasait et épilait lui-même à la mode des femmes d’Orient, il baisait avec respect les parties honteuses, comme nous faisons les reliques…

Ces folies, d’après ce que l’on sait des mystères de la déesse syrienne, ne permettent pas de douter qu’Élagabal, né d’un inceste, initié par sa mère au culte de Vénus, n’ait agi par fanatisme autant que par débauche. Le délire vénérien était monté partout au paroxysme ; chrétiens et païens, Grecs, Romains et Barbares, ne rêvaient que de volupté. Les livres ascétiques de Tertullien, le rigorisme de Montan, la castration d’Origène, aussi bien que les impudicités monstrueuses des sectes gnostiques et les galanteries des agapes, expliquent de reste ce caractère étrange d’Élagabal, à peine compréhensible pour notre époque, et qui ne le sera plus du tout pour la postérité. Tandis que les uns cherchent l’idéal de la jouissance, les autres se jettent de désespoir dans la macération : l’ascète, comme le débauché, est un témoin de la dépravation des cœurs et des esprits.

Élagabal, comme certains socialistes du xixe siècle, affirmait la pantogamie, la confusion des genres, des espèces et des sexes ; un érotisme omnisexuel, omnianimal, omnimode. Dédaignant la politique, dont il confiait le soin à son cousin Alexandre, il se réservait la direction exclusive des affaires de religion. Sa mère Soémis régnait avec lui, conduisant les chœurs amoureux, et signant pour son fils les décrets des consuls. Ce fut aux yeux des Romains son plus grand forfait. Du reste, il plut aux soldats par ses gratifications, à la plèbe par son luxe et ses largesses : c’est lui qui, au rapport de Lampridius, inventa ces loteries dont la chrétienté charitable a conservé l’usage, et qui jouent un si grand rôle dans les combinaisons de la finance moderne.

Ainsi Rome devait exprimer, en la personne de ses empereurs, toutes les idéalités de la terre. En attendant que la théologie chrétienne monte sur le trône, nous aurons l’exhibition du patriciat en Pompée, de la plèbe en César, de la philosophie en Marc-Aurèle, du machiavélisme en Auguste et en Tibère, de l’héroïsme en Trajan, du prétorien en Sévère, de la théosophie vénérienne en Élagabal, du puritanisme en Alexandre. Savoir les empereurs, c’est savoir l’antiquité dans son passage du passionnalisme à l’ascétisme ; c’est connaître la thèse, c’est-à-dire la cause immédiate, du christianisme.

Élagabal est une des apparitions les plus curieuses de cette transition pagano-chrétienne. Il n’est, au fond, ni plus ni moins perverti que tant d’autres ; ce qu’il en fait, on ne saurait trop le redire, est le résultat de l’hallucination mystique autant que de l’enivrement des sens. Ce n’est ni un bambocheur comme Néron, ni un mélancolique comme Tibère, ni un frénétique comme le fils de Germanicus. C’est tout simplement le fils d’une prêtresse de Vénus, un initié de ce culte babylonien contre lequel tonnaient jadis les prophètes. Pour comprendre Élagabal, il faut lire, non Juvénal ou Pétrone, mais la Bible.


ALEXANDRE-SÉVÈRE.

Une société livrée à l’idéalisme passe d’un extrême à l’autre, sans trouver jamais l’équilibre. Après Élagabal, Alexandre-Sévère ; après Louis XV, Louis XVI. Le caractère de ce nouvel empereur n’a pas été mieux apprécié que celui du précédent.

Proclamé empereur, comme son cousin, à dix-sept ans, par une révolte prétorienne, Alexandre règne sous la tutelle de sa mère, Mamée, et du célèbre jurisconsulte Ulpien.

Qu’est-ce d’abord que cette Mamée ? La propre sœur de Soémis, une Syrienne, une initiée du culte d’Astaroth, dans l’exercice duquel elle devint mère d’Alexandre, dont le père est demeuré aussi inconnu que celui d’Élagabal. Plaisant effet de l’idéalisme ! Ayez d’abord pour empereur un grand homme, un Antonin, un Sévère, le dernier de ses petits-bâtards deviendra pour la populace une idole. Seulement, avec l’expérience le caractère du sujet change : à la place de l’infâme Élagabal, nous aurons en Alexandre un sage garçon, une demoiselle, doux, modeste, pudique, obéissant à sa mère et à son ministre, orné de toutes les vertus dont Élagabal avait si étrangement exagéré les vices, comme celui-ci d’ailleurs, plein de religion et de piété. Ces deux jeunes gens sont vraiment frères, ou pour mieux dire, vraiment sœurs : il n’y a de différence entre elles que la conduite. Élagabal fut une fille de joie ; Alexandre une personne rangée. Chez tous deux, la pudeur et la lubricité procèdent du même tempérament, du même esprit mystique, donnant naissance à des qualités et à des défauts contraires. En Élagabal, le fanatisme érotique produit une fièvre de luxe et de prodigalité inouïe ; en Alexandre, la retenue amène l’avarice. Au demeurant, comme Élagabal, Alexandre manque au principe prétorien, d’abord en faisant ou laissant nommer auguste sa mère Mamée, comme l’avait été Soémis ; puis, en s’abandonnant à son cosmopolitisme religieux et anti-césarien ; enfin, en laissant trop ostensiblement la direction des affaires au parti des hommes d’État, représenté alors par Ulpien, Paul, Sabin, Modestin, Africain, Callistrate, Hermogène, Marcien, parti d’honnêtes gens, mais dont le moindre tort, à cette époque, était peut-être encore d’être détesté du soldat.

De 222 à 235 s’écoule, presque sans événements, le règne pieux et honnête d’Alexandre. Bon jeune homme, aux inclinations studieuses et dévotes, mais d’une religion aussi réservée que celle d’Élagabal avait été fougueuse et obscène. Tous les matins, dit Lampridius, il passait dans son oratoire, faisait sa prière devant les images des héros, des bons princes et des âmes saintes, parmi lesquelles on remarquait celles d’Orphée, d’Apollonius de Tyane, d’Abraham et de Jésus. Sous une autre forme, il continuait l’œuvre d’Élagabal. Il protégea les mathématiciens, c’est-à-dire les tireurs de sorts, les philosophes et les gens d’esprit, ce qui ne prouve pas précisément qu’il fût rien de semblable. Outre qu’il savait chanter, faire des vers, sonner de la trompette, jouer de la flûte et de l’orgue, et possédait même un peu de géométrie, il était, au rapport de Lampridius, grand astrologue, grand aruspice, grand ornéoscope. Les prétoriens, par allusion à sa naissance et à ses dévotions syriaques, le surnommèrent d’abord archi-synagogus ; plus tard, quand il s’avisa de les soumettre à la réforme, ils lui donnèrent non moins ironiquement le sobriquet de Sévère. Ce fut son arrêt de mort.

Ayant épousé, avec la permission de sa mère, une jeune patricienne qu’il adorait, sa tendresse conjugale remplit de jalousie le cœur de la vieille auguste. Par ses intrigues, l’artificieuse Mamée vint à bout de perdre la jeune impératrice, sans que le benoît empereur eût la force de protéger sa femme : il se contenta de la pleurer.

En 228, une révolte des prétoriens détruit le parti des hommes d’État. Le préfet du prétoire, Ulpien, est massacré par les soldats sous les yeux d’Alexandre, qui ne trouve pour son ministre que des pleurs, comme il n’avait trouvé que des pleurs pour sa femme. Ulpien et ses collègues étaient conservateurs et impérialistes sans nul doute, à ce titre non suspects ; mais leur idéal se rapprochait plus de celui des Antonins que de celui de Sévère, et par le fait ils semblaient rétrograder. Comme tous les magistrats, après avoir fait de l’opposition à l’idée impériale, ils avaient fini par s’y rallier, et travaillaient à sa consolidation quand déjà elle déclinait. Pour soutenir leurs théories il eût fallu un héros, non un enfant, à supposer même que le mal ne fût pas au-dessus de tout héroïsme. « Si Alexandre, dit naïvement son biographe, fut un si grand empereur, c’est qu’il se laissa guider en tout par Ulpien. » — Je n’en veux pas davantage pour conclure que le pauvre Alexandre, qui mit tant de soin à chasser les eunuques d’Élagabal, fut l’instrument d’une camarilla de pédants et de sots.

En 232, Alexandre marche contre Artaxerce, le Sassanide. Entre temps, il s’occupe d’études philosophiques et morales, et compose un livre sous ce titre : Règles pour bien vivre. Recueil de ses thèmes, sans doute. Après une campagne mal dirigée et sans gloire, il ramène ses troupes mutinées à Antioche, et ne s’en donne pas moins, de retour à Rome, la gloire du triomphe. Pouvait-il moins pour l’honneur de son nom, ce nouvel Alexandre ?… Le vent de la révolte souffle de tous côtés ; quatre empereurs sont nommés à la fois, tant le dégoût d’un si estimable prince était universel. Ce n’était pas manque de bonne volonté, cependant. À part le soin qu’il prenait de son pécule, irréprochable, austère même dans ses mœurs, affectant la popularité, soigneux du soldat malgré la sévérité de la discipline ; ne négligeant rien pour s’attirer l’affection des officiers et fonctionnaires ; allant jusqu’à leur procurer des concubines, quand ils n’étaient pas mariés (ici perce le bout de l’oreille d’Élagabal) ; quel prince, en son gouvernement et dans toute sa vie, fut plus accompli qu’Alexandre ? Enfin, en 235, après une campagne équivoque contre les Germains, il est tué avec sa mère, à l’âge d’environ trente ans. Quoiqu’il fût grand, fort, adroit aux exercices du corps, on peut dire qu’il ne prit jamais la toge virile. Son règne fut aussi funeste à l’empire que l’avait été celui d’Élagabal, par l’hétéroclisme des idées, l’inopportunité du système et le ridicule du souverain.

Sous Alexandre, le christianisme prit un développement formidable, qui bientôt provoqua de nouvelles et incessantes persécutions. Les chrétiens bâtirent leur premier temple : on ne sait si ce fut à Jéhovah ou à Jésus-Christ. Origène, appelé à la cour par Mamée, qui paraît avoir pris sa grand’tante, Julia Domna, pour modèle, jouit d’une grande faveur. L’influence des hommes d’État, qui accusaient le christianisme de pervertir la société romaine et de refroidir le courage du soldat, avait fait maintenir les édits portés contre les novateurs : la piété d’Alexandre en paralysa l’effet. Ce n’était plus un empereur ; ce n’était pas même un Romain : c’était un philanthrope, un cosmopolite, un illuminé, un bigot.

La vie d’Alexandre-Sévère, telle que la rapporte l’Histoire augustine, semble une mise en action de la Cyropédie. La scène, racontée d’après les documents officiels, où cet enfant, acclamé par les sénateurs des surnoms d’Antonin et de Grand, se défend, dans un discours appris, d’un tel excès d’honneur, est d’un ridicule parfait ; elle fait tort au précepteur, autant qu’au biographe. Le parti d’Ulpien, qui régna sous son nom, et les chrétiens qu’il protégea, ont voulu faire d’Alexandre un grand prince : il suffit de relater les faits de ce règne, de celui qui l’a précédé et de celui qui l’a suivi, pour en montrer l’ineptie.


MAXIMIN.

Le successeur d’Alexandre-Sévère fut Maximin.

De même qu’entre Élagabal et Alexandre il y avait eu contraste de vie et de mœurs, de même entre ces deux princes et Maximin il y a contraste de tempérament. L’élection de ce césar est une représaille des prétoriens, qui, depuis dix-sept ans, trompés par des noms, n’étaient plus conduits par des hommes. Enfin ils se donnent un mâle : jamais pareil capitaine ne fut vu à la tête d’une armée. Son élection fut électrique : un jour qu’il passait une revue, il fut salué, in-promptu, empereur par les soldats, qui rendirent bientôt, par le meurtre d’Alexandre et de Mamée, l’élection irrévocable.

Maximin, né en Thrace, de sang goth, surnommé le Cyclope et le Phalaris de l’empire, est l’idéal du césar tel que le prétorien dut le rêver après Élagabal et Alexandre. Sa taille, dit la légende, de plus de huit pieds romains ; sa force, qui égalait celle d’un cheval ; son appétit, que trente livres de viande, vingt-cinq pintes de vin, n’effrayaient pas ; sa beauté, ses grands yeux, en faisaient un modèle d’empereur prétorien. De même qu’Antonin le Pieux avait marqué l’apogée du césarisme, Maximin est l’apogée du prétorianisme.

Les proscriptions recommencent : depuis si longtemps le soldat n’avait rien eu à dévorer de la caste patricienne ! Maximin est la colère soldatesque qui s’exhale après dix-sept ans de mollesse et de honte. Les consulaires, les lettrés, les gens de loi et d’administration, tout ce qui se distingue par la naissance, l’éducation, le génie, se voit en butte à la haine d’un prince que tourmente la conscience de sa grossièreté et de son origine barbare. Réaction inévitable contre un monde de philosophes, d’avocats, de prêtres, d’illuminés, qui n’avait cessé, comme une vermine, de ronger l’empire depuis le patronage de Julia Domna, continuée par Soémis et Mamée.

Maximin dédaigne de visiter Rome et l’Italie ; mais il sait battre l’ennemi, et il le refoule dans ses forêts.

Les supplices qu’il inflige sont ceux d’un sauvage : tantôt il fait assommer les condamnés à coups de massue, comme des chiens ; tantôt il les livre aux bêtes féroces, sous des peaux sanglantes d’animaux. Dans ce mépris affecté de l’humanité, ne reconnaît-on pas le dégoût de l’immonde société qui avait produit Élagabal, comme de la religiosité casanière d’Alexandre ? — « Maximin, lui dit Élagabal lorsqu’il se présenta pour reprendre du service, on prétend que tu as quelquefois fatigué seize, vingt et trente athlètes : es-tu de force à faire vingt passes avec une femme ? » Il avait un fils d’une beauté si singulière que Capitolin la compare à une image tombée du ciel, divinitùs lapsam ; et la pudeur de ce jeune homme n’était pas moins grande. Aussi impurs qu’Élagabal, les ennemis et compétiteurs de Maximin, les Balbin, les Maxime, les Gordien, s’en faisaient contre le jeune César un texte d’infâmes calomnies. Que de cruautés rachètent de pareilles insultes ! Maximin pouvait arrêter un char lancé dans la carrière, casser la tête à un cheval d’un coup de poing ; il broyait les pierres dans ses mains, arrachait de jeunes arbres : mais on ne lui reprocha jamais d’avoir un sérail et de prostituer son corps aux goujats des légions. Par contre, on vante sa femme Pauline, pleine de douceur, de sagesse, de bienfaisance, une Pallas mariée à un titan. Preuve encore que ce barbare avait, plus que les Romains qui l’outrageaient, le sens moral, et respectait les lois de la nature.

Maximin devait sa fortune à Septime-Sévère, qui se connaissait en hommes, et avait découvert en celui-ci autre chose que sa masse. Après le meurtre de Caracalla, il n’avait pas voulu, par reconnaissance, servir sous Macrin ; accueilli par l’obscène Élagabal, comme Chéréa par Caligula, il aima mieux retourner à ses champs que de suivre, sous un tel monstre, sa fortune militaire. Combien de Romains en firent autant ?…

Après l’élévation d’Alexandre, Maximin reparut à l’armée, passa par tous les grades avec l’applaudissement des soldats, qui l’appelaient leur Ajax et leur Hercule ; obtint le commandement de la 4e légion, qui devint sous lui la plus vaillante et la mieux disciplinée. De tels états de service rachetaient bien la sauvagerie de sa naissance. De plus en plus satisfait de ses services, Alexandre n’avait pas été éloigné de donner au fils du paysan goth sa sœur en mariage : qui donc ici aurait eu à se plaindre de la mésalliance ?

Devenu empereur, il ne souffrit jamais qu’on lui baisât les pieds : « Aux dieux ne plaise, disait-il, qu’un homme libre colle ses lèvres sur ma chaussure ! » La barbarie, en la personne de Maximin, faisait honte à la civilisation ; les rôles étaient intervertis : l’invasion des barbares est justifiée.

Mais tout ce qui est fondé par l’idéalisme doit périr par l’idéalisme.

Autant les princes syriens, par leurs qualités et leurs vices contraires, choquaient le caractère prétorien, autant Maximin, par son individualité barbaresque, rendue plus effrayante par la renommée, faisait violence aux habitudes sociales. On le sifflait en plein théâtre ; ses lettres au sénat étaient tournées en ridicule ; les enfants et les femmes faisaient des vœux pour qu’il ne parût jamais à Rome. Il épouvantait, et, quoi que pût faire son épouse Pauline, il lui était impossible de guérir les esprits de cette épouvante.

Un des plus grands méfaits de Maximin, aux yeux de la multitude, fut d’avoir appliqué au service des armées les revenus particuliers des villes, destinés aux divertissements publics. Certes, les raisons ne manqueraient pas pour justifier une si grande tyrannie. Après tout, il fallait faire vivre le soldat, qui combattait le barbare pendant que le citadin s’amusait. Mais ici apparaît la scission qui se creuse entre l’armée et la plèbe : caractère de l’ère prétorienne, et conséquence inévitable du césarisme. Maximin ayant fait enlever des temples les statues d’or et d’argent des dieux pour les convertir en monnaie, le peuple, en quelques endroits, aima mieux se faire massacrer pour ses idoles que de souffrir une telle impiété. Un sénateur, Magnus, se révolte dans la Gaule : il est tué avec quatre mille complices, supposés ou convaincus, sans forme de procès. Quartinus, dans l’Osroène, se fait proclamer empereur ; sa tête est bientôt portée à Maximin. Enfin une coalition de riches, que menaçaient les taxes forcées de Maximin, se forme ; ils arment leurs esclaves, leurs clients, leurs paysans, et proclament les deux Gordien. Disons un mot de ces candidats.

Gordien père, vieillard de quatre-vingts ans, descendait de Trajan par sa mère, et par son père des Gracques. Il pouvait se vanter de la plus noble naissance : premier contraste avec Maximin. Protecteur des lettres et des arts, il s’était rendu encore agréable au peuple par les spectacles qu’il lui donnait, et dans lesquels il faisait paraître régulièrement cinq cents couples de gladiateurs, jamais moins de cent cinquante. Or, qu’étaient ces gladiateurs pour la plupart ? Des co-nationaux de Maximin.

Gordien fils surpassait son père pour l’aménité des mœurs, la magnificence et les plaisirs. Il entretenait à la fois vingt-deux concubines, non pas pour la montre, dit l’histoire, car il avait de chacune deux ou trois enfants. Sa bibliothèque s’élevait à soixante-deux mille rouleaux. Ses produits littéraires n’étaient pas plus à mépriser, assure-t-on, que ceux de son sérail : quelle satire des mœurs de Maximin, de Maximin le Goth, de Maximin l’illettré, de Maximin le monogame !

Après trente-six jours de révolte, les deux Gordien disparaissent, écrasés par le gouverneur de Mauritanie, Capellianus. Mais le sénat compromis persiste, et nomme à leur place Balbin et Maxime, puis, sur la demande du peuple, un troisième Gordien, âgé de treize ans.

Maximin apprend en Pannonie ces événements : il méditait une expédition contre les Sarmates, dont le résultat devait être de soumettre tout le nord, entre le Danube et la Baltique, à l’empire. Comme on pouvait s’y attendre, sa fureur éclate et menace jusqu’à sa famille. Il maudit cette lâche civilisation qui, après un Élagabal, un Alexandre, lui préfère encore des raffinés, des épicuriens, des noms !… Il sévit sur tout ce qui l’entoure, notamment sur les chrétiens, excréments de toutes ces superstitions qu’il ignore.

À la tête de son armée, composée des meilleures légions, victorieuse dans trois campagnes, il se dirige, à la fin de l’hiver, sur l’Italie par les Alpes rhétiques, franchit le Timave débordé sur un pont de futailles, ne rencontre partout que campagnes désolées, villes abandonnées, et vient mettre le siége devant Aquilée, après en avoir arraché les vignes et brûlé les faubourgs. Les habitants se défendent en désespérés, comme on fait contre une bête féroce ; les femmes rivalisent de courage avec les hommes : la peur, le mépris, la religion, surexcitent toutes les âmes contre le barbare.

Cependant l’armée assiégeante commence à être travaillée par les émissaires du sénat ; le silence qui l’environne, la désolation du pays, le froid, la faim, portent le découragement au cœur du soldat. Le monde a condamné leur chef, et, malgré leur dévouement à sa personne, ils tiennent au monde. Enfin un parti de prétoriens, qui tremblaient pour leurs enfants et leurs femmes laissés à Rome, met fin à la crise en massacrant Maximin et son fils, déjà fait césar. Leurs têtes, portées sur deux piques, sont le signal de la paix. Balbin, à la réception de ce trophée, ordonne de grandes réjouissances : on érigea cent autels de gazon sur lesquels furent immolés cent moutons et cent porcs ; ce qui n’empêcha pas les prétoriens de venger leur Ajax en massacrant, la même année, Balbin et Maxime, son collègue.

Depuis l’année 238, où fut tué Maximin, seize cent vingt ans se sont écoulés y et pas un mot de sympathie n’a été dit sur ce soldat. Que la postérité lui devienne juste, et que la terre lui soit légère !…

Ainsi le véritable, le légitime empereur, n’est ni celui du prétorien, ni celui de la plèbe, ni celui des prêtres, ni celui des philosophes, ni celui du sénat, ni même celui des jurisconsultes : nous l’avons vu tour à tour par Néron et Commode, par Élagabal, par Alexandre, par Maximin, par les Gordien. Rien ne servirait à l’empereur d’être à la fois un héros, un homme d’État et un homme de bien. La Justice n’est plus ce qu’on attend de lui : il faut qu’il satisfasse à tous les idéalismes que son nom fait concevoir ; il faut, en un mot, qu’il réalise en sa personne l’absolu, l’impossible.


PROBE.

L’an 276, Probus est élu par les soldats et confirmé par le sénat, malgré sa répugnance sincère. Comme Tacite et Claude, ses prédécesseurs, il voyait les misères sans gloire de l’empire, et repoussait ce calice d’amertume. Ainsi les honnêtes gens n’ont plus foi à l’empire : il n’y a que les scélérats et les imbéciles qui l’ambitionnent.

Probe, originaire d’Illyrie, compatriote d’Aurélien, de Claude, de Dèce, âgé de quarante-quatre ans, est le symbole de la réconciliation des deux puissances, civile et militaire. Son élection annonce la fin prochaine du prétorianisme. Représentant d’une idée qu’il sert avec zèle, il en sera le martyr : quel était cet homme ?

Né dans les camps, d’un père qui mourut tribun militaire, tribun lui-même à vingt-quatre ans, chaste comme Scipion, brave comme Aurélien, probe comme son nom ; décoré par Valérien d’une multitude de bracelets, de colliers, de drapeaux, d’épées d’honneur, de couronnes civiques ; vainqueur des Sarmates : après s’être signalé dans une suite de campagnes en Afrique, dans le Pont, sur le Rhin, le Danube et l’Euphrate, il avait mis le sceau à sa réputation par la conquête et la pacification de l’Égypte. À Aurélien et à lui l’empire dut d’échapper à la dissolution de Gallien et des trente tyrans. Dès longtemps désigné par les empereurs eux-mêmes, Valérien, Gallien, Claude, Aurélien, Tacite, comme l’espoir de l’empire et l’honneur de la pourpre, il fut enfin acclamé par l’armée, et soumit son élection à la ratification du sénat, qui se montra vivement touché de cette déférence. Prenant pour lui la politique et la guerre, le nouvel empereur rend à l’auguste corps l’administration civile, et semble se regarder comme son général. Mais le temps n’est pas venu de tenter cette division périlleuse des pouvoirs ; et quand Probe mérite l’éloge des bons citoyens, il déplaît à l’armée, de moins en moins civique, et qui ne sait ce que c’est que la liberté.

Sous Probe servent une foule de généraux, qui presque tous arriveront à l’empire : Carus, Dioclétien, Maximien, Constance, Asclépiodote, Galérius, Licinius, Annibalien.

Il punit les meurtriers d’Aurélien, fait un traité de paix avec les Francs et leur permet de s’établir dans la Gaule. Toujours vainqueur, il emploie, en temps de paix, le soldat à des travaux d’utilité publique, fait planter la vigne sur les coteaux du Rhin et de la Moselle, et rend partout libre cette culture, qu’avait prohibée Domitien.

Le règne de Probe fut court ; mais quelle vie ! Probe, dans sa carrière militaire, fit quatre fois autant de chemin que Napoléon : sa biographie, dans Vopiscus, ne tient pas vingt-cinq pages.

En 277, il purge la Gaule des barbares qui l’infestent, ramassis de Francs, de Lygiens, de Burgondes, d’Aries, de Vandales. Quatre cent mille de ces barbares sont tués, seize mille incorporés ; la race entière des Lygiens est anéantie. Soixante et dix villes gauloises sont délivrées de la présence de l’ennemi par l’empereur. Puis il passe le Rhin, triomphe des Germains révoltés, exige la reddition de tous les prisonniers qu’ils avaient faits, et songe même à désarmer la nation.

En 278, pacification de la Rhétie, de l’Illyrie et de la Thrace : expulsion des Goths par Probe. Il attaque les Isauriens (Asie Mineure) dans leurs montagnes, et détruit un grand nombre de leurs citadelles. Pour protéger l’empire, il construit un mur flanqué de tours de 200 milles de longueur, depuis Regensbourg sur le Danube jusqu’au Rhin. Les paysans qui en contemplent aujourd’hui les ruines l’attribuent au démon.

En 279, nouvelles expéditions de Probe en Illyrie, en Thrace, en Asie, en Éthiopie : partout il est heureux. Il avait conçu le projet de rendre la vie aux frontières en les peuplant de colonies de barbares : quelquefois il réussit ; plus souvent ses espérances furent trompées. Les Barbares, autant que les Romains, et à l’exemple des Romains, repoussaient le travail.

L’an 880, Proculus d’Albenga, sur la côte de Gênes, commandant de la Gaule, veut se faire empereur et profite de l’éloignement de Probe. Il est bientôt défait, livré par les siens et tué. C’est ce Proculus qui, d’après l’Histoire augustine, ayant capturé cent jeunes filles sarmates, se vantait de les avoir violées toutes en quinze jours : Ex his unâ nocte decem inivi ; omnes tamen, quod in me erat, mulieres intra dies quindecim reddidi. Quel titre à la dignité impériale ! Bonose, Espagnol, se révolte sur un autre point de la Gaule, et peu après est forcé de s’étrangler : celui-ci avait un talent d’une autre espèce, qui était de pouvoir boire toujours sans s’enivrer. L’indignation saisit à la vue de pareils prétendants. Les sommités sociales commençaient à s’affranchir de l’orgie : le siècle des prétoriens rivalise avec les plus beaux temps de la république pour la vertu de plusieurs empereurs. Mais l’idéal s’affaisse, la dissolution descend : les compétiteurs à l’empire, quand ce ne sont pas des monstres de débauche, attristent encore plus par le ridicule. En vain Probus avait mérité par ses victoires les surnoms de Francique, de Gothique, de Sarmatique, de Parthique ; en vain il brillait de toutes les vertus de l’homme et du citoyen : on lui opposait un Proculus, un Bonosus. Déjà, quelques années auparavant. Saturnin, Maure ou Gaulois, on ne sait lequel, avait pris la pourpre en Égypte : c’était un rhéteur à moitié fou. Aussitôt acclamé, aussitôt défait et mis à mort : si parfois le prétorien était ivre, en fait de justice il expédiait besogne.

Guerre de Probe contre les Perses : la Perse est le passetemps des empereurs, quand les autres parties de l’empire les laissent en repos. Probe contraint l’ennemi à la paix.

Mais que fait à la multitude la vertu de l’empereur ? Le peuple n’a plus rien de romain ; le sentiment civique est mort dans son âme : c’est à ses sens qu’il faut parler.

L’an 281, Probe, vainqueur de tous les ennemis de l’empire au dedans et au dehors, donne à la grande ville le spectacle du triomphe. Aux magnificences de cette solennité, on vit une forêt transportée dans le cirque à bras d’hommes, peuplée de mille daims, mille cerfs, mille sangliers, mille autruches, qui furent abandonnés à la multitude. Le lendemain parurent pour les combats cent lions, cent lionnes, deux cents léopards, trois cents ours et six cents gladiateurs. Quatre-vingts de ces malheureux se jettent à l’improviste sur les gardiens, les tuent, se répandent dans la ville, qu’ils remplissent de meurtre et d’épouvante, comme si les bêtes s’étaient toutes échappées de l’arène, et ne succombent que devant des troupes régulières, en vendant chèrement leur vie.

Ainsi, tandis que les classes supérieures, travaillées par les idées, subissaient une transformation incessante, passaient du sensualisme désespéré de Sylla et de Lucullus à la frugalité d’un Probe, d’un Carus, d’un Dioclétien, la plèbe ne changeait pas. Comme les bêtes féroces dont elle repaissait sa curiosité stupide, elle gardait sa brutalité, forçant l’empereur de flatter ses vices et de se faire à son image.

La prise de Ctésiphon, de l’autre côté de l’Euphrate, fut le dernier exploit de Probe. De retour en Illyrie, août 282, il est assassiné à Sirmium, sa patrie, autant pour sa politique de réforme que pour la rigidité de sa discipline et les travaux qu’il imposait à l’armée. Dans son zèle de réformateur et d’économiste, Probe avait trop laissé voir aux soldats l’esprit qui l’animait, esprit qui dépassait le christianisme même de seize siècles. Il lui était échappé de dire qu’un temps viendrait où l’empire n’aurait plus besoin de soldats ni de tributs !… C’était la négation de l’idéal impérial, l’affirmation du travail et de la Justice révolutionnaire. Aurélien, jetant le sarcasme au peuple romain, le plus aimable du monde, disait-il, quand il est saoul, n’avait exprimé qu’une moitié de la vérité. Probe la disait tout entière : il ne pouvait être pardonné. La Justice, toujours outragée, s’acharne sur les empereurs. Le crime de César est inexpiable. Les Antonin n’ont pas obtenu grâce : après eux, Pertinax, Dèce, Valérien, Claude, Aurélien, Tacite, Probe, Carus, apparaissent comme de nobles victimes. Ni l’héroïsme, ni la modestie, ni la probité, ne les peuvent défendre. La pourpre prétorienne les brûle, comme la robe du centaure brûlait Hercule.

À peine le crime est commis, que les soldats pleurent leur empereur. Un monument lui est élevé par eux avec cette inscription : Ici gît Probe, qui fut vraiment probe, vainqueur des Barbares et vainqueur des tyrans. Hic Probus, et verè probus, situs est, victor gentium barbararum, victor etiam tyrannorum. Regret impuissant : l’histoire, comme si elle eût voulu consacrer par son silence l’assassinat, n’a presque rien conservé de cet homme extraordinaire, tel, dit Vopiscus, que ni les guerres puniques, ni la furie gauloise, ni l’acharnement de Mithridate, ni l’opiniâtreté astucieuse de l’Espagne, n’en suscitèrent de pareil dans l’ancienne Rome.

XXXIV

L’idéalisme impérial ne périt pas avec Rome et les empereurs : il se transforma et grandit encore, après la chute de l’empire, dans l’imagination des peuples. Par lui se constitua, trois cent vingt-cinq ans après la chute de l’empire d’Occident, l’empire romain germanique, aux formes féodales et fédératives, qui eut pour résultat utile, d’un côté, de rendre impossible le retour de l’unité impériale, en reconstituant les nationalités sous le patronage même de l’empereur ; d’autre part, de séparer le temporel du spirituel, par là d’opposer le droit à la foi, et de rendre également impossible la réalisation de l’utopie papale ; mais dont la funeste équivoque, après avoir fait pendant près de mille ans, de compte à demi avec la papauté, la désolation de l’Europe, est, avec la papauté, le dernier obstacle à la liberté de l’Italie.

L’empire français n’eut de commun avec celui des Césars, renouvelé par Charlemagne, que le nom ; par son origine, son idée, sa tendance, il ne fut point la continuation de son prétendu type, il en fut la négation. L’idéal politique de la France, élaboré depuis des siècles, par l’établissement des communes, les parlements, l’opposition de la royauté à l’empire, la dissolution de la féodalité, la centralisation de Louis XIV, la philosophie du 18e siècle ; cet idéal, que la Révolution vint enfin proclamer, est l’égalité, c’est-à-dire la Justice même, dans sa réalisation objective et économique. L’empereur fut en France, non plus comme autrefois à Rome, la personnification de l’idéal national, la loi vivante et incarnée ; mais le vengeur du droit, le général de l’égalité, l’épée de la Révolution. La popularité dont jouit Napoléon s’adressait à la personne, nullement au titre ; et si, après l’élection du 10 décembre 1848 et le coup de théâtre de 1851, on a pu dire que le peuple avait accueilli avec enthousiasme la restauration de l’empire, c’est qu’il y vit, comme en 1804, non pas la réalisation de son idéal, mais l’espoir et le gage de cette réalisation.

Du reste, l’empire français, combattu par la papauté et les nationalités, n’obtint auprès des populations étrangères, en dehors de l’idée qu’il défendait, aucun succès. Accueilli avec une équivoque sympathie sur les deux versants des Alpes, de l’autre côté du Rhin et des Pyrénées, il ne put jamais s’incorporer la moindre partie du sol allemand ou ibérien ; bien moins encore réussit-il à forcer le respect des races slaves, anglo-saxonnes et Scandinaves. Si l’empire de Charlemagne fut, dans une certaine mesure, l’expression du fédéralisme européen, comment celui de Napoléon eût-il renouvelé l’unité césarienne ? Refoulé dans ses limites par le sentiment de nationalité, plus puissant désormais que toutes les légendes ; abandonné, devant l’ennemi, par la France, dont l’esprit juridique, supérieur depuis 89 à celui de l’ancienne Rome, répugne aux conquêtes, il tourna, après dix ans d’existence et une première chute, à la monarchie constitutionnelle. La Révolution, dont il s’était un instant écarté, l’avait ressaisi par la charte : c’est là que nous l’attendons de nouveau. On ne contrefait pas l’histoire.


CHAPITRE V.

De la littérature, dans ses rapports avec le progrès et la décadence des nations.

XXXV

Je voudrais pouvoir parler de la littérature comme il convient seulement qu’on en parle, en véritable littérateur. Mais je suis forcé d’avouer mon insuffisance et de prendre pour moi le vers de Boileau :

Soyez plutôt maçon, si c’est votre métier…

Puisse le lecteur, après avoir parcouru ce fragment, juger qu’une vérité bien démontrée peut à toute force se passer de beau langage ! Je n’en penserai pas moins en mon particulier qu’elle eût été mieux démontrée encore, si à la force du raisonnement l’auteur avait su joindre la force de l’éloquence.

La théorie de la Justice, après nous avoir donné les principes de l’Économie sociale, de la Constitution politique, de l’Organisation industrielle et de la Pédagogie, nous a permis ensuite de déterminer le rôle que joue l’absolu dans les Idées, détermination qui nous a immédiatement livré, avec les éléments de la métaphysique, les garanties de la Raison et de la Foi publiques.

Maîtres de ces données, nous avons pu aborder enfin la théorie du Libre arbitre, qui seule pouvait à son tour nous mettre sur le chemin du Progrès.

Maintenant la théorie du Progrès va se changer pour nous en une théorie de l’art, autant du moins qu’il est permis d’appliquer ce mot, tout mathématique, de théorie, à des choses qui, comme l’art, la liberté, l’absolu, sont par nature indéfinissables.

Ainsi, par la déduction de son idée fondamentale, qui est le droit, la Révolution se lève complétement armée en face de l’ancien monde : aux révélations et aux mythes elle oppose, sur toutes les parties du domaine philosophique, sa certitude ; elle possède ce dont les âges de foi et d’autorité n’eurent jamais que l’ombre, une métaphysique, une éthique, une économie, une politique, une pédagogie, une psychologie, une esthétique ; elle se connaît elle-même, elle a, selon l’heureuse expression de M. Oudot, science et conscience.

Maintenant, une esthétique, une théorie de l’art, est-elle possible ?

Si une pareille théorie est possible, en quoi l’art diffère-t-il de la science proprement dite, ou de l’industrie ? Dans le cas contraire, c’est-à-dire si l’art ne se peut réduire en préceptes et formules, quelle peut être la légitimité d’une notion, la réalité d’une chose, qui se refuse à la définition ?

On voit que le problème de l’esthétique est le même que celui du libre arbitre : Si le libre arbitre se définit, c’est de la fatalité ; s’il ne se définit pas, c’est néant.

XXXVI

Puis donc que l’antinomie est la même, la théorie, sauf le changement des termes, sera aussi la même ; et les propositions suivantes, que je ne fais qu’extraire de nos deux Études sur la Liberté et le Progrès, peuvent être regardées comme le résumé de toute l’esthétique :

1. L’art est la liberté même, refaisant à sa guise, et en vue de sa propre gloire, la phénoménalité des choses, exécutant (qu’on me passe le mot) des variations sur le thème concret de la nature.

2. L’art, ainsi que la liberté, a donc pour matière l’homme et les choses ; pour objet, de les reproduire en les dépassant ; pour fin la Justice.

3. Pour juger de la beauté des choses, à plus forte raison pour les idéaliser, il faut connaître les rapports des choses : toutefois, si l’art ne peut se passer de cette connaissance ni la contredire, elle ne peut pas non plus le suppléer, et ne l’explique pas tout entier. Il relève encore d’une autre faculté, qui est le goût.

4. En tout objet, produit de l’art ou de la nature, la beauté, d’accord avec la réalité, est proportionnelle à la somme des rapports que contient l’objet ou qu’il est censé exprimer.

5. L’art est solidaire de la science et de la Justice : il s’élève avec elles, et déchoit en même temps.


Observations.

Les deux premières de ces propositions sont fondamentales. Elles expriment le principe, le caractère et le but de l’art, la source de l’idéal : à cet égard, nous n’avons pas à entrer dans d’autres développements que ceux qui ont été donnés précédemment à propos de la Liberté et du Progrès.

Remarquons seulement que la notion de beau idéal implique et suppose dans l’art celle du laid idéal, mais dans une moindre proportion que le beau : la réalité, telle qu’elle s’offre à l’artiste, étant par elle-même assez défectueuse, et la fin de l’art étant de relever, plutôt que de déprimer, l’humanité et la nature,

La 3e proposition contient tous les principes de la critique en matière d’art.

L’art ayant besoin pour se produire d’une réalité ou idée positive, qui lui serve de motif, il s’ensuit qu’il y a nécessairement de la raison dans l’art, comme il y en a dans la réalité et l’idée. Mais cette raison artistique, ne visant point à l’exactitude, ne se gouverne pas exclusivement, comme la raison dialectique ou mathématique, par d’immuables et inflexibles formules ; elle ne se produit pas en définitions, syllogismes et théorèmes : autrement, tout mathématicien serait artiste, tout artiste jurisconsulte et philosophe. L’art, expression de la liberté, supposant une certaine latitude laissée à la fantaisie et à l’idéal, relève d’une autorité particulière, le goût, dont tout ce qu’on peut dire est qu’il dépasse la réalité des choses, sans que cependant il puisse en contredire la raison.

De là cet arbitraire inséparable de toute critique en matière d’art, source de tant de jugements contradictoires et de tant d’injustices. Dans la science, il est toujours possible d’avoir raison du sophisme par la logique et l’expérience, et la démonstration faite acquiert force de chose jugée. Dans l’art, le talent ne s’apprécie plus par raison démonstrative, mais par le sentiment que l’œuvre éveille dans l’âme du spectateur, sentiment dont l’unique loi est de n’en reconnaître aucune : De gustibus non disputandum. Le goût, en effet, est pour chacun la liberté. L’artiste dont l’œuvre, en respectant la raison des choses, plaît au plus grand nombre, sera réputé le plus grand de tous, puisque son idéal est le plus puissant : il n’y a pas d’autre règle.

Les propositions 4 et 5 contiennent l’affirmation du progrès de l’art et en indiquent la raison.

En principe, l’idéal est donné par le réel ; il a sa base, sa cause, sa puissance de développement, dans le réel. Si donc la réalité, juridique et scientifique, est en progrès, comment l’idéal, comment l’art et la littérature, seraient-ils stationnaires ou en décadence ? Une pile électrique formée de deux couples donne une étincelle ; une pile composée de trois mille couples aura la puissance de la foudre. La terre que nous habitons jette à peine, dans la nuit des cieux, une lueur boréale ; elle est pour cela réputée obscure : donnez-lui 350,000 fois plus de masse et de volume, ce sera un soleil dont l’éclat remplira des milliards de lieues cubes. Il en est ainsi de l’idéal, dont le rayonnement est proportionnel à l’idée qui le suggère.

L’enfance est belle, la jeunesse davantage : pourquoi ? Parce que l’essence du jeune homme contient plus de choses que celle de l’enfant, parce qu’elle est plus développée ; parce que, le beau étant la splendeur du vrai, le resplendissement est en raison de la réalité resplendissante.

J’accorde que le plus beau des deux sexes soit la femme : d’où lui vient cette supériorité, bien que sa personne contienne assurément moins de choses que celle de l’homme ? C’est que chez l’homme, destiné surtout à la pensée et à l’action, la nature, tout occupée de la puissance, a négligé l’idéal. L’essence virile, plus riche d’éléments, remporterait encore pour la beauté, si la nature, qui ne fait rien d’inutile et que n’émeut pas l’idéal, n’avait laissé cet avantage au sexe le plus faible, comme le signe même de sa faiblesse.

Si la beauté croit dans l’être avec le développement des organes et la multiplication des rapports, sera-ce forcer l’induction que d’affirmer, en conséquence de ce principe, que le sentiment du beau et le talent qui sert à l’exprimer croissent en même temps et par les mêmes causes, non-seulement dans l’individu, mais aussi dans l’espèce ?

Je crois trouver une preuve de ce que j’avance dans le progrès contemporain de la musique.

D’où vient que, tandis que la poésie, l’éloquence, la statuaire, atteignaient un si haut degré de perfection chez les Grecs et les Romains, la musique resta dans une sorte d’enfance, et qu’elle n’a véritablement pris son essor que de nos jours, comme évoquée du néant par la multitude de la science ?

Je n’ai pas la moindre teinture de l’art musical, et n’en puis parler que sur des impressions tout à fait particulières, que je livre ici pour ce qu’elles valent. La musique agit peu sur mes sens ; le plus souvent elle m’ennuie. Mais il m’est arrivé d’en entendre de belle ; l’émotion, très-vive alors, m’est venue tout entière par le cerveau. Ce que la statuaire est au corps, la musique, selon moi, l’est à l’entendement. Platon donnait des ailes aux idées : j’ai cru, en écoutant les chefs-d’œuvre de notre scène lyrique, que j’entendais chanter les miennes. Il me semblait assister à une conversation divine, que j’aurais presque pu traduire en ma prose grossière. Dès qu’elle me devient inintelligible, la musique m’importune ; à mon sens, elle ne vaut rien. Suis-je un barbare qui prend les sautillements de ses nerfs pour une révélation de l’art ? Je n’en sais rien ; mais je crois fermement que ce qui se passe en moi est l’analogue de ce qu’a dû éprouver le compositeur. Les idées, même à son insu, le pressaient ; mais, parce qu’il en saisissait moins la philosophie que l’idéal, il les a transformées en mélodies. La musique est une contemplation par l’ouïe ; c’est peut-être pour cela que les maîtres de l’art, au moins dans leurs portraits, ont l’air égaré : ces hommes ne regardent pas, ils écoutent un chant intérieur, qui les ravit et les enivre.

Si ces principes sont vrais, et je ne conçois pas comment on les pourrait nier, nous pouvons dire en quoi consiste le progrès de l’art, quelle est la cause de ce progrès, ou, ce qui revient au même, quelle est la cause qui fait tantôt monter, tantôt déchoir l’idéal, puisque c’est par l’idéal, bien plus que par l’habileté de sa main, que se recommande l’artiste.

Je prends pour sujet de ma thèse ce que je connais le moins mal en fait d’art, la littérature.

XXXVII

Il y a dans toute œuvre littéraire à considérer trois choses : le verbe, l’idée, le poëme ou discours.

Le verbe ou la langue est donné dans le vocabulaire et la grammaire, comprenant, avec le matériel des mots, les flexions, la syntaxe, les tours, locutions, alliances de mots, idiotismes ; l’accent, la mesure, la prosodie, les règles de versification, la périodicité, la marche oratoire, la puissance d’abstraction etc.

Du reste, comme toute chose sortie de la nature, la langue a ses défauts, provenant de lourdeur, obscurité, surdité, vague, monotonie, rudesse, impuissance.

La philologie explique la constitution du langage : elle démontre que, dans cette création de la spontanéité collective, rien n’est arbitraire ; que tout est gouverné par des lois ingénieuses qui ont leur source dans les profondeurs de la raison, et auxquelles l’écrivain est tenu plus que tout autre de se soumettre, à peine de nullité.

L’homme de lettres, poëte ou prosateur, n’est pas le créateur de la langue ; il en est, si l’on me permet cette expression socratique, l’accoucheur : c’est lui qui la reconnaît, la dégage, la purge, puis la reproduit dans son œuvre, avec un surcroît de netteté, de force et d’éclat.

Il faut donc, avant tout, que l’homme de lettres soit grammairien, philologue, polyglotte même ; qu’il possède la philosophie et le génie de la parole. Sans cela il ne saura jamais frapper la pensée ; incapable de parler avec distinction la langue commune, il tombera dans tous les vices des langues pauvres, mal faites ou décrépites ; parlant un idiome ébauché ou corrompu, il épuisera son talent dans une œuvre mort-née, aussi éloignée de l’art que de la nature.

La langue faite, c’est-à-dire manifestée, viennent les idées. Celui qui écrit pour les autres, de même qu’il est tenu de leur parler leur propre langue et de la leur parler mieux qu’ils ne feraient eux-mêmes, doit aussi leur révéler leurs idées, leurs sentiments, leurs passions, leurs intérêts, leurs mœurs, tout ce qu’ils sentent dans la confusion de leur pensée, et qu’ils sont incapables d’exprimer et de définir. Alors même qu’un auteur semble parler de l’abondance de sa raison, il ne peut être toujours, à peine de forclusion immédiate, que l’interprète de la raison collective, de ce qu’il y a de plus intime dans la vie populaire, et dont le peuple n’a pas la conscience nette et formelle.

De là, pour l’écrivain, une autre condition à remplir :

Il doit savoir, au moins avec une généralité suffisante, ce que savent ses contemporains, théologie, philosophie, droit, morale, politique, économie, histoire, beaux-arts, les sciences et l’industrie. Comme il a trouvé la langue, il faut encore que, contemplant toutes choses en lui-même, agitant toute pensée dans sa pensée, il dégage de cet amas de connaissances, de théories, d’intérêts, d’hypothèses, les rapports nouveaux, les faits en éclosion, les institutions en tendance ; il faut en un mot qu’il soit prophète, qu’il dise l’avenir, que de sa parole inspirée il éclaire ses contemporains. Sans cela, à quoi serviraient son savoir et son éloquence ? Qui se soucierait de ses disquisitions ? Qui prêterait l’oreille, une seule minute, à ses rapsodies ?

Nous possédons le verbe et l’idée : reste à les fondre dans le discours ou poème.

L’art de l’écrivain, auquel vient de nous conduire la pratique assidue de la parole et de la pensée générales, consiste à imiter et à reproduire sur une échelle croissante, dans chaque vers ou phrase, dans chaque strophe ou période, dans chaque chant ou livre, en un mot dans toutes les divisions et subdivisions de l’œuvre poétique ou oratoire, le procédé esthétique suivi par le génie populaire dans la construction des vocables, qui sont les paillettes ou gemmules dont est tissu le discours, chanté, déclamé ou écrit.

Tout mot d’une langue peut être considéré comme un germe poétique. Analysez ce mot dans ses lettres formatives, dans son accent, sa prosodie, suivez-le dans ses flexions, ses analogies, sa parenté, ses dérivés, ses composés, vous resterez frappé d’étonnement à la vue de tant de richesse concentrée dans un infiniment petit. Philosophie, sentiment, éloquence, mélodie, la précision, la profondeur, la couleur, le caractère, l’idéal, tout s’y trouve. Un mot, je le répète, est un petit poème donné par la spontanéité populaire, et qu’aucune création de l’art réfléchi ne surpassera.

Or, toute phrase, formée de plusieurs mots et servant à énoncer une proposition ; toute période, ou suite de propositions, développant une pensée plus générale ; toute strophe, tout hymne, toute narration ou oraison, n’est toujours qu’un mot, verbum, logos, c’est-à-dire une expression de plus en plus complexe et de mieux en mieux conjuguée, d’après la loi et les types fournis par la langue. C’est ainsi que le sanscrit a des mots de trente et quarante syllabes, équivalant à de longues phrases ; c’est ainsi que furent conçus le vers hexamètre, la strophe plus longue encore, le parallélisme des psaumes, la période oratoire, d’après les combinaisons primitives des modes, des temps, des genres, des nombres et des cas ; Le poème épique, la plus grande des compositions poétiques, n’est lui-même encore qu’un mot, comme l’indique son nom grec, ἐπὸς…..

Une œuvre de littérature à composer, discours, histoire, drame ou chanson, c’est donc, en dernière analyse, un mot, ἐπὸς, à créer à l’aide d’autres mots, pour une idée qui n’en avait pas. En cela consiste toute l’originalité de l’écrivain. Car, ne vous y trompez pas, son originalité plaira d’autant plus qu’elle paraîtra sortir du fonds de la langue, et exprimer la pensée de tout le monde. Elle ne serait pas reçue, si elle affectait l’indépendance, le mépris des lois de la parole et du sens commun. Rien de plus libre, en apparence, que l’art du poëte ; rien, au fond, de plus mathématique, de moins négligé, de plus exact. Une peine terrible attend l’écrivain qui s’oublie : il ne sera pas lu, ou, si quelque temps il parvient à surprendre les suffrages, la réaction ne tardera pas à se déclarer contre lui ; il ne vivra pas.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ces considérations d’humaniste. Elles m’étaient nécessaires, d’abord pour expliquer aux personnes qui n’en font pas métier en quoi consiste l’art littéraire ; puis, pour démontrer aux littérateurs eux-mêmes, dont la plupart ne semblent pas s’en douter, que, le mouvement étant inhérent à la littérature comme à la société, si la société est en progrès la littérature s’élèvera avec elle ; si la première rétrograde, la seconde tombe aussitôt.

XXXVIII

Entrons maintenant dans notre sujet.

Je distingue dans la littérature deux sortes de mouvements : le mouvement évolutif ou cyclique, et le mouvement ascensionnel, qui constitue proprement le progrès.

La connaissance du premier de ces mouvements est indispensable à l’intelligence du second.

La liberté répugne à l’uniformité. Il répugne donc à la littérature que les mêmes formes se reproduisent éternellement, comme les sphinx de l’Égypte, toujours les mêmes, dans la même attitude, depuis Menès jusqu’aux califes.

Ainsi, après Homère et les rapsodes, la veine épique est épuisée. Alors viennent les lyriques, Anacréon, Pindare. Après ceux-ci les tragiques, et presque dans le même flot les historiens, les orateurs, les philosophes. L’esprit grec, après avoir marché d’étape en étape pendant cinq ou six siècles, s’arrête tout à coup sous les successeurs d’Alexandre : viennent les Romains, et la décadence sera sans remède. Nous en verrons les causes.

L’esprit a donc d’un genre à l’autre, de l’épopée à l’ode, de celle-ci au drame, du drame à l’églogue. Puis il quitte la poésie pour la prose ; et dans le discours libre, solutâ oratione, trouve des beautés, s’élève à des hauteurs auparavant inaccessibles. Qui peut dire tous les genres, tous les chefs-d’œuvre, le nombre de siècles, que comporte un pareil cycle ? Mais jamais la littérature, pas plus que l’histoire, ne se recommence. Le verbe de l’homme, comme l’esprit de Dieu, avance toujours ; il ne se permet pas de redites : elles prouveraient son impuissance.

Or, la civilisation ne s’immobilise pas dans un premier moule, et la société ne peut pas non plus se passer d’une expression littéraire. Soit donc qu’après un laps de temps plus ou moins considérable la liberté, reprenant ses vieilles formes, se borne à les approprier à un nouvel idéal ; soit qu’elle donne plus de hauteur et d’extension aux genres secondaires ou qu’elle en crée de nouveaux, je dis que les produits de l’époque subséquente, exprimant plus d’idées et plus de choses, seront nécessairement d’une qualité supérieure à ceux de la période écoulée ; que telle est la loi du mouvement littéraire, d’accord avec le mouvement social ; que le contraire est impossible : et cela, j’entreprends de le prouver par la comparaison des deux plus grands poètes de l’antiquité classique, Virgile et Homère.

Nous voilà loin de la Justice, de la déchéance chrétienne et de la régénération de 89 ! Patience, Monseigneur. Parler de littérature, surtout de poésie épique, c’est parler de religion et de Justice ; parler de Virgile, c’est parler du christianisme.

XXXIX

Le sujet de l’Iliade est la lutte de l’Europe contre l’Asie, lutte qui, déterminée originellement par l’opposition géographique des deux pays et la différence des races, commence avec l’initiation même de la Grèce, et se montre d’abord dans les aventures de Persée, de Bellérophon, de Jason ; qui bientôt éclate dans la guerre de Troie, se rallume plus terrible dans les guerres médiques, et qui dure encore.

L’objet ou le but du poëme est la confédération hellénique, la patrie grecque. C’est l’idée de la Grèce, depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à la mort de Philopœmen, idée qui fait sa vie, hors de laquelle, pour les enfants de Deucalion, point de salut.

Toute la Grèce, ses origines, ses tribus, ses mythes, ses dieux, ses dynasties, sa géographie, ses dialectes, sa politique, son économie, ses mœurs, ses passions, son industrie, sa flore même et sa faune, est dans l’Iliade. Ceci nous explique pourquoi le poëme épique est unique de sa nature, comme la religion, comme la nation et l’État. C’est la Bible donnée à chaque peuple, le pacte fait entre lui et le ciel, le dépôt de ses oracles, la somme de ses institutions, le gage de son avenir.

Après l’Iliade, on fera encore des romans épiques, dont le plus considérable sera l’Odyssée. L’Odyssée est la famille grecque, ce qu’il y a de plus grand parmi les hommes après la patrie. Qui l’emporte, de l’épouse exposée sans défense à toutes les séductions de la viduité, mais fidèle à l’absent jusqu’au martyre, ou de l’époux qui, pour revoir l’élue de son cœur, dédaigne l’immortalité offerte par une déesse ?… Tel est le mariage selon le génie grec, père, sous ce rapport, du génie celtique : Rome et le christianisme ne dépasseront pas cet idéal. Mais ni l’Odyssée, ni aucun autre poëme grec du même genre, n’atteindra à la hauteur de l’Iliade : en sorte que, s’il eût été possible que l’Iliade n’existât pas, on douterait aujourd’hui de la faculté épique de la Grèce.

Le sujet du poème donné, ainsi que son objet, Homère est tout ce qu’il peut être : digne chantre d’une grande époque, d’une grande idée, d’une race héroïque fraîchement entrée dans la vie, et qui, comme l’essaim à peine éclos, travaille à résoudre le problème de sa démocratie.

Le plan de l’Iliade est celui d’une chronique : on dirait presque le journal d’un siége. Le vers, facile, rapide, babillard, est souvent négligé, mais ravissant de jeunesse, de sérénité et de grâce. Le privilége de l’enfance est de ne pouvoir être ni parée ni enlaidie par aucune toilette : ainsi est Homère. C’est lui faire tort et le méconnaître que de parler de son art, je dirai même de son sublime. Son style peut se comparer à celui de nos vieux poëmes de chevalerie ou chansons de geste. Un homme comme la France en compte peu, comme la Révolution jusqu’ici n’en eut guère, aussi savant que lettré, aussi philosophe que savant, à qui je ne trouve à reprocher que de s’être fait disciple quand il pouvait être maître, M. Littré, de l’Institut, a montré à ceux qui lisent le grec comme à ceux qui ne le lisent pas, ce que c’est qu’Homère. Il a traduit, vers pour vers, dans la langue des troubadours, le premier chant de l’Iliade ; et l’original n’y a guère perdu. Voilà bien la simplicité, la naïveté, la prolixité d’Homère, inimitable surtout en ce que, chez lui, l’art et la tension poétique ne se voient jamais. C’est beau parce que la nature prise pour modèle est jeune, belle, héroïque ; mais c’est vrai comme une photographie. Homère, en un mot, est divin, parce que la beauté de l’Héllade est divine.

Du reste, ce qui fit la gloire d’Homère et le succès de son œuvre, ce fut son idée. La Grèce est homérique, non-seulement dans sa religion et ses arts, elle l’est dans sa démocratie fédérale, dans son amphictyonie. Telle l’avait conçue le poète d’Ionie, telle la trouva le grand roi, quand il vint lui demander ses armes. La collection des rapsodies par les Pisistratides fut le terme de cette propagande fédéraliste, qui durait, dit-on, depuis quatre siècles. Homère, plus encore que Léonidas, Miltiade, Thémistocle, Cimon, Agésilas, Alexandre, vainquit les Perses. C’est l’Iliade qui combat et qui triomphe à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine, à Mycale, à Arbèles…

Toute la littérature qui vient à la suite d’Homère est un développement de l’Iliade. Eschyle et les Tragiques, Hérodote, Thucydide, Xénophon, Phidias, sont fils d’Homère. Le cycle se ferme à Platon et Démosthène. Dans une nation, tous les écrivains forment une seule famille, animés du même souffle, rapsodes du même poëme, dont le but et le plan est d’exprimer, sous toutes les formes, la pensée de leur âge et de leur race.

XL

Ces choses ont été dites, j’imagine, et je n’ai pas la prétention d’avancer ici rien de neuf. Pourquoi donc les mêmes principes sont-ils mis de côté, quand il s’agit de Rome et de l’Énéide ? Comment la haute signification de l’épopée latine est-elle si complétement méconnue, qu’à peine lui accorde-t-on plus d’importance qu’au Télémaque ?

Au sein de la Grèce même, dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ, la raison historique de l’Énéide se décèle…

Quand la Grèce, fatiguée de ses divisions intestines et de l’imbécillité de ses démagogues, se jette, malgré la protestation de Démosthène, dans les bras du Macédonien, cherche dans la monarchie l’unité, la victoire et la paix, elle sort de la tradition homérique.

Quand Platon, oubliant le système fédératif et démocratique, publie son idéal de république, il abandonne la pensée d’Homère.

Quand Aristote écrit sa Poétique, sa Logique, sa Politique, son Histoire naturelle, sa Métaphysique, il marque le terme du développement grec, l’avénement d’un état nouveau et universel.

Quand Ératosthène prend les dimensions du globe, calcule l’obliquité de l’écliptique, dresse la carte du monde connu, il efface d’un trait de plume la terre, la mer et le ciel d’Homère.

Quand Évhémère cherche le sens des mythes et réduit à des aventures mortelles la théologie nationale, il fait appel à un idéal plus grand que celui d’Homère.

Quand enfin le monde vaincu se range sous la loi de Rome, que la Grèce est devenue une province du grand empire, le monde anéantit Homère, non-seulement dans son idée, mais jusque dans sa raison.

Homère disparu, la Grèce littéraire et artistique s’évanouit. Que parle-t-on ici de décadence ? Un cycle nouveau va commencer : gloire éternelle à celui qui le premier comprit cette immense révolution !

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.

D’abord, une épopée nouvelle est indispensable : le monde, en entrant dans l’unité romaine, n’a pas cessé d’être épique. Qui la donnera, cette épopée ? La Grèce ? Elle n’est plus à la hauteur ; elle ne peut d’ailleurs se démentir. La Grèce est fédéraliste ; l’empire est unitaire. L’initiative est ôtée à la Grèce. Elle-même, aussi bien que l’Asie, l’Égypte, la Gaule, l’Afrique, l’Espagne, vient de recevoir la parole latine : à Rome seule appartient de chanter le chant nouveau, comme de dire le nouveau droit.

Virgile n’était pas né que la sévère Clio, la plus puissante des Muses, à peine connue d’Homère, avait dit à ce paysan de la Gaule cisalpine : Tu seras le chantre du Capitole. N’est-ce pas tout, pour un poëte épique, que d’être une nécessité de sa nation, une nécessité du monde ?

Il s’agit maintenant de voir comment Virgile a compris sa mission fatidique, avec quelles ressources il a saisi la tâche immense. Son poëme est resté inachevé : comme s’il eût perçu l’ineptie des commentateurs, il avait ordonné par son testament qu’on le brûlât. Il pouvait arriver pis : Virgile pouvait mourir dix ans plus tôt, l’épopée latine tomber en partage à un Lucain, à un Stace : quel argument contre le progrès ! Grâce au ciel, l’homme n’a pas manqué à l’époque ; c’est la nature, hélas ! qui a défailli dans l’homme. Pour rendre à Virgile la justice qui lui est due, ce n’est pas assez de dire ce qu’est l’Énéide ; il faut montrer ce qu’entre ses mains elle fût devenue si une pareille œuvre, entreprise par un seul homme, avait pu être achevée par un seul homme.

XLI

Le sujet de l’Énéide est la fondation de la cité latine par Énée, en autres termes, les origines et antiquités de Rome et de l’Italie.

Son objet est la rénovation du monde connu, sous l’empire et la loi de Rome.

Du premier mot nous avons quelque chose qui, pour le fond et la forme, dépasse l’Iliade. Nous pouvons dire avec Properce : Nescio quid majus nascitur Iliade.

Virgile a formé la plus grande entreprise qui se soit vue dans le monde de l’intelligence. En célébrant la grandeur de Rome dans ses origines, il a voulu opérer la régénération même de Rome, et, par Rome, de l’humanité, dans la religion, les mœurs, les lois, la politique, les institutions, les idées, la philosophie, l’art.

Que de choses, direz-vous, pour un poëme épique ! Oui, que de choses ! Et notez que parmi ces choses, il en est une foule que les contemporains d’Homère eussent été incapables d’élever jusqu’à l’idéal, et devant lesquelles eût reculé la muse grecque. C’était tout cela pourtant que devait chanter Virgile, et ce ne pouvait être moins que cela. Que ceux qui sont à même de comparer le latin et le grec, et dont l’imagination n’est pas retombée au niveau des héros de l’Iliade, disent si c’est par l’exagération de son sujet qu’a failli le poëte.

Virgile, on le voit dès la 4e églogue, on le sent d’un bout à l’autre des Géorgiques, avait une pleine conscience de la palingénésie sociale. En homme qui connaît son siècle, il la voulait, cette révolution, par le développement des idées qui de tout temps avaient fait le patrimoine de la raison populaire, par le respect des traditions et des légendes.

Son Énéide, qui pourrait aujourd’hui le méconnaître ? devait servir d’évangile aux nations. Je dirai toute ma pensée : l’Énéide est le christianisme même. Comment, direz-vous, le messie de la ville éternelle s’est-il laissé détrôner par celui de Capharnaüm ? Comment le grand poëme a-t-il été supplanté par cette macédoine du Nouveau Testament ?… Ah ! c’est par là que la gloire de Virgile est restée au-dessous de celle d’Homère. L’idéalisme impérial, d’épouvantables césars, l’atrocité prétorienne, l’égoïsme patricien, perdirent tout. Le monde opprimé repoussa l’initiative de la force. Un Logos que n’avait pas même rêvé Platon prit la place du Verbe légitime. Ce qu’avait vu, prophétisé, chanté sur tous les tons, le cygne de Mantoue, s’accomplit par la raison des esclaves ; et Rome s’affaissa dans le sang et l’orgie, et l’antiquité périt tout entière, et l’humanité, déclarée par une superstition abominable déchue dès sa naissance, s’ajourna pour dix-huit siècles, parce que empereurs, prétoriens, noblesse et plèbe, tous avaient été infidèles à la révélation virgilienne.

Le sujet-objet, il faut réunir ces deux termes quand on parle de Virgile, tant il a su profondément les fondre ; le sujet-objet de l’Énéide est quintuple dans sa majestueuse et puissante unité :

Chute d’Ilion, c’est-à-dire déchéance irrévocable de l’Asie, à qui est ôté l’empire du monde ;

Migration d’Énée : la dignité messianique ne s’arrête point à la Grèce, anarchique et frivole ; elle passe à l’Italie, grave et juriste ;

Établissement des colons troyens dans le Latium : initiation des peuplades ausoniennes, à demi barbares, et passage de celles-ci de l’état saturnien (âge d’or, mœurs primitives) à une civilisation supérieure.

À ce propos, nous remarquerons avec combien peu d’intelligence on a comparé les combats de l’Énéide à ceux de l’Iliade. Les situations ne sont plus les mêmes ; je regrette seulement que Virgile, par quelques corrections, n’ait pas plus fortement marqué la différence. Turnus sera d’autant plus intéressant qu’il posera moins en Achille ; de même qu’Énée, un guerrier revenu de Troie, paraîtra d’autant plus héroïque qu’il montrera, en face de ses adversaires, plus de calme ;

Réconciliation des dieux sur le berceau de Rome : position du principe de l’unité des cultes, exprimée plus clairement par Auguste dans le Panthéon ;

Développement historique, providentiel, de la puissance latine, et première révélation du progrès et de la catholicité du genre humain ; idée développée cent ans après par Florus et imitée au dix-septième siècle par Bossuet, qui en fit un argument de la révélation chrétienne.

Le dénoûment de l’Enéide est d’un haut enseignement. Vaincue en la personne de Turnus, en réalité Junon triomphe. Le refuge est accordé aux Troyens en Italie ; mais ils perdent leur nom et leur nationalité. L’Italie reste inviolée, avec ses mœurs, sa religion, son nom, ses lois, sa langue ; l’Asie est absorbée et le gage de cette absorption est la gloire de Rome, de toutes les villes du monde la plus dévouée au culte de Junon. La civilisation, semble dire Virgile aux Romains, devenus à leur tour conquérants et colonisateurs, se communique ; elle n’ôte pas aux races leur caractère. — Rôle immense de la matrone, figurée par la reine des dieux : Créüse est enlevée, Didon se donne la mort, Camille est tuée sur le champ de bataille, Vénus n’obtient pour son fils qu’un asile ; toute l’action roule sur le mariage de Lavinie, fiancée par l’oracle domestique à un étranger, mais qui, fidèle à la patrie, ne doit s’unir à Énée qu’en régime paraphernal.

Si le choix du sujet doit être compté pour quelque chose en poésie, on m’accordera que l’Énéide est sous ce rapport autant au-dessus de l’Iliade que l’empire romain était au-dessus de la Confédération hellénique, et celle-ci au-dessus de la famille grecque. Mais qui jamais, depuis le triomphe de l’Évangile, songea à reconnaître toutes ces choses dans l’Énéide ?

À côté de ces idées mères, qui forment la charpente et l’originalité de l’Énéide, idées dont le christianisme s’est paré plus tard comme s’il les eût trouvées de son fonds, il convient d’en rappeler quelques autres, d’une importance secondaire, mais qui n’en font pas moins du poëme une œuvre unique en son espèce, sans modèle comme l’Iliade, et, comme l’Iliade, inimitable.

Le problème de l’empire circum-méditerranéen est posé, l’impuissance de la Grèce constatée, la vieille Asie écartée. À qui écherra cet empire ? La lutte n’est sérieuse qu’entre Rome et Carthage : d’un côté la puissance continentale, noblesse propriétaire et plèbe agricole ; de l’autre la puissance maritime, le commerce et l’industrie.

Carthage succombe ; cela devait être : la mer ne sera jamais que le chemin de grande communication qui unit les continents ; le navire, qu’un instrument de transport au service du laboureur. Venise et la Hanse, aussi bien que Carthage, l’Angleterre elle-même, l’apprendront à leurs dépens.

Ainsi, la guerre finie entre les deux grandes puissances de terre et de mer, l’empire, la monarchie universelle, existe. Un nouveau soleil se lève sur le monde, ramenant avec lui, pour embellir la civilisation, l’innocence du premier âge, le règne de la Vierge céleste. Comme signes, nous avons la réconciliation des peuples antagoniques, marquée par les épisodes d’Évandre et de Diomède ; le croisement des races, indiqué par l’oracle rendu sur le mariage de Lavinie ; la condamnation de l’égoïsme national en Turnus. Turnus, hélas ! c’est Pompée, Brutus, Cassius ; c’est l’âme vertueuse et patriotique de Caton ; c’est cet ordre patricien tout entier, qui se refusait à octroyer le droit de cité aux nations vaincues, qu’appuyaient de leur côté César et sa plèbe.

Une semblable régénération devait être avant tout religieuse : Énée le pieux est le patron d’Octavien Auguste et d’Antonin Pie ; quatorze siècles après, il servira encore de type à Godefroy de Bouillon. Dès lors, condamnation de l’athéisme politique en Mézence ; annonce du nouveau dogme : providence, immortalité des âmes, expiation, toute la substance du christianisme ; réforme des mœurs domestiques et proscription de la volupté : c’est le sens des amours de Didon, de la rencontre d’Énée et d’Hélène, de l’épisode de Nisus et Euryale. Je reviendrai sur ce sujet dans une autre Étude. Redisons seulement qu’Énée, pour devenir fondateur de l’état romain, de la famille romaine, doit se séparer de son épouse asiatique et renoncer à Didon la Phénicienne : ainsi le veut la dignité de la matrone, représentée par l’invisible Lavinie. C’est la réprobation des Cléopâtre, des Bérénice, des Julia Domna, des Mamée, des Zénobie, de toutes ces étrangères à diadème, dans lesquelles l’orgueil romain ne put voir jamais que des courtisanes.

XLII

Virgile est l’expression du caractère romain, de la religion romaine, le poëte des traditions et des destinées du peuple romain. Comme la littérature grecque gravite sur l’Iliade, de même la littérature latine, avant et après Virgile, gravite sur l’Énéide. Virgile est la pensée condensée de Rome, de la Rome républicaine aussi bien que de la Rome des empereurs.

Quand le sénat, un siècle auparavant, envoyait Scipion Nasica, déclaré le plus honnête homme de la république, chercher en Phrygie, patrie d’Énée, la statue de la Bonne Déesse, il posait le thème de l’Énéide.

Lucrèce, au commencement de son poëme de la Nature, invoquant Vénus, mère des Romains, suit la même idée.

Horace, composant le chant séculaire, travaillant dans ses Odes, ses Épîtres et ses Satires, à la réforme des mœurs et à la célébration de l’empire, est l’auxiliaire de Virgile.

Ovide, dans ses Métamorphoses, que fait-il autre chose que de reprendre la grande pensée de Virgile, devenue plus tard la base du christianisme, que tout dans la mythologie des nations et dans leur histoire a été préparé et préordonné pour la grandeur de Rome ?

Autant Homère avait été compris des Grecs, autant Virgile le fut de ses contemporains. Je ne parle pas d’Auguste, qui y avait un si grand intérêt ; je ne dis rien de Mécène, de Pollion, de Varus, de Gallus, tous plus ou moins associés à la gloire impériale. Mais Lucain ne le comprit que trop, quand, plein d’une horreur généreuse pour la tyrannie de Néron, il essaya dans la Pharsale, un poëme impossible, de détourner au profit du vieux républicanisme cette haute et pacifique dictature que Virgile, dans l’Énéide, attribue à la famille des Jules, descendants de Vénus et de Troie.

Plus sage que Lucain, Tacite ne fait pas d’opposition à l’empire, qu’il accepte, ainsi que son ami Pline, et qu’il loue dans les successeurs de Domitien. Il ne sévit que contre les monstres qui déshonorent le nom de César et font douter de la sagesse des dieux.

La multitude comprit Virgile, dont le poëme lui tenait lieu d’oracle, sortes Virgilianæ.

Les chrétiens enfin comprirent Virgile : témoin Lactance, qui, à l’exemple du poëte, fait servir les prédictions des sibylles à l’annonce du règne messiaque ; témoin le père Hardonin, qui, dans sa folie érudite, entrevit pourtant cette vérité écrasante pour un jésuite, que le christianisme existait dans l’Énéide cent cinquante ans avant que d’absurdes compilateurs s’avisassent de le mettre en évangiles.

Rien de ce qui fait la valeur positive et sociale du poëte épique, à savoir la tradition, la politique, la religion, la légende, la révolution, ne manque à l’épopée latine. Seulement la réalité épique s’est agrandie de toute la distance qui sépare le siècle de Priam de celui d’Auguste, la religion d’Homère de celle de Platon, le pacte fédéral des Hellènes de la suzeraineté de Rome et de la messianité des Césars.

De même qu’Homère, enfin, Virgile sert de pivot à un cycle littéraire, dans lequel on peut remarquer quelques lacunes et dont la durée fut aussi plus courte, mais dont l’inspiration est certainement plus haute, l’originalité plus puissante. Si la tragédie manque aux Latins, si Trogue-Pompée, Tite-Live, Salluste, ne font que balancer Hérodote, Thucydide, Xénophon, en revanche, la Grèce n’a rien qu’elle puisse opposer aux Géorgiques, aux formules du préteur et des jurisconsultes. Le sens pratique de Cicéron vaut à lui seul tous les systèmes des Grecs, toutes les raffineries de leurs sophistes. Tacite surtout est hors ligne ; c’est le défenseur du droit, c’est-à-dire de la mission romaine, chantée par Virgile en vers magnifiques, contre l’infidélité des empereurs, vis-à-vis desquels il remplit le même rôle que les prophètes de Jéhovah vis-à-vis des prévaricateurs de Juda et d’Israël. Du reste, le progrès se montre dans tous les genres : les bergers de Théocrite sont des bergers ; ceux de Virgile, sans sortir de leurs bergeries, sont devenus des politiques, des théologiens, des philosophes.

À partir du second siècle, l’empire devient pour ainsi dire bilingue. Néron s’était efforcé de soutenir, dans des vers ridicules, l’honneur des muses romaines ; Gallien après lui, en même temps qu’il laisse tomber l’empire, se distingue encore par de jolis vers dans la langue de Tibulle et de Properce. Marc-Aurèle et Julien écrivent en grec. La parole officielle est double : cette dualité, accélérant la dépravation de l’idéal impérial et le déchaînement des superstitions, affaiblit l’influence de l’épopée latine et en diminue la gloire. Le triomphe de l’Église et des livres hébreux porte le dernier coup : après la défection de Constantin et la version de saint Jérôme, l’Énéide perd peu à peu sa raison d’être ; ce ne sera bientôt plus qu’une fantaisie d’amateur, un vain exercice d’école, un pastiche de l’Iliade !…

XLIII

Si la partie réelle de l’Énéide fut, après la chute de l’empire, si étrangement méconnue, ce devait être bien pis de la partie surnaturelle, de ce que la critique moderne appelle le merveilleux. Quel logogryphe pour les littérateurs du dix-septième et du dix-huitième siècle, chrétiens et philosophes, qu’un génie tel que Virgile faisant parler Junon, Vénus, Jupiter, au siècle d’Auguste, comme ils concevaient à peine qu’Homère eût osé faire trois siècles après le siège de Troie !… Les fictions de l’Iliade et de l’Énéide devenues lettre close, on ne se donna pas la peine d’en chercher le sens, encore moins la raison. Tout ce qu’on sut faire, ce fut de conclure doctement que le merveilleux, n’importe quel, était essentiel à la poésie épique ; qu’il n’y avait pas d’épopée sans intervention du ciel et sans miracles. C’est à cette belle théorie que nous devons les merveillosités de la Henriade : les puérilités de Voltaire pèsent de tout leur poids sur le chantre d’Énée, devenu ainsi coupable de notre propre ineptie.

Le merveilleux, puisque merveilleux il y a, dans l’Énéide, est de deux sortes, suivant qu’on le considère dans la forme ou dans le fond.

Dans la forme : la religion de Virgile, ou, si l’on aime mieux, de son poëme, est une gnose, ni plus ni moins que celle de Platon, d’Apollonius de Thyane, de Simon le mage, de saint Paul et autres. Dans cette gnose, les anciennes divinités ne sont plus telles sans doute qu’on les voit figurer dans Homère, pas plus que le Jéhovah des gnostiques du deuxième et du troisième siècle n’est le même que celui du Pentateuque : ce sont des génies qui gouvernent les forces de la nature et président aux destinées des nations. Ainsi conçue, la foi aux dieux, du temps de Virgile, foi déjà toute chrétienne, était, j’ose le dire, plus profonde, plus vivace que jamais. Junon (que font ici les noms propres ?) est l’ange ennemi de l’Asie, qui tantôt en faveur des Grecs, tantôt au profit de Carthage, s’efforce de détourner la destinée. Vénus, au contraire, est l’ange protecteur ; Jupiter, la providence universelle, impartiale, qui gouverne par des lois éternelles les choses divines et humaines, qui res hominumque deûmque æternis regit imperiis ; qui distribue à ses anges l’éloge et le blâme, comme l’Éternel dans l’Apocalypse, et qui dès lors commençait à remplacer dans l’opinion l’antique Destin.

Lorsque, Virgile au 2e livre de l’Énéide montre aux regards d’Énée les dieux acharnés au sac de Troie, il ne fait que raconter en vers sublimes la croyance la plus répandue de son temps, à savoir que les nations et les villes, placées sous la protection de divinités indigènes, ne pouvaient être vaincues que par l’évocation de ces divinités. Tous les auteurs sont pleins de cette idée. Déjà, au livre Ier des Géorgiques, Virgile avait dit qu’au moment de la mort de César la Germanie entendit dans le ciel un bruit d’armes :

Armorum sonitum toto Germania cœlo
Audiit…

comme si les dieux des nations vaincues allaient revenir à la charge. Ovide, Tibulle, Lucain, parlent de même. Tacite et Josèphe rapportent à leur tour que, lors du siége de Jérusalem par Titus, on entendit dans l’air des voix surhumaines et comme le bruit d’une armée qui s’en allait. Et nous lisons dans le 4e livre des Rois que, pendant le siége de Samarie, le prophète Élizée fit voir à son serviteur Giezi toute une armée d’élohim combattant pour le roi d’Israël.

Du temps de Virgile, la mythologie vulgaire avait perdu de son crédit, je veux le croire ; mais ce discrédit n’atteignait que les noms, et, tandis qu’on se gaussait de Jupiter, Junon, Vénus, Bacchus et Flore, on ne plaisantait pas des génies et des dieux. Le monde surnaturel prenait dans les esprits, et bientôt dans la langue, un caractère plus élevé ; les anciennes appellations tombaient en désuétude ; la foi au divin et au merveilleux grandissait toujours, tout le monde y croyait : les stoïciens, les platoniciens, les pythagoriciens y crurent ; les pères de l’Église, pour qui les dieux du paganisme étaient, non des chimères, mais des démons, y crurent ; les empereurs, Constantin, par exemple, avant sa conversion, Julien, avant et depuis son apostasie, y crurent tous. C’est cette croyance qui remplit le monde d’oracles, de prodiges, d’augures, de mystères ; qui fait que les biographies de Suétone et de Lampride, si positivistes, si terre à terre, fourmillent de présages et de faits divins ; que Tite-Live, Tacite, Plutarque, sont tout aussi merveilleux que l’Énéide. Mais à quoi bon ces témoignages ? il fallait que la foi à l’intervention des puissances célestes, de tout ordre et de tout grade, fût bien active, puisqu’elle donna naissance au christianisme. Et je voudrais savoir, après tout, si les miracles racontés par Virgile soit de moindre aloi que ceux de l’Évangile ?

On me dira peut-être qu’il y a bien de la différence : que les miracles de l’Évangile sont vrais, ou, ce qui revient au même, que les chrétiens les prenaient à la lettre, tandis que les idolâtres ne croyaient pas un mot des prodiges racontés dans l’Énéide ; que la légende du messie Jésus était entrée dans la vie réelle, tandis que la mythologie païenne en sortait ; que la tradition de l’Église et de la Bible était pour les chrétiens d’une tout autre autorité que ne pouvait être pour les Romains de l’empire la parole d’un lettré dont la foi religieuse était plus que suspecte, etc., etc. Tout un chapitre de différences.

À quoi je réponds par l’argument des chrétiens eux-mêmes, qu’en matière de révélation, ce n’est pas tant le miracle qui prouve la doctrine, que la doctrine qui prouve le miracle et le rend acceptable, et que sous ce rapport Virgile ne le cède point à nos évangélistes.

En entendant les vers de l’Énéide, on ne demandait pas qui avait tenu procès-verbal des séances de l’Olympe ; on disait : Le Dieu est là, il a parlé, Numen adest. Si les habitants de Lystra en Lycaonie, après une harangue de saint Paul, le prirent pour Mercure, qu’y avait-il d’étonnant à ce que les Romains, en écoutant Virgile, le prissent pour un saint, un interprète des dieux, sacer interpresque deorum ? Cicéron, pour quelques vers des Bucoliques qu’il avait entendus, appela Virgile, dans son enthousiasme, le second espoir de Rome, magnæ spes altera Romæ. Qu’eût-il dit à la lecture de l’Énéide ?

En fait, ce que la raison moderne repousse à bon droit comme surnaturel, et qu’elle prend pour une fantaisie poétique dans les anciennes épopées, n’avait rien d’extraordinaire pour les Romains, même du siècle d’Auguste, tant ils y étaient habitués. Ils vivaient au milieu des miracles ; ils ne croyaient qu’aux miracles ; le vrai seul les trouvait incrédules. Si quelque chose dut les étonner dans l’Énéide, ce ne fut point la succession des prodiges, des apparitions, des oracles, dont elle est remplie : quand la moindre affaire exigeait une consultation de l’augure, ils eussent été scandalisés que le fondateur de leur race n’eût pas été conduit, pas à pas, comme Romulus et Numa Pompilius, par le conseil des dieux, et couvert de leur protection. Virgile, au surplus, comme Homère, ne fait dans son poëme que suivre les traditions : il n’y a peut-être pas une de ses fictions qui lui appartienne.

Ce qui dut paraître inouï, ce fut le fond même de ce merveilleux, ce sont les théories philosophiques, politiques, religieuses et morales, que Virgile enveloppait dans ses récits et qui constituaient sa gnose.

Tel est, par exemple, ce dogme d’une Providence souveraine, tôt après posé par l’Église en article de foi, et dont nos philosophes voudraient faire aujourd’hui un article de science ; — tel est cet autre dogme de l’immortalité des âmes, qui troublait Caton, Thraséa, Sénèque, Tacite, article de foi aussi pour l’Église, et devenu à son tour, s’il faut en croire les nouveaux platoniciens, article de science ; — telle est encore cette explication de l’origine du mal par l’union de l’âme et du corps, idée sur laquelle gravitent tous nos faiseurs de théodicées. Ajoutez cet établissement prodigieux de l’empire, la plus grande des merveilles, avant que le christianisme fût devenu le plus grand des miracles ; — cette piété tendre d’Énée, chef militaire, chef d’État, et pourtant fidèle à la religion et à la miséricorde, comme un saint Louis ; — cette royauté pauvre et sans faste d’Évandre, si éloignée du luxe patricien, et qui faisait pleurer d’attendrissement Fénelon ; — cette fantaisie platonicienne de l’égalité des sexes, exprimée par Camille la vierge guerrière, prototype des Clorinde, des Bradamante, des Théroigne de Méricourt, annonce d’un accroissement de dignité pour la femme ; — cette amitié sans tache de Nisus et Euryale, dont notre érudition impure n’a pas même aperçu le motif.

Voilà quel dut être, pour les contemporains de Virgile, le merveilleux de l’Énéide, merveilleux inconnu à Homère, et dont l’effet fut de développer dans l’humanité un sentiment jusque-là endormi, la mélancolie poétique, en donnant à la poésie pour thème, non plus la nature vierge et les dieux nouveau-nés, mais l’homme et ses douleurs. L’épisode des Troyennes pleurant leur patrie, celui d’Hélénus et Andromaque en Épire, la mort de Didon, l’oraison funèbre du jeune Marcellus, la réponse de Diomède aux députés du roi Latinus, toutes ces scènes dont la tristesse est si délicieuse, où les larmes se changent en une mélodie du cœur, me feront comprendre.

XLIV

Mais, me dit-on, vous ne tenez pas votre promesse. Vous avez prouvé que l’Énéide est supérieure à l’Iliade par le sujet du poëme, par le but que se propose le poëte, par la philosophie, par la nature du merveilleux, ce qu’il paraît difficile de vous refuser. Or, il s’agit de poésie, d’idéal, d’art, et l’on nie que l’humanité chantée par Virgile, que ses personnages, ses épisodes, atteignent à l’idéalité de ceux d’Homère. On soutient de plus que l’Énéide n’est belle que de la beauté de sa rivale, que Virgile doit tout, ou presque tout à Homère, qu’il l’imite, le copie sans cesse ; bref, que sans Homère Virgile n’eût pas existé.

Je croyais avoir fait tomber l’objection ; puisqu’on insiste, on me pardonnera si dans ma réplique il se rencontre quelque redite.

Commençons par les emprunts ; nous parlerons ensuite du style, et nous terminerons par ce que la poésie a de plus intime, l’art de plus original.

J’avoue, quand j’entends parler des plagiats de Virgile, que je suis tenté de me cacher le visage, tant la critique moderne me fait honte. Nos aristarques, ayant totalement perdu de vue l’objet de l’Énéide, ne comprenant rien à sa raison historique, à sa nécessité sociale, à sa portée politique et religieuse, à sa gnose, ne découvrant dans ces dix mille vers qu’un exercice de versificateur, ont jugé en conséquence. Ils ont relevé la disposition des quatre premiers livres, imitée de l’Odyssée ; la description des jeux au cinquième ; celle du bouclier d’Énée ; puis, force comparaisons, force hémistiches, imités, traduits de l’Iliade. Ils ont pris pour la substance du poëme ce que j’en appelle moi la technique ; et comme ils n’apercevaient rien au delà, ils ont prononcé doctement que Virgile n’avait fait qu’une œuvre d’imitation, qu’au chantre d’Achille seul appartenait la palme de l’invention et de l’originalité. On ne saurait croire le tort que s’est fait Virgile par ce mot qu’on lui attribue, qu’il était plus aisé d’enlever à Hercule sa massue qu’un vers à Homère.

À ce compte, je ne vois pas pourquoi l’on ne mettrait pas au nombre des plagiats de Virgile de s’être servi de l’hexamètre alexandrin, combinaison de brèves et de longues, formant en tout six mesures et vingt-quatre temps.

D’après la loi du développement littéraire, il est de principe que toute œuvre de l’esprit, en vers et en prose, appartient, comme la langue, et à titre de matière première, aux écrivains subséquents, qui tous ont le droit de s’assimiler les créations de leurs devanciers, tant pour le fond que pour la forme, et d’en user ad libitum dans leurs compositions.

C’est ainsi que furent composées l’Iliade et l’Odyssée. Elles sont le produit d’une ère épique qui embrasse cinq ou six siècles, depuis l’expédition des Argonautes jusqu’à Solon. Qui pourrait dire le nombre de chantres qui y concoururent ? Qui, surtout, dans cette œuvre éminemment collective, saurait faire la part du génie individuel et du génie national, la part même du génie étranger ? La guerre de Troie : sujet, ou plutôt, puisqu’il s’agit ici d’invention, propriété nationale ; les héros de cette guerre, les légendes, les dynasties, la mythologie : propriété nationale ; les aventures, les caractères, les sentiments, situations, dits notables, traits d’héroïsme : propriété nationale. Et le peuple, qui ne voulait entendre parler d’autre chose, qui demandait sans cesse qu’on lui chantât tantôt le duel d’Hector et d’Ajax, tantôt les adieux d’Andromaque, tantôt l’entrevue d’Achille et de Priam ! Il n’y a peut-être pas un épisode de l’Iliade qui, transmis de bouche en bouche et sans cesse reporté au tribunal populaire, n’ait été vingt fois remanié par les rapsodes. La Grèce était jalouse de ses poëmes, comme des statues de ses dieux. Elle fournissait le texte : idées, sentiments, fictions, la langue, le mètre et la musique, et elle exigeait que ses artistes remplissent le cadre, quitte à recommencer jusqu’à ce que l’œuvre parût digne de l’idéal.

Que ce soit donc le mérite de la Grèce, mérite qui ne doit être compté qu’à elle, d’avoir la première mis en œuvre, sinon inventé, avec le vers hexamètre, certaines fictions et combinaisons épiques, devenues depuis le type de l’épopée ; d’avoir sous cette forme produit, célébré son idée politique et sociale, exprimé des sentiments qui dureront autant que le cœur humain.

Je dis que les écrivains postérieurs, Virgile entre autres, devant continuer la chaîne des temps, rattacher Rome à la Grèce, l’Énéide à l’Iliade, ont eu le droit de disposer souverainement de ce matériel, publica materies ; que c’était pour eux une nécessité, et que, comme on ne doit pas leur en faire un mérite, il n’est pas juste non plus de leur en faire un grief. Dans l’Iliade, l’épisode du bouclier d’Achille est une conception charmante ; reproduit dans l’Énéide, le même épisode n’a plus de valeur que celle de l’idée qu’il sert à rendre, et qui dépasse de cent coudées celle de l’Iliade. Pour juger les deux épisodes, il ne faut pas regarder l’armure, il faut voir ce que les Cyclopes ont gravé dessus.

D’avance le moule de l’Énéide, aussi bien que le vers, était jusqu’à certain point donné par les poèmes homériques, d’autant que la plupart des fictions venaient de plus loin, passant d’une nation à l’autre, comme un héritage. Filles toutes deux de Japhet, adorant les mêmes dieux, parlant presque le même idiome, l’Italie et la Grèce étaient liées l’une à l’autre dans leur destinée épique, leur patrimoine intellectuel et moral était le même ; différentes par la physionomie et le tempérament, plus que par le fond de leurs natures. Tout ce qu’avait chanté, rêvé la Grèce, devait se retrouver modifié, développé, agrandi, dans l’Énéide. Les Romains n’eussent pas supporté, par exemple, que leur Énée fût armé par un autre Vulcain, qu’il fût sous ce rapport moins glorieusement traité qu’Achille, et que l’avait été avant Achille le fils de l’Aurore, l’oriental Memnon. Ce n’est pas là ce qui a occupé le génie de Virgile, et, tout en faisant état de l’idée première à ses devanciers, nous ne devons pas nous en occuper pour lui. Qu’il ait traduit en latin, avec plus ou moins de bonheur, je ne sais combien de vers, de figures et de situations du poëte grec, c’était pour les Romains une manière d’exercer leur droit de conquête, en même temps que d’établir leur communauté d’origine, de croyance et de destinée avec l’Hellade. Il est absurde de faire travailler un grand poëte pendant douze ans à une contrefaçon. Ce que je dis est si vrai que Virgile était le premier à se plaindre du fardeau que lui imposait cette loi de tradition : il savait, mieux que ses critiques, qu’en fait de poésie les emprunts, imitations, transports, etc., réussissent rarement ; que les choses sont toujours moins belles quand on les sort de leur milieu ; et le fait est que ce qu’il y a de moins heureux dans l’Énéide, je parle des détails poétiques, c’est précisément ce que Virgile y a transporté de l’Iliade. La transfusion de l’or d’Homère lui coûte plus que la taille de ses propres diamants. Tous ces plagiats, on n’a pas rougi de se servir de ce mot indigne, sont dans Virgile de pur machinisme, ni plus ni moins que les trilogies d’Eschyle et les trois unités de nos tragiques. Ce n’est pas par les matériaux qu’il a trouvés sous sa main, c’est par la mise en œuvre, que nous devons juger le poëte.

XLV

Je ne m’étendrai pas longuement sur le style. Virgile, disposant d’un idiome sourd, traînant, ingrat sous tous les rapports, si on le compare à celui d’Homère, eut besoin de beaucoup plus d’art que son rival. Ce n’est pas tout de considérer l’œuvre, il faut ici tenir compte des moyens. La langue, comme la figure, est un avantage de nature ; l’art, comme la Justice est le produit de la liberté. Pour Virgile, l’obligation d’une facture supérieure, à peine d’éviction immédiate, résultait du milieu où il était placé. La Grèce faisait partie de l’empire ; tout le monde lisait les Grecs, les Juifs eux-mêmes hellénisaient. L’épopée latine ne passerait pas, si, sous tous les rapports, elle n’était supérieure à celle du peuple vaincu. La durée même de l’empire en dépendait. Quelle honte pour la Rome impériale, si son idéal politique et religieux, si ses dieux, ses héros, ses mystères, ses traditions, si sa constitution, sa famille, si sa langue enfin, étaient trouvés inférieurs à ce qu’on les voyait dans l’Iliade ! La raison d’État devait faire supprimer cette œuvre malencontreuse, absolument comme le tsar qui, rêvant pour la Russie la conquête du monde, devrait, de deux choses l’une, ou arrêter à la frontière de ses États les livres étrangers, ou créer une littérature moscovite, supérieure à toutes les littératures de l’univers.

Sous la main de Virgile, les défauts de l’idiome romain deviennent des beautés. Le latin, spondaïque, concis, nerveux, en baryton, apparaît comme la vraie langue, la seule langue possible de l’empire, je veux dire de l’Énéide. Toute cheville a disparu : autant de mots, autant d’idées. Les licences sont rares, admises, non plus pour la commodité du vers, mais pour l’embellissement et l’harmonie ; l’élision évitée, la césure toujours à sa place ; les mots de six pieds éliminés, surtout à la fin du vers, dont la chute, par dactyle et spondée, arrive régulière. Si le grec d’Homère peut se comparer pour la mélodie à la flûte arcadienne, le latin de Virgile résonne comme l’orgue…. En comparant dans le détail la versification des deux poëtes, on s’aperçoit que du premier au second le vers a subi un nettoyage, comme la parole de l’enfant devenu homme. Homère doit tout à sa langue : Virgile a tout donné à la sienne ; et, malgré l’infériorité de l’instrument, son vers est aussi supérieur à celui d’Homère que la théosophie du sixième livre est supérieure aux mythes de l’Iliade. Je ne crois pas qu’on trouve dans toute l’Iliade sept vers de suite comme ceux où Virgile définit la mission humanitaire du peuple romain ; or, des vers de cette facture, il y en a par centaines dans l’Énéide et les Géorgiques.

Je conclus : entre l’Iliade et l’Énéide il y a, pour le style, la même distance qu’entre la chanson de Roland et Athalie, ou bien, dans un autre genre, entre la satire Ménippée et les harangues de Mirabeau.

XLVI

C’est surtout dans la peinture des sentiments et la manière d’idéaliser les hommes et les choses que se montre le poëte.

La civilisation représentée par Homère, peu avancée, superficielle, n’offrant que des rapports simples, est belle par sa naïveté même. Le poëte n’a presque rien à faire pour recueillir son idéal : c’est la jeunesse, le courage, la force, la beauté ; ce sont les mœurs patriarcales, la royauté agricole, la femme industrieuse, l’amour conjugal, l’amitié héroïque, la nature pleine de miracles, les dieux à chaque pas.

Douze cents ans après la guerre de Troie, tout est changé : le monde a vu bien des révolutions ; l’homme a dû réfléchir sur une foule de choses qu’auparavant il écartait comme tristes et ignobles ; les situations de la vie engendrent des péripéties qui mettent la vertu à de rudes épreuves, appellent l’indulgence et le pardon. La multiplicité et la complication des rapports rendent l’esprit plus sérieux, la pensée plus prosaïque, l’âme plus sombre. La nature même semble vieillie de tous les désenchantements de l’homme. Autant de difficultés à vaincre qui n’existaient pas pour le poëte primitif, et qui s’imposent au poëte moderne comme une loi. Il faut qu’il suive le mouvement : ce qui revient à dire, en vertu de nos principes, qu’en présence de difficultés plus grandes, il est condamné à déployer plus de talent, par conséquent à faire plus et mieux que ses devanciers et ses modèles.

Ainsi fait Virgile dans ses églogues. Les bergers de Théocrite ne sortent guère du cercle de la bergerie : en apprenant la langue de Virgile, ils deviennent, sans cesser d’être bergers, politiques, philosophes, révolutionnaires !… La première églogue célèbre la fin des guerres civiles ; la quatrième chante le siècle nouveau ; la cinquième est une lamentation sur la mort de César ; la sixième contient une philosophie de la nature. Les idées les plus profondes, les plus vastes, les plus tristes, sont mêlées aux peintures attrayantes de la vie champêtre ; le tout si bien fondu, si parfaitement harmonique, qu’on n’imagine pas que des bergers vivant au premier siècle avant notre ère aient pu ni penser autre chose ni s’exprimer autrement. Et ces petites pièces n’ont pas cent vers !… Si jamais le genre bucolique ressuscite dans les littératures modernes, les bergers devront être citoyens, savants, ingénieurs, économistes : qualités dont l’idéalisation, de plus en plus difficile, suppose un art toujours plus puissant.

Qu’est-ce qui fait des Géorgiques le chef-d’œuvre de l’antiquité, et peut-être de toute l’humanité poétique, un poème qui à lui seul mériterait qu’on enseignât le latin dans nos lycées ? C’est que les Géorgiques sont un poème essentiellement, exclusivement utilitaire.

Il a fallu, pour ramener le goût de l’agriculture et des mœurs rustiques, idéaliser, jusque dans les moindres détails, les travaux du labourage, de la vigne, de l’élève des bestiaux, de l’apiculture, cette industrie sucrière des anciens. Et c’est à quoi Virgile est parvenu par un art dont ceux-là seuls peuvent juger qui sont en état de lire son ouvrage.

Virgile est si profondément pénétré de la nécessité pour le poëte de s’appuyer sur ce que la vie présente de plus positif, de plus réel, qu’il n’imagine pas pour lui-même, le grand idéaliste, d’autre prix de son dévouement à l’art que la connaissance des secrets de la nature et des lois de l’humanité. Ce qu’il demande aux Muses, c’est la science, et, si la science ne peut lui être donnée, la vie de paysan. « Que les douces Muses, s’écrie-t-il, dont je porte avec un fervent amour les insignes sacrés, me reçoivent et m’enseignent leurs secrets, la marche des corps célestes, la cause des éclipses, des tremblements de terre et du flux de l’Océan !… Et si la faiblesse de ma raison me rend indigne de participer à ces grands mystères, oh ! alors, que je retrouve mes champs, mes rivières, mes forêts avec leurs masses d’ombre !… »

Le secret de Virgile ici lui échappe : pour lui, point de poésie sans un sentiment profond de la réalité ; point d’idéal en dehors de la pratique raisonnée des choses. C’est d’après cette poétique qu’il conçut son Énéide.

Citons seulement quelques épisodes.

XLVII

Rien de plus beau dans l’Iliade, rien de plus touchant, d’une plus complète poésie, que les adieux d’Hector et d’Andromaque. Je voudrais pouvoir, par mon admiration éloquente, ajouter à l’admiration si justement méritée de trente siècles. Qu’eût pu faire de mieux Virgile ? Rien. Il ne l’a pas essayé, et je l’en loue : de pareilles choses ne peuvent ni se répéter, ni se copier, bien moins encore se surpasser.

Ce que la vie humaine offre de plus idéal, l’amour légitime, Homère s’en est emparé : il n’a rien laissé à faire après lui. La séparation de Briséis est encore bien touchante ; mais sa condition est inférieure, bien qu’admise par les mœurs grecques : aussi cet épisode est-il hors de toute comparaison avec le premier. Le ton de l’Iliade s’élève ou s’abaisse selon ta beauté naturelle des choses : c’est la loi du poëte grec. Ce qui tourne à l’ignoble, au laid, à l’impureté, il l’effleure, le raille ou s’en abstient.

Cependant la civilisation avait marché, il fallait marcher avec elle. Que va faire Virgile ?

Il s’empare de cette situation inférieure de Briséis, de cet amour de tolérance, non pour l’élever à la hauteur du mariage solennel : un poète de nos jours n’y eût pas manqué ; non pour glorifier, en rabaissant l’union légitime, le concubinat, même légal ; mais pour montrer, par ce que la passion et le remords ont de plus touchant, de plus tragique, de plus idéal, l’abîme immense qui sépare la sérénité glorieuse de l’épouse des joies de l’amour clandestin. Virgile dérobe Lavinie, l’épouse trois fois sainte ; il met en scène l’amante d’un jour, que les dieux n’ont pas jugée digne du mariage. Ce que Didon pleure, en s’accusant, ce n’est pas, comme l’amante d’Abailard ou la perruquière du Lutrin, ses plaisirs perdus ; c’est le mariage, sur lequel sa folie a anticipé, per optatos hymenœos… Et comme, dans Virgile, par la complication des rapports sociaux qu’il avait à peindre, chaque épisode doit être à plusieurs fins, il a trouvé le secret de faire de l’amour sitôt dédaigné de Didon la condamnation d’Antoine et la prophétie des luttes de Rome et de Carthage.

Suivant une découverte de l’érudition moderne, Virgile aurait emprunté sa Didon à un poëte grec aujourd’hui perdu. Que nous fait prétendue imitation ? Le Grec qui le premier chanta les amours de Didon et d’Énée n’avait pas entendu parler, apparemment, des guerres puniques, non plus que de la fameuse Cléopâtre ; il se souciait peu du mariage romain, de la dignité matronale, et de la défense faite par le peuple aux empereurs d’épouser des étrangères. Or, c’est dans la combinaison de ces idées et de ces sentiments que se trouve l’idée épique, et non pas dans les cent cinquante ou deux cents vers, plus ou moins, imités du grec, qui servent à peindre la déconvenue de la malheureuse Élisa.

Orphée, suivant la légende, Hercule ensuite, Thésée et Pirithoüs, étaient allés aux enfers, qui pour réclamer sa fiancée, qui pour délivrer son ami. Homère connaissait ces fables ; il n’en a pas usé : aucun de ses héros ne va aux enfers. Dans l’Odyssée, Ulysse évoque au bord d’une fosse, après y avoir versé le sang d’une victime, les âmes des morts ; il ne s’aventure pas dans leur royaume. La poétique d’Homère répugnait à descendre dans le séjour d’horreur, elle s’arrête à l’entrée.

Virgile, composant l’épopée latine, exploitant les mythes de la Grèce comme ceux du Latium, ne pouvait moins faire que de mettre son héros en rapport avec l’autre monde ; c’était une des conditions obligées de son poëme. Mais, d’abord, quelle supériorité de motifs ! Si touchants, si sacrés, que soient l’amour conjugal et l’amitié, on peut dire que de telles considérations n’étaient pas à la hauteur d’une si merveilleuse entreprise. Aussi pour Énée s’agit-il de bien autre chose. En premier lieu, les révolutions de Rome et la grandeur de l’empire, tant de fois prédites ; puis l’élaboration anté-organique des destinées humaines, le principe de l’âme, sa génération céleste et ses métempsycoses ; la théorie des délits et des châtiments, des vertus et des récompenses ; la sanction ultramondaine de la Justice, tout le plan de la civilisation et de la Providence : voilà, et la chose en valait la peine, ce qu’Énée rapporte de sa visite aux sombres bords.

L’Église, héritière de l’Énéide, a repris ce thème, comme un article de sa foi que le poëte païen lui aurait dérobé. Le Christ, pendant les trois jours qui séparèrent sa passion de sa résurrection, serait aussi descendu aux enfers, suivant les théologiens. Et quoi faire ? Ô misère des contrefacteurs ! chercher les âmes des vieux patriarches qui languissaient dans les limbes, en attendant sa venue. N’est-il pas vrai que nous retombons dans la légende primitive, insipide, de Thésée et Pyrithoüs ? Après Virgile, l’histoire des enfers est finie, le sujet est épuisé ; l’idée ne peut plus que rétrograder. Dante et Milton avec tout leur génie ne la soutiendront pas : des amplifications, des reprises avec changements de costumes et de personnages, ne sont pas des poëmes.

Je termine par l’épisode d’Évandre.

Dans l’histoire de ce réfugié d’Arcadie qui se donne à Énée on trouve, avec la fusion des races et la subordination de la Grèce à l’Italie, indiquées dans d’autres parties du poëme, le rapprochement de trois époques : la première est celle du brigandage primitif, personnifié dans Cacus ; la seconde, celle de la civilisation naissante, représentée par Évandre ; la troisième, celle d’Auguste, indiquée par la langue même et les idées de l’Énéide. Tant de choses condensées dans un épisode de 260 vers, sans confusion, sans embarras : voilà qui dépasse déjà tout l’art de l’Iliade. Mais ce qu’Homère, dont les rois sont si glorieux, si vantards, n’eût jamais osé faire, c’est la description d’une royauté indigente ; c’est le portrait de ce bon Évandre, roi berger, chaussé de guêtres, qui s’éveille au chant du coq, habitant pour tout palais une cabane de branches au pied du Capitole, montagne alors sans nom et couverte de bois, mais déjà terrible aux mortels par les apparitions foudroyantes de Jupiter. Quel contraste entre cette pauvreté vertueuse et le luxe de l’ère impériale ! Que de sentiments avait dû faire naître, quelle mélancolie avait dû soulever, pour produire, pour rendre possible un semblable épisode, l’expérience de tant de combats et de tant de ruines ! Et quelle force de poésie chez l’homme qui le premier osait idéaliser ce qu’il y a de plus triste sur la terre, la pauvreté, une pauvreté royale !…

XLVIII

J’ai dit la raison de l’Énéide. Sous quelque aspect qu’on l’envisage, religieux et politique, psychologique, moral, historique et philologique, cette raison est supérieure à celle de l’Iliade : d’après nos principes, elle suppose dans la poésie une supériorité égale.

Cette supériorité, Virgile l’a-t-il obtenue ? En autres termes, le chantre d’Énée s’est-il élevé, comme poëte, au niveau du sujet qu’il avait conçu comme penseur ?

Ici, la dialectique et l’érudition ne sont plus de mise. L’idéal se sent, il ne se démontre pas. Tout ce que peut le critique est de mettre ses lecteurs en présence de l’œuvre qu’il examine, et après leur en avoir expliqué l’idée, de leur en faire sentir, par la communication de son propre enthousiasme, l’idéal. Mais il faut pour cela que le critique soit lui-même poëte, qu’à la philosophie et à la science il joigne une puissance de sensibilité, d’imagination et d’expression, qui me manque. C’est une tâche que je renvoie à M. Sainte-Beuve, dont la belle étude sur Virgile me semble réclamer impérieusement, après ce que j’ai dit moi-même, un post-scriptum.

Qu’il me suffise, pour constater le progrès esthétique de l’Iliade à l’Énéide, de rappeler que depuis plus de dix-huit siècles le monde suit la gnose de Virgile ; que le christianisme n’en est que la déduction ; que l’empire, après avoir fasciné les peuples, est devenu la base du droit public moderne ; que jusqu’à l’époque qui servit de préparation à la Révolution française, poëtes, littérateurs, théologiens, philosophes, politiques, historiens, tous ont vécu de Virgile, et que l’Énéide, autant que la Bible, a été pour le monde occidental le livre des destinées. Pareils effets n’appartiennent point à la philosophie des écoles, pas plus qu’à la raison pratique des peuples : c’est l’effet de l’art, le privilége de l’idéal.

Pourtant il est un nuage qui plane sur l’Énéide, et qui dès son apparition la tient comme plongée dans une pénombre.

Au lit de mort, Virgile condamna aux flammes son poëme, la plus grande gloire du génie latin. Les critiques ne savent que penser de ce suicide. Le poëme est complet, l’action finit naturellement à la mort de Turnus ; nulle part d’ailleurs on n’aperçoit de lacunes. Ce n’est pas pour quelques hémistiches interrompus, pour quelques quarts de vers restés en arrière, que Virgile aurait cru son œuvre déshonorée. De quel doute était-il saisi contre lui-même, à l’heure où il entrait dans son immortalité ? Était-ce dégoût de la gloire, caprice d’agonisant, défaillance du cerveau sous l’étreinte de la mort ?

Nous pouvons révéler ce secret funèbre, comme si nous l’eussions recueilli de la bouche même du poëte.

Virgile ne doutait pas de ses forces. Mais il savait que, pour assurer une épopée, il faut une société qui l’adopte comme son acte constitutif, et qui par cette adoption la cautionne ; or, plus Virgile avait médité son sujet, plus il sentait que cette condition allait manquer à l’Énéide. Seul auteur d’un si grand poëme, avait-il eu d’abord le temps de tout apprendre, de tout prévoir, de tout formuler ? et n’était-il pas à craindre que, faute d’une intelligence suffisante, au lieu d’une épopée fatidique, également acceptée des nations soumises et de Rome victorieuse, il n’eût élevé qu’un monument à l’égoïsme des enfants de Romulus et à l’orgueil de leurs Césars ? Devant cet empire gigantesque, où s’était engloutie toute nation et toute tradition ; en présence de ce monde en fusion, où toutes choses, en se régénérant, allaient changer de face, religions, institutions, mœurs, lois, idées, sciences, beaux-arts, industrie, pouvait-il affirmer avec pleine autorité le droit impérial, alors que la moitié des Romains protestaient contre l’empire, alors que les nations ne suivaient sa loi qu’en frémissant, alors surtout que l’œuvre épique, pour être vraie, doit obtenir la sanction des masses, de génération en génération ?

L’Iliade, pouvait-il se dire, est une œuvre achevée, d’abord parce qu’elle est adéquate à son idée, qui est la confédération hellénique, et que cette idée est sainte ; puis parce que, quelle qu’ait été la part du rapsode dans la composition du poëme, ce poëme est l’œuvre de la Grèce entière. L’Énéide est à moi seul ; son idée est dans l’avenir beaucoup plus que dans le présent et le passé ; et elle embrasse l’humanité, le monde, l’infini. L’avenir et l’infini se reconnaîtront-ils dans l’Énéide ? Qui, parmi les nations aujourd’hui muettes, chantera dans mille ans à l’unisson de l’Énéide, comme les enfants de la Grèce chantèrent pendant six siècles à l’unisson de l’Iliade ?

Sans doute Virgile avait fait assez pour sa gloire, assez même pour la gloire de sa nation ; grâce à lui Rome pouvait, devant la muse, balancer la Grèce et son Iliade. Mais l’individualité de Rome allait bientôt se perdre dans l’universalité des nations ; l’épopée du peuple-roi devait donc devenir aussi la leur. Que répondraient les évangélistes virgiliens à ces races déshéritées, quand elles viendraient demander leur part dans ce règne de la Providence, leur place à ce nouveau soleil ; quand, dans cette apocalypse des destinées romaines, elles chercheraient leurs traditions, leurs destinées et leurs dieux ? Que diraient-ils à la Grèce, attestant ses héros, ses poëtes, ses législateurs et ses sages, opposant avec orgueil aux césars son Alexandre ? à Jérusalem la sainte, appelant à grands cris son Moïse, et ses prophètes, et son Messie ? à Memphis la vénérable, montrant son âge et sa science mystérieuse écrits en caractères sacrés sur des monuments six fois vieux comme le Capitole ? à Babylone la superbe, dont les astronomes calculaient le mouvement des astres mille ans avant que l’étoile de Vénus conduisît Énée sur le Tibre ? Que diraient-ils à la Gaule, vaincue par ses dissensions intestines plus que par l’épée de César, et qui n’avait abdiqué sa personnalité qu’à la condition d’entrer au banquet impérial ? à l’Espagne, semi-africaine, amie de Carthage et d’Annibal ? à l’Italie, enfin, à cette Étrurie sacerdotale, à cet héroïque Samnium, à toutes ces cités disparues, dont les âmes pleurantes avaient droit au souvenir de l’humanité ?

Telle qu’elle est sortie des mains de son auteur, l’Énéide consacrait une épouvantable iniquité ; au lieu d’annoncer la Justice, elle glorifiait l’idéal prétorien. Ce n’est pas pour rien que la conscience des peuples se souleva, et, contre l’égoïsme de la vieille Rome, contre l’orgueil des césars, contre l’œuvre du plus grand des poëtes, refaisant à sa manière l’épopée humanitaire, produisit le christianisme. Deux mille vers répartis entre les douze chants de l’Énéide eussent rendu peut-être l’espérance et la sérénité aux âmes, apaisé tous les amours-propres. Rome affirmant elle-même, par la bouche de son poëte, de son héraut, le Droit et l’Idée, associant les nations à sa fortune, la protestation nazaréenne devenait impossible. La mort ne l’a pas voulu. Aussi bien la civilisation, troublée dans sa marche et déjà en décadence, ne pouvait plus se reconstituer par des voies régulières. Rendons du moins cette justice à Virgile, d’avoir au dernier moment protesté contre le crime de lèse-humanité dont son œuvre allait le rendre solidaire. Son sacrifice, en nous révélant sa grande âme, achève de nous révéler son génie et ajoute à sa gloire.


CHAPITRE VI.

De la littérature dans ses rapports avec le progrès et la décadence des nations. — Suite.

XLIX

Maintenant, un nouveau progrès dans la littérature est-il possible ?

Cette question revient à demander si l’esprit qui anime les sociétés peut engendrer un nouveau cycle littéraire, supérieur au cycle de Virgile comme celui-ci l’avait été au cycle d’Homère.

Car, nous le savons, l’esprit humain ne peut ni se répéter ni rétrograder ; il avance, ou il s’éteint.

Or, le droit ne s’arrête pas, le droit, motif supérieur de tout idéal. La notion de Justice, qui a monté d’Homère à Virgile, n’a certes pas rétrogradé depuis Virgile jusqu’à nous. Quant à la gnose, en dépit des religionnaires dont la faconde, plus que la foi, nous obsède, elle s’est transformée ; elle a nom aujourd’hui la Science.

Je l’affirme donc sans hésiter, comme l’Énéide avait évincé l’Iliade, il était nécessaire qu’une autre épopée chassât le cycle virgilien ; qu’à l’ordre hiérarchique et sacerdotal inauguré par les césars, consacré par l’Église, repris par Charlemagne, soutenu par Charles-Quint et Louis XIV, succédât un ordre de liberté, d’égalité, de travail, de science et de paix.

Cette nouvelle épopée, nous en connaissons le sujet et l’objet : c’est la Révolution.

Qu’est-ce que la Révolution ?

La fin de l’âge religieux, aristocratique, monarchique et bourgeois ; l’équation de l’homme et de l’humanité.

C’est le règne de la vertu sans la grâce, la justification sans sacrements, la prépondérance définitive du droit sur l’idéal, la souveraineté du travail comme condition et sujet de l’art.

Expliquons, du point de vue purement littéraire, ce grand mouvement.

L

L’Église ayant supplanté l’empire, l’Évangile du Christ usurpant sur les âmes l’autorité qui devait appartenir à la théosophie de Virgile, la littérature créée par l’Énéide dut se reformer d’abord sur la Bible, et recevoir, dans toutes ses parties, le baptême chrétien.

Cependant, comme les langues ne chantent pas, ainsi que les poëtes et les corneilles, pour toutes les causes, il fallait attendre, pour opérer cette transformation, que du latin fussent sortis de nouveaux idiomes, qui, n’ayant avec lui de commun que les racines, eussent perdu toute solidarité avec le polythéisme. Les proses rimées de l’Église ne compteront jamais comme littérature.

Telle est la raison historique des poëmes de seconde formation que l’on voit se produire du treizième au seizième et jusqu’au dix-huitième siècle, et qui tous ne sont que des lambeaux étirés, des travestissements en costume catholique, de certaines parties de l’Énéide.

Le premier de cet épicycle est Dante, 1265-1320, qui sans nulle gêne, se plaçant sous le patronage de Virgile, prend pour sujet de sa longue trilogie l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, rapidement esquissés par son modèle. Comment a-t-on pu voir dans cette enfilade de visions et d’épisodes, qui ne tiennent à la réalité que par la satire de quelques contemporains, un poème épique ? Quoi ! c’est à l’heure où la papauté, souffletée par Philippe le Bel, est jetée comme dans une sentine à Avignon, que Dante se met à chanter la théologie, le monde transcendantal, la cité de Dieu !…

Plus inconséquent encore se montre Tasse, 1544-1595, célébrant dans la première croisade le triomphe éphémère de la papauté, alors que le monde chrétien a appris à maudire le pape et les croisades, que les princes orthodoxes lui ont enlevé tout le temporel, que Luther, Calvin et consorts lui ôtent jusqu’à l’Esprit, et qu’elle n’a pour se soutenir que l’âme de Loyola !… Quelle raison, je le demande, dans ces poëmes ? Que veulent-ils ? qu’annoncent-ils ? que signifient-ils ?… Dante, persécuté par les papes pour son livre De la Monarchie, où il soutient la thèse très-peu catholique de la distinction du spirituel et du temporel, proscrit par ses concitoyens, qui ne voient en lui qu’un utopiste, Dante meurt dans l’exil : peut-on dire qu’il fut l’expression de son époque et de la société ? Tasse, après avoir été tour à tour porté en triomphe et enfermé comme fou, meurt de chagrin et d’ennui : avait-il aussi la tête saine ?

Admirez cet autre. Le quinzième siècle a proclamé la Renaissance ; le seizième a produit la Réforme ; le dix-septième, par la bouche de Hobbes, Toland, Bolingbroke, Bayle, est en train de tirer des prémisses posées par les protestants le déisme, auquel Rousseau donnera plus tard la popularité ; nous ne sommes qu’à vingt ans de la naissance de Voltaire : et Milton, Milton hérétique, Milton républicain, Milton régicide, se met à chanter le Paradis perdu, la déchéance de l’humanité. Pauvre aveugle !…

Camoëns prend pour sujet de sa Lusiade la découverte du cap de Bonne-Espérance. À la bonne heure ! celui-là flaire l’avenir ; il comprend que les découvertes d’un Christophe-Colomb, d’un Vasco de Gama, d’un Gutenberg, sont d’une tout autre importance que la sortie d’Éden, le voyage aux Enfers, et la mission de Pierre l’Ermite. Camoëns travaille pour la Révolution, il fait vraiment de la matière épique ; mais je ne crois pas que j’ôte rien à sa gloire en disant que le Portugal n’est pas le genre humain, ni la géographie une profession de foi.

Que dire d’un Klopstock, 1723-1803, d’un compatriote de Kant, qui naît et meurt avec Kant, et qui s’avise de remettre sur le métier le thème messianique, quand l’Éducation de l’Humanité de Lessing, quand la tolérance de Voltaire, quand l’initiative encyclopédique de Diderot, quand la Critique de la Raison pure, de Kant, quand la Révolution tout entière, enfin, ne laissent plus rien subsister du messianisme ?… On peut juger en passant combien ridicule et anachronique était cette école slave, représentée naguère par MM. Wronski, Towianski, Mickievicz, et dont le mystère était de reprendre au profit du tsar, de la Pologne si l’on veut, la donnée épique du messie juif, pour ne pas dire de l’empereur romain.

Le moindre défaut de ces prétendues épopées est de manquer de réalité, d’actualité, d’objet, partant de génie : car il n’y a pas de génie là où l’œuvre poétique se réduit à une fantaisie individuelle, bonne peut-être pour amuser le loisir des lettrés, mais étrangère au mouvement de l’histoire et à toutes les aspirations des peuples.

Au reste, l’Europe entière a protesté depuis trois siècles contre ces réminiscences des antiques épopées ; nos vrais poëmes sociaux, nos révélations révolutionnaires, sont Pantagruel, Roland Furieux, Don Quichotte, Gil Blas, Candide, et, toute licence à part, la Pucelle.

Ainsi, malgré les grandes qualités des poëtes que je viens de citer, une épopée chrétienne, après Virgile, ne pouvant être qu’un travestissement, moins que cela, un anachronisme, une littérature chrétienne ne pouvait être aussi, par la nature des choses, qu’un rhabillage. Personne, ni pendant tout le moyen âge, ni après la Renaissance, ni au 17e siècle, n’a cru à son originalité, et c’est ce qui fit la fortune de Châteaubriant. Le Génie du Christiannisme eut tout l’éclat d’un paradoxe, presque aussitôt oublié que mis au jour. Après la littérature des anciens, il n’y a pas d’autre littérature que la littérature révolutionnaire.

LI

Je ne sais qui a dit que le Français n’avait pas la tête épique : c’est à propos de Dante, Tasse, Milton, Klopstock, que cela a été dit. M. de Lamartine, dont les jugements littéraires sont de la même force que les jugements politiques, a cru devoir répéter cette énormité dans son Cours familier de littérature.

Oh ! certes, le bon sens gaulois n’aurait eu garde de se donner une épopée comme la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu ou la Messiade ; et ce que j’estime surtout en Voltaire, c’est l’excessive médiocrité de sa Henriade. Je douterais de lui si, dans ce genre devenu impraticable, il avait égalé seulement Dante ou Tasse. Le poème de Voltaire se résume en un mot : Écrasez l’Infame !

Mais je n’en soutiens pas moins, contre l’opinion accréditée, que le Français seul, parmi les peuples modernes, a la tête véritablement épique, et je le prouve : c’est que lui seul, et par deux fois, depuis la chute du monde romain, a conçu et produit l’épopée.

Il y a, dans l’histoire de notre littérature, deux moments épiques et qui tous deux ont été saisis avec puissance. Le premier embrasse toute la période des troubadours, dont le plus illustre, l’auteur du poëme de Roland, soutient la comparaison avec Homère. Ici, du moins, nous trouvons une poésie franchement nationale, populaire, réaliste, expression naïve et grandiose d’une époque, de ses sentiments et de ses idées. Quand les ténèbres chrétiennes pesaient sur le monde, la France, par son grand cœur autant que par la spontanéité de son génie, qui ne savait rien des Latins ni des Grecs, la France féodale se mit à recommencer la civilisation en refaisant à sa manière, savez-vous quoi ? l’Iliade. Adorable ignorance, dont nous sommes glorieusement revenus. Une Iliade appelait une Énéide, avec tous ses accessoires politiques, philosophiques, religieux et sociaux ; c’était recommencer la civilisation : l’Iliade française était sans objet. L’esprit humain ne se répète pas : la poésie des nations n’avait point à refaire Homère, pas plus qu’à contrefaire Virgile ; elle devait, en les surpassant, les continuer.

Le second moment épique de notre littérature est la Révolution, dont j’ai dit déjà que les premiers rapsodes sont Rabelais, Cervantès, Arioste, Lesage et Voltaire, surtout Voltaire. C’est la thèse que nous développerons tout à l’heure.

Concluons d’abord contre les calomniateurs du génie français, et que ce soit vérité acquise : 1o que toute littérature sérieuse, nationale, expression d’une société, a sa base épique dans cette société : c’est ce que démontre l’histoire littéraire de la Grèce et de Rome, ce que démontrerait également celle de l’Inde ; 2o que, le christianisme s’étant établi en haine de l’empire, dont il ne pouvait être que la contrefaçon, en haine par conséquent de l’épopée latine, à laquelle il substituait les écritures judaïques, cette épopée annulée, l’épicycle inauguré par Dante ne pouvait donner que des contrefaçons, et que tel est en effet le caractère de toute la littérature chrétienne.

LII

Les langues nouvelles sont formées : ce sera du moins le fruit que nous aurons recueilli des poëmes de Thérould et de Dante. La négation du monde féodal et chrétien a paru dans d’originales rapsodies, préludes de la moderne épopée. À qui appartiendra-t-il d’en être le chantre ? Ce ne sera pas à un homme : plus que jamais la grandeur du sujet s’y oppose. Ce ne sera pas même à un peuple : la Révolution est universelle ; partout où l’Évangile a été prêché, où le droit divin a régné, où la propriété quiritaire a étendu son exploitation, la Révolution a son foyer. Posons donc encore ce principe, nouveau en littérature, et qui jusqu’à ce moment pouvait être traité de paradoxe, que l’épopée révolutionnaire, en raison de son sujet et de son objet, ne comporte plus la forme poétique des épopées anciennes ; elle embrasse trop de choses, elle est trop universelle, trop polyglotte, pour affecter un idiome ; le sérieux des événements, leur profondeur, leur caractère, dépassant toute faculté poétique, ne pourrait que perdre à se voir traiter par la poésie ; leur idéal, c’est leur réalité même. L’idée épique animera toute pensée, élèvera tout sujet, fera de toute œuvre un fragment du grand poëme : il n’y aura pas d’autre suite à l’Énéide et à l’Iliade. La Révolution en vers serait quelque chose d’aussi ridicule que le Jardin des racines grecques.

Ainsi se trouve justifié le sentiment d’Aristote, que le drame est le premier des genres en littérature. Le poëme épique est une forme de jeunesse, tout au plus de rénovation politique et religieuse, mais qui ne convient plus à l’âge viril et juridique de l’humanité. Dirons-nous, avec d’ineptes critiques, que l’imagination a faibli, parce que l’histoire, le droit, la raison, la science, le travail, l’idée, en un mot, déborde ? Eh ! regardez-y de près, et vous verrez, chose merveilleuse ! que ce qui rend le travail du poëte impuissant et inutile, c’est que l’idéal existe tout formé dans les choses mêmes, et que, dans ce cycle fortuné, il n’est besoin pour les dire que de la vile prose.

Ici la France a devancé toutes ses rivales.

Avec un instinct merveilleux, elle juge la langue de ses vieux troubadours insuffisante ; elle l’oublie. Cette langue, exhumée récemment par une philologie savante, d’une parfaite régularité de formes, mais plate et niaise en son allure, comme sont généralement les patois, était à refondre : monument de la naïveté gauloise, elle ne pouvait, telle quelle, lutter contre les langues classiques, et porter dignement la pensée de la Révolution.

Je ne sache point qu’aucune nation s’y soit prise à deux fois pour produire sa langue : nous, comme saisis d’une autre idée, après avoir, les premiers parmi les races chrétiennes, créé la nôtre, nous avons mis trois siècles à la refaire. Et notez ceci : c’est surtout au moment où la réformation religieuse entraîne l’Europe que nous nous livrons à cette œuvre de grammaire et de bel esprit. De François Ier à Richelieu, 1515-1622, ou, si vous aimez mieux, de Rabelais à Malherbe, tout, en France, semble conduit par le diable : politique, guerre, religion, finances, commerce, agriculture, navigation ; il n’y a que la littérature qui prospère. Lisez les trois volumes de Michelet, la Renaissance, la Réforme, la Ligue, suite de folies, de trahisons, de lâchetés, de massacres, où l’on ne sait qui est descendu le plus bas, de la royauté ou de l’Église, de la noblesse ou du tiers-état, et vous saurez ce que nous coûte la plus belle des proses. Nous sommes en plein Louis XIV, et la grande affaire est encore de parler Vaugelas !

Le français est la forme la plus parfaite qu’ait revêtue le verbe humain.

Une articulation nette, fermé, posée, débarrassée des aspirations, des sons gutturaux, des sifflements, de tous ces jeux de larynx dont se compose le chœur de l’animalité bêlante, mugissante, grognante, soufflante, hurlante, miaulante et croassante ; une prononciation, enfin, comme les anciens la rêvaient pour les dieux, qui parlaient sans grimace, ore rotundo : voilà ce qui distingue notre langue parlée.

Quant à la grammaire, une correction sévère, la limpidité du diamant ; une phrase qui, sans exclure l’inversion, va de préférence du sujet à l’objet, du moi au non-moi, image vivante de la souveraineté de l’esprit sur la nature, par suite, de l’indépendance de l’homme vis-à-vis de l’homme. On nous a reproché, comme une infirmité de langage, cette direction habituelle du discours, propre à notre nation ; il suffit d’en rappeler la raison métaphysique et la tendance révolutionnaire pour mettre l’inculpation à néant. Toute la philosophie allemande, sur ce point, nous justifie.

Personne, j’imagine, ne contestera que nos prosateurs soient sans rivaux. Mais on n’accorde pas le même avantage à nos poëtes ; et comme il y a toujours en France, en toute chose, un parti de l’étranger qui souvent fait loi et régente l’opinion, plus d’un lecteur me saura gré peut-être de dire, avant de passer outre, pourquoi je préfère le vers français au vers latin et au vers grec.

LIII

On ne peut juger de la beauté des choses, si l’on ne connaît la raison des choses. On a vu ce que l’application de ce principe ajoute de grandeur et de beauté à l’Énéide ; on va voir quelle supériorité elle assure au vers français sur le vers latin et le vers grec.

Le vers latin, je parle surtout du grand vers, identique au vers grec, est de sa nature, et nonobstant l’enjambement, solitaire ; le vers français, grâce à la rime, va par couple. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage pour affirmer, à priori, l’excellence de cette dernière combinaison.

En logique, toute proposition isolée semble boiteuse, elle laisse l’esprit en suspens ; pour mieux dire, elle ne signifie rien. Il faut un commencement de série, deux termes au moins, deux idées, couplées, balancées, une dualité, une polarité. Là est la condition positive, réelle, pratique, plastique, de toute création, la physique pourrait dire, de toute force et de tout mouvement. La monade, l’atome, n’est qu’un concept, un absolu, une non-phénoménalité, rien.

La poésie hébraïque avait entrevu cette loi, qu’elle suivait dans son parallélisme, souvent puéril ou enchevillé, mais qui parfois produit des effets puissants.

Là est aussi le secret de la poésie française, ce qui fait sa magnificence et sa force : des couples redoublés, deux hémistiches égaux pour le vers, deux vers couplés par la rime pour le distique, puis encore deux couples de sexe différent, pour former le quatrain.

Cette philosophie du vers français semble inconnue à nos poëtes contemporains, qui lui reprochent sa monotonie et se donnent un mal énorme pour appauvrir la rime, rompre les hémistiches, faire enjamber les vers, dissimuler, en lisant, tout ce qui fait l’essence de la versification. À quoi bon rimer alors ?… Il faut avouer que, si les méchants vers sont en tout pays pires que la prose, la langue française, sous ce rapport, est incomparable. Mais j’y vois aussi la preuve de la supériorité de notre versification sur celle des anciens ; bien entendu que je n’exclus pas du bénéfice de la comparaison les langues modernes qui suivent à peu près la même métrique que le français.

Prenons le début d’Athalie.

Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel.

La pensée finit avec le vers, dont le calme et la sonorité sont en rapport parfait avec l’idée qu’ils expriment, l’adoration dans le temple. Cependant, quelque complet pour le sens, quelque irréprochable dans la forme que soit ce premier vers, si l’acteur devait s’arrêter là, le spectateur serait tenté de lui dire : Eh bien ! adore, si tu n’as rien de plus à m’apprendre, et tais-toi !… Mais le poëte continue :

Je viens, selon l’usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée.

Tout le génie de la langue et de la littérature française est dans ces vers.

Je sais que le beau ne se raisonne guère ; je n’oublie pas ce que j’ai dit moi-même, que, l’art étant la faculté que possède l’esprit d’exécuter des variations libres sur le thème fixe de la nature, il est impossible de trouver une mesure de comparaison du beau dans les arts. Peut-être aussi que pour sentir la beauté des vers de Racine il est indispensable d’avoir l’oreille française, ce qui revient à dire que, pour tout être doué du sentiment poétique, la plus belle poésie est celle de son pays et de sa langue. Aussi ne raisonné-je point de ce qui, dans les vers, ne peut être que senti, mais de ce qui est intelligible.

Dans ceux que je viens de citer, le sujet est posé le premier, conformément au génie français : Je viens. Puis, le sujet, c’est-à-dire vous-même, lecteur ou spectateur, posé même avant l’Éternel, le poëte, en quatre vers, deux couples, vous transporte, le jour de la Pentecôte ou de la promulgation de la loi, du pavé du temple au sommet du Sinaï. Les vers montent comme la pensée ; il semble voir, sur la pente du mont sacré, défiler d’un pas mesuré la procession, maintenant défendue par une reine infidèle.

Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques.

Je ne dis rien de l’harmonie des vers, de leur majesté, du choix des expressions, des souvenirs tristes et prodigieux que le poëte réveille : sur tout cela la rhétorique n’a rien laissé à dire.

Mais essayez de rendre en hexamètres latins ces huit vers de Racine, et vous vous apercevrez bientôt d’une chose : c’est que, plus votre traduction sera fidèle à l’original, plus la métrique paraîtra en discordance avec les idées. Le vers latin, déroulant ses dactyles et ses spondées comme le serpent ses anneaux, semble une cacophonie ; le vers français marche comme l’homme. C’est le propre de l’esprit humain, de quelque idiome qu’il se serve, de donner, autant qu’il dépend de lui, sa parole comme la mesure de sa pensée. Or, le vers français allant par couples, le dualisme de la pensée y apparaît plus régulièrement qu’en aucun autre : Dans son templeAdorer ; AntiqueSolennel (l’anniversaire) ; Le mont SinaLa Loi. Tous les vers de Corneille, de Racine, de Molière, de Boileau, sont construits d’après ce principe ; on peut même dire que le style d’un auteur français, prosateur ou poëte, tend d’autant plus à s’affaiblir qu’il s’éloigne davantage du type.

Dans la chanson et la poésie légère, la rime redoublée, en petits vers de six, sept et huit syllabes, produit un effet dont aucune combinaison prosodique n’approche. Ce sont toujours les qualités fondamentales de l’hexamètre, mais avec un surcroît de puissance tel que bien souvent, et c’est l’écueil de cette poésie, la mesure et la rime conduisant l’esprit, le poëte oublie de rendre sa pensée ou ne la rend qu’à peu près, sans que l’auditeur s’en aperçoive.

Traduisez une chanson de Béranger dans la métrique d’Homère, de Virgile, d’Horace, et ce rapport de la mesure et de la rime à l’idée, surtout dans le refrain, s’évanouit. J’oserai même dire que c’est à cette qualité de notre langue et de notre versification que nous devons d’être le peuple le plus chansonnier du monde, bien que nous ne soyons que de médiocres chanteurs. La chanson ne pouvait exister qu’en français. La phrase française, géométrique, carrée, adéquate à l’idée pure, toujours dualisée dans l’esprit ; et le vers latin ou grec, avec son mélange de brèves et de longues, ses césures de mots, ses enjambements, sa mélopée finale, sont deux essences aussi différentes l’une de l’autre que notre civilisation mathématicienne et savante diffère de la civilisation idéaliste des anciens. Le même génie qui a fait inventer aux modernes l’algèbre, la géométrie analytique, le calcul différentiel, la théorie de la lumière ; qui a produit les chefs-d’œuvre de Mozart, de Weber, de Rossini, et qui constitue l’esprit juridique de la Révolution, a créé la métrique de Racine et de Corneille.

LIV

C’est ainsi que la France, d’abord par la spontanéité de son génie, puis par la grammaire, la dialectique, la philologie comparée, a deux fois créé sa langue et s’est préparée pour le grand poëme.

Voyez ses écrivains : ils le pressentent, ils en ont l’ivresse.

D’abord, ils ne sont plus chrétiens. Chose inouïe depuis que l’homme a conquis l’usage de la parole, c’est le poëte qui aujourd’hui renie sa religion. Ils chantent les dieux de la fable, le vin, l’amour, la gloire et toute la nature : le christianisme ne va pas à leur muse. Ils s’ennuient de Dante et de Tasse, ils s’ennuieront de Milton. Les psaumes de Marot, bons pour le prêche, ne seront pas lus dans les cercles. Corneille, vieux, traduit l’Imitation en mendiant son pain ; Athalie, Esther, les deux belles Juives, suspectes de dévotion, sont un moment méconnues ; les poèmes de la Religion et de la Grâce ne sortiront pas de la poussière des petits séminaires. Fénelon n’écrit que de l’abondance d’Homère : son Télémaque, qu’on prendrait pour une traduction, est le plus beau monument de la prose française, et tout noble que soit l’auteur par sa naissance, tout prêtre que l’ait fait sa religion, il se soucie aussi peu de la féodalité que du gothique. Bossuet met la dernière main à l’édifice catholique et prononce l’oraison funèbre de l’Église ; comme Pascal, il nous initie à la polémique et à l’histoire, en exterminant les prétendus réformés. Béni sois-tu, évêque intrépide ! Ta philosophie, prise à Descartes, un profane cependant, ne vaut rien : elle a fini en Spinoza. Ton système providentiel est coulé bas, ton exégèse fait sourire les linguistes ; il est seulement dommage qu’au lieu de coucher en latin ta dissertation sur le pape, tu ne l’aies pas mise en français. Tu nous as fait voir l’absurdité des églises scissionnaires : sois tranquille, nous appliquerons à l’Église mère la catapulte. Tu ne pouvais souffrir d’hérétiques : nous ne souffrirons pas même d’orthodoxes… Mais ton grand style, mais ton moule incomparable, nous reste, comme les poinçons et les matrices de Gutenberg ; mais ton christianisme est le chef-d’œuvre de la symbolique humaine : tu subsistes, tu vis, tandis que les Châteaubriant, les de Maistre, les de Bonald, n’ont de valeur que par la Révolution, qu’ils singent en la contredisant.

Un autre trait de la physionomie des écrivains français est leur universalisme. Dans l’idiome savant qu’ils créent, comme dans les sujets qu’ils traitent, ils absorbent, s’assimilent, latins, grecs, orientaux, italiens ensuite et espagnols, tout ce que les langues civilisées offrent de plus beau en fait de tours, de figures, de pensées, de constructions. C’est là leur catholicité à eux. Où vont-ils ? quelle pensée est la leur ? quelle est cette fusion ou cette confusion ?… Ce n’est pas ainsi qu’en use l’Anglais, tarifant les livres étrangers à trente fois leur valeur, repoussant toute idée et toute forme venue du dehors, comme si déjà, propriétaire en imagination de la moitié du globe, il n’avait plus, pour consolider son capitalisme, qu’à abolir autour de lui toute pensée et toute langue.

L’œuvre des lettrés du 17e siècle peut se définir une transfusion dans l’âme française du génie des anciens peuples. Ainsi firent les lettrés du temps d’Auguste ; ainsi avaient fait auparavant, et de siècle en siècle, les Grecs, prenant à chaque époque de leur histoire pour matière et vêtement de leur pensée les produits des époques antérieures ; ainsi feront jusqu’à la fin des temps toutes les littératures. Cela les empêche-t-il de rester ce qu’elles doivent être toujours, à peine de nullité, de leur nation et de leur temps ? Loin de là, elles ne le peuvent être qu’à cette condition. L’esprit s’alimente de lui-même, et de quoi grandirait-il, sinon de ses propres pensées ?

Corneille nous donne les Romains et les Espagnols : ses pièces ne me paraissent plus représentables, tant le mauvais goût de son siècle, les sentiments faux et outrés, le style baroque y abondent. Mais Corneille est l’auteur de quelques centaines de vers les plus prodigieux qu’ait entendus le monde poétique, et qui seul suffiraient à démontrer la réalité du progrès dans l’expression du beau par la littérature et l’art. Or, à quoi Corneille est-il redevable de ces vers ? Tout à la fois à la condensation dans sa pensée de l’esprit antérieur, et à la qualité particulière de sa langue. C’est à cette métrique, qu’on essaie en vain de déshonorer depuis qu’on en a perdu le secret, que Corneille a dû ces vers sublimes, taillés d’équerre dans un granit qui durera plus que les marbres du Parthénon et les pyramides de Thèbes.

Racine, avec moins de vigueur peut-être, mais avec plus de perfection que Corneille, fait passer dans notre littérature l’âme de Virgile, de Tacite, de Sophocle, d’Euripide, de la Bible, tout ce qu’ont de meilleur les Latins, les Grecs, les Hébreux. Comme Virgile, il excelle à tirer l’idéal de situations horribles, devant lesquelles les anciens échouaient. Châteaubriant attribue au génie chrétien la supériorité de la Phèdre de Racine sur celle d’Euripide. Faux jugement : Racine eût fait preuve d’un médiocre talent, s’il n’avait fait que reproduire un idéal plus parfait. Ce qui fait son triomphe, c’est que dans nos mœurs, telles quelles, la pensée de l’inceste entre une belle-mère délaissée, qui un moment se croit veuve, et son beau-fils, pensée qui plane sur toute la pièce, est odieuse, tandis qu’elle ne l’était pas dans les mœurs anciennes : témoin l’histoire d’Absalon, qui, d’après le conseil d’Achitophel, jouit des femmes de son père aux applaudissements de tout Israël ; témoin cette autre histoire d’Adonias, frère aîné de Salomon, qui, aspirant à la couronne, demanda pour femme la jeune Sulamite qu’était censé avoir possédée son père, et fut mis à mort, non pour sa pensée incestueuse, mais pour sa maladroite ambition.

Molière, dont l’originalité est si vantée, ne fait pas autre chose que Racine et Corneille. Nourri de la substance des anciens, qu’on peut se dispenser de connaître quand on l’a lu, il les recrée dans sa langue, et le même hexamètre qui avait servi à Corneille pour le sublime devient entre ses mains un instrument qui, par le comique, semble reculer les bornes du sens commun.

Celui que j’admire entre tous, non pour sa puissance poétique, mais pour l’intégrité de sa raison, est Boileau.

Quand je songe à l’état de platitude et d’affectation où était tombé, par la prostration catholique, le génie français au commencement du 17e siècle ; quand je vois cette obstination de mauvais goût et de pédantisme qui distinguait un Scudéri, un Cotin, un Scarron, un Chapelain et tant d’autres qu’accueillaient avec délices et la cour et la ville, j’avoue que je suis tenté de donner la palme au ferme esprit qui seul fit face au torrent, et à qui l’on ne peut reprocher la plus petite transaction.

Boileau certes n’est pas lyrique, et je lui sais presque autant de gré de son ode sur la prise de Namur qu’à Voltaire de sa Henriade. Le lyrisme, grâce au ciel, n’est pas de notre littérature ; comme la poésie épique, il appartient aux époques religieuses ; il tombe lorsque s’ouvre l’âge révolutionnaire. Je l’ai dit, nous sommes chansonniers, rien de plus. La Révolution a produit sa Marseillaise, et trente ou quarante chansons de Béranger suffiraient, par les principes déjà invoqués, à nous assurer la prééminence sur Horace, Pindare et David. Boileau, par le Lutrin, ressuscite l’ironie gauloise, bien supérieure au sel attique, nécessaire pour contre-peser les bouffissures de Corneille et les tendresses de Racine, mais que déshonorait le burlesque.

On a regretté sa satire sur les Femmes : j’en voudrais, pour notre temps, une seconde et meilleure édition. Est-ce donc le sexe qui est en cause, et non pas cet érotisme dégoûtant qui perd la jeunesse et la famille, aujourd’hui comme au siècle de Louis XIV ? Boileau est-il misanthrope, parce que dans une autre de ses satires il semble faire le procès à l’humanité ? Il n’est pas plus haïsseur des femmes parce qu’il flagelle, sous une hyperbole de convention, leur mauvaise éducation et leurs mauvaises mœurs.

J’aime tout Boileau, même la satire sur l’Équivoque, dont je voudrais, pour l’instruction des contemporains, donner un commentaire.

Au reste, M. de Lamartine, après avoir instruit le procès et dit tout le mal possible de Boileau, a fini par conclure que c’était la conscience la plus probe, l’esprit le plus indépendant, l’âme la plus démocratique du 17e siècle, et que, quand il s’en mêlait, il faisait les vers comme Racine et Corneille. Puisse la postérité se montrer envers l’auteur des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn, aussi favorable !

LV

Je ne puis me détacher de cette merveilleuse histoire. J’ai dit la physionomie générale des combattants, et décrit leur armure : quelques mots sur les opérations.

De Gargantua au Mariage de Figaro, 1533-1785, la campagne est conduite avec un ensemble, une persévérance, qui feraient croire à de la préméditation, si nous ne savions que rien ne ressemble plus à la préméditation que la logique des faits. La Révolution est l’œuvre des lettrés. À force de dégager la pensée sociale, l’idée purement rationnelle, des mythes du paganisme, auquel ils ne croient plus, et des mystères redoutables du christianisme, auquel ils se gardent de toucher, ils ont conduit la civilisation, du fossé où l’avait versée la Réforme, aux sommets lumineux de l’Humanisme, montrés de loin par Lessing, et dont 93 effectua la première ascension.

Connaissent-ils le but de leurs travaux, l’idée centrale sur laquelle pivote leur pensée ? Non, et c’est pour cela que tant de critiques ont pris la littérature française pour une littérature d’amateurs.

Les anciens, Homère, Virgile, avaient leur matière donnée dans la société contemporaine et la tradition. Les écrivains français, au contraire, ont pour mission de créer leur propre matière. Qu’offrait d’épique la France féodale, dans ses mœurs, ses guerres, ses institutions et toute son histoire ? Rien. La France féodale est une répétition de la Grèce des Héraclides, de la Rome patricienne ; et, je l’ai dit, la muse épique ne se répète pas. Fille aînée de l’Église, la France du moyen âge est pour les lettrés un anti-christ. Charlemagne est devenu mythologique ; on n’en connaît pas même la langue. Les croisades sont oubliées, ensevelies dans le ressentiment des princes et des peuples ; la guerre de cent ans, Jeanne d’Arc, la Réforme, tout cela est misérable. On ne regarde seulement pas les cathédrales. Quant aux communes, concurrence bourgeoise à la féodalité nobiliaire, absorbées depuis dans l’unité monarchique, maintenant que la noblesse s’en va elles n’offrent plus d’intérêt. Toutes les conditions littéraires sont ici renversées ; et nous nous étonnons qu’avec des qualités de premier ordre, nos écrivains du 17e siècle, surtout les tragiques, offrent des défauts si choquants ! Point d’épopée, point de tragédie : ce qu’ils en ont essayé est miracle. Ce qui les arrête, et qu’on ne veut pas voir, est la dépression des esprits, le retard du siècle ; c’est que la réalité nationale, le sujet épique duquel doit rayonner toute œuvre de poésie, n’existe pas.

Nature, humanité, patrie, Justice, raison, tout s’était affaissé sous l’étreinte du catholicisme. Avant de chercher leurs rimes, les poëtes avaient à relever le monde.

Pendant trois siècles, la Révolution fut leur rêve. D’abord, avec un sens parfait et une raison supérieure, ils détournent la France du protestantisme.

La littérature moderne a fait ses preuves en matière de tolérance : il suffit de rappeler Voltaire et les auteurs de la Ménippée. Mais, après qu’on a gémi sur les persécutions et les massacres, il faut avouer que le protestantisme avait au moins le tort de fausser la marche de l’esprit humain, et revenir, sur le compte de la Réforme, à l’opinion des lettrés, exprimée par Henri IV : Paris (la Révolution) vaut mieux qu’une messe.

Sous Richelieu, Mazarin et Louis XIV, les lettrés se rangent du côté de la couronne contre la féodalité. Aux funérailles de celle-ci ils ont tenu les coins du poële ; grâce à eux surtout, la royauté française s’est reconnue. Quoi qu’ait écrit Saint-Simon, avocat d’un ordre de choses évanoui ; quoi que ressasse à sa suite une démocratie absurde, notre jugement sur Louis XIV doit être celui de Voltaire. Avant lui, il n’y avait pas eu véritablement de roi de France : c’était toujours un chef féodal. Il fallait un homme qui, faisant tout plier sous le niveau d’une loi commune, ralliât la nation et grandît la royauté en sa personne de tout l’abaissement de la noblesse. Pour ce rôle d’orgueil, qui enchanta nos pères et servit de transition à d’autres fins, Louis XIV fut sans pareil. La religion, les traditions, les idées chevaleresques, eussent pu le faire mollir ; l’applaudissement des lettrés lui fit un cœur d’acier. Quand il prit Mme de Maintenon, l’homme ne pouvait plus s’amender : dans la voie où il avait fait entrer le despotisme, les ordres supérieurs anéantis, il n’y avait d’issue que la Révolution.

Mais, tout dévoués qu’ils se montrent à la monarchie et au prince, les lettrés forment une société indépendante et égalitaire ; placés sous la protection des muses, ils se constituent en république, et ni Richelieu, ni Louis XIV, ni Napoléon, n’oseront le leur imputer à crime. République des lettres ou liberté de penser, c’est tout un, qu’en dites-vous ? Les lettrés aussi ont leur spirituel ; mais, plus forts que l’Église, ils convertiront le monde à la démocratie, qui déborde dans leurs livres.

Il y eut un moment de péril.

L’éclat qu’avaient fait rejaillir sur la religion les sciences et les lettres devait produire une recrudescence de piété, et faire lever un vent d’intolérance.

Je regarde, quant à moi, la révocation de l’édit de Nantes comme un fait d’histoire aussi nécessaire, les circonstances données, que l’avait été cent soixante-huit ans auparavant la protestation de Luther. C’est la France tout entière qui, après les brillants travaux de controverse et d’exégèse de son clergé, se laisse aller à l’idée de rétablir l’unité dans la religion comme on l’avait établie dans l’État, idée tout à fait de notre pays, et que je m’étonne de voir poursuivie de tant d’injures par la démocratie jacobinique. Le catholicisme était si grand, si beau, dans les écrits des nouveaux Pères !… Comme toujours la royauté fut l’organe de la nation : il est absurde de rapporter un pareil acte à des commérages de dévotes. La révocation de l’édit de Nantes n’est pas plus l’œuvre de Mme de Maintenon que l’expulsion des Jésuites ne sera plus tard celle de Mme de Pompadour. Elle est le résultat de notre génie centralisateur, un instant fourvoyé par la ferveur religieuse.

En ce moment les lettrés durent garder le silence : il n’y aurait pas eu sécurité pour eux à laisser échapper un mot de blâme ; la nation se fût levée pour la politique royale. Heureusement, la même cause qui avait allumé l’incendie l’éteignit.

On avait fait appel à l’unité : le sermon de Bossuet sur l’Unité de l’Église est de 1681. Cette unité, Louis XIV, comme chef de l’état gallican, faillit un moment la compromettre à propos de la régale, en se brouillant avec le pape, 1682. Mais le nuage se dissipe vite : Louis XIV poursuit le plan d’unité, d’abord contre les protestants par la révocation de l’édit de Nantes, 1685 ; puis contre les quiétistes, par la condamnation de Fénelon, 1699 ; enfin contre les jansénistes, auxquels il impose la bulle Unigenitus après s’être réconcilié avec le saint-siége, 1713. On n’est pas plus unitaire, disons plus Français, que Louis XIV :

Ce monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.

Il n’en fallait pas tant pour calmer la fièvre d’unité. Bientôt la littérature, qui n’avait fait que sourire, osa parler : en 1721 parurent les Lettres persanes ; en 1736, les Lettres philosophiques. Au cimetière de Saint-Médard finit sous les huées l’école rigoriste de Port-Royal ; 1764 apprit au monde la suppression des Jésuites. Sous l’action combinée de la philosophie et des lettres, les deux colonnes de la chrétienté gisaient à terre.

À cette époque, un vent nouveau souffle sur la littérature.

Dominée jusqu’alors par le subjectivisme de l’idée, qui fait le fond de notre caractère et de notre langue, qui seul peut faire triompher la raison du pyrrhonisme moral et spéculatif, et qui constitue l’essence de la Révolution, la littérature française semblait privée de ce sentiment de la nature et de l’humanité qui tient plus de l’émotion organique que de la Justice. J.-J. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre se chargèrent de combler cette prétendue lacune. Mais déjà l’on put voir combien ce sentiment affecté de la nature traînait de corruption à sa suite, non-seulement pour les lettres, mais pour l’intelligence de la nation et pour ses mœurs. L’amour de la nature, de même que la douceur envers les animaux, doit naître, chez l’homme civilisé, de la considération de lui-même et du sentiment élevé de la Justice. Car, pour peu que vous donniez d’essor à cette sensibilité où la bête a plus de part que l’esprit, elle ne sera bientôt, comme la charité chrétienne, qu’hypocrisie de la conscience, ramollissement du cerveau et défaillance du cœur.

Quoi qu’il en soit de l’influence de Rousseau et de son école, c’est à partir de la suppression des jésuites que la décomposition de la vieille société devient générale. À travers les lézardes de la monarchie, la Révolution apparaît. En 1774, elle fait son entrée aux affaires, incarnée dans Turgot ; 1788, convocation des États-généraux ; 1789, l’action commence.

Depuis lors, nous sommes en pleine épopée. Tous tant que nous sommes, lettrés et illettrés, ouvriers, paysans, soldats, bourgeoisie et plèbe, nous faisons de la matière épique. Tout gravite, tout roule sur la Révolution. Et cette Révolution est devenue européenne ; elle embrasse la terre dans son étendue, le genre humain dans ses races, la civilisation dans ses principes, la vie universelle dans son action, et toute idée se résout et s’efface dans son idée.

LVI

À présent, dites-moi, comment, à peine la Révolution éclose, la littérature qui avait tant contribué à la produire, a-t-elle fait tout à coup volte-face ? Comment a-t-elle renié son objet, méconnu son principe, trahi sa cause ? Comment, depuis le commencement du siècle, ne cesse-t-elle de combattre les deux grandes forces de l’humanité, la Liberté et le Droit ?

Tout ce que la littérature française, dans son élaboration révolutionnaire, avait travaillé avec amour, tout ce qu’elle avait admiré, glorifié, consacré, on l’a vue le désavouer ensuite et le flétrir. Elle a démoli ses chefs-d’œuvre, abjuré ses idées, changé son style, désarticulé sa poésie, corrompu sa langue. Elle a quitté la raison pour la fantaisie, et la fantaisie l’a conduite à l’infamie : autrefois, organe de la vertu de la nation, maintenant l’entremetteuse de ses débauches.

Précisons notre pensée.

La marche de la littérature française, après 89, était tracée. D’après les principes posés plus haut, il y avait à faire deux choses : 1o élever la pensée publique à la hauteur des événements, en faisant de l’histoire universelle l’épopée, du verbe universel le verbe de la Révolution : c’était la partie d’investigation archéologique, politique, philologique, économique ; — 2o dégager de la réalité sociale, plus largement conçue, l’idéal correspondant : c’était la partie plus spécialement littéraire.

La première partie de la tâche a été dignement commencée : il suffit de nommer, pour la science de l’histoire, Dupuis, Daunou, Châteaubriant, Guizot, les deux Thierry, Michelet, Thiers, Mignet, Poirson, Désobry, H. Martin, de Barante, Ferrari, et une foule d’autres ; pour la philologie, Volney, Abel Rémusat, Eugène Burnouf, Letronne, les deux Champollion, Raynouard, Stanislas Jullien, Bergmann, Pauthier, Littré, Guignault, Frank, etc.

Accordons, malgré la stérilité de leur éclectisme, une mention très-honorable à MM. Cousin, Jouffroy, et à leurs disciples, pour le mouvement qu’ils ont su imprimer à la philosophie.

Ces hommes, sans doute, ne s’accordent pas entr’eux ; ils représentent des tendances diverses, des principes opposés, et la réaction actuelle compte parmi eux plus d’un auxiliaire. Qu’importe ? Tous obéissent au même commandement, et jamais pareille phalange n’exécuta pareil défrichement. Tous ces noms marchent de pair avec ce que la science compte de plus illustre : Lavoisier, La Place, Monge, de Jussieu, Arago, Ampère, Cuvier, Saint-Hilaire, Bichat, Gall, Élie de Beaumont, Biot, Pouillet ; je demande pardon à ceux que j’oublie, car je cite de mémoire, et mon érudition scientifique ne va pas même jusqu’à connaître les noms de nos savants.

La seconde partie du travail consistait à remplacer, par une idéalisation nouvelle, le vieil idéal polythéiste, catholique, impérial, féodal, qu’une critique puissante venait d’anéantir à jamais.

Sur quels éléments devait reposer cette rénovation ?

Les anciens avaient fait du beau avec la beauté même. Leurs artistes et leurs poëtes n’avaient pas eu, ce semble, grand’peine à idéaliser des choses dont l’idée seule est déjà un idéal : la Jeunesse, la Force, le Courage, la Souveraineté, la Gloire, l’Amour, le Plaisir, l’Éloquence. Virgile, le premier, entrant plus avant que ses modèles dans la réalité complexe de la vie et dans les abîmes de l’âme, avait osé aborder des sujets tantôt plus tristes, tantôt réputés moins purs, ou bien d’une hauteur de pensée à effrayer la muse, et qui semblait créer une sorte d’incompatibilité poétique. C’étaient, par exemple, l’économie domestique agricole, la politique des césars, les théories de Platon et d’Épicure. Racine, dans Phèdre, avait suivi cette route, indiquée par Boileau, et dont les chefs-d’œuvre de l’ironie moderne, en fermant le retour à l’ancien idéal, faisaient pour la littérature une loi.

Le tumulte révolutionnaire apaisé, la critique fournissant de précieux matériaux, la littérature devait donc chercher son idéal dans tout ce qu’avait, pour ainsi dire, abhorré la poétique des anciens : le positivisme de la science, à la place du mythe et de la légende ; la Justice inflexible, qu’une tradition des Grecs donnait pour première femme à Jupiter, répudiée par celui-ci pour la riche et orgueilleuse Junon ; la Vertu gratuite, que la conscience stoïcienne avait trouvée trop lourde ; l’Égalité, dont la notion seule met à néant toutes les données antérieures de l’esthétique, et rend impossible la continuation sur l’ancien pied du travail littéraire ; l’Économie sociale, qui sous le régime d’inégalité ne pouvait être connue que de nom ; le Travail, rejeté par Virgile à la porte des enfers, parmi les sombres divinités de la souffrance et du mal ; le Mariage, vainqueur de l’amour, sévère à la poésie, que Virgile ose à peine toucher, qui ne réussit dans Homère que par la naïveté de la religion qui le couvre et que le monde a perdue ; les luttes de l’esprit humain, ses angoisses et ses triomphes, bien autrement terribles que les orages de la passion, seule réputée dramatique ; la Mort, enfin : tel était le thème imposé à la littérature par la nécessité de l’histoire et la loi même de l’art.

En deux mots, c’était la raison juridique, devenue par l’universalité de son application et de son influence principe du vrai, de l’utile et du beau, raison esthétique et raison des choses.

Dites-moi maintenant qui, parmi tant de gens de lettres éclos depuis la grande lutte, a compris le Droit, l’Égalité, le Travail ; qui a véritablement voulu la Révolution et aimé le prolétaire…. Hélas ! leur cœur est resté fidèle aux idoles d’autrefois ; ils n’ont pas eu l’intelligence de leur siècle, et nous assistons à la plus juste comme à la plus honteuse des décadences.

Sous l’influence de l’école de Rousseau, philosophes, orateurs, gens de lettres, à qui la tâche était échue de dégager de la cause de la religion la cause du droit, et d’élever l’éthique et l’esthétique sur un principe pur de tout mysticisme, ne trouvèrent rien de mieux que de livrer de nouveau la nation à la foi. L’écart avait été marqué par la fête de l’Être-Suprême ; le rapport du ministre des cultes Portalis sur le Concordat consomma l’apostasie. Maine de Biran, Royer-Collard, néoplatoniciens et néo-chrétiens, s’en firent les interprètes.

Dès lors tout fut dit. La Révolution avait annoncé le règne de la Justice, ce qui impliquait que la Justice, s’affirmant elle-même, loin de dépendre à l’avenir d’aucun idéal, devait servir elle-même de principe et de sanction à l’idéal. On nous fit voir, au contraire, que la Justice n’était autre que la volonté de Dieu édictée par le prince, créé lui-même de Dieu. En vain l’Empereur, élu du peuple, décrète au nom du peuple et de la Révolution ; en vain il légifère, codifie, organise : devenu fils de l’Église, il n’a plus qualité pour commander l’État. Son autorité est une autorité usurpée. Le droit qu’il proclame n’est pas du droit, c’est de l’anarchie, une machine infernale dont la bourgeoisie athée de 89 s’est traîtreusement servie pour détruire nobles, prêtres et monarque, mais dont il lui est défendu, à lui transfuge de la Révolution, de tirer une étincelle. Il faut qu’il parte, qu’il cède la place au roi légitime….

Or, le droit est l’âme de l’épopée, la substance de toute littérature. Nier la Révolution dans son droit, c’est la nier dans son expression littéraire. Et comme, depuis la fin du moyen âge, la littérature française appartient tout entière à la Révolution, qu’elle n’a de sens et de portée que par la Révolution, désavouer celle-ci, c’est déclarer celle-là bâtarde, nulle.

On n’y a pas manqué.

De Maistre et Châteaubriant, les deux bardes de la réaction, donnent le signal. À leur suite, le romantisme commence la démolition. L’idéalité religieuse redevenant le principe et le gage de la société, l’affaire principale de la vie, autant élevée au-dessus des intérêts terrestres que le ciel est élevé au-dessus de la terre, l’idéalisme, dans la philosophie et dans l’art, redevient son objet à lui-même, son principe, sa fin, le principe et la fin de la Justice. Comme on a la prétention d’aimer Dieu pour Dieu, de même on philosophe pour philosopher, on fait de l’art pour l’art ; bientôt, et ce sera le comble, on enseignera l’amour pour l’amour. Chercher dans la réalité vivante de nouveaux motifs à l’idéal, ce serait l’asservir, placer au dernier rang ce qui doit être au premier, convenir que les poëtes et les artistes sont dans la procession humanitaire ce que sont dans une armée les fifres et les tambours ! L’art pur, la philosophie pure, affranchis, comme le voulait Schelling, de toute considération d’utilité et de réalité, priment la science et la morale : à leurs lauréats il appartient de régler les droits du travail et de conduire le troupeau des nations.

La contre-révolution s’accomplit ainsi dans les intelligences, en attendant que l’heure soit venue de l’accomplir dans les choses. Par l’admiration du gothique, qu’avait dédaigné le dix-septième siècle, on revient aux mœurs féodales ; par la religiosité, à la Bible. Le peuple est oublié, le travailleur mis en suspicion, l’économie violée à outrance, l’égalité déclarée séditieuse. Alexandre, réalisant par la conquête de l’Asie la pensée d’Homère, couchait avec l’Iliade ; Napoléon, qui ne rencontre au lieu d’écrivains que des dilettanti ; qui, dans l’abandon universel du verbe révolutionnaire, ne comprend plus rien à l’épopée dont il est à la fois l’Achille et l’Alexandre, Napoléon fait ses délices d’Ossian !… Toutes les têtes sont prises du même vertige. Le théologique Dante, le désespéré Byron, deux caractères anti-français, prennent dans l’opinion la place de Voltaire. Racine est mis au pilori, Boileau traité de joueur de quilles, La Fontaine de préjugé national, Rabelais d’infâme cynique. Cela s’imprime, se publie, jusqu’en 1857, la démocratie appelée à souscrire. On fait grâce à Corneille, moins pour ses éclairs, pour son vers architectural, qu’on se soucie peu d’imiter, que pour son enflure espagnole et l’invraisemblance de ses plans. On épargne Molière, je n’ai jamais su deviner pourquoi. L’horreur du classique est allée jusqu’à la négation du vers français, incommode par sa césure et sa rime, et trop au-dessous de génies si puissants.

LVII

J’aurai occasion, dans ce volume, de revenir sur la décadence des lettres françaises, d’en toucher de plus près la cause, et d’appuyer mon dire des plus illustres preuves.

Qu’il me suffise, pour terminer, de constater deux choses : l’une, avouée de tout le monde, que notre littérature est en pleine déroute ; l’autre, que je crois avoir mise hors de contestation, que la littérature contemporaine n’a rien compris au mouvement des deux derniers siècles ; qu’incapable de dégager l’idée révolutionnaire, elle s’est rattachée à des types hors de service, et que par là elle n’a servi qu’à glorifier la réaction et enluminer nos débauches.

Est-ce le talent qui manque aux littérateurs et aux artistes ? Non : ils ont du talent à revendre, du génie même, puisque le mot leur plaît. Seulement il leur manque deux qualités sans lesquelles la Révolution est incompréhensible et le génie moins que rien : l’amour du travail et le sens moral.

Est-ce le goût qui fait défaut ? Non encore : le goût est plus exercé, plus sûr qu’il ne fut jamais ; la preuve est que, malgré les réclames des coteries, il n’y a pas une renommée qui fasse illusion.

Les études ont-elles faibli ? Jamais, au contraire, pareils trésors ne furent mis à la disposition de l’homme de lettres. Histoire, langues, mœurs, antiquités, littératures anciennes et modernes, du nord et du midi, de l’orient et de l’occident ; systèmes religieux, légendes, tout a été fouillé, recueilli, mis en lumière ; l’humanité tout entière n’aura bientôt plus rien à nous fournir. La philologie et l’érudition ont rempli leur devoir ; à aucune époque elles n’avaient mérité des palmes plus glorieuses.

Le public a-t-il disparu ? Encore moins. Les cent hommes de goût pour lesquels Voltaire se vantait d’écrire seraient cent mille, si Voltaire écrivait encore.

Quel est donc ce prodige, qu’avec des talents au moins égaux, un goût plus exercé, des études plus fortes, un public plus intelligent et plus nombreux, la littérature décline si rapidement ?

Comme l’arbre tombe du côté où il penche, ainsi en est-il de toute littérature. La raison des choses veut que dans la société l’idéal, au lieu de commander, serve : c’est le principe contraire que suivent nos gens de lettres. Depuis cinquante ans la littérature française, aspirant à vivre exclusivement par l’idéal et pour l’idéal, a déserté la Révolution et la Justice ; par cette apostasie, elle a trahi sa propre cause. Elle s’annonçait comme la raison du siècle, et elle n’a pas même à son service un paradoxe. Elle s’est reposée dans l’idéalisme, et elle n’a plus d’idéal. En vain la philosophie lui offre ses hautes conceptions, la science ses découvertes, la guerre ses lauriers, le travail ses merveilles ; en vain elle s’agite et crie à s’étourdir : Progrès, progrès !… Vain espoir. Pour elle tout se dépoétise ; le progrès est à reculons, la philosophie ennuyeuse, la science froide, le travail ignoble.

Et plus elle déchoit, plus elle s’aveugle ; elle ne comprend même pas la raison de ces idéalités qu’elle est impuissante à faire revivre ; elle en est venue à méconnaître cette vérité élémentaire, que tout idéal, comme toute idée et tout verbe, est donné à l’artiste dans la conscience du peuple, et que le peuple n’idéalise que ce qui lui paraît juste.

Pourquoi les religions furent-elles toutes, dans leur jeunesse, si poétiques ? C’est que le peuple voyait en elles l’expression de la Justice, dans les dieux la personnification de ses propres sentiments.

Pourquoi, malgré les efforts des Châteaubriand, des Lamennais et de toute l’école romantique, le christianisme a-t-il perdu sa poésie sans retour ? C’est que le christianisme, depuis la Révolution, ne représente plus la Justice ; il représente l’ancien régime.

Pourquoi les héros d’Homère et d’Hérodote, les Romains de Virgile et de Tite-Live, les guerriers de la croisade et de la Révolution, demeurent-ils entourés d’une si glorieuse auréole ? Pourquoi les soldats de Jemmapes, de Fleurus, de Zurich et de Marengo, semblent-ils plus grands que ceux de Wagram et de la Moscowa ? C’est que les premiers combattaient pour la Justice et la patrie, tandis que les autres étaient armés pour la politique et l’ambition.

Quelques-uns, dites-vous, ont essayé, de notre temps, d’interroger le peuple, et n’en ont rien tiré. La Révolution a eu ses historiens, le socialisme ses orateurs, l’atelier ses chantres : qu’y trouve-t-on ? Le livre aux sept fermoirs a été ouvert ; les pages sont blanches. Ce que l’état révolutionnaire des masses a inspiré de mieux, en prose et en vers, se réduit à quelques réflexions d’une philanthropie sceptique, et rentre dans la littérature désolée qui sortit des ruines accumulées par la Révolution.

À cette objection, je n’ai qu’une réponse : Est-ce que vraiment la Révolution est faite ?…

Oh ! n’attendez pas que le peuple idéalise vos chemins de fer, instruments de sa servitude ; vos machines, qui, en le supplantant, l’abêtissent ; vos banques, où s’escompte le produit de sa sueur ; vos bâtisses, que sa misère n’habitera pas ; votre grand livre, où il ne sera jamais inscrit ; vos écoles, pépinières d’aristocrates ; vos codes, renouvelés du droit quiritaire. Le peuple se souvient de la Bastille, du 10 août et de la réquisition ; il a oublié le reste, car le reste ne lui a de rien servi. Il n’aura pas même un écho pour vos expéditions, soigneusement dégagées de tout intérêt révolutionnaire. Son cœur, desséché par vous-même et que ne féconde plus l’idée, est mort à l’idéal, et votre dégradation sans remède.