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De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Tome 1/Texte entier

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DE LA JUSTICE
DANS LA RÉVOLUTION
ET DANS L’ÉGLISE


NOUVEAUX PRINCIPES
DE PHILOSOPHIE PRATIQUE


adressés
à Son Éminence Monseigneur Mathieu, Cardinal-Archevêque de Besançon


PAR
P.-J. Proudhon


Misericordia et Veritas obviaverunt sibi ;
Justicia et Pax osculatæ sunt.

____Psalm. lxxxiv, 11.


TOME PREMIER


PARIS
LIBRAIRIE DE GARNIER FRÈRES,
6, rue des saints-pères et palais royal, 215

1858

PROLOGUE


Sous le nom d’un archevêque, j’adresse ces Études à tous les membres du clergé français.

Comme au temps des Césars la société est menacée de se dissoudre ; et comme au temps des Césars l’Église croit avoir seule la puissance de la régénérer.

L’ouvrage qu’on va lire ayant pour but de reconnaître la réalité et l’intensité du mal, d’en assigner la cause, d’en découvrir le remède, par-dessus tout de démontrer, au point de vue de la justification, c’est-à-dire de la perfectibilité humaine, la non-valeur du ministère ecclésiastique, et de constituer la philosophie morale, en dehors de cette influence, sur sa base légitime, la dédicace revenait de droit au clergé.

En deux mots, quel doit être désormais, pour les peuples, l’organe de la vertu, de la Révolution ou de la Religion ? Tel est l’objet de mes recherches. Il n’y en a pas de plus grand ni de plus méritoire.


1. — État des mœurs au dix-neuvième siècle.
Invasion du scepticisme : péril social. Où est le remède ?


Et d’abord, qu’y a-t-il de vrai dans la crise actuelle ?

Si l’on jette les yeux sur le train du siècle, il semble qu’en effet, comme l’Église le dénonce, la situation soit fort compromise.

La France a perdu ses mœurs.

Non pas que les hommes de notre génération soient en effet pires que leurs pères : l’histoire mieux connue des époques antérieures nous donnerait un énergique démenti. Les générations se suivent et s’améliorent : voilà, au total, nonobstant des oscillations incessantes et de déplorables écarts, ce qu’une observation attentive de la vie des peuples révèle jusqu’à présent de plus plausible.

Quand je dis que la France a perdu ses mœurs, j’entends, chose fort différente, qu’elle a cessé de croire à ses principes. Elle n’a plus ni intelligence ni conscience morale, elle ne sait même pas ce qu’elle doit entendre par ce mot, mœurs.

Nous sommes arrivés, de critique en critique, à cette triste conclusion : que le juste et l’injuste, dont nous pensions jadis avoir le discernement, sont termes de convention, vagues, indéterminables ; que tous ces mois de Droit, Devoir, Morale, Vertu, etc., dont la chaire et l’école font tant de bruit, ne servent à couvrir que de pures hypothèses, de vaines utopies, d’indémontrables préjugés ; qu’ainsi la pratique de la vie, dirigée par je ne sais quel respect humain, par des convenances, est au fond arbitraire ; que ceux qui parlent le plus de la Justice prouvent de reste, et par l’origine surnaturelle qu’ils lui assignent, et par la sanction extra-mondaine qu’ils lui donnent, et par le sacrifice qu’ils n’hésitent jamais d’en faire aux intérêts établis, et par leur propre conduite, combien peu leur foi est sérieuse : qu’ainsi la vraie boussole des rapports de l’homme à l’homme est l’égoïsme, en sorte que le plus honnête, celui dont le commerce est le plus sûr, est encore celui qui avoue avec le plus de franchise son égoïsme, parce que du moins un tel homme ne vous prend pas en traître, etc., etc.

Pour tout dire d’un mot, le scepticisme, après avoir dévasté religion et politique, s’est abattu sur la morale : c’est en cela que consiste la dissolution moderne. Le cas n’est pas nouveau dans l’histoire de la civilisation : il s’est présenté déjà au temps de la décadence grecque et romaine ; j’ose dire qu’il ne se présentera pas une troisième fois. Étudions-le donc avec toute l’attention dont nous sommes capables ; et puisque nous ne pouvions échapper à cette dernière invasion du fléau, sachons du moins ce que nous devons en attendre.

Sous l’action desséchante du doute, et sans que le crime soit peut-être devenu plus fréquent, la vertu plus rare, la moralité française, au for intérieur, est détruite. Il n’y a plus rien qui tienne : la déroute est complète. Nulle pensée de justice, nulle estime de la liberté, nulle solidarité entre les citoyens. Pas une institution que l’on respecte, pas un principe qui ne soit nié, bafoué. Plus d’autorité ni au spirituel ni au temporel : partout les âmes refoulées dans leur moi, sans point d’appui, sans lumière. Nous n’avons plus de quoi jurer ni par quoi jurer ; notre serment n’a pas de sens. La suspicion qui frappe les principes s’attachant aux hommes, on ne croit plus à l’intégrité de la justice, à l’honnêteté du pouvoir. Avec le sens moral, l’instinct de conservation lui-même paraît éteint. La direction générale livrée à l’empirisme ; une aristocratie de bourse se ruant, en haine des partageux, sur la fortune publique : une classe moyenne qui se meurt de poltronnerie et de bêtise ; une plèbe qui s’affaisse dans l’indigence et les mauvais conseils ; la femme enfiévrée de luxe et de luxure, la jeunesse impudique, l’enfance vieillotte, le sacerdoce, enfin, déshonoré par le scandale et les vengeances, n’ayant plus foi en lui-même, et troublant à peine de ses dogmes mort-nés le silence de l’opinion : tel est le profil de notre siècle.

Les moins timorés le sentent et s’en inquiètent. — « Il n’y a plus de respect, me disait un homme d’affaires. Comme cet empereur qui se sentait devenir dieu, je sens que je deviens fripon, et je me demande à quoi je croyais quand je croyais à l’honneur ? »

Le spleen me gagne, avouait un jeune prêtre. — Lui qui par ses fonctions, par sa foi, par son âge, eût dû être à l’abri de ce mal anglais, sentait en son cœur s’affaisser la vie morale.

Est-ce là une existence ? Ne dirait-on pas plutôt une expiation ? Le bourgeois expie, le prolétaire expie, le Pouvoir lui-même, réduit à ne gouverner plus que par la force, expie.

« L’esprit de l’homme, dit M. Saint-Marc de Girardin, a perdu sa clarté ; le cœur n’a plus de joie. Nous nous sentons dans le brouillard, nous trébuchons en cherchant notre chemin, et cela nous rend tristes. La gaieté est chose rare de nos jours, même chez la jeunesse. »

Cette nation n’a pas de principes, disait de nous, en 1815, lord Wellington. — Nous nous en apercevons à cette heure. Avec quel surcroît d’épouvante Royer-Collard, témoin de notre défaillance, répéterait ses paroles de la même époque :

« La société est en poussière. Il ne reste que des souvenirs, des regrets, des utopies, des folies, des désespoirs. »

Toutefois le doute sur la Justice, et la démoralisation qu’il traîne à sa suite, n’ajoutant pas sensiblement à la somme des délits et des crimes, l’homme d’État, à qui il suffit du respect extérieur de la loi, n’aurait lieu jusque-là de s’en préoccuper. La statistique à la main, il montrerait que le crime est proportionnel au paupérisme, et cette moralité précieuse que ne soutient plus la conscience, il la demanderait aux combinaisons de la commandite et de l’assurance. À la religion du droit et du devoir succéderait ainsi la religion des intérêts, et tout serait dit. L’ordre maintenu dans la rue, la force restant à la loi, l’homme d’État pourrait se reposer sur son œuvre, et l’on n’aurait plus qu’à répéter le proverbe : Le monde va tout seul.

Malheureusement l’histoire montre que si la sûreté des personnes et des propriétés ne peut être sérieusement atteinte par le doute moral, il n’en est pas de même de la famille et de la société.

Pour former une famille, pour que l’homme et la femme y trouvent la joie et le calme auxquels ils aspirent, sans lesquels, rapprochés par le désir, ils ne seront jamais qu’incomplètement unis, il faut une foi conjugale, j’entends par là une idée de leur mutuelle dignité qui, les élevant au-dessus des sens, les rende l’un à l’autre encore plus sacrés que chers, et leur fasse de leur communauté féconde une religion plus douce que l’amour même. Sans cela le mariage n’est plus qu’une société onéreuse, pleine de dégoûts et d’ennuis, que remplace bientôt et nécessairement l’amour libre.

De même, pour former une société, pour donner aux intérêts des personnes et des familles la sécurité qui est leur premier besoin, sans laquelle le travail se refuse, l’échange des produits et des valeurs devient escroquerie, la richesse un guet-apens pour celui qui la possède, il faut ce que j’appellerai une foi juridique, qui, élevant les âmes au-dessus des appétits égoïstes, les rende plus heureuses du respect du droit d’autrui que de leur propre fortune. Sans cela la société devient une mêlée où la loi du plus fort est remplacée par la loi du plus fourbe, où l’exploitation de l’homme succède au brigandage primitif, où la guerre a pour dernier mot la servitude, et la servitude pour garant la tyrannie.

De même encore, pour former un État, pour conférer au Pouvoir l’adhésion et la stabilité, il faut une foi politique, sans laquelle les citoyens, livrés aux pures attractions de l’individualisme, ne sauraient, quoi qu’ils fassent, être autre chose qu’un agrégat d’existences incohérentes et répulsives, que dispersera comme poussière le premier souffle. N’avons-nous pas vu, depuis la Révolution, assez de défections et de palinodies ? Comment un pouvoir subsisterait-il quand le mépris a envahi les âmes, quand ministres, sénateurs, magistrats, généraux, prélats, fonctionnaires, armée, bourgeoisie et plèbe, sont aussi prompts à changer de princes que le mobilier de la couronne ?

Par le scepticisme, l’attrait purement moral du mariage, de la génération, de la famille, l’attrait du travail et de la cité étant perdu, l’être social se dissout, la population même tend à s’éteindre. Là est le côté grave de l’immoralité actuelle.

Tous tant que nous sommes que le doute moral a piqués, et qui avons acquis la conscience de notre solitude, nous nous sentons, par cette défaillance en nous de la Justice, diminués de la meilleure partie de nous-mêmes, déchus de notre dignité, ce qui veut dire de notre virtualité sociale.

N’est-ce pas déchéance, en effet, que ce sensualisme féroce, qui nous fait prendre en honneur le mariage et la génération, et nous pousse par l’amour à l’anéantissement de l’espèce ? Le nombre des avortements et infanticides a doublé en 1856, dit le dernier rapport sur la Justice criminelle. Le comble de la jouissance est dans la stérilité. Nous n’aurons pas d’enfants, vous disent froidement ces jeunes époux !… Est-ce le vœu de la nature et de la société ?

N’est-ce pas déchéance que ce manque de foi à la vertu du prochain et à la nôtre, qui, nous retenant à l’état de guerre latente, nous rend bon gré mal gré indifférents à la cité, à la patrie, insoucieux des intérêts généraux et de la postérité ?…

La certitude du droit et du devoir abolie dans le cœur des hommes, la société expire donc. Comme nul ne saurait être honnête avec la conviction intime de sa scélératesse, de même nulle société ne saurait subsister avec l’opinion devenue générale qu’elle se compose en haut et en bas de canaille.

Science et conscience de la Justice, comme dit un savant professeur, voilà ce qui nous manque, et dont la privation nous fait lentement, ignominieusement mourir.

Et voilà ce que la Révolution nous avait promis, ce qu’elle nous eût dès longtemps donne, si le malheur des temps et la faiblesse des âmes n’en eût retardé la glorieuse et définitive manifestation.

Oui, cette foi juridique, sacramentelle, cette science du droit et du devoir, que nous cherchons partout en vain, que l’Église ne posséda jamais et sans laquelle il nous est impossible de vivre, je dis que la Révolution en a produit tous les principes ; que ces principes, à notre insu, nous régissent et nous soutiennent, mais que nous ne les comprenons pas, que tout en les désirant du fond du cœur, nous y répugnons par préjugé, et que c’est cette infidélité à nous-mêmes qui fait notre misère morale et notre servitude.

Depuis soixante-trois ans, la Révolution est par nous refoulée, travestie, calomniée, livrée à l’ennemi, dont nous avons repris la bannière. Et notre immoralité a grandi à mesure que nous nous sommes rapprochés du principe contre lequel s’étaient levés, mais que ne surent pas nier nos pères.


2. — La Contre-Révolution : son impuissance.


La France, et l’Europe à sa suite, est en pleine contre-révolution, toutes deux du même coup en pleine décadence. Ce fait vaut la peine que je m’y arrête : ceux qui s’en plaignent le plus étant loin d’en soupçonner les agents et les causes.

Tout ce qui est sorti de la Révolution, depuis son origine, s’est successivement tourné contre elle, et en combattant la Révolution, a servi la dissolution : Démocratie, Empire, Restauration, Monarchie de Juillet, République de 1848, Système représentatif, Centralisation, Concordat, Philosophie, Économie politique, Progrès industriel, Institutions de crédit, Socialisme, Littérature.

Constatons, en quelques pages rapides, cet étonnant phénomène.

Démocratie. — Personne n’oserait nier que la Révolution ait eu pour objet d’émanciper les masses et d’assurer la prépondérance du travail sur la propriété. La Révolution est essentiellement démocratique, à tel point que la monarchie elle-même, transformée par la Révolution, a dû se dire, et se dit tous les jours, démocrate.

Et moi aussi, malgré mon dédain des urnes populaires, j’appartiens à la démocratie ; je ne me sépare point d’elle, et nul n’a le droit de m’en exclure. Suis-je donc traître ou scissionnaire, parce que je dis que la démocratie est empoisonnée, et que plus que personne elle a servi la contre-révolution ?

En prenant pour idéal l’utopie de Jean-Jacques, en substituant la politique des instincts à celle des principes, en calquant son gouvernement sur celui de l’absolutisme, la démocratie a abouti au suicide de 93, aux mystiques atrocités de 94, aux défections de thermidor et de brumaire, aux élections trop oubliées de 1800 et 1804, à celles de 1848, 1851 et 1852, que, j’espère, on n’oubliera pas. Quel est le démocrate de bonne foi qui ose à cette heure, affirmer la fermeté, la haute sagesse, la raison infaillible de la multitude ? Et si vous abandonnez la multitude ; si après l’avoir fait voter, vaille que vaille, en lui conduisant l’œil et la main, vous la remettez en tutelle, qu’est-ce que votre démocratie ?

La démocratie, depuis qu’elle est devenue une puissance, une mode, a épousé successivement toutes les idées les plus contraires à sa nature. Fidèle, avant tout, au principe religieux, mais sentant, là comme ailleurs, le besoin d’innover, elle s’est faite tour à tour paléo-chrétienne et néo-chrétienne, protestante, déiste, panthéiste, métempsycosiste, druidique, magique, mystique, fanatique, de tout bois et de toute farine. En économie, elle est tout ce qu’on voudra, communiste et féodaliste, anarchique, monopoliste, philanthrope, libre échangiste, anti-égalitaire ; — en politique, gouvernementale, dictatoriale, impériale, centralisatrice, absolutiste, chauvinique, machiavélique, doctrinaire, dédaigneuse du droit, ennemie jurée de toute liberté locale et individuelle ; — en philosophie et littérature, après avoir renié Voltaire et les classiques, Condillac, Diderot, Volney, tous les Pères et les Docteurs de la Révolution, elle s’est faite transcendantaliste, éclectique, apriorique, fataliste, sentimentaliste, idéaliste, romantique, gothique, fantaisiste, bavarde et bohème. Elle a pris tous les systèmes, toutes les utopies, toutes les charlataneries, n’ayant su rien découvrir dans la Pensée qui l’avait produite.

Arrive février 1848. La démocratie se trouve sans génie, sans vertu, sans souffle : dites-moi pourquoi ?

Empire. — On l’a dit à satiété, on ne l’a que trop dit chez un peuple bataillard : l’empire fut l’épée de la Révolution, devançant par toute l’Europe le travail de la plume. Là fut sa légitimité, là sera sa signification devant l’histoire. Comme pouvoir, l’empire demeura sans originalité, parce qu’il était, comme la démocratie dont il était sorti, sans intelligence de la Révolution. Était-ce la faute de l’Empereur ? Il eut tout le génie que comportait la pensée nationale, autant d’esprit à lui seul que tout le monde, et peut-être plus de vertu. Quelle ferveur de royauté chez les héros sortis du jacobinisme ! Après les quatre frères Bonaparte, devenus rois, voici encore Bernadotte roi, Murat roi, Eugène Beauharnais vice-roi, et Soult, et Masséna, et l’insensé Junot, qui voulaient aussi être rois ! Duc, prince, ne suffisait à ces fils d’artisans, devenus plus superbes que des Rohan. Et le peuple trouvait cela naturel : Ils l’avaient bien gagné, disait-il. On gagne, suivant lui, une royauté comme une pension. Parlez donc, après cela, de suffrage universel ; dites que le peuple a été trompé, qu’on lui a fait peur !… Ils l’avaient gagné. Vox populi.

Restauration. — Elle s’élève d’abord, par la Charte, au-dessus même de la gloire impériale. La Charte était le retour à la vie révolutionnaire. Mais bientôt la couronne croit s’apercevoir, elle s’aperçoit que la Révolution la conduit là où elle ne veut pas aller ; elle conspire avec l’Église, l’âme de la contre-révolution, et tombe, après avoir fait pulluler sous son aile le jésuitisme, l’éclectisme, le romantisme, le saint-simonisme, le malthusianisme, tout ce que la Révolution, après le sabre, exècre et abomine.

Monarchie de Juillet. — Elle fut le couronnement de la bourgeoisie ; elle pouvait être, précisément à cause de cela, le plus légitime des pouvoirs. Une plèbe à émanciper suppose une classe d’initiateurs : c’est la donnée même de la Révolution. Louis-Philippe repoussa ce thème. Comme Napoléon avait essayé de refaire l’ancien régime avec ses soldats, celui-ci conçut l’idée de le refaire avec ses bourgeois. Il ne gouverna ni par la religion, ni par la force, ni par les instincts ; il gouverna par les intérêts. Sous Louis-Philippe s’est formée la féodalité industrielle, actuellement régnante. On peut dire de ce prince ce qu’on a dit de Voltaire : Il n’a pas vu tout ce qu’il a fait, il a fait tout ce que nous voyons. Lui-même s’en est vanté dans ses lettres aux chefs de la Sainte-Alliance ; et Napoléon III, qui a dépouillé la famille d’Orléans de ses apanages, n’oserait révoquer, sans indemnité, les grands fiefs dont son royal prédécesseur avait flanqué le Système.

Système parlementaire. — De 1789 à 1799, de 1814 à 1851, la tribune fut la gloire du génie français ; son silence est notre honte : j’en tombe d’accord. Mais, en trahissant tous les partis, en plaidant toutes les causes, en donnant le spectacle des plus honteuses palinodies, en servant moins la vérité que l’intrigue, en envoyant tour à tour, à l’échafaud et à l’exil, la monarchie, la gironde, les cordeliers, les jacobins, les thermidoriens, les clichyens, les socialistes, ne s’est-elle pas réfutée elle-même ? n’a-t-elle pas fait dire que la voix de la Révolution était une voix de mensonge et d’iniquité : Mentit est iniquitas sibi ?

Centralisation. — « Le sens des hommes de nos jours s’est trouvé tellement perverti, dit Michelet ; nos amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient nos ennemis, qu’ils croient et répètent que les protestants tendaient à démembrer la France, que tous les protestants étaient des gentilshommes, etc. Dès lors, voyez la beauté du système : Paris et la Saint-Barthélemy ont sauvé l’unité ; Charles IX et les Guises représentaient la Convention. » (Guerres de religion, p. 305.)

Dans une réunion de républicains qui eut lieu après le 2 décembre, et où l’on déplorait l’inertie des départements, attendant le signal de la capitale, quelqu’un ayant posé la question s’il eût mieux valu sauver la République, au prix de la décentralisation, que de conserver l’unité en subissant le coup d’État, la majorité se prononça pour la seconde opinion, le fédéralisme paraissant incompatible avec la République. Aussi ne vous étonnez pas que sur cette souche du jacobinisme le bourgeon monarchique soit toujours fleurissant. La monarchie, nous l’avons en horreur ; l’unité, c’est autre chose !

La possédons-nous du moins cette unité centralisatrice, dont l’installation coûta à la France quatorze mois de terreur et aux Girondins leurs têtes ? Hélas ! non. La centralisation suppose des parties qui se groupent sous une loi de série, mais toujours au profit de leur liberté et de leur initiative. Paris et son gouvernement, ses administrations, ses compagnies, ses monopoles, ses plaisirs, son parasitisme, Paris absorbe et dévore la France : voilà la centralisation !

Concordat. — Que de protestations souleva, de la part des prêtres, la constitution civile du clergé !… Vaincus par la nécessité, ils se résignent cependant. Le Concordat fait rentrer l’Église, qu’avaient proscrite ceux de 93, en lui imposant toutefois la constitution civile. Dieu fasse paix au vieil empereur ! Voici qu’aujourd’hui, après cinquante-trois ans, le Concordat est l’acte providentiel par lequel Celui qui règne dans les cieux et qui gouverne tous les empires a substitué, en France, l’ultramontanisme à l’Église gallicane. Ô Louis XIV, ô Bossuet !

Philosophie. — Une révolution sociale suppose, avec un gouvernement nouveau, une philosophie nouvelle. Pour fonder la Justice, développer la pensée humanitaire de Clootz, symbolisée dans le culte de la Raison, une critique de celle-ci était indispensable. Il suffisait pour cela de continuer, en l’élevant et le précisant, le mouvement du dix-huitième siècle : pas n’était besoin de faire appel aux Allemands, aux Écossais, aux Platoniciens, et sous prétexte de matérialisme, de donner le signal d’une réaction, comme fit Royer-Collard. Jamais le culte de la matière, puisque matière il y a, fit-il proscrire un philosophe, allumer un bûcher, poser en principe l’ignorance du peuple et l’abêtissement de l’humanité ? Bien différente, certes, est la religion de l’esprit. Depuis quarante ans, le spiritualisme universitaire, rival ou allié de l’Église, lui livre les intelligences. C’est le spiritualisme qui, en 93 et 94, envoya la Révolution à la guillotine : il le ferait encore. La fête du 20 prairial, dont la loi du 22 fit un véritable auto-da-fé, fut un appel au parti prêtre, et comme une évocation du néo-christianisme et de toutes les sectes qui devaient, en 1848, infecter la République.

Socialisme. — Sa racine est en 89 : son objet, à ne le considérer qu’au point de vue des intérêts matériels, est l’interversion des rapports entre le travail et le capital. C’est la Justice, dans son application aux choses de l’économie. Tombé aux mains de rêveurs, de harangueurs, de gastrosophes, le socialisme, de justicier que le voulait la Révolution, s’est fait sentimental, évangélique, théocratique, communiste, érotico-bachique, omnigame ; il a été tout ce que la réaction pouvait souhaiter qu’il fût pour son profit et notre honte : c’est lui qui, après le 2 décembre, s’est chargé d’initier l’Europe aux mystères de la Bancocratie.

Économie politique. — La création d’une science économique, fondée à la fois sur l’observation de la spontanéité industrielle et mercantile et sur la Justice, est le dernier mot de la pensée révolutionnaire. Terribles à la féodalité, hostiles à l’Empereur, hargneux avec les Bourbons, hautains avec les d’Orléans, ennemis de toute initiative et de toute concentration gouvernementale, ne jurant que par la liberté, les économistes, bien plus que les jacobins, pouvaient passer pour les vrais représentants de la République sociale. On ne leur demandait qu’une chose : c’était de construire enfin cette science, dont ils colligeaient, depuis un siècle, les matériaux informes et contradictoires. Au lieu de répondre, ils se sont mis à vanter le libre-échange, le restreint-moral, le laissez-faire laissez-passer, toutes les jongleries et turpitudes des deux côtés de la Manche. Ils ont prêché la raison du hasard, la souveraineté de l’antagonisme, le respect du parasitisme, la nécessité de la misère ; ils ont appuyé, de toutes leurs forces, contre la démocratie et contre le Pouvoir, la prépotence des grandes compagnies, et par leur défense désespérée du monopole, servi de parrains à la féodalité nouvelle. Puis, quand ils se sont vus dénoncés comme intrigants, hypocrites, ennemis du peuple et agents de l’étranger, ils ont crié au loup ! sur la Révolution.

Littérature. — Comme elle avait sa métaphysique, son éthique, son économie, sa jurisprudence, la Révolution devait avoir aussi sa littérature. Le mouvement commence à Jean-Jacques Rousseau, se continue par Beaumarchais et Bernardin de Saint-Pierre. Les harangues de la Constituante, de la Législative et de la Convention l’élèvent jusqu’au sublime ; les Ruines de Volney sont inspirées du même souffle. Ses ennemis eux-mêmes prennent le diapason : l’antithèse de la Révolution fit tout le génie de De Maistre. Tout à coup, par un de ces revirements si fréquents dans la marche de l’esprit humain, la nouvelle muse quitte son drapeau. Aux réalités sévères, mais incomprises, d’un monde naissant, elle préfère, pour sujet de ses chants, l’idéal vaincu, et nous avons le Romantisme. Nous a-t-il assez fait de mal ? C’est lui qui, en 1848, à la veille des élections de décembre, reprochait aux socialistes que s’ils devenaient les maîtres ils démoliraient Notre-Dame, et des morceaux de la Colonne feraient des gros sous… Maintenant, le romantisme, comme l’économisme, comme le philosophisme, et tout ce qui a servi la réaction est usé : mais la corruption qu’ils ont semée, la servitude qu’ils ont préparée, les ruines qu’ils ont amoncelées, tout cela subsiste, et l’on se demande ce que signifie, après tant de défections, le mouvement qui y aboutit ?

N’est-ce pas chose surprenante, qu’une Révolution combattue, abrogée par tous ceux qu’elle a portés dans son sein, et qui ont reçu son baptême ? Depuis dix ans, je suis avec toute l’attention dont je suis capable le courant de l’histoire. Autant que je l’ai pu, j’ai pris connaissance des idées et des actes. À part quelques caractères fortement trempés, et qui se savent, j’ai trouvé, à l’endroit de la Révolution, tout le monde hostile : gens de lettres, gens de loi, gens d’affaires, gens d’école, et gens de parti ; poètes, historiens, romanciers, magistrats, spéculateurs, boutiquiers, industriels ; universitaires, économistes, éclectiques, panthéistes, constitutionnels, impériaux, démocrates ; gallicans, protestants, juifs, néo-chrétiens ; la jeunesse, les femmes, la bourgeoisie, la multitude, l’employé, le soldat, l’académicien, le savant, le paysan, l’ouvrier, comme le prêtre.

Et comme si la Révolution, en s’éloignant, entraînait la Justice, plus ce monde se montrait hostile, plus je l’ai trouvé corrompu.

La Démocratie, par la bouche de Robespierre, redemande à l’Être-Suprême la sanction des droits de l’homme. Aussitôt la notion du droit s’obscurcit, et la corruption, un moment suspendue, reprend sa marche. L’empire, la restauration, la monarchie bourgeoise se montrent de plus en plus infidèles à leur origine ; et la corruption marche. La philosophie et la littérature renient la tradition du dix-huitième siècle ; et le platonisme, le romantisme servent d’enluminure à la corruption. L’économie politique se fait malthusienne, et voici que la femme prend en horreur le ménage et la maternité. L’Église érige en article de foi la légende pieuse d’une conception immaculée, et jamais pareils soupçons ne planèrent sur les mœurs du sacerdoce.

Si quelque vie nous reste, si tout honneur n’est pas perdu, nous le devons à cette flamme sacrée de la Révolution qu’aucun déluge ne saurait éteindre. Ses conquêtes, ses établissements, ses organes, ses libertés, ses droits, ses garanties, tout a péri : il ne lui reste que l’âme du peuple, de plus en plus faite à son image ; et de ce temple inaccessible, elle impose sa terreur au monde, en attendant qu’elle lui impose de nouveau sa loi. La Contre-Révolution le sait : Si, dit-elle, je puis être maîtresse pendant deux générations, mon règne est pour jamais assuré ! — Deux générations lui suffiraient pour refaire au peuple la conscience et l’entendement. Mais les générations la fuient : jamais la Révolution ne fut plus vivante que depuis le dernier triomphe de la Contre-Révolution. Toute meurtrie et disloquée, la Révolution nous possède ; elle nous rallie, nous régit, nous assure ; par elle nous espérons et agissons, et tout ce qui nous reste de spontanéité et de vertu lui appartient. Aussi la conscience des peuples, longtemps abusée, se tourne avec amour vers ce Grand-Orient, et le jour où cent hommes, en connaissance de cause, renouvelleront le serment de 93, Liberté — Égalité — Fraternité, la Révolution sera constituée : elle régnera.

De ce qui précède tirons une double conséquence.

Il y a dans la Révolution quelque chose de fort qui domine les opinions et maîtrise les intérêts, par quoi elle s’impose à ses adversaires et triomphe de toutes les résistances ; — comme aussi il y a quelque chose qui soulève contre elle les préjugés de caste, de parti, d’école, de profession, d’éducation, de communion, et dont la raison des masses n’a pas su encore se défaire.

Ce qui donne vie à la Révolution est un élément positif, expression de la conscience universelle, que la Révolution a pour objet de déterminer et de construire, pour le salut et la gloire de l’humanité : c’est la Justice.

Ce qui rend la Révolution suspecte ne peut être qu’un élément négatif : c’est la négation du principe sur lequel la Justice, qui doit exister par elle-même, s’est appuyée jusqu’à ce jour, principe incompatible avec la donnée révolutionnaire, mais toujours vivant dans les âmes, et dont l’Église est l’organe.

Ainsi, deux puissances se disputent le monde : l’une née d’hier, qui a toute l’âpreté du fruit vert, et ne demande qu’à croître ; l’autre, parvenue à sa maturité, et qui ne s’agite que pour mourir.

Ce qui enraie la vie chez la première est la même chose que ce qui suspend la mort chez l’autre : quelle est cette chose ? Pour le comprendre, sachons d’abord par quelle péripétie l’Église, mère et rivale de la Révolution, est arrivée là.


3. — L’Église : pourquoi, malgré ses défaites perpétuelles, elle subsiste encore ?


L’existence de l’Église n’est pas moins merveilleuse dans sa longue durée que celle de la Révolution dans ses débuts. Toujours battue, elle a survécu à toutes les défaites, elle a grandi par l’humiliation, elle s’est nourrie pour ainsi dire de son adversité même.

Chose étonnante, que personne ne paraît avoir relevée, l’Église, qui aime tant à parler de ses triomphes, en réalité a perdu autant de batailles qu’elle en a livré. Elle a succombé dans toutes ses luttes : depuis Jésus-Christ jusqu’à Pie IX, elle compte ses années par ses désastres.

Qu’est-ce donc qui la fait vivre ? Comment expliquer le problème de cette étrange existence ?

Le problème de l’Église est, mais en sens inverse, le même que celui de la Révolution : la persistance de l’une et les embarras de l’autre tiennent à la même cause.

Formée par un concours de circonstances qui seront expliquées dans ces Études, l’Église du Christ s’alimente, se fortifie et s’engraisse du détritus d’autres églises, dont la dissolution est incessamment amenée par d’autres causes. Mais ces églises, elle n’en triomphe point, pas plus que l’arbre ne triomphe du cadavre enterré sous ses racines ; elle ne peut pas, je le répète, se vanter d’en avoir vaincu une seule. Une église, quelle qu’elle soit, ne se laisse jamais vaincre, cela est contre sa nature : elle se dissout d’elle-même, quelquefois elle se fusionne, ou bien on l’extermine.

Ainsi l’Église succombe dans sa lutte contre le judaïsme : le livre des Actes en contient l’aveu formel.

« Puisque vous repoussez la parole, disent Paul et Barnabé aux chefs de la Synagogue, nous nous tournons vers les Gentils, convertimur ad gentes. »

Une église qui crucifie, comme faux christ et faux prophète, le fondateur de l’église rivale ; qui chasse, lapide, précipite les apôtres de celle-ci ; qui, plutôt que d’accepter l’interprétation messianique des Nazaréens, se fait exterminer en masse et meurt héroïquement pour sa foi, cette église a-t-elle été vaincue ? Titus, après lui Adrien, détruisirent la nationalité judaïque. Nombre de transfuges, désespérant de Jéhovah et de Moïse, allèrent grossir les rangs chrétiens ; d’autres se rallièrent qui aux Égyptiens, qui aux mages : la Synagogue protesta toujours, elle proteste encore.

Ce que je viens de dire du judaïsme s’applique à toutes les puissances que l’Église a eu à combattre : paganisme, magisme, égyptianisme, druidisme, pythagorisme, platonisme, gnosticisme, arianisme, pélagianisme, manichéisme, mahométisme, schisme grec, Réforme, Renaissance, philosophie ancienne et moderne, tiers-état, empire, royauté, parlement, science, art, liberté, finalement la Révolution.

L’Église n’a pas plus vaincu le paganisme qu’elle n’avait vaincu le judaïsme. D’après un calcul statistique cité par Matter, les chrétiens, lors de l’avénement de Constantin, formaient environ le vingtième de la population de l’empire. Sur tous les points, leurs confréries se composaient de ce que la dissolution générale faisait perdre chaque jour aux religions locales, frappées dans leur principe par le progrès des idées, surtout par la domination impériale. Loin que l’Église ait vaincu le paganisme, elle en a pris, à fur et mesure, comme elle a fait pour le judaïsme, tout ce qu’elle a pu ; elle en a adopté les codes, la hiérarchie, les institutions, les rites. C’est pour lui plaire, et afin d’entraîner les masses dépossédées de leurs dieux, autant que pour obéir à la logique de son propre mouvement, qu’elle posa, au quatrième siècle, la divinité de son Christ, et que plus tard elle consacra le culte des images.

Avec les gnostiques, héritiers des anciennes doctrines de l’Égypte, de la Syrie, de la Perse, de l’Inde et de la Grèce, l’Église n’en finit qu’en donnant elle-même une gnose, bien moins savante que celle de Valentin, bien moins sévère que celle de Marcion, de Cerdon, de Tertullien ; bien moins poétique que celle des deux Bardesane, mais telle qu’il la fallait à une multitude grossière, qui voulait aussi avoir ses parfaits, passer pour spirituelle ou pneumatique, et ne supportait pas le reproche de psychisme que lui adressaient les gnostiques.

Or, comme la vitalité d’une Église est en raison directe de l’intensité et de l’homogénéité de sa foi, laquelle à son tour est en raison inverse de l’activité intellectuelle qu’elle soulève ; les sectes gnostiques, trop livrées à la dialectique, trop métaphysiciennes, trop idéalistes, trop libérales dans leur gouvernement, quelques-unes trop suspectes dans leur moralité, s’éteignirent peu à peu, et leurs débris, gardant leurs spéculations in petto, se réunirent au groupe orthodoxe. La force y aida : furent-elles vaincues ? non, certes. Elles donnèrent, dès le commencement, le spectacle de ce qui attendait la grande Église elle-même, quand une fois elle se trouverait aux prises avec la raison, le goût, la liberté, la nationalité, la Justice.

Que sont, en effet, l’arianisme, le manichéisme, le mahométisme, le schisme grec, la Réforme, indépendamment des questions de doctrine toujours étrangères aux masses, et qui officiellement les séparent de l’Église romaine, sinon des déclarations d’incompatibilité entre l’unité catholique et l’autonomie des nations et des intelligences ?

L’arianisme fleurit surtout en Orient, patrie du monothéisme sémitique. Avec les Grecs, les Romains, les Gaulois, les Barbares, il dure peu ; mais il renaît en Mahomet et se fixe sous la tente arabe, dans la vie patriarcale, où ne pénétrera pas le dogme chrétien.

En Perse, l’orthodoxie recule devant le dualisme zoroastrien, réveillé par Manès. Et ce qui démontre la vérité de cette physiologie, c’est que la même chose arrivera en Perse à l’islamisme, quand celui-ci aura remplacé la religion du Christ.

Au neuvième siècle, les Grecs, déjà séparés depuis quatre siècles par le fait du partage impérial, consomment leur scission d’avec les Latins. Après la prise de Constantinople, en 1453, le patriarcat passe à Saint-Pétersbourg. Il irait à Pékin plutôt que de se réconcilier avec Rome.

Au seizième siècle, c’est l’Allemagne, l’Angleterre, l’Écosse, la Suède, le Danemark, la Suisse, qui se séparent à leur tour. Qu’importent ici les thèses des docteurs et leurs variations ? Les confessions de foi de la Réforme ont été jetées au panier, pendant que Rome a continué de chanter son Credo : compte-t-elle cela pour une victoire ?

Qu’est-ce que l’empire de Charlemagne, se posant au moyen âge en face de la papauté, trop heureuse d’être sa cliente ? — l’église politique, qui se reforme après une éclipse de 325 ans, par le démembrement du temporel. La papauté a-t-elle vaincu l’empire ?

Qu’est-ce que cette organisation du laïcisme, formée sous le nom de tiers-état, en dehors de la noblesse et du clergé, par l’établissement des communes ? — l’église industrielle, qui se constitue à son tour en regard du monachisme, comme l’empereur et le roi de France, les chefs de l’église politique, s’étaient constitués eux-mêmes en face du saint-siége. Le clergé s’est opposé tant qu’il a pu à l’établissement des communes : a-t-il vaincu le tiers-état ?

Qu’est-ce que l’institution des parlements ? — l’église du droit formée pour l’administration de la Justice, ayant sa juridiction en dehors de la juridiction épiscopale, ses écoles en dehors des séminaires, son droit distinct du droit canon. La Révolution a transformé les parlements : l’Église prétendrait-elle que c’est elle-même qui les a vaincus ?

Qu’est-ce que ce grand mouvement de la Renaissance ? — Encore une formation d’églises, pour le culte de la philosophie, des lettres, des arts, des sciences, et dont le premier mot est de faire abstraction du Christ et de sa religion. Abstraction du christianisme ! c’est toute la pensée de l’Organon de Bacon, c’est la quintessence de Descartes. Raphaël, avec ses vierges, ne proteste pas moins contre le christianisme que Luther avec son libre examen. Sous Louis XIV, les gens de lettres, chrétiens par leur baptême et dans leurs prières, communient avec l’antiquité païenne. Par la résurrection des anciens et la transfusion des muses grecques et latines dans notre idiome, ils fondent la catholicité littéraire, catholicité merveilleuse, qui admet toutes les langues, tous les styles, toutes les idées, tous les génies, toutes les races, toutes les époques, et de tant de productions diverses, fait une même et universelle littérature ! L’Église a-t-elle triomphé de la Renaissance ?

D’après les lois qui régissent les êtres organisés, l’Église devrait avoir péri mille fois. Que lui reste-t-il de tout ce que pouvait atteindre la spontanéité de la conscience, l’indépendance de l’esprit, la souveraineté des nations, la puissance des empereurs et des rois ? Elle a tout perdu, et ce misérable domaine qu’elle tint jadis de la dévotion d’une princesse, ce pauvre héritage de saint Pierre, lui est encore disputé.

Et cependant l’Église résiste à toutes les attaques, elle survit à tous les schismes, à toutes les hérésies, à tous les démembrements, aux institutions de saint Louis comme aux libertés gallicanes, à Pothier comme à Descartes, à Luther comme à Voltaire. Elle a survécu à ses propres immoralités ; elle a eu ses pontifes réformateurs longtemps avant la Réforme ; et maintenant que la Réforme n’est plus qu’un mot, le concile de Trente régit sans conteste l’univers orthodoxe. Que dis-je ? à mesure que les Églises plus avancées qu’elle dans la philosophie et la liberté tombent en dissolution, elle en recueille les lambeaux et se reforme sans cesse par son immobilité même. C’est ainsi qu’elle vient sous nos yeux de succéder à l’Église gallicane, dans tout ce qui reste en France de cœurs chrétiens : c’est ainsi qu’elle succédera à toutes les Églises soi-disant réformées, à moins que la raison de l’humanité ne conclue définitivement contre la raison de ces Églises, contre la théologie. L’Église n’a que le souffle, et ce souffle est plus vivace que toutes les énergies qu’elle a vu naître, plus fort que toutes les institutions qui se sont formées hors d’elle en l’imitant.

Ici donc, comme dans la Révolution, il faut admettre la présence d’un principe resté en dehors de toute atteinte ; principe dont l’affaiblissement graduel est indubitable, puisque partout où l’Église s’offre avec un certain mouvement de la pensée et un degré supérieur d’instruction, comme chez les gnostiques et les réformés, elle marche à une dissolution rapide ; mais principe qui, ayant conservé sa racine au plus profond des consciences, suffit à entretenir l’Église, à lui ramener sans cesse les cendres de la dissidence, et qui la ferait renaître elle-même, s’il était possible que ce principe subsistant toujours dans les cœurs l’Église qui en représente la foi cessât d’exister.

Ce principe, créateur et conservateur de l’Église, est la Religion.

La Révolution affirme la Justice, disais-je tout à l’heure ; elle croit à l’Humanité : c’est pour cela qu’elle est invincible, et qu’elle avance toujours.

L’Église croit en Dieu : elle y croit mieux qu’aucune secte ; elle est la plus pure, la plus complète, la plus éclatante manifestation de l’essence divine, et il n’y a qu’elle qui sache l’adorer. Or, comme ni la raison ni le cœur de l’homme n’ont su s’affranchir de la pensée de Dieu, qui est le propre de l’Église, l’Église est indestructible.

À toutes les époques de l’histoire, antérieurement à la promulgation du christianisme et depuis sa propagation, le genre humain a cru, d’un consentement unanime, que la Société avait pour base nécessaire la religion ; que la foi théologale était la condition sine quâ non de la vertu, et que toute Justice avait sa source et sa sanction dans la divinité.

Les rares exemples de protestation athéiste que l’histoire de la philosophie a recueillis n’ont fait que confirmer la commune croyance, en montrant que les athées ou niaient la Justice et la morale, ou n’en donnaient qu’une fausse théorie, ou remplaçaient la garantie religieuse par celle d’une subordination arbitraire.

Or, l’analyse des idées religieuses et la logique de leur développement démontrent : que, nonobstant la diversité des mythes et des rites, tous les cultes sont au fond identiques, qu’il n’y a par conséquent et ne peut y avoir qu’une seule religion, une seule théologie, une seule Église ; enfin que l’Église catholique est celle dont le dogmatisme, la discipline, la hiérarchie, le progrès, réalisent le mieux le principe et le type théorique de la société religieuse, celle par conséquent qui a le plus de droit au gouvernement des âmes, pour ne parler d’abord que de celui-là.

À toute objection du libre examen, à toute fin de non-recevoir de l’autorité séculière, l’Église peut éternellement répondre, sans qu’il soit possible à âme croyante de rejeter sa réponse :

Croyez-vous en Dieu ?

Croyez-vous à la nécessité de la religion ?

Croyez-vous, par conséquent, à l’existence d’une Église, c’est-à-dire d’une société établie sur la pensée même de Dieu, inspirée de lui, et se posant avant tout comme expression du devoir religieux ?

Si oui, vous êtes chrétien, catholique, apostolique, romain, vous confessez le Christ et toute sa doctrine ; vous recevez le sacerdoce qu’il a établi ; vous reconnaissez l’infaillibilité des conciles et du souverain pontife ; vous placez la chaire de saint Pierre au-dessus de toutes les tribunes et de tous les trônes : vous êtes, en un mot, orthodoxe.

Si non, osez le dire : car alors ce n’est pas seulement à l’Église que vous déclarez la guerre, c’est à la foi du genre humain.

Entre ces deux alternatives, il n’y a de place que pour l’ignorance ou la mauvaise foi.

Il faut l’avouer : il ne s’est pas rencontré jusqu’à ce jour de nation pour dire : Je possède en moi la Justice ; je ferai mes mœurs ; je n’ai pas besoin pour cela de l’intervention d’un Être suprême, et je saurai me passer de religion.

L’argument subsiste donc ; et comme au point de vue religieux, principe de toutes les églises, le catholicisme latin est resté, et de beaucoup, ce qu’il y a de plus rationnel et de plus complet, l’Église de Rome, malgré tant et de si formidables défections, est la seule légitime.

D’où vient alors qu’elle souffre de toute part contradiction ?

D’où vient que résumant dans son histoire et dans son dogme toute tradition et toute spéculation religieuse ; à ce titre pouvant revendiquer l’initiative et la propriété de tout ce qui constitue l’état social, en tant que fondé sur la religion, elle se voit souffleter par ses fils, traiter de prostituée par ses filles, tourner en ridicule par les plus petits de ses petits-enfants, contester jusqu’au pain qu’elle mange, jusqu’à la tombe qu’elle s’est choisie ?

Ah ! c’est que l’âme humaine, bien qu’elle se dise religieuse, ne croit en réalité qu’à son propre arbitre ; c’est qu’au fond elle estime sa Justice plus exacte et plus sûre que la justice de Dieu ; c’est qu’elle aspire à se gouverner elle-même, par sa propre vertu ; c’est qu’elle répugne à toute constitution d’Église, et que sa dévorante ambition est de marcher dans sa force et son autonomie.

La foi à la Justice propre, abstraction faite de toute piété, et même contrairement à toute piété : voilà ce qui, depuis le commencement du monde, soulève la guerre contre l’Église, et qui anime la Révolution.

Mais de là aussi la résistance que rencontre cette dernière. En tant qu’elle représente la Justice, essence de notre nature, la Révolution est tout ce que l’homme dans son orgueil estime, ce qui fait la vie et le mouvement des sociétés, et parfois ranime l’étincelle au cœur de l’Église même. Mais en tant qu’elle s’affranchit de l’idée divine, la Révolution est suspecte ; jusqu’à ce que de façon ou d’autre elle se soit justifiée, son crime pèse sur elle, et le monde, religieux quand même, sacerdotal quand même, hiérarchique quand même, lui demeure hostile.

De la part des peuples, divisés dans leur pensée, la sympathie et la méfiance sont donc également acquises à l’Église, également acquises à la Révolution. À l’une la considération religieuse, à l’autre la considération juridique. Mais à celle-ci l’horreur qu’inspira de tout temps l’inculpation d’athéisme, à celle-là les colères de la liberté.


4. — La question est entre la Révolution et l’Église.


Une question se produit donc, fatale, et qui n’admet pas de déclinatoire :

La Révolution et l’Église, représentant chacune un élément de la conscience, sont-elles appelées à une conciliation ?

Ou bien l’une doit-elle être subordonnée à l’autre ?

Ou bien enfin ne serait-ce point que celle-ci ou celle-là doit s’éclipser ? Ce qui revient à demander si la Religion et la Justice, au point de vue de la société, ne sont pas de leur nature incompatibles, la première devant se renfermer dans les limites de la conscience, tout au plus dans le cercle de la famille, tandis que la seconde embrasse tout ?

Fusion, subordination, ou élimination : il n’y a pas place pour une quatrième hypothèse.

Or, s’il se trouvait que la dernière de ces hypothèses fût la véritable, il deviendrait inutile de disserter plus longtemps sur les deux autres. Il y a donc tout avantage à se demander de prime abord : si la Raison théologique n’est pas la négation même de la Raison juridique, et vice versâ ; si par conséquent, tandis que l’Église accuse la Révolution du scepticisme et de l’immoralité modernes, ce ne serait pas elle qui, par sa théologie, ayant obscurci de longue main les intelligences, aurait altéré en elles le sens du Droit et produit la dissolution qui nous tue ?

Qu’est-ce que la Religion, et qu’est-ce que la Justice ? Que sont-elles l’une à l’autre, et quelle est, dans la vie des peuples, leur fonction respective ? Tel est le problème. Il importe de le saisir dans son universalité, à peine de tomber dans de nouvelles et plus pitoyables illusions.

Généralement, dans le monde éclairé, on se sépare ostensiblement de la pure orthodoxie. On sourit de la Révélation, telle que la proposent les Écritures ; on rejette les prophéties, les miracles, toutes les naïvetés de la légende. Mais on aime à se dire spiritualiste, théiste ; on admet volontiers une inspiration, une action permanente du Ciel dans l’Humanité ; on s’incline devant la Providence ; on regarde comme un monument de cette influence d’en haut la propagation de l’Évangile ; on n’est pas loin de dire avec Napoléon que le Christ était plus qu’un homme…

Tout cela a-t-il le sens commun ? Est-ce que la Révélation et tout ce qui s’ensuit n’est pas impliqué dans l’hypothèse spiritualiste, la théologie déterminée à priori par la notion de Dieu et de ses rapports avec l’homme ; et cette théologie ou théodicée peut-elle être autre chose que le catholicisme ?

Je pose simplement ici la question, dont on trouvera, dans le cours de ces Études, la solution irréfragable et toute nouvelle.

Or si le christianisme n’est autre chose que le développement nécessaire, théorique et pratique, du concept religieux, de quelque manière et à si faible degré qu’il se pose, n’est-il pas d’une souveraine déraison, pour ne pas dire d’une insigne mauvaise foi, sous prétexte d’épuration religieuse ou de théologie rationnelle, de ramener les esprits de quinze, vingt ou trente siècles en arrière, et de leur présenter cette rétrogradation comme un progrès ?

Nombre de ces mystiques, incapables apparemment d’analyser le principe de leur foi et d’en suivre les conséquences, se prononcent contre le droit divin, affirment la Révolution, se disant en même temps sectateurs d’une Religion naturelle, laquelle, selon eux, se connaîtrait par les seules lumières de la raison, et n’exige ni culte extérieur ni sacerdoce.

Mais toutes ces idées de Dieu, de Ciel ou de vie future, de révélation, de sacrements, d’Église, de culte, de sacerdoce, ne forment-elles pas, dans l’entendement humain comme dans la pratique des nations, une chaîne indissoluble ? Et s’il en est ainsi, n’est-il pas clair que le premier anneau de cette chaîne répugne à la Révolution et à la Justice autant que le dernier ? La preuve, c’est qu’il existe, à l’état embryonnaire, je ne sais combien d’églises prêtes à s’emparer de la succession du catholicisme, je ne sais combien de papes attendant la mort de Pie IX pour prendre sa tiare !

Il est surtout de mode de protester contre le dogme fondamental de la chute, contre l’enfer et le diable, et cela, en vertu d’un théisme prétendu philosophique, d’une dévotion toute de sens intime. Nos poëtes chantent la fin de Satan en bénissant Dieu !

Est-ce donc que toutes ces oppositions ne se résolvent pas dans un absolu identique ? Le dogme du péché originel n’est-il pas le corollaire des idées de Religion et de Providence, identique et adéquat au principe psychologique qui fait de la Justice en nous une impression de la Divinité, d’où suit que Dieu et Diable, pour la raison révolutionnaire, c’est même chose ?

On accorde que la Justice est obligatoire, même sans espoir de rémunération ici-bas. Mais on ne renonce pas à l’espoir d’une indemnité dans un monde meilleur ; en sorte que ce prétendu Devoir n’est au fond qu’un crédit que nous faisons au Répartiteur souverain : quelle hypocrisie !

On préconise la Raison, mais en conservant une estime plus haute encore pour la Foi, bien entendu à condition que cette foi n’aura rien de commun avec celle des prêtres. On loue la Justice : mais on met au-dessus d’elle l’amour. Nos gens de lettres, femmes et hommes, résument la philosophie sociale en trois mots : Crois, Aime, Travaille.

J’affirme, quant à moi, le travail. Mais je fais toutes réserves contre l’amour, et je repousse la foi.

L’amour, quand il n’est pas esclave du droit, est le poison des âmes et le dévastateur de la société. Pour ce qui est de la foi, je le répète, il n’y en a pas d’autre que celle qui a engendré l’Église.

Fatigués de ces disputes, quelques-uns prennent un parti héroïque : c’est de dire qu’il n’y a d’autre religion que la morale, que spiritualisme, théisme, etc., tout cela ne sert de rien, et que ce qui importe est d’être honnête homme.

À la bonne heure : ce discours me plaît, et j’en tire un excellent augure. Mais alors dites ce qu’est la morale, ce qu’est le droit ; comment il s’applique aux relations diverses de la vie ; montrez d’où vient sa corruption ; prouvez surtout à ces gens infatués de leur immortalité que la Justice se suffit à elle-même, et que si la Justice se suffit, la vie présente se suffit aussi et n’a pas besoin d’une prolongation dans l’éternité.

C’est ainsi que par une critique supérieure nous sommes conduits à reconnaître, d’un côté, que hors de l’Église, chrétienne et catholique, il n’y a ni Dieu, ni théologie, ni religion, ni foi : là, comme dans la logique, la morale, les langues, éclate l’unité de l’esprit humain ; — d’autre part, que la société doit être fondée sur la Justice pure, Raison pratique du genre humain, dont l’analyse et l’expérience s’accordent à démontrer l’incompatibilité, dans l’ordre social, avec la conception d’un monde surnaturel, avec la Religion.

D’où cette conclusion décisive :

Que toute l’histoire antérieure de l’humanité, dominée par le principe religieux, forme une période nettement caractérisée, dans laquelle toutes les constitutions politiques et économiques des peuples, leur législation et leur morale, malgré d’innombrables variétés, sont au fond similaires, se résolvant dans la négation des droits de l’homme et du citoyen ; — et que la Révolution française, faisant prédominer le principe juridique, ouvre une période nouvelle, un ordre de choses tout contraire, dont il s’agit maintenant pour nous de déterminer les parties.

Irai-je donc à cette heure recommencer pour le choix d’une religion une polémique épuisée ; disputer avec les sectes ; chicaner l’Église, leur maîtresse à toutes, sur ses dogmes et ses mystères ; contester l’authenticité de ses Écritures, refaire son histoire, dévoiler ses origines, ses empiétements, ses emprunts ; expliquer ces mythes, opposer à sa genèse, à son déluge, à ses théophanies, astronomie, géologie, physique, chronologie, philologie, économie politique, l’encyclopédie tout entière du savoir humain ; puis railler son culte, blâmer sa discipline, étaler ses hontes, rappeler ses abaissements et ses vengeances ?

Irai-je lui demander compte de son vicariat, comme si je me souciais de ce divin ministère ; dire qu’elle a failli aux inspirations du Très-Haut, comme si je m’instituais prophète à sa place ; prétendre, avec l’auteur de Terre et Ciel, que le temps est propre pour une rénovation de la théologie, que le besoin s’en fait partout sentir, et sur ce pieux prétexte, me mettre à théologiser de concurrence avec l’épiscopat ?…

Non, non, ce n’est pas moi qui donnerai dans de pareilles lubies.

Jamais je n’eusse contesté l’autorité de l’Église, si, comme tant d’autres qui se font ses compétiteurs, j’admettais pour la Justice la nécessité d’une garantie surnaturelle. Je n’aurais pas cette présomption étrange, partant de l’hypothèse que l’idée de Dieu est indispensable à la morale, de me croire plus capable que l’Église, plus capable que le genre humain, qui y a travaillé plus de soixante siècles, de déduire en théorie et de réaliser en pratique une telle idée. Je me serais incliné devant une foi si antique, fruit de la plus savante et de la plus longue élaboration dont l’esprit humain ait donné l’exemple ; je n’aurais point admis un seul instant que des difficultés insolubles dans l’ordre de la science conservassent la moindre valeur dès qu’il s’agissait de ma foi ; j’aurais pensé que c’était là précisément ce qui faisait le mystère de ma religion, et pour avoir écharbotté quelques filasses métaphysiques, je ne me serais pas cru un révélateur. J’aurais craint surtout d’ébranler chez les autres, par des attaques imprudentes, une garantie que moi-même j’aurais déclarée nécessaire.

Voilà ce que, dans la logique de mon hypothèse, je n’eusse jamais fait, d’autant moins qu’après tout, comme je l’ai dit tout à l’heure, une semblable controverse, propre à jeter la perturbation dans les consciences, ne pouvait aboutir à une solution.

Je le répète : l’Église a succombé dans toutes ses luttes, et elle subsiste, quitte à signer des pragmatiques sanctions et des concordats, à simuler un accord de la raison et de la foi, à accommoder ses textes bibliques aux données de la science, à mettre dans ses mœurs un peu plus de réserve, dans son gouvernement un semblant de tolérance.

Comme le roseau de la fable, elle plie et ne rompt pas. Au train dont la mènent ses ineptes rivaux, elle durerait, en pliant toujours, encore dix-huit siècles. Devant la puissance politique, elle plie et elle dure ; devant la philosophie, elle plie et elle dure ; devant la science, elle plie et elle dure ; devant la Réforme, elle plie et elle dure. Et elle durera tant qu’elle ne sera pas attaquée dans son fort, tant que la Révolution, élevant plus haut le débat, n’aura pas débarrassé la Justice de cette sanction divine qui la rend boiteuse et dont l’Église est le suprême représentant.


5. — Plan de cet ouvrage.


Le lecteur connaît maintenant le plan de ce travail.

La question pour moi est toute autre que ne la posent les mystiques. Au lieu de chercher quelle est, pour la justification et le bonheur de l’humanité, la meilleure des religions, je me demande si la Justice est possible avec aucune religion ? Et comme la Justice n’a jamais été exercée ni seulement conçue dans sa pureté et plénitude, qu’elle a été constamment mêlée, pénétrée de théologisme, je demande encore, après avoir constaté comment le droit se corrompt et périt par son union avec la foi, ce qu’il deviendrait abandonné à lui-même, ce que serait la société si, par un effort de conscience, elle se décidait à faire abstraction dans la pratique de ses conceptions religieuses, et de suivre la Justice toute seule ?

Ainsi je n’établis pas la controverse sur le dogme. Je laisse de côté le dogme et ne chicane point sur les articles de foi. Il se peut que tout ce qu’on raconte de l’essence de Dieu et du monde surnaturel soit vrai : qu’en puis-je certainement savoir ? rien. Sur quoi fondé puis-je le nier ? sur rien encore. Il se peut qu’au fond de mon cœur palpite un secret désir de survivance, témoignage d’une destinée ultérieure : je ne me donnerai la peine ni de le vérifier ni de le combattre. Je m’installe à côté de la croyance et lui passe jusqu’à nouvel ordre toutes ses fantaisies. Ma critique se refuse à entrer dans les régions de l’absolu.

Ce que je conteste à la croyance, c’est qu’elle vienne appuyer de ses hypothèses le commandement de la raison pratique, expérimentale et positive, dont les révélations me sont données directement en moi-même et par le témoignage de mes semblables ; raison, à ce titre, douée d’une certitude et d’une réalité à laquelle aucune théologie ne peut atteindre ; raison enfin qui est moi-même, et que je ne puis infirmer sans déshonneur, abdiquer sans suicide.

Si donc, après examen, il se trouvait que la croyance, qu’on me présente comme le gage indispensable de la Justice, au lieu de l’assurer la compromet ; si par une conséquence nécessaire l’Église, organe de la pensée religieuse, était en même temps l’agent de notre tentation ; si tel était le principe de toutes les décadences et rétrogradations humaines ; si c’était par là que la Justice, viciée, nous est demeurée jusqu’à ce jour douteuse : alors, sans tolérer davantage une croyance perfide, j’aurais le droit et le devoir de protester contre une caution déloyale, de prendre, contre l’Église et contre Dieu même, fait et cause pour la Justice, et de m’en constituer moi-même le garant et le père.

Quiconque a étudié ces questions reconnaîtra qu’en ceci je ne fais qu’appliquer les préceptes de la plus pure orthodoxie. C’est la doctrine des saints, que la damnation devrait être préférée au péché, si, par impossible, Dieu nous en imposait l’option. Or, ce qui n’est pour la théologie qu’une fiction de casuistique, est devenu, par la Révolution, une vérité de fait. L’Être transcendant, conçu et adoré comme auteur et soutien de la Justice, est la négation même de la Justice ; la religion et la morale, que le consentement des peuples a faites sœurs, sont hétérogènes et incompatibles. Il faut choisir entre la crainte de Dieu et la crainte du mal, entre le risque de la damnation et le risque de l’improbité : voilà ma thèse.

Un voile de mystère est répandu sur toutes les choses de la vie morale. Soulever ce voile, ce sera manifester le génie de la Révolution et hâter l’accomplissement des destinées.

Qu’est-ce que la Justice, ou comme d’autres disent, le droit et le devoir ? Est-ce une simple abstraction, une idée, un rapport, abstraitement conçu, à la manière des lois générales de la nature et de l’esprit ? Quelle est d’abord cette idée ? comment l’avons-nous conçue ? comment oblige-t-elle la conscience ?

Qu’est-ce que la conscience elle-même ? Un préjugé ? Mais un préjugé préjuge nécessairement quelque chose… Une faculté ? Où réside-t-elle ? en quoi consiste sa fonction ? quel en est le mode d’exercice ? où est son organisme ?

Qu’est-ce que l’égalité ? On tourne autour de ce mot, on le prononce du bout des lèvres : en réalité on n’en veut pas. Le pauvre s’en moque, le riche l’a en horreur, la démocratie le dément, personne n’y croit. — L’égalité est-elle de par la nature ou contre la nature ? Si l’égalité est de par la nature, elle est aussi de par le droit ; comment alors expliquer l’inégalité ? Si elle est contre la nature, en autres termes, si c’est l’inégalité qui est naturelle, que signifie la Justice ?

Qu’est-ce que le gouvernement parmi les hommes ? qu’est-ce que l’État et la raison d’État ? Si la raison d’État est conforme à la Justice, à quoi sert-elle ? Si elle est une exception à la Justice, qu’est-ce qu’une Justice sujette à tant d’exceptions ? L’ordre politique est-il la même chose que l’ordre économique ? se fondent-ils l’un dans l’autre ? comment et quand ? Questions formidables que la science académique n’aurait garde de soulever.

Qu’est-ce que la liberté ? Est-ce aussi un préjugé, ou plus simplement, comme l’explique la philosophie moderne, une manière de concevoir en nous la vie organique, la fatalité de la nature et de l’esprit ?

Qu’est-ce que le progrès ? Une évolution organique ou libre ? Si le progrès n’est que l’évolution des forces de l’humanité, c’est du fatalisme pur : il n’y a point de progrès, et dans ce cas comment expliquer tant et de si terribles décadences ? Si au contraire le progrès est l’œuvre de la liberté, comment s’accorde-t-il avec la nature de notre organisme, qui est fatale ?

Qu’est-ce que le mariage ? En quoi consiste cette union, que tous les peuples distinguent de l’union amoureuse ? L’Église, qui en revendique la consécration, avoue qu’elle ne l’a pas encore compris. Est-ce un simple concubinat légal ? Faut-il le ranger parmi les sociétés civiles ou de commerce ? Qu’est-ce que la paternité ? qu’est-ce que la famille ?… Nos moralistes, qui nous prêchent les vertus domestiques, ont oublié de nous donner la définition de toutes ces choses.

Qu’est-ce que l’amour dans la vie sociale de l’homme ? que vaut-il ? que mérite-t-il ? comment nous commande d’en user avec lui la Justice ?

Qu’est-ce que la femme, dans la famille et dans la société, et pourquoi cette distinction de sexes entre les personnes ? La femme est-elle ou non l’égale de l’homme ? Dans le premier cas, à quoi bon ce double emploi ? Dans le second, de quoi sert-elle ? La femme, maternité à part, a-t-elle une signification, une fonction propre dans le monde moral ? Y compte-t-elle, et pour combien ?

Qu’est-ce que le travail ? qu’est-ce que la propriété ? qu’est-ce que l’idéal ? qu’est-ce que la tolérance ? qu’est-ce que la peine ?… Qu’ont de commun toutes ces choses avec la Justice ?

Qu’est-ce que la mort ? Elle nous cause assez d’ennui pour que nous en sachions quelque chose. Nous dira-t-on éternellement qu’elle est la cessation des phénomènes qui constituent la vie, comme la vie est l’ensemble des phénomènes qui empêchent la mort ? ou bien, avec les prêtres, qu’elle est la porte de l’éternité ? La mort coupe-t-elle la Justice, comme elle coupe le fil des existences ?

Qu’entend-on par sanction morale ? Est-elle dans l’humanité ou hors l’humanité ? Que de difficultés dans le premier cas ! que de doutes dans le second !

Qu’est-ce que la religion ? qu’est-ce que la prière ? qu’est-ce que Dieu ? La religion est-elle éternelle ou transitoire comme ses formes ? marchons-nous à une transformation religieuse ou à une résorption de la religion dans la Justice ? En admettant que la religion n’ait été qu’une forme préparatoire de la civilisation, reste toujours à dire quel en a été le rôle, la fonction, le mandat ; et comme rien ne se produit dans la vie sociale qui n’ait sa racine dans les entrailles de l’humanité, il faut dire encore à quoi doit se réduire la religion, et quel sera le mode d’exercice de cette faculté dans les âges ultérieurs.

Y a-t-il un système de la société, comme l’ont entendu tous les utopistes anciens et modernes et tous les législateurs ? quel est ce système ? comment le reconnaître, le prouver ? N’y en a-t-il pas ? qu’est-ce alors que l’ordre social ?

Grosse entreprise, de dégager de la masse des faits humains les principes qui les régissent, de tirer au clair une douzaine de notions que le passé nous a léguées sans les comprendre, et pour lesquelles nous combattons comme ont combattu nos pères !

En résumé :

Quel est le principe fondamental, organique, régulateur, souverain, des sociétés ; principe qui, subordonnant tous les autres, gouverne, protége, réprime, châtie, au besoin exige la suppression des éléments rebelles ? Est-ce la religion, l’idéal, l’intérêt ? est-ce l’amour, la force, la nécessité ou l’hygiène ? Il y a des systèmes et des écoles pour toutes ces affirmations.

Ce principe, suivant moi, est la Justice.

Qu’est-ce que la Justice ? — L’essence même de l’humanité.

Qu’a-t-elle été depuis le commencement du monde ? — Rien.

Que doit-elle être ? — Tout.

Je dirai peu de chose de l’exécution de ce livre, simple commentaire, comme l’on voit, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, espèce de canevas d’une philosophie de la Révolution.

S’il est vrai que la Justice soit innée au cœur de l’homme, il ne s’ensuit pas que ses lois aient été dès l’origine déterminées dans l’esprit humain avec netteté, et pour toutes les catégories d’application : ce n’est que peu à peu que nous en acquérons l’intelligence, et leur formule est le prix d’un long travail.

La définition de la Justice, obtenue par une évolution de six ou huit mille ans, ouvre le second âge de la civilisation : la Révolution en est le prologue.

Or, de même que les sciences physiques ne se peuvent construire à priori sur des notions pures, mais requièrent l’observation des faits ; de même la science de la Justice et des mœurs ne peut sortir d’une déduction dialectique de notions : il faut la dégager de la phénoménalité que ces notions engendrent, comme toute loi physique se dégage de la série des phénomènes qui l’exprime.

Ainsi, je ne dogmatise pas ; j’observe, je décris, je compare. Je ne vais point chercher les formules du droit dans les sondages fantastiques d’une psychologie illusoire ; je les demande aux manifestations positives de l’humanité.

Cette façon de traiter l’éthique, quand tout le monde la fait commencer par Jupiter, est la plus grande originalité de mon ouvrage. L’honneur en revient à la philosophie naturelle, qui est celle du sens commun.

Par cette méthode, dont tout le secret consiste à suivre l’histoire, s’expliquent, et les aberrations du sens moral chez les anciens, et la supériorité croissante des modernes, et la nature ainsi que le rôle du principe religieux, et la longue impuissance des philosophes à asseoir sur des bases certaines la science des mœurs, heureux quand ils ne mettent pas leur idéologie au service des intérêts régnants ou de leur secrète ambition.

J’avoue, du reste, que je n’ai pas eu à faire de grands frais d’érudition. L’histoire a été largement, profondément fouillée ; les matériaux sont à découvert, et je me suis fait une règle de donner la préférence aux plus authentiques. J’ai cru que mon travail, quelque soin que j’y apportasse, ne pouvait être considéré que comme un appel ; que pour écrire la bible de la Révolution il ne fallait pas moins qu’un vaste concours d’intelligences, recommençant sur nouveaux frais le dépouillement de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. J’en ai conclu que mon unique soin devait être de bien poser mes jalons, sûr que par la manière dont ils seraient posés et leurs résultats indiqués, l’histoire se révélant sous un nouveau jour montrerait comme en un panorama la pensée, la puissance et toutes les richesses de la Révolution.

Peut-être me reprochera-t-on de ne m’être pas tenu aux faits de l’histoire, appuyés des témoignages de la philologie et de la littérature, et d’avoir donné dans mes dissertations une certaine place à l’anecdote. — J’ai pensé que la science des mœurs devenant tout expérimentale, l’expérimentation ne devait rien exclure, à peine de se mutiler et de faillir à la vérité. Tout acte de la vie publique et domestique, collective et individuelle, est à mes yeux du domaine de la science ; et ce n’en est pas bien souvent la partie la moins instructive.

Je n’ai pas été aussi court que je l’eusse voulu : le moment n’est pas venu pour la Révolution de faire des étrennes mignonnes et des catéchismes. À une cause menacée dans son existence ce qu’il faut, ce sont des démonstrations, des faits, de la science. Tout cela prend du temps et de l’espace. Philosophons d’abord avec l’ampleur que la vérité méconnue exige : après, la parole sera aux abréviateurs.

J’ai donné à ces Études la forme de l’épître ou plutôt de la conférence, qui est l’homélie grecque, parce qu’admettant tous les tons et tous les styles elle répond mieux qu’une autre à la variété de mon sujet, en même temps qu’elle exclut le pédantisme, la déclamation et le lieu commun.

Je les adresse, ces Études, à un archevêque : d’abord, parce que la part que cet archevêque a prise a une soi-disant biographie de ma personne a été l’occasion qui me les a fait entreprendre ; puis, parce que le respect d’un si grave personnage m’est une garantie que tout en usant de la plus grande liberté de discussion, rien d’offensant pour les personnes, d’outrageant pour les institutions, n’échappera à ma plume.

On nous traite volontiers, mes coreligionnaires et moi, d’athées ; grâce à cette épithète, on nous met, pour ainsi dire, hors la Justice et la morale.

Sans que je m’effraie beaucoup de l’inculpation d’athéisme, je ne puis permettre cependant qu’elle dégénère en calomnie et proscription. Je pense à Dieu depuis que j’existe, et ne reconnais à personne plus qu’à moi le droit d’en parler. J’y ai pensé surtout au point de vue que je traite aujourd’hui : le lecteur jugera à quoi cette méditation m’a été bonne.

Si parfois il m’arrive de parler de moi-même, le motif n’échappera à personne. Les faits de ma vie sont moins que rien, et je puis défier toute l’industrie des biographes de faire sortir de mon insignifiante existence ni éloge ni blâme. Mais j’ai eu cet honneur insigne d’être pris pour type. On attaque en ma personne toute une classe de citoyens, on flétrit une tendance, on proscrit un ordre d’idées, une catégorie d’intérêts : j’ai le droit de suivre mes adversaires sur le terrain qu’il leur plaît de choisir, et jusque dans leurs licences.

On ne sait pas ce que couve cette plèbe que la Révolution a faite. On s’imagine que toute son éloquence est dans le scrutin. À moi, plus qu’à aucun autre, il appartient de lui servir d’interprète. Ce que penserait le peuple si, par une illumination soudaine, il pouvait d’un coup d’œil embrasser le travail philosophico-politico-théologique de quarante siècles, ce qu’éprouverait sa conscience, ce que conclurait sa raison, je puis le dire. J’ai eu le rare avantage, si c’en est un, de naître peuple, d’apprendre ce qui a fait le peuple tel qu’il est aujourd’hui, et de rester peuple. Si mes idées ne sont pas neuves, elles sentent du moins leur terroir.

M. Granier de Cassagnac a écrit quelque part : Il faut supprimer le Socialisme… D’autres se flattent de l’avoir écrasé…

Pour moi, le dernier venu et le plus maltraité de ce grand mouvement qu’à tort ou à raison l’on a nommé Socialisme, et qui n’est que le développement de la Révolution, je ne demande la suppression ni l’écrasement de personne. Que la discussion soit libre, et que mes adversaires se défendent : c’est tout ce que je veux. Je fais la guerre à de vieilles idées, non à de vieux hommes.

Je pensais, en 1848, qu’après tant de catastrophes, toutes ces formules de l’antique antagonisme dont Aristote et Machiavel n’avaient pas été dupes, monarchie, aristocratie, démocratie, bourgeoisie, prolétariat, etc., ne devaient plus avoir qu’une valeur de transition ; que la constitution du pouvoir importait peu, pourvu qu’il passât vite, après avoir créé l’ordre économique ; que dans l’esprit de la nouvelle France la politique devait s’éclipser comme le culte et faire place à la Justice, et qu’accorder la même importance qu’autrefois à la raison théologique et à la raison d’État, c’était mentir à la Révolution et rétrograder.

Dans des jours d’agitation, j’ai soutenu cette thèse avec énergie, rendant critique pour critique, sarcasme pour sarcasme. Je n’ai pas fait pis que Voltaire, dont tant de gens, qui se taisaient alors, répètent aujourd’hui tout bas le cri de guerre.

Maintenant la période de démolition est finie. Le pays sait qu’il ne croit plus à rien : 1848 aura du moins eu ce mérite de l’en faire apercevoir. Sommes-nous de taille, hommes de la Révolution, à le faire croire à quelque chose ? J’ose l’espérer. Après cinq ans de silence, si je reprends la plume, ce n’est certes pas pour guerroyer contre des fantômes dont le bon sens public suffit à faire Justice. Paix aux mourants, respect aux morts.

La Révolution était passée à l’état de mythe. Je viens, le premier, en présenter l’exégèse.

J’ignore si cette Révolution, qui a commencé glorieusement par la France, se poursuivra par la France. Soixante années de folie rétrograde nous ont tant vieillis, nous sommes si bien expurgés de tout ferment libéral, que le doute sur notre droit à l’hégémonie des nations est permis.

Quoi qu’il advienne cependant de notre race fatiguée, la postérité reconnaîtra que le troisième âge de l’humanité a son point de départ dans la Révolution française ; que l’intelligence de la nouvelle loi nous a été donnée dans sa plénitude ; que la pratique ne nous a pas non plus tout à fait manqué ; et que succomber dans cet enfantement sublime, après tout, n’était pas sans gloire.

À cette heure, la Révolution se définit : elle vit donc. Le reste ne pense plus. L’être qui vit et qui pense sera-t-il supprimé par le cadavre ?


DE LA JUSTICE
DANS LA RÉVOLUTION
ET DANS L’ÉGLISE


PREMIÈRE ÉTUDE

POSITION DU PROBLÈME DE LA JUSTICE


À Son Éminence Mgr Matthieu, Cardinal-Archevêque de Besançon.


Monseigneur,

Avez-vous eu connaissance d’un petit livre, format in-32, couverture jaune, qui a paru, il y a tantôt deux ans, sous ce titre : Proudhon, par Eugène de Mirecourt, chez Gustave Havard, éditeur, rue Guénégaud, Paris ?

— Non, répondez-vous, mes souvenirs ne remontent pas si haut. Je ne connais ni l’auteur ni son ouvrage.

— Pardon, Monseigneur : ce petit livre fait partie d’une collection intitulée les Contemporains. Il a pour numéro d’ordre 32. C’est une soi-disant biographie dont l’auteur, M. de Mirecourt, après avoir reconnu, à sa manière, que ma vie privée est inattaquable, conclut néanmoins et donne clairement à entendre, pour quiconque a un cœur chrétien, que je suis un scélérat. La nature des renseignements que s’est procurés l’auteur, l’esprit dans lequel sa notice est écrite, l’intérêt qu’elle prétend servir, tout, à mes yeux, décèle une origine ecclésiastique.

— En vérité, Monsieur, je ne vous comprends pas. Où voulez-vous en venir ?

— Il s’y trouve une citation d’une lettre adressée au biographe par un saint archevêque, lequel n’est pas d’ailleurs autrement désigné. Comme cette lettre contient des détails sur ma famille, sur ma vie de jeune homme, passée tout entière au pays, j’ai cru qu’elle ne pouvait venir que de vous, Monseigneur. La reconnaissez-vous ?

— Monsieur, que signifie cet interrogatoire ? Vos questions deviennent on ne peut plus indiscrètes. Je ne vous dois pas d’explication.

— Eh bien, Monseigneur, j’ai vu la lettre ; ce bon M. de Mirecourt a eu l’obligeance de me la montrer. Le saint archevêque qui a fourni à l’auteur des Contemporains des notes si précieuses n’est autre que Mgr Césaire MATTHIEU, archevêque de Besançon, cardinal, sénateur, et, comme autrefois, prince du Saint-Empire….

Pour Dieu ! Monseigneur, quel métier avez-vous fait là ? Vous en collaboration d’une entreprise de libelles ! vous le compère de M. de Mirecourt ! ce qui ne fera pas, à Dieu ne plaise, que je m’oublie jusqu’à vous traiter de compère Matthieu !… Connaissiez-vous seulement l’homme avec qui vous avez eu ce commerce épistolaire ? Est-ce afin d’encourager son œuvre, œuvre de scandale, quelques-uns ont dit de chantage, que vous bénissiez cette plume de bohême, que n’intimide pas la police correctionnelle ?

M. de Mirecourt m’aborde un soir sur le seuil de ma porte, et me déclare son intention de publier ma biographie. La démarche qu’il faisait auprès de moi était toute de courtoisie, disait-il : il voulait sauver l’homme ; il ne s’agissait pour lui que d’une appréciation de mes idées par ordre de dates. C’est alors qu’il me fit voir la lettre qu’il tenait de vous, Monseigneur : ce qui m’affecta, je vous l’avoue, au plus haut point. Pasteur de ma ville natale, à défaut de charité pour ma personne il vous suffisait de cet esprit de compatriotisme qui anime tous les Francs-Comtois pour vous abstenir de livrer à la malignité du pamphlétaire un membre de la famille bizontine.

Eh ! Monseigneur, croyez-vous que je me souciasse de ma biographie et de son auteur ? Ne suis-je pas l’un des moins maltraités des Contemporains ? Et vous-même, après tout, ne m’avez-vous pas rendu justice ? Ce qui me peinait était de vous rencontrer en telle affaire ; c’était que vous me représentiez mon pays, et qu’en voyant votre signature j’avais senti se briser en moi un de ces invisibles liens qui attachent tout homme à son pays..

Toutefois, je ne laissai rien paraître de mes sentiments, et me contentai de dire à M. de Mirecourt qu’il m’obligerait fort de n’entretenir, ni peu ni prou, le public de ma personne. — C’est impossible, me répondit-il, je suis engagé.

Je ne connaissais nullement M. de Mirecourt. Je n’avais lu aucune de ses publications, comme je n’ai lu encore aujourd’hui que celle qui me regarde. Je comptais qu’après sa démarche courtoise, il m’apporterait lui-même, critique loyal, le premier exemplaire de son opuscule. Sans doute il s’est acquitté envers vous, Monseigneur, qui cultivez sa correspondance, de ce devoir. Jugez de ma surprise à la lecture de cette bouffonnerie confite en dévotion, où ma vie intime est souillée, et au bout de laquelle s’aperçoit la griffe d’un archevêque !

Voilà donc où en est la société française sous une religion de charité et un régime d’ordre ! Voilà les mœurs que les sauveurs de la famille, les protecteurs de la vie privée, les maîtres de la vie spirituelle, travaillent à nous faire ! Voilà ce qui amuse le public, ce que souffre la Justice, gardienne des personnes aussi bien que des propriétés ; ce qu’approuve l’Église et qu’elle encourage ! Vingt mille exemplaires de cette prétendue biographie ont été vendus. Encouragé par le succès, M. de Mirecourt continue son martyrologe ; il est aujourd’hui au numéro 80.

Certes, je n’ai garde de donner à l’auteur des Contemporains plus d’importance que ses lecteurs ne lui en accordent. Je ne crois pas même que, dans son for intérieur, il professe aucun principe, qu’il soit d’aucune église. Il ne pense seulement pas. Remarquez pourtant que cet homme, qui dans la préface placée en tête du numéro 32, vante le soin avec lequel il va aux renseignements ; qui d’ailleurs semble défier les représailles, qui les provoque même, se sent appuyé. Il a un parti pris, un plan calculé pour tous les cas. Depuis qu’il lui a plu de me ranger dans sa galerie de caricatures, il m’est revenu sur son compte des choses !… Eh ! bonnes gens que la diffamation désarçonne, taisez-vous, de grâce. M. de Mirecourt n’est pas seul ici ; et quand il s’est résolu à ce métier, il a parfaitement compté sur vos cris ; il est au-dessus de toute avanie, je ne veux rien savoir de sa vie à lui. Répondre au mal qu’il dit des autres par celui qu’il a pu commettre est une mauvaise façon de raisonner, qui ne touche pas au fond des choses. La question est plus haute : tous les traits que vous dirigez contre le libelliste sont coups perdus. Il faut aller au fait.

M. de Mirecourt, — que me font ses antécédents et son pseudonyme ? — est pour moi un in-32 de 92 pages, rien de plus. Qu’est-ce que cet in-32 ? que me veut-il ? quelle idée représente-t-il ? Au nom de quel intérêt est-il venu me chercher dans ma retraite, fouiller ma vie, ma famille, mes affaires, et m’affublant du san-benito catholique, me bafouer à la face du monde, en train de m’oublier ?

Or, à ces questions qui surgissent naturellement du fait, je n’ai pas été loin pour chercher la réponse. N’en déplaise à ceux qui disent le connaître, il y a dans l’auteur des Contemporains plus qu’un aventurier littéraire, exploitant aux dépens des célébrités de l’époque la curiosité publique. M. de Mirecourt est un signe du temps. C’est un champion du droit divin, dont l’œuvre se rattache au système de réaction qui prévaut en ce moment par toute l’Europe. Il apostrophe ainsi ses détracteurs :

« Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ? Avocats d’une cause indigne, plaidez à votre aise, et n’espérez point de réplique. Vous pouvez, tant qu’il vous plaira, défendre et M. de Lamennais et tous ceux qui ont mérité notre blâme. Le bout de l’oreille démocratique et la rancune de parti percent beaucoup trop dans votre colère… »

Et ailleurs :

« En temps de révolution, il y a deux hommes qu’un dictateur doit faire taire, n’importe à quel prix : Proudhon et Girardin. »

Dans son journal, — M. de Mirecourt publie un journal, — il parle comme un volontaire de l’armée de la foi…

Vous êtes jurisconsulte, Monseigneur, tout le monde le sait, et vous aimez à en faire parade. Vous connaissez l’axiome de droit : Is fecit cui prodest. Vous en conviendrez donc : M. de Mirecourt n’est ici qu’un homme de paille. Soldat, bénévole ou mercenaire, je l’ignore et peu m’importe, de la contre-révolution, l’immoralité et la misère ne l’expliqueraient pas tout entier. Hors du milieu qui le rend possible et le produit, il n’aurait pas de raison d’être. Sans ses relations avec vous, Monseigneur, ce qui veut dire avec tout le clergé bisontin, ma biographie lui était interdite ; sans le point de vue chrétien que vous lui avez fourni, il n’aurait su lui donner une signification. Ses bravades même, son affectation d’effronterie qui lui servent à dérouter l’ennemi, il ne les soutiendrait pas, s’il ne trouvait un appui dans la conscience du public dévot et réacteur. C’est tour de vieille guerre, au moyen de quoi il espère, comme les croisés de Pierre l’Ermite et de saint Bernard, obtenir, en ramassant de l’argent, la rémission de ses péchés, et se refaire dans l’estime des honnêtes gens. Et le terrain qu’il a choisi pour champ de bataille, que, du moins en ce qui me touche, vous lui avez suggéré, Monseigneur ; le thème qu’il développe, renouvelé des pamphlétaires ecclésiastiques du dernier siècle, les Fréron et les Desfontaines, est celui-ci : Hors de l’Autorité et de la Foi, hors de l’Église et du gouvernement absolu, il n’y a ni vertu, ni probité, ni modestie, ni délicatesse, ni conscience ; il n’y a que corruption, paresse, orgueil, luxure, férocité, hypocrisie : témoin Lamennais, George Sand, Émile de Girardin, Eugène Sue, et pour tout dire, Proudhon.

Vous le voyez, Monseigneur, je vais droit à l’ennemi, la pointe au corps. M. de Mirecourt, écrivain sans cervelle, n’est à mes yeux qu’un débiteur insolvable : le vrai répondant, prince de l’Église, c’est vous. Pas de récriminations : en quatre lignes je résume l’œuvre de M. de Mirecourt et je fixe le débat. Vous pouvez maintenant lui donner avis de s’en tenir là : le public n’a que faire d’en entendre davantage. Ce que j’ai à dire pour moi servira pour tous.


Quand le magnin passe, dit le paysan de Franche-Comté, il faut que je châtre. Vous avez dû entendre cet apophthegme rustique dans vos tournées pastorales. On appelle magnin, dans notre pays, l’industriel qui coupe les veaux, les porcs, les agneaux, chevreaux et poulains. Chaque année, au printemps, le magnin fait sa tournée. Lorsqu’il traverse un village, ou qu’il passe devant une ferme, il joue un air de flageolet. Le paysan sort aussitôt et appelle le magnin : Tempus castrandi, dit l’Écclésiaste.

J’ai entendu le flageolet du Temps. Il m’avertit que l’heure est venue de combattre le grand combat. Il faut, tandis que la multitude est à genoux, arracher la vertu au vieux mysticisme, extirper du cœur des hommes ce reste de latrie qui, entretenant la superstition, détruit en eux la Justice et éternise l’immoralité.

Le dix-huitième siècle n’a été qu’une escarmouche. Sa critique, libertine et superficielle, ne pouvait obtenir une victoire qui exigeait, avec la plus haute raison, la morale la plus pure.

Comment Voltaire, avec tout son esprit, eût-il écrasé l’Infâme, quand il lui donnait pour sauf-conduit la Pucelle ?

Comment la Révolution, avec toute sa vigueur, eût-elle fondé la liberté, quand elle s’inclinait devant la théologie ? Philosophe avec Bailly, Condorcet, Clootz, Marat, Volney, la Révolution en la personne de Robespierre se donne à Dieu, et le lendemain se retrouve chrétienne. Dès qu’elle s’appuie sur la foi, la vertu révolutionnaire aboutit à la corruption de thermidor.

Le socialisme lui-même, qui d’abord s’annonçait comme étant la Raison à la fois spéculative et pratique de l’Humanité, qui à ce titre se posait en antechrist ; le socialisme, demeuré théologique en ses dogmes, évangélique en ses discours, pontifical en ses églises, parlant à une société défaillante de volupté, d’essor passionnel, d’amour libre, d’émancipation de la femme et de réhabilitation de la chair, quand il fallait lui administrer le cordial énergique de la Justice, le socialisme a failli à sa mission et s’est contredit lui-même : son œuvre est à recommencer.

Plus d’équivoque, à cette heure ; plus de ces transactions qui déshonorent tous les partis. On attaque la Révolution dans ses idées et dans ses mœurs ; on la flétrit dans ses générations : la question est posée entre la Justice selon la Foi, et la Justice selon la Liberté. Il s’agit de savoir si l’homme, prenant enfin possession de lui-même, peut, par le seul effort de sa conscience, s’avancer dans la vertu ; ou s’il est condamné par l’infirmité de sa nature à demeurer éternellement impur, capable seulement de Justice, alors qu’il est visité par la langue de feu de l’Esprit saint.

Pour moi, toujours ménager de la dignité des autres alors même que la mienne est attachée au pilori ; respectant dans la religion la conscience naïve du peuple, dans le prêtre le ministre de cette conscience, je ne viens point, à cette heure solennelle, afficher une impiété hors de saison, conspuer des symboles vénérés, souffleter les oints du Très-Haut. Celui-là peut fermer mon livre, qui y chercherait un passe-temps sacrilége. Je cherche les lois du juste, du bien et du vrai : ce n’est qu’à ce titre que je me permets d’interroger la religion.

La religion ! elle appartient à l’humanité, elle est le fruit de ses entrailles. À qui serait-elle méprisable ? Honorons en toute foi religieuse, en toute Église reconnue ou non reconnue par l’État, honorons jusque dans le Dieu qu’elle adore la conscience humaine ; gardons la charité, la paix, avec les personnes à qui cette foi est chère. C’est notre devoir, et je n’y manquerai pas. Mais, la piété publique satisfaite, le système de la théologie appartient à ma critique : la loi de l’État me l’abandonne.

Que chacun lise cet écrit, comme il a été écrit, avec le calme que commande la vérité. Il y va de notre vie morale, de notre salut éternel, comme dit l’Église : et jamais question plus haute ne fut soulevée parmi les hommes.


CHAPITRE PREMIER.

Définitions, méthode, axiomes.

En engageant cette controverse, où nous devons nous trouver en perpétuel antagonisme, m’accorderez-vous Monseigneur, au moins une chose, qui est de poser des principes ?

Tout ce qui se rattache à la morale, vous le savez, semble affecté de mystère, et ce n’est pas la moindre cause du discrédit où est tombée cette étude. Depuis la Profession de foi du vicaire Savoyard, notamment, les moralistes semblent s’être donné le mot pour répandre sur les lois de la conscience le caractère d’une semi-révélation qui satisfait aussi peu la droite raison que la foi sincère. Essayons d’abord de nous faire quelques idées de sens commun.

I

Définitions. — 1. Le mot mœurs vient du latin mos, génitif moris, lequel signifie coutume, usage, habitude, institution, et au pluriel, mœurs. La racine de ce mot est la même que celle de modus, mode, manière, façon ; modius, mesure, muid ou boisseau ; moderare, modérer, tempérer, gouverner par le frein ou la mesure ; modestia, qualité de l’âme qui consiste à garder en tout la mesure et les convenances. Vir modestus, dans les auteurs, est l’homme de bonnes manières, d’un ton distingué, mesuré dans ses paroles et ses sentiments.

Au même thème se rapportent meta, borne ; metrum, mètre ; mensura, mesure, etc.

Le grec ἕθος ou ἥθος, dont nous avons fait éthique, ramené au radical ἕω, aller, venir, présente un sens analogue. Il signifie allure, marche, venue. Le latin, plus abstrait, décèle le génie juridique du peuple-roi ; le grec fait image, et convient mieux à la poésie.

Les Grecs se servaient aussi, pour dire les mœurs, du mot τροποι, tournures, c’est-à-dire modes, formes, manières, usages. Suivant Dion, l’empereur Auguste, qui lardait sa conversation de phrases grecques, prit le titre de επιμηλήτης τροπῶν, ce que Suétone traduit ainsi : Recepit morum legumque regimen ; il prit la direction des mœurs et des lois.

D’après l’étymologie, les mœurs seraient les façons, allures et tournures des êtres vivants, tant individus qu’espèces, dans leurs pensées, leur langage, leurs relations, leurs amours, en un mot dans tous les actes de leur existence.

De là le nom de philosophie pratique, philosophie des actes, qu’on donne quelquefois à la morale, et que je retiens, comme plus propre à exprimer l’objet de ces études.

J’entends donc par mœurs, les conditions formelles de la vie, dans tous ses états et rapports. De même que l’être ne peut se concevoir sans attributs, l’âme sans facultés, la substance sans modes, la science sans méthode ; ainsi la vie, individualisée ou groupée, ne se conçoit pas non plus sans conditions ; et tout être vivant, qu’il soit homme ou brute, par cela seul qu’il vit, a nécessairement des mœurs.

2. Les modes du sujet, individuel ou collectif, dépendant à la fois de sa constitution intime et du milieu où il est appelé à vivre, il en résulte que chez des sujets de même espèce, les mœurs peuvent être, en quelque chose, différentes. Ainsi il y a les mœurs des peuples du Nord et les mœurs des peuples du Midi, les mœurs monarchiques et les mœurs républicaines, les mœurs ouvrières et les mœurs bourgeoises, les mœurs du paysan et celles du soldat, les mœurs oratoires et les mœurs ecclésiastiques.

Mais, quelle que soit la variété des mœurs, il y a toujours un fonds commun qu’elle ne saurait atteindre, et qui reste impénétrable ; fonds qui constitue l’essence de l’être, sur lequel viennent se mouler les modifications qu’il reçoit du dehors, et dont l’intégrité fait sa gloire : nous rappellerons, si vous voulez, la dignité.

3. La dignité a pour maxime ou règle de conduite la félicité, physique et animique. En sorte que ces trois termes, félicité, dignité, mœurs, sont adéquats, solidaires, et ne peuvent logiquement se trouver en opposition.

Ainsi les mœurs d’un sujet pourront être dites bonnes ou mauvaises, excellentes ou détestables, il sera lui-même digne ou indigne, selon que l’ensemble de sa conduite se trouvera plus ou moins d’accord avec sa nature et sa destinée, avec les lois de son développement et les conditions de son bien-être, avec l’ordre de la nature qui l’environne et la fin de toutes choses.

4. De là, dans l’ordre des mœurs, l’idée du bien et du mal, synonyme, ne l’oublions pas, de celle de bonheur et de peine.

C’est en effet un résultat de la convenance des mœurs ou de leur subversion que le sujet en éprouve soit du contentement soit du malaise, de telle sorte que selon la régularité ou l’anomalie de ses mœurs il est heureux ou misérable. Ces rapports sont liés l’un à l’autre, comme l’effet à la cause, comme le mode à la substance. Plaisir ou peine, telle est la conséquence inévitable de la sincérité des mœurs et de leur dépravation.

Ce qui revient à dire que la dignité du sujet constitue pour lui une loi positive, ayant pour sanction le bonheur, s’il y obéit, la souffrance, s’il la viole.

5. Tous les êtres, individus ou sociétés, tendent par la spontanéité de leur vie à faire prévaloir leur dignité dans toutes les circonstances où elle se trouve engagée et à y conformer leurs mœurs : il implique contradiction qu’un sujet lutte contre ses modes essentiels, et soit foncièrement méchant. Méchant contre lui-même ! c’est absurde. Sans doute les accidents et les complications de l’existence peuvent suspendre, retarder, rendre plus difficile la production des justes mœurs : c’est une conséquence de la variabilité du milieu où nous vivons, ainsi que de notre organisation elle-même. Mais, à moins que le sujet ne succombe sous une force extérieure, tôt ou tard l’ordre en lui triomphera. L’immoralité, pas plus que la maladie, ne peut devenir l’état naturel et permanent d’un sujet quelconque.

J’appelle vertu, en général, l’énergie plus ou moins active avec laquelle le sujet, homme ou nation, tend à déterminer ses mœurs et à maintenir sa dignité.

Mais cette vertu, comme tout ce qui tient au mouvement et à la vie, est sujette à des titubations et des relâchements ; elle a ses défaillances, ses intermittences, ses maladies, ses éclipses : c’est le vice, le péché, le crime.

6. Le mal pouvant être l’effet, tantôt de l’ignorance et d’une compression excessive, tantôt de la lâcheté du sujet même, la douleur qu’il entraîne revêt dans la conscience un caractère tout différent, selon qu’il dérive de la première de ces causes ou de la seconde. Le péché d’ignorance ne laisse pas dans l’âme de traces vives et durables : il n’infecte pas la volonté, et la mémoire le rejette vite. Tandis que le mal commis par lâcheté engendre un chagrin amer, poison de l’âme, qui flétrit la dignité, le sujet dans son essence, la vie dans sa source, et mène souvent au suicide : c’est le remords.

7. Du reste, comme toute anomalie est susceptible de redressement, toute infirmité de guérison, de même le mal moral peut se réparer : c’est ce qu’on appelle réparation, réhabilitation, expiation, et dans certains cas châtiment, vengeance. Si l’expiation est volontaire et spontanée, on la nomme repentir. À vrai dire, le repentir est la seule réparation valable du péché, car c’est la seule qui guérisse du remords et du mépris des autres. Là où le remords n’apparaît point, on peut voir un ennemi, une bête féroce, un monstre ; il est à peine permis de trouver un coupable.

Il est encore d’autres notions qui reviennent fréquemment dans les livres de morale : telles sont celles de religion, justice, liberté, etc. La définition de ces notions est elle-même un problème des plus difficiles, que ces Études ont justement pour objet de résoudre.

II

Science et méthode. — Les mœurs étant les actes ou phénomènes par lesquels se traduit au dehors l’essence invisible, immuable, du sujet, il en résulte d’abord que la moralité constitue en lui, comme la sensibilité, l’intelligence, l’amour et toutes les affections, une chose positive, réelle, non de fantaisie ; que par conséquent elle est soumise à des lois, et peut être l’objet d’une science.

Or, ainsi qu’il a été observé plus haut (Déf. 2), le sujet étant sans cesse modifié par le milieu où il vit, les mœurs dépendent de deux sortes de causes : une constante, dérivant de l’intimité de son essence ; et des variables, qui proviennent du dehors.

Le procédé de la science, ou sa méthode, consistera donc, après avoir classé les faits selon les facultés dont ils relèvent, à comparer entre eux les actes de même catégorie ; puis à dégager de leurs variations le caractère ou la tendance commune, qui en est la loi.

On appelle éthique ou morale, la science des mœurs, c’est-à-dire, des conditions formelles de la vie humaine et de sa félicité, aussi bien à l’état solitaire qu’à l’état social.

C’est la science du bien et du mal, allégorisée dans la Genèse par le fruit de l’arbre défendu.

III

Axiomes. — Outre les définitions, la science des mœurs suppose à priori la certitude d’un certain nombre de principes indémontrables ou principes premiers, parmi lesquels je me borne à citer les suivants :

1. Rien de nécessaire n’est rien : — principe de nécessité.

2. Rien ne peut être tiré de rien ni se réduire à rien : — principe de réalité.

3. Rien ne se produit en vertu de rien : — principe de causalité.

4. Rien ne se fait en vue de rien : — principe de finalité ou félicité.

5. Rien ne peut être balancé par rien : — principe d’égalité et de stabilité.

6. Rien ne peut être l’expression de rien : — principe de signification ou de phénoménalité.

7. Rien ne devient ni ne décline en zéro de temps : — principe d’évolution ou de durée.

8. Rien ne se compose que de parties : — principe de série ou de synthèse.

Toutes ces notions et propositions découlent logiquement de la conception de la vie et de ses modes. Elles sont de tous les systèmes et ne sauraient être contredites : nous allons voir où commencent les difficultés.


CHAPITRE II.

Comment la notion de Justice résulte de l’opposition de l’individu et du groupe. — Difficulté du problème : nécessité d’une solution.

IV

Dans le sujet considéré isolément, l’étude de la Morale, quelques variantes que lui fasse subir l’influence du dehors, ne paraît pas souffrir de difficulté sérieuse. L’homme se subordonnant la nature, la contradiction ne tient nulle part.

Il n’en est pas de même du sujet considéré dans ses rapports avec ses pareils, et l’on se demande tout d’abord si une science des mœurs, dans une collectivité, est possible.

Telle est la question qui, dès le vestibule du temple, attriste l’esprit de sa sombre obscurité. Ici, en effet, commence la série des problèmes qui fait le désespoir des philosophes et le triomphe des révélateurs.

J’ai dit plus haut (Déf. 3) que dans le sujet quel qu’il fût, individu ou groupe, considéré en lui-même et abstraction faite de tous rapports extérieurs, la règle des mœurs est le bien du sujet, ce qu’on nomme la maxime de félicité.

Mais l’individu et le groupe ne peuvent être séparés l’un de l’autre, ni par conséquent leurs mœurs étudiées à part : ils se pénètrent essentiellement. Or, il peut arriver, et l’expérience prouve qu’il arrive en effet tous les jours, que l’intérêt de l’individu et celui du groupe, malgré le lien de sympathie qui les unit, soient différents et même opposés : comment concilier ces deux intérêts, si pour l’un comme pour l’autre la maxime des mœurs reste la même, la félicité ?

Pour résoudre cette contradiction une voie se présente, une seule, indiquée par le sens commun, et sur laquelle la multitude humaine et la majorité des législateurs sont d’accord : c’est de subordonner l’intérêt individuel ou du plus petit nombre à l’intérêt du plus grand, la dignité personnelle à la dignité sociale.

Cette subordination constituerait la Justice.

Ainsi la dignité individuelle formerait le premier degré de la moralité humaine ; la dignité sociale, soit la Justice, formerait le second. La première étant subordonnée à la seconde, il s’ensuivrait que tandis que la dignité individuelle, limitée par l’égoïsme, trouve sa raison en soi et son bonheur dans le respect de ses prérogatives, sa peine dans leur violation ; la Justice vient rompre cet ordre, et mettre le sujet au supplice en s’imposant à lui avec un caractère de coercition qui peut aller jusqu’à exiger le sacrifice de la vie, et ne souffre ni réclamation ni négligence. En sorte que la dignité individuelle ne subsiste, et l’homme n’a de félicité, qu’autant que lui en laisse la société dont il fait partie.

Tel serait le Droit, exclusivement social dans son principe, et tel le Devoir, exclusivement personnel. Ils signifient l’un et l’autre, que si le soin de la prérogative personnelle, si la satisfaction des besoins et des affections qui composent notre vie n’a rien en soi de mauvais, puisqu’elle est donnée par la nature même, elle n’a rien non plus, au for intérieur, d’obligatoire, attendu qu’elle se résout dans l’égoïsme et relève seulement du franc arbitre ; mais qu’il en est autrement de la prérogative sociale, antithèse de la personnalité, qui, loin de se soumettre aux décisions de l’égoïsme, s’impose à lui, coûte que coûte, d’autorité.

Ici se dressent des questions formidables.

L’homme est libre, égoïste par nature, je dirai même légitimement égoïste, très-capable de se dévouer par amour et par amitié, mais rebelle à la contrainte, comme il convient à tout être libre et digne. Il s’agit de savoir s’il donnera son consentement à cette subordination dont on lui fait une loi, s’il est même possible qu’il le lui donne : car il est évident que sans consentement, point de Justice.

Qui dira le droit ? qui formulera le devoir ? qui parlera pour la société ? qui fera la part de l’individu ? Au nom de qui ou de quoi se présentera cette Justice, soi-disant souveraine, qui à l’occasion exige l’abandon de la félicité ? Comment la faire reconnaître, accepter, saluer ? Qui en définira les préceptes ? Qui se chargera de les faire exécuter ? Quelles seront les compensations offertes à l’amour-propre ? Bien plus, comment, sous cette loi qui ne procéderait plus de son individualité pure, l’homme pourrait-il être encore vertueux ou lâche, coupable ou repentant ? Comment serait-il moral ? On conçoit très-bien le remords, procédant du péché contre soi-même : que sera-t-il, né de la désobéissance à une loi factice, adventice, étrangère, toute de raison, la Justice ? Qui s’arrogera le droit de punir, même en alléguant le bien du coupable, le soin de son âme, le salut de sa dignité ? Quel accord possible entre ces deux termes, la société et le moi ? Et si l’accord est impossible, si la société doit toujours, nécessairement, même sans compensation, prévaloir, que devient l’individualité, obligée de s’effacer, d’abdiquer ? Ne vaut-il pas mieux alors, pour les pauvres humains, la guerre avec l’égoïsme, que la paix sous le régime du droit ? La force du moins est héroïque et belle, elle ne déshonore pas le vaincu : tandis que le comble de la honte est l’arbitraire. Que vont devenir, sous ce régime de Justice, la liberté, l’audace, le génie entreprenant, toutes nos manifestations les plus généreuses, sans lesquelles notre existence n’est plus rien ? Comment dire qu’un sujet existe, quand, par le devoir dont la collectivité lui imprime le stigmate, il est tenu de sortir du cours naturel de ses mœurs par respect pour une moralité invisible, anonyme ? Eh quoi ! l’on nous présente la Justice comme le second terme de la morale, et voici qu’elle est la négation de la vie même !

L’ensemble de ces questions compose le problème de la Justice, qui n’est autre que le problème de la société tout entière.

Depuis que l’homme s’est uni à l’homme pour la commune défense et la recherche des subsistances, ce problème terrible est posé, et la solution ne semble pas plus avancée que le premier jour. Les révolutions se succèdent ; les religions, les gouvernements, les lois changent : et l’on ne saurait dire lequel a fait plus de mal à la société, de sa croyance à la Justice ou de sa persévérance dans la révolte. Comme aux siècles d’initiation, les esprits rêvent de droit, d’égalité, de paix. Mais ce n’est toujours qu’un rêve. La vérité ne s’est point montrée ; la maxime de l’intérêt propre, à peine adoucie par la croyance aux dieux et par la terreur des supplices, gouverne le monde ; et si les mœurs de l’humanité se distinguent jusqu’ici de celles des bêtes, c’est par une hypocrisie d’équité et de fraternité dont leur bêtise du moins les rend incapables.


V


Du reste, la conception de la Justice, en tant que subordination de l’égoïsme à l’intérêt collectif, n’est nullement, comme quelques-uns l’ont prétendu, un préjugé d’éducation, une fiction du fanatisme ou de l’autorité. Elle est inhérente à la condition sociale et résulte de la nature même des choses.

L’homme est un animal sociable, le plus sociable de tous les animaux. Il ne peut se développer et vivre autrement qu’en société. On ne dispute plus aujourd’hui de ce fait de nature, qu’il plut un jour à la rhétorique de Rousseau de nier.

De la sociabilité de l’homme se déduit, comme conséquence nécessaire, la subordination de l’individu au groupe, soit la Justice.

De même que le tout est plus grand que la partie, le corps plus précieux que le membre ; de même la société est supérieure à l’individu, et sa prérogative, à peine de mort pour les individualités elles-mêmes, doit passer la première.

Pour assurer la prérogative sociale, hors de laquelle l’intérêt de chacun est compromis, il faut donc que chaque membre de la société soit prêt, à première réquisition, à sacrifier son intérêt le plus immédiat et le plus considérable à l’intérêt général, qui dans une foule de cas sera son intérêt le plus mince ; par conséquent que dans toutes ses actions il ait en vue la société, qu’il en prenne les mœurs, qu’il devienne pour ainsi dire une incarnation de la Justice, ce qui entraîne la négation de sa propre personnalité et semble une contradiction.

La subordination de l’individu au groupe s’observe chez tous les animaux associés, en qui elle apparaît comme la conséquence du principe physiologique qui, dans tout organisme, subordonne chaque faculté à la destinée générale. Ainsi parmi les abeilles tout est organisé en vue de la communauté. Il n’y a qu’une seule femelle, servie par sept ou huit mâles, qui sont tués dès que la ponte les a rendus inutiles. Les ouvrières n’ont pas de sexe. Tout leur amour, leur intelligence, leur bonheur, toute leur âme est dans la ruche, hors de laquelle elles périssent, comme des créatures sans raison d’existence, des corps dont la vie s’est retirée.

La nature, en faisant tous les hommes, sinon égaux, du moins à très-peu près équivalents (Études III et VI) ; en leur donnant un sentiment exalté de leur dignité, en créant les individus des deux sexes en nombre égal, et posant elle-même dans la formation des couples la distinction des familles (Étude XI) la nature, dis-je, ne paraît pas avoir voulu pour l’homme d’une subordination aussi meurtrière. Elle lui laisse la personnalité. Mais qui dit société dit nécessairement restriction de l’égoïsme : dans quelle limite a lieu pour l’homme cette restriction ? De quelle nature est-elle ? Quel est ce sentiment qui, en conservant la liberté, en multipliant sa puissance par l’union des forces, doit la subordonner cependant, puisque sans subordination, point de vie commune, point de société ?

L’opinion à cet égard est si bien établie, le sens commun si ferme, que chez tous les peuples on refuse la qualité d’être moral à celui qui vit en dehors de la société et de ses lois. Par la même raison, on ne regarde comme justes que les actes qui impliquent subordination de la volonté individuelle à la volonté sociale : les autres, de quelque intérêt qu’ils soient pour la société ou pour l’individu, sont réputés, au point de vue de la morale, indifférents.

Ceci nous fait toucher du doigt l’erreur de quelques écrivains qui, dans les temps modernes, ont essayé d’expliquer la Justice par l’égoïsme.

Que le physiologiste déduise de la considération de la vie humaine et de ses lois des règles de conduite pour la subsistance, l’habitation, le vêtement, le travail, les rapports des sexes, l’éducation des enfants, etc. ; il aura fait un code d’hygiène : personne ne dira qu’il a fait un traité des devoirs.

Les lois de l’hygiène peuvent fournir le motif et l’occasion d’un droit à exercer, d’un devoir à remplir : elles ne constituent par elles-mêmes ni devoir ni droit, et c’est en vain que l’on prétendrait résoudre par cette voie le problème de la Justice. Chercher la loi des mœurs dans une théorie de la santé, c’est confondre deux ordres d’idées totalement distincts, c’est nier la morale.

Pareillement que l’utilitaire, à l’exemple de Bentham, cherche dans les rapports naturels qu’établissent entre les hommes le travail, la propriété, l’échange, le crédit, des règles et des garanties pour la conduite des opérations, la sécurité et le bien-être de l’existence ; qu’il aille jusqu’à démontrer qu’en bien des cas le particulier qui comprend son véritable intérêt trouve avantage à sacrifier quelque chose du sien plutôt que d’engager la lutte avec ses semblables et avec la société : ce philosophe de nouvelle espèce pourra être un grand économiste, il n’aura rien de commun avec celui qui enseigne la Justice, le Droit.

L’Économie politique et domestique, science éminente, qui ne le cède en dignité qu’à la science du droit même, peut fournir, comme l’hygiène publique et privée, ample matière aux prescriptions du législateur et aux établissements de la morale. Elle n’est point la Justice : ce n’est pas seulement le sens commun, c’est, comme j’ai dit, la nature même des choses qui le déclare.

Dans tous ces cas la loi, hygiénique ou économique, est proposée au sujet, mais sous forme de conseil, sans injonction du for intérieur, et avec probabilité d’un bénéfice, s’il prend sur lui de s’y soumettre, ou d’un sinistre, s’il s’y refuse. La Justice s’impose, répugnante, gratuite, obligatoire : un abîme sépare cette sphère de toutes les autres.

Le problème subsiste donc tout entier, sans cesse reproduit par la conscience universelle et par l’antinomie fatale de la société et de l’individu ; et personne jusqu’ici qui en ait donné la solution.

En principe et en fait, la Justice est la condition sine quâ non de la société, toutes les bouches le proclament. Mais comment, au point de vue de la dignité individuelle mise en jeu, justifier la Justice ? Voilà ce qu’aucun de ceux qui mettent en avant le Devoir, la Société, la Divinité, n’a su faire. Et la définition manquant, comme l’affirmation de la loi est unanime, sa violation est générale.

Serait-ce que l’humanité, dans sa donnée rigoureuse, est une création impossible, que notre espèce ambiguë n’est ni solitaire ni sociable, qu’elle ne peut subsister ni par le droit ni par l’égoïsme, et que toute la morale de l’homme consiste à sauvegarder son intérêt privé contre les incursions de ses semblables, en payant tribut à une fiction, à peu près comme les païens qui, avant de se mettre à table, offraient une libation aux dieux ?

La chose vaut la peine qu’on l’examine. Car s’il se trouvait, comme d’aucuns prétendent, que notre Justice avec ses formules n’est qu’une simagrée de notre antagonisme, il faut avouer qu’il y aurait singulièrement à rabattre de notre gloire, et tout ce que la science aurait à dire serait que nous sommes de drôles d’animaux. Allons plus loin : l’homme n’osant avouer sa loi de nature qui est l’égoïsme ; ne pouvant suivre sa raison sociale, qui exige le sacrifice ; ballotté entre la paix et la guerre, spéculant à la fois sur l’hypothèse du droit et la réalité du brigandage, l’homme n’aurait véritablement pas de mœurs : ce serait une créature, par essence et destination, immorale.

Aussi, tandis que la Justice semble la loi de la multitude, d’autant plus obligatoire pour cette multitude que son sort est plus misérable, voyons-nous l’individu, à mesure qu’il grandit en force, en richesse, en génie, jeter le masque, s’affranchir du préjugé, se poser dans son orgueil, comme si, en affichant son égoïsme, il rentrait dans sa dignité. Talent, pouvoir, fortune, furent de tout temps, dans l’opinion du peuple, une cause de dispense des devoirs imposés à la masse. Le plus mince auteur, le plus obscur bohème, s’il se croit du génie, se met au-dessus de la loi : qu’est-ce des princes de la pensée et des princes de l’art ? des princes de l’Église et des princes de l’État ?… Comme la religion, la morale est renvoyée à la plèbe : gare que la plèbe, à son tour, ne tranche du grand seigneur et du bourgeois !… Et qui donc pourrait encore être dupe ? N’avons-nous pas, depuis soixante et dix ans, changé vingt fois de maximes ? Ne sommes-nous pas, avant tout, adorateurs du succès ? Et tout en redoublant d’hypocrisie, ne faisons-nous pas profession de penser et de dire à qui veut l’entendre, que le crime et la vertu sont des mots, le remords une faiblesse, la Justice un épouvantail, la morale un grelot ?

Justice, morale ! on peut dire d’elles ce que les Anglais disent aujourd’hui du régime protecteur, que c’est un brevet d’invention expiré, une recette devenue inutile. Hélas ! tout le monde possède ce fatal secret et se conduit en conséquence. Il n’y a point de Justice, vous disent ces pauvres enfants. L’état naturel de l’homme est l’iniquité, mais l’iniquité limitée et restreinte, comme la guerre qui en est l’image, par des armistices, des trêves, des échanges de prisonniers, des paix provisoires, que la ruse et la nécessité forment, et que rompent le ressentiment et la vengeance.

Un publiciste, M. de Girardin, avec sa netteté habituelle, a mis en relief cette situation. — « Je nie la morale, écrivait-il dans une brochure publiée quelque temps après le coup d’État ; je nie la Justice, le droit, la pudeur, la bonne foi, la vertu. Tout est crime, naturellement crime, nécessairement crime ; et je propose contre le crime, — devinez quoi, Monseigneur ; une religion ? Oh ! non, M. de Girardin est de son siècle, très-peu mystique, et point du tout théologien ; — un système d’assurances… »

Je défie tous les Juvénal, tous les Victor Hugo de la terre, de trouver rien de plus fort que cette boutade de M. de Girardin.

VI

Résumons-nous maintenant, et de ce qu’il nous est permis d’affirmer avec certitude des mœurs dans l’individu, concluons ce qu’elles doivent être de lui à la société, à peine de négation de la société ; conséquemment, à quelles conditions il peut exister pour notre espèce une science des mœurs.

D’après nos définitions, tout sujet a nécessairement des mœurs, comme il a des facultés et des passions. (Déf. 1er).

Ces mœurs forment l’essence du sujet ; elles constituent sa dignité, elles sont le gage et la loi de son bien-être. (Déf. 2, 3 et 4).

Les mœurs sont donc tout à la fois dans le sujet réalité et idée : réalité, puisqu’elles ne sont autre chose que le sujet même considéré dans la généralité de son essence et dans l’exercice de ses facultés (Ax. 6) ; idée ou rapport, puisqu’elles résultent de la communion du sujet avec la nature et les autres êtres. (Déf. 1 et 2.)

Par les mêmes motifs, les mœurs expliquent le sujet (Ax. 4) : elles rendent raison de son organisme, de ses facultés, de ses passions, de ses vertus et de ses vices, de ses joies et de ses tristesses, de ses corruptions et de ses amendements ; elles donnent le premier et le dernier mot de l’être, et qui ne connaîtrait pas les mœurs de l’homme, eût-il d’ailleurs la plus parfaite connaissance de son organisme, ne saurait rien de l’homme.

Ce n’est pas tout. Le sujet, en tant qu’être moral, se sait et se sent ; il a l’instinct, l’intuition, la connaissance de sa loi ; il l’affirme, il la veut, il y adhère avec amour ; il a la certitude intime que par elle et par elle seule il peut être heureux, et il tend de toute l’énergie de sa volonté à la réaliser, en y soumettant tout ce qui l’environne. (Déf. 5, Ax. 4.)

Appliquant ces principes à l’homme qui vit en société, je conclus :

La condition sociale ne peut pas être pour l’individu une diminution de sa dignité, elle ne peut en être qu’une augmentation.

Il faut donc que la Justice, qui est le nom générique donné aux mœurs du sujet constitué en société, soit également, pour être quelque chose, réalité et idée ; qu’elle soit une puissance de son âme, en même temps que le rapport de subordination qui l’unit à la société ; qu’il la sente en lui-même par sa conscience, comme il sent l’amour, l’ambition, la volupté ; qu’il la connaisse par son entendement ; qu’il soit assuré de l’excellence de cette loi, tant au point de vue de sa félicité personnelle qu’à celui de la conservation du groupe social ; que par elle enfin s’expliquent tous les faits de la vie collective, ses établissements, ses utopies, ses aberrations ; de sorte que la Justice, par qui tout est dans le tout social, sans laquelle rien ne peut être, apparaisse comme le premier et le dernier mot de la destinée humaine, individuelle et collective, la sanction initiale et finale de notre béatitude.

Dans ces conditions la science des mœurs, la science d’une conscience régie par une double loi, est-elle possible ?

Ce qui revient à dire : La société est-elle possible ? L’individu lui-même est-il possible, puisqu’il n’existe que dans la société ? et la loi qui est censée régir cet antagonisme n’est-elle pas plutôt fiction pure, suggérée par la nécessité, et créée contre la tourbe des imbéciles pour la glorification des plus forts ?

Tel est le problème, dont la solution préalable peut seule donner ouverture à une science de la Justice ou de la morale impérative, fondée, comme déjà il appert, soit sur la subordination, soit sur la conciliation ou l’identité, il n’y a pas de place pour une troisième hypothèse, de la dignité sociale et de la dignité individuelle.


CHAPITRE III.

Double hypothèse : la Transcendance et l’Immanence. Exposition générale des deux systèmes.

VII

De ce qui précède résulte déjà un point essentiel, que nous pouvons regarder comme acquis, savoir :

Que pour régler les rapports de l’individu et de la société, les faire vivre ensemble et l’un par l’autre, un principe, une puissance, quelque chose comme ce que nous appelons la Justice, ayant sa réalité propre, son siège quelque part, d’où il détermine la volonté et lui impose ses règlements, est nécessaire.

Quel est ce principe ? Où le saisir ? Comment le définir ? Là est la difficulté.

On a bien prétendu que la Justice n’est qu’un rapport d’équilibre, conçu par l’entendement, mais librement admis par la volonté, comme toute autre spéculation de l’esprit, en raison de l’utilité qu’elle y trouve ; qu’ainsi la Justice, ramenée à sa formule, se réduisant à une mesure de précaution et d’assurance, à un acte du bon plaisir, voire même de la sympathie, mais toujours en vue de l’amour de soi, n’est hors de là qu’une imagination, rien.

Mais, sans compter que cette opinion est démentie par le sentiment universel, qui reconnaît et affirme dans la Justice autre chose qu’un calcul de probabilités et une mesure de garantie, je ferai observer, d’abord, que dans ce système, qui n’est autre que celui du doute moral, la société est impossible : nous l’éprouvons aujourd’hui, comme les Grecs et les Romains l’éprouvèrent (Voir au Prologue) ; — en second lieu, qu’en l’absence d’un principe juridique, la force et la fraude redevenant la seule loi, la liberté, malgré toutes les polices et les combinaisons de l’assurance, est supprimée, ce qui rend le système contradictoire.

Je reviens donc à mon propos, et je dis :

Quelle que soit la Justice et de quelque nom qu’on l’appelle, la nécessité d’un principe qui agisse sur la volonté comme une force et la détermine dans le sens de l’intérêt général, indépendamment de toute considération d’intérêt propre, cette nécessité est incontestable. La société ne peut pas dépendre des calculs et des convenances de l’égoïsme ; les actes de l’humanité tout entière, dans ses ascensions et dans ses rétrogradations, en témoignent.

Ce principe, cette force, il s’agit d’en constater l’existence, d’en analyser la nature, du même coup d’en donner la formule ou définition. Trouver la réalité de la Justice et la définir, en indiquer les applications générales, c’est aujourd’hui toute l’éthique : la philosophie morale, jusqu’à plus ample manifestation de la conscience, ne saurait aller au delà.

Or, il y a deux manières de concevoir la réalité de la Justice, et par suite de la déterminer :

Ou bien par une pression de l’être collectif sur le moi individuel, le premier modifiant le second à son image et s’en faisant un organe ;

Ou bien par une faculté du moi individuel qui, sans sortir de son for intérieur, sentirait sa dignité en la personne du prochain avec la même vivacité qu’il la sent dans sa propre personne, et se trouverait ainsi, tout en conservant son individualité, identique et adéquat à l’être collectif même.

Dans le premier cas, la Justice est extérieure et supérieure à l’individu, soit qu’elle réside dans la collectivité sociale, considérée comme être sui generis, dont la dignité prime celle de tous les membres qui la composent ; soit qu’on la place plus haut encore, dans l’être transcendant et absolu qui anime ou inspire la société, et qu’on nomme Dieu.

Dans le second cas, la Justice est intime au moi, homogène à sa dignité, égale à cette même dignité multipliée par la somme des rapports que suppose la vie sociale.

Donnons une idée de ces deux systèmes.

VIII

Système de la Révélation.

Le premier et le plus ancien en date, celui qui rallie encore la masse des populations du globe, bien qu’il perde chaque jour du terrain chez les nations civilisées, est le système de la Transcendance, vulgairement de la Révélation. Toutes les religions et quasi-religions ont pour objet de l’inculquer ; le Christianisme en est depuis Constantin le principal organe. Aux théologiens ou théodicéens il faut joindre la multitude des réformateurs qui, tout en se séparant de l’Église et du théisme lui-même, restent fidèles au principe de subordination externe, mettant à la place de Dieu la Société, l’Humanité, ou toute autre Souveraineté, plus ou moins visible et respectable.

Suivant la doctrine généralement suivie, dont les théories dissidentes ne sont du reste que de vains plagiats, le principe moral, formateur de la conscience, puissance plastique qui lui donne la vertu et la dignité, est d’origine supérieure à l’homme, sur qui il agit par une influence d’en haut, gratuite et mystérieuse.

La Justice, d’après cette genèse, est donc surnaturelle et surhumaine ; elle a pour sujet véritable Dieu, qui la communique et l’insuffle à l’âme faite à son image, c’est-à-dire de même substance que lui, capable par conséquent de recevoir les modes de son divin auteur.

De quelle manière, suivant les transcendantalistes, a lieu cette communication, c’est une question sur laquelle ils se divisent, comme il arrive pour toutes les choses qui dépassent l’expérience. Suivant que l’écrivain s’attache plus ou moins étroitement à l’idée mystique prise pour point de départ, ou qu’il se laisse aller aux suggestions de l’empirisme, sa doctrine peut varier du catholicisme au panthéisme, du catéchisme du concile de Trente à l’Éthique de Spinoza.

Mais comme en pareille matière un système doit être étudié dans l’intégralité de son développement historique, non dans des mutilations arbitraires, et comme nous aurons occasion de nous convaincre que les restrictions proposées par les modérés du transcendantalisme sont de manifestes inconséquences, effet de la pudeur philosophique, je m’attacherai surtout au système catholique, le plus complet de tous et le plus rationnel dans sa déraison.

Il suffit donc de savoir, d’après la théologie orthodoxe :

Que l’âme humaine, vide et ténébreuse, sans autre moralité que celle de l’égoïsme, est incapable par elle-même de s’élever à la loi qui régit la société, et par ses seules forces d’y conformer ses actes ; que seulement elle possède une certaine aptitude à recevoir la lumière, dont la transfusion mystique est opérée en elle par le Révélateur divin, autrement dit le Verbe ;

Que cet état d’obscurité invincible, qui pourtant, assure-t-on, aurait pu ne pas être, est l’effet d’une corruption diabolique, arrivée à l’âme aux premiers jours de la création, corruption qui l’a fait déchoir au rang des brutes, et dont elle ne peut, sur cette terre, être guérie radicalement ;

Que la révélation de la loi a eu lieu une première fois en Adam, puis à fur et mesure en Noé, Abraham, Moïse, les prophètes et Jésus-Christ, lequel, par son Église, a organisé à perpétuité la propagation de cette loi parmi les hommes ;

Qu’ainsi la Justice, chose essentiellement divine, hyper-physique, ultra-rationnelle, au-dessus de toute observation et conclusion de l’esprit, ce qu’exprime le mot de transcendance qui caractérise le système, ne peut, quant à sa détermination, avoir rien de commun avec les autres branches du savoir, qui toutes relèvent ex æquo de l’entendement et de l’expérience ; — quant à la pratique, que l’homme est du tout incapable, par nature, d’aucune obéissance, vertu ou sacrifice ; qu’il y répugne essentiellement, d’autant, qu’il ne saurait y trouver, en lui-même et sur cette terre, aucune compensation ;

Que tout ce qu’il a à faire en conséquence est de suivre l’impulsion de la grâce, qui d’ailleurs ne lui manque jamais, et d’obéir à la loi, telle quelle, qui lui est proposée de la part de Dieu par l’Église, auquel cas il sera sauvé ; sinon, et dans le cas où il résisterait à l’ordre divin et se montrerait réfractaire, il sera puni ;

Mais qu’il ne saurait être sérieusement question de philosopher sur les décrets du ciel comme sur les phénomènes de la nature, d’en pénétrer les motifs, bien moins encore de prétendre y ajouter ou retrancher, puisque ce serait aspirer à refaire l’œuvre de Dieu et à voir de plus loin que sa providence, ce qui sans impiété ne se peut admettre.

En résultat, d’après cette théologie, le principe de la Justice est en Dieu, qui en est à la fois le sujet et le révélateur ; la puissance de réalisation encore en Dieu ; la sanction, toujours en Dieu.

En sorte que, sans la manifestation divine, l’humanité après sa chute ne serait pas sortie de la condition des bêtes, et que le premier fruit de la religion est cette raison philosophique elle-même, qui la méconnaît et l’outrage.

IX

À l’appui de ce résumé, je me bornerai à citer les passages suivants du Dictionnaire de Bergier, édition de 1843, revue, augmentée et annotée par messeigneurs Doney, évêque de Montauban, et Thomas Gousset, archevêque de Reims :

« Selon les théologiens, la Loi est la volonté de Dieu intimée aux créatures intelligentes, par laquelle il leur impose une obligation, c’est-à-dire les met dans la nécessité de faire ou d’éviter telle action, sinon d’être punies.

« Ainsi, selon cette définition, sans la notion d’un Dieu et d’une providence, il n’y a point de loi et d’obligation morale proprement dite.

« C’est par analogie que nous appelons lois les volontés des hommes qui ont l’autorité de nous récompenser et de nous punir ; mais si cette autorité ne venait pas de Dieu, elle serait nulle et illégitime. »

Jean-Jacques Rousseau, Kant, Spinoza lui-même, MM. Cousin, Jean Reynaud, Jules Simon, Pierre Leroux, tous les éclectiques, les spiritualistes, et jusqu’à M. Auguste Comte, qui en niant Dieu se raccroche au grand Être humanitaire, ne parlent pas autrement.

Bergier accorde bien que notre raison peut aller jusqu’à découvrir l’utilité de la loi, mais il nie qu’elle puisse nous en faire un devoir, en quoi il est suivi encore par la masse des philosophes :

« La raison ou la faculté de raisonner peut nous indiquer ce qu’il nous est avantagent de faire ou d’éviter, mais elle ne nous impose aucune nécessité de faire ce qu’elle nous dicte ; elle peut nous intimer la loi, mais elle n’a point par elle-même force de loi. Si Dieu ne nous avait point ordonné de la suivre, nous pourrions y résister sans être coupables. Le flambeau qui nous guide, et la loi qui nous oblige, ne sont pas la même chose. »

Mgr Gousset, dans les notes qu’il a jointes au Dictionnaire, développe ainsi l’idée de Bergier :

« Aucune raison purement philosophique ne peut établir la distinction du bien et du mal. Le philosophe qui a le bonheur d’avoir des idées justes et précises sur une question si importante reste néanmoins impuissant pour convaincre d’erreur, par sa propre raison, le philosophe qui a des idées contraires. »

Et plus bas :

« On peut demander si naturellement et d’elle-même la conscience a la notion du bien et du mal. Les observations que nous avons faites sur les articles Certitude, Évidence, Foi, Langage, Raison, Révélation, Vérité, démontrent que cette notion est, comme toutes les autres, transmise à l’homme par la tradition, et qu’il ne peut la trouver que dans la société. Or, la société elle-même a reçu de Dieu les notions qu’elle dépose dans la conscience de chaque homme : c’est Dieu qui les lui a enseignées. Donc, encore une fois, c’est Dieu qui est le premier auteur de ces notions, et c’est sur Dieu que repose leur démonstration philosophique.

« Donc la science morale doit être nécessairement attachée à l’idée de Dieu, c’est-à-dire à la Révélation… »

Et comme pour justifier l’observation de Mgr Gousset, nous voyons les philosophes, ceux du moins qui admettent une morale supérieure à l’égoïsme, J.-J. Rousseau, Kant, M. Cousin, J. Simon, J. Reynaud, J. Oudot, rattacher à Dieu et à une révélation, historique ou psychique, les lois de la morale.

Quant aux philosophes qui nient toute espèce de révélation ou n’en tiennent aucun compte, tels que Saint-Lambert, d’Holbach, Bentham, Hégel et les panthéistes modernes, ils retombent, sous le nom de Loi naturelle, dans l’égoïsme, l’utilitarisme, l’organisme et le fatalisme, c’est-à-dire qu’ils nient avec la liberté la Justice.

Là donc est l’essence de la Religion. Elle existe, elle est donnée, non pas, comme le disaient les anciens incrédules, dans l’intention et avec la volonté préméditée d’asservir l’espèce humaine, bien qu’elle ait eu ce résultat, mais pour fournir une raison, une autorité et une base à la Justice, sans laquelle la société ne peut subsister.

On conçoit d’après cela combien il est misérable de disputer, comme le font les protestants, sur la légitimité de l’Église romaine, sur la certitude de sa tradition et l’authenticité de son enseignement, sur la vérité de son dogme, la pureté de sa discipline, les variations de son histoire, les incertitudes de son exégèse ; — ou bien, à l’exemple des déistes, sur la vérité des prophéties et des miracles, la mission de Moïse, la qualité du Messie, etc. C’est faire comme les pharisiens de l’Évangile, à qui le Christ reprochait de gober un chameau et de faire la grimace pour une mouche.

X

Ces principes établis, la théologie explique ainsi le mouvement de l’histoire.

Ce mouvement, que les uns prennent pour un progrès, tandis que les autres n’y voient qu’une agitation irrationnelle et stérile, n’est autre chose, assurent les inspirés, que l’effet de la lutte qui s’établit tout d’abord entre la nature égoïste et récalcitrante de l’homme et l’action aiguillonnante et de plus en plus victorieuse de la loi, expression révélée de la société. Tel est le fond de la philosophie de Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle. C’est pourquoi l’Église a pris le nom de militante : son ennemi est l’ange de ténèbres, personnification du mal, auteur principal de notre abaissement, et qui, malgré tous les exorcismes, malgré le sang d’un Dieu versé pour les péchés du monde, continue de posséder la majorité des âmes.

Mais de supposer qu’à l’instar du progrès qui se manifeste dans les sciences et l’industrie, et qui est l’effet de notre thésaurisation historique, il y en ait un semblable dans la Justice, indépendamment de l’action efficace de la Grâce, c’est une proposition contre laquelle la théologie proteste de toutes ses forces, qu’elle déclare destructive de la religion, et par suite de toute morale, de toute société.

Et il faut le dire, outre que l’immoralité contemporaine semble donner raison à la théologie, sur ce point encore la philosophie déiste pense au fond comme l’Église. Elle croit et enseigne que la société est, comme le corps humain, sujette à corruption et décadence, que de temps à autre elle a besoin de retremper ses mœurs, que cette régénération morale ne peut s’accomplir qu’à une condition, la rénovation du dogme. Qu’est-ce que le dogme ? La parole intérieure, divine et providentielle, qui éclate aux époques fatidiques pour la régénération des sociétés. C’est pour cela que nous voyons aujourd’hui de hautes intelligences, des âmes généreuses, convaincues que la corruption est à son comble, que le christianisme est usé comme autrefois le paganisme, et que le temps est proche, adresser leur requête à la Divinité, implorer avec larmes et componction la manifestation du dogme. L’auteur de la France mystique a compté plus de trente de ces concurrents de l’Église, dont la devise, en un siècle décidément raisonneur, mais que la foi agite encore, semble être celle-ci : Faut de la révélation, pas trop n’en faut !……

Tant le système de la transcendance, sorti des concepts fondamentaux et des premières hypothèses de la raison, formulé en légendes poétiques et en merveilleux récits, entretenu par la faiblesse d’âme des philosophes, est entré avant dans la conscience des hommes ! On sait par quel saut de carpe l’incomparable Kant, après avoir renversé par sa Critique de la Raison pure toutes les prétendues démonstrations de l’existence de Dieu, l’a retrouvée dans la Raison pratique. Descartes, avant lui, était arrivé au même résultat ; et c’est merveille de voir les derniers disciples de ce métaphysicien acrobate rejeter l’autorité de l’Église, la révélation de Jésus, celles de Moïse, des patriarches, de Zoroastre, des Brachmanes, des Druides et tout le système des religions, et affirmer ensuite, comme fait de psychologie positive, la révélation immédiate de Dieu dans les âmes.

Suivant ces messieurs, Dieu se manifeste directement à nous par la conscience ; ce que l’on appelle sens moral est l’impression même de la Divinité. Par cela seul que je reconnais l’obligation d’obéir à la Justice, je suis, à les entendre, croyant malgré mes dents, adorateur de l’Être Suprême, et partisan de la Religion naturelle. Le Devoir ! il suffit que je prononce ce mot pour attester, contre mon envie, que je suis double : Moi, d’abord, qui suis lié par le devoir ; et l’Autre, c’est-à-dire Dieu, qui a formé ce lien, qui s’est établi dans mon âme, qui me possède tout entier, qui, lorsque je m’imagine en suivant la loi morale faire acte d’autonomie, me conduit, sans que je m’en aperçoive, par son impérieuse suggestion.

En vérité, il faut que ces doctrinaires de la Foi nous prennent pour de grands enfants, de croire que nous rirons avec eux du miracle de la Salette, et que nous accepterons celui bien plus énorme de leur théodicée. La possession divine, imaginée en désespoir de cause par une école timide, est le dernier hoquet de la superstition transcendante, que dis-je ? elle est déjà la formule déguisée de la vraie philosophie, et pitié pour celui qui s’y trompe.

XI

Système de la Révolution.

L’autre système, radicalement opposé au premier, et dont la Révolution a eu pour but d’assurer le triomphe, est celui de l’Immanence, ou de l’innéité de la Justice dans la conscience.

D’après cette théorie, l’homme, quoique parti d’une sauvagerie complète, produit incessamment, par le développement spontané de sa nature, la société. Ce n’est que par abstraction qu’il peut être considéré à l’état d’isolement et sans autre loi que l’égoïsme. Sa conscience n’est pas double, comme l’enseignent les transcendantalistes : elle ne relève point, pour une part, de l’animalité, et pour l’autre, de Dieu ; elle n’est que polarisée. Partie intégrante d’une existence collective, l’homme sent sa dignité tout à la fois en lui-même et en autrui, et porte ainsi dans son cœur le principe d’une moralité supérieure à son individu. Et ce principe, il ne le reçoit pas d’ailleurs ; il lui est intime, immanent. Il constitue son essence, l’essence de la société elle-même. C’est la forme propre de l’âme humaine, forme qui ne fait que se préciser et se perfectionner de plus en plus par les relations que fait naître chaque jour la vie sociale.

Ainsi, quand je me sers du mot immanence, je ne le prends pas au sens de Spinoza, disant de Dieu qu’il est la cause immanente de toutes choses ; ni à celui de Hégel, qui, faisant Dieu identique à l’esprit universel, conclut que Dieu est immanent dans l’humanité.

J’écarte tout théologisme, toute théorie de l’Absolu. Je dis simplement que la Justice est en nous comme l’amour, comme les notions du beau, de l’utile, du vrai, comme toutes nos puissances et facultés. Et je nie en conséquence que, tandis que nul ne songe à rapporter à Dieu l’amour, l’ambition, l’esprit de spéculation ou d’entreprise, on doive faire exception pour la Justice.

La Justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine : c’est lui faire tort que de la rapporter, de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l’humanité. Que la philosophie s’occupe tant qu’elle voudra de la nature de Dieu et de ses attributs, ce peut être son droit et son devoir. Je prétends que cette notion de Dieu n’a rien à faire dans nos constitutions juridiques, pas plus que dans nos traités d’économie politique ou d’algèbre. La théorie de la Raison pratique subsiste par elle-même ; elle ne suppose ni ne requiert l’existence de Dieu et l’immortalité des âmes ; elle serait un mensonge si elle avait besoin de pareils étais.

Voilà dans quel sens précis, purgé de toute réminiscence théologique et supranaturaliste, je me sers du mot immanence. La Justice a son siége dans l’humanité, elle est indéfectible dans l’humanité, parce qu’elle est de l’humanité : telle est ma pensée, puisée elle-même au plus profond de la conscience.

Et quand j’ajoute que la Révolution a eu pour objet d’exprimer cette pensée, je ne veux pas dire non plus qu’elles sont nées tout à coup, la Révolution et son idée, en certain lieu, à certaine heure : en fait de Justice, rien n’est nouveau sous le soleil. J’entends seulement que c’est à partir de la Révolution française que la théorie de la Justice immanente s’est affirmée avec conscience et plénitude, qu’elle est devenue prépondérante, et qu’elle a pris définitivement possession de la société. Car, de même que la notion du droit est éternelle et innée dans l’humanité, de même la Révolution y est innée et éternelle. Elle n’a pas commencé à l’an de grâce 1789, dans une localité située entre les Pyrénées, l’Océan, le Rhin et les Alpes.

Elle est de tous les temps et de tous les pays. Elle date du jour où l’homme, se défiant de lui-même, a fait, pour son malheur, appel à une Autorité invisible, rémunératrice et vengeresse ; mais c’est à la fin du dernier siècle, et sur le sol glorieux de France, qu’elle a fait sa plus éclatante explosion.

Ceci expliqué, la théorie de la Justice, innée et progressive, se déduit toute seule.

Sans doute, avant son immersion dans la société, ou, pour mieux dire, avant que la société ait commencé de naître de lui, par la génération, le travail et les idées, l’homme, circonscrit dans son égoïsme, borné à la vie animale, ne sait rien de la loi morale. De même que son intelligence, avant l’excitation de la sensibilité, est vide, sans notion aucune de l’espace ni du temps, de même sa conscience, avant l’excitation de la société, est vide aussi, sans connaissance du bien ni du mal. L’expérience des choses, nécessaire à la production de l’idée, l’est aussi au déploiement de la conscience.

Mais de même aussi qu’aucune communication externe ne saurait par elle-même créer l’intelligence et faire jaillir par myriades les idées ailées sans une préformation intellectuelle qui rende le concept possible, de même encore les faits de la vie sociale auront beau se produire et l’intelligence en saisir le rapport, ce rapport ne se traduira jamais pour la volonté en une loi obligatoire, sans une préformation du cœur, qui fait apercevoir au sujet, dans les rapports sociaux qui l’atteignent et l’embrassent, non-seulement une harmonie naturelle, mais une sorte de commandement secret de lui-même à lui-même.

Ainsi, selon la théorie de l’immanence, quand même la Révélation serait prouvée, elle ne servirait encore, comme l’instruction du maître sert au disciple, qu’autant que l’âme posséderait en soi la faculté de reconnaître la loi et de la faire sienne : ce qui exclut radicalement et irrévocablement l’hypothèse transcendantale.

Il suit de là que la conscience, telle qu’elle est donnée par la nature, est complète et saine ; tout ce qui se passe en elle est d’elle ; elle se suffit à elle-même, elle n’a besoin ni de médecin ni de révélateur. Bien plus, cet auxiliaire céleste, sur lequel on veut qu’elle s’appuie, ne peut que faire obstacle à sa dignité et à sa justice, lui être une entrave et un achoppement.

Non-seulement donc la science de la Justice et des mœurs est possible, puisqu’elle repose, d’une part, sur une faculté spéciale de l’âme, ayant, comme l’entendement, ses notions fondamentales, ses formes innées, ses anticipations, ses préjugements ; de l’autre, sur l’expérience quotidienne, avec ses inductions et ses analogies, avec ses joies et ses douleurs. Il faut dire encore que cette science n’est possible qu’à la condition de se séparer entièrement de la Foi, qui loin de la servir la détruit.

Dans le système de la Révélation, la science de la Justice et des mœurs se fonde nécessairement, à priori, sur la parole de Dieu, expliquée et commentée par le sacerdoce. Elle n’attend rien de l’adhésion de la conscience, ni des confirmations de l’expérience. Ses formules, absolues, sont affranchies de toute considération purement humaine ; elles sont faites pour l’homme, non d’après l’homme, décrétées d’avance et à perpétuité. Il impliquerait qu’une doctrine sacrée reçût la moindre lumière des incidents de la vie sociale et de la variabilité de ses phénomènes, puisque ce serait soumettre l’ordre de Dieu à l’appréciation de l’homme, abjurer de fait la Révélation et reconnaître l’autonomie de la conscience, chose incompatible avec la Foi.

Tel est le Droit divin, ayant pour maxime l’Autorité : de là tout un système d’administration pour les États, de police pour les mœurs, d’économie pour les biens, d’éducation pour la jeunesse, de restriction pour les idées, de discipline pour les hommes.

Dans la théorie de l’Immanence, au contraire, la connaissance du juste et de l’injuste résulte de l’exercice d’une faculté spéciale et du jugement que la Raison porte ensuite sur ses actes. En sorte que pour déterminer la règle des mœurs il suffit d’observer la phénoménalité juridique à mesure qu’elle se produit dans les faits de la vie sociale.

D’où il suit que, la Justice étant le produit de la conscience, chacun se trouve juge, en dernier ressort, du bien et du mal, et constitué en autorité vis-à-vis de lui-même et des autres. Si je ne prononce moi-même que telle chose est juste, c’est en vain que le prince ou le prêtre m’en affirmeront la justice, et m’ordonneront de la faire : elle reste injuste et immorale, et le pouvoir qui prétend m’obliger est tyrannique, infâme. Et réciproquement, si je ne prononce dans mon for intérieur que telle chose est injuste, c’est en vain que le prince et le prêtre prétendront me la défendre : elle reste juste et morale, et l’autorité qui me l’interdit est illégitime et odieuse.

Tel est le Droit humain, ayant pour maxime la Liberté : de là aussi tout un système de coordination, de garantie réciproque, de service mutuel, qui est l’inverse du système d’autorité.

XII

Est-il besoin d’ajouter que dans cette théorie, l’homme devant arriver par lui-même et par lui seul à la connaissance de la Justice, sa science est nécessairement progressive, qu’elle se révèle à lui à fur et mesure de l’expérience, à la différence de la science révélée, donnée en une fois, et à laquelle nous ne pouvons ajouter ni retrancher une lettre ?

C’est en effet ce que l’histoire des législations démontre ; et ce n’a pas été une petite cause d’embarras, lorsqu’il a fallu accorder les exigences de ce progrès avec l’idée d’une Révélation simultanée, définitive et immuable.

Ce n’est pas tout. Comme l’appréhension de la loi est progressive, la justification est aussi progressive : chose que l’histoire atteste encore, mais de nouveau inconciliable avec la théorie d’une grâce prévenante, concomitante, et de toute espèce de secours, providence et prestation du ciel…

Or, le progrès étant donné d’abord comme condition de la connaissance, puis comme synonymie de la justification, l’histoire de l’humanité, de ses oscillations, de ses aberrations, de ses chutes, de ses redressements, tout s’explique, jusqu’à la négation de la virtualité humaine qui fait le fond de l’idée religieuse, jusqu’à ce désespoir de la Justice qui en est la suite, et qui sous prétexte de nous rallier à Dieu achève de ruiner notre moralité.

Ainsi, de la philosophie pratique, ou de la recherche des lois des actions humaines, se déduit la philosophie de l’histoire, ou recherche des lois de l’histoire, que l’on pourrait aussi bien nommer historiologie, et qui est à l’historiographie, description des faits de l’histoire, ce que l’anthropologie est à l’ethnographie, l’arithmologie à l’arithmographie, etc.

Une société où la connaissance du droit serait parfaite et le respect de la Justice inviolable serait dès lors comme un sujet soustrait à toute influence extérieure. Son mouvement, n’obéissant qu’à une constante, ne dépendant plus de variables, serait uniforme et rectiligne ; l’histoire se réduirait chez elle à celle du travail et des études, pour mieux dire il n’y aurait plus d’histoire.

Telle n’est pas la condition de la vie dans l’humanité, et telle elle ne saurait être. Le progrès dans la Justice, théorique et pratique, est un état dont il ne nous est pas donné de sortir et de voir la fin. Nous sommes nés perfectibles ; nous ne serons jamais parfaits : la perfection, comme le statu quo, serait notre mort.

Du reste, les annales des nations sont pleines des monuments de cette justification de l’humanité par elle-même. Point de précepte, même le plus élémentaire, qui n’ait été l’occasion d’un doute et le prétexte d’une lutte terrible ; mais le triomphe final de la Justice sur l’égoïsme est le phénomène le plus certain et le plus admirable de la psychologie, et, comme il démontre l’efficacité de la conscience, il prouve en même temps sa haute garantie.

Les premiers qui, sous le coup de cette illumination radieuse du sens moral, s’organisèrent en sociétés, furent si ravis, qu’ils prirent l’émotion de leurs cœurs pour une inspiration surnaturelle, témoignage d’une volonté divine, devant laquelle ils ne surent qu’humilier leurs fronts et frapper leurs poitrines. De là ces légendes merveilleuses, que le christianisme a prétendu élever à la hauteur de théories scientifiques, et qui forment la base de sa discipline.

La théorie de l’Immanence, en même temps qu’elle résout les contradictions apparentes de la morale, explique encore toutes les fictions du système prétendu révélé. Elle donne, pour ainsi dire, l’histoire naturelle de la théologie et des cultes, la raison des mystères, la biographie des dieux. Elle nous montre comment la Religion est née de la prépondérance qu’a reçue dans la société un des éléments essentiels de l’âme, élément qui, souverain en métaphysique, doit rester secondaire dans la pratique, l’Idéal. Elle n’est que d’hier, et déjà nous lui devons cette étincelle qui fait pâlir les lumières de l’ancienne foi ; calomniée à outrance, elle nous sauvera des corruptions in extremis d’une réaction au désespoir et d’une religiosité qui s’éteint.

VI

J’ai résumé les deux hypothèses qui sur la science des mœurs se partagent le monde. Leur vérification fera l’objet de ces études, dont vous pouvez vous vanter, Monseigneur, d’avoir été l’inspirateur. Mon intention n’est pas d’écrire un traité de morale, pas plus qu’une philosophie de l’histoire. Ma tâche est plus modeste : il s’agit de nous orienter d’abord, le reste ira tout seul.

En vertu de quoi sommes-nous honnêtes gens, quand nous le sommes ; et cessons-nous de l’être, quand l’égoïsme prend le dessus dans notre cœur ? Qu’est-ce que la Justice ? Y en a-t-il une ? A-t-elle son foyer dans l’homme, ou dans la Divinité ? Pouvons-nous la reconnaître, la certifier, la suivre ? Qu’est-ce qui nous en garantit la réalité, la nécessité, la suprême bienfaisance ? Pouvons-nous nous sacrifier, même sans espoir de retour, et rester heureux et libres ?

Ce qui revient à dire, d’après l’exposé succinct que je viens de faire des deux théories qui se produisent :

La Justice est-elle avec l’Église, ou avec la Révolution ?

D’un côté, quel a été jusqu’ici l’enseignement de l’Église ? Que vaut sa doctrine ? Comment assure-t-elle la vertu et la liberté de l’homme ? Qui l’agite à cette heure, et contre quoi se montre-t-elle si pleine de haine et de menace ?

Par contre : Quelle est la signification morale et juridique de la Révolution ? Quelle est sa puissance de perfectionnement ? N’est-ce point un paradoxe, après avoir accusé la morale chrétienne d’insuffisance, de nullité, de corruption, de prétendre lui en substituer une autre plus rationnelle, plus libérale, et à tout jamais inviolable ?

Jamais, j’ose le dire, la pensée religieuse qui donna naissance à l’Église, et qui en dehors d’elle anime toutes les sectes mystiques, ne se sera trouvée à pareille fête ; car jamais parole aussi forte n’aura été prononcée sur elle. Que l’homme pense de Dieu et de l’autre vie ce qu’il voudra : avant tout il est né pour la Justice, et son bonheur, sa récompense, est dans sa fidélité à la loi. En lui est le principe de ses mœurs, leur raison, leur vertu, leur sanction. La Justice est l’efflorescence de notre âme ; la morale est l’anthologie de l’humanité. L’intervention d’une autorité surnaturelle dans les prescriptions de la conscience, loin d’ajouter à la vertu, ne fait que consacrer l’immoralité. O prêtres, vous ne direz pas toujours que la Révolution est une force négative, qu’elle ne produit que des ruines, qu’elle est impuissante à rien créer. La vie de l’homme est courte, et la Révolution ne date pas encore d’une vie d’homme. Votre livre des Évangiles ne fut mis au net qu’un siècle après la mort de Jésus-Christ ; et cependant, au commencement du quatrième siècle la secte chrétienne passait encore pour l’ennemie du genre humain. Nous avons marché plus vite, car voici que déjà, sur la poussière des croyances passées, l’humanité jure par elle-même ; elle s’écrie, la main gauche sur le cœur, la droite étendue vers l’infini : C’est moi qui suis la reine de l’univers ; tout ce qui est hors de moi est inférieur à moi, et je ne relève d’aucune majesté.

Ne vous signez pas. Monseigneur ; ne criez pas au blasphème, ne dites pas que celui qui vous discute vous outrage. C’est une vieille tactique de l’Église de traiter la libre pensée de sacrilége, et de brûler au lieu de répondre. Votre M. de Mirecourt ne m’a-t-il pas fait dire déjà que le christianisme était une vieillerie, une loque, tombant par lambeaux ? Aussi conclut-il :

« Dieu seul peut lui répondre avec sa foudre, à moins qu’il ne laisse aux hommes le soin de l’envoyer à Bicêtre. »

Non, Monseigneur, et je tiens à ce que vous en preniez acte, jamais je ne me suis exprimé sur la religion chrétienne, qui fut celle de mes pères, Deus patris mei, ni sur aucune religion, avec cette indécence, qui n’eût déshonoré que ma plume. J’ai toujours respecté l’humanité, dans ses institutions, dans ses préjugés, dans son idolâtrie, et jusque dans ses dieux. Comment ne la respecterais-je pas dans le christianisme, monument le plus grandiose de sa vertu et de son génie, et le phénomène le plus formidable de l’histoire ? Outrager, de paroles ou de gestes, une religion ! Il n’y a qu’un homme élevé dans les principes de l’intolérance catholique à qui puisse venir cette idée stupide.

La Religion est l’amante mystique de l’Esprit, la compagne de ses jeunes et libres amours. Semblable aux guerriers d’Homère, l’Esprit n’habite pas seul sous sa tente : il faut une amoureuse, une Psyché, à ce Cupidon. Jésus, qui pardonna à la Madeleine, nous a enseigné l’indulgence envers les courtisanes. Mais vient le jour où l’Esprit, fatigué de sa propre exubérance, songe à s’unir, par un mariage indissoluble, à la Science, la sévère matrone, celle que les gnostiques, ces socialistes du deuxième siècle, appelaient Sophia, la sagesse. Alors, pendant quelques instants, l’Esprit semble divisé d’avec lui-même ; il y a d’ineffables retours et de tendres reproches. Plus d’une fois les deux amants se sont crus réconciliés : Je serai pour toi une Sophia, dit la Religion ; je me ferai aussi savante, et je serai toujours plus belle. Vain espoir ! inexorable destin ! La nature des idées, pas plus que celle des choses, ne peut ainsi s’adultérer. Comme la nymphe abandonnée de Narcisse, qui à force de langueur finit par s’évanouir dans les airs, la Religion se change peu à peu en un impalpable fantôme : ce n’est plus qu’un son, un souvenir, qui reste au plus profond de l’Esprit, et ne périt jamais tout à fait au cœur de l’homme.

Que ceux qui liront cet écrit me le pardonnent ! J’aurai, dans ces études, à parler quelquefois de moi-même : ils verront que je ne cède pas à un vain amour-propre. Je hais comme la mort les autobiographies, et n’ai nulle envie de donner ici la mienne. Connais-toi toi-même, a dit l’oracle de Delphes ; et n’en parle jamais, ajoute la Pudeur des nations. J’ai observé tant que je l’ai pu, durant ma vie, cette maxime ; et s’il m’arrive d’y déroger, j’espère y apporter une telle discrétion, que le lecteur ne s’en fâchera pas.

Est-ce ma faute si une réaction implacable, qui ne paraît pas près de finir, après avoir calomnié nos personnes par nos idées, se met à calomnier nos idées par nos personnes ? Ayant à venger les mœurs de la Révolution, j’ai voulu, par des exemples, montrer ce que promet d’être un jour la race révolutionnaire. Je suis comme le physicien qui, défendant un principe, est bien obligé de parler de ses propres expériences.


DEUXIÈME ÉTUDE


LES PERSONNES


CHAPITRE PREMIER.

Principe de la dignité personnelle.


Monseigneur,


Puisque c’est à l’occasion d’un fait personnel que j’ai conçu l’idée de mon livre, permettez-moi d’abord de revenir sur ce fait, auquel vous n’êtes pas étranger, et de vous poser une question. Le particulier, dit la logique, reproduit le général ; le fait est nécessairement l’expression de l’idée. En partant d’un fait, nous n’arriverons que mieux à la loi, tandis que le contraire serait impossible. Telle n’est pas, j’en conviens, la méthode des révélateurs ; mais c’est celle du sens commun, et je ne fais pas précisément un traité de théologie.

I

Je vous demanderai donc, Monseigneur, à vous qui savez la loi écrite et la non écrite, la sacrée et la profane, par quelle cause, sous l’impression de quelle influence, en vertu de quel droit, un homme que je n’avais jamais vu s’ingère de publier, moi vivant, ma biographie, sans mon consentement et contre ma volonté formelle ?

Lorsque M. de Mirecourt me dépêcha son secrétaire pour me demander des détails sur ma vie privée, je le renvoyai aux registres de l’état civil, au Journal de la Librairie et aux feuilles périodiques. Lorsque ensuite M. de Mirecourt, muni de votre épître, m’honora de sa visite, je l’engageai à me laisser tranquille, et même à quitter son métier de biographe. Sans moyen d’action contre lui, que pouvais-je davantage ?

Mais la morale, qui régit le chrétien aussi bien que le socialiste, la morale, vous le savez, Monseigneur, s’étend plus loin que les garanties du Code. Je vous demande donc encore une fois comment, abstraction faite même de la diffamation, un biographe peut impunément toucher à ma personne ? Cela vous fait sourire, episcope, dont le métier est de surveiller, inspecter, signaler, et censurer le prochain. Attendez-moi un instant, et vous ne rirez guère.

La propriété est inviolable. Sous aucun prétexte il n’est permis d’y poser la main, de l’employer à quoi que ce soit, d’y faire aucun changement, de l’amoindrir, à plus forte raison de s’en emparer, sans la permission du propriétaire. L’art. 675 du Code civil ne permet pas même qu’on y regarde. L’infraction au respect de la propriété donne lieu à une action qui peut aller, suivant la gravité du cas, depuis la simple indemnité jusqu’à la peine afflictive et infamante, jusqu’à la mort.

Voilà ce qu’a fait le législateur civil pour la propriété, pour la chose de l’homme. Et le législateur divin est allé plus loin encore : il a défendu de la désirer ; il a fait de cette convoitise un péché mortel : Non concupisces.

Mais pour le moi de l’homme, on n’y a pas regardé de si près. Il est livré à l’inspection du premier venu, abandonné à l’indiscrétion des biographes, à l’exploitation des libellistes, à l’insulte des zélateurs, armés du glaive de la parole et du stylet de l’écriture, pour la défense de la religion et de l’ordre. Toute licence leur est accordée de s’emparer de ce moi, d’en faire ce que bon leur semble, de regarder au fond, de s’y installer, de le torturer, berner, vilipender, sous réserve de certaines exorbitances dont le magistrat, sur la plainte du patient, se réserve l’appréciation.

D’où vient, je vous prie, cette différence ?

L’existence de tout homme en société se divise en deux parts, étroitement unies, il est vrai : la vie publique et la vie privée.

La première, je vous l’accorde, est du domaine public ; cela résulte de la définition. Attaquez la vie publique, pourvu que la défense soit libre ; je n’ai rien à objecter. Mais la vie privée, à qui est-elle ? Comment le secret de mon intérieur, de mes habitudes, toujours ridicules ou basses par quelque endroit, peut-il être divulgué ? Comment cette divulgation peut-elle devenir une spéculation ? Comment mon âme peut-elle servir d’épave à un entrepreneur de libelles, être vendue à l’encan, comme un esclave ? Quand même ces biographies, illustrations ou charges, ne contiendraient rien de calomnieux, elles sont indécentes : il n’est pas bon, pour la liberté et l’honneur d’un peuple, que les citoyens, mettant en scène l’intimité de leur vie, se traitent les uns les autres comme des valets de comédie et des saltimbanques. Voulez-vous préparer un pays à la servitude ? faites que les personnes se méprisent, détruisez le respect… Qui peut donc justifier une pareille licence ? Vous devez le savoir, Monseigneur, vous qui prêtez parfois la main à de semblables expéditions ?

Qu’un officier de police puisse à toute heure du jour et de la nuit m’arrêter à mon domicile, sur une dénonciation secrète, sur un soupçon, sans déclaration de délit ; qu’on me jette ensuite à Mazas ; que je sois retenu préventivement des semaines, des mois, dans une cellule qui, d’après les principes du droit pénal, ne devrait s’ouvrir tout au plus qu’au condamné ; qu’on me juge ensuite sur les notes d’un agent invisible, avec qui je ne serai pas confronté ; que pour aller plus vite encore on m’expédie sans jugement, clandestinement, à Cayenne ou à Lambessa : c’est une violence qui ne tombe que sur le corps, et qu’explique, sans la justifier, l’état de guerre sociale où nous sommes et le régime de dictature qui en est la conséquence.

Mais la vie privée, mais la conscience dans ses manifestations intimes, insondables, quelle raison d’État peut en autoriser la violation ? Ah ! si vous nous avez ravi l’habeas corpus, laissez-nous du moins l’habeas animam. Après tout, cet arbitraire exercé sur notre chair, témoignage de la puissance d’un principe, nous honore ; qui vous autorise à y ajouter l’infamie ?

Je commence donc par poser ce principe, que je nomme principe de la dignité personnelle, comme fondement de la science des mœurs : Respecte-toi.

Ce principe établi, je dis qu’il a pour conséquence de respecter chez les autres, autant qu’en nous-mêmes, la dignité. La charité ne vient qu’après, bien loin après : car nous ne sommes pas libres d’aimer, tandis que nous le sommes toujours de respecter, et que dignité, comme nous la verrons plus bas, c’est Justice.

Or, pour qui considère nos habitudes de licence, nos goûts de calomnie, notre régime policier, notre esprit d’insolidarité, notre insouciance du bien public, nos inclinations de serfs et de laquais, il est évident que le respect de la dignité individuelle est oblitéré dans les âmes : je ne voudrais que ce seul fait pour conclure que notre société n’a pas de mœurs.

Je généralise donc ma question, et, sans m’occuper davantage de ce qui me concerne, je demande : Comment le respect de la dignité individuelle, qui, d’après la définition que nous avons donnée des mœurs et le préjugé que nous avons de la Justice, devrait être la pierre angulaire de la société, s’est-il affaibli à ce point dans la conscience de notre nation ?

Car il ne s’agit plus ici d’un sacrifice exceptionnel, commandé par le salut public : c’est un système de déconsidération générale, qui, compromettant la dignité de tous les citoyens, compromet celle de la nation tout entière.

Vous dirai-je toute ma pensée, Monseigneur ? Cette explication que je vous demande, il vous est difficile de l’apercevoir : vous la portez sur le front, entre les deux yeux. C’est donc à moi de vous la lire ; réfutez-moi, si vous pouvez, il y va de votre plus précieux intérêt : car, si vous me permettez cette métaphore, qui n’a nullement trait à votre personne, je frapperai le berger, comme dit l’Écriture, et gare le troupeau !

II

Le fait que je dénonce a son principe dans la notion de cet Autre (Étude Ire, p. 83), que la philosophie éclectique nous montre placé derrière la conscience, lui soufflant ses droits et ses devoirs, et que l’imagination plastique des premiers peuples transforma tout d’abord en un sujet externe, animal, soleil ou génie, auteur et gardien de la loi, adoré sous le nom de Dieu.

Le christianisme, venu dans un temps de malheur, a tiré ensuite de ce concept transcendantal toutes les conséquences dont il était gros contre la dignité de l’homme et sa propre estime ; et c’est à son influence qu’est dû le mépris des personnes qui distingue notre société française.

In medias res, comme dit Horace. J’ai posé la question sur un fait : je vais la démontrer par l’histoire.


CHAPITRE II.

Identité de la dignité personnelle et du droit chez les anciens. Subordination de l’idée religieuse

III

Si l’on étudie avec attention le système des institutions sociales chez les anciens, on ne tarde pas à s’apercevoir que ce système reposait tout entier sur deux idées subordonnées : la Justice, qui concernait le sujet humain, dérivant de lui seul, formulée et organisée pour lui seul ; et la Religion, relative à l’être surnaturel, auteur supposé des lois et formules juridiques, d’après la suggestion mystique de la conscience.

Chez les races gréco-latines, qui firent toujours passer le pouvoir religieux ou sacerdotal après le pouvoir politique ou judiciaire, sans les séparer toutefois d’une manière radicale, le Droit fut la même chose que la dignité ou prérogative personnelle ; la Religion était la garantie, la caution, pour ainsi dire, fournie par les dieux, de cette même prérogative, dont la loi, émanée d’eux-mêmes, n’était que la détermination. La dignité, comme la volonté, la liberté, étant indéfinie de sa nature, la Religion intervenait avec ses préceptes pour lui donner des bornes.

Ainsi le Droit, la chose capitale de la société, avait le pas sur le culte, qui lui servait d’étai. La même subordination s’observait entre le magistrat, organe de la Justice chargé de dire le droit, juri dicundo, d’après la formule consacrée, et le prêtre, ministre ou héraut de la garantie divine, chargé d’en découvrir le signe dans le vol des oiseaux et les entrailles des victimes.

La langue latine témoigne vivement de la nature de ces idées, disons mieux, de ces pouvoirs et de leur subordination.

Le droit, en latin jus, est, d’après la définition des auteurs, ce qui est propre ou qui a rapport à chacun, jus est suum cuique tribuere. C’est, en chaque individu pris comme centre d’action, sujet d’inhérence indépendant et souverain, ce qui constitue l’ensemble de sa dignité, soit comme faculté, attribution, prérogative, convenance ; soit comme moyen d’action et de jouissance, apanage, propriété.

C’est ce que rend sensible la série des vocables formés du même radical : jugis, jugum, jungere, juger, juvare, jubere, contracté de jus-habere, juxtà, etc. Dans tous ces mots, le thème ju exprime adéquateté, connexité, continuité, inhérence, juxtà-position, congruence, justesse. Il est absurde de dériver jus, de Jous, Jovis, le même que Ζεὺς ou dies, diù, djoù comme si le droit était la pensée de Jupiter (pourquoi pas de Junon ?), plus absurde encore de faire venir Jovis de Jéhovah.

En français, de même qu’en latin, on dit qu’une chose est juste, qu’elle nous va, qu’elle nous joint, quand elle s’adapte avec précision à une autre pour laquelle elle est faite. Et tel me paraît être le sens primitif de l’allemand recht, traduit plus tard par directum, duquel nous avons fait droit. Recht est ce qui va droit, rectà, comme dit Molière dans Pourceaugnac :

Votre fait
Est clair et net,
Et tout le droit
Conclut tout droit.

De là notre mot droiture, qui cadre si bien avec allures, tournures et mesures, traductions littérales des mots par lesquels le grec et le latin expriment les mœurs. C’est abuser de la métaphore que de prendre texte de semblables expressions pour définir le Droit, comme a fait M. Oudot, Direction de la liberté par l’intelligence.

Pour en finir avec l’étymologie de jus, j’observerai que ce mot est le genre dont les pronoms meum, tuum, suum, sont les espèces, c’est-à-dire qu’il indique le propre de l’homme, sans désignation de personne ; ce que donne à entendre la définition rapportée plus haut : Jus est suum cuique.

De la notion, essentiellement subjective, du droit, jus, dérive celle de la Justice, Justitia, définie par Ulpien : Justicia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi, la Justice est une volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui appartient ; et mieux encore par Cicéron : Justitia est animi habitus, communi utilitate comparata, suam cuique tribuens dignitatem, la Justice est une disposition du cœur, formée par l’intérêt commun, par laquelle nous reconnaissons à chacun sa dignité.

Cette conception latine du Droit, de la Loi et de la Justice, ne laisse place à aucune équivoque : la question assez ridicule, si le droit vient du devoir ou le devoir du droit, n’y saurait naître ; la langue s’y oppose. Le droit pour chacun est ce que suppose sa nature, que réclament son existence et sa dignité ; la Justice est la reconnaissance par chacun de ce droit, que détermine et sanctionne d’ailleurs la Religion, véritable mère de la Loi. Le droit est attaché à l’homme, comme l’attribut au sujet, indépendamment de toute constitution sociale. La loi ne fait que le déclarer, et, au nom de la religion, en commander le respect. Telle est la conception romaine ; c’est au fond celle de tous les peuples.

IV

Ainsi, par son origine et sa base, le droit est tout individualiste, égoïste. L’idée de mutualité ne s’y rencontre pas : elle est remplacée par le commandement divin. Le respect du droit d’autrui, d’après cette théorie, ne vient pas en moi de la même source que le sentiment de ma propre dignité ; il vient d’une autre cause. En réalité, l’homme ne connaît qu’un droit, qui est le sien ; il ne soupçonne le droit en autrui que grâce à la religion. La personnalité est ici prédominante ; qui s’en étonnerait ? L’homme connaissait la société et les dieux depuis trop peu de temps pour avoir pu s’oublier lui-même ; il ne comprenait que son droit, sa dignité propre, deux termes pour lui synonymes, comme le montre la définition de Cicéron, et comme on le voit par le rapprochement des radicaux, δίκη, justice, dignitas, dignité.

Dans ces conditions, peut-on dire que la Justice existe ?

Est-ce de la Justice que ce sentiment postiche, inspiré par la crainte des dieux et dans l’intérêt général, communi utilitate comparata, de respecter le droit d’autrui comme le sien propre ?

Ce n’est pas rien assurément que cette sanction d’un pouvoir supérieur, pris à témoin et comme garant du droit de chacun, protecteur de la dignité de tous, dans les limites posées par la loi, c’est-à-dire par les paroles ou formules sacrées (lex de lego, je parle). Et nous pouvons soupçonner déjà que la contemplation du surnaturel trahit quelque chose de naturel qui ne se montre pas encore, mais qui apparaîtra sans doute à fur et mesure de l’éducation des âmes et du progrès de l’humanité.

Mais, quelque espoir que nous en concevions pour l’avenir, la religion, symbole de la Justice, n’est pas la Justice. Elle la supplée, que dis-je ? elle implique sa négation, puisqu’elle la remplace ; et vienne le jour où, la critique ayant soufflé sur la foi, la religion sera écartée, la Justice sera perdue, et la morale, et la société avec elle.

Mais ne devançons pas les événements.

Chez tous les peuples, le Droit se pose, au début, comme dignité personnelle, placée sous l’égide de la religion, et la Justice est le respect de ce Droit. C’est ainsi que les voyageurs l’ont retrouvée chez les sauvages de l’Océanie. Le tabou est la consécration publique des personnes et des objets que l’on veut préserver de toute atteinte en les affranchissant du risque de guerre et du commun usage. Dans une superstition d’anthropophages se découvre l’origine de la Justice et des lois.

Qu’est-ce maintenant que cette religion ? Qu’on me permette encore une étymologie : c’est dans les mots que se trouve la raison des mœurs, le secret des croyances et la clef de l’histoire.

V

Le mot religion, sur lequel on a débité et l’on débite encore tant de fadaises, ne signifie pas lien ou liaison, comme l’ont cru à première vue les étymologistes, qui se sont empressés de faire la religion synonyme de sociabilité. Religio, religare, relier, cette homonymie fait fureur. Depuis le 2 décembre, date apparemment de notre renaissance religieuse, je l’ai rencontrée plus de trente fois. Elle est devenue, pour beaucoup de gens sans religion, un argument décisif en faveur d’une religion ou réligation nouvelle. Mais, je le répète, ni le mot religion ne signifie lier, ni la chose qu’il exprime n’est l’union ou la communion des âmes, bien que la religion ne se conçoive guère sans une foi commune et un signe de ralliement. Les anciens étaient fort peu socialistes. La religion, quoiqu’elle recommandât la Justice, parfois même la charité, n’était nullement en eux une inspiration de la philanthropie ; et c’est avec peu d’intelligence que les nouveaux mystiques, pour faire passer leurs théories sociétaires, ressassent une idée qui n’exista jamais que dans leur cerveau, et qui prouve tout juste que la religion est morte, l’inintelligence du vocable indiquant la mort de l’idée.

Religio, ou relligio, dont le radical lig reparaît dans p-lic-are, f-lec-tere, supp-lic-are, ployer, courber, et par dérivation, lier, est un vieux mot qui veut dire inclinaison du corps, révérence, courbette, génuflexion. On s’en servait exclusivement pour désigner l’hommage de l’homme à l’autorité divine. Les auteurs latins ne le prennent jamais dans un autre sens. La question méritant d’être éclaircie, je citerai quelques textes.

Relligio deorum est une expression courante, qui évidemment ne signifie pas l’association ou la république des dieux, dont les hommes ne s’inquiétaient guère, mais bien le respect des dieux, qui, pour les raisons que j’ai dites, leur importait beaucoup plus.

Quand le mot relligio est employé seul, le génitif deorum est toujours sous-entendu, comme dans ce vers :

Tantum relligio potuit suadere malorum !
Tant la religion put conseiller de crimes !

Le poëte parlant d’une guerre religieuse et des massacres qui l’accompagnèrent, il est clair que la religion ne se peut prendre pour le lien social ; il veut dire le fanatisme de la divinité.

Par la même raison, religio hominum, religion des hommes, ne se dit point, ne se rencontre nulle part : c’est une contradiction.

César, guerre des Gaules, lib. vi, n. 16, écrit : Natio est omnis Gallorum admodum dedita religionibus. « Toute la nation des Gaulois est excessivement adonnée aux religions. » Et comme exemple, il cite les sacrifices humains, dans lesquels le principe social n’a rien à faire.

Cicéron, Pro Cluentio, n. 194 : Mentes deorum possunt placari pietate, et religione, et precibus justis. « La colère des dieux peut être apaisée par la piété, la religion et d’humbles prières. » Aussi les Romains n’y manquaient pas. Dans tous les événements, heureux ou malheureux, qui intéressaient à un haut degré la république, le sénat ordonnait des révérences, supplicationes : c’est le mot officiel, synonyme de relligiones. Ce n’est pas d’aujourd’hui que sont inventés les Te Deum.

C’est d’après cette acception du mot relligio, que Cicéron, De leg, n 26, justifie contre les mages disciples de Zoroastre la coutume d’élever des temples à la Divinité :

« Nous savons fort bien, dit-il, que l’esprit de Dieu est partout, ubicumque diffusum ; mais nous croyons, nous autres grecs et Latins, que cette coutume ajoute à notre piété et impose un respect salutaire, religionem utilem, aux villes : car, comme l’a dit avec une si haute raison Pythagore, la piété et la religion envers les dieux ont d’autant plus d’influence sur nos âmes que nous contemplons de plus près leurs simulacres. »

En effet, on ne salue guère que les gens qu’on rencontre : le mot de Pythagore est d’une grande sagesse.

Virgile, Æneid., lib ii, v. 188 :

Neu populum antiqua sub relligione tueri.

Le cheval de bois, dit Sinon, ayant été construit par l’ordre de Calchas en remplacement du Palladium, les Grecs lui donnèrent cette dimension gigantesque afin qu’il ne pût être introduit dans la ville et protéger le peuple, comme auparavant, sous son antique religion. La religion du symbole est mise pour la religion de la divinité.

Ibid., v. 715 : Énée donne rendez-vous à ses compagnons sous un vieux cyprès, respecté par la religion des ancêtres :

_____________Antiqua cupressus
Relligione patrum multos servata per annos.

Ibid., lib. viii, v. 349 : Dès le temps d’Évandre, la religion du Capitole rendait craintifs les paysans :

Jam tum relligio pavidos terrebat agrestes.

Impossible de voir dans tous ces passages la moindre idée de lien social.

Ibid., lib. xii, v. 176-193 : Serment d’Énée, avant de combattre Turnus. Il invoque tous les dieux connus et inconnus, toute religion de l’air et toute divinité de l’océan :

______________Quæque letheris alti
Relligio, et quæ cæruleo sunt numina ponto.

La synonymie établie dans ce vers entre numen et relligio prouve ce que j’avance, que ce dernier mot ne s’entendait que des dieux, dont il marquait spécialement et par excellence la respectabilité. On disait aux dieux, en leur parlant : Vestra Relligio, comme nous disons à un prince : Votre Majesté.

Quel est Énée lui-même ? Avant tout un héros religieux, le digne auteur du peuple romain, le digne aïeul des Césars, pius Æneas. Toute l’Énéide est le développement de cette idée, dont la politique d’Auguste et la constitution de Rome est le commentaire. M. Granier de Cassagnac (Histoire des classes ouvrières) s’est trompé dans l’interprétation qu’il donne du mot pius, et les passages qu’il cite suffisent pour le convaincre. Pius est un superlatif de religiosus ; il signifie respectueux jusqu’au dévouement, jusqu’au sacrifice. De là le verbe piare, dont nous avons fiait expier. Que Turnus périsse, dit Junon au xe livre de l’Énéide, et que son sang dévoué satisfasse à la vengeance des Troyens :

Teucrisque pio det sanguine pœnas.

Il s’agit là d’un dévouement à la façon de celui de Curtius. C’est pour cela que le mot pius, pietas, sert à exprimer l’affection filiale et la tendresse paternelle. Dans la paternité, dit Tertullien, ce qu’il y a de plus doux n’est pas l’autorité, c’est la piété : Gratius est nomen pietatis quam potestatis. Les passages de Papinien et des Pandectes expriment la même idée.

Suétone remarque de Tibère, 69, qu’il était circa deos negligentior, quippe addictus mathematicæ, persuasionisque plenus cuncta fato agi, « très-négligent des dieux, adonné qu’il était à la magie, et plein de l’idée que tout est gouverné par le destin. » Ne semble-t-il pas que Suétone continue la pensée de Virgile, en marquant l’abîme qui séparait le religieux, le pieux Auguste, de son indévot successeur ? En effet, si tout arrive fatalement, les dieux sont inutiles, et leur religion une duperie.

Un dernier exemple. Tite-Live, lib. v, c. 21 et 28, raconte que Camille, assiégeant une place, avait promis à l’Apollon de Delphes le dixième du butin. Les envoyés qui portaient l’offrande ayant été, pendant la traversée, pris par des pirates et conduits à Lipara, la part du dieu allait passer aux mains des corsaires, quand le chef remontra aux siens qu’ils feraient mieux de s’abstenir d’un objet consacré, et de renvoyer libres les messagers romains. Tant, ajoute l’historien, il sut pénétrer la multitude d’une juste religion, justa religione implevit. Le droit des gens n’existant pas pour des pirates, il n’y avait que la considération des dieux qui pût les décider à un tel sacrifice. Où diable, aurait dit Molière, la religion va-t-elle se nicher ?

J’ai rapporté tout à l’heure la synonymie de pius et de religiosus. En voici une autre qui répand sur la question un nouveau jour : c’est celle de relligio et timor, verecundia, reverentia, la crainte. D’où provenait ce respect particulier de l’homme pour la Divinité ? D’un sentiment de crainte, ainsi que Lucrèce l’a dit dans ce vers :

Primus in orbe Deos fecit timor…
« C’est la crainte qui a fait les dieux dans le monde. » Seulement Lucrèce se trompait en rapportant cette crainte à

une impression physique : elle était l’effet du sentiment de Justice qui, dans toute âme neuve, n’est pas sans un mélange de terreur. Virgile est bien plus dans la vérité que Lucrèce quand il dit :

Si genus humanum et mortalia temnitis arma,
At sperate deos memores fandi atque nefandi ;

« Si vous méprisez le genre humain et les armes mortelles, croyez qu’il est des dieux qui se souviennent du crime et de la vertu ! » La crainte et le respect, en grec et en hébreu, de même qu’en latin, s’expriment par le même mot ; rapporté à Dieu, ce mot est synonyme de religion. Tout le monde connaît cette parole du psalmiste : La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse : initium sapientiæ timor Domini.

VI

Le mot relligio étant le seul qui ait pu prêter à l’équivoque, il est inutile de chercher dans les autres idiomes des témoignages. Partout l’analogue de religio signifie marque de respect, adoration, piété, dévotion, culte ; ou bien chose sacrée, cérémonie sacrée : ce qui revient au même. Le grec dit προσκύνησις, prosternement, qui répond à relligio ; εὐσεβεία piété, l’équivalent de pietas ; ἱερα, ἱερεὒς, sacrifices, prêtre, en latin sacra, sacerdos. L’hébreu parle absolument de même : hischthahhaoth, ou hischthahhaouïah, marque ta prostration religieuse. « Tu ne leur rendrais pas de religion, » dit le Décalogue, parlant des dieux étrangers : lo thischthahhaouch. La Vulgate traduit : No adorabis ea, ce qui, au point de vue de la corrélation étymologique, manque d’exactitude. L’adoratio est le baiser jeté du bout des doigts à l’idole ; il eût fallu, si le verbe avait été usité dans ce sens : Non religabis te coram eis. Quant à pietas, εὐσεϐεἲα, il a pour correspondant hébreu khesed, que la Vulgate traduit tantôt par sainteté, tantôt par miséricorde. — Ps. iv, 4 : Sachez que Jéhovah protège ses dévots ; Vulg. : Scitote quoniam mirificavit Dominus sanctum suum, khasid lo. Ps. xi, 2 : Sauve-moi, ô Dieu, car il n’y a plus de religion ; Vulg. : Salvum me fac, quoniam defecicit sanctus, khasid. II Paral. vi, 42 : Souviens-toi des dévotions de David, grand faiseur de révérences, comme on sait, khasdeï. La Vulgate, qui a perdu le fil de l’idée, porte : Memento misericordiarum David.

C’est du mot khasid, piété, dévotion, que furent nommés les Hassidéens, espèce de mômiers juifs, que la religion rendait d’autant moins sociables.

Du reste, et quelque intimité qu’il y ait dans l’hébreu entre la religion et la loi, elles ne se confondent pas. En vertu de la religion, khasid, qui lui est due, Jéhovah impose à Israël l’observation de son pacte, pactum, fœdus, testamentum, en grec διαθήκη, en hébreu berith, dont le sens radical indique le sacrifice qui présidait, chez les anciens, à la conclusion des traités et à la promulgation des lois. Autre chose est d’après la Bible la religion de Jéhovah, et autre chose son pacte. C’est à tort que Bergier, et Mgr Gousset après lui, ont confondu ces deux termes, et qu’ils ont dit, d’après la fausse étymologie de relligio, que la religion est l’alliance de l’homme avec la Divinité.

Les écrivains du siècle de Louis XIV s’expriment comme les Latins, les Grecs, les Hébreux.

« Toute religion, dit Labruyère, exprime une crainte respectueuse de la Divinité. »

Tout ce qui compose le culte des dieux (cultus, de colere, cultiver, parer, honorer, religionner) se déroule en une série homogène : offrandes, sacrifices, libations, prières, hymnes de louanges, invocations, propitiations, purifications, pardons, expiations, vœux, processions, feu sacré, eau lustrale, consécrations, statues, temples, etc. Faites de la religion le lien ou l’alliance sociale, et tout cela devient inintelligible, absurde.

Pour achever la démonstration, disons enfin que, parallèlement aux formes et cérémonies du culte, le droit avait aussi ses formules, qui pour être moins pompeuses n’en tenaient pas une moindre place dans l’existence du père de famille et du citoyen : comme si, en réglant ce qui convient à la dignité des dieux, le législateur n’avait fait que préluder au règlement de la dignité de l’homme ; comme si religion n’était que la forme mystique de la Justice, ou la justice la réalité de la religion.

VII

Le respect est donc l’élément de la religion, il est toute la religion. À quelles conditions peut-il exister ? Suffit-il d’ériger une statue, un signe quelconque, et de dire, comme Aaron ou Jéroboam : Israël, voilà tes dieux, pour que le peuple se prosterne et adore ? Bien fou qui le croirait. Les prêtres des différents cultes ont l’habitude de s’accuser les uns les autres et de se reprocher leur idolâtrie : cette calomnie mutuelle prouve simplement qu’ils ne se connaissent pas.

L’homme n’accorde de religion à rien de ce qui tombe sous les sens. Une divinité visible, tangible, mesurable, est une contradiction.

Le Dieu, protecteur du droit, que toute multitude placée dans des conditions favorables tend à se créer, et dont le prêtre n’a plus ensuite qu’à fabriquer le symbole ou l’idole, ce Dieu n’est d’abord autre chose que l’Essence, supposée réelle quoique invisible, de ce qui apparaît à cette multitude, à l’instant où se fonde le culte, comme bien suprême et principe tout-puissant, être souverain. En qualité de souverain être, cette Essence, que l’entendement conçoit par-delà le phénomène, et que l’imagination revêt bientôt d’une âme, d’un moi, d’une figure, devient ensuite sujet ou substratum de la Justice : c’est à elle, en conséquence, que le croyant adresse ses révérences et ses vœux.

Ainsi, après la religion d’Ormuz ou de la Lumière intelligible, symbolisée par le feu, il y eut la religion d’Osiris, ou de la Vie, symbolisée par le bœuf et les autres animaux ; puis la religion de la Beauté, qui fut sous le nom d’Aphrodite celle des Grecs ; puis la religion de la Famille, célébrée à Rome sous le nom de Vesta ; puis la religion du Christ, c’est-à-dire de la Rédemption ou de la Liberté. On connaît encore la religion de la Force, Thor ou Hercule ; de la Richesse, Mammon, Ops ou Jéhovah, etc. Toutes ces religions ne sont que des réalisations de concepts, servant à exprimer, selon le sentiment des peuples divers, soit le souverain bien, soit la souveraine puissance ou la souveraine sagesse, lesquelles souverainetés sont prises ensuite pour protectrices des sociétés qui se dévouent à elles, et considérées en conséquence comme sources du droit et gardiennes de la vertu.

Supposons qu’aujourd’hui, le christianisme écarté, il reste dans les âmes assez de sentiment religieux et de force poétique pour faire convoler le peuple en une foi nouvelle, et que l’idée de cette foi soit le Progrès, par exemple la Femme libre, ou toute autre fantaisie produite par le courant de l’opinion : il ne manque pas de sectes, au moment où j’écris, qui aspirent à traduire en dogme théologique les éléments plus ou moins obscurs de leur illuminisme.

D’abord la religion, ainsi déterminée dans son idée, se poserait comme simple affirmation de cette idée, puis en vertu de la tendance de l’esprit à chercher la réalité ou le substratum de ce dont il a l’idée, on se demanderait quelle est la cause dont les effets apparents donnent lieu à l’idée, quel est le sujet de cette cause, quelle en est l’essence, quels en sont les attributs. Enfin, l’importance accordée à l’idée comme principe théorique s’attachant au sujet qui la fournit, et prenant la forme du respect, de la crainte ou de l’amour, on aurait du même coup le dieu et le souverain, toutes les conditions transcendantales de la Justice.

C’est ainsi que nous voyons tous les jours des novateurs, athées hier ou panthéistes, retomber insensiblement dans la religion, et affirmer : 1o un Dieu, c’est-à-dire une essence de la nature et de l’humanité, idéale, incompréhensible et indémontrable, et comme telle, sainte et respectable ; 2o une Foi, c’est-à-dire un ensemble de dogmes métaphysiquement déduits de la conception première, à ce titre supérieurs à l’expérience et à la raison ; 3o une Immortalité, car, comme nous aurons occasion de le faire voir, si le sujet de la Justice est Dieu, la sanction morale est également Dieu, en qui dès lors s’accomplit la destinée de l’homme.

Je reviendrai sur cet intéressant sujet de la constitution des dieux et de leur haute juridiction : il suffit quant à présent d’avoir marqué, d’une façon authentique, le rapport qui unit la Religion et la Justice.

Déjà l’on voit que la première n’a pas de raison d’être sans la seconde : la théologie en convient elle-même. C’est pour notre justification que le Christ, le Fils de Dieu, s’est fait homme, qu’il a souffert la mort, et institué son Église. Déjà l’on pressent que la religion pourrait bien n’être qu’une mythologie de la Justice : car si la première est respect, la seconde est dignité, et il suffit pour les identifier de supprimer l’intermédiaire, que l’une pose comme auteur et garant de l’autre. Mais cette identification exige des siècles, et nous ne sommes qu’aux débuts de l’hypothèse.

En résumé, la société antique comprenait deux choses : d’abord le droit de l’homme, dignitas, jus, qui s’exprimait par la manifestation de ses prérogatives, la distinction du tien et du mien, et n’impliquait aucune révérence. Devant l’homme, l’homme restait debout ; il saluait de vive voix, ave, et ne s’inclinait pas. Il y avait ensuite le respect des dieux, relligio, qui se manifestait par l’agenouillement, signe d’infériorité, et avait pour objet d’obtenir, par la crainte de ces invisibles essences, le respect du droit, c’est-à-dire d’inculquer la Justice.

L’homme de l’antique Italie, d’ailleurs si religieux, faisait ainsi du droit la chose principale, de la religion l’accessoire. Bien mieux, la religion servant à consacrer le droit faisait elle-même partie du droit, c’est-à-dire du privilége ou de la dignité patricienne ; elle en constituait, pour ainsi dire, la première division. De là la double expression de droit divin et droit humain, pour exprimer le privilége de la consécration religieuse, sans laquelle la prérogative individuelle restait comme non avenue. De là aussi la définition que Modestin donne du mariage, juris humani et divini communicatio, participation du droit humain et divin, pour dire que l’épouse partageait toutes les prérogatives, civiles et religieuses, de son mari. Cette subordination, très-réelle, de l’élément religieux à l’élément juridique, n’était pas dans la pensée du législateur peut-être ; elle était dans l’institution. L’humain, dans ce système, l’emportait sur le divin ; et la religion n’ayant sa raison d’être que dans la Justice, le sacerdoce n’était aussi qu’une attribution du magistrat.


CHAPITRE III.

Exaltation et déchéance de la personne humaine chez les anciens.

VIII

Ce n’est pas à vous, Monseigneur, théologien et jurisconsulte, qu’il est besoin de démontrer qu’une pareille conception de la Justice et de ses garanties ne pouvait donner lieu à une théorie exacte et à une constitution durable. À quelque point de vue qu’on se place, que l’on envisage ce système du côté de l’homme ou du côté des dieux, la loi est scindée ; la Justice, qui devrait exprimer la fraternité et l’union, est établie sur un double antagonisme.

On commence par supposer que l’homme ne doit rien à l’homme, qu’il n’en dépend pas, qu’il n’a rien de commun avec lui, que leurs droits respectifs n’ont entre eux rien de connexe et de solidaire. Le droit est tout individuel, unilatéral, univoque. Il ne se complique par lui-même d’aucun devoir, il n’a rien de social. Si bien que pour rendre l’homme à l’homme respectable on est obligé de créer entre eux un autre respect, le respect de la Divinité.

Une telle combinaison ne soutient pas l’examen. Si le droit est primitivement dans la personne humaine, s’il constitue son apanage, comment ce droit ne peut-il aller jusqu’à se reconnaître en autrui ? Comment l’homme est-il incapable de faire droit à l’homme ? À quoi bon cette garantie fantastique des puissances célestes ? N’est-il pas à craindre que tôt ou tard, la philosophie attaquant la foi, la fierté virile fasse table rase de la religion ? Alors, si le droit ne sait trouver dans le droit sa propre sanction, que devient la Justice ? Et si la Justice périt, que devient la société ?

Que si l’on prétend au contraire qu’à Dieu seul il appartient d’attester la loi, de la garantir et d’en procurer l’observance, qu’ainsi le sentiment que chacun a de son droit ne devient respect du droit des autres que par un effet de la religion, il faut dire que la Justice est en nous une prétention sans fondement, et que l’homme est le vassal de la Divinité. Dès lors c’est la dignité humaine qui est en péril, et de nouveau la religion s’en allant, adieu la Justice et la société.

Impossible d’échapper à ce dilemme. Toute cette jurisprudence doublée de religion est comme une épée que les uns se flattent de faire tenir debout sur le pommeau, les autres sur la pointe, et qui perd toujours l’équilibre.

L’histoire confirme pleinement cette critique.

IX

La société gréco-romaine élevait haut la personne : là est sa gloire. Dans la théologie qu’elle s’était faite, une sorte de consanguinité unissait les hommes et les dieux ; ils traitaient pour ainsi dire de famille à famille, de puissance à puissance. Dans l’Iliade, tous les malheurs des Grecs viennent de la colère d’Achille, à qui Agamemnon a perdu le respect, ἠτιμῄσεν, devant l’armée. Les dieux s’interposent pour réconcilier les deux chefs ; mais l’Olympe se divise à son tour ; une partie se déclare pour les Grecs, l’autre pour les Troyens. Homère, le chantre de ces individualités susceptibles, devient le théologien, le législateur des Grecs. Chaque ville, chaque tribu choisit un Immortel, avec qui elle se lie comme par un contrat. Les rois descendent de Jupiter ; Jupiter est la souche commune de laquelle sont issus les dieux et les héros. Quelle exaltation d’amour-propre devait exciter chez les Hellènes cette merveilleuse épopée dont le pivot, l’idée unique est le respect, l’honorabilité de la personne !……

On trouve dans la Bible des idées analogues. Jéhovah n’engendre pas, à la vérité ; mais au-dessous de lui est une chaîne d’élohim qui se lie, sans solution de continuité, au genre humain. — Je vous le dis, s’écrie le Psalmiste, vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut : Ego dixi : dii estis, et filii Excelsi omnes. Cela se prenait, au temps de David, un peu plus au positif que dans la théologie chrétienne. Le psaume VIII, que je suppose du temps des Juges, est un chant de triomphe, où le poëte, après avoir salué la grandeur incommensurable de Jéhovah, célèbre en vers magnifiques la quasi-divinité de l’homme :

« Quand je contemple ta gloire, ce ciel œuvre de tes doigts, cette lune et ces étoiles que tu as créées, je me dis : Qu’il est grand le mortel, que tu te souviens encore de lui ! le fils d’Adam, que tu le visites ! Tu l’as placé un peu au-dessous des dieux, elohim ; tu l’as couronné d’honneur et de gloire, et tu l’as établi sur les œuvres de tes mains. »

Ne semble-t-il pas que l’homme ne se donne un Dieu que pour grandir d’autant sa propre nature ?

La cité latine est empreinte du même esprit. Romulus est fils de Mars, les Jules descendent de Vénus, Numa est l’époux d’Égérie. Mais, sans parler de cette mythologie, quelle histoire que celle de Coriolan insulté par le peuple, et que Rome vaincue ne peut fléchir qu’en lui opposant la dignité de Véturie, sa mère ! Tite-Live, écrivant sous Auguste, et faisant de la morale patriotique, a dénaturé la tradition. Selon l’idée antique, le patricien offensé et proscrit ne devait rien à personne. Il portait en lui sa patrie ; la seule loi de laquelle il relevât était sa prérogative, sa dignité. Coriolan est inflexible, parce qu’il est dans son droit. Ni la majesté du peuple, représenté par les députés ; ni la religion des dieux, présente à ses yeux dans le cortége des prêtres, n’ébranlent son courage. Il ne cède que lorsque sa mère, qu’il cherchait dans la foule des matrones, unissant sa destinée à celle de la ville, lui dit en le repoussant : « Je n’embrasse pas celui qui veut me faire esclave !… » Mais en cédant à sa mère Coriolan ne cède qu’à lui-même : ce n’est pas un citoyen qui s’incline devant l’inviolabilité de la patrie ; c’est un proscrit qui fait grâce aux proscripteurs en considération de sa famille. La fierté de la mère eut raison de l’orgueil du fils, non pas en le combattant, mais en s’identifiant avec ses ennemis. Ces deux âmes se comprenaient l’une l’autre. Qui les comprit jamais dans nos écoles ?

Ce sentiment profond de la dignité personnelle, qui sous la république avait brillé de tant d’éclat, on le retrouve, mais avec une teinte de résignation auparavant inconnue, sous la tyrannie des Césars. Lisez Tacite : ses sombres annales sont pleines de récits de suicides accomplis pour échapper à l’insulte des despotes. Ce que le Romain craignait le plus n’était pas la mort, c’était l’outrage dans le supplice, ne illuderet. Avec quelle complaisance il raconte les derniers moments d’Othon, et l’enthousiasme que produisit sur le soldat cette noble et digne fin !

« Vers la chute du jour, mourant de soif, il prend pour tout réconfort une gorgée d’eau froide. Puis il se fait apporter deux poignards, en choisit un, qu’il place sous son oreiller, et s’endort d’un paisible sommeil. À l’aube, il se perce le cœur, jette un cri et expire. On se hâta de l’enterrer comme il l’avait recommandé, de peur que sa tête ne fût coupée et livrée aux outrages. Le corps fut porté par les gardes prétoriennes. Fondant en larmes, elles célébraient ses louanges et lui baisaient les mains. Quelques soldats se tuèrent sur son bûcher, non qu’ils se sentissent coupables et qu’ils eussent peur, mais par émulation de bravoure et amour de leur prince. Dans les camps, à Bedriacum, à Plaisance, partout sa mort recueillit le même tribut d’admiration et d’éloges. »

Tacite ajoute : « Un monument simple fut élevé à Othon : il restera ! » On dirait qu’après la lâche et misérable fin de Néron, après les atrocités exercées sur le cadavre de Galba, ayant à raconter bientôt le supplice ignominieux de Vitellius jeté aux gémonies, l’historien de cette horrible époque éprouve comme une consolation romaine du trépas d’Othon, mort avec honneur et en homme libre.

Tout le système romain était fondé sur ce principe de la dignité patricienne.

« Chacun, dans la Rome aristocratique, prenait rang pour son talent et son labeur (solertia, industria) : chevalier, s’il n’avait que de la fortune ; patricien, s’il n’avait que de la naissance ; sénateur, s’il avait rempli une chaise curule ; odilitius, prætorius, consularis, censorius, triumphalis, selon les honneurs qu’il avait obtenus. C’est ce que la langue parlementaire des Romains nommait la dignité d’un homme. » (Franz de Champagny, les Césars, t. Ier.)

Les priviléges de la dignité romaine étaient : l’exemption de la prison, de la torture, de la peine capitale, des charges publiques ; le droit du mariage, du testament, la puissance paternelle, le domaine de propriété, etc.

Le droit personnel engendrait ainsi le droit réel : de là vient que le plébéien ne pouvait s’élever à la propriété ; il n’avait que la possession.

Le but des nations vaincues, leur effort constant, était d’obtenir le droit aux honneurs, la Justice ; mais la censure était là qui les refoulait et maintenait la pureté de la race et de la constitution.

De ces mœurs énergiques, dont le christianisme a éteint jusqu’à l’idée, naquit le stoïcisme, formule suprême de l’antique vertu, qui fleurit surtout parmi les nourrissons de la Louve, et compte dans ses rangs tout ce que les siècles postérieurs virent paraître d’âmes fortes et d’inflexibles caractères.

Mais, il faut le redire, quelque altière que fût cette institution, elle ne pouvait donner lieu à une véritable Justice, et la société antique ne tarda pas à s’en apercevoir. Au fond, malgré les belles sentences et les actes d’héroïsme dont les auteurs abondent, la morale des anciens, avec ses quatre divisions cardinales, Prudence, Justice, Force et Tempérance, est une morale d’individualisme, incapable de faire vivre une nation. Pendant quelques siècles, les sociétés formées par le polythéisme eurent des mœurs : elles n’eurent jamais de morale. Et l’absence d’une morale solidement établie en principes réagissant sur la pratique, les mœurs elles-mêmes finirent par disparaître. Ce n’était pas tout, vraiment, que d’inspirer à un Alcibiade et à un Lysandre, à un Coriolan et à un César, une haute opinion de leur dignité ; il eût fallu leur apprendre encore à déduire du même principe les règles de la Justice universelle : or, la société polythéiste n’en avait tiré que des lois d’exclusion et de privilége.

C’est ce qui résulte, non-seulement des faits trop bien constatés de l’histoire grecque et latine, mais encore de la réaction que souleva, parmi les philosophes et les hommes d’État, l’exagération odieuse de la personnalité.

X

Les nobles Doriens, conquérants du Péloponèse, avaient donné l’exemple du brigandage : ce fut justement parmi eux que naquit la répression. Lycurgue fit de Sparte une communauté.

Pythagore après lui, et Platon ensuite, font consister la perfection de la République en ce que personne n’ait rien à soi, ne s’appartienne même pas.

Aristote professe les mêmes maximes : il dit que chaque citoyen doit se persuader que nul n’est à soi, mais que tous sont à l’État.

Cicéron, témoin des luttes civiles que faisait naître le débordement de la personnalité aristocratique, regarde l’amour de la patrie comme le premier des devoirs, et il en fait naître tous les autres.

Ces idées, devenues depuis lieux communs, étaient alors nouvelles : il faut donc admettre que jusque-là la société avait reposé sur un principe contraire.

Alors se propagea dans les masses cet esprit de centralisation du pouvoir et d’écrasement des volontés qui, sorti du cerveau de quelques penseurs, devait finir, en Italie comme en Grèce, par engendrer le despotisme. Les Césars ne furent que les successeurs d’Alexandre et de ses héritiers, lesquels à leur tour n’avaient fait qu’appliquer, comme Épaminondas, Phocion, Philopœmen, avec plus ou moins de bonne foi, les leçons des philosophes.

Alors l’Europe individualiste, qui avait vaincu l’Orient absolutiste dans les guerres médiques ; qui dans l’héroïque Hellade avait créé la philosophie et les arts, et dans la sévère Italie fondé le droit ; l’Europe, en dépit de son génie, devint une contrefaçon de l’Orient. Ce n’est pas tout à fait ce qu’avaient demandé les philosophes ; mais c’en fut l’équivalent. Toute volonté doit s’incliner devant la volonté générale, avaient dit les théoriciens ; et il se trouva que la volonté générale n’était autre que celle de l’Empereur, maître absolu, comme les rois d’Orient, de la terre et des hommes.

XI

Quelques écrivains de l’école catholique se sont prévalus de cette réaction pour en induire que l’antiquité n’avait eu aucune connaissance du droit naturel ; que sous l’influence du polythéisme la liberté individuelle était sacrifiée, la conscience esclave, et qu’avec le christianisme seulement avait commencé l’émancipation de la personne. Et chose étrange, ce serait, à les entendre, l’insuffisance du polythéisme qui aurait été la cause de cette servitude générale.

« L’homme, dit M. Huet, est né pour s’appartenir sous la direction supérieure de la raison éternelle ou de Dieu ; il ne va pas tout seul et par soi, n’étant point l’être absolu. Vient-il à rejeter Dieu, son soutien intérieur et nécessaire ? incapable de se conduire, il cherche, il mendie des appuis au dehors ; il s’aliène, se livre à l’État, chargé de penser et de vouloir pour lui. L’État fait office de Dieu. C’est ce qu’on vit sous le paganisme : la domination des anciens États sur l’homme fut une forme de l’idolâtrie. » (Règne social du Christianisme, p. 72.)

Un autre, M. Bordas-Demoulin, cité par le précédent :

« La piété, la justice, la vertu étaient l’obéissance à la volonté du législateur. Le Juif ne s’informait point de ce qui était bon et mauvais en soi, mais de ce que Moïse avait dit. Ainsi agissait le Gentil touchant sa législation ; et Lycurgue, Numa, Solon… » (Lettre à l’archevêque de Paris sur les droits des laïques et des prêtres dans l’Église.)

C’est confondre les époques, et raisonner comme celui qui, prenant les fantaisies de la multitude pour l’esprit de la Révolution, soutiendrait qu’en 1789 et 1848 l’idée de liberté n’existait pas, et que l’empire l’a fait naître.

M. Franz de Champagny, catholique comme MM. Huet et Bordas-Demoulin, mais qui avait à déprimer le paganisme sous un autre point de vue, les réfute en ces termes :

« La morale philosophique de l’antiquité est presque toujours égoïste ; elle rapporte à nous-mêmes tous nos devoirs. C’est pour lui-même, c’est pour sa propre dignité, c’est pour son orgueilleuse satisfaction qu’elle forme et qu’elle conseille le sage. Tous les devoirs, ou à peu près, sont des devoirs de respect envers soi-même. Le sage sans doute doit être juste envers autrui, parce que l’injustice troublerait l’équilibre de son âme et l’enlaidirait à ses propres yeux ; le sage doit être juste, mais il n’a pas besoin d’aller au delà. »

« Les devoirs sont tous renfermés par Cicéron dans la Justice et l’honnêteté ; l’honnêteté est justement ce culte de soi-même, ce maintien de sa dignité propre, auquel l’antiquité attachait une importance si singulière. » (Les Césars, t. II, p. 431 et 432.)

Où, demanderai-je à M. de Champagny, les moralistes de l’antiquité avaient-ils pris leur doctrine, leur idéal ? Dans la tradition, sans doute. Donc si cette tradition engendra une morale d’égoïsme, c’est qu’elle avait eu son point de départ, dans des institutions favorables à l’exaltation de la personnalité. Platon, dans ses dialogues, critiquant la démocratie de son temps, ne cesse de préconiser les anciens. Or, qu’étaient-ils, ces anciens ? Des nobles, des aristocrates.

L’histoire entière de Rome et de la Grèce, depuis les temps fabuleux, est d’accord avec M. de Champagny : c’est l’histoire de la personnalité humaine, ou, comme rappelèrent les anciens, de l’héroïsme, de ses hauts faits, de ses fondations, puis, par la cause que j’ai rapportée, de sa corruption et de sa chute. La tyrannie est relativement moderne : elle est née de la démocratie insurgée partout, vers le vie siècle avant Jésus-Christ, contre l’esprit nobiliaire. Elle s’affaiblit bientôt, à la suite de la grande guerre médique ; après quoi les excès de la démagogie poussèrent de nouveau les esprits vers un système d’autorité concentrée et amenèrent la domination macédonienne.

La même chose arriva pour l’Italie. À l’antique patriciat, dont le type héroïque est Coriolan, succéda une démagogie écrasante, qui se résolut presque aussitôt en empire. Il est même à remarquer que le nom d’imperator qui servit à désigner la nouvelle autorité, est la traduction du grec τυραννος ou τυρανος, tyran, c’est-à-dire commandant, patron, maître.

C’est cette horreur de la démagogie qui, jointe à l’antique esprit du patriciat, rendait l’amour de la patrie si faible chez les anciens, et produisit ces guerres civiles, ces proscriptions, ces émigrations, ces trahisons, dont les siècles postérieurs offrent moins d’exemples. On sait quelle peine le sacerdoce juif eut à ramener de Babylone les débris de la nation. Du temps de Sertorius, une partie des Romains avait passé en Espagne, ce qui faisait dire à ce chef :

Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

Au soin que Virgile se donne dans son poème palingénésiaque de recommander l’amour de la patrie, on voit combien ce sentiment était rare :

Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit…
Hic manus ob patriam pugnando vulnera passi.

Point de respect pour la prérogative personnelle, point de patrie. Alcibiade tantôt sert ses compatriotes, tantôt leur fait la guerre, selon qu’ils usent envers lui d’animadversion ou de bienveillance ; et le peuple ne lui en garde aucun ressentiment.

Tacite, à l’occasion de la loi Papia Poppœa, rendue par Auguste contre les célibataires, explique parfaitement ce passage de l’antique indépendance à un régime de réglementation sans frein :

« Les premiers hommes, dit-il, encore sans passion mauvaise, sans scélératesse, n’avaient pas besoin de peines et de coercitions, pas plus que d’encouragements. Ne faisant rien d’eux-mêmes contre les bonnes mœurs, suivant la loi du bien par la seule inclination de leurs cœurs, la crainte de l’amende ou du châtiment n’avait sur eux aucune prise. Mais quand l’égalité commença à disparaître, qu’à la place du sentiment des mœurs et du respect des institutions, — pro modestia ac pudore, — l’ambition et la violence marchèrent à découvert ; alors commencèrent les oppressions de toutes sortes, et à leur suite la tyrannie des lois. Quand on fut las des princes, on se livra aux faiseurs de lois. Elles furent d’abord simples comme il convenait à des natures simples : telles furent celles de Minos, de Lycurgue, de Solon, de Numa. Avec le temps, la faculté de légiférer devint un autre moyen de discorde et de trouble : on ne se contenta pas de statuer sur les choses d’intérêt commun ; l’inquisition atteignit jusqu’à la vie privée, et la corruption de la république fut marquée chaque année par la multitude des décrets : In singulos homines latœ quœstiones, et corruptissima republica plurimœ leges. Autant on avait souffert du déluge des crimes, autant on souffrait maintenant de l’avalanche des lois : Utque antehac flagitiis, ita nunc legibus laborabatur. » (Annal., lib. iii, c. 25, 26 et 27.)

Il en fut de même encore pour les Juifs, dont M. Bordas-Demoulin prend tout simplement la fin pour le commencement. Chacun sait que le Pentateuque ne fut composé que vers les derniers temps du royaume de Juda ; que les idées messianiques, ou de royauté absolue, ne naquirent qu’à la suite de la captivité, à l’imitation des empires d’Assyrie et de Perse ; qu’auparavant la liberté individuelle, comme celle des cultes, avait été excessive ; que les rois, chefs féodaux plutôt que souverains absolus, la protégeaient eux-mêmes, contre le vœu du sacerdoce, champion du droit divin et de l’intolérance. C’était bien autre chose encore du temps des Juges, où chacun faisait ce qu’il voulait, observe tristement l’écrivain sacré.

Des faits si palpables que l’écrivain qui les contredirait ne mériterait pas même d’être lu ne devraient pas avoir besoin d’être relevés ; mais c’est le propre des doctrines fondées en transcendance de tout intervertir et de tout confondre.

Le droit antique, personnel dans son principe, a défailli lorsque, impuissant à déterminer la loi sociale, et trouvant la religion des dieux insuffisante pour le maintien de l’équilibre, le législateur s’est mis à créer la religion de l’État.

Qu’est-ce que l’homme devant les dieux ? avait demandé le prêtre.

Qu’est-ce que l’homme devant la cité ? demanda à son tour l’homme d’État.

Et le communisme, l’impérialisme, l’utopie envahirent la terre ; on fit bon marché de la personne humaine, de sa liberté, de sa dignité ; à force de nier l’individu, on finit par nier le droit, et au lieu de citoyens il n’y eut plus que des sujets et des fidèles.

XII

L’homme veut être respecté pour lui-même, et se faire respecter lui-même. Seul il est son protecteur, son garant, son vengeur. Dès que, sous prétexte de religion des dieux ou de raison d’État, vous créez un principe de droit supérieur à l’humanité et à la personne, tôt ou tard le respect de ce principe fera perdre de vue le respect de l’homme. Alors nous n’aurons plus ni Justice ni morale ; nous aurons une autorité et une police à l’ombre de laquelle la société, comme le voyageur à l’ombre de l’upas, s’affaissera.

Étant donnée la Justice identique à la dignité individuelle, la civilisation grecque et latine devait périr par l’exagération d’une force sans contre-poids (ax. 5). Le frein du pouvoir n’y fit pas plus que la béquille religieuse : ce n’est pas du dehors que doit venir la balance de la liberté, c’est du dedans. Quand la personnalité eut perdu le champ de bataille du forum et de l’agora, elle se livra, sous le couvert de l’empereur, à la dévastation des provinces, à l’accaparement des terres, à l’usure, à l’orgie domestique ; chose inouïe, la corruption sembla gagner jusqu’aux dieux. L’homme foulant aux pieds ses mœurs, les dieux devinrent infâmes ; il n’y eut pas de turpitude qui ne trouvât son modèle et sa justification dans quelque divinité. Que pouvaient contre ce torrent l’idéalisme de Platon, l’exégèse d’Évhémère, le mysticisme d’Apollonius de Thyane, la réforme de Julien ? Chez les nations primitives, l’opinion plaçant les dieux du delà de l’humanité et des mœurs mortelles, leurs histoires ne faisaient pas scandale : on les respectait comme d’augustes mystères. À la fin, le sens ou la religion des mythes étant perdu, les dieux déshonorés s’en allèrent ; l’homme resta seul, avec des institutions sans base et des mœurs sans principe. Tout s’engloutit, républiques, cités, partis, caractères : il ne resta que l’empire, chaos démocratique et social, où se remirent à fermenter les éléments d’un monde nouveau ; et la première période de l’âge religieux de l’humanité, et la plus brillante, fut close.


CHAPITRE IV.

Transition religieuse. — Le Christianisme tire les conséquences des prémisses posées par le Polythéisme et la Philosophie : condamnation de l’humanité.

XIII

En principe, le polythéisme a reconnu que la notion du droit avait son point de départ dans la dignité de l’homme. En fait, il n’a pas su développer cette notion ; tout au contraire, par la garantie extérieure et supérieure qu’il donnait à la Justice, il l’a perdue.

Pour vous, Monseigneur, qui regardez le polythéisme comme l’œuvre du démon, ce dénoûment n’a rien que de naturel ; pour moi il est des plus graves, le polythéisme étant une religion, la religion, au même titre que le christianisme.

Produit fatal du polythéisme, l’empire, tout le monde en convient, accéléra la dissolution, d’autant mieux qu’il chercha son appui dans la restauration des idées religieuses. Pour la première fois l’impuissance de ces deux grandes institutions, l’État et l’Église, fut dévoilée.

La situation réclamait un remède qui, dépassant la mythologie et la politique, s’adressant à la conscience du genre humain, saisirait le mal dans sa source. La philosophie se présenta la première.

Stoïciens, pythagoriciens, cyniques ; au fond ces trois sectes étaient en parfaite communauté de vues, et avaient une pleine conscience de leur œuvre. Avec des maximes différentes, un mysticisme plus ou moins prononcé, chacune avait sa catégorie d’auditeurs : la philosophie du Portique, plus savante, plus sévère, plaisant davantage aux classes élevées ; celle de Diogène, plus rude, allant mieux au peuple ; celle de Pythagore, aux âmes religieuses.

Stoïciens, pythagoriciens et cyniques furent les vrais précurseurs du Christ.

Sauver à la fois la civilisation et la liberté, la conscience et la raison ; fonder la Justice, que le polythéisme n’avait fait que saluer, n’ayant su en trouver la formule ; abolir la servitude et la misère ; créer enfin la morale, que tout le monde sentait, voulait, mais que la sagesse des anciens avait laissée sans principe : quel programme ! quel rôle !

L’œuvre de réforme commença par la religion. C’était la pierre d’achoppement où la conscience de l’humanité devait une seconde fois se briser. Ils comprenaient à merveille, les novateurs de l’ère actiaque, tout ce qu’il y avait de monstrueux pour l’époque dans les cultes établis. Pleins de mépris pour une idolâtrie licencieuse, sans naïveté et sans bonne foi, ils jugeaient, et la suite montra s’ils avaient raison, que la première chose à faire était de porter la cognée à l’arbre immense du polythéisme.

Mais ils crurent, en rejetant les simulacres avec toutes les superstitions et les fables qui s’y rattachaient, qu’il convenait de maintenir, comme base de la science des mœurs, la notion théologique, l’antinomie de l’homme et de Dieu : c’est ce qui dès l’origine égara la réforme.

« Les stoïciens faisaient de la philosophie tout à la fois la science des choses divines et humaines, la contemplation de l’Être infini et l’étude pratique de la vertu.

« Ils concevaient la matière comme le principe passif des choses ; tandis que Dieu, qui est uni à la matière comme l’âme au corps, en est le principe actif, la cause ou la raison.

« Le monde est animé, vivant ; Dieu en est l’âme ; et comme cette âme n’est au fond qu’une même chose avec la matière, le monde est Dieu, ou Dieu est le monde. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« La règle suprême des mœurs est de vivre conformément à la nature universelle. Le bien, comme le devoir, consiste dans la volonté de rester constamment fidèle aux lois de la nature. » (Tissot, Histoire de la philosophie).

La philosophie allemande de l’absolu ne va pas au delà. Comme le Portique elle aboutit au dogme de la fatalité, et se résout par le quiétisme.

Du reste, la morale des stoïciens abonde en maximes superbes. On connaît leur devise : Sustine et abstine, patience et détachement. — Il n’y a pas d’autre bien que la vertu, disaient-ils, pas d’autre mal que le vice ; la douleur même n’est rien. — Chose inouïe pour des païens, Musonius Rufus défend tout rapport d’amour hors mariage.

« L’intempérance, dit-il, est une grande occasion de pécher : tenez-vous en garde contre elle deux fois par jour. — Évitez les paroles obscènes, parce qu’elles conduisent aux actions. — N’ayez qu’un seul habit (conseil renouvelé par l’Évangile, Marc, x, 9). — Après une bonne action, la peine qu’elle a pu coûter est finie, il nous reste le plaisir de l’avoir faite ; après une mauvaise action, le plaisir est passée et la honte subsiste. »

Ce qui caractérise les stoïciens, c’est qu’ils prêchent sans cesse la probité, la frugalité, l’empire sur soi-même, les bonnes œuvres, l’humanité, la philanthropie, et malgré leur dureté, plus apparente que réelle, la miséricorde. Ce sont eux qui ont fait entrer dans la langue vulgaire ces mots sacramentels, reçus de l’antiquité, et que le christianisme revendique aujourd’hui comme son idée propre. À force d’élévation, la morale stoïcienne est tendue, orgueilleuse même : effet des circonstances au milieu desquelles elle s’est produite. Le christianisme est loin de cette vigueur, et quoi que disent ses apologistes, il ne peut soutenir la comparaison. Ni les Évangiles ni les Épîtres ne sont à la hauteur de Sénèque, d’Épictète, de Marc-Aurèle, de Perse. Aussi le premier élan du stoïcisme passé, la morale, continuant de s’appuyer sur un principe hors nature, ne pouvait que redescendre.

L’erreur des stoïciens avait été, comme je l’ai dit, de renouveler l’hypothèse transcendantale. Sous ce rapport ils ont laissé peu à faire à leurs successeurs. Connais-toi toi-même, Rien de trop, Suis Dieu, sont trois préceptes qui pour le stoïcien marchent de pair. — Obéir à Dieu, c’est la liberté, dit Sénèque. — Point d’honnête homme sans religion, dit-il ailleurs ; la vertu humaine ne peut se soutenir sans l’assistance de la Divinité, Neque enim potest tanta res sine adminiculo numinis stare (Ép. 41 et 75). Songe que Dieu te regarde, et que le spectacle le plus agréable pour lui est celui de l’honnête homme aux prises avec l’adversité.

Le regard de Dieu ! la vertu stoïque ne peut s’en passer, elle a besoin de cette gloriole. Où es-tu, chaste Épicure, qui disais que, les dieux ne s’occupant pas des hommes, les hommes devaient faire le bien sans s’occuper des dieux ?…

La philosophie stoïcienne ne fut point acceptée. On ne lui reprocha pas de compromettre, par sa théorie de l’âme du monde, la liberté déjà abîmée sous le despotisme ; on ne dit point qu’elle poussait trop à la résignation, quand il fallait prêcher surtout la résistance. Au contraire, sa morale parut trop énergique, sa foi trop raisonneuse ; le sage qu’elle avait conçu était encore, même au sein de Dieu, trop indépendant, trop fort. Les âmes déprimées se sentaient si faibles ! Ce Dieu infini, absolu, solitaire, les effrayait ; elles le voulaient plus près, plus occupé d’elles, en communion plus fréquente.

Peut-être, si l’on eût fondu en une même doctrine le stoïcisme et le pythagorisme, eût-on obtenu davantage.

« Plus théologique que celle de Zénon, l’école de Pythagore rapprochait davantage l’homme de la Divinité ; il entretenait plus vivant le sentiment de la vénération religieuse, et par suite d’une logique moins sévère, il se prêtait de meilleure grâce aux pratiques extérieures du culte. Il abandonnait moins l’homme à lui-même ; par le jeûne, par la frugalité de la vie, par les observances religieuses, il l’aidait à soutenir sa vertu et à garder l’équilibre de son âme… » (Franz de Champagny, les Césars, t. II.)

Mais il serait plus aisé d’accoupler le serpent avec la colombe que d’opérer la fusion de deux sectes. Les stoïciens devaient accuser les sectateurs de Pythagore de ramener la superstition et les mensonges du sacerdoce, pendant que ceux-ci reprochaient à leurs rivaux d’incliner à l’impiété, à l’athéisme. Toute transaction était impossible.

Passons sur les cyniques.

La raison pratique, alors comme aujourd’hui, demandait une chose ; la veine religieuse, non encore épuisée, en produisit une autre. Le christianisme se présenta. Qui était-il ? d’où sortait-il ? Je ne perdrai pas le temps à le chercher ; je me bornerai à dire ce qu’il devint rapidement, par la nécessité même de sa position.

XIV

L’histoire de l’établissement du christianisme peut se résumer en quelques pages.

Obéissant à la loi des oppositions fatales, qui veut que tout système épuisé soit remplacé par son contraire, le christianisme se pose en contradicteur de la religion déchue. Ne demandez pas s’il comprend son époque, s’il se comprend lui-même. Il nie le paganisme, c’est le paganisme qu’il accuse de la dissolution sociale : voilà son idée fixe, voilà son plan.

« Ils ont changé (les idolâtres), dit l’Apôtre, la gloire du Dieu incorruptible en simulacres d’hommes corruptibles, d’oiseaux, de quadrupèdes, de serpents ; ils ont servi la créature à la place du Créateur, que tous les siècles doivent bénir, amen. C’est pour cela que Dieu les a livrés aux passions de leurs cœurs, à l’impureté, à la fougue de leur sens réprouvé. C’est pour cela que nous les voyons pleins d’iniquité, de malice, de fornication, d’avarice, de perversité, d’envie, d’homicide, de chicane et de tromperie ; brouillons, calomniateurs, ennemis de Dieu, insolents, superbes, inventeurs de crimes, sans respect pour leurs parents, sans raison, sans retenue, sans charité, sans foi ni loi. » (Rom., i, 23-31.)

Le tableau n’a rien de philosophique, il respire la calomnie et la haine. Qu’attendre de réformateurs qui procèdent avec ce discernement, avec cette modération ?

Ainsi le christianisme, dans la conscience qu’il a de lui-même, n’est pas une conciliation comme la cherchèrent les empereurs ; ce n’est pas non plus un développement comme Apollonius et Jésus lui-même en avaient eu l’idée, legem non solvere, sed adimplere : c’est une antithèse.

Or, comme toute antithèse ne peut, par sa nature, donner qu’une idée incomplète ; comme d’un autre côté toute réaction, dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique, est égale à l’action, il était dès lors permis de prévoir que la nouvelle formule ne contiendrait comme toutes les autres qu’une part de la vérité, si tant est même qu’il y eût de la vérité en elle ; puis, qu’elle irait dans l’évolution de son principe aussi loin que le polythéisme était allé dans l’évolution du sien, ce qui veut dire qu’elle finirait par une chute semblable.

Suivons l’histoire de la palingénésie chrétienne.

Puisqu’on ne sortait pas de l’idée religieuse, et qu’on persistait à regarder le principe transcendantal comme indispensable à la constitution de la Justice, la première chose que le christianisme avait à faire était d’épurer le concept théologique, et de sanctifier, pour ainsi dire, la Divinité, déshonorée par la révélation antérieure. En cela il suivait la route ouverte par la philosophie, il n’avait rien encore d’original.

Un seul Dieu, dégagé de tout attribut physique et anthropomorphique, purgé de tous les scandales dont les anciens mythologues avaient le plus innocemment du monde couvert leurs Immortels ; un Dieu infiniment saint, mais distinct de la matière, cause de toute souillure ; un Dieu principe et sujet véritable de la Justice, que sa grâce communique à l’homme : tel devait être, d’après la loi de contradiction historique, et tel fut en effet le premier article de la foi chrétienne.

On voit dès à présent ce qui servira à l’Église, à peine formée, à démêler son dogme à travers le dédale des opinions que fera bientôt surgir cette première donnée, et à constituer son orthodoxie. Sa règle de foi, son critère, sera la contradiction au paganisme, ou pour mieux dire le renversement du système païen, et la séparation du christianisme d’avec toutes les théogonies antérieures. Aussi, lorsque plus tard, et conformément à cette règle, le dogme de la Trinité se précisa dans sa rigueur métaphysique, celle des trois personnes à qui fut dévolue la fonction épuratoire, l’Esprit, reçut-il par excellence la qualification de Saint : Credo in Spiritum sanctum et vivificantem.

XV

Mais ici surgissait une question pleine de périls.

Si le Dieu était déclaré pur, innocent des iniquités dont le déluge avait inondé la terre, la responsabilité du mal commis ne pouvant incomber aux anciens dieux, qui d’après la Bible et saint Paul étaient de purs néants, de vaines images des créatures, sur qui tomberait-elle ?

Dans l’état des idées et des choses le christianisme ne pouvait échapper à cette question, il était tenu de la résoudre. Le stoïcisme, le pythagorisme, qui ne l’avaient point résolue, n’avaient pu, à cause de cela, se faire accepter. L’explication de l’origine du mal, de la production du péché, était la condition sine qua non de la religion nouvelle.

Or, l’idée du Dieu trois fois saint admise en principe, l’explication en sortait toute seule.

Le coupable ne pouvait être que l’homme : solution d’autant plus satisfaisante, qu’elle présupposait la liberté. Comment l’homme, créature innocente de Dieu, était-il devenu coupable ? Comment, par un premier abus de son libre arbitre, s’était-il gangrené au point de devenir incapable par lui-même de toute justice ? C’est un mystère qu’on n’expliquait pas, mais qu’attestait suffisamment la corruption croissante, et, si j’ose ainsi dire, constitutionnelle, chronique de l’homme. À quelle époque faire remonter cette déchéance ? Tous les mythes la reportaient à l’âge d’or.

Le christianisme affirma donc le principe de la chute, ce fut son second article de foi. Puis il se chargea de l’expiation, ce fut son troisième article. Tout le christianisme se résume dans cette trilogie : Dieu créateur, Dieu médiateur ou expiateur, Dieu sanctificateur. Le reste n’est véritablement qu’accessoire.

Ainsi, du spectacle de la dissolution sociale combiné avec l’idée de Dieu pris pour principe de la Justice naquit ce dogme terrible, que l’homme est foncièrement dépravé, porté à mal ; qu’il n’y a que peu, bien peu d’honnêtes gens, ou, pour mieux dire, qu’il n’y en a pas du tout, etc.

Dieu, en un mot, ayant été fait à priori substance et sujet de la Justice, l’homme devint le sujet du péché ; ou, ce qui revient au même, l’homme ayant été déclaré corrompu et malicieux par nature, le siége de la Justice dut être reporté en Dieu : cela est géométrique.

Traduisons cette pensée en termes généraux : nous touchons à la source de toutes les servitudes et abominations de la terre.

Le problème de la Justice, ai-je dit (Étude Ier, ch. ii), résulte de l’opposition entre la société et l’individu.

La Justice est le rapport de subordination qui les unit.

En vertu du principe que le tout est plus précieux que la partie, le membre fait pour l’animal, non l’animal pour le membre, il implique contradiction de supposer la société en révolte contre l’individu ; l’individu seul peut être dit révolté contre la société, comme l’expérience prouve qu’il l’est en effet. La société, par elle-même, est sainte, impeccable. Toutes les théories communautaires, faisant de l’individualisme la cause du désordre social, supposent à priori cette impeccabilité. L’individu en effet, nonobstant sa destinée sociale, naissant égoïste, d’ailleurs libre, tout le péril vient de lui ; de lui seul naît le mal. Vis-à-vis de la société qui l’enveloppe et lui commande, la position de l’homme est celle d’un être inférieur, dangereux, nuisible ; et comme il ne peut jamais se dépouiller de son individualité, abdiquer son égoïsme, cet esprit de révolte qui l’anime, comme il ne saurait devenir une expression adéquate de la société, il est relativement à elle prévaricateur d’origine, déchu, dégradé.

En langage théologique, la sainteté essentielle de Dieu, expression symbolique de la société, implique la dégradation originelle de l’homme ; et réciproquement l’hypothèse plus ou moins empirique de la malfaisance innée de l’homme conduit à la conception de Dieu. Ces deux propositions s’appellent : là est le seul lien logique qui rattache l’homme à l’Être suprême.

Or qui dit Dieu ou déchéance dit implicitement Église, sacerdoce, commandement, obéissance ; dit expiation, rédemption, grâce ; dit enfin christianisme, puisqu’à moins d’affirmer le règne du mal, l’Église, le sacerdoce, et par ce moyen l’expiation et le retour en grâce, sont les seuls moyens de faire régner la Justice.

Conséquemment toute religion ou quasi-religion, quelle que soit son idole ou sa première hypothèse, qu’elle commence par poser théologiquement Dieu, ou bien abstractivement la société ; toute église qui s’affirme, au nom de l’un ou de l’autre de ces deux termes, comme le contrefort de la Justice et des mœurs, et qui à ce titre exige respect et obéissance de l’adepte, cette église-là, dis-je, cette religion, cette école, nie le droit individuel ; elle affirme le péché originel ni plus ni moins que le christianisme ; elle est anti-libérale et contre-révolutionnaire.

J’en citerai deux exemples.

XVI

Dans son dernier ouvrage, Terre et Ciel, M. Jean Reynaud, après avoir réfuté le mythe d’Ève et de la pomme, trop grossier à ce qu’il paraît pour sa raison, continue en ces termes :

« Quelles qu’aient été au juste l’espèce et les circonstances de la première faute commise, je n’avouerai pas moins que cette faute constitue un fait capital dans les annales de la terre. Par elle une révolution s’opère : le régime de la planète se transforme ; le principe du mal, absolument étranger jusqu’alors à cette résidence, s’y introduit et y jette les fondements de son règne terrible. L’instant est solennel ; et pour Dieu, qui mesure les événements, non dans leurs apparences, mais dans leurs suites, il y a là un coup prodigieux, et qui ne vient pas de lui. Dieu condamne donc, car il voit dans ce seul terme la chute de tous les hommes et toute la série de leurs égarements à venir… » (Terre et Ciel, p. 205.)

Quelle différence, pour un esprit philosophique, entre la théologie de M. Jean Reynaud et celle du prêtre qu’il s’efforce d’endoctriner ? De bonne foi, le dogme chrétien tient-il à la pomme ou à la pêche, car on n’est pas d’accord sur le fruit, et non pas plutôt à la désobéissance, quel qu’en ait été l’objet ? Et valait-il la peine de censurer le récit biblique, pour conclure ensuite dogmatiquement comme l’Église ?

L’autre exemple est encore plus instructif.

Parmi les nouvelles sectes, aucune ne s’est élevée avec plus de force contre le dogme de la déchéance que celle des saints-simoniens. Dans l’ardeur de sa négation, elle est allée jusqu’à diviniser le principe dont l’ancienne théologie faisait la cause du péché, à savoir la chair. Sainteté égale de la chair et de l’esprit, de l’âme et du corps, tel est le point de départ du saint-simonisme.

« Dieu est tout ce qui est, intelligence et matière, tout ce qui peut se voir et tout ce qui peut se comprendre. Tout est en lui et par lui. Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de nous n’est lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communions en lui. »

Suivant une autre exégèse :

« Le Dieu chrétien ne s’était incarné qu’en Christ ; le Dieu saint-simonien s’incarne dans l’humanité. »

Voilà le dogme, renouvelé de saint Paul, de Spinoza, etc. Tout en nous donc, le corps aussi bien que l’âme, participant de la nature divine, il semble que nous devions être cette fois à l’abri de toute déchéance. Il n’en est rien : la divinité de la chair, pas plus que celle de l’esprit, ne nous sauvera de la dégradation.

Après la réhabilitation de la chair, je trouve dans la doctrine dont M. Enfantin est resté le chef deux choses : le principe hiérarchique, adopté comme loi de l’organisme social ; et la formule d’hiérarchie, À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

Or, qui est le juge de la capacité et de l’œuvre ? Le prêtre, le couple sacerdotal, représentant par son androgynie la dualité substantielle de Dieu ; le prêtre, initiateur et chef de la religion. C’est sur la judicature sacerdotale qu’est fondée la hiérarchie saint-simonienne.

Juge de la capacité !… Prosterne-toi, Église du Christ. Tu n’as humilié que la chair, l’église de Saint-Simon humilie l’esprit. C’est par la titillation de la chair que suivant toi nous étions déchus ; suivant Saint-Simon, ou plutôt suivant son vicaire, M. Enfantin, c’est par les fausses suggestions de notre entendement. C’était le corps et tout ce qui s’y rapporte que tu voulais en conséquence châtier ; c’est à la conscience que s’adresse cette nouvelle discipline. L’inégalité sociale, nous disait la révélation chrétienne, est l’effet de la révolte des sens. Erreur, répond M. Enfantin, elle résulte de l’imperfection nécessaire du jugement. Connais-toi toi-même, avait dit l’oracle de Delphes. C’est inutile, réplique la sagesse enfantine : le prêtre, l’homme de l’amour et de la synthèse, est là qui vous connaît et vous apprécie mieux que vous ne sauriez faire. Buvez donc et mangez, engraissez, faites des enfants et de la richesse ; le surplus ne vous regarde pas.

Ainsi le saint-simonisme se réduit à un coup de bascule. Avant lui, la chair et toutes les affections qu’elle inspire avaient été sacrifiées au salut de l’âme, particule du souffle divin ; maintenant c’est le moi dont la dignité est sacrifiée par la décision du prêtre à la conservation de la chair, partie du corps de Dieu : ce qui implique toujours dégradation, et la pire des dégradations.

Homme, disait l’église du Christ, tu es déchu par la concupiscence ; obéis à mon commandement, et je sauverai ton âme pour l’éternité.

Homme, reprend l’église d’Enfantin, tu es déchu par les hallucinations de ton génie ; soumets ton jugement, et je sauverai ta chair de la misère.

Les saints-simoniens se vantent en effet de détruire le paupérisme, ce qui n’est vraiment pas merveilleux à la condition qu’ils y mettent, le sacrifice de la volonté. Le difficile, c’est de préserver à la fois de la déchéance l’âme et le corps, c’est de sauver dans son intégralité la dignité de l’homme.

Aussi n’est-il d’aristocratie pire que celle imaginée par les disciples de Saint-Simon.

Dans le christianisme, après tout, l’homme-déchu n’étant châtié que dans cette vie mortelle ; le prolétariat, le travail servile, le paupérisme, n’étant que des accidents de la fatalité, que le jugement de Dieu faisait tourner à l’expiation des âmes, la meilleure partie de nous-mêmes restait intacte, et dans une certaine mesure inviolable. Jamais il n’entra dans la pensée chrétienne que les âmes fussent inégales en droits ; au contraire, il est de principe que tous sont égaux en Christ et devant Dieu. Le prêtre, ne jugeant pas les âmes, ne classe point les vivants selon leurs capacités ; il se borne à accepter, comme manifestation providentielle, le hasard de la naissance et des positions sociales, et impose au riche, en conséquence, la charité, au pauvre la résignation.

En Saint-Simon, c’est tout autre chose. L’homme est frappé dans son cœur, son âme, son esprit, son intelligence, son essence ; c’est la déchéance du moi dans ce qu’il a de plus intime, une archi-déchéance, une déchéance qui saisit l’homme avant sa conception dans le sein maternel, qui commence à l’émanation des âmes, au premier acte de la pensée divine.

Que je sois pauvre par nécessité, par accident, par décret providentiel, je puis me résigner en pensant que cela ne touche en fin de compte qu’à l’extérieur de mon être, à la superficie de ma personne ; et en me résignant je sens que je vaux, par ma résignation et mon dévouement, le plus vertueux de mes frères.

Mais qu’un prêtre, M. Enfantin et son épouse, M. Lambert ou tout autre, des hommes que je veux bien honorer tant qu’il leur plaira de rester hommes, se permettent de tarifer ma capacité, en conséquence de marquer ma place au soleil et de régler ma pitance tandis qu’ils s’adjugent des millions, j’avoue que ceci me révolte, et que si j’avais l’honneur de vivre dans l’église de Saint-Simon mon premier mouvement serait de souffleter le pontife.

On peut faire des observations analogues sur la religion positive de M. Auguste Comte, qui, au nom du vrai grand Être humanitaire, nie à priori la Justice, pose en principe le dévouement, et absorbe l’individu dans l’organisme collectif, devenu Dieu et en exerçant tous les droits ; — sur le déisme des éclectiques, et en particulier sur celui de M. Jules Simon, qui pose également en principe le devoir, et reporte le droit en Dieu, substance et sujet de la Justice ; — enfin, sur toute conception religieuse ou sociale, qu’elle soit d’ailleurs théiste, panthéiste ou athée, qui, pour déterminer les rapports de l’homme avec ses semblables, fait appel à un principe antérieur, supérieur ou extérieur à l’homme.

Toutes ces théories impliquent déchéance de l’humanité, et, ce qui paraîtra encore plus étrange, attendu leurs prétentions au rationalisme, elles impliquent l’idée de Christ, c’est-à-dire d’une incarnation divine.

Un mot sur ce sujet, et je clos ce chapitre.

XVII

La critique moderne s’égaie volontiers sur la manière un peu leste dont fut faite au concile de Nicée la promulgation du grand dogme chrétien ; la dispute sur l’homousios ou homoïousios, surtout, a fourni matière aux plaisanteries. On va voir cependant que si jamais il y eut, de la part d’une assemblée humaine, un acte nécessaire autant que rationnel, ce fut la fameuse constitution dite Symbole de Nicée.

Au point où le christianisme et l’empire romain avec lui étaient parvenus en l’an 325, treize ans après la conversion de Constantin, la situation des esprits était telle :

L’ancienne religion était renversée ; il n’y avait plus de dieux.

Or, l’Humanité croyait fortement à Dieu, elle ne pouvait se passer de Dieu.

Ce Dieu, encore inconnu, devait être l’expression de la pensée générale sur le souverain bien, la nature de l’âme, le principe de la Justice, l’origine du mal, la rédemption, la sanctification et la fin de l’homme.

Il fallait donc, comme je l’ai dit plus haut (pages 133 et suiv.), que ce Dieu fût sujet de la Justice ou Verbe ; de plus, qu’il fût rédempteur ou victime, par conséquent qu’il fût homme.

Il était d’autant plus nécessaire que ce Dieu fût homme, un être vivant, personnel, aimant, souffrant, visible, palpable, qu’en tout état de cause la religion exige pour sa propre réalité que l’Être divin sorte de l’abstraction, qu’il se réalise, se personnifie, se produise, s’incarne en une manifestation accessible à toutes nos facultés (p. 111 et suiv.).

Les peuples avaient cru à Jupiter, à Vénus, à Apollon, à Sérapis, à Mithra : ils se seraient crus athées, s’ils s’étaient vus réduits à un dieu métaphysique, comme le Νοὗς d’Anaxagore. Le déisme, dit fort bien Bossuet, supportable comme hypothèse de philosophie, dans la pratique est un athéisme déguisé.

La divinité du Christ, en un mot, était la condition sine quâ non de l’existence du christianisme.

Avec Arius, le Christ redevenait un homme, un prophète, un révélateur de la famille de Moïse, de Zoroastre, d’Orphée. On demandait le Dieu.

Ce Dieu, le concile le donna : il fit en cela acte de haute politique, de haute intelligence, et d’un vrai sens religieux. L’ignorance reprochée aux évêques du parti orthodoxe fut ici plus savante, plus logique, plus loyale, elle fit preuve de plus de génie qu’Arius et toute sa bande.

La décision de Nicée fut la conclusion légitime de l’élaboration gnostique qui, dès longtemps avant l’apparition du Messie, agitait le problème de sa divinité. Plus on remontait dans la tradition, observait Arius, plus on voyait faiblir cette opinion ; et il tirait de cet affaiblissement rétrospectif un argument de sa fausseté. Mais c’était justement la preuve que plus le paganisme s’effaçait devant la religion du Christ, plus une réalisation nouvelle de l’essence divine devenait urgente ; plus, sous ce besoin des esprits, la qualité transcendante du Christ, soupçonnée depuis six ou sept siècles, et peu à peu affirmée, devenait lumineuse.

Il fallait donc, de toute nécessité, à peine d’un athéisme général, que le messie Jésus, natif de Galilée, crucifié sous Ponce-Pilate, sans perdre sa qualité d’homme, fût reconnu Dieu ; que sa mère fût dite mère de Dieu ; qu’en lui se trouvassent réunies deux natures et deux volontés, non pas en ce sens qu’il fût moitié homme et moitié Dieu, mais qu’il cumulât dans leur intégralité les deux natures humaine et divine. Le paganisme avait eu des demi-dieux, naïveté théologique que le christianisme redressa avec force et autorité, en posant l’Homme-Dieu.

Cela vous semble insensé, à vous autres druides, partisans de la métempsycose et de la religion naturelle, qui vous croyez philosophes. Mais ne vous y trompez pas : ce qui est arrivé pour le christianisme arrivera pour toute église fondée sur une conception métaphysique du grand Être, et qui saura, avec logique et conviction, déduire la thèse. Tôt ou tard cette église, prétendue spiritualiste, sera amenée à réaliser son concept et à se tailler un Dieu dans la chair, à peine de s’évanouir elle-même dans le néant.

C’est ainsi que s’est formé le polythéisme ou l’idolâtrie ; que le jéhovisme a abouti au messianisme, dont le mahométisme n’est qu’une dégénérescence ; c’est ainsi que depuis l’établissement du christianisme jusqu’à nos jours on a vu, à diverses époques, des religionnaires exaltés se donner qui pour christ, qui pour paraclet, qui tout bonnement pour dieu.

La raison de ce phénomène est dans notre puissance anthropomorphique, ou faculté de réaliser, en corps et en âme, la divinité.

Regardez le déisme de M. Cousin, celui des Écossais ou de M. Jules Simon : le travail de réalisation est déjà à moitié fait. Leur Dieu n’est-il pas vivant, personnel, volontaire, savant, prévoyant, gouvernant, juge, vengeur et rémunérateur ? Il a une vie, une âme, une conscience, un amour, une liberté : que lui manque-t-il ? Un corps ? C’est la moindre chose, vraiment. Spinoza, disciple de Descartes, a prouvé par sa géométrie comment l’esprit et la matière sont les deux modes de la substance divine. Or, vous n’avez pas encore réfuté Spinoza. Aussi n’a-t-il pas tenu au messianiste Wronski que le dieu de Hégel, le même que celui de Spinoza, ne devînt le Christ Alexandre.

Prétendre que l’être de Dieu, ou, ce qui revient au même, son concept, se réduise, s’arrête à la condition d’esprit pur, c’est affirmer que la matière est étrangère à la nature divine ; que l’on sait par conséquent ce qu’est cette nature et ce qu’est cette matière, ce que c’est qu’un corps et ce que c’est qu’un esprit : toutes prétentions de la plus haute impertinence.

XVIII

Le dogme de l’Incarnation, développé et rendu populaire du premier au quatrième siècle de notre ère, semblait de nature à relever singulièrement notre espèce et à l’enorgueillir. Mais l’Incarnation était le corrélatif de la chute, dont le sentiment, l’emportant dans les âmes produisit une tristesse mortelle. L’Apôtre en rend témoignage : Nous savons, dit-il, que toute créature gémit et qu’elle est en travail : Scimus enim quod omnis creatura ingemiscit, et parturit usque adhuc (Rom., viii, 22). Et encore : La désolation du siècle produit la mort : Sæculi tristitia mortem operatur (II Cor., vii, 10).

Quoi de plus horrible en effet qu’une doctrine dont le principe est qu’il n’y a pas, parmi les humains, d’âme foncièrement honnête ; que la Justice est étrangère à ce bas-monde ; que la vertu n’appartient pas à l’humanité, et autres propos de misanthropie dévote ? Qu’attendre, pour la réforme des mœurs, de cette déclaration d’indignité universelle ? Au lieu de nous tirer de l’abîme, n’est-elle pas faite plutôt pour nous y enfoncer davantage ?

Nous aussi, génération du dix-neuvième siècle, nous avons épuisé la fureur des révolutions, la sottise des masses, l’insolence des despotes, la rage des partis, l’égoïsme des exploiteurs, la manie gouvernementale et réglementaire. Nous assistons à la décomposition de nos mœurs. Et comme au temps des Césars, il ne manque pas de prédicants, néo-chrétiens, ex-chrétiens, matérialistes, spiritualistes, panthéistes et athées, pour nous avertir de nous refaire une religion et une idole, attendu que nous ne pouvons rien attendre de bon de nous-mêmes, méchants et sots que nous sommes. Avec quelle surprise nous avons vu des hommes qui se disaient révolutionnaires offrir, en guise de consolation, cette triste thèse à leurs amis abattus !

Il faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers,
Il faut un nouveau dieu pour l’aveugle univers.

C’est la démocratie qui tient aujourd’hui ce langage de Mahomet. Comme si le dogme de la chute, comme si l’idée religieuse n’était pas devenue, par toute l’Europe, le mot d’ordre de la contre-révolution elle-même ! Comme si ceux qui depuis 1848 ont le plus déclamé contre la canaille humaine n’étaient pas précisément ce que le siècle compte de plus vil et de plus dépravé !

Rassurez-vous, druide, mage, brachmane, ou qui que vous soyez : cette Révolution que vous avez défendue, apparemment sans la comprendre, elle est le sel qui, sans autre invocation, nous préserve de la pourriture finale, le ferment immortel qui rend notre vertu vivace et victorieuse. Que la contre-révolution triomphante nous retienne dans cette ignominie tant qu’elle pourra, que des nations y succombent, que la vieille Gaule en reste pour un temps déchue, une troisième phase religieuse est impossible. Vous le reconnaissez vous-même : une philosophie positive peut seule désormais parler à la raison des peuples. Or, qui dit philosophie, analyse, démonstration, exclut le mystère, conséquemment le respect, religionem : car sans le respect l’idée théologique devient étrangère à la morale, et le dogme de la chute reste un non-sens.

Chacun de nos progrès est le fruit du temps et vient à son heure. Comme l’institution chrétienne était donnée dans l’institution polythéiste deux mille ans avant la naissance du Christ, de même l’institution de la liberté, que la Révolution française a fait lever sur le monde, était donnée dans le christianisme avant même que celui-ci se fût nommé, alors qu’il n’existait encore que dans la contingence des choses.

L’heure de la liberté est-elle donc venue, comme toutes les analogies de l’histoire induisent à le croire ? Toute la question est là. Naturellement l’Église le nie, sur la foi de ses promesses ; je l’affirme, sur des considérations d’un autre ordre, dont je vais actuellement, Monseigneur, vous faire part.


CHAPITRE V.

Si le Christianisme a sauvé la dignité humaine ? Péril croissant de la Justice.

XIX

D’après l’étude que nous venons de faire de l’évolution

polythéiste, l’heure a sonné pour une religion quand la conscience troublée vient à se demander, non pas si cette religion est vraie : le doute frappant sur le dogme ne suffit pas pour faire tomber une religion ; — non pas davantage si elle a besoin de réformes : les réformes en matière de foi prouvent la vitalité religieuse ; — mais si cette religion, réputée si longtemps la gardienne et le soutien des mœurs, suffit à sa tâche, ce que je traduis en autres termes, si elle a véritablement une morale.

C’est par là, vous le savez, Monseigneur, que périt le paganisme. Ni les platoniciens et les sceptiques, ni l’école du Portique ou celle d’Épicure, ni la critique chrétienne elle-même, en tant qu’elle s’attachait aux fables, ne suffirent à l’enlever. Il s’écroula le jour où toutes les intelligences furent saisies de cette idée, que le paganisme n’avait point de morale, qu’il était immoral.

Ainsi en sera-t-il tout à l’heure du royaume messianique. Je suis la voix qui, après tant et de si fatigantes controverses, demande, au nom de la conscience universelle, non plus si la foi est d’accord avec la raison, s’il y a des abus à corriger dans l’Église, si le clergé a des mœurs édifiantes, etc. : — il ne s’agit plus, pour notre époque, de la métaphysique du dogme, pas plus que de la vie privée des prêtres ; — mais si le christianisme possède une morale, ce qui est tout autre chose.

Et je réponds avec tristesse, comme le président de la Convention prononçant le verdict de culpabilité contre Louis XVI : Non, le christianisme n’a point de morale ; il ne peut pas même en avoir une…. Puis donc qu’après dix-huit siècles d’existence l’Église chrétienne se trouve dans le même cas où se trouva, après deux mille ans de durée, l’église polythéiste, qui périt parce qu’elle n’avait

point de morale, elle est perdue.

XX

Cherchons dans le dogme chrétien la raison métaphysique, théologique, de cette non-moralité. Le christianisme n’avait pas oublié que le trait le plus saillant de la dissolution païenne était la perte de la liberté et de la dignité personnelle ; qu’en conséquence le caractère spécial de la rédemption devait être de restituer cette dignité. Votre salut, dit l’Apôtre, a coûté cher, pretio redempti estis ; voulant marquer par là de quelle dignité était aux regards de Dieu l’âme de l’homme. Aussi, à l’exemple de l’Apôtre, si l’Église parle beaucoup d’expiation et de pénitence, on peut dire qu’elle parle encore plus de réhabilitation. Les apologistes chrétiens ne manquent pas de faire valoir cette excellente idée de la réhabilitation des âmes, dont le paganisme, lui, ne s’occupait guère. Et tous les jours l’Église témoigne à cet égard de son vif intérêt, par le zèle qu’elle déploie pour la conversion des infidèles, le baptême des enfants et l’absolution des agonisants.

Par malheur, cette réhabilitation se passe en figures, affaire de mysticisme et de spiritualité. Le royaume du Christ n’est pas de ce monde : cette dignité précieuse, que l’empire avilissant de César faisait perdre aux personnes, le christianisme promet de la leur rendre… dans l’autre vie ! Et il en est de même de la liberté, de l’égalité, de la richesse, de la science, de l’amour, de la sanctification. Ces biens que rien ne saurait compenser, condition de toute morale, ne doivent se réaliser que dans le ciel.

C’est bien autre chose vraiment pour ce qui est de la pénitence et de la mortification : là est suivant l’Évangile la véritable réalité terrestre. Dès qu’il s’agit de punir, le royaume du Christ apparaît, riches, pour vous dépouiller ; puissants, pour vous humilier ; esclaves, pour vous entretenir dans votre misère.

D’abord, l’homme étant, de par la révélation nouvelle, coupable devant Dieu, le rapport qui dans la société païenne avait existé entre la Justice et la religion fut interverti. La Justice passa au second rang, la religion eut les honneurs. La dignité personnelle subordonnée à l’adoration par ce simple changement, les individualités, qui jadis relevaient de leur droit, sui juris, se trouvèrent, il est vrai, de niveau en présence de la majesté suprême, mais abaissées de toute leur hauteur.

Dans le système chrétien, en effet, l’homme, auteur du mal, ne peut pas par lui-même avoir de droits ; il est hors le droit, ex-lex, il n’a que des devoirs. Qu’il éprouve des besoins, des aspirations, une certaine fierté, une estime de sa personne ; qu’en conséquence il sollicite pour ces besoins, pour ces aspirations, pour tout ce qui compose sa dignité, image de la dignité divine, le respect des autres, on l’accorde ; mais qu’il ait droit, de son fonds, à ce respect, on le nie positivement. Il n’y a rien dans l’homme qui justifie cette exigence, elle ne se conçoit même pas. Comment la dignité de mon prochain pourrait-elle faire que je la respectasse, si je n’y suis déterminé par une autre cause ? Ne suis-je pas autant que lui ? D’homme à homme nous ne nous devons rien, à moins que l’intervention d’un tiers plus puissant, nous obligeant tous deux envers lui, ne nous crée par cette obligation un devoir mutuel.

Les modernes théoriciens du droit et du devoir, qui tout en se séparant de l’Église en suivent fatalement la logique, tiennent absolument le même langage. Pour eux aussi c’est le devoir qui est donné le premier ; le droit n’est qu’une induction, une dépendance. Ainsi parlent MM. Jules Simon, Oudot, Auguste Comte, tous les communistes et religionnaires. N’est-ce pas la grandeur du christianisme d’avoir tellement absorbé en lui la substance de la religion, que ceux qui rêvent de le remplacer ne peuvent être que des copistes, et que hors de l’Église il n’y a pour l’adorateur ni logique, ni bonne foi ?

XXI

Nous savons ce que dit le dogme ; suivons-en les effets dans la pratique et dans l’histoire.

Le système des sociétés polythéistes, dans lequel la pensée religieuse, n’intervenant que comme auxiliaire de la Justice, était loin de produire toutes ses conséquences, pouvait se définir : Système de la prérogative personnelle, ou du droit.

Le système chrétien, où la religion, parvenue à sa plénitude, est faite principe de la Justice, et qu’il n’est permis à personne faisant profession de foi religieuse de renier, peut se définir à son tour : Système de la déchéance personnelle, ou du non-droit.

Ceci est autre chose qu’une vaine antithèse.

Le christianisme, importé d’Orient à une époque révolutionnaire, au moment où la Gaule, l’Espagne, l’Afrique, l’Asie, se soulevaient à la fois contre l’empire, où les armées prétoriennes se détruisaient pour le choix de leurs césars ; le christianisme, saturé d’idées juives, égyptiennes, persanes, hindoues, expression de la misère des peuples, du désespoir de la plèbe, de la dégradation des esclaves, devait nécessairement opérer cette interversion de l’idée juridique et de l’idée religieuse. Ce qui dans l’École pouvait n’être qu’une récrimination dialectique, passant, à la faveur de circonstances exceptionnelles, dans les faits, est devenu pendant dix-huit siècles la formule officielle de la morale ; il ne pouvait pas y en avoir d’autre.

Je l’avouerai même, la dégradation de la personne humaine, démesurément exaltée sous l’ancien culte, était une nécessité de l’époque et une condition du progrès.

La Justice, on le voit par l’exemple des enfants et des sauvages, est de toutes les facultés de l’âme la dernière et la plus lente à se former ; il lui faut l’éducation énergique de la lutte et de l’adversité. Pour arriver à la vraie notion de la Justice, pour qu’il comprît et aimât à l’égal de sa propre dignité la dignité d’autrui, il fallait que l’intraitable moi fût dompté par une discipline de terreur ; et puisque cette discipline ne pouvait se produire que sous forme religieuse, il fallait faire d’une religion d’orgueil une religion d’humilité.

L’ère chrétienne est la véritable ère de la chute de l’homme, je veux dire de la grande épreuve qui devait faire surgir en son âme le sentiment complet de la Justice.

Avant tout le chrétien doit reconnaître son indignité, s’abaisser devant son Dieu, accepter la mortification et la discipline, convenir qu’il a mérité toute espèce d’affront et de châtiment. Son premier acte, le premier mouvement de son cœur, est un acte de contrition, une demande de pardon, un recours en grâce. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut espérer, par le ministère du prêtre appréciateur de son repentir, interprète vis-à-vis de lui de la céleste miséricorde, et muni par grâce spéciale du pouvoir délier et de délier, la remise de sa faute et l’exaucement de sa prière.

L’organisation des pouvoirs, dans la société chrétienne, suit la même marche.

Tandis que suivant le système antérieur le magistrat qui disait le droit avait le pas sur le pontife et l’augure, dans l’économie chrétienne c’est le prêtre qui a le pas sur le magistrat. Le prince n’est en réalité que le porte-glaive de l’Église ; l’empereur, évêque du dehors, est le valet du pape, évêque du dedans ; il tient la bride de son cheval et fait pour lui office de bourreau. Dès les premiers jours on voit dans les confréries christicoles, d’abord synagogues, puis églises, l’évêque attirer à lui la décision des affaires, supplanter le juge civil, détourner les fidèles des tribunaux établis. On peut voir dans Fleury les troubles, les dissensions, les plaintes, causés par cette usurpation d’un pouvoir abusif et sans contrôle.

L’impulsion une fois donnée aux esprits, et les causes qui l’avaient produite continuant d’agir, rien ne pouvait arrêter cette étrange révolution.

Le christianisme, par son principe, par toute sa théologie, est la condamnation du moi humain, le mépris de la personne, le viol de la conscience. De là à la profanation de la vie privée, au régime des billets de confession et de tout ce qui s’ensuit, il n’y a qu’un pas. L’état naturel de l’homme est un état de péché : comment le chrétien respecterait-il la personne de son frère, le prêtre celle de son ouaille, alors que tout chrétien doit se mépriser lui-même, et que le premier titre du prêtre à la fonction qu’il exerce est sa propre mésestime, quia respexit humilitatem ancillæ suæ ? Pour relever cet être déchu et le rétablir en honneur, il ne faut pas moins que l’immolation d’une victime céleste, renouvelée chaque jour en un million de lieux à la fois. Tel est le dogme symbolisé dans la passion du Christ, et manifesté à chaque instant sur quelque point du globe par la messe.

Ainsi le christianisme, ayant à vaincre l’exagération du moi, devait s’exagérer à son tour. Sa mission n’est pas d’établir la Justice, mais de préparer le sol où elle doit germer, Justumque terra germinet. Non-seulement il l’exclut de l’humanité par sa théologie, il la rend impossible par l’anéantissement de la dignité personnelle, par toutes ses institutions et ses symboles. C’est un instinct universel chez les nations de vouloir que leurs chefs soient entourés de gloire et de puissance : l’honneur rendu au prince semble un gage de la respectabilité du citoyen. Quel honneur attendre pour l’homme et pour la famille, partant quelle justice, dans une Église dont le chef s’intitule serviteur des serviteurs de Dieu, et donne aux princes du temporel à baiser sa pantoufle ?

XXII

Quoi que nous fassions, pensions et disions, en tant qu’il provient de l’humaine nature, le christianisme le répute mauvais, sinon coupable ; ce qui nous échappe de vertueux et d’honnête est l’effet de l’influence divine.

Dans la donnée de la transcendance cette théorie est d’une logique irrésistible ; et ce qui le prouve, c’est qu’elle n’avait pas été absolument inconnue sous le polythéisme. Déjà les dévots avaient su tirer du culte qu’ils rendaient à leurs dieux cette conséquence impie.

« Quelque bonne action que tu fasses, dit Bias dans Diogëne Laërce, sache que c’est un présent des dieux. »

Cicéron parle de même :

« Il faut croire qu’aucun homme de bien n’a été tel que par le secours de Dieu ; et jamais il ne fut de grand homme sans une inspiration du ciel. » (De natura deor., ii, n. 165.)

Il dit ailleurs :

« S’il existe dans le genre humain de l’intelligence, de la vertu, de la bonne foi, de la concorde, elles ne nous viennent que des dieux. » (Ibid., 79.)

On voit par ces citations ce que contenait dans le secret de son principe la Relligio. Cicéron, Bias, Platon, Zénon, autant que Moïse et Isaïe, sont des Pères de l’Église. Les anciens poussèrent la chose beaucoup plus loin : ils attribuèrent aux dieux la découverte des sciences et des arts.

« Ne dites point, — c’est Sénèque qui parle, — que les découvertes que nous faisons nous appartiennent. Les semences de tous les arts ont été déposées en nous ; et Dieu, le maître invisible, aiguise et excite les génies. » (De Benef., iv, c. 6.)

Pline, lib. xxvii, c. 1, 2 :

« Le zèle des anciens pour les découvertes, leur générosité à les transmettre, est un don des dieux. Si quelqu’un s’imagine par hasard que l’homme a pu inventer toutes ces choses, c’est un ingrat qui méconnaît la munificence divine. »

Jusqu’à l’époque chrétienne ces éclairs de mysticisme ne paraissent pas avoir exercé une grande action sur les mœurs, bien moins encore la philosophie sut-elle en déduire une théodicée. Au christianisme était réservé de développer dans sa plénitude la fameuse doctrine de la Grâce, corollaire indispensable du péché originel.

Toujours donc et dans tous les cas, même quand le souffle divin l’inspire, et surtout alors qu’il l’inspire, il faut que l’homme, enfant du péché, s’humilie. Qu’il se complaise en lui-même, il devient apostat.

C’est pour cela que le christianisme, partant du principe que toute volonté est perverse, tout caractère vicieux, toute intelligence dépravée, toute action pollue, s’occupe incessamment de nous laver de nos souillures, et qu’il s’est constitué en une officine d’expiations. Rappellerai-je les jeûnes, les veilles, les abstinences, macérations, disciplines, oraisons, séquestrations ; les renoncements, la misère volontaire, le célibat perpétuel, et toutes ces inventions de la haine de soi dont se compose l’exercice, ἀσκήσις, du chrétien parfait, de l’ascète ?

« Tout est hostile à la religion catholique, naturellement parlant, dit un de ses apologistes, et l’esprit, et le cœur, et les sens, parce qu’elle-même se présente comme hostile à l’esprit par ses mystères, au cœur par ses préceptes, aux sens par ses pratiques. » (Nicolas, Études philosophiques sur le Christianisme.)

Et le catholicisme agit en conséquence : son culte est une série de rites expiatoires. N’avons-nous pas encore, en dehors des maisons religieuses où l’œil profane ne pénètre pas, les avents, carêmes, retraites, neuvaines, quatre-temps, rogations, lustrations, indulgences, chapelets, et le bréviaire insipide, et l’épouvantable office des morts ?…

Mais, Monseigneur, vous savez tout cela mieux que moi, et vos mandements font foi que ce n’est pas vous qui laisserez périr le vieil esprit chrétien. Laissons donc la pratique de la vie dévote, et maintenant que nous avons déterminé la raison historique et métaphysique du christianisme, voyons quel en a été l’effet sur les mœurs.

XXIII

Je le reconnais, le zèle déployé par l’Église pour la réparation du péché tant actuel qu’originel était tellement dans l’esprit de l’époque, il répondait si bien à l’accablement des âmes, que l’influence du dogme parut d’abord n’avoir rien que de salutaire, et qu’elle ne pouvait manquer de faire illusion. Les idées changèrent comme les sentiments. On mesura la valeur de l’homme, non plus sur ses qualités sociales et positives, mais sur les rigueurs de sa pénitence, l’intensité de ses expiations. C’est ainsi qu’en jugent les Orientaux avec leurs derviches et leurs fakirs. Aux épreuves de la persécution succédèrent celles de l’érémitisme : quels prodiges de vertu que les Pacôme, les Hilarion, les Sisoès, les Siméon Stylite ! et comme pâlissaient à côté d’eux les héros antiques, les Miltiade, les Aristide, les Cimon, les Agésilas, les Socrate, les Camille, les Cincinnatus, les Fabricius, les Régulus, les Scipion ! D’un commun accord la morale chrétienne fut estimée hors ligne ; sa perfection devint un article de foi, accepté sur parole et sans examen. De temps à autre l’ambition des évêques, les scandales du clergé, soulevaient l’irritation populaire, plus d’une fois l’Église fut traitée de prostituée de Babylone ; mais ces reproches ne tombant que sur le personnel, le matériel, je veux dire, la foi, n’était pas atteint. La libre critique ne s’éleva guère plus haut ; c’est ainsi qu’on a vu dans ces dernières années les écoles socialistes invoquer pour leur justification, à l’exemple des Albigeois et des Vaudois, la morale de l’Évangile, accusant seulement l’Église de l’avoir oubliée et d’y être infidèle.

Et c’est ce qui explique comment la société chrétienne put avoir des mœurs, de même que la société païenne en avait eu ; comment jusqu’au sein de l’Église il se produisit des caractères dont quelques-uns, survivant dans la mémoire des hommes à la foi qu’ils servirent, resteront grands devant la postérité.

Mais une doctrine qui viole l’humanité ne pouvait éternellement posséder l’humanité.

L’histoire des conciles n’est autre que celle des corruptions de l’Église ; l’histoire des hérésies, celle des révoltes soulevées par ces corruptions. Sans cesse l’Église est occupée à défendre son dogme et à rétablir sa discipline, sans s’apercevoir jamais que ce qui entretient le péché, c’est la discipline ; ce qui provoque l’hérésie, l’immoralité du dogme.

Dès le premier siècle, la corruption est partout : sur sept Églises, l’Apocalypse en compte au plus deux de saines.

Du deuxième au quatrième siècle, la corruption augmente encore : elle suscite les hérésies rigoristes de Marcion, de Cerdon et de Tertullien.

La persécution de Dioclétien retrempe la chrétienté dépravée : après Constantin, la dissolution devient son état normal jusqu’à Grégoire VII.

La période des croisades, de l’an 1077 à l’an 1300, est la plus pure de l’Église. Mais la corruption recommence à Boniface VIII, et, malgré la Réforme, malgré la Révolution, ne finit plus…

Grâce à l’opinion qui fait de l’Évangile le code de la morale et de l’Église son interprète, le christianisme continue de vivre ; mais la raison des peuples se déprave, et perd jusqu’au sentiment de la dignité humaine, principe de toute Justice et de toute morale.

L’un des plus récents apologistes du christianisme, M. Auguste Nicolas, fait en ces termes le parallèle de la morale païenne et de la morale chrétienne, en ce qui touche les qualités de l’homme et du citoyen. On peut juger, d’après cet inventaire, du progrès que l’humanité doit au christianisme.

« Chez les anciens, la fierté d’âme, le courage bouillant, le ressentiment implacable, impiger, iracundus, inexorabilis, acer, tel est le portrait d’un héros, d’Achille. — L’ambition honorée dans la personne d’Alexandre ; l’assassinat politique, dans Brutus ; le suicide, dans Caton ; le patriotisme qui sacrifiait l’humanité à la patrie ; l’amour de la gloire qui sacrifiait la patrie à l’individu ; l’amitié, sentiment exclusif, quand il n’était pas criminel et monstrueux : voilà ce qui passait pour vertu chez les anciens. »

Ce portrait est tracé avec une intention évidente de dénigrement, et le parti pris de faire briller le chrétien aux dépens du polythéiste. Je m’en contente cependant. Prenons l’homme de l’antiquité tel que M. Nicolas nous le présente, avec ses vertus et ses vices, et réduisons le tout à son expression la plus simple : que trouvons-nous au fond du creuset ? Le latin l’a nommé : l’Homme digne.

« Sous le christianisme, continue M. Nicolas, nous voyons fleurir le sacrifice, l’humilité, la mortification, le détachement, la résignation, le repentir, le pardon des injures, la pauvreté volontaire, la continence, l’amour des ennemis, le zèle de la foi, la foi, l’espérance, la charité. — Il fut un temps, dit M.  Nicolas, où toutes ces vertus, qui font le bonheur de l’humanité, n’avaient pas même un nom dans les langues. »

Acceptons ce tableau, tout flatté qu’il soit ; prenons le chrétien tel qu’on vient de le faire, avec son cortège de vertus auxquelles ne se mêle pas un vice, et résumons le tout en une simple formule : que reste-t-il ? le moyen âge a trouvé le mot : le Bon homme.

L’Homme digne, puis le Bon homme, voilà en quatre mots le chemin que la religion a fait faire, en quatre mille ans, à l’humanité.

À quand l’homme juste ?…

XXIV

Que fait cependant l’Église ? quelles pensées l’occupent au milieu de cette immoralité toujours renaissante ?

Avec une gravité imperturbable, l’Église affirme son dogme ; elle l’explique, le développe, accusant l’esprit et la chair, travaillant de son mieux à les broyer l’un et l’autre sous sa discipline.

La religion enseignant d’une part la sainteté infinie et inaltérable de l’Être divin, de l’autre la corruption innée, permanente et indélébile de l’être humain, n’admettant pas plus de cessation pour celle-ci que de restriction pour celle-là, il s’ensuit que la vendetta exercée au nom du Dieu trois fois saint pour une coulpe ineffaçable doit durer autant que la vie du sujet, autant que l’humanité. L’affreux talion ne s’arrête pas même à la mort ; il se perpétue pour les infidèles par l’enfer, et ne finit pour les âmes élues qu’à leur sortie du Purgatoire, à ce moment de l’existence ultramondaine où l’inviolable Majesté enfin satisfaite dit à l’âme purifiée : Entre dans la joie de ton souverain, Intra in gaudium domini tui.

L’état moral dans ce système n’est pas de ce monde : c’est le privilége des saints que le sang du Christ a rédimés, privilége qu’ils n’obtiennent qu’avec la Béatitude. L’état moral, ou la félicité, est la chose qui n’a jamais été révélée, qu’aucun œil n’a vue, aucune oreille entendue, aucune intelligence comprise ; le secret dont le chrétien ne jouira que le jour où, affranchi de ce corps de boue, il contemplera son Dieu, auteur et sujet de toute morale, face à face, sicuti est, facis ad faciem.

La conclusion vient toute seule.

Puisqu’en définitive nous ne sommes moraux que dans le Paradis, la vie de l’homme sur la terre est dévouée aux supplices, comme celle du galérien. Honte à l’humanité ! telle est la devise du catholicisme, expression la plus complète de la révélation chrétienne. Le catholicisme, qui plus que les autres sectes s’est préservé des tentations libérales, aime à flétrir, à rabaisser, à couvrir d’ignominie. Il s’attaque à l’amour-propre, qu’il traite d’égoïsme ; à la dignité, qu’il nomme orgueil ; aux affections naturelles, qu’il considère comme une infidélité. Ce respect des autres, conséquence du respect de soi-même, si vif chez les anciens, et dont la violation rendit si méprisables les cyniques, il en a fait un vice, sous le nom de respect humain. Il est remarquable, en effet, qu’aucune religion ne s’est trouvée en guerre avec le respect humain autant que le catholicisme. La conscience sent vaguement qu’il y a là quelque chose de faux et d’insultant, et elle proteste. Le catholicisme s’en irrite d’autant plus : il vous met en pénitence, vous afflige, vous crucifie, vous confond, vous stigmatise, vous fleurdelise, vous anathématise. L’âme la plus chrétienne est celle qui du cœur le plus soumis accepte la fustigation ; la plus héroïque, celle qui se brise, et s’avilit, et s’anéantit davantage. Pour vous rendre parfait à son point de vue, il vous poursuit dans votre conscience qu’il conspue, vous pourchasse dans votre volonté qu’il soufflète, vous arrête dans votre pensée qui vient de naître et qu’il condamne. Il se plaît à la recherche de vos misères, de vos fautes secrètes, de toutes ces peccadilles qui échappent au laisser-aller de la fantaisie, à l’indulgence de la nature et à sa promptitude, quas humana parum cavit natura ; il les enfle, il les grossit, les enlumine, les envenime. Puis il exige que vous vous en accusiez, que vous en demandiez pardon, que vous vous en fassiez absoudre : c’est ce qu’il appelle vous réconcilier. Sinon, il vous confessera de force, il vous recommandera au prône, il vous affichera à la porte, il vous couvrira de votre péché comme d’un excrément. C’est ainsi du moins que les choses se passent dans ces maisons modèles, qu’on voit se relever de tous côtés, et où le christianisme est pratiqué dans sa pureté et sa plénitude. Or, tout le monde sait que la tendance de l’Église a constamment été de soumettre les nations au régime des couvents. Faut-il rappeler ces moyens connus de la police épiscopale, plus en faveur que jamais : excommunications, monitoires, révélations des secrets du confessionnal, pénitences canoniques, et tout ce que renferme d’épouvantements ce nom inexpiable, la Sainte-Inquisition ? C’est la religion des soupçons iniques, des interprétations atroces, des diffamations anonymes, des procédures secrètes, des tribunaux masqués, des tortures souterraines, des cachots perpétuels, des in pace. Le Cavalletto n’a-t-il pas été rétabli à Rome, tout récemment, par Pie IX ? Il faut à l’Église des supplices de choix, et c’est trop peu pour elle du supplice, elle y joint la dérision. Néron se contentait d’envoyer à Thraséa l’ordre de mourir ; le centurion ne mettait pas la main sur le proscrit. En 93, la Terreur se montra aussi réservée que Néron : le suicide n’étant pas dans nos mœurs, on chercha un genre de mort qui ne laissât pour ainsi dire rien à faire au bourreau. Devant le bûcher des Inquisiteurs la guillotine est trois fois sainte ; et la postérité n’oubliera pas que le plus grand crime de Carrier, aux yeux des terroristes, fut d’avoir déshonoré le supplice. L’Église n’a pas reculé même devant l’extermination par le fer et par le feu : c’est à son esprit de répression pénitentiaire et de sainte vengeance, plus qu’à sa politique, qu’il faut attribuer ses croisades contre des populations qui n’avaient d’autre tort que de réclamer une morale, et auxquelles elle répondait par les flammes d’Alby, les massacres des Alpes et de l’Apennin, les assassinats de la Saint-Barthélemy.

XXV

Convenons cependant d’une chose.

La pénitencerie chrétienne n’est plus guère aujourd’hui qu’une symbolique qui ne gêne en rien le bien-être et le luxe, et l’humilité une vertu fictive, qu’on se rappelle en présence de Dieu, jamais bien entendu en présence de l’homme. Pour deux sous, une fois payés, on se rachète à Paris de tout le jeûne du carême : la belle pénitence que de dîner une fois l’an, le vendredi saint, avec des lentilles à l’huile et un œuf sur le plat ! La belle humilité de s’agenouiller dans un cabinet, sur un prie-Dieu de velours, le corps vêtu de soie, la couronne ducale à côté sur un tabouret !… Les jésuites ont rendu depuis longtemps la dévotion aisée ; les joies de la vie ne sont plus défendues ; on a remplacé la pénitence effective par la pénitence en esprit ; et il est permis aux riches de goûter les plaisirs de ce monde sans préjudice de la félicité de l’autre, pourvu qu’ils gardent dans le cœur la foi, le détachement, la pénitence et l’humilité. Dans le cœur ! ce n’est pas lourd. Dieu a-t-il donc besoin de nos macérations et disciplines ? Non, pas plus que de nos libations et de nos sacrifices. Numquid manducabo carnes taurorum, aut sanguinem hircorum potabo ? Le sacerdoce sait cela depuis le temps des prophètes ; devenu aussi charnel que les disciples de Saint-Simon, il se moque à bon droit des railleries des libertins.

Mais voici qui devient sérieux.

Dans le christianisme, la condition des personnes n’est pas la même : l’inégalité, comme nous verrons, est providentielle. Il est nécessaire qu’une partie, la plus nombreuse, de l’humanité, serve l’autre. Pour que ce service soit obtenu il faut sacrifier la dignité humaine : comment le peuple y consentira-t-il s’il n’y est amené par la religion, par la foi ? Subordination, hiérarchie, obéissance, service, exploitation de l’homme par l’homme, tout cela suppose déchéance, pénitence, sinon apparente, au moins dans l’esprit, ce qui est bien autrement grave et qui seul est essentiel ; abnégation du moi et de ses prérogatives.

Dans ce système d’une féodalité raffinée, on se gardera d’enseigner comme article de foi que les privilégiés ont plus de mérite devant Dieu que les sacrifiés, que les riches hommes sont d’origine plus sainte que les bons hommes, comme la plèbe dévote se nommait au douzième siècle. La religion ne commet pas de ces imprudences. On rejettera sur la Providence le décret qui privilégie ceux-ci en déshéritant ceux-là ; on rappellera aux premiers l’humilité devant Dieu, le sacrifice en esprit, la charité envers leurs frères, le rachat de leur prérogative temporelle par la foi et par le culte ; on apprendra aux seconds la résignation, en leur promettant d’ailleurs des dédommagements à leur misère dans la vie éternelle.

Ainsi, dit l’Église, le roi et le berger sont égaux devant le Tout-Puissant ; mais le roi a été établi d’en haut pour commander à ses frères.

Ainsi le pape se nomme serviteur, quoique indigne, des serviteurs de Dieu.

Ainsi ceux qui sont élevés en dignité, puissance et richesse, doivent reconnaître qu’ils ont tout reçu de Dieu par grâce, afin que les petits, qui pourraient ne pas respecter cette fortune venant de l’homme, la respectent venant de Dieu.

Tel est l’esprit de la société chrétienne. L’inférieur respecte dans le supérieur, non pas l’homme, mais un fonctionnaire du Ciel. De son côté le supérieur, considérant que celui à qui il commande est son frère en Jésus-Christ, semble lui dire : Excusez-moi, mon frère ; ce n’est pas en mon nom que je vous tyrannise, que je vous exploite. Dieu m’en garde ! j’ai plus que vous horreur du despotisme et du privilége. Et qui suis-je pour m’attribuer de semblables droits ? C’est la sagesse divine qui a ainsi réglé les choses : Omnis potestas, et omnis obedientia, à Deo !

En Russie, le jour de Pâques, qui est le premier de l’an, le tzar, au sortir de la messe, donne le mot d’ordre à tout son peuple ; il prononce la profession de foi, Christ est ressuscité ! et embrasse les premiers qu’il rencontre, lesquels transmettent le baiser aux autres. C’est le pendant de la profession de foi islamique : Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mahomet, ou le sultan son successeur, est son prophète. Ce qui veut dire en bon français : Vile multitude, obéissez.

XXVI

Après tout, le christianisme mérite l’estime du philosophe, non pour la moralité qu’il fait naître : à lui pas plus qu’au polythéisme ou à toute autre religion l’homme n’est redevable de sa Justice, mais parce qu’il est logique, et que comme tout ce qui est logique il a droit à la considération de la science.

Lorsque parut le christianisme, l’idée théologique jouissait seule de la confiance des masses. Le christianisme perfectionna cette idée, il purifia Dieu, en lui donnant un caractère de sainteté et de grandeur qu’il n’avait jamais eu, et plaçant en lui le siége de la Justice, exilée de la terre, disait-on, depuis l’âge d’or.

L’humaine nature, en revanche, était d’un consentement unanime jugée coupable : le christianisme reporta sur elle l’infamie qui auparavant déshonorait les dieux. La personnalité était devenue exorbitante : il l’abîma. La société, au lieu de se perfectionner par le développement de ses forces, avait paru rétrograder : il nia la justification par la liberté, suivant la parole du psalmiste : Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens.

Le crime, comme un déluge, inondait la terre : il en entreprit l’expiation.

L’humanité, enfin, s’était déifiée elle-même, dans ses dieux, ses héros, ses empereurs : il l’attacha à la croix en la personne de son Christ.

Oh ! le christianisme est sublime, sublime dans la majesté de son dogme et la chaîne de ses déductions. Jamais pensée plus haute, système plus vaste, ne fut conçu, organisé parmi les hommes. Moi qui n’y vois qu’une création de la conscience universelle, je ne puis m’empêcher de saluer en lui le génie de l’humanité, qui pour le salut d’elle-même s’est imposé cette longue expiation. Et je fais ici serment que, si l’Église parvient à renverser la thèse nouvelle que je lui oppose, et contre laquelle elle ne trouvera pas d’argument dans sa tradition, parce que les ennemis qu’elle a combattus autrefois comme ceux qui l’attaquent aujourd’hui, lui empruntant son principe, devaient être condamnés par les conséquences ; si, dis-je, l’Église remporte contre la Révolution cette victoire, j’abjure ma philosophie et je meurs dans ses bras.

Dans ce dogmatisme effrayant, irrécusable pour quiconque admet l’hypothèse de la transcendance, la morale n’existant qu’en Dieu, c’est-à-dire n’étant rien, que restait-il à faire pour gouverner la société, sinon de créer un rituel, et comme application du rite une discipline ?

C’est par sa discipline, non par sa morale, que le christianisme a gouverné le monde. Nous verrons en effet dans l’étude suivante que le christianisme, ne reconnaissant pas le droit personnel, est conduit à nier du même coup le droit réel : ainsi le voulait la logique, ainsi l’exige le commandement divin, le principe de religion.

XXVII

Le dernier mot du christianisme sur l’homme et sur la Justice a été prononcé, en style de bel esprit, par l’auteur des Maximes, La Rochefoucauld : ce mot est égoïsme.

Siffler l’humanité, après l’avoir flétrie, c’était encore de la piété, et c’était aussi de la logique.

La Rochefoucauld, M. Cousin nous l’a appris, ayant consulté sur son petit livre les autorités chrétiennes de son temps, en reçut les plus grands éloges. Tout Port-Royal applaudit. Rien de plus exact que cette morale des Maximes, disait-on, de plus conforme à l’esprit de l’Évangile. À la même époque, l’académicien Esprit publiait un gros livre ayant pour titre : De la pauvreté des vertus humaines. C’était la pensée de La Rochefoucauld doctrinalement justifiée par les principes de la foi. Et n’est-ce pas toujours le même esprit de dénigrement qui fait le fond des Caractères de La Bruyère et des Pensées de Pascal ; qui, sous une forme adoucie et avec l’apparence de la tendresse, avait inspiré quatre siècles auparavant l’auteur de l’Imitation ?

Partout où subsiste l’idée religieuse, la conclusion de La Rochefoucauld contre l’humanité est irréfutable.

De nos jours il est de bon goût dans un certain monde de déclamer contre les vertus humaines, lesquelles, dit-on, prennent leur principe dans l’orgueil. Sur toute la ligne ordre est donné aux membres du corps enseignant de combattre la morale pure aussi bien que la raison pure, et d’inculquer fortement à la jeunesse cette vérité : que l’homme reçoit du ciel la force de remplir ses devoirs, comme il emprunte à la foi la certitude de toutes ses connaissances. Dieu seul, dit M. Saint-Marc de Girardin, peut nous donner la vertu de persévérance. Et dans une série d’études il prouve que l’erreur capitale de Jean-Jacques Rousseau et la source de ses faiblesses fut d’avoir cru que l’homme pouvait trouver en soi la force d’aimer assez la vertu pour la pratiquer. Ce qui n’empêche pas M. Saint-Marc de Girardin de penser avec M. Cousin que La Rochefoucauld a forcé les conséquences de son principe, et de traiter son livre de désolant.

Explique qui pourra ce bavardage éclectique. Mais qu’attendre d’une société dont la sagesse consiste à confesser que l’humanité mérite mort et dérision, puis à la couvrir de bandelettes et de fleurs, d’après ce principe d’une hypocrisie quintessenciée, que si le cœur de l’homme est pervers, s’il ne se porte au bien que par l’impulsion d’une force divine, il n’est ni beau, ni charitable, ni utile de le lui dire ?


CHAPITRE VI.

Âge nouveau : la Révolution. — Immanence et réalité de la Justice.

XXVIII

Point de religion, point de morale, a dit la raison des peuples dans la période religieuse de l’histoire ; et nous venons de voir comment la religion, faisant de Dieu le sujet de la morale, aboutit à la négation de l’humanité.

Or, point d’humanité, point de morale : il ne reste que le symbolisme du culte, l’arbitraire de l’Église et l’ignominie de sa discipline. Et nous pouvons dès à présent comprendre comment la période de religion a dû être la période de l’immoralité.

Sous le paganisme, la religion se bornait à donner caution d’une morale qui n’était définie nulle part ; et faute d’une science des mœurs la société antique a succombé.

Depuis l’établissement du christianisme, la religion s’est efforcée de suppléer par l’office de pénitence cette science toujours ignorée ; et nous sommes témoins que la civilisation s’affaisse de nouveau.

En vain, pour la refaire, jurisconsultes et philosophes, savants et lettrés, mystiques et utilitaires, lui apportent le tribut de leurs veilles, en vain pour séduire les consciences par l’attrait de la rationalité, ils simplifient la théodicée ou la suppriment. Comme ils ne sortent pas du système, comme c’est toujours une Justice divine ou une Justice d’État qu’ils proposent, on ne les écoute pas : ils ennuient.

Le moment ne serait-il pas venu de changer d’hypothèse, de chercher la règle et la garantie des mœurs non plus dans une révélation transcendante, mais dans la considération de nous-mêmes, et, après l’avoir trouvée, de nous résigner à être honnêtes sans motif de religion, ne fût-ce que pour le plaisir de l’honnêteté ?

Ce qui motive ma foi à la Révolution, c’est que je la trouve logique, comme le christianisme le fut à l’heure de son institution, comme le polythéisme l’avait été 2,000 ans avant lui. La Révolution est mieux que logique, elle est vraie. Fondée sur l’expérience de l’histoire, dégagée de tout illuminisme, elle possède tous les caractères de la certitude, la réalité, l’universalité et l’observabilité.

Considérez sa marche, et la manière dont elle a fait

son entrée dans le monde.

XXIX

Après un traitement de dix-huit siècles, le christianisme avait laissé la société dans un état aussi déplorable que celui où il l’avait prise ; on peut même dire que la situation s’était aggravée de tout ce que l’impuissance religieuse prêtait de ténacité au désordre. Ce que le Christ n’a pu faire, quel homme oserait l’entreprendre ?

________________Si Pergama dextrâ
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.

Il faut que la conscience humaine soit robuste, vous l’avouerez, pour résister à une si longue déception. Dix-huit siècles, après les vingt du polythéisme gréco-latin, et les cinquante ou soixante des Égyptiens et des Mages !…

Ce n’est pas l’humanité qui a manqué à la foi, se dit la Révolution ; c’est la foi qui a manqué à l’humanité. Cessons d’attribuer plus longtemps à une cause interne l’immoralité qui nous tue : cette cause est autre que nous, elle est accidentelle et externe. Cessons pareillement d’attendre d’une sagesse surhumaine la lumière que notre gouverne réclame : l’homme et la société ne sont pas plus difficiles à pénétrer que la nature.

Et la voilà qui d’emblée met le vice et le crime sur le compte de l’ignorance, de la superstition, de la misère, de la mauvaise économie, des mauvais gouvernements, et qui appelle de la révélation à la Raison.

« Considérant, dit la déclaration du 3 septembre 1791, que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, etc. »

Les déclarations du 24 juin 1793 et de 1848 répètent la même chose. Celles de juillet-août 1789, 15 et 16 février 1793, 5 fructidor an III (26 août 1795) renferment implicitement les mêmes idées. Quant aux constitutions du consulat et de l’empire, quant à la charte de 1814 et à celle de 1830, si elles ne les ont pas reproduites, c’est qu’il ne pouvait leur convenir de faire la critique des gouvernements.

Pour moi, j’avoue que cette façon de procéder me semble décisive autant que rationnelle. A priori, ainsi qu’il résulte de la notion de l’être et de ses modes, il implique contradiction que l’homme et la société ne possèdent pas en eux-mêmes la loi de leurs mœurs (Déf. Ier) ; — à posteriori, l’hypothèse qui attribue au sujet humain la corruption de lui-même, et qui règne, suivant le calcul des Égyptiens et des Orientaux, depuis plus de 8,000 ans, n’a engendré que corruption et hypocrisie. Donc, conclusum est adversus theologos, il faut changer de système.

La source du mal reportée du dedans au dehors, reste à trouver le remède. À qui s’adresse la Révolution ?

Le clergé accusait les révolutionnaires d’athéisme. C’était soulever une question dangereuse, insoluble, et qui faisait perdre de vue la véritable. Comment une assemblée de législateurs formés à l’école de la science et de la philosophie expérimentale eût-elle pu s’engager dans une discussion théologique, dire s’il y avait ou s’il n’y avait pas un Être suprême, quel était cet Être, et quels rapports l’humanité soutenait avec lui ?… La Révolution écarta donc l’idée théologique, mais sans la nier ni l’admettre, et sauf à y revenir ultérieurement, s’il y avait lieu, et sous bénéfice d’inventaire.

C’est ce qui résulte de l’ensemble des déclarations. Celles des 3 septembre 91, 24 juin 93 et 22 août 95 se placent sous l’invocation de l’Être suprême ; mais celles de juillet-août 89, 13 décembre 99, n’en disent mot. Quant aux constitutions de l’empire, de 1814 et 1830, elles se bornent, en salariant le culte, à appliquer le principe de la liberté religieuse, sans faire la moindre mention de la divinité.

Cela même, direz-vous, est de l’athéisme. — Entendons-nous. La Révolution, en écartant avec le péché originel l’hypothèse de Dieu, ne la nie pas en elle-même : interprète du droit social et de la raison scientifique, elle ne se croit pas qualité suffisante pour nier ou affirmer ce qui dépasse la raison et l’expérience. Restant dans la sphère des manifestations humaines, elle se borne à dire que l’idée de Dieu est étrangère à la morale humaine, qu’elle est même nuisible à la morale ; non que Dieu soit mauvais en soi, qu’y a-t-il de mauvais en soi ? mais parce que son intervention dans les affaires de l’humanité n’y produit que du mal, par les conséquences, les abus, les superstitions et le relâchement qu’elle entraîne.

La Révolution était trop sage pour toucher à des idées de cette espèce. Elle savait qu’avant elle tous les fondateurs et réformateurs de sociétés s’étaient attachés, dans l’intérêt de la morale, à épurer l’idée divine. Tel est le Dieu, disait-on, telle sera la société. N’est-ce pas ce que font encore aujourd’hui les religionnaires dissidents, qui, jugeant le Dieu Christ au-dessous de l’époque actuelle, poursuivent une détermination théologique plus en rapport avec la susceptibilité de leur raison et l’étendue de leurs lumières ? La Révolution avait observé au contraire que la qualité ou perfection du sujet divin est chose à peu près insignifiante ; qu’il peut être indifféremment ange, homme, étoile ou phallus, pourvu qu’il obtienne le respect ; que c’est par le respect ou la religion qu’il inspire qu’il exerce son action sur la morale ; et c’est contre la religion en tant qu’élément de moralité que la Révolution se prononçait.

En résumé, la Révolution a positivement entendu affranchir la morale de tout mélange mystique : par là elle s’est radicalement séparée, non-seulement du christianisme, mais de toute religion, passée, présente et à venir. Il faut que la rage de théologiser soit grande, pour que des zélateurs de cette Révolution aient pu y découvrir qu’elle émanait en droite ligne du dogme chrétien !

XXX

L’homme reste donc : à lui de nous fournir le sujet de la Justice, principe, règle et sanction de ses mœurs.

Placé en face de la nature, l’homme, par sa supériorité morale et le déploiement de ses facultés, engendre de lui-même son droit sur les choses ;

Par son activité, il crée son droit à l’exploitation de la terre, dont il fait son domaine, et par le travail son droit à l’appropriation ;

Par sa raison, il crée son droit à la science et à la manifestation de sa pensée ;

Par les affections de son cœur, il crée son droit à la famille et aux affections qui en découlent.

Mais, placé en face de l’homme, quel sera le droit de l’homme ? que peut-il être ? Ce ne sera pas une action, comme celle que l’homme exerce sur les choses et sur les animaux eux-mêmes : une telle action produirait aussitôt le conflit, constaterait le néant du droit.

Le droit de l’homme vis-à-vis de l’homme ne peut être que le droit au respect.

Mais qui déterminera, dans le cœur, ce respect ?

La crainte de Dieu, répond le législateur antique.

L’intérêt de la société, répondent les novateurs modernes, athées ou non athées.

C’est toujours placer la cause du respect, partant le principe du droit et de la Justice, hors de l’homme, et conséquemment nier ce principe même, en détruire la condition sine quâ non, l’innéité, l’immanence. Une Justice qui se réduit pour l’homme à l’obéissance sort de la vérité : c’est une fiction.

Que reste-t-il donc, puisque nous ne pouvons nous passer de Justice, puisque cette Justice doit être en nous quelque chose d’immanent et de réel, et que, d’après les manifestations de la conscience universelle et les axiomes de la science (ax. 2, 3, 6), il ne se peut que la Justice ne soit quelque chose ?

Il reste que la Justice soit la première et la plus essentielle de nos facultés ; une faculté souveraine, pour cela même la plus difficile à connaître ; la faculté de sentir et d’affirmer notre dignité, par conséquent de la vouloir et de la défendre, aussi bien en la personne d’autrui qu’en notre propre personne.

Il reste, dis-je, que l’homme soit constitué de telle façon que, nonobstant les passions qui l’agitent et dont sa destinée est de se rendre maître, nonobstant les motifs de sympathie, d’intérêt commun, d’amour, de rivalité, de haine, de vengeance même, qu’il peut avoir vis-à-vis de tel ou tel individu, il éprouve en sa présence, qu’il le veuille ou ne le veuille pas, un certain respect que son orgueil même ne saurait vaincre.

Sentir et affirmer notre dignité, d’abord dans tout ce qui nous est propre, puis dans la personne du prochain, et cela sans retour d’égoïsme comme sans considération aucune de divinité ou de communauté : voilà le droit.

Être prêt en toute circonstance à prendre avec énergie, et au besoin contre soi-même, la défense de cette dignité : voilà la justice.

XXXI

Sentir son être dans les autres, au point de sacrifier à ce sentiment tout autre intérêt, d’exiger pour autrui le même respect que pour soi-même, et de s’irriter contre l’indigne qui souffre qu’on lui manque, comme si le soin de sa dignité ne le regardait pas seul, une telle faculté semble au premier abord étrange.

En y réfléchissant, nous trouverons que les choses doivent se passer ainsi, que s’il en était autrement nous ne serions plus des natures morales, je prends ici la morale au point de vue de l’individualisme ; nous mentirions à notre dignité, ce qui est contradictoire.

C’est une loi de la création et de la raison que les êtres se distinguent les uns des autres par leurs différences, et réciproquement que l’identité d’attributs implique identité d’essence ; en sorte que, l’essence paraissant surtout dans la généralité, se conservant par la généralité, se définissant d’autant mieux que la généralité est plus nombreuse, les individus que séparent leurs différences se confondent, par l’essence qui leur est commune, en une existence unique.

Or tout homme tend à déterminer et à faire prévaloir son essence, qui est sa dignité (Déf. 5).

Il en résulte que l’essence étant identique et une pour tous les hommes, chacun de nous se sent tout à la fois comme personne et comme collectivité ; que l’injure commise est ressentie par l’offenseur comme par l’offensé, et par la collectivité tout entière ; qu’en conséquence, la protestation est commune : ce qui est précisément la Justice.

Pour me servir du langage théologique, qui consiste à mettre des réalités transcendantes là où la science se borne à mettre des concepts, quand la Justice fait entendre dans notre âme sa voix impérieuse, c’est le verbe, Logos, âme commune de l’humanité, dont chacun de nous est une incarnation et un organe, qui nous appelle et nous somme de le défendre.

L’analyse psychologique nous apporte donc ici son témoignage. Elle démontre, à priori, que la Justice, ou la faculté de sentir notre dignité dans les autres comme en nous-mêmes, par suite la volonté de la défendre, est en nous chose essentielle ; reste à l’expérience à prouver à son tour que c’est chose réelle.

J’essaierai plus tard d’établir directement la réalité de notre faculté juridique : qu’il me suffise quant à présent de rappeler les faits principaux qui rendent cette hypothèse plausible.

XXXII

1. C’est un fait que malgré toutes les iniquités qui la déshonorent la société ne subsiste que par la Justice, que la civilisation ne marche qu’appuyée sur elle, et qu’elle est le principe de tout le bien-être dont jouit notre espèce.

Il y a donc dans l’humanité un principe, une force qui la soutient, qui lui communique la vie. Ce principe, quel qu’il soit, n’est pas un néant (ax. 3).

2. Ce principe ne vient pas, par une sorte d’infusion, d’une essence supérieure à l’humanité, comme le disent les mythes religieux ; il ne peut pas en venir. D’un côté en effet la religion tend à l’avilissement de la dignité humaine, base et objet de la Justice ; elle ne subsiste qu’en raison de cet avilissement. D’autre part le mouvement religieux est inverse du mouvement juridique ; tandis que la foi s’affaiblit graduellement et perd de son influence, l’intelligence du droit et sa pratique se développent, s’emparent de toutes les positions. De quelque manière que nous les envisagions, la religion et la Justice nous apparaissent contradictoires : le rapport qui les unit, et que nous aurons à déterminer, ne saurait être un rapport de causalité.

3. La Justice ne vient pas davantage de l’être collectif humanitaire, du vrai Grand Être, comme le nomme M. Auguste Comte. Elle n’est pas la sympathie, ni la sociabilité, ni le penchant à l’assistance.

D’abord, il en serait de ce naturalisme comme de l’hypothèse transcendantale elle-même : pour la gloire du Grand Être il ravalerait l’individu, il tuerait en lui le sens moral et anéantirait la Justice.

Puis, c’est un fait non moins bien attesté par l’histoire que celui que nous venons de relater à propos de la religion, que le mouvement de la Justice parmi les nations est parallèle à celui de la liberté et inverse du communisme, du gouvernementalisme et de toutes les formules qui tendent à absorber l’initiative personnelle dans la société ou l’État.

Enfin, il est manifeste que la Justice ne peut être rapportée à la sympathie ou sociabilité, sentiment de pur instinct, qu’il est utile et louable de cultiver, mais qui par lui-même loin d’engendrer le respect de la dignité dans l’ennemi, que commande la Justice, l’exclurait énergiquement.

Parmi les espèces animales qui peuplent le globe, il en est plusieurs qui se distinguent par leur sociabilité. L’homme fait-il partie de ces espèces ? Oui et non. On peut le définir tout aussi bien un animal de combat qu’un animal sociable. Ce qui est sûr, au moins, c’est qu’il répugne à l’association telle que la sentent et la pratiquent les bêtes, et qui est le pur communisme. L’homme, être libre par excellence, n’accepte la société qu’à la condition de s’y retrouver libre : condition qui ne peut être obtenue qu’à l’aide d’un sentiment particulier, différent de la sociabilité et supérieur à elle : ce sentiment est la Justice.

Quant à l’assistance, dont le devoir, antérieur à tout droit, constituerait selon M. Oudot la Justice, c’est une vertu de conseil, non de précepte, comme parlent les casuistes ; fort bonne en elle-même, comme la charité dont elle relève, mais tellement étrangère à la Justice, que l’objet de celle-ci est de l’annuler, en la rendant inutile.

La Justice, ne nous lassons pas de le rappeler, est le sentiment de notre dignité en autrui. Or, c’est le propre de notre dignité de nous passer de l’assistance des autres ; conséquemment, de désirer que le prochain se passe de la nôtre, qui plus est de vouloir qu’il s’en abstienne. Le christianisme, qui a conçu l’amour par charité, debitum conjugale, ne pouvait pas manquer de faire aussi de la Justice une dépendance de la charité. En cela il était fidèle à son principe et à son rôle. Mais qui se serait attendu à voir cette théorie, dont notre fierté se révolte, ramassée par des philosophes sortis de la Révolution, et qui se présentent comme ses interprètes ? Et n’est-ce pas chose étrange que les mêmes écrivains qui, pour rendre la Justice plus sacrée à nos yeux, commencent par la rapporter au Ciel, la faisant supérieure à l’homme, la rabaissent ensuite au-dessous de l’homme, en la déduisant des affections de la pure animalité ?

4. Puisque la critique nous a conduits à parler de l’animalité, comparons ce qui se passe dans le cœur de l’homme, lorsqu’il se trouve en relation avec ses semblables, avec ce qu’il éprouve dans ses rapports avec les animaux.

L’homme fait la chasse aux bêtes : c’est une de ses prérogatives. À ces êtres d’ordre inférieur, il tend des pièges ; il use à leur égard de violence et de perfidie ; il les traite en despote, selon son bon plaisir ; il les dépouille, les exploite, les vend, les mange : tout cela sans crime ni remords ; sa conscience n’en murmure point, ni son cœur ni son esprit n’en souffrent ; pour lui, il n’y a pas d’injustice. Et la raison, s’il vous plaît ? La raison est qu’il ne reconnaît pas de dignité aux animaux, ou, pour parler rigoureusement, qu’il ne sent pas sa dignité, si j’ose ainsi dire, dans leur personne.

Il y a pourtant entre l’homme et la bête une certaine sympathie, fondée sur le sentiment confus de la vie universelle, à laquelle tous les êtres vivants participent. De tout temps cette sympathie a fait l’objet des spéculations théologiques et philosophiques ; de tout temps, quelques rêveurs ont cherché à en déduire une je ne sais quelle parenté entre l’homme et le règne animal. On connaît la discipline de Pythagore et des Brahmines, fondée sur le dogme de la métempsycose. Maintenant que la notion du droit et du devoir entre nous autres humains s’est obscurcie, quelques moralistes ont jugé à propos de nous parler de nos devoirs envers les animaux, et je trouve dans la Revue de Paris, 15 juin 1856, un article où le retour de la grande alliance, de l’antique alliance, de la charité universelle, est annoncé comme un des caractères de l’ère nouvelle.

J’en demande pardon à la loi Grammont, ainsi qu’à l’hospitalité orientale pour les chevaux et les ânes : mais je ne puis voir en tout cela qu’un verbiage panthéistique, un des signes les plus déplorables de notre décadence morale et intellectuelle. L’antique alliance, conservée à Singapour, parmi les Arabes et les Turcs, n’est autre chose que l’état primitif et bestial de l’humanité. À mesure que l’homme s’élève, il s’éloigne des bêtes ; et s’il perd ses inclinations de chasseur et de bourreau, en revanche il prend vis-à-vis d’elles les habitudes de l’exploiteur le plus endurci.

Que signifie, je vous le demande, le retour à l’antique alliance, aux sentiments pythagoriques, avec cette immense consommation de laines, de cuirs, de cornes, de bleu de Prusse, de beurre, de fromages, de viande fraîche ou salée ? Notre philozoïe se réduira toujours à la pratique anglaise : Bien nourrir les animaux, les bien soigner, les bien croiser, afin d’en obtenir plus de lait, de graisse, de poil, de viande, et moins d’os, c’est-à-dire afin de les manger. Et de quelque douceur que nous usions à leur égard, ce n’est point, sachons-le bien, par considération de leurs personnes, c’est par souci de notre délicatesse.

C’est tout autre chose vis-à-vis de l’homme, blanc, jaune, rouge ou noir. Pour peu que je prenne avec lui les façons que je me permets avec les brutes, je l’offense, et, ce qui est plus extraordinaire, je m’offense moi-même en l’offensant.

Si je tiens à mon prochain un discours faux je manque à sa dignité, je le trompe ; de plus je manque à la mienne, je mens. Double méfait : par la nature de la Justice, le crime est toujours double.

Si je le fais esclave, que je lui prenne sa femme, son enfant, son bien, si je le tue, je suis tyran, voleur, assassin, adultère. Je sens que je me suis mis au-dessous de l’humanité qui est en lui et en moi, ce qui veut dire que je me reconnais digne de mort.

Que signifie tout cela, si ce n’est qu’entre l’homme et l’homme, outre le sentiment de bienveillance et de fraternité il en est un autre de considération et de respect, qui sort du cercle ordinaire de la sympathie naturelle à tous les êtres vivants, et ne se trouve plus entre l’homme et les animaux ; en autres termes, qu’entre l’homme et la bête, s’il y a lieu quelquefois à affection, il n’existe rien de ce que nous appelons Justice, et que c’est là un des traits qui distinguent tranchément notre espèce, comme la parole, la poésie, la dialectique, l’art ?

XXXIII

La Justice expliquée dans sa cause, séparée de la religion, distinguée de l’amour, reste à voir comment elle intervient pour la constitution de la société.

La Révolution seule a conçu et défini le Contrat social.

À ce mot on se récrie : L’association est spontanée ; il n’y a jamais eu de contrat social. — Non, pas plus qu’il n’y a eu de contrat grammatical. Cela empêche-il que la grammaire ne soit donnée à priori comme charte de la parole, par la nature même de l’esprit ?

Il existe donc un contrat ou constitution de la société, donné à priori par les formes de la conscience, qui sont la liberté, la dignité, la raison, la Justice, et par les rapports de voisinage et d’échange que soutiennent fatalement entre eux les individus. C’est l’acte par lequel des hommes se formant en groupe, déclarent, ipso facto, l’identité et la solidarité de leurs dignités respectives, se reconnaissent réciproquement et au même titre souverains, et se portent l’un pour l’autre garants.

Ainsi la Justice, cette haute prérogative de l’homme, que la Rome païenne avait placée sous la garde de ses dieux, que la Rome chrétienne a fait disparaître dans la sainteté de sa triade, la Justice a pour garantie et sanction la Justice. De sorte que les membres de la société nouvelle, se garantissant les uns les autres, se servent réciproquement de dieux tutélaires et de Providence : conception qui efface tout ce que la raison des peuples avait produit jusqu’alors de plus profond. Jamais pareille glorification n’avait été faite de notre nature, jamais aussi les doctrines de transcendance ne furent plus près de leur fin.

D’après les transcendantalistes, l’homme étant incapable par lui-même d’obéir à la loi et de sacrifier à la Justice son intérêt propre, la religion intervient pour le contraindre au nom de la majesté divine.

Le devoir dans ce système préexiste donc au droit ; pour mieux dire, le devoir, étant la condition de l’homme, ne lui laisse pas de droit.

Le contrat social met à néant cette théologie. Suivant le principe révolutionnaire, l’homme constitué en état de société par la Justice qui lui est immanente n’est plus le même qu’à l’état d’isolement. Sa conscience est autre, son moi est changé. Sans qu’il abandonne la règle du bien-être, il la subordonne à celle du juste, d’autant mieux qu’il découvre dans le respect du contrat une félicité supérieure, et que par le laps de temps il s’en est fait une habitude, un besoin, une seconde nature. La Justice devient ainsi un autre égoïsme. C’est cet égoïsme, antithèse du premier, qui constitue la probité.

Un ami me remet en dépôt une somme considérable, puis vient à mourir. Personne n’a connaissance du dépôt, dont le propriétaire n’a pas même exigé de reçu. Rendrai-je la somme ?

Ce serait ne pas connaître le cœur humain, de nier que le premier mouvement ne fût de garder. Le défunt n’a que des parents éloignés, riches eux-mêmes, indignes, qu’il n’aimait pas. J’ai lieu de croire que s’il eût prévu sa fin, il m’aurait institué son légataire : sa confiance même m’en est un témoignage. Qui frustrerai-je, d’ailleurs ? des étrangers, à qui cette fortune de hasard arrivera comme tombée du ciel ! Pourquoi ne tomberait-elle pas plutôt sur moi ? Qui m’en demandera compte ? Qui en saura rien ?…

Je réfléchis, il est vrai, que la loi établie n’est nullement d’accord avec ma convoitise, qu’une circonstance inattendue peut faire découvrir le secret, qu’alors je suis déshonoré, que ce ne serait même pas un petit embarras d’expliquer une telle richesse, etc.

Tout cela me tient fort perplexe. Enfin ma conscience se soulève : je me dis qu’une semblable méditation est déjà une honte ; que si la loi est imparfaite, si la prudence humaine est fautive, si le hasard qui enrichit les uns et frustre les autres est absurde, si ce concours de circonstances est immoral, en résultat je n’ai pas droit, et que toutes les jouissances de la richesse mal acquise ne valent pas un quart d’heure de ma propre estime.

Bref, je restitue l’argent.

Vous voyez, s’écrie La Rochefoucauld, que vous avez été honnête homme par égoïsme !….

Entendons-nous : oui, par égoïsme de Justice, ce qui est une contradiction dans les termes, et renverse de fond en comble votre inculpation.

Comment ne pas voir qu’il existe ici un être que la considération de la Justice, le sentiment de sa dignité dans les autres, a dénaturé au point de lui faire prendre parti pour les autres contre lui-même ; que sous cette obsession du droit il s’est formé en lui, au-dessus de sa volonté première, une volonté juridique, que j’appellerai même sur-naturelle, non que je la rapporte à une cause transcendante ou divine, mais parce qu’elle exprime un état nouveau, supérieur à l’état de nature, et qui tend de plus en plus à l’effacer ?

Que l’égoïsme se développe donc dans cette sphère tant qu’il voudra : loin que je me l’impute à crime, je prétends en faire le titre de ma sainteté. Oui, je reculerai devant la dégradation publique, je ferai par respect humain une bonne action ; je pousserai l’hypocrisie jusqu’à recommencer ce rôle, si je puis, tous les jours ; je mettrai mon égoïsme à me créer sans cesse des droits nouveaux à la considération de mes frères ; à force de me livrer à cette égoïste habitude, je m’en ferai une seconde nature ; je me complairai dans mon honorabilité ; je finirai par montrer autant d’allégresse à suivre les suggestions de mon amour-propre sociétaire, que je mettais jadis d’emportement à assouvir mes passions privées : c’est précisément en cela, et rien qu’en cela, que consiste désormais ma vertu.

Dites à présent que mes motifs ne sont pas purs, puisqu’il s’y trouve un intérêt : ce n’est plus qu’une misérable équivoque, indigne d’un homme de sens. La bonne action qui dans le système de la Justice transcendantale devait se rapporter à Dieu, par conséquent à l’égoïsme, vous êtes forcé à cette heure de la rapporter à la pure Justice, immanente dans tous les hommes. Certes, il est pour les œuvres de la Justice une délectation de conscience, comme il est une volupté pour la jouissance des sens. Je ne serais plus moral si je ne ressentais cette délectation. Les théologiens enseignent que l’amour de Dieu dans le ciel est inséparable de la béatitude, qu’il est la béatitude elle-même. C’est justement ce que dit la théorie de l’immanence. Le sacrifice de Justice est inséparable de la félicité ; il est la félicité même, non plus cette félicité égoïste dont la Justice exige le sacrifice ; mais une félicité supérieure, telle que la suppose l’élévation du sujet à la dignité sociale. Que peuvent exiger de plus La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère, Port-Royal et toute l’Église ?


CHAPITRE VII.

Définition de la Justice.

XXXIV

Nous pouvons maintenant donner la définition de la Justice ; plus tard, nous en constaterons la réalité.

1. L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, et d’affirmer, sous ce rapport, son identité avec lui.

2. La justice est le produit de cette faculté : c’est le respect, spontanément éprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, en quelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouve compromise, et à quelque risque que nous expose sa défense.

3. Ce respect est au plus bas degré chez le barbare, qui y supplée par la religion ; il se fortifie et se développe chez le civilisé, qui pratique la Justice pour elle-même, et s’affranchit incessamment de tout intérêt personnel et de toute considération divine.

4. Ainsi conçue, la Justice est adéquate à la béatitude, principe et fin de la destinée de l’homme.

5. De la définition de la Justice se déduit celle du droit et du devoir.

Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne ; — le devoir, l’obligation pour chacun de respecter cette dignité en autrui.

Au fond, droit et devoir sont termes identiques, puisqu’ils sont toujours l’expression du respect, exigible ou dû ; exigible parce qu’il est dû, dû parce qu’il est exigible : ils ne diffèrent que par le sujet, moi ou toi, en qui la dignité est compromise.

6. De l’identité de la raison chez tous les hommes, et du sentiment de respect qui les porte à maintenir à tout prix leur dignité mutuelle, résulte l’égalité devant la Justice.

La modestie est une forme de la Justice, une façon polie de dire que, tout en réservant les droits de notre dignité, nous n’entendons pas nous élever au-dessus de nos semblables et causer aucun préjudice à leur amour-propre. Les anciens avaient un vif sentiment de cette vertu ; leurs biographies, autant que leurs harangues, en offrent de beaux modèles. Chez les chrétiens elle dégénère en affectation d’humilité, elle est fausse.

L’orgueil, l’ambition, la gloire, violent ouvertement la Justice. Elles appellent méfiance, haine, répression : c’est une offense positive et directe à la dignité des autres.

La gloire est cet instinct d’enflure ridiculisé dans la fable de la grenouille et du bœuf. La gloire, dit l’Écriture, ne convient qu’à Dieu, qui seul ne peut pas s’exagérer parce qu’il est infini : Dignus est accipere… gloriam. Elle est aussi haïssable dans la nation que dans l’individu.

XXXV

Quelques observations sur cette définition.

Elle est nécessaire, et sa négation implique contradiction : car si la Justice n’est pas innée à l’humanité, si elle lui est supérieure, extérieure, étrangère, il en résulte que la société humaine n’a pas de loi propre, le sujet collectif pas de mœurs ; que l’état social est un état contre nature, la civilisation une dépravation, la parole, les sciences et les arts des effets de la déraison et de l’immoralité : toutes propositions que dément le sens commun.

Elle énonce un fait, savoir que, s’il n’y a pas toujours et nécessairement communauté d’intérêts entre les hommes, il y a toujours et essentiellement solidarité de dignité, chose supérieure à l’intérêt.

Elle est pure de tout élément mystique, physiologique. À la place de la religion des dieux, c’est le respect de l’humanité ; au lieu d’une affection animale, d’une sorte de magnétisme organique, le sentiment exalté que la raison a d’elle-même.

Elle est supérieure à l’intérêt.

Je dois respecter, et, si je le puis, faire respecter mon prochain comme moi-même : telle est la loi de ma conscience. En considération de quoi lui dois-je ce respect ? En considération de sa force, de son talent, de sa richesse ? ce sont des accidents extérieurs, précisément ce qu’il y a dans la personne humaine de non-respectable. En considération du respect qu’il me rend à son tour ? non, la Justice est supérieure même à cet intérêt. Elle n’attend pas la réciproque pour agir ; elle affirme, elle veut le respect de la dignité humaine, même chez l’ennemi, c’est ce qui fait qu’il y a un droit de la guerre ; même chez l’assassin, que nous tuons comme déchu de sa qualité d’homme, c’est ce qui fait qu’il y a un droit pénal.

Ce que je respecte en mon prochain, ce ne sont pas les dons de la nature ou les charmes de la fortune ; ce n’est ni son bœuf, ni son âne, ni sa servante, comme dit le Décalogue ; ce n’est pas même le salut que j’attends de lui en échange du mien : c’est sa qualité d’homme.

La Justice est donc une faculté de l’âme, la première de toutes, celle qui constitue l’être social ; mais elle n’est pas rien qu’une faculté : elle est une idée, un rapport, une équation. Comme faculté elle est susceptible de développement ; c’est ce développement qui constituera, ainsi qu’on le verra plus tard, l’éducation de l’humanité. Comme équation elle ne présente rien de variable, d’arbitraire et d’antinomique ; elle est absolue et immuable comme toute loi, et, comme toute loi encore, hautement intelligible. C’est par elle que les faits de la vie sociale, indéterminés de leur nature et contradictoires, deviennent susceptibles de définition et d’ordre.

Il suit de là que la Justice, conçue comme rapport obligatoire en même temps que comme réalité animique, ne peut plus, par la déduction de sa notion, aboutir à la subversion d’elle-même, ainsi qu’il est arrivé à tous les systèmes, religieux ou non-religieux, qui ont prétendu en donner la formule, et ce qui ne manquerait pas d’arriver encore si, comme on en accuse la Révolution, la substitution des Droits de l’homme au respect d’en haut devait avoir pour résultat de faire de l’homme un autolâtre, c’est-à-dire un Dieu.

La Justice implique au moins deux termes, unis par le respect commun de leur dignité, divers et rivaux pour tout le reste.

Qu’il me prenne fantaisie de m’adorer : au nom de la Justice je dois pareille adoration à mon prochain, à tous les hommes. Voilà donc autant de dieux que d’adorateurs ; ce qui met la religion à néant, en vertu du principe, Dieu est un ou il n’est pas, Deus unus aut nullus.

Mais ce n’est pas tout : l’homme est un être perfectible, ce qui équivaut à dire toujours imparfait. Il en résulte que le respect que je lui rends ne peut jamais aller jusqu’à l’adoration ; qu’ainsi nous sommes forcément retenus dans la Justice, dont l’exacte définition et la pleine observance met un abîme entre la condition ancienne de l’humanité et la nouvelle.

XXXVI

Cette définition de la Justice est confirmée par toutes les définitions antérieures, incomplètes et partielles, si on les examine séparément, mais reproduisant dans leur ensemble tous les caractères de celle que je propose.


Moïse résume sa loi ; Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces, et ton prochain comme toi-même. Au livre de Tobie on lit le fameux précepte : Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent ; d’où l’on peut inférer que ce précepte faisait partie de la loi, et en exprimait l’esprit.

Moi et le prochain, voilà bien les deux termes de l’équation ; aimer, voilà la réalité animique. Mais ce n’est que de l’amour, et l’amour ne se commande pas. Comment faire ? À l’amour du prochain Moïse donne pour motif l’amour du Seigneur : ce qui détruit la réalité du droit et fonde la Justice sur le vide.

Le Christ a suivi Moïse : comme lui, il pose en première ligne le précepte de l’amour de Dieu, d’où il déduit l’amour du prochain. Mais tandis que Moïse, législateur et juge, part de l’amour pour arriver à la Justice, commande ce qui lui paraît être le plus pour s’assurer ce qu’il considère comme le moins, Jésus, messager d’amour, tendant à remplacer la législation par le sentiment, s’en tient à l’amour, et laisse la Justice à la Synagogue et à César. Ce sera la mort de son Église. Dans l’esprit de l’Évangile, en effet, la charité, la fraternité, la communauté est l’idéal, la Justice un état d’imperfection.


Suivant les Pythagoriciens, la Justice est la réciprocité ou talion. Sur quoi Aristote observe que dans la pratique la réciprocité n’est pas toujours juste, ce qui est matériellement vrai. Un autre défaut de la définition pythagoricienne est de s’arrêter à la surface, et de ne pas remonter jusqu’à l’âme, comme avait fait Moïse.


Aristote dit à son tour : « La justice est cette qualité morale qui porte les hommes à faire des choses justes… Le Juste est ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. »

La définition d’Aristote fait reparaître l’élément psycholo-gique, omis par l’école de Pythagore. Mais le Péripatétique va de tautologie en tautologie quand, après avoir dit que la Justice est une disposition de la volonté à faire ce qui est juste, il définit le juste ce qui est conforme à la loi et à l’égalité. Pour comble d’obscurité, il remarque que l’égalité, dans la pratique, n’est pas elle-même toujours juste, non plus que la réciprocité, qu’il serait plus exact de dire la proportion. Par où l’on voit qu’Aristote n’était point arrivé à cette conception supérieure du droit dans laquelle l’égalité, la réciprocité et la proportionnalité deviennent termes identiques. Quant à l’efficacité de la Justice, il n’y compte aucunement. Il dit en propres termes que la multitude ne s’abstient du mal que par la terreur ; que la science ne peut rien sur elle, et que le tout dépend, en dernière analyse, d’une influence divine, sans laquelle l’éducation et la raison sont impuissantes. (Morale à Nicomaque, traduction de Barthélemy Saint-Hilaire.)

Nous avons vu la définition romaine, d’après Ulpien : Justitia est constans ac perpétua voluntas suum cuique tribuere. Elle généralise en deux mots, suum cuique, ce que la définition d’Aristote laissait dans le vague relativement au rapport juridique, tantôt égalitaire ou réciproque, et tantôt proportionnel. Et complétant la définition d’Ulpien par celle de Cicéron, Justitia est animi habitus, communi utilitate comparata, suam cuique tribuens dignitatem, nous voyons que par les mots suum cuique il faut entendre la dignité personnelle, jus ou dignitas.

Mais d’où vient cette volonté ? Est-elle de l’essence de l’âme, déterminée à priori ou par des considérations extérieures ? Cicéron donne à entendre qu’elle a pour cause l’intérêt général. Et la religion romaine, non moins que l’esprit du patriciat, prouvent de reste que le sentiment de la dignité chez le Romain n’allait pas au delà de sa propre personne ; que sa Justice était, si j’ose ainsi dire, incluse à son égoïsme, et n’atteignait le prochain que par des motifs d’intérêt et de religion, qui n’avaient au fond rien d’impératif pour la volonté et rendaient la Justice boiteuse et précaire.


Plus franc que le Romain, le Barbare définit le Droit la raison du plus fort. Or, regardez-y de près : cette définition brutale, dont Lafontaine nous a appris à rire dès l’enfance, n’est autre au fond que celle du préteur : Suum cuique. C’est l’affirmation de la prérogative personnelle, jus, manifestée par la force.

À la raison du plus fort s’oppose la raison du plus habile. Ulysse balance Ajax : Fortisque viri tulit arma disertus. C’est toujours l’affirmation de la dignité personnelle, manifestée par une autre faculté, l’intelligence. Ces définitions ont cela de vrai, qu’elles placent énergiquement le siége de la Justice et du droit dans la personne humaine ; elles marquent le point de départ de la science : elles font le premier pas, et s’arrêtent aussitôt.


Spinoza : Le Droit est la puissance que nous avons sur la nature, et qui est limitée arbitrairement par l’État. — Cela revient à la définition barbare : Le Droit, c’est la force.


Hobbes et Bentham : Le Droit est l’intérêt (jus) que nous avons à une chose. — Fort bien ; mais qui nous garantit la satisfaction de cet intérêt ? Nous sommes intéressés à beaucoup de choses pour lesquelles le sentiment général nous déclare cependant sans droit : d’où vient cela ? Ne serait-ce pas que le Droit implique quelque autre chose qui ne se trouve pas dans l’intérêt ? Cette définition, qui a fait fortune en Angleterre, ruine la Justice, et ne laisse à sa place que le calcul et la licence.


Grotius : Le Droit est la faculté de faire tout ce qui ne rend pas impossible l’état social. — C’est en effet un principe de législation, que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; c’en est un autre que la Justice, si parfois elle froisse l’intérêt particulier, sert toujours l’intérêt général, communi utilitate comparata, dit Cicéron. Mais jamais législateur n’a prétendu que ce fût là toute la Justice. La définition de Grotius revient à celle de Spinoza : elle n’est pas au-dessus de celle des barbares.


Bayle, à l’exemple d’Ulpien, fait de la Justice un sentiment particulier de l’âme humaine, et soutient en conséquence qu’une société d’athées pourrait exister aussi bien et mieux qu’une société de fanatiques. Par là Bayle sépare radicalement l’élément moral de l’élément religieux ; mais il ne creuse pas sa pensée et passe outre.


La philosophie du Dix-huitième siècle a suivi Bayle : elle cherche le principe de la morale, la raison du droit et du devoir, dans la nature humaine, et indépendamment de la sanction divine. Elle est sur le chemin de la vérité, dont le temps seul pouvait amener la complète intelligence.


Gassendi, de même qu’Épicure, Hobbes, Bentham et autres, ramène la Justice à l’égoïsme ; Mandeville, Helvétius, Saint-Lambert, toute l’école sensualiste, se jette dans cette voie. Conséquence fatale où devait aboutir la définition individualiste du préteur : Suum cuique.


Wolf, cité par M. Renouvier : Agis toujours de telle sorte que ton action puisse être regardée comme comprise dans la série des choses naturelles ordonnées par Dieu, et travaille à faire entrer toi-même et autrui dans ces lois. — Cette maxime est précieuse en ce qu’elle indique d’une part que la Justice doit avoir un caractère, non point égoïste, mais social ; de l’autre en ce qu’elle pose le principe de la justification spontanée et du progrès. Elle pèche en ce qu’elle fait reparaître dans la Justice la notion de Dieu, qui en détruit la réalité.


Bergier : Sa définition est celle de l’Église, irréprochable au point de vue religieux : « Le Droit est ce que tout l’homme peut faire ou exiger des autres en vertu d’une loi. S’il n’y avait point de loi, il n’y aurait point de Droit. Or, c’est la loi divine qui est le fondement, la règle et la mesure de mon droit.


La définition de M. Blot-Lequesne rentre dans la précédente : La Justice est antérieure et supérieure à la race humaine ; c’est la raison de Dieu.


Kant s’efforce de construire la morale, comme la géométrie et la logique, sur une conception à priori en dehors de tout empirisme, et ne réussit pas. Son principe fondamental, le commandement absolu, ou impératif catégorique, de la Justice, est un fait d’expérience, dont la métaphysique est impuissante à donner l’interprétation. Le Droit, dit-il, est l’accord de ma liberté avec la liberté de tous. De là sa maxime imitée de Wolf : Agis en toute chose de manière que ton action puisse être prise pour règle générale. Le moindre défaut de ces propositions de Kant est qu’au lieu de définir la Justice, elles en posent le problème. Comment obtenir cet accord des libertés ? en vertu de quel principe ? d’où puis-je savoir que mon action peut ou non servir de règle générale ? Et que m’importe qu’elle en serve ? que me fait cette abstraction ? Aussi Kant, prenant Dieu pour contrefort de la Justice, par là même anéantit la Justice, et livre son système.


Krause et autres : Le Droit est la faculté d’exiger tout ce qui est nécessaire à l’accomplissement de ma destinée. — À merveille ! voilà une définition qui pose nettement la prérogative individuelle, le jus de l’homme et du citoyen. Il n’y manque qu’une chose, c’est de savoir si à la faculté d’exiger, que me décerne Krause, répond chez mes semblables une disposition à obéir. Un autre défaut, non moins capital, existe dans cette définition : elle ne tient pas compte de la prérogative sociale, qui dans certains cas exige le sacrifice de la personnalité. C’est du pur égoïsme.


Hégel distingue entre le droit de nature et le droit social. Le droit de nature est le droit de la force ; le droit social est le sacrifice de ce qu’il y a d’arbitraire et de violent dans le droit naturel : c’est avec la réalisation de la liberté, l’harmonie de l’intérêt privé avec l’intérêt général. — Nous verrons ailleurs que la liberté, suivant Hégel, comme suivant Spinoza, est zéro. Il ne reste donc que, le droit de nature étant la force, et l’homme ne pouvant pas vivre à l’état de nature, la force doit passer à la collectivité, ce qui fait de la Justice ainsi que de la liberté une fiction. Conclusion impie contre laquelle protestent, dans toutes les consciences, la liberté et la Justice.


Lerminier : « La première notion du Droit se produit sous une forme négative et restrictive. L’homme rencontre des êtres qui lui ressemblent. Alors il conçoit qu’il a le devoir de respecter ceux qu’il appelle ses semblables, et qu’il a le droit d’en être respecté lui-même ; qu’entre lui et eux il y a identité, et partant équation de droits et de devoirs. C’est pour l’homme la reconnaissance obligatoire, mais inactive, de sa propre liberté et de celle des autres. » (Philosophie du Droit.)

Cette définition du Droit est certainement une des meilleures. Le principe d’identité, source du respect, y est nettement posé, et tout mysticisme éliminé. Malheureusement, ce respect, comme le dit M. Lerminier, est purement négatif et inactif : c’est de l’étonnement, c’est tout ce qu’on voudra ; ce n’est pas l’effet d’une faculté positive, énergique, hors de laquelle point de Justice, point de salut. Laisse-moi, et je te laisserai : voilà ce qu’est le Droit posé par M. Lerminier. C’est le contraire de ce qu’Ajax dit à Ulysse dans Homère : Enlève-moi, ou que je t’enlève ! qui exprime si bien le droit de la force.

Pour suppléer à cette inactivité du Droit, M. Lerminier fait intervenir un nouveau principe, le principe de sociabilité, qui rapproche les hommes et les fait passer de l’inertie juridique à la solidarité politique et sociale. C’est retomber, par la traverse des affections animales, inférieures à la Justice, dans l’inconvénient du transcendantalisme.La sociabilité de l’homme reçoit de la Justice sa forme et son caractère ; comment pourrait-elle la créer ? Et si elle ne la crée pas, comment cette Justice inerte, même soutenue de l’intérêt général, pourrait-elle tenir contre les réclamations de l’égoïsme ?

Si la Justice n’existe pas tout entière, à priori, dans le cœur de l’homme, elle n’est rien : ni la religion, ni la société, ni l’État ne lui sauraient donner l’énergie, et nous tombons en défaillance.


Jules Simon : Le Droit est la faculté de faire ce que prescrit le Devoir ; ou plus simplement, le Droit c’est le Devoir. — Et qu’est-ce que le Devoir ? — La volonté de Dieu en toutes choses, répond M. Jules Simon. On n’est pas plus orthodoxe. Au reste, il est juste de dire que M. Simon a parfaitement compris que son système détruit la Justice. La Justice pour lui n’existe pas : c’est un sentiment complexe, formé de trois éléments, amour de Dieu, amour du prochain, amour de soi-même, et que soutient l’espérance théologale des récompenses éternelles.


Oudot : Après avoir défini le Droit Direction de la Liberté par l’Intelligence ; puis l’avoir subordonné au Devoir, qu’il définit à son tour : Idée de la direction à donner à la Liberté afin d’arriver à un but dont la perspective lui est montrée comme cause impulsive ou finale, M. Oudot complète sa théorie en définissant la Justice : Accord de l’amour de Dieu et du prochain avec une certaine défiance de l’amour de soi-même. Il est assez difficile de se retrouver dans toutes ces directions, ces accords et ces défiances. Mais il est clair que pour M. Oudot, comme pour M. Jules Simon, Droit et Devoir se confondent avec les idées de besoin, d’instinct, de subordination, c’est-à-dire n’ont pas de réalité propre et sui generis ; que la Justice se confond à son tour avec les affections ordinaires de l’âme, bienveillance, sympathie, amour, sociabilité, qui nous sont communes avec les bêtes ; qu’elle n’a pas plus de réalité propre que le Droit ; qu’enfin ce Droit, ce Devoir et cette Justice étant subordonnés à une sanction surhumaine, qui seule fait de nos besoins, instincts et amours, en certains cas, une chose commandée, et par là nous suggère l’idée de la Justice et du Droit, on peut tenir cette idée, en dehors de la théologie, pour un préjugé de l’entendement, une présomption de l’orgueil et une injure à la Divinité.

Théorie de la chute : produit le plus clair de l’école Normale et de l’école de Droit. Qu’on dise après cela que nous sommes en progrès !


E. de Girardin : Il n’y a qu’un seul Droit au monde, le Droit du plus fort. Le Droit, c’est donc la force. Or, la force est de deux espèces : la force matérielle et la force intellectuelle. La force matérielle, voilà le droit barbare ; la force intellectuelle, voilà le droit civilisé. Changez donc, transformez la force matérielle en force intellectuelle, et vous arriverez à cette formule supérieure : Raisonner, c’est le droit.

Là-dessus M. de Girardin rompt des lances pour prouver l’excellence du régime du raisonnement sur celui de la force. Ce qui en ressort de plus clair est que M. de Girardin proteste contre le droit du plus fort ; qu’il le trouve détestable, inique ; qu’il a en horreur les héros et les brigands, et qu’au lieu de combattre il demande à parlementer. Certes M. de Girardin a raison de se fier à son esprit plus qu’à ses muscles ; mais si je suis le plus fort pourquoi veut-il que je l’écoute ?… Tout ce qu’il peut dire à ce sujet suppose un principe nouveau, autre que la force matérielle et la force intellectuelle, en vertu duquel il me rappelle de la lutte à la raison. Ce principe, il l’entrevoit et le nomme : Le Droit, dit-il, est l’inviolabilité humaine. Mais à l’instant il se rétracte, il nie la Justice obligatoire, qui n’est autre que le sentiment de cette inviolabilité ; il n’admet quant à lui que la Justice réciproque. Réciprocité, réciprocité ! voilà ce qu’il lui faut. Mais la réciprocité, principe théorique des opérations de crédit et d’assurances, n’est toujours qu’un rapport, une formule, une abstraction, qui n’implique nullement en elle-même que le plus fort doive s’y soumettre. La réciprocité en un mot, bien qu’elle soit la forme de la Justice, n’en est pas le principe. Elle reste dans l’idée pure, elle n’atteint pas au réel.


M. de Lourdoueix, adversaire de M. de Girardin, donne à son tour la définition suivante : Le Droit est la ligne la plus courte qui va de la raison de Dieu à la raison de l’homme. Formule imitée de Cicéron : La première loi est la droite raison de Dieu. Ce qui se réduit à dire, en écartant l’image de la ligne droite et la mention de l’Être suprême, que le Droit est la droite raison, ou, en autres termes, que raisonner c’est le Droit, comme l’avait avancé M. de Girardin. Mais il était écrit, dans la raison divine sans doute, que ces deux messieurs, bataillant devant le public, ne pouvaient ni ne devaient s’entendre.

XXXVI

Résumons en quelques lignes toute cette étude.

Le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle.

Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre.

C’est par là que la Justice se distingue de l’amour et de tous les sentiments d’affection, qu’elle est gratuite, antithèse de l’égoïsme, et qu’elle exerce sur nous une contrainte qui prime tous les autres sentiments.

C’est pour cela aussi que chez l’homme primitif, en qui la dignité est brutale et la personnalité absorbante, la Justice prend la forme d’un commandement surnaturel et s’appuie sur la religion.

Mais bientôt, sous l’influence de cet auxiliaire, la Justice se détériore ; contrairement à sa formule, elle devient aristocratique, et arrive dans le christianisme jusqu’à la dégradation de l’humanité. Le respect prétendu de Dieu bannit de partout le respect de l’homme ; et, le respect de l’homme anéanti, la Justice succombe, et la société avec elle.

Vient alors la Révolution, qui ouvre pour l’humanité un âge nouveau. Par elle la Justice, vaguement connue dans la période antérieure, suivie d’instinct, paraît dans la pureté et la plénitude de son idée.

La Justice est absolue, immuable, non susceptible de plus ou de moins. Elle est le mètre inviolable de tous les actes humains.

Supposez une société où la Justice soit primée, de si peu que ce soit, par un autre principe, la religion par exemple ; ou bien dans laquelle tels individus jouissent d’une considération, de si peu qu’on voudra, supérieure à celle des autres : je dis que, la Justice étant virtuellement annulée, il est inévitable que tôt ou tard la société périsse. Si faible que soit la prééminence de la foi et de la féodalité, le jour arrivera où le supérieur exigera le sacrifice de l’inférieur, où par conséquent l’inférieur se révoltera : telle est l’histoire de l’humanité, telle est la Révolution.

Cette évolution de l’idée juridique, dans l’esprit qui la conçoit et dans l’histoire qui la représente, est fatale. S’il existe des créatures raisonnables dans Jupiter, Vénus ou Mars, ces créatures, en vertu de l’identité de leur raison, ont la même notion du Droit que celle qui régit notre humanité.

Et si ces mêmes créatures, avant d’arriver à la pleine et pure notion du Droit, ont dû, comme nous, par la loi de leur organisme et la constitution de leur intelligence, traverser une période préparatoire, pendant laquelle la Justice aura été observée comme un ordre souverain, leur religion, subalternisant la Justice, prononçant en conséquence l’indignité du sujet juridique, doit avoir subi les mêmes phases que la nôtre, et sa dernière formule aura été le christianisme. Le christianisme, comme la Justice, est inhérent à toutes les humanités de l’univers. Soumises à la loi du progrès elles doivent, selon l’activité de leur nature, subir plus ou moins longtemps les oscillations de la foi et de la raison, de la liberté et du despotisme, obtenir leur affranchissement par la même Révolution.

La Révolution a passé sur nous comme un torrent. Son histoire n’est pas faite, sa profession de foi est encore à écrire ; ses amis depuis cinquante ans lui ont fait plus de mal par leur ineptie que ses adversaires. Et pourtant, malgré l’infidélité de ses annalistes, malgré la pauvreté de son enseignement, la Révolution, par la seule vertu de son nom, plus puissant que celui de Jéhovah, entraîne tout. Depuis la prise de la Bastille il ne s’est pas rencontré de pouvoir en France qui ait osé la nier en face, et se poser franchement en contre-révolution. Tous l’ont trahie cependant, même celui de la Terreur, même Robespierre, et surtout Robespierre…. Devant la Révolution l’Église elle-même est forcée de se voiler le visage et de cacher son chagrin. Oseriez-vous, Monseigneur, vous et tout l’épiscopat français, rendre un décret d’abrogation des droits de l’homme et du citoyen ? Je vous en défie.

Il est écrit : Tu ne manqueras pas au respect de ton frère, Turpitudinem fratris tui non revelabis. La voilà, cette loi du respect, principe de toute Justice et de toute morale : vous la trouverez inculquée en vingt endroits du Pentateuque. Moïse a parlé comme l’idolâtre ; le consentement de toute l’antiquité est contre vous. C’est à ce tribunal de la conscience universelle que je vous ajourne, vous et toute l’Église ; à ce tribunal incorruptible, dont vous ne pouvez accepter la juridiction ni la récuser sans vous perdre.


TROISIÈME ÉTUDE


LES BIENS


CHAPITRE PREMIER.

Position du problème de la répartition des biens, ou problème économique.

I


Monseigneur,


Je suis vraiment désolé d’avoir à vous parler encore de M. de Mirecourt. Mais, je vous l’ai dit, M. de Mirecourt est un signe de l’époque : c’est tant pis pour l’époque. M. de Mirecourt reçoit les communications de l’épiscopat : tant pis pour l’épiscopat,

Mon biographe débute en ces termes :

« Pierre-Joseph… » — Il affecte de m’appeler par mon prénom, tout court, comme un gamin. Cela fait bien apparemment dans un pamphlet écrit pour les dévots ; cela vous aplatit un homme : courbons l’échine sous le fouet de cette Némésis.

« Pierre-Joseph donc est fils d’un pauvre tonnelier brasseur… »

Cette pauvreté de ma naissance revient à chaque page : c’est le commencement, le milieu et la fin de mon histoire. Mon attention se portant malgré moi sur cette insistance de mon biographe, je me suis demandé ce qu’il voulait, et voici ce que j’ai découvert.

Le commun des hommes a le tort de haïr la pauvreté, comme si elle faisait tache dans le système de la Providence ; et ceux qui la logent à leur foyer, le tort plus grand encore de la vouloir expulser. C’est du moins ce que pensent dans le secret de leurs cœurs les satisfaits de l’ordre établi, que trouble et scandalise le cri de la misère.

Pauvreté n’est pas vice, disent les bonnes femmes de Franche-Comté, mais c’est pis ! — Pis que le vice, entendez-vous, Monseigneur ? quelle pensée révolutionnaire ! C’est la première leçon de philosophie pratique que j’ai reçue ; et, je l’avoue, rien, d’aussi loin que je me souvienne, ne m’a autant donné à réfléchir.

Quand je fus au collége, je fus surpris de retrouver dans mes auteurs la même sentence, presque mot pour mot : Paupertas hoc habet durius in se quòd ridiculos homines facit : Ce qu’il y a de plus insupportable dans la pauvreté, c’est qu’elle vous rend ridicule. Je ne sais plus qui a dit cela. Pauvreté et dérision ! cela me tombait sur la joue comme un soufflet. M. de Mirecourt me le remet en mémoire, quand il me nomme, en gouaillant, Pierre-Joseph.

Silence au pauvre ! Ce fut le dernier mot de Lamennais en 1848, quand l’Assemblée constituante, par mesure d’ordre contre les pauvres, rétablit le cautionnement des journaux. Aux assises de la nation la pauvreté n’a pas la parole, elle est suspecte.

Il est des moralistes, il en est jusque dans le parti républicain, dont la vertu souffre impatiemment qu’on discute devant les masses ces questions de richesse, de salaire, de propriété, de distribution des produits, de bien-être. — Parlez-leur du devoir, du sacrifice, du désintéressement, de l’origine céleste de l’âme et de ses immortelles espérances, ils applaudissent ; mais des biens matériels, fi donc ! Il est messéant que dans une république la pauvreté se montre : Silence au pauvre !

Eh bien ! oui, Monseigneur, je suis pauvre, fils de pauvre, j’ai passé ma vie avec les pauvres, et selon toute apparence, je mourrai pauvre. Que voulez-vous ? Je ne demanderais pas mieux que de m’enrichir ; je crois que la richesse est bonne de sa nature et qu’elle sied à tout le monde, même au philosophe. Mais je suis difficile sur les moyens, et ceux dont j’aimerais à me servir ne sont pas à ma portée. Puis ce n’est rien pour moi de faire fortune, tant qu’il existe des pauvres. Sous ce rapport je dis comme César : Rien de fait tant qu’il reste à faire, Nil actum reputans si quid superesset agendum. Quiconque est pauvre est de ma famille. Mon père était garçon tonnelier, ma mère cuisinière ; ils se marièrent le plus tard qu’ils purent, ce qui ne les empêcha pas de mettre au monde cinq enfants, dont je suis l’aîné, et auxquels ils laissèrent, après avoir bien travaillé, leur pauvreté. Ainsi ferai-je : voilà bientôt quarante ans que je travaille, et, pauvre oiseau battu par l’orage, je n’ai pas encore trouvé la branche verte qui doit abriter ma couvée. De toute cette misère je n’eusse dit jamais rien, si l’on ne m’eût fait une espèce de crime d’avoir rompu mon ban d’indigence, et de m’être permis de raisonner sur les principes de la richesse et les lois de sa distribution. Ah ! si du moins le problème était résolu pour tout le monde, et qu’il n’y eût plus au monde que moi seul de pauvre ! Je rentrerais dans mon néant, et ne déshonorerais pas davantage, par mes protestations insolentes, mon pays et mon siècle.

II

Sur cette question de la pauvreté, l’Église a de tout autres maximes :

Heureux les pauvres !

Heureux ceux qui ont faim !

Heureux ceux qui pleurent !…

Ces paroles sont tirées du sermon sur la montagne, en saint Mathieu, ch. v. C’est l’évangile qui se chante le jour de la Toussaint : mes professeurs ont eu soin de me le faire réciter par cœur sept années consécutives.

Il y aura toujours des pauvres, disait l’ancienne Loi : Non deerunt pauperes in terrâ habitationistuæ. (Deut. xv) Et le fondateur de la nouvelle n’a pas manqué de répéter cet adage : Vous aurez toujours des pauvres avec vous : Pauperes semper habebitis vobiscum.

Nous voilà loin de l’opinion des classiques, des hommes d’État de la république, et des vieilles de mon pays…

Mais que signifie ce discours ? demandait ma jeune intelligence.

Et l’Église, interprète de l’Évangile, me répondait :

La pauvreté par elle-même est véritablement honteuse, car elle est la peine du péché. Mais, par la grâce de Jésus-Christ, ceux qui ayant vécu dans la pauvreté auront subi leur peine en cette vie seront récompensés dans l’autre, ainsi que l’annonce le divin sermonnaire dans la seconde moitié du verset : Quoniam ipsorum est regnum cœlorum. Tel est l’ordre de la Providence et l’enseignement de notre religion.

C’était à écraser la raison de cent philosophes. Mais l’enfance est terrible :

D’où vient alors qu’il y a des riches ? car si ce n’est pas la misère qui accuse la Providence, c’est la richesse. Expliquez cela.

Les riches, me répliquait le catéchiste, ne sont pas riches, comme ils se l’imaginent, en vertu d’un droit inhérent à l’humanité, mais par un mandat du ciel, et leur propriété n’est qu’un dépôt. C’est pourquoi il leur est recommandé de pratiquer le détachement, pauperes spiritu ; de s’unir de cœur et par une abstinence volontaire aux souffrances des pauvres, et de leur faire largesse, eleemosynam, caritatem. Sans cela il leur est aussi impossible d’entrer dans le paradis qu’à un chameau (d’autres disent un câble, je préfère le chameau) de passer par le trou d’une aiguille.

Jusqu’ici tout allait bien ; le système semblait se soutenir :

La pauvreté, à quelques exceptions près, générale : fait d’expérience.

Le vice et le crime, à quelques exceptions près aussi, général comme la pauvreté : autre fait d’expérience.

Un rapport de causalité de l’un à l’autre : fait probable.

Une grande expiation dans le présent : fait possible.

Une réparation proportionnelle dans l’avenir : fait désirable.

En attendant, un palliatif plus ou moins efficace, la charité : fait louable.

Ces idées se suivaient, s’enchaînaient avec un certain ensemble. Elles s’emparaient de mon entendement, sans pourtant le satisfaire. C’était comme un sophisme que ma raison ne pouvait réfuter, mais contre lequel ma conscience protestait. Je fus longtemps sans trouver une issue. Malheur au chrétien qui s’aventurera dans ce labyrinthe ! Il est sur la pente révolutionnaire, il court à l’incrédulité, il a déjà un pied dans l’abîme.

III

Fourier raconte que les mensonges mercantiles dont il fut témoin, jeune encore, dans la boutique de son père, furent pour lui la première révélation de sa mission de réformateur. Un fait tout opposé décida de la mienne. Mon père, homme simple, ne put jamais loger en son esprit que, la société dans laquelle il vivait étant livrée à l’antagonisme, le bien-être que tout industriel tend à se procurer est butin de guerre autant que produit du travail ; qu’en conséquence le prix vénal d’une marchandise n’a pas pour mesure le prix de revient, mais ce que le besoin du public, ses moyens d’achat, l’état de la concurrence, etc., permettent d’extorquer. Il additionnait ses frais, ajoutait tant pour son travail, et disait : Voilà mon prix. Il ne voulut entendre à aucune représentation, et se ruina. Je n’avais pas douze ans que, faisant l’office de garçon de cave, et réfléchissant sur la pratique commerciale de mon père et les observations de ses amis, je raisonnais, sans le savoir, de l’offre et de la demande et du produit net, comme Pascal, avec des ronds et des barres, raisonnait de la géométrie. Je sentais parfaitement ce qu’il y avait de loyal et de régulier dans la méthode paternelle, mais je n’en voyais pas moins aussi le risque qu’elle entraînait. Ma conscience approuvait l’une ; le sentiment de notre sécurité me poussait à l’autre. Ce fut pour moi une énigme qui se posa en face de la théorie chrétienne, énigme qui, si je venais à la résoudre, menaçait d’engloutir ma religion.

Sorti du collége, l’atelier me reçut. J’avais dix-neuf ans. Devenu producteur pour mon compte et échangiste, mon labeur quotidien, mon instruction acquise, ma raison plus forte, me permettaient de creuser le problème plus avant que je n’avais su faire autrefois. Efforts inutiles : les ténèbres s’épaissirent de plus en plus.

Mais quoi ! me disais-je tous les jours en poussant mes lignes, si par quelque moyen les producteurs pouvaient s’accorder à vendre leurs produits et services à peu près ce qu’ils coûtent, et par conséquent ce qu’ils valent, il y aurait moins d’enrichis sans aucun doute, mais il y aurait aussi moins de faillis ; et, tout étant à bon marché, on verrait beaucoup moins d’indigence.

Déception ! me criait aussitôt l’Église. Un tel accord des volontés et des intérêts, supposant dans la société humaine la sainteté et la Justice, est impossible. L’Évangile, qui le sait, nous enseigne que le paupérisme est indéfectible comme le crime ; que les méchants et les pauvres seront toujours en plus grand nombre, pauci electi. Et c’est afin de combattre le débordement du péché, inhérent à notre nature, et de ses inévitables conséquences, que le Christ est venu sur la terre ; qu’il a prêché le détachement, la résignation, l’humilité, et qu’il a souffert le supplice de la croix, gage des compensations qu’il nous promet dans l’autre vie.

Ceci me parut louche.

Aucune expérience positive, répondais-je, ne démontre que les volontés et les intérêts ne puissent être balancés de telle sorte que la paix, une paix imperturbable, en soit le fruit, et que la richesse devienne la condition générale. Rien ne prouve que le vice et le crime, dont on fait le principe de la misère et de l’antagonisme, n’aient pas précisément leur cause dans cette misère et cet antagonisme, que la doctrine catholique présente comme en étant le châtiment. Toute la question est de trouver un principe d’harmonie, de pondération, d’équilibre.

Or, si, par hypothèse, un tel principe existait, si par conséquent, l’équilibre des forces et des intérêts venant à s’établir, le bien-être devenait général, le vice et le crime diminuant en même proportion que le paupérisme, le christianisme ne serait donc plus vrai ! Pour que le christianisme soit vrai, il faut que la bascule, par suite la misère et le crime, soient éternels. Où suis-je ? et à quels termes viens-je de réduire le système entier de la religion ?… Ainsi le christianisme serait intéressé au maintien du paupérisme et de l’agiotage ; ainsi, bien loin qu’il soit l’ami des pauvres, leur consolateur, leur refuge, il serait leur ennemi ; par contre, bien loin qu’il veuille sincèrement l’extinction du péché, il en aurait besoin, il devrait le protéger, l’aimer !…

Considérez, Monseigneur, quel doute fait planer sur la vérité du christianisme et sur sa morale cette question du paupérisme, et combien, en attendant la solution de ce doute, la position de l’Église est fausse ! Elle ne peut pas, d’un cœur sincère et d’une volonté efficace, souhaiter la fin du paupérisme et du crime ; elle ne peut pas vouloir en ce monde le bonheur de ses enfants. Elle semble vouée par son dogme à l’odieuse mission de combattre comme impies toutes les tentatives pour l’abolition de la misère ; en sorte que, tout en se donnant l’apparence de protéger le pauvre et de tonner contre l’égoïsme du riche, elle n’existe en réalité que pour défendre le privilége de celui-ci contre le désespoir de celui-là !...

Si c’est là une exagération de controversiste, ou l’expression pure des sentiments de l’Église et de sa pratique séculaire, la discussion dans laquelle nous allons entrer nous l’apprendra. Mais avant d’aller plus loin, tâchons de préciser nos idées.

IV

Le problème de la répartition des biens, ou plus généralement le problème économique, relève évidemment de la Justice. Toute jouissance, en effet, suppose une appropriation. Toute appropriation suppose une communauté, positive ou négative, à laquelle cette appropriation déroge, mais qui l’autorise et la garantit. Donc toute question relative aux biens doit être résolue par le droit.

Mais ici la question se pose en termes tels qu’au premier abord elle paraît insoluble.

Nous savons ce qu’est en soi la Justice ; on peut en ramener la définition à cette formule à la fois impérative et coërcitive : Respecte ton prochain comme toi-même, alors même que tu ne pourrais l’aimer ; et ne souffre pas qu’on lui manque, non plus qu’à toi-même, de respect.

Ainsi déterminée la Justice est essentiellement subjective, dans son principe, dans son objet, dans sa fin.

Comment donc, en vertu de cette loi de subjectivité, allons-nous délimiter des rapports dont l’objet n’est pas nous ; décréter, statuer et légiférer sur la possession, les ventes et achats, le prêt, le louage, l’impôt, les prescriptions, les hypothèques, les servitudes, etc. ? Comment passer du subjectif à l’objectif, et, en vertu du droit au respect, définir le droit au travail ou le droit de propriété ?

Ce n’est pas tout.

Lorsqu’on observe la pratique des nations, on s’aperçoit que les forces économiques, le travail, l’échange, le crédit, la propriété, considérées en elles-mêmes, dans leur libre manifestation et antérieurement à tout contrat, sont soumises à certaines lois indépendantes de la volonté de l’homme et par conséquent de sa Justice. Citons en exemple la loi de l’offre et de la demande. Ces lois ne peuvent être méconnues sans nous exposer à de funestes mécomptes : leur étude est la condition préalable de toute bonne législation.

Or, quand nous connaîtrons le fort et le faible de l’économie sociale, irons-nous, au nom de notre Justice immanente, en combattre la fatalité, ou bien y soumettrons-nous notre dignité ? L’homme, l’être par excellence intelligent et libre, le roi de la nature par ses hautes prérogatives, devra-t-il lutter contre la raison des choses ou s’engloutir dans leur organisme ?

Un espoir nous reste. Comme toutes les vérités sont sœurs, peut-être la même conciliation que nous avons trouvée par la Justice entre l’homme et l’homme existe-t-elle entre les prescriptions de l’ordre juridique et les lois de l’ordre économique. Quel est alors cet accord entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et la matière, entre la Justice et la fatalité ? Quelles concessions les deux principes vont-ils se faire ? Quelle transaction entre puissances qui ne se peuvent définir que par leur mutuelle exclusion ? Par exemple nous avons vu qu’en ce qui touche les personnes, hors de l’égalité point de Justice. Cette loi sévère sera-t-elle maintenue dans la répartition des biens et des produits ? Et si elle n’est pas maintenue, quelle sera la tolérance accordée à l’iniquité ?…

Avant d’aller plus loin, disons-le une fois pour toutes !

En posant la question de droit sur les Biens, comme je l’ai posée précédemment sur les Personnes, comme je la poserai plus tard sur l’État, sur le Travail, sur le Mariage, je ne prétends nullement que la société soit restée jusqu’à ce moment dans une ignorance absolue de la Justice. Depuis quatre ou cinq mille ans la matière juridique n’a cessé d’être agitée parmi les hommes ; à qui ferai-je croire que cet immense débat n’a produit aucune lumière ? Ah ! reconnaissons-le plutôt, si le génie humain a mérité quelque louange, c’est surtout par ses efforts persévérants, souvent heureux, dans la recherche du droit. Nous possédons une magnifique collection de maximes, des formules admirables de précision et d’élégance, de larges et fécondes théories. Les langues, les religions, les littératures, les philosophies, les empires, les nations même ont passé ; la jurisprudence seule a survécu. Elle a fait plus que de survivre, elle s’est constamment améliorée, et il est impossible de méconnaître dans ses variations mêmes le caractère de progrès qui garantit son unité, et partant sa certitude.

Mais il faut convenir aussi que cette unité et cette certitude, nous ne les tenons point encore ; que la contradiction existe dans les actes du législateur autant que dans la pratique du vulgaire, dans les définitions de l’école comme dans les décisions du juge ; que, si les matériaux sont abondants, la construction est peu avancée : en sorte que le jugement juste est chose encore plus rare aujourd’hui que l’homme juste, attendu que le péché d’ignorance peut bien ne pas corrompre la conscience, alors même qu’il déshonore l’entendement.

Je dis donc que si la contradiction est dans la science, si par conséquent elle infecte la loi et trouble la société, cela provient de ce que nous ne sommes pas encore arrivés, en fait de Justice, aux principes premiers, aux idées mères, à ce que j’appellerai le décret organique de la raison pratique dans les diverses catégories de l’ordre social.

Ce décret, qui doit régir de haut tout ce qui a rapport à l’acquisition, à la possession et à la transmission des biens est ce que je cherche.

Et sans remonter jusqu’à l’antiquité païenne, dont nos codes ne font que suivre la tradition, parallèlement à celle de l’Église que le législateur civil a délaissée, je commence par interroger l’Église.

L’Église possède-t-elle une science de la Justice, appliquée aux intérêts matériels ?

À quoi je réponds, comme je l’ai fait déjà pour les personnes :

Non, l’Église ne sait rien ni de la science des richesses, ni de ses rapports avec la Justice.

Sur toutes ces choses elle fait profession d’ignorance, elle nie la possibilité de les connaître, et cette négation est pour elle un article de foi. De même que nous l’avons vue, au nom de l’inviolable Majesté, décider contre l’homme la question du droit personnel et de la dignité, de même nous allons la voir encore, au nom de la rédemption et de la grâce, décider contre ce même homme la question du droit réel et de la richesse, et par ce nouveau jugement rendre l’immoralité sociale irrémédiable.


CHAPITRE II.

Doctrine de l’Église sur la répartition des biens.

V

Partout où il se produit, en dehors des conditions de la science, un principe de mysticisme, les sectateurs de ce principe tendent à se constituer en société indépendante, ou, pour employer le terme consacré, en église.

Cette église a pour objet, d’abord le développement du principe ou du dogme ; puis, conformément au dogme, le gouvernement de la société adhérente, la direction de ses idées, de ses intérêts, de ses mœurs.

Une fois constituée dans son personnel et dans sa propagande, l’Église tend donc à organiser en soi l’administration du temporel à l’image du spirituel ; à substituer en tout et pour tout son autorité dogmatique au droit propre de ses membres, sa collectivité à leur individualité, sa révélation à leur raison, son moi à leur moi. Toute volonté privée doit se soumettre à la volonté de l’Église, subalternisante, absorbante : Qui non audierit Ecclesiam, sit vobis sicut ethnicus et publicanus. Aussi les initiés disent-ils que la religion est ce qui les relie, prenant l’effet de la religion pour la religion elle-même. Ils sont liés, en effet : c’est le propre des idées mystiques de subjuguer l’entendement par la superstition qu’elles inspirent, d’enchaîner la volonté, de réglementer les actes, en calquant la pratique sur la métaphysique ; tandis que la science, qui ne prétend point à l’adoration, en éclairant l’esprit n’ôte rien à sa spontanéité, le laisse libre et indépendant.

On peut vérifier l’exactitude de cette observation sur toutes les sectes mystiques, existantes ou mortes : la règle est sans exception. La distinction du spirituel et du temporel est un non-sens contre lequel protestent également communistes, saint-simoniens, phalanstériens et autres. C’est pourquoi je dis que ce qu’a fait ou tenté de faire le christianisme par son Église, tout mysticisme, tout respect transcendantal, pris pour principe et pour organe de la Raison pratique, s’il parvient à se développer, le fera : avis aux citoyens et citoyennes qui seraient tentés de prêter l’oreille aux suggestions des nouveaux religionnaires.

VI

Appliquons ce principe.

La corruption antique avait eu pour résultat, entre autres, d’agglomérer les propriétés ; l’immense majorité des habitants et sujets de l’empire étaient dépossédés, colons du fisc, sinon esclaves. Une réintégration générale était à opérer ; elle était attendue, et le christianisme dut à cette attente, qu’il parut d’abord favoriser, une partie de son succès.

L’Évangile est plein d’anathèmes contre les riches et de promesses aux pauvres : si jamais secte porta loin le scandale d’excitation à l’envie et à la haine, c’est assurément celle-là. Heureux les pauvres, avait dit le Maître, parce qu’ils auront leur tour ; heureux les pieux, parce qu’ils posséderont la terre ; heureux les affamés, parce qu’ils seront rassasiés !… Tel est, d’après le premier des évangiles, le début de la prédication messianique, début qu’il est impossible de prendre autrement que dans le sens d’une revendication matérielle.

Mais le christianisme, malgré sa vive appétence du temporel, reposait avant tout sur un ensemble d’idées religieuses. Du vivant même du fondateur, une Église s’était constituée qui dut aussitôt prendre en main la direction du mouvement, non plus seulement en vue des réparations sociales, mais en raison du dogme.

Or que disait le dogme ? Deux choses.

1. En ce qui concerne la condition générale de l’humanité et sa destinée finale :

Que l’homme est pécheur à l’origine ; qu’en raison de ce péché il est sujet de la mort, soumis à la misère, exposé à la damnation ; mais qu’en faisant pénitence, acceptant volontairement, à l’exemple du Christ, la souffrance, le dénûment et l’humiliation dans cette vie, il thésaurisait la miséricorde pour l’autre ; que là était le secret de la religion et le vrai sens de la mission de Jésus-Christ.

2. En ce qui touche le régime de la société nouvelle et les moyens d’arriver au salut :

Qu’en principe l’homme, perdu par sa faute, ne peut se sauver qu’avec le secours de la grâce divine, dont la dispensation quotidienne, aux âmes et aux églises, est l’objet des soins assidus de la Providence.

« Par grâce on entend en général un don que Dieu accorde aux hommes par pure libéralité, et sans qu’ils aient rien fait pour le mériter, soit que ce don regarde la vie présente, soit qu’il ait rapport à la vie future.

« Il y a plusieurs espèces de grâces :

« Grâce naturelle et grâce surnaturelle ;

« Grâce intérieure et grâce extérieure ;

« Grâce habituelle et grâce actuelle ;

« Grâce prévenante ou opérante, et grâce coopérante ou subséquente ;

« Grâce suffisante et grâce efficace ;

« Grâce accordée pour le salut des autres, et grâce accordée pour le salut propre, ou, comme dit l’École, gratia gratis data, et gratta gratum faciens. » (Bergier, Dict. de Théol.)

L’homme est donc enveloppé tout entier par la grâce, laquelle est essentiellement gratuite et d’une nécessité absolue : ainsi en a décidé l’Église.

Une simple observation sur cette théorie.

Par grâces naturelles on entend, dit Bergier, les avantages de la nature et de la société : la vie, la santé, la force, la beauté, l’esprit, le génie, la fortune, la noblesse ; par grâces surnaturelles, celles qui ont pour objet plus spécialement le salut de celui qui les obtient, comme les sacrements, la connaissance des mystères, une bonne pensée, un bon sentiment, un saint désir, une révélation, etc.

Or, quelque soin qu’aient pris les théologiens de distinguer ces deux espèces de grâces, il est évident qu’elles ont entre elles les rapports les plus intimes, et qu’en définitive elles ne forment qu’une seule et même catégorie. Cela résulte de ce que la grâce surnaturelle a presque toujours pour but de suppléer à l’insuffisance de la grâce naturelle, souvent même d’en corriger l’effet. Ainsi un homme né pauvre peut être, s’il plaît à Dieu et si son salut l’exige, enrichi par grâce surnaturelle ; comme aussi un homme né riche peut, par un effet de la même grâce, être dépouillé de ses biens et réduit à la mendicité. Tel homme épouse la femme qu’il aime, parce que la grâce l’abandonne ; tel autre obtient de la sienne plus d’enfants qu’il n’en peut nourrir, par un effet de la même grâce. Cela n’a pas de fin. La distinction, admise en théorie, disparaît dans la pratique ; et l’on est en droit de dire, malgré l’Église et ses définitions, que chez elle tout est grâce, et grâce surnaturelle.

VII

De la combinaison du dogme de la chute, et de la nécessité de faire pénitence qui s’ensuit, avec le dogme de la grâce, il résultait donc pour l’Église, quant à la théorie des conditions et des fortunes :

Que si la richesse est de sa nature un bien et une grâce, la pauvreté et la souffrance, suite du péché originel et premier remède à ce péché, est aussi une grâce ; que s’il est permis de jouir des biens que le ciel envoie, comme on le voit par l’exemple des patriarches, s’il est même enjoint de l’en remercier, il n’est pas moins vrai, eu égard à l’état de péché où nous vivons ici-bas, que ces biens sont pour nous une occasion permanente de tentation ; que le plus sûr est par conséquent de les mépriser, de savoir s’en passer, de s’en faire, par esprit de mortification, un moyen de salut, d’autant plus que l’insuffisance, l’inégalité et le hasard de leur distribution, démontrent surabondamment que la colère de Dieu pèse sur la nature autant que sur l’humanité.

De là à faire de la richesse le privilége d’un petit nombre d’élus, sauf à leur prêcher à leur tour la charité et le détachement, il n’y a qu’un pas. Nécessité n’a pas de loi, dit le proverbe : puisque la chose ne peut être autrement, elle est juste. C’est le raisonnement que ressassent depuis 30 ans les adversaires, très-mondains d’ailleurs, du socialisme, d’accord sur ce point, sans qu’ils s’en doutent, avec la double théorie de la prévarication originelle et de la grâce.

Tous les docteurs enseignent, en effet, que le paupérisme et l’inégalité sont l’effet du péché originel ; que l’amour de la richesse et de la propriété est de sa nature répréhensible ; qu’il n’y a pas à cela de remède, etc. Sous-entendu que si les hommes étaient sages ils livreraient leurs biens à l’Église, se feraient ses ouvriers, et, nourris, dirigés par elle, ne s’occuperaient plus d’autre chose que de la vie à venir.

« L’homme, dit dom Calmet, a été créé dans une entière liberté, soumis à Dieu seul. Si le péché n’était pas entré dans le monde avec la désobéissance d’Adam, les hommes seraient demeurés dans cette égalité et cette indépendance les uns à l’égard des autres. » (Commentaire sur l’Épitre de saint Paul aux Romains.)

Malebranche s’attache fortement à ce principe, que le vice est la seule cause de l’inégalité parmi les hommes.

« C’est une vérité certaine, dit-il, que la différence des conditions est une suite nécessaire du péché originel, et que souvent la qualité, les richesses, l’élévation, tirent leur origine de l’injustice et de l’ambition de ceux à qui nos aïeux doivent leur naissance… La force, ou la loi des brutes, celle qui a déféré au lion l’empire des animaux, est devenue la maîtresse des hommes. » (Traité de morale, xiv, 1, 4, 6.)

« Cinq ou six pendards, disait Domat, un des dévots de Port-Royal, cité par M. Cousin, partagent la meilleure partie du monde et la plus riche ! c’en est assez pour nous faire juger quel bien c’est devant Dieu que la richesse. »

Ainsi la réparation promise se trouva transportée du monde visible au monde transcendantal ; les Évangiles, rédigés sous l’inspiration des évêques, eurent pour objet d’inculquer, avec l’obéissance au pouvoir ecclésiastique, cette doctrine de hasard et de résignation, et le christianisme fut, comme aurait dit le peuple de 1848, escamoté.

Ne vous inquiétez plus à présent de la véhémence des sermonnaires. Comme l’Évangile, ils déclameront, ils fulmineront contre les riches, mais en concluant toujours, au nom de la prévarication, de la pénitence, de la grâce et du royaume céleste, contre les pauvres.

VIII

Certes, ce ne furent pas des hommes de peu de foi que ceux qui digérèrent une pareille idée.

Que la possession des biens terrestres fût pour le chrétien un intérêt d’ordre inférieur, sans comparaison avec l’amour de Dieu, les devoirs de piété et les espérances d’outre-tombe, cela ne tirait pas à conséquence, et ce n’est pas non plus la question.

Mais si méprisables que fussent ces biens, encore fallait-il s’occuper de leur distribution ; et l’importance de cette distribution, même au point de vue du spirituel, était énorme. Il ne s’agissait de rien de moins que de la loi économique qui préside à la création et à la circulation de la richesse ; du principe de Justice par conséquent qui doit en régler, d’accord avec la loi économique, la possession, la transmission, l’exploitation, l’accumulation, l’échange ; principe dont l’application formait, après la détermination du droit personnel, la partie la plus décisive des institutions. Que dit à ce sujet l’Église ? Rien. Sur la question économique, comme sur la question personnelle, sa morale est nulle. Toute sa théologie se réduit à dire, avec Domat, Calmet, Malebranche, l’Évangile et tous les Pères :

Voyez, mortels, l’étrange partage qui se fait entre vous de la richesse ! Cinq ou six pendards jouissent ; l’immense multitude est vouée à la misère…. Et maintenant se peut-il qu’il en soit autrement ? Non, tant que les hommes seront hommes, entraînés par leurs passions, soumis en un mot au péché originel. Car il n’y a pas, il ne saurait y avoir, dans l’ordre d’une nature corrompue, de Justice distributive s’exerçant spontanément, selon des lois équitables et scientifiquement démontrées. Tous vos philosophes qui se sont occupés de la misère, vos législateurs, vos jurisconsultes, vos économistes, en conviennent. En raison de l’inégalité naturelle que vous ne pouvez détruire, et des institutions sociales que vous ne pouvez pas davantage abolir, la répartition de la richesse, obtenue par conquête, invention ou découverte, ou née de la combinaison du travail et du capital, s’opère fatalement selon le caprice du hasard ou le bon plaisir de la Providence, qui comble ceux qu’il lui plaît, et laisse aux autres pour remède à leur extrême dénûment la charité évangélique, dont l’Église est à la fois l’institutrice et l’organe.

Laissons les phrases. L’Église, en ce qui concerne les biens, n’a pas plus de morale qu’en ce qui touche les personnes : telle est la vérité, dont Bergier convient avec assez de franchise dans son Dictionnaire :

« On entend quelquefois de bons chrétiens se plaindre de ce que le code de la morale évangélique n’est pas assez complet, assez détaillé, pour montrer dans tous les cas ce qui est commandé ou défendu, permis ou toléré, péché grief ou faute légère. Nous sommes très-persuadés, disent-ils, que l’Église a reçu de Dieu l’autorité de décider la morale aussi bien que le dogme ; mais par quel organe fait-elle entendre sa voix ? Parmi les décrets des conciles touchant les mœurs et la discipline, les uns défendent ce que les autres semblent permettre ; plusieurs n’ont pas été reçus dans certaines contrées ; d’autres sont tombés en désuétude et ont cessé d’être observés. Les Pères de l’Église ne sont pas unanimes sur tous les points de morale, et quelques-unes de leurs décisions ne semblent pas justes. Les théologiens disputent sur la morale aussi bien que sur le dogme ; rarement ils sont d’accord sur un cas un peu compliqué. Parmi les casuistes et les confesseurs, les uns sont rigides, les autres relâchés. Les prédicateurs ne traitent que les sujets qui prêtent à l’imagination et négligent tous les autres. Enfin, parmi les personnes les plus régulières, les unes se permettent ce que d’autres regardent comme défendu. Comment éclaircir nos doutes et calmer nos scrupules ?

Voilà l’objection telle que l’a résumée Bergier, et que j’eusse pu la formuler moi-même. À cela que répond le célèbre théologien ? Nie-t-il la justice de ce reproche ? dit-il que le motif en est faux ou exagéré ? Contre quelques aberrations des docteurs qu’il eût été facile de mettre sur le compte de la faiblesse de la raison humaine, revendique-t-il la morale éternelle, indéfectible et certaine de la foi ? Non, il avoue tout et bat la campagne. Mais il faut l’entendre :

Nous répondons à ces âmes vertueuses qu’une règle de morale telle qu’elles la désirent est absolument impossible. Dans l’état de société civile, il y a une inégalité prodigieuse entre les conditions : ce qui est luxe, superfluité, excès dans les unes ne l’est pas dans les autres ; ce qui serait dangereux dans la jeunesse peut ne plus l’être dans l’âge mûr ; les divers degrés de connaissance ou de stupidité, de force ou de faiblesse, de tentation ou de secours, mettent une grande différence dans l’étendue des devoirs et dans la grièveté des fautes. Comment donner à tous une règle uniforme, prescrire à tous la même mesure de vertu et de perfection ? Les lumières de la raison sont trop bornées pour fixer avec la dernière précision les devoirs de la loi naturelle ; et les connaissances acquises par la révélation ne nous mettent pas en état de voir avec plus de justesse les obligations imposées par les lois positives. »

Les lumières de la raison, répondrai-je à Bergier, ne sont pas du ressort de la théologie. Ce n’est pas à la théologie d’assigner la limite de la science ; bien moins encore a-t-elle le droit, dans son impuissance, de récriminer contre sa rivale. Que la théologie se borne donc à parler pour elle-même ; et puisqu’elle avoue que les connaissances acquises par la révélation ne nous mettent pas en état de connaître nos droits et nos devoirs, qu’elle nous dise alors ce qu’elle prétend faire. Car il appert que la société ne peut exister sans mœurs et sans lois : or, la révélation ne nous apprenant rien, la raison suivant l’Église ne nous éclairant pas davantage, en quel état allons-nous nous trouver ?

Écoutons le théologien :

« C’est pour cela qu’il faut dans l’Église une Autorité toujours subsistante, pour établir la discipline convenable aux temps et aux lieux. »

Nous y voilà. À la place des principes, l’Autorité ; en guise de Justice, la discipline ; pour équilibrer un système que la grâce elle-même est impuissante à soutenir, le discernement du prêtre : c’est le dernier mot de la religion. Au surplus l’Église est d’accord avec elle-même ; et si la science avec la révélation lui fait défaut, du moins la logique ne lui manque pas. Elle saura poursuivre jusqu’à la dernière conséquence, dans la théorie et la pratique, la doctrine de l’immoralité congéniale.

Ainsi, pour les personnes, discipline ; pour les biens, discipline ; pour tout ce qui touche le gouvernement, l’éducation, le mariage, les idées, le travail, etc., discipline, et toujours discipline. De Justice, de balance, seule condition de stabilité sociale, jamais. On l’avoue sans rougir ; c’est Dieu lui-même qui l’a révélé. Mais de l’Autorité, on en aura pour tout, on en aura à revendre ; et malheur aux récalcitrants !

IX

Du reste, soyons justes. Ce que je reproche à l’Église catholique ne lui est point particulier : on le retrouve dans toutes les autres, et jusqu’au sein de l’école matérialiste. Destutt de Tracy avouait d’assez bonne grâce que ce qu’on appelle économie n’est qu’un recueil de routines, imposé par la nécessité, en vertu de laquelle il condamnait à perpétuité les neuf dixièmes du genre humain à servir l’autre. La nécessité, voilà le principe dont Destutt de Tracy et son patron J.-B. Say s’étaient fait une raison mystique, faute d’avoir approfondi davantage. Pourtant, dira-t-on, c’étaient des hommes de liberté. Je ne le nie pas. Mais en préconisant la liberté ils manquaient de logique ; et s’ils eussent vécu de nos jours, de deux choses l’une, ou ils auraient abjuré leurs erreurs et passé au socialisme, ou bien avec leur église ils auraient appelé la force à la défense de leur principe, ils auraient fait de la nécessité économique une religion.

Faut-il s’étonner, quand le matérialisme aboutit, par l’insuffisance du savoir positif, aux mêmes conclusions disciplinaires que l’illuminisme, que les sectes socialistes, depuis Lycurgue jusqu’à Cabet, gouvernent par l’autorité ? Robespierre, ni plus ni moins que Napoléon, incapable de résoudre le problème du paupérisme, gouvernait par l’autorité ; les saint-simoniens gouvernent par l’autorité ; Robert Owen, par l’autorité ; M. Auguste Comte, par l’autorité. Demain, nous verrons des biologistes, des phrénologues, des magnétiseurs, gouverner par le fluide animal, les tables tournantes, la magie, la sagie, c’est-à-dire toujours par l’autorité. Combien votre âme doit être réjouie, Monseigneur, de voir ces novateurs des derniers jours, si fiers de leur petit savoir, si orgueilleux de leur soi-disant progrès, confesser à l’unanimité qu’il n’y a pas pour l’espèce humaine de Justice, que la contrainte seule peut avoir raison de sa perversité, et donner ainsi pleinement raison à votre foi !

Mais peut-être que l’Église, en faisant de la discipline, fait sans le savoir de la morale ; peut-être qu’infidèle, par inadvertance, par spontanéité de conscience, à son propre dogme, elle va nous donner, sous une expression symbolique, la solution tant désirée.

Hélas ! hélas ! hélas ! et quatre fois hélas !

La porte de l’Église est comme celle de l’enfer, elle ne vous laisse pas même en entrant l’espérance. La discipline de l’Église, c’est que l’homme étant naturellement indigne, la propriété et la richesse ne faisant point partie de ses prérogatives, c’est à l’administration ecclésiastique d’avoir la haute main sur les propriétés, de régler les héritages, de distribuer les terres, en retenant, bien entendu, une rente ou dîme, pour les frais du culte et de l’autorité. Ici nous quittons le dogme et nous entrons dans l’histoire.


CHAPITRE III.

Pratique de l’Église depuis son origine jusqu’à la Révolution.

X

En principe, l’inégalité des conditions et la propriété étant, selon l’Église, un effet du péché originel ; la richesse, bonne de sa nature, devenue par l’effet du péché un auxiliaire de la concupiscence ; aucun principe d’équilibre n’existant à cet égard, ni dans la société ni dans les choses, il ne reste pour la gouverne des intérêts que cette alternative : ou d’abandonner la distribution des biens à l’influence des causes fatales, occupation, conquête, confiscation, privilége, donation, concession, hérédité, mainmorte, etc. : c’est la théorie malthusienne ; ou bien d’en faire l’objet d’une discipline : c’est le système catholique.

Cette discipline, nous venons d’en donner la formule : agglomération de la propriété foncière entre les mains du clergé ; administration par les prêtres ; exploitation par les bras de la multitude laïque, devenue partout, à un petit nombre d’exceptions près, fermière de l’Église, salariée ou serve.

L’Église, en agissant de la sorte, non-seulement obéissait à l’esprit du dogme qui lui est propre ; elle suivait son tempérament ecclésiastique.

Quel que soit le dogme, son importance vient beaucoup moins de l’idée qu’il exprime que du sentiment qu’il a pour but de faire naître, et par lequel seul en définitive il peut gouverner la masse : car l’homme ne se gouverne pas par l’esprit, il se gouverne par le cœur.

Or, le sentiment que doit développer le dogme n’est pas la Justice : elle est incompatible avec la transcendance, dont l’hypothèse exclut sa réalité.

C’est la philanthropie, l’amour, ou, pour parler comme l’Évangile, la charité, principe de la communauté animale observée chez les abeilles (Étude Ire, n. v), vers laquelle l’insuffisance du droit établi pousse les sectes, et dont la condition première est le sacrifice de l’individualité.

Toute église, en vertu de la philanthropie ou charité dont sa foi est le gage, tend donc à l’accaparement des biens, à la dépossession universelle, à l’indivision. C’est ce qu’avaient fait ou enseigné, longtemps avant le Christ, Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon, les Esséniens, etc. C’est ce qu’ont fait et enseigné, dans les temps modernes, les jésuites du Paraguay, les moraves, les owénistes, les saint-simoniens, les phalanstériens, les icariens, les mormons, et tous les utopistes. Et à l’heure où j’écris pouvons-nous oublier que les disciples de Saint-Simon, devenus per fas aut nefas princes du crédit, chefs de la finance, matadors de la Bourse, patrons et confesseurs de l’empire, travaillent de leur mieux à la réalisation de leur grand principe, la réhabilitation de la chair, par la centralisation des capitaux, l’accaparement des fortunes, la coalition des priviléges, la subalternisation du travailleur, la déchéance de la liberté, et cela toujours au nom du dogme, au nom de la philanthropie ? Eh ! mystificateurs transcendants, tous tant que vous êtes, donnez-nous la Justice, et nous n’aurons que faire de votre dogmatisme ; donnez-nous la Justice, et nous n’aurons pas besoin de votre charité ; nous nous passerons volontiers de vos hôpitaux, de vos hospices, salles d’asile, crèches, cités ouvrières, et de toutes vos miséricordes !…

XI

Cependant une conception aussi gigantesque ne pouvait s’avouer, surtout dans les commencements. D’autre part, l’état de péché impliquant la résistance à la grâce, seul point d’appui de l’autorité ecclésiastique, la solidité de l’édifice était compromise : comment supposer que la multitude des fidèles, riches et pauvres, consentirait à se dessaisir entre les mains du clergé ?… L’Église comprit bientôt la nécessité de s’adjoindre une classe intermédiaire, dont les intérêts seraient solidaires des siens, et qui, protégée dans ses priviléges par la religion, servirait l’Église à son tour de son suffrage, et au besoin de ses armes. Après avoir condamné le droit romain dans son principe, la propriété, les chefs chrétiens n’hésitent pas à le faire rentrer dans les prévisions de leur discipline ; plus tard ils y feront entrer encore le droit germanique.

Ceci peut servir à expliquer comment en 1831, l’école saint-simonienne se déclarait anti-propriétaire, et comment en 1848 elle se prononça tout à coup contre le socialisme.

Après la mort de Jésus, les premiers qui avaient reçu la parole, prenant au sérieux l’Évangile, s’arrangent pour vivre en frères, mener la vie parfaite ; ils organisent les agapes. On a débité force niaiseries sur ces communautés des premiers siècles, dont le succès fut aussi peu brillant que celui de nos modernes communistes. Autant l’Église aime à rappeler aujourd’hui les repas d’amour pour l’édification du bon peuple, autant elle mit jadis d’empressement et de persistance à les abolir. Les gens comme il faut, parmi lesquels il faut compter en première ligne les évêques, goûtaient peu cette promiscuité. Ils supprimèrent les agapes, ce dont je les loue ; mais sans les remplacer par rien qui rappelât les espérances messianiques, ce dont je me plains et les accuse. La discipline se trouva donc, quant aux biens, établie sur deux principes : 1o le fermage ou salariat, avec le supplément d’aumône, dont l’Église se fit dispensatrice et centre ; 2o le droit romain de propriété, cause première de la corruption païenne et de la propagation de l’Évangile. Dès lors, pouvaient se demander les chrétiens, à quoi bon l’Église ? à quoi servait le christianisme ?…

À partir de ce moment, on remarque dans le mouvement chrétien deux courants distincts : l’un est le courant démocratique, l’autre le courant épiscopal. La démocratie, d’ordinaire silencieuse, mais éclatant de temps à autre en réclamations accusatrices, représente l’élément social ; l’épiscopat représente l’élément religieux, à l’aide duquel il s’efforce de donner un sens mystique aux annonces révolutionnaires de l’Évangile, et de contenir la misère des masses. Suivons ce nouveau pouvoir, aux prises avec les exigences de son dogme, de la multitude qu’il endoctrine, et de sa propre sécurité.

Les gnostiques millénaires comptaient sur un retour prochain du Christ pour avoir leur part des jouissances temporelles ; ils repoussaient en conséquence la pauvreté, la jugeant immorale et incompatible avec le principe organique de la foi : secte dangereuse, d’abord par l’insoluble problème qu’elle posait à l’Église, puis par le reproche de spoliation qu’elle donnait occasion aux païens de faire planer sur la religion. L’Église condamna les gnostiques comme impurs, entendant mal le sens de l’Évangile, et faussant la tradition. L’orthodoxie les a accusés de toutes les turpitudes dont le paganisme l’accusait elle-même : soit ; je veux que l’accusation ne soit pas tout à fait sans fondement. Mais ces hérétiques étaient fondés aussi à demander si le Christ, qui n’était pas venu, disait-il, pour abroger la loi de Moïse, mais pour la perfectionner, avait voulu perfectionner aussi celle de Numa ?

Les circoncellions, les donatistes, protestent à leur tour contre le luxe et l’insolence de l’épiscopat ; car on devine que le clergé, par les mains duquel passaient tant d’aumônes, en retenait une bonne part. Qui le croirait ? les circoncellions sont dénoncés comme partageux et anarchistes à Constantin, qui les extermine. Sans doute, et je veux le croire, ces misérables prenaient de travers la parole du Messie, dont l’empire n’était pas de l’espèce césarienne. Mais pourquoi ne les avoir pas prévenus que la loi des XII tables faisait partie du Nouveau Testament ; qu’Appius Clodius avait été un précurseur du Christ, aussi bien que Moïse, Élie et Jean-Baptiste ; que Papinien, Ulpien, Modestin et tous les membres du conseil d’État de Septime-Sévère, le rude persécuteur, devaient être considérés comme des pères de l’Église, ni plus ni moins que Tertullien et Origène ?

Que fut, au moyen âge, l’hérésie des Albigeois, et plus tard de toutes ces multitudes, dirai-je fanatiques ou faméliques ? qui remplirent la France, l’Italie, la Bohème ? Une protestation contre le droit féodal. — Cela n’est pas dans l’Évangile, s’écriaient-elles ; cela ne peut pas y être. Il doit y avoir, pour les chrétiens régénérés, une autre morale. — Qui prit alors la défense du privilége menacé ? qui prêcha la croisade ? qui lança l’excommunication ? qui alluma le bûcher ? L’Église, solidaire et participante de la féodalité ; l’Église, pour qui le principe de l’inégalité des conditions et des fortunes était devenu un article de foi ; l’Église, enfin, qui à défaut de justice positive avait dû se faire des institutions du péché originel une discipline, et qui se trouvait alors dans la nécessité de défendre ces institutions, malgré leur impure origine, à l’égal des mystères de la Trinité et de la Rédemption. Les hérétiques brûlés, les inquisiteurs ne se firent faute de confisquer leurs biens : toujours, dans l’Église, la spoliation a suivi le supplice. C’est ainsi que le Testament du Christ se résolvait en un pacte inutile et frustratoire, pour les populations malheureuses qu’il avait séduites

par de décevantes promesses.

XII

Pendant que l’Église, alliée du pouvoir séculier pour la défense du droit profane, sévissait contre la portion la plus fervente et la plus malheureuse de son troupeau, elle poursuivait d’un autre côté son œuvre d’envahissement.

Les communautés primitives et les agapes n’ayant pas obtenu le succès qu’on avait espéré, la vie parfaite, cette vie toute de contemplation et d’idéal à laquelle tendaient les chrétiens, chercha à s’établir dans un autre milieu. Comme on la jugeait incompatible avec les occupations du siècle, on se réfugia dans la solitude : la persécution prolongée de Dioclétien détermina ce mouvement. Paul, Antoine, Hilarion, remplirent les déserts de la Thébaïde du bruit de leur sainteté et de leurs miracles. De nombreux imitateurs se joignirent à eux ; Pacôme, le premier qui donna à ses disciples un règlement, réunit sous sa direction jusqu’à cinq mille moines. Le quatrième siècle fut l’âge d’or du monachisme. Les histoires qu’en répandirent Athanase, Rufin, Jérôme, Théodore, et tous les pèlerins qui les visitèrent, enflammèrent l’Occident d’une religieuse émulation. Des groupes de cénobites commencèrent à se former, sur le modèle de ceux d’Égypte : Martin, dans les Gaules ; Gassien, à Marseille ; Honorat, à Lérins, en furent les principaux initiateurs. Cassiodore, Colomban, Benoît Biscop, suivirent de près. Le plus célèbre de tous fut Benoît, fondateur du Mont-Cassin, véritable père du système conventuel, qui faillit engloutir l’humanité.

En principe, le but de la vie parfaite était de jouir de Dieu. Pour arriver à ce but, le moyen était de vivre seul, c’est-à-dire dégagé de toute affection, de tout attachement, de tout intérêt, de toute affaire. Pour conquérir la solitude, il faut se contenter de peu, et se suffire à soi-même : chose facile dans la Thébaïde, où la chaleur du climat et la sobriété qu’il impose rendaient ces conditions aisées à remplir. Dans la haute Égypte, la plus grande partie de la journée était employée par les solitaires à la contemplation et à la prière ; ils s’adonnaient peu au travail, le subissant comme instrument de discipline, plutôt que comme moyen de subsistance.

Mais sous le climat d’Europe, dans les forêts et les montagnes du Nord, la vie érémitique devenait bien autrement pénible que dans les oasis de l’Arabie et de la Thébaïde. En 480, lorsque naquit Benoît, le monachisme, embrassé dans un moment d’exaltation fanatique, était en pleine décadence, à la veille de périr, moins encore par le défaut de règle que par le manque de ressources. D’effroyables abus se commettaient dans cette tourbe d’hallucinés et de vagabonds, simulant de leur mieux la vie romanesque du désert, et qui tous aspiraient à la prophétie et au miracle. En 520, Benoît, déjà célèbre, à qui une longue pratique de la vie contemplative en avait appris les abus et les ressources, commença cette grande réforme, qui n’était autre chose que l’application décisive aux races d’Europe des principes de la vie parfaite et de la discipline chrétienne.

Ces principes se réduisent à quatre principaux : l’obligation du travail, la renonciation à toute propriété, la méditation ou la vie intérieure, voilà pour le moine ; l’agrandissement indéfini du domaine conventuel, voilà pour l’Église.

La règle du Mont-Cassin, rapidement propagée par toute l’Europe, constituait ainsi un genre de vie à part, également en dehors du clergé ordinaire ou séculier et de la société laïque, laquelle, suivant Benoît, n’avait de chrétien que le baptême et la participation aux mystères. Ce régime, aussi rapproché que possible de la vie des bienheureux, qui n’ont plus besoin de travailler, de prier, de lire, de posséder aucune chose, puisqu’ils possèdent Dieu, réalisait l’idéal du christianisme, qui régnerait sans partage le jour où toute propriété serait entrée dans le système, où toute volonté serait soumise à ses lois.

Voici comment le fondateur procédait à cette grande œuvre :

Le premier et le principal moyen d’accaparement consistait dans les dotations que les familles manquaient rarement de faire à ceux de leurs membres qui embrassaient la vie cénobitique. Après avoir condamné la propriété, comme chose détestable, diabolique, digne du feu, Benoit continue :

« Si le néophyte a quelques biens, il les distribuera aux pauvres avant de faire profession, ou il les donnera au monastère par une donation solennelle, sans se réserver rien du tout, sachant que depuis ce jour il n’a pas même la disposition libre de son propre corps. C’est pourquoi, dès l’heure même, il sera dépouillé de ses habits qu’il avait sur lui, et sera revêtu des habits du monastère. Cependant on serrera dans le vestiaire les habits qu’on lui a ôtés, pour y être gardés avec soin, afin que, s’il arrivait que par la suggestion du diable il voulût sortir du monastère (ce que Dieu ne veuille permettre), on le dépouille des habits du monastère, et que, lui ayant rendu les siens, on le chasse. Toutefois, on ne lui rendra point sa promesse, que l’abbé aura retirée de dessus l’autel, mais elle sera gardée au monastère. »

Il est évident que l’alternative présentée au néophyte, de distribuer ses biens aux pauvres ou de les donner au monastère, n’est là que pour les convenances. Quel néophyte, plein du zèle de la maison de Dieu, entrant chez de si saints personnages, et ayant du bien, eût voulu vivre à leurs dépens ? Est-ce que d’ailleurs ce bien donné au monastère, qui recevait les pauvres aussi bien que les riches, n’appartenait pas toujours aux pauvres ?

Mais l’avare Achéron ne lâche point sa proie. Que le zèle du cénobite vienne à se refroidir, il peut se retirer quand il voudra ; il est libre, le monastère ne le retient pas. On lui rendra ses habits de laïque ; mais, admirez ceci, vous tous qui avez une notion du juste et de l’injuste, on ne lui rendra pas sa promesse ! Le monastère garde le bien, bien dont la donation ne profitera pas au salut de l’apostat, parce que la promesse est retirée de dessus l’autel ; mais bien qui profitera au monastère, qui en garde le titre dans ses archives.

Cela ne vous semble-t-il pas, Monseigneur, friser de près l’escroquerie ? Et si la morale était de quelque chose dans l’Église, trouvez-vous que le bienheureux et béni Benoît ne mériterait pas, pour cette édifiante stipulation, d’être damné à tous les diables ?

Citons encore : je ne sais rien de plus utile à la découverte de la science que cette discipline des hommes de Dieu.

« S’il se rencontre quelque personne noble qui offre son fils à Dieu dans le monastère, et que l’enfant soit fort petit, le père et la mère feront par écrit la demande d’être reçu dans le monastère, et, outre l’offrande, ils envelopperont cette demande et la main de l’enfant dans la nappe de l’autel, et l’offriront en cette manière. Quant aux biens qui peuvent appartenir à cet enfant, ils promettront avec serment dans cet écrit qu’ils ne lui en donneront jamais rien, ni par eux-mêmes, ni par aucune personne interposée, ni en quelque manière que ce puisse être, et qu’ils ne lui donneront ni occasion ni moyens de posséder aucuns biens. Que s’ils ne veulent pas cela et qu’ils désirent faire quelque aumône au monastère par reconnaissance, qu’ils en fassent une donation au monastère, en se réservant, s’ils veulent, l’usufruit durant leur vie. Enfin, que l’on établisse et que l’on assure tellement toutes choses, qu’il ne reste à l’enfant aucun sujet de doute ou de soupçon qui lui puisse être un piége pour le perdre, ce qu’à Dieu ne plaise ! comme nous l’avons connu par expérience. Ceux qui ont peu de bien feront comme les riches ; mais ceux qui n’ont rien du tout feront simplement leur promesse par écrit et leur offrande, et présenteront leur fils en présence de témoins. »

Se peut-il de ruse plus grossière et en même temps plus infernale ? Les enfants seront reçus à faire profession, sur la présentation des parents, mais à condition que ceux-ci jureront de les déshériter. Déshériter mon enfant parce que je désire le vouer au service de Dieu ! Quelle barbarie ! quel sacrifice à exiger du cœur d’un père !… Oui, répond le législateur du monachisme ; point de milieu entre la religion et la propriété. Si cependant, ajoute-t-il, en considération de ce cher enfant, vous voulez avantager de quelque chose la communauté, vous pouvez faire une donation au monastère. Mais il faut assurer si bien les choses, qu’il ne reste à l’enfant, devenu homme, ni doute ni soupçon qu’il possède rien !…

Voilà pourtant ce qui valut à ce fameux Benoît de Nursie les honneurs de la canonisation, et à sa règle un succès fou. Son ordre se multipliant sous mille formes, absorbant tous les autres, remplit bientôt l’Europe. Dans les villes et les campagnes les congrégations se dénombrent par centaines, les monastères par milliers, les religieux des deux sexes par millions. Au douzième siècle, la seule congrégation de Cluny comptait dix mille moines ; celle des Camaldules, trois mille ; celle de Fontevrault, trente monastères !…

Dès le onzième siècle, l’ordre est devenu si puissant, ses revenus sont si bien assurés, que les bons religieux songent à s’élever d’un degré dans la vie parfaite, en se déchargeant du travail des mains, occupation grossière, pleine de distractions, indigne d’un véritable ascète. C’est alors que Jean Gualbert, fondateur de Vallombreuse, institue les Frères lais ou laïques, chargés de la grosse besogne. À partir de ce moment, les pieux cénobites renoncent à la pioche ; ils se livrent à la copie des manuscrits et à d’autres menues fonctions littéraires ; ils finiront par rien faire et s’engraisser, comme dit Boileau, d’une longue et sainte oisiveté.

Mais le temps est encore loin. En 1221, un siècle environ après l’importante modification introduite par Jean Gualbert, François d’Assise, dont les merveilles devaient éclipser celles du prophète Élie, mit la dernière main à l’œuvre en instituant, sous le nom de Frères mineurs, une congrégation nouvelle, composée d’hommes et de femmes mariés. Les constitutions de ces couples-moines furent approuvées 68 ans après par le pape Nicolas IV : c’est ce qu’on nomma le Tiers-ordre de Saint-François.

Maintenant l’Église peut se recruter par elle-même ; la chrétienté est au complet. Le peuple donna à ces franciscains laïques et mariés les noms de petits frères, fratricelles, frérots, béguins ou beggards, picards et turlupins. Au quinzième siècle, François de Paule enchérit encore sur François d’Assise en instituant les Minimes, surnommés Bons hommes, comme l’avaient été longtemps auparavant les Albigeois et autres dévots rigides. Ce fut le point culminant de la puissance ecclésiastique et le suprême effort de sa discipline. Le diable, qui se retrouve également là où il y a des femmes et là où il n’y en a pas, vint déranger ce plan magnifique. L’introduction du mariage dans la vie cénobitique ramena, avec l’idée de propriété, les rêveries des gnostiques du deuxième et du troisième siècle. En 1254 paraît l’Évangile éternel ; un schisme éclate ; le Tiers-ordre de Saint-François tombe sous l’animadversion populaire ; seize ans plus tard la publication des établissements de Louis IX achève la victoire de la société laïque et libre sur l’utopie monacale. Quant aux établissements unisexuels, l’impudicité, la paresse et l’ignorance y devinrent telles, que trois siècles de Renaissance, de Réforme et de Révolution, n’ont encore pu en effacer l’horreur.

L’Encyclopédie nouvelle apprécie en ces termes l’entreprise, trop oubliée de nos jours, des ordres religieux :

« Au sein de la société laïque, le monastère était, dans la personne de son abbé, une espèce de monstre vivant, un laïque ayant plusieurs corps pour exécuter ses volontés, possédant une intelligence qui dominait autant de forces actives qu’il y avait de moines vivant ensemble sous sa loi. Quelle puissance d’envahissement ne devait-il pas avoir ! Avec quelle force il devait attirer à lui les richesses du monde extérieur ! Soit qu’il s’attaquât à la terre, inculte encore sous l’épaisse écorce des forêts ; soit qu’il prît les membres de la société laïque corps à corps, un à un, isolés, réduits à la force de leur propre individualité, ou engagés dans les liens de coalitions vaines qu’une infinie multitude de rivalités jalouses, d’intérêts opposés, déchiraient à l’intérieur, le monastère ou l’abbé devait sortir de cette lutte toujours victorieux. Il n’y avait rien en cette organisation monacale qui ne fût organe de préhension, et l’œil ne saurait y découvrir une cause de dispersion de richesses. L’économie la plus sévère régnait à l’intérieur. Libre de tous les soins et de toutes les luttes qu’entraîne la possession de choses incessamment convoitées, chaque moine était une force vive disponible que l’abbé dirigeait à l’extérieur contre le monde, dans un but commun et hostile, à une place fixée d’avance et d’après un plan concerté. La mort elle-même ne venait rien déranger aux prévisions de l’intelligence complétement dirigée vers le but : le moine qui mourait ne laissait après lui aucun vide, aucune cause de trouble et de division ; c’était la molécule vivante d’un corps organique dont la mort n’influe nullement sur la vie de l’être dont il fait partie.

« Le monastère était donc un être extrêmement puissant par ses moyens de préhension. La société laïque n’avait rien à lui opposer de semblable ; aussi ne tarda-t-elle pas à craindre et à redouter ses envahissements incessants. Tant que cette activité et cette puissance de la société monastique parurent ne s’employer qu’à exploiter la terre en friche, à abattre les forêts, à peupler les déserts et les sommets des montagnes, à enseigner la lecture au peuple, la société laïque applaudit. Mais quand les moines, devenus de plus en plus nombreux à l’ombre de la croix, s’abattirent sur les campagnes cultivées et dans les villes, et menacèrent d’absorber, avec le sol et la richesse, la population libre elle-même, alors la société laïque se mit à leur résister, jusqu’au jour où, leur déclarant hautement la guerre, elle raya de sa main puissante et victorieuse la charte qui les constituait en communautés soi-disant religieuses au sein de la nation. »

XIII

Lorsque la Révolution française éclata, le clergé possédait en France le tiers du territoire. L’Assemblée nationale ayant décidé que les biens du clergé seraient repris et vendus, les députés de cet ordre, appuyés par la royauté et la noblesse, protestèrent avec force, en criant à la spoliation et invoquant le droit de propriété. Ceux qui leur répondirent firent valoir tour à tour l’intention des donateurs, l’abus de la propriété ecclésiastique, la compensation offerte au clergé, le besoin du trésor, etc, L’État, selon Kant, ne pouvait être lié à jamais par l’autorisation qu’il avait donnée autrefois au clergé de posséder ces biens. Comme si le droit de propriété était une concession de l’État ! La vérité vraie ne fut dite par personne.

Or, la vérité est que le principe d’appropriation, sans lequel il n’est pas d’économie publique, est d’origine polythéiste et anti-chrétienne ; que telle a été, dès le siècle des apôtres, la doctrine de l’Église ; que les Antoine, les Pacôme, les Benoît, et tous ces héros du communisme dont l’Église a fait des saints, n’ont eu pour objet que de détruire cette damnable institution, en accaparant, au nom de l’Église, les biens et les propriétés des familles ; qu’ainsi la formation de la propriété ecclésiastique a été l’effet d’un complot dirigé par l’Église contre la propriété elle-même ; qu’en conséquence la nation, obéissant désormais à d’autres principes, se devait de rentrer dans ces biens subrepticement obtenus ; que la Révolution était faite contre le parasitisme ecclésiastique autant que contre la tyrannie féodale ; et qu’en révoquant ces donations superstitieuses, en dispersant par la suppression des couvents le troupeau de Jésus-Christ, elle ne faisait que rétablir les choses en l’état où elles le trouvaient lorsque Barnabé, vendant son patrimoine et en versant le prix aux pieds des apôtres, donna par son exemple le signal de la désappropriation universelle.

Entre la Révolution et l’Église, la question relative aux biens du clergé n’était pas, comme il semblait aux observateurs superficiels, une question de propriété, dans le sens que la posait l’abbé Maury ; c’était une question d’institution et d’économie sociale.

Si le principe de propriété est un principe juste, essentiel à l’ordre des sociétés, pourquoi l’Église enseigne-t-elle le contraire dans ses constitutions cénobitiques ? Pourquoi ce développement des ordres religieux, allant jusqu’à l’absorption de la société tout entière ? Pourquoi cet envahissement continuel de la propriété des familles ? Que signifie cette conspiration contre l’ordre social ? Pourquoi, au dix-neuvième siècle encore, le vicaire de Jésus-Christ excommunie-t-il le Piémont et l’Espagne, coupables, comme la France de 89, d’avoir vendu les biens du clergé ?

Si au contraire le principe de propriété est faux, incompatible avec la foi du Christ, avec la discipline de l’Église, avec la destinée humaine, pourquoi l’Église a-t-elle condamné les communistes des premiers siècles, gnostiques, circoncellions, etc ? Pourquoi a-t-elle massacré les Albigeois, les Vaudois, les Anabaptistes, qui tous se réclamaient de la tradition primitive et des agapes ? Pourquoi, sous nos yeux, a-t-elle lancé l’anathème contre les socialistes, et provoqué leur extermination ?

Que l’Église daigne nous dire quel est, en fin de compte, son principe juridique, quelle est sa morale ?

La morale de l’Église, sa loi économique, je l’ai dit, elle n’en a point ; elle n’admet pas en principe qu’il y en ait une. C’est pour cela qu’elle a créé une discipline, où la communauté est la règle, la propriété l’exception ; d’après laquelle quiconque, peuple ou gouvernement, citoyen ou prince, porte atteinte aux établissements de l’Église ou aux fiefs qu’elle autorise, est également coupable de désobéissance et encourt l’excommunication.

Le vulgaire, tout occupé des intérêts matériels, est porté à juger de la conscience du clergé d’après la sienne ; il attribue à des motifs de cupidité et d’ambition une conduite qu’entre laïques il est impossible, en effet, d’expliquer autrement.

Mais il est évident, et vous ne pouvez que souscrire à cet avis, Monseigneur, qu’indépendamment des considérations mondaines qui peuvent diriger ses membres, l’Église est gouvernée par une idée ; que, si cette idée avait quelque chose de commun avec la pratique séculière, dès longtemps l’Église et le siècle seraient d’accord ; et que, la puissance spirituelle réglant ses intérêts d’après la même loi que la temporelle, la fusion serait faite, ou, pour mieux dire, il n’y aurait jamais eu de scission. On n’aurait pas attendu, par exemple, jusqu’en 1789, pour assigner aux fonctionnaires ecclésiastiques leur légitime salaire ; l’Église n’avait que faire pour cela de prêcher la communauté aux parfaits, et de s’exposer au reproche de spoliation. Il suffisait d’établir sur la masse du peuple chrétien une cotisation fixe et proportionnelle. C’est ainsi qu’en usent les clergés dissidents, plus éloignés, sans nul doute, du véritable esprit de l’Église par la constitution révolutionnaire de leur traitement, que par toutes leurs aberrations sur le dogme.

Mais l’Église catholique ne saurait, sans abandonner sa tradition et renier sa foi, se prêter à cette transaction d’une Justice tout humaine, accepter pour règle de ses mœurs un principe de droit rationnel, qui ne tend à rien de moins qu’à chasser la Divinité de son temple, en substituant jusque dans le sanctuaire la théorie de l’immanence à celle de la révélation.

Certes, les déclamations d’un abbé Maury et les excommunications d’un Pie IX me donnent envie de rire ; mais comment de soi-disant ministres du saint Évangile osent-ils se dire chrétiens, quand cette parole de Dieu qu’ils annoncent leur est tarifée comme une leçon d’éloquence ? Ignorent-ils que le prêtre du Christ, par la nature de son dogme, est en dehors de l’économie vulgaire ; que son service n’est point matière échangeable et vénale, et ne peut pas plus que l’amour être soumis au salaire ; qu’organe d’une pensée communiste, il est censé vivre en communauté avec les fidèles, dont il est le chef spirituel ; qu’il est le régisseur de cette communauté, dont le dogme transcendant prime toutes les lois ; et que le jour où pasteur et brebis sortent de l’indivision, c’est comme s’ils rompaient le lien religieux, l’Église est dissoute, et le christianisme évanoui ?

Soyons donc logiques : c’est le seul moyen, pour vous, Monseigneur, de rester sans reproche, et pour moi, qui accuse votre religion en respectant votre personne, d’être juste. Les biens que l’Église accumule sont le trésor des pauvres, c’est-à-dire de la multitude inférieure vouée à la non-propriété ; de même que les indulgences qu’elle dispense sont le trésor des âmes du purgatoire. Toute son économie, en ce monde et en l’autre, est comprise dans cette double attribution. Lorsqu’elle emplit le premier de ces trésors en versant sur le monde les richesses du second, qui pourrait l’accuser de simonie ? Le vrai simoniaque est celui qui, oubliant le décret évangélique, assimile le sacerdoce à une fonction salariée, et fait ainsi de la prédication et de l’administration des sacrements un objet d’échange.

Encore une fois, si telle n’était pas la pure doctrine de l’Église, s’il fallait interpréter autrement sa constante discipline, je le demande, comment justifier ce travail incessant de reconstitution de la propriété ecclésiastique, ces actes de captation et tout ce trafic auquel l’Église se livre sans honte, et qui ne choque pas moins l’économie sociale que la morale vulgaire ?

Mais ceci touche aux faits de la réaction contemporaine, et mérite d’être traité à part.


CHAPITRE IV.

Pratique de l’Église depuis la Révolution.

XIV

Lorsque dans la nuit du 4 août 1789 l’Assemblée constituante abolit le régime féodal, elle ne toucha pas aux propriétés des nobles : les confiscations qui eurent lieu plus tard furent l’effet de lois pénales rendues contre l’émigration, nullement une mesure de guerre dirigée contre la noblesse ; ceux qui restèrent en France conservèrent leurs biens, et 36 ans plus tard, en 1825, la nation indemnisa ceux des émigrés qui les avaient perdus.

Et cependant le système féodal ne se releva pas ; la noblesse, même en conservant ses titres, ne fut plus rien. Aujourd’hui encore, malgré la réaction qui emporte la société, elle ne peut pas se reformer ni renaître. Pourquoi cela ?

C’est qu’en 1789, en attaquant la féodalité, on ne faisait la guerre ni aux personnes, ni aux familles, ni aux souvenirs, ni à une classe de citoyens, mais à un principe. C’est au système, à l’idée, qu’on en voulait ; c’est le principe qui fut directement et nominativement démoli ; et comme on ne démolit un principe qu’avec des principes, la féodalité disparut pour toujours dans le déluge des idées révolutionnaires.

Il n’en fut pas de même pour l’Église.

Lorsque la même assemblée Constituante s’empara des biens ecclésiastiques, donnant au clergé une constitution civile, assignant aux prêtres un traitement sur le budget, supprimant les couvents, abolissant les vœux monastiques, etc., elle crut sans doute avoir extirpé du sein de la nation cette propriété insociale. Mais elle ne touchait pas à l’idée, elle respectait le principe, bref elle faisait elle-même profession de religion ; et tôt ou tard l’idée religieuse, sauvée du naufrage de 93 par les Robespierre, les Grégoire, les Laréveillère Lépeaux, les Bonaparte, remise à la mode par les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand, les de Maistre, les de Bonald, les Lamennais, les Lamartine et toute l’école romantique, l’idée religieuse, dis-je, devait reparaître dans son organisme matériel, l’âme reprendre son corps, l’Église reformer ses domaines.

L’Église veut ravoir ses propriétés, et, l’interdit qui depuis 1789 pesait sur elle étant levé, la réaction de l’époque laissant faire, elle les raura. La terre est à Jéhovah, dit l’Écriture ; ce que l’Évangile traduit ainsi : Heureux les pieux, hassidim, c’est-à-dire les moines, parce qu’ils posséderont la terre ! L’heure est venue pour l’Église de recueillir le fruit de la promesse, et elle se met à l’œuvre avec un courage, une certitude du succès, qui témoigne des bonnes dispositions du siècle, pour ne pas dire de sa complicité. Déjà, à la nouvelle que le gouvernement espagnol saisissait les biens ecclésiastiques, comme avait fait l’assemblée Constituante en 1789, le clergé français, à ce que rapporte un journal, eut l’idée de les racheter en bloc : tant les affaires de notre église gallicane sont prospères ! Sans doute il a craint l’éclat d’une opération aussi gigantesque ; il a mieux aimé laisser passer l’orage, agir en détail, dans l’ombre et sans bruit.

On dit, Monseigneur, que depuis votre avénement à l’archevêché de Besançon vous avez, pour le compte de l’Église, tant acheté d’immeubles, que vous posséderez bientôt le quart de la ville et du département. Je ne vous demande pas si vos actes d’acquisition sont en règle, ni ce que vous pouvez faire de toutes ces richesses : je connais votre capacité en affaires, et j’ai entendu parler de votre sobriété. Mais, puisqu’il est avéré qu’en tout ceci l’Église, dépourvue de principes, obéit à une discipline qui lui est propre ; d’autre part, que cette discipline a été réprouvée solennellement par le pays ; que la loi qui vous interdit la propriété dure encore ; que vous vous y êtes implicitement soumis en acceptant un traitement, en signant le Concordat, en occupant un siége dans les conseils de la nation, je vous demande alors quelle garantie vous avez de la loyauté et de l’honnêteté de vos actes ? En éludant, en violant comme vous faites, la loi de la Révolution à laquelle vous avez prêté serment, vous sentez-vous absous dans votre for intérieur ? Et cette révélation qui vous conduit à des manques de foi si étranges, contre lesquels proteste le sens moral des peuples, ne soulève-t-elle en votre âme aucun doute ?

Je sais bien que vous vous prévalez de l’autorisation du gouvernement. D’après la législation qui régit le clergé, toute augmentation du domaine ecclésiastique, toute donation faite à l’Église, entre-vifs ou par testament, doit être approuvée par le conseil d’État. C’est une garantie que le législateur de 89, en laissant subsister le culte, avait prise contre les empiétements du clergé. Or, si, répondez-vous, le pouvoir autorise, qu’avons-nous à nous plaindre ? N’est-il pas le représentant de la conscience publique et le gardien de la propriété ?

Allons plus loin : je ne voudrais pour rien au monde dissimuler rien de ce qui peut vous servir d’excuse.

De qui l’Église reçoit-elle les biens qui chaque jour lui arrivent ? Du pays lui-même, de la classe qui possède, de la bourgeoisie. La bourgeoisie, en ce moment, refait à sa manière l’œuvre de Charlemagne. Devenue dévote, par peur du socialisme, elle se met, qui pour un peu, qui pour beaucoup, à doter le clergé. Les richesses que la bourgeoisie accumule, Dieu sait comme, elle en fait part à l’Église : Ce qui vient de la flûte, dit le proverbe, va au tambour. Le gouvernement, sauveur des bourgeois, ne fait, par ses autorisations, que donner l’exequatur à leurs volontés.

Puis, il est juste de rappeler encore, à propos de ces détournements d’héritages que l’on reproche à l’Église, la complicité des sectes modernes, saint-simoniens, phalanstériens, communistes, et de la majorité des démocrates. Quand de prétendus novateurs attaquent avec un tel acharnement l’hérédité, quelle merveille que l’Église, autant qu’il est en elle, corrige ces hasards de la naissance, ces caprices de la fortune, ces abus de la propriété ? On demandait pour l’État, pour la communauté, quart, tiers, moitié, des successions : l’Église se charge de la besogne. Est-ce au père Enfantin ou à ses acolytes de se plaindre ?

Si donc nous disputions devant le juge, certainement j’aurais tort. Mais il ne s’agit point ici de la politique du gouvernement, qui peut s’égarer aussi bien que la conscience du pays, mais de l’influence à laquelle obéit le gouvernement, et dont la source est en dernière analyse la religion. Jamais le pouvoir ne s’est donné pour maître de théologie ; c’est à l’Église que l’opinion attribue cette prérogative, devant laquelle s’incline le pouvoir. Forte de cette direction des âmes, qu’on ne lui dispute pas, l’Église a toujours fait du pouvoir ce qu’elle a voulu. Sous Louis-Philippe, les jésuites de Lyon, condamnés par la loi de 1828 à sortir du royaume et à se défaire de leurs propriétés, furent autorisés secrètement à conserver leurs biens : c’était un effet de la protection de la reine Marie-Amélie. Que firent les jésuites ? Ils continuèrent d’acquérir, et plus que jamais ils acquièrent.

La question est donc plus haute que le conseil d’État. Il se peut très-bien que le Temporel ne sache pas ce qu’il fait, Ignosce illis, Domine ! mais le Spirituel le sait, et c’est vous, vous seule, Église du Christ, que j’interpelle ; c’est vous que je somme de justifier vos actes, dans leur principe, dans leur but et dans leur forme. Que signifient ces concessions, ces donations, ces subventions, ce cumul d’emplois, ces monopoles, ces priviléges, ce commerce, cette industrie, ces banques, tous ces moyens plus ou moins licites, empruntés à la pratique séculière, dont l’Église se sert pour gagner de l’argent et étendre ses possessions ?

XV

Partout l’Église travaille à changer son état, conspire contre la division et la circulation de l’immeuble, prélude, par ses restaurations et ses rachats, à la conversion de la propriété démocratique et libre en propriété ecclésiastique et de mainmorte. Pour arriver à ses fins aucun moyen ne lui répugne. Au premier rang il faut mettre ces contributions par sous et deniers qu’elle sait lever sur la piété des fidèles, et dont le produit atteint des sommes fabuleuses.

« La papauté, disait un jour au Conservatoire des arts et métiers, devant une réunion de cinq cents personnes, le professeur d’économie politique M. Blanqui, présente le phénomène étrange d’un État fondé uniquement sur la mendicité. Là, depuis des siècles, affluent les aumônes de l’univers. C’est de ces subventions que vivent pape, cardinaux, le clergé romain tout entier, avec sa police et sa petite armée, autour desquelles grouille, dans la barbarie et la superstition, la populace transtévérine. Tandis qu’ailleurs l’État, fonctionnaire de la nation, tire ses revenus de la production nationale, ici c’est le peuple qui vit des salaires de l’État, qu’alimente et soutient la piété des orthodoxes du monde entier. Les seuls hommes qui fassent un peu d’affaires sont les Israélites, confinés dans le Ghetto, objet des avanies les plus humiliantes. »

Cette manière de se procurer des revenus est d’institution apostolique, et il n’est personne en Europe qui ne puisse en observer les effets. Elle fut calquée sur la pratique du pontificat de Jérusalem, qui, dans les derniers temps de la nation, recevait les offrandes de tous les Israélites répandus sur la face du globe. On voit, au livre des Actes, Paul et Barnabé, nommés par les chrétiens pour l’apostolat des gentils, s’emparer des synagogues des provinces, détourner au profit de la nouvelle secte les fonds destinés au temple juif : ce ne fut pas le moindre motif de la haine que leur vouèrent les pharisiens et les princes des prêtres.

Le sacerdoce chrétien, étranger aux notions économiques, n’a jamais consenti à se regarder dans la société comme une fonction utile, analogue à la magistrature, à l’université, à l’armée. Il s’est placé au-dessus et en dehors ; de sorte que le prêtre, ne pouvant pas vivre de rien et aspirant à la domination absolue, s’est trouvé n’être qu’un organe de préhension, un parasite. Les donations de Charlemagne et de la princesse Mathilde ne changèrent rien à cet égard à l’esprit primitif ; et il en fut de même partout où la piété imprudente des populations constitua au clergé un domaine. L’indigence du prêtre disparut, le génie de l’absorption lui demeura.

Après les contributions ordinaires et extraordinaires, viennent les legs pieux, les donations in extremis. Les journaux ont entretenu le public du procès intenté par les héritiers Boulnois contre Mgr Bonamie, archevêque in partibus de Chalcédoine et supérieur de la maison de Picpus : la somme réclamée était de 668,000 fr. La réclamation de madame de Guerry contre la même maison de Picpus, dont les propriétés dépassent aujourd’hui 5 millions, est encore plus considérable : 1,303,783 fr. La cause a été plaidée sous défense de publier les débats, comme s’il se fût agi d’outrage à la morale publique. Et la succession Bourdeau, pour laquelle vous, Monseigneur, n’avez pas dédaigné, dit-on, de faire en personne le voyage de Besançon à Vesoul : combien a-t-elle produit à l’Église ? 1,400,000 fr., m’a-t-on assuré. On pense, il est vrai, que les frais de l’exécuteur testamentaire, neveu d’un de vos vicaires généraux, en auront diminué quelque chose : celui-là du moins aura travaillé pour son argent.

Des faits pareils se passent tous les jours, et que de ruses pour échapper à la surveillance des familles et aux prescriptions de la justice ! que de fraudes pieuses ! que de procès ! Il faut voir avec quelle conscience légère ces héroïnes de l’Église s’entendent à mentir à la loi, avec quel dédain de leur parenté elles disposent de ces fortunes dont elles n’ont pas gagné le premier sou !… C’est surtout aux jeunes héritières que s’adresse l’Église ; et c’est toujours le confesseur qui est l’artisan de cette sorte de rapt. Flattées, grisées, ces petites filles se voient en imagination revêtues des honneurs de la sainteté, leurs noms insérés au calendrier.

Une jeune personne, héritière d’un demi-million, mais plus adonnée à la piété qu’il ne convenait à la sûreté de sa fortune, se voit cajolée par les prêtres, qui, à force de lui répéter qu’elle peut sauver la religion, devenir une Judith, une Jahel, finissent par la pousser, contre la volonté de son père, au couvent. Le bien venant de la mère et la jeune fille ayant atteint sa majorité, on l’engage à faire donation à l’Église de ses 25,000 liv. de rente. Caresses, bonbons, confitures, louanges, tout est employé pour la séduire. Elle disant que le bien n’était pas le produit de son travail, qu’en conséquence il lui semblait juste de le laisser dans sa famille, on a recours à la discipline : pénitences, mortifications, mauvais traitements, séquestre. Pendant deux ans les lettres que lui écrivait son père, celles qu’elle lui adressait, sont interceptées ; tant et si bien que le père inquiet va se jeter aux genoux de l’évêque, et demande à voir sa fille. Alors tout se dévoile, la jeune personne indignée quitte le couvent, et demande à être relevée de ses vœux. Mais voyez la rubrique ! La cour de Rome consentit bien à la relever du vœu de pauvreté, c’est-à-dire que l’Église renonça à la donation ; mais elle maintint le vœu de chasteté, dont évidemment elle se soucie beaucoup moins. Vengeance de prêtres ! La propriété échappe ; on arquepince la propriétaire par le célibat.

Je trouve dans le mémoire publié par madame de Meillac, supérieure de la communauté de Notre-Dame de Bordeaux, contre l’archevêque-cardinal Mgr Donnet, l’état de situation ci-après, qui montre avec quelle rapidité, dans des mains tant soit peu habiles, s’accroît la propriété ecclésiastique :

« Lorsque madame de Meillac prit, en 1839, la maison de Notre-Dame de Bordeaux, elle n’y trouva que des dettes, qu’elle a payées ; elle la laisse, décembre 1854, dans la situation suivante :


« 1o Maison rue du Palais Gallien, chapelle,
classes, jardins
133,300 fr.
« 2o Établissement des religieuses 86,660
« 3o Hôtel du Pavillon, ibid. 86,660
« 4o Caveau de la Chartreuse 2,000
« 5o Mobilier inventorié 18,989
« 6o Créances inventoriées 19,910
-----------
________ « Total 347,519
À déduire, créances hypothécaires
et chorographaires
139,150
-----------
________ « Reste net 208,309


« Les revenus de l’établissement, s’il n’eût été détruit, suffisaient pour libérer la communauté, à l’échéance des termes, de ce qu’elle devait. »


Voilà ce que dit l’avoué de madame de Meillac. Mais si l’établissement, consacré alors à l’éducation des jeunes personnes, donnait, sous l’administration de madame de Meillac, de si beaux revenus, lesdits revenus n’étaient pas la seule ressource de la communauté. D’après un autre état publié dans le mémoire, la communauté avait encaissé, avant l’année 1839, les sommes ci-après, dont l’emploi ne put être justifié :


« Sœur Saint-Étienne, pour son trousseau __ 2,500 fr
« Sœur Saint-Léon, pour sa dot 9,000
« Sœur Saint-Pierre, pour son trousseau 7,000
« Sœur Saint-Joseph 8,000
« Sœur Marie-Thérèse 58,981
« Dépôts divers 4,000
----------
________ « Total 89,481


Expliquer comment, chez ces dames, le trousseau de l’une est de 2,500 fr., tandis que pour l’autre il est de 7,000 ; la dot pour celle-ci de 8,000, et pour celle-là de 60,000, cela ne se peut évidemment par aucune règle de justice commutative, aucun bordereau de dépense. En communauté, chacun doit apporter tout ce qu’il possède ; la moindre retenue est un crime contre le Saint-Esprit, digne de la peine capitale, comme on le voit par la tragique histoire d’Ananias et Saphira. Sous ce rapport les communautés modernes, autorisées ou non, en usent absolument comme saint Benoît. L’expropriation, sous le nom de vœu de pauvreté et d’obéissance, est le premier article de toutes les constitutions, la première condition d’admission. Ainsi fonctionne l’organe de préhension, d’après les statuts et providences de l’inventeur Benoît. La sœur passe, le bien reste ; la communauté s’enrichit, se propage, et en se propageant étend la puissance temporelle et spirituelle de l’Église. La révolution n’a rien changé à ce régime.

Une veuve, souffrante, avait un fils et une fille. Le jeune homme se voue aux arts et embrasse la carrière du théâtre. Le jour du début la sœur, restée seule au chevet de la malade, s’échappe, entre dans un couvent ; et quand au milieu de la nuit le jeune homme arrive, il trouve sa mère abandonnée. Compensation aux œuvres de Satan : l’un monte sur la scène, l’autre entre en religion. À la bonne heure ! mais n’est-il pas étrange que ce soit le réprouvé qui pratique le quatrième commandement, et la sainte qui le viole ?

Un prêtre est appelé pour confesser une vieille, à qui l’on savait quelque argent. Déjà elle a l’œil vitreux, la tête déménage. Le confesseur fait sortir la garde-malade et reste seul, pendant une heure, à exhorter la vieille, dure à la détente. De la chambre voisine, la domestique entendit un bruit de clé dans une serrure, puis une porte qui se fermait, puis plus rien. Cinq minutes après on vit sortir le confesseur, un paquet sous sa soutane. Les héritiers ramassèrent les nippes, mais ne trouvèrent pas de monnaie. Croyez-vous, Monseigneur, que j’accuse ce prêtre de vol ? À Dieu ne plaise ! Il n’était coupable que d’œuvre pie. Le sac bien et dûment remis à l’Église, il avait accompli son devoir de confesseur et de chrétien.

Ainsi cette loi de la famille qui enjoint aux enfants de soigner leurs auteurs jusqu’à la mort, vous ne la respectez pas. Cette loi de l’héritage qui, malgré son imperfection, inévitable dans une société antagonique, forme le lien des générations, vous la violez. Ces formes protectrices dont le législateur a entouré la faculté de donner et de tester, afin de garantir la famille contre la passion ou la folie de ses membres, autant qu’il est en vous vous les éludez. Tandis que par la succession naturelle le législateur maintient la perpétuité et l’individualité familiale, vous, avec votre communisme, vous rompez cette filiation ; ou si, en faveur de la caste nobiliaire, vous maintenez le principe de l’héritage, vous le corrompez aussitôt, suivant vos vues, en y introduisant le droit d’aînesse, droit biblique, droit chrétien, en vertu duquel le superflu de la reproduction aristocratique est refoulé dans la misère plébéienne.

XVI

Parlons de vos opérations commerciales : j’ai à vous citer des faits que vous ne récuserez pas.

Lorsque j’étais imprimeur à Besançon, en 1840, je vendais le cent de catéchismes, cinq feuilles in-12, broché et rogné, 18 fr., soit, au détail, 20 centimes l’exemplaire. Quelques années après, ayant quitté le métier, et passant par ma ville, je trouvai les choses toutes changées. Mgr Mathieu ayant prétendu, en vertu de je ne sais quelle loi de l’ancienne Constituante, que tous les livres liturgiques ressortissaient de l’archevêché, s’en était attribué l’exploitation exclusive et la vente. Qu’arriva-t-il ? le prix du catéchisme monta de 20 centimes à 40, où il est encore : soit, pour 100,000 exemplaires au moins qui forment l’importance de la consommation annuelle du diocèse, un produit net de 20,000 fr. au profit de l’archevêché.

Croyez-vous. Monseigneur, que ce que vous avez fait là soit une chose essentiellement juste ? Les économistes nous enseignent tous que certains objets, l’eau, l’air, la lumière, ne sont pas appropriables. Vos prédécesseurs avaient pensé que, la parole divine étant sans comparaison plus précieuse, la vente des livres de prière devait se faire au plus bas prix, sans bénéfice surtout pour l’Église, être conséquemment abandonnée à la libre concurrence. Vous, usant ou abusant de la lettre d’une loi de l’État qui n’y avait pas regardé d’aussi près, vous avez changé le régime de bon marché en un régime de contribution forcée. Vous avez usé de votre droit, si droit il y a, je le veux : droit étroit, jus strictum, droit de propriétaire. Je pourrais demander si une possession qui datait au moins de Mgr de Durfort, c’est-à-dire de plus de deux siècles, ne formait pas contre votre récent monopole une prescription suffisante ; je laisse ce moyen de droit, qui vous fournirait matière à réplique. Aussi bien je ne prétends pas que les 20,000 fr. entrent dans votre pécule. Mais n’est-il pas vrai qu’en faisant payer à vos diocésains, malgré qu’ils en aient, le catéchisme le double de sa valeur, votre pensée est d’affranchir l’Église, comme vous dites, et de reformer ce que vous appelez le patrimoine des pauvres ; qu’ainsi vous poursuivez une œuvre de discipline dont l’objet final, la pensée théologique et transcendante, est de purger, dans l’intérêt de son salut, le peuple chrétien, de l’abomination de la propriété ?

Or si tel est votre but secret, et vous ne pouvez en alléguer un autre, je vous poserai une nouvelle question : Est-il permis, pour atteindre un but même honnête, d’employer un moyen qui évidemment ne l’est pas, tel que le monopole ? Car enfin, vous aurez beau dire que la discipline de l’Église est au-dessus des définitions économiques, le monopole, c’est le droit de la force, condamné par l’Évangile.

Outre la vente des Catéchismes, Heures, Anges conducteurs, Pensez-y-bien, Missels, Graduels, Antiphonaires, Bréviaires, etc., le clergé s’empare encore de celle des croix, médailles, images, chapelets, scapulaires, chasubles, et de toute espèce de mobilier et ornements d’Église. Il tient des foires aux missions, jubilés, neuvaines et retraites. Les Parisiens ont pu admirer, en janvier 1853, lors de la réouverture de Sainte-Geneviève, ci-devant le Panthéon, une exhibition de ce genre. Ce n’était pas aussi beau que l’exposition universelle, à coup sûr, mais on y arrivera. Plus de soixante barraques offraient aux amateurs les produits de l’industrie ecclésiastique. Sous ces voûtes élevées par Soufflot, naguère consacrées au culte humanitaire, avait lieu l’exhortation, ce que le peuple appelle le boniment. Une grande châsse en carton doré, nous l’aurons un jour en or massif, et qui semblait une étrenne à la Sainte, attirait surtout les regards des assistants….

Que l’Église trafique, malgré ses canons, et fasse des bénéfices, je le comprends si elle est une maison de commerce, si elle ne fait autre chose, selon les règles de l’économie politique, que recueillir de ses produits et services ce que dans la pratique mercantile on nomme profit et salaire. Sermons, prières, chant grégorien, baptêmes, mariages, messes pour les morts, si, à l’exemple de J.-B. Say, vous assimiler tout cela aux choses vénales, je n’ai rien à dire. Je vous permets même, dans l’intérêt de la vente, d’employer avec votre clientèle tous les prestiges de l’éloquence, dans les limites de la vérité. Mais prenez garde : en mettant en jeu certaines passions, certaines opinions, étrangères à la valeur intrinsèque des objets et à la composition de leur prix ; en invoquant certains motifs, comme ce concessionnaire des chemins de fer romains qui, dans l’intérêt de la prime, fait appel à la piété des orthodoxes, vous vous rendez coupable des manœuvres prévues par l’art. 405 du code pénal. Au monopole vous joignez la supercherie.

Dans une mission prêchée en province, un missionnaire annonçait dans les termes suivants le sermon du surlendemain : Mardi, on prêchera les hommes ; venez-y tous : ce sera salé !… Aussi, dans l’espoir du scandale, les places se payaient jusqu’à 3 fr. — À Chartres, à la procession de la Vierge-Noire, les cordons de la châsse furent tenus par quatre dames des plus qualifiées ; lesquelles avaient dû payer, dit-on, pour cet honneur insigne, chacune 1,000 fr. Quinze l’avaient sollicité aux mêmes conditions. C’est le cas de dire avec l’Église : Sainte Vierge, priez pour les dévotes ! Intercede pro devoto fœmineo sexu.

Plus j’avance, plus je m’aperçois qu’en suivant la piste de l’Église dans les opérations de son industrieuse discipline, je vais mettre en question la moralité même de son but, la moralité de son Paradis et de son Dieu.

Le clergé spécule aujourd’hui sur tout, fait argent de tout ; il ne s’interdit aucun commerce, aucune industrie. On sait quel scandale produisit au siècle passé la révélation du négoce que faisaient les jésuites dans les quatre parties du monde ; la Presse du 26 mars a réjoui ses lecteurs à propos du monopole que faisaient les bons pères de l’écorce de quinquina. Voici un fait moins connu, et qui prouve combien la Compagnie fut de tout temps à l’unisson du clergé : En 89, lors de la rédaction des cahiers pour les États généraux, le clergé de Colmar émit le vœu que la faculté de prêter de l’argent fût ôtée aux Juifs par toute l’Alsace ; et dans le même temps le clergé de Schlestadt exprimait le désir que les maisons religieuses fussent investies, pour la même province, du privilége de la Banque. Le trait est joli et mérite d’être conservé. Tandis que le vieux chêne de la féodalité terrienne tombait sous la hache révolutionnaire, le clergé alsacien, longtemps avant Fourier, avant Saint-Simon, avant M. Péreire, devinait la féodalité financière : il organisait dans sa pensée la bancocratie, et toujours, bien entendu, par esprit de religion.

Actuellement, il semble avoir pris à tâche de réaliser cette grande idée. Maître, ou peu s’en faut, de l’instruction publique, il s’empare des institutions et pensionnats, des répétitions à domicile comme des écoles primaires et des colléges. Dans un seul département, celui de Saône-et-Loire, si je ne me trompe, on compte à cette heure seize établissements de jésuites : comment l’enseignement laïque tiendrait-il devant cette concurrence ? Par lui-même, par ses créatures ou par sa commandite, le clergé exploite l’imprimerie, la librairie, le journalisme ; il commande aux académies, il leur impose ses candidats ; il fournit les bibliothèques de chemins de fer, il a la main sur les théâtres, il règne en maître sur la république des lettres. Encore un peu, il n’existera d’autres lettrés que ceux qu’il entretiendra à sa solde. M. l’abbé Migne, directeur de l’établissement typographique du petit Montrouge, dans une lettre fort honnête d’ailleurs, m’a proposé l’an dernier la correction des épreuves des Pères grecs, dont il prépare en ce moment une nouvelle édition. Quel imprimeur oserait aujourd’hui se charger d’une pareille entreprise ?

Le clergé a la main partout. C’est lui qui a la direction des hôpitaux, des refuges, des salles d’asile, des ambulances, et nos soldats n’ont pas toujours eu à s’en louer. Un officier de l’armée de Crimée se plaignait que les sœurs dites de Charité négligeassent les malades qui ne se confessaient pas. De temps immémorial le clergé s’est arrogé le département de la bienfaisance publique, et par la bienfaisance publique il s’insinue dans l’utilité publique, dans l’industrie et le commerce. Il exerce la médecine et la pharmacie, place les domestiques, fait les accouchements. Il a des agences matrimoniales. Un de mes amis me raconte que dans l’Ouest, notamment dans les Deux-Sèvres, la médecine des Sœurs a complétement évincé celle des docteurs. Elles saignent, elles ventousent, purgent, reboutent, cautérisent, clysterium donare, et le reste. Hier on me citait une compagnie maritime commanditée, assurait-on, par les jésuites. Que vous dirai-je ? M. l’abbé Coquand, ayant mis en actions l’église de Saint-Eugène, en a été empêché, on ne sait pourquoi, par Mgr Sibour ; et chacun sait que la fameuse loterie de Saint-Roch, au capital de 120,000 fr., recommandée par l’évêque de Montpellier, a reçu en outre par bref spécial l’approbation du Saint-Père. Les journaux mondains se scandalisent de ce trafic. Innocents ! leur susceptibilité fait le triomphe de l’Église : elle prouve que le siècle croit encore à la moralité de l’institution religieuse.

La République avait suscité une foule de sociétés ouvrières, dissoutes bientôt, pour la plupart, par la misère, l’inexpérience, l’animadversion du pouvoir. Le clergé s’empare de ce levier : il a son monde à lui, ses écoles professionnelles, ses ateliers, ses magasins, au moyen desquels il réorganise de son mieux confréries et corporations. À Vesoul, tous les ouvriers sont entrés spontanément dans la confrérie de la Vierge : ils ont senti qu’il n’était pas bon pour eux de se soustraire à la protection du clergé. Le bourgeois voltairien s’embauche à son tour : plus moyen de s’en défendre. Le négociant, l’industriel mal noté dans la congrégation, voit le vide se faire autour de lui, sa clientèle diminuer, son crédit faiblir : il est perdu. Comme tout le monde enfin, le clergé spécule ; il a sa part des valeurs cotées à la Bourse, et par la Bourse, comme par l’enseignement et le pouvoir, il fait sa rentrée décisive dans le temporel. Il dispose des emplois, pensions, sinécures, bénéfices. Pour lui, préfets ni ministres n’ont de refus. Dominant par son influence spirituelle et extra-spirituelle l’ensemble des transactions, bientôt il sera en mesure de faire la loi à l’industrie et au commerce, comme il espère la faire plus tard, par la recomposition de ses propriétés, à l’agriculture. Les hommes ne lui manquent pas ; il en a pour toutes les spécialités : agents d’autant plus infatigables qu’aucune affection humaine n’occupe leur âme, et que dans la solitude que leur fait la religion ils trouvent une sorte de volupté misanthropique à procurer de toutes leurs forces la défaite de la société. Ad majorem Dei gloriam.

Cette alliance du mercantilisme au saint ministère produit parfois des scènes comiques. Un curé de Franche-Comté… Eh ! Monseigneur, vous l’avez connu : c’était M. l’abbé Petit-Cuenot, curé de Pierre-Fontaine, celui qui perdit un jour le bon Dieu dans une pile de bois, tout le pays en a ri, comme on ne rit qu’en Franche-Comté.

M. Petit-Cuenot, outre le service de sa cure, faisait un commerce considérable de bois, pour construction et chauffage. Nul ne pouvait lui en revendre, ni sur la qualité ni sur le prix. C’était un homme hors ligne, de la force de l’ancien supérieur de votre séminaire, M. l’abbé Breuillot. Un jour, il fut appelé pour donner les sacrements à un malade qui demeurait dans une grange, loin du village. Il y avait à traverser une coupe dont il venait de se rendre adjudicataire, et où il faisait travailler les bûcherons. M. le curé, ayant expédié son malade, voulut faire une tournée dans la coupe et compter ses moules : c’est le nom qu’on donne à une pile de bûches, d’environ un mètre cube. Le ciboire l’embarrassant, il le déposa dans un moule, mais avec tant de distraction, que, sa ronde finie, il ne put retrouver l’endroit et remporter le saint-ciboire. Ce ne fut que plusieurs mois après, lorsque le bois fut vendu et qu’on vint pour le charger, qu’on découvrit entre deux bûches les hosties couvertes de moisissure, à moitié dévorées par les fourmis.

Sacrilége à part (cette question ne me regarde pas), trouvez-vous, Monseigneur, ce commerce, et généralement toutes les entreprises auxquelles se livre le clergé, chose loyale ? Le proverbe dit : Chacun son métier, les vaches sont bien gardées. C’est de ce proverbe que la sagesse politique a déduit, en ce qui concerne l’administration et la justice, le principe qui défend le cumul ; en matière électorale, le principe des incompatibilités ; en matière de gouvernement, le principe de la distinction des pouvoirs. Pour ma part, je trouve ce proverbe, bien qu’un peu rustique, aussi beau, aussi sublime, que le fameux Aimez-vous les uns les autres de saint Jean.

Comment l’Église, chargée du service du culte et de l’enseignement de la morale, à cet effet possessionnée par le pays, salariée par l’État, élevée au-dessus de la sphère des intérêts, jouissant par tous ces motifs d’une considération exagérée, d’une confiance imprudente, peut-elle s’immiscer dans les opérations de l’industrie et de l’échange ? C’est un axiome que l’État ne peut ni ne doit par lui-même se charger d’aucune entreprise industrielle, d’aucune spéculation mercantile, intervenir, de près ni de loin, en rien de ce qui concerne la production et la circulation de la richesse. Plus d’une fois, depuis six ans, l’empereur Napoléon III a déclaré, par l’organe du Moniteur, son intention formelle de se conformer à cette loi. Comment l’Église, plus haut placée dans l’opinion des peuples que l’État ; l’Église, que l’ancienne Constituante, en lui retirant ses biens et la soumettant au salaire, avait avertie, de par ces principes de morale vulgaire, de son incapacité de posséder et d’acquérir, serait-elle relevée d’une exclusion d’où dépend l’ordre entier des sociétés ? N’est-il pas évident que, par le seul fait de la centralisation du sacerdoce et par la nature spirituelle de ses fonctions, tout acte de commerce, toute affaire traitée par un ecclésiastique, en dehors des besoins de sa consommation personnelle, est entachée d’abus, sinon de fraude ? Me direz-vous, Monseigneur, par quelle direction d’intention vous justifiez votre pratique quotidienne ?

Quoi ! voici une corporation répandue sur toute la surface de l’Empire, disposant de ressources inconnues, marchant comme un seul homme, et pour laquelle il n’est pas de secrets ; cette corporation est payée pour une fonction, qui lui a été dévolue sans partage, et elle en exerce clandestinement une autre, qui paralyse la nation, qui la dépouille et la met en vasselage ! Au point de vue de la constitution spirituelle de l’Église, qui a reçu, avec les clefs du ciel, le pouvoir de lier et de délier, c’est-à-dire de définir ce qui est bien et ce qui est mal, pas de doute que cette invasion sournoise du clergé dans le domaine séculier ne vous semble une œuvre sainte et glorieuse. Mais au point de vue de la conscience universelle, une pareille conduite est déloyale. Et puisque la fin ne saurait être séparée du moyen, que les deux forment un tout connexe et solidaire, comment voulez-vous que moi qui ne suis d’autre guide que la Raison, sans mélange de révélation aucune, je ne dise pas que votre fin, c’est-à-dire votre Paradis, est un brigandage, et le Dieu que vous servez le Démon ?

XVII

Cependant, il faut le reconnaître, en attirant à elle la propriété du sol, de toute industrie et de toute rente, l’Église n’a pas seulement en vue de reconstituer la société partie en communautés régulières, comme celles du Mont-Cassin et de la Trappe, partie en confréries de Bons-Hommes, de Turlupins, de Béguins et de Fratricelles. La richesse créée, il lui faut un écoulement : sans cela à quoi bon la richesse ? à quoi servirait de produire ?

L’Église, de même qu’elle a sa théorie sociétaire, a donc aussi sa théorie de consommation. Dans l’ordre de la foi, comme dans l’économie profane, la richesse et le luxe trouvent leur emploi. Mais que la chair et le sang ne se réjouissent pas : le démon n’y gagnera rien. Le sacerdoce catholique, voué à la continence, à l’abstinence, à tous les genres de mortifications et de contrainte, qui souffre en regardant les plaisirs du peuple, qui soupire en voyant danser les femmes, ne permettra pas que ses ouailles s’engraissent pour l’enfer ; il saura, en étalant à leurs yeux les prodiges de l’industrie, les pousser au ciel par un sentier de ronces et de pierres.

Des richesses qu’il accumule le clergé fait deux parts, l’une destinée aux établissements religieux qui se multiplient de tous côtés, selon les vues de Benoît et d’Ignace ; l’autre réservée au culte, pour l’enivrement des imaginations vulgaires : car à Dieu seul appartiennent la richesse et la gloire, dit l’Apocalypse, Dignus est… accipere divitiam et honorem, et gloriam. Il en est de l’Église et de la religion comme de la royauté : plus elle s’entoure de magnificence, plus le peuple admire ; et plus il admire, plus il adore !

Qui pourrait compter les millions qui s’engloutissent chaque année dans les fantaisies du culte ?… Je fais abstraction de ce qu’en distraient les ecclésiastiques mondains, qui profitent en passant et font profiter leurs familles de la vendange du Seigneur et du patrimoine des pauvres.

Sainte-Geneviève, 1 million.

Sainte-Clotilde, plusieurs millions.

Saint-Eugène ou Eugénie, 1,400,000 fr.

Notre-Dame, 10 millions.

Les églises de France, ensemble, et par un seul décret, 60 millions.

Les plus pauvres bourgades, les moindres hameaux, suivent le branle de la capitale : c’est là surtout qu’il faut étudier ce gaspillage.

Dans une commune, dont je ne cite pas le département, afin de laisser à chacun de mes lecteurs le plaisir de la reconnaître dans le sien, on bâtit une église neuve, qui coûtera 300,000 fr. La commune n’a pas de fontaine.

Ailleurs, le conseil municipal, sous l’influence du curé, vote un beau jour 6,000 francs pour une cloche. Or la commune est endettée ; elle n’a pas de pompe à incendie, pas de lavoir couvert pour les femmes, obligées de laver leur lessive les pieds dans la boue et le corps à la pluie. Depuis cinq ans le vigneron ne récolte rien et délaisse les vignes. Sans compter qu’on n’avait pas un besoin urgent de cloche, puisque l’église en possédait une. Mais comment se passer de deux cloches, une pour les Angelus, l’autre pour la grand’messe ?

Dans une autre paroisse, qui compte au plus six cents âmes, et dont le budget est fort en retard, le conseil municipal, toujours sous la même influence, vote 13,000 fr. pour une maison curiale. L’ancienne, qui servait depuis deux siècles, pouvait être réparée. Mais l’archevêque entend que chacun de ses desservants ait au moins huit chambres, avec caves, grenier, cour et basse-cour, jardin, verger, aisances et dépendances. Cependant le maître d’école reçoit à peine quatre cents francs, tant de la commune que de l’État ; il donne de la science pour quatre cents francs. Ab uno disce omnes.

Certain prélat, visitant son pays natal qu’il n’avait pas revu depuis sa promotion à l’épiscopat, s’arrête à D…. Il trouve le curé, son neveu, logé d’une manière peu digne de l’Église, et s’en plaint au préfet du département. On assure cependant que la cure était très-logeable, solidement bâtie ; jamais desservant ne s’en était plaint. À quelques jours de là, le maire de D…. reçoit de la Préfecture une lettre conçue à peu près en ces termes :

« Monsieur le maire, Son Éminence Mgr le cardinal de ***, s’est plaint de la mesquinerie de votre maison curiale. Je vous invite, en conséquence, monsieur le maire, aussitôt la présente reçue, à réunir votre conseil, et à voter les fonds nécessaires pour la construction d’une nouvelle cure ; faute de quoi je me verrais dans la nécessité d’y pourvoir d’office, et d’envoyer les ouvriers. »

Je n’ai pas lu la lettre ; mais une personne qui l’avait lue m’en a donné l’analyse.

De toutes parts on relève les églises abandonnées, on restaure les chapelles, on exhume les monastères, on ressuscite les abbayes, on bâtit des cathédrales. L’or, l’argent, le bronze et l’acier ; la peinture, la statuaire, l’orfévrerie, la tapisserie, la broderie ; les matières les plus précieuses, l’industrie, la science et l’art, tout est mis en réquisition pour décorer le culte et lui élever des monuments. Dans un département du midi, on élève sur une montagne, à la Vierge immaculée, une statue de quatre-vingt-dix pieds de haut. Les visiteurs de l’Exposition ont admiré l’horloge astronomique dont vous avez fait l’acquisition pour votre église métropolitaine : on assure qu’elle ne coûtera pas moins de 40,000 fr. Pour l’administrateur, la dépense n’était pas, tant s’en faut, de première nécessité ; mais pour l’évêque, quelle édification !

Je cite le fait suivant d’après un journal grave :

« La reine d’Espagne Isabelle II a envoyé au pape une tiare estimée 400,000 fr. Le pape lui a expédié en retour le corps de saint Félix, martyr, lequel a été ramené en Espagne par l’archevêque de Tolède, et déposé solennellement dans la chapelle du palais d’Aranjuez. »

Tandis que le ministère espagnol vend les biens de l’Église, la reine proteste de son dévouement à l’Église, et fait cadeau d’une tiare au Pape ; la chère dame tient à dégager sa cause de celle de ses sujets. Il y a soixante et cinq ans, cela aurait passé, en France, pour trahison ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit. Le pape, un vieux moine exténué d’austérités, qui fait son repas d’un œuf à la coque et ne boit que de l’eau, le pape porte sur son bonnet trois couronnes. Voilà le symbole de la félicité chrétienne et de l’économie cléricale.

Et toutes ces prodigalités, tout cet orgueil, marié à tout ce dénûment, afin que les Chateaubriand de l’avenir, témoins de quelque nouveau 93, écrivent des lamentations en prose poétique sur le génie chrétien, le style ogival, le son des cloches, le gâteau des rois, la procession de la Fête-Dieu, et le pauvre vicaire de campagne, cheminant à minuit par la bruyère, le sacrement dans les mains, vers le paysan moribond qui attend son Dieu sur la feuillée, pendant que sa vieille épouse lui récite les prières des agonisants ! Ô bavards !…

XVIII

Je me résume.

Le christianisme venant réformer la société, ses chefs durent comprendre que la réforme devait porter autant sur les conditions de fortune que sur la liberté des personnes. Les deux termes étaient corrélatifs, le courant de l’opinion y poussait, l’Évangile sans cela eût été boiteux.

Maintenant qu’a fait l’Église ? A-t-elle répondu à l’attente des peuples ? Quelle a été, sur l’économie des biens, son principe, sa méthode ? Comment a-t-elle compris le rôle de la richesse, les lois de sa production, de sa distribution, le rapport du travail au capital, le fonctionnement de la propriété ? Sur ces points essentiels l’Église, développant l’idée chrétienne, a-t-elle produit une théorie juridique, une science morale ? Pouvait-elle en produire une ?

Nous connaissons la réponse.

Fidèle à son dogme, l’Église condamne la richesse, dont Dieu seul est digne, et se contente de la montrer à l’homme, dans les exhibitions du culte, comme une perspective de la céleste béatitude. Elle affirme, comme nécessaire et providentielle tout à la fois, l’inégalité des conditions ; elle fait du paupérisme un jugement de Dieu ; elle organise, comme palliatif, la charité, et pousse de toutes ses forces, par l’agglomération des biens aux mains du clergé, la masse travailleuse, partie au communisme conventuel, partie au servage ou salariat féodal.

Et c’est logique : après avoir créé le bon homme, l’Église glorifie le bon pauvre. Un peuple de Lazares, de Lazarilles, de Lazaroni, quel idéal !

Forcée néanmoins de ménager et d’entretenir une classe intermédiaire, noblesse ou bourgeoisie, entre le clergé, tant régulier que séculier, et le peuple, l’Église ne fait aucune difficulté de retenir pour cette classe le droit païen de propriété, droit, selon elle, né de la force et du hasard, droit sans principe, que le parti prêtre affecte depuis 1848 de défendre, avec le même acharnement qu’il défendait en 1789 les biens revendiqués par la Révolution.

Est-ce là une justice ?

Est-ce une justice que cette classification artificielle, créée pour le besoin du système, d’une nation en propriétaires, traitants, agioteurs, seigneurs, et communiers, mainmortables, serfs ou salariés ?

Le Décalogue avait dit en deux mots : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Il appartenait à la théologie chrétienne de rechercher si la servitude, même déguisée sous le nom de salariat, n’était pas une manière indirecte de tuer le corps et l’âme ; si le salariat n’impliquait pas spoliation du travailleur, usurpation à son détriment, par le capitaliste-entrepreneur-propriétaire. La théologie n’a point étendu de ce côté ses recherches : l’idée qui l’inspirait ne le souffrait pas. Elle s’est tenue à la lettre du Décalogue, à la loi servile.

Béranger a chanté, au nom de la Révolution, le Dieu des bonnes gens, et l’on dit que le bon chansonnier s’est épris pour son idole d’une vraie piété. La pratique chrétienne et le témoignage de l’Église démontrent que la théologie, si gracieuse et charitable qu’on la fasse, n’a rien de commun avec la Révolution. Il n’y a pas d’autre dieu que le dieu des aristocrates.

L’Église est incapable, de par sa morale et son droit canon, de marquer les limites du tien et du mien : de là ces étranges solutions des casuistes, dont l’auteur des Provinciales scandalisa le dix-septième siècle, et dont il aurait accusé l’Église tout entière, et non pas les Jésuites, s’il eût été de bonne foi. Pascal philosophe pouvait avoir une notion de la justice et de la propriété ; Pascal chrétien ne le pouvait pas. Il n’avait qu’à jeter les yeux sur la communauté de Port-Royal, écouter ce qui s’y prêchait sur l’indignité de l’homme et l’inégalité des conditions, pour s’en convaincre.

Du reste, et il importe de le rappeler, telle est ici la discipline de l’Église, telle sera celle de toute corporation religieuse.

La religion, quelle qu’elle soit, ayant pour objet de servir de principe, de moyen et de sanction à la Justice ; faisant découler la Justice de son dogme, créant une église à l’effet de propager le dogme et d’y ramener incessamment la morale, la religion, dis-je, implique, dans l’âme du fidèle, la subordination de la Justice, à la foi, partant le mépris de la Justice. Car la Justice, de même que la religion, n’est rien si elle n’est tout : d’où cette conséquence, que comme la Justice s’étiole à l’ombre de la religion, tout de même la religion, sous l’autocratie de la Justice, s’évanouit. Les églises prétendues réformées en fournissent un exemple. Là, le dogme ayant été dissous par le libre examen, et l’enseignement de la morale ramené aux principes de la pure raison, le ministère évangélique n’est plus qu’un professorat humain, une école scientifique sans autorité, sans foi, sans religion. C’est ce que le cardinal Maury a parfaitement démontré, à propos de Massillon, dans son Essai sur l’éloquence de la chaire, quand il a fait voir par l’exemple de Bossuet, de Bourdaloue, de Fénelon et de tous les grands sermonnaires, que la morale ne pouvait être séparée du dogme, à peine de suicide pour l’Église et le christianisme.


CHAPITRE V.

Principes de la Révolution sur la répartition de la richesse. — Accord des lois de l’Économie et de la Justice : L’ÉGALITÉ.

XIX

Je vous ai dit, Monseigneur, comment m’étaient venus mes premiers doutes, tant sur la constitution économique de la société que sur l’explication transcendantale qu’en fournit l’Église. Je m’en vais à présent vous dire comment je suis arrivé à la découverte d’un principe qui, sans emprunter rien à l’hypothèse religieuse, lui étant même diamétralement opposé, me paraît satisfaire tout à la fois la Justice de l’homme et la raison des choses.

Écoutons d’abord mon biographe. Mon biographe, Monseigneur, j’ai le droit de dire que c’est vous.

« La détresse de la famille augmentait de jour en jour, et Pierre-Joseph, au lieu de puiser au logis des principes de résignation et de patience, n’y trouvait que l’amertume de la plainte, le blasphème et le désespoir sombre. La parole du Christ n’avait point d’écho dans cette maison désolée. Au lieu de regarder le ciel on regardait la terre… On y voyait des riches… Proudhon mangea le pain de l’envie. »

Pour obtenir ces détails d’intérieur, dont la date remonterait à trente-cinq ou quarante ans, il faut, que vous ayez établi une enquête, et interrogé tous les vieux dévots de la paroisse. Mais passons.

Le pain de l’envie ! Ceci n’est pas tout à fait exact. Et si habile que votre doctrine d’inégalité vous ait fait à préjuger les sentiments du pauvre et ses secrets murmures, j’ose dire, Monseigneur, que l’expérience vous en aurait encore appris davantage. Laissez-moi vous renseigner au juste sur ce qui se passe dans la cervelle d’un enfant pauvre, lorsque par hasard il est de force à raisonner sur sa pauvreté.

J’ai été baptisé dans l’Église catholique, puis, et dans une large mesure, élevé par elle. Le point de départ de mon éducation, sur le sujet qui nous occupe, a donc été la distinction des classes, en autres termes l’inégale répartition de la richesse. Principe malsain, dont l’influence entraîne à la perdition des milliers d’âmes, et que l’Église devrait poursuivre à l’égal de l’idolâtrie et de l’hérésie.

Le premier sentiment que m’inspira le spectacle de mon infériorité relative fut la honte. Je rougissais de ma pauvreté comme d’une punition. Je sentais confusément la vérité du mot de la vieille femme, que pauvreté n’est pas vice, mais est pis ; qu’elle nous rabaisse, nous avilit, et petit à petit nous rend dignes d’elle.

Ne pouvant vivre avec la honte, l’indignation succéda. D’abord ce ne fut qu’une noble émulation de m’élever, par mon travail et mon intelligence, au niveau des heureux : tant il est vrai qu’il n’est pas une passion qui, prise dans une certaine mesure et par un certain biais, ne puisse s’ériger en vertu. Mais le calcul m’eut bientôt démontré que restant dans ma sphère d’ouvrier je ne deviendrais jamais riche : alors l’émulation se changea en colère, et la colère me conduisit vous devinez où, à rechercher, un peu mieux que ne l’avait fait Rousseau, l’origine de l’inégalité des conditions et des fortunes.

Un autre se fût fait contrebandier ou rat de cave : je résolus d’étudier à fond, pièce à pièce, cette machine économique qu’absolvait l’Église, et qui produisait fatalement, selon J.-B. Say et Destutt de Tracy, l’inégalité. Savoir c’est posséder, me dis-je, puisque science, c’est richesse et capital ; avec la science j’aurai ma part. Et je me promis bien, si je parvenais à savoir quelque chose, de n’être point avare de mes découvertes : car donner c’est encore posséder, c’est le nec plus ultrà de la possession.

Je commençai donc par rejeter de ma croyance la morale chrétienne et toute espèce de morale, prenant pour règle de ne reconnaître comme bien ou mal que ce que ma conscience, assistée de ma raison, m’aurait démontré clairement être tel ; cherchant en moi-même, comme avait fait Descartes pour la philosophie générale, le principe premier des lois, l’aliquid inconcussum sur lequel je pourrais fonder l’édifice de mes droits et de mes devoirs, me conformant du reste, dans toute ma conduite, aux institutions établies, sans les rejeter ni les admettre.

XX

Sur la fin de 1838, je vins à Paris pour y suivre mes études. Vous savez, Monseigneur, à qui je dus cet avantage ; vous fûtes, je crois, l’un des académiciens qui me donnèrent leur suffrage : permettez-moi de vos en témoigner ici ma reconnaissance,

En feuilletant le catalogue de la bibliothèque de l’Institut, je tombai sur cette division : Économie politique. Il y avait juste quatre-vingts ans que Quesnay avait publié son Tableau, sans que j’en eusse jusqu’à cette heure entendu parler. Qui sont ces gens-ci ? me dis-je. Et je me mis au travail,

La lecture des économistes m’eut bientôt convaincu de deux choses, pour moi d’une importance capitale :

La première, que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, une science avait été signalée et fondée en dehors de toute tradition chrétienne et de toute suggestion religieuse, science qui avait pour objet de déterminer, indépendamment des coutumes établies, des hypothèses légales, des préjugés et routines régissant la matière, les lois naturelles de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. — C’était juste mon affaire.

L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Économie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien, les auteurs se bornant à exposer les faits de la pratique, tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la Justice.

Par exemple, — cette observation est de Rossi, — il est démontré, et l’objet propre de l’économie est de faire cette démonstration, que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse, — mais qu’elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs. Les deux phénomènes sont aussi certains l’un que l’autre, intimement liés, à telle enseigne que, si l’industrie devait se soumettre à la loi du respect personnel, elle devrait, ce semble, abandonner ses créations, ce qui ramènerait la société à la misère ; et réciproquement, si la Justice devait être subordonnée à la production, le paupérisme, le vice et le crime iraient se développant d’une manière continue, proportionnellement à la production elle-même.

C’est à une science supérieure, ajoute Rossi, de concilier les deux termes. Mais ce dont il n’est pas permis de douter, c’est que sur le même phénomène l’économie semble dire oui, la Justice non.

La question est ainsi de savoir comment la société conservera les bénéfices de la division du travail en la développant toujours ; comment d’autre part elle satisfera à la Justice, en empêchant la dépravation des classes ouvrières.

Nous en sommes là. Le problème est difficile, la situation périlleuse ; mais avouez, Monseigneur, que la théologie chrétienne n’eût jamais trouvé de pareilles choses.

XXI

Généralisant aussitôt l’observation de Rossi, je n’eus pas de peine à me convaincre que ce qu’il avait dit de la division du travail, de l’emploi des enfants dans les manufactures, des industries insalubres, on pouvait et l’on devait le dire de la concurrence, du prêt à intérêt ou crédit, de la propriété, du gouvernement, en un mot de toutes les catégories économiques, et par suite de toutes les institutions sociales. Partout vous découvrez une immoralité qui se déroule proportionnellement à l’effet économique obtenu, en sorte que la société semble reposer sur cette dualité fatale et indissoluble, richesse et dépravation. Et comme les économistes démontrent en outre que la Justice est elle-même une puissance économique, que partout où la Justice est violée, soit par l’esclavage, soit par le despotisme, soit par le manque de sécurité, etc., la production est atteinte, la richesse diminue, et la barbarie se remontre, il s’ensuit que l’économie politique, c’est-à-dire la société tout entière, est en contradiction avec elle-même, ce que Rossi n’avait point aperçu, ou que peut-être il n’avait osé dire.

Devant cette antinomie, dont vous trouverez l’exposition largement détaillée dans mes Contradictions économiques, quel parti prend le monde savant et officiel ?

Les uns, disciples à outrance de Malthus, se prononcent bravement contre la Justice. Avant tout, ils demandent, coûte que coûte, la richesse, dont ils espèrent avoir leur part ; ils font bon marché de la vie, de la liberté, de l’intelligence des masses. Sous prétexte que telle est la loi économique, qu’ainsi le veut la fatalité des choses, ils sacrifient, sans nul remords, l’humanité à Mammon. C’est par là que s’est signalée, dans sa lutte contre le socialisme, l’école économiste : que ce soit son crime et sa honte devant l’histoire !

Les autres reculent effrayés devant le mouvement économique, et se retournent avec angoisse vers les temps de la simplicité industrielle, de la filature domestique, et du four banal : ils se font rétrogrades.

Ici encore je crois être le premier qui, avec une pleine intelligence du phénomène, ait osé soutenir que la Justice et l’économie devaient, non pas se limiter l’une l’autre, se faire de vaines concessions, ce qui n’aboutirait qu’à une mutilation réciproque et n’avancerait rien, mais se pénétrer systématiquement, la première servant de formule constante à la seconde ; qu’ainsi, au lieu de restreindre les forces économiques, dont l’exagération nous assassine, il fallait les balancer les unes par les autres, en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris, que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.

C’est ce que j’appellerais volontiers l’application de la Justice à l’économie politique, à l’imitation de Descartes, qui appelait son analyse application de l’algèbre à la géométrie. En cela, dit Rossi, consiste la Science nouvelle, la véritable Science sociale.

XXII

Au premier abord, cette conciliation parait impraticable ; elle semble répugner à la nature subjective de la Justice.

Nous savons en effet ce qu’est la Justice relativement aux personnes. Respect égal et réciproque. Mais nous ne voyons pas pour cela ce qu’elle peut devenir quant aux propriétés, fonctions, produits et échanges. Comment l’égalité personnelle, qui est l’essence de la Justice, deviendra-t-elle une égalité réelle ? Est-il seulement à présumer que celle-ci puisse et doive être une conséquence de celle-là ?… Tel est le problème qui se pose, comme un piége, devant les théologiens, les philosophes, les légistes, les économistes, les hommes d’État, et que tous, jusqu’à ce jour, se sont accordés à trancher négativement.

L’égalité des biens et des fortunes, dit-on, n’est pas la Justice, on va même jusqu’à dire qu’elle est contre la Justice.

« C’est en rompant l’égalité que la société naquit, dit M. Blanc-Saint-Bonnet ; c’est pourquoi la charité est la dernière loi de la terre...

« Vous répétez que l’Évangile a proclamé l’égalité des hommes : c’est faux. L’égalité est un faux nom de la Justice. L’Évangile savait si bien l’inégalité qui résulte de notre liberté, qu’il institua la charité pour ce monde, la réversibilité pour l’autre. L’égalité est la loi des brutes ; le mérite est la loi de l’homme. » (De la Restauration française, p. 90 et 124.)

Voilà ce que dit par la bouche de ses apologistes la sagesse chrétienne. Suivant l’Église, car depuis la découverte de la science économique l’Église a voulu dire aussi son mot sur la matière, suivant l’Église donc l’économie politique est un corollaire de la révélation. Le péché ayant envahi la nature, l’égalité de misère est devenue le fait primitif, fatal, d’où la civilisation ne peut surgir que par la religion, c’est-à-dire ici par la consécration de l’inégalité.

Nous savons ce que valent les décisions de la transcendance. Ceux qui affirment l’inégalité par principe de religion seront bien surpris quand tout à l’heure nous leur prouverons que leur prétendu principe est en contradiction avec les lois de la mécanique universelle. Serrons la difficulté, portons sur elle le flambeau de l’analyse, et bientôt nous rougirons de la témérité des jugements antiques.

Les lois de l’économie, publique et domestique, sont, par leur nature objective et fatale, affranchies de tout arbitraire humain ; elles s’imposent inflexiblement à notre volonté. En elles-mêmes, ces lois sont vraies, utiles : le contraire impliquerait contradiction. Elles ne nous paraissent nuisibles, ou, pour mieux dire, contrariantes, que par le rapport que nous soutenons avec elles, et qui n’est autre que l’opposition éternelle entre la nécessité et la liberté.

Toutes les fois qu’il y a rencontre entre l’esprit libre et la fatalité de la nature, la dignité du moi en est froissée et amoindrie ; elle rencontre là quelque chose qui ne la respecte pas, qui ne lui rend pas justice pour justice et ne lui laisse que le choix entre la domination et la servitude. Le moi et le non-moi ne se font pas équilibre. Là est le principe qui fait de l’homme le régisseur de la nature, sinon son esclave et sa victime.

Ceci établi, le problème de l’accord entre la Justice et l’économie se pose en ces termes, je reprends l’exemple cité plus haut de la division du travail :

Étant donnée une société où le travail est divisé, on demande qui subira les inconvénients de cette division.

On conçoit en effet que dans le cercle de la famille, voire même de la tribu, la prérogative du chef, père de famille ou patriarche, soit plus élevée que celle des enfants, apprentis, compagnons, domestiques. Non-seulement la pratique des nations démontre que cela est possible sans injustice ; l’ordre même de la famille, son bonheur, sa sécurité, le réclament.

C’est sur ce type de la hiérarchie familiale que s’est ensuite formée l’organisation des sociétés, dans lesquelles la prérogative personnelle va décroissant, depuis le prince jusqu’à l’esclave.

On demande donc ce que prescrit ici la Justice : si le principe de hiérarchie et d’autorité doit embrasser la société tout entière, à l’instar d’une grande famille, auquel cas les conséquences de la fatalité économique pèseront de plus en plus sur les classes inférieures et de moins en moins sur les supérieures ; ou bien si les familles doivent être considérées comme également respectables, auquel cas la fatalité économique se répartissant, à la manière d’un risque, entre tous les membres de la société, la servitude qu’elle créait se trouve annulée, et devient même un principe d’ordre.

De cette double hypothèse naissent deux systèmes que nous appellerons dès à présent, l’un, système de la subordination des services, l’autre, système de la réciprocité des services. Ai-je besoin d’ajouter que le premier de ces systèmes est celui de l’Église, le second celui de la Révolution ?

Je ne perdrai pas le temps à démontrer comment le principe de la réciprocité du respect se convertit logiquement en celui de la réciprocité des services. Chacun comprend que, si les hommes sont subjectivement égaux les uns au regard des autres devant la Justice, ils ne le seront pas moins devant la nécessité ; et que celui qui prétend se décharger sur ses frères de cette servitude imminente, que le droit et le devoir de la société est de vaincre, celui-là est injuste.

Ce que je veux seulement relever, c’est d’abord qu’une idée si simple ait pu paraître jusqu’à la Révolution un paradoxe abominable ; c’est, en second lieu, l’absurde sophisme sur lequel se fonde la prétendue loi de l’inégalité.

XXIII

L’année 1789 a sonné. Toutes les anciennes hypothèses légales, admises jusqu’alors comme l’expression pure de la Justice et sanctionnées par la religion, sont reprochées par le nouveau législateur : droits seigneuriaux, hiérarchie de classes, noblesse, tiers-état, vilainie, corporations, maîtrise, priviléges de fonctions, de clochers, de provinces, bancocratie et prolétariat. À la place de cette inégalité systématique, créée par l’orgueil et la force, consacrée par tous les sacerdoces, la Révolution affirme, comme propositions identiques, 1. l’égalité des personnes ; 2. l’égalité politique et civile ; 3. l’égalité des fonctions, l’équivalence des services et des produits, l’identité des valeurs, l’équilibre des pouvoirs, l’unité de loi, la communauté de juridiction ; d’où résulte, sauf ce que les facultés individuelles, s’exerçant en toute liberté, peuvent y apporter de modifications, 4. l’égalité des conditions et des fortunes.

Pareille chose, ni depuis le commencement du monde ni depuis l’origine du christianisme, ne s’était vue. L’insistance avec laquelle la Révolution a proclamé ce principe si nouveau, si odieux à l’Église, et encore si peu compris, de l’Égalité, mérite que je m’y arrête.


Déclaration du 27 juillet-31 août 1789 ;

« Art. 2. La nature a fait les hommes libres et égaux en droits. »


Et pour faire ressortir l’origine humaine de cette égalité, son indépendance de toute sanction supérieure, la Déclaration ajoute que l’égalité des droits a pour fondement et garantie leur reconnaissance mutuelle :


« Art 5. Pour s’assurer le libre et entier usage de ses facultés, chaque homme doit reconnaître et faciliter dans ses semblables le libre exercice des leurs. »


Constitution du 6 septembre 1791 :

« Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »


Déclaration du 15-16 février 1793 :

« Art. 1er. Les droits naturels, civils et politiques des hommes sont : la liberté, l’Égalité, la sûreté, la propriété, la garantie sociale, la résistance à l’oppression. »


Déclaration du 24 juin 1793 :

« Art. 2. Ces droits sont : l’Égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.

« Art. 3. Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi. »


Constitution de l’an III (22 août 1795) :

« Art. 1er. Les droits de l’homme en société sont : la liberté, l’Égalité, la sûreté, la propriété. »

« Art. 3. L’Égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. »


Constitution de l’an VIII (15 décembre 1799) :

« La Constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l’Égalité, de la liberté.

« Citoyens, ajoutent les consuls dans leur proclamation, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. »


Charte de 1814 :

« Art. 1er. Les Français sont égaux devant la loi. »

Chose à noter : le projet de Constitution du sénat conservateur, décrété le 6 avril pour être proposé à l’acceptation de Louis XVIII, ne faisait aucune mention de l’égalité des Français ; c’est le roi qui la rappela.

Les Constitutions de 1830 et 1848 n’ont fait que copier les anciennes.


Ainsi, d’après la Révolution, la Justice, dans son application à l’économie, a trouvé sa formule ; l’ordre économique possède sa loi d’équilibre.

Avant 89, il est bon de le redire, les hommes n’étaient pas tous égaux en droit, égaux par la naissance, égaux devant la loi. Il y avait des inégalités légales, qui se manifestaient jusque dans le supplice : et tout le monde sait avec quelle jubilation Paris assista à l’exécution de l’infortuné marquis de Favras, pendu comme un simple roturier. Le paganisme, pendant 2,000 ans, le christianisme à son tour, pendant 18 siècles, assistèrent, sans un mot de protestation, à cette monstrueuse iniquité.

Depuis 1789, et non auparavant, l’égalité devant la loi, l’égalité devant les servitudes de la nature, est entrée dans le droit public : par ce principe, l’économie sociale a été virtuellement changée ; et tous les problèmes que peut soulever la question des biens peuvent, quand on le voudra, recevoir leur solution. Une immense division de la science morale, tranchée jusqu’ici par le sabre du despotisme, la lance du noble et le glaive de l’Église, va s’élaborer en équations rigoureuses, en dehors de la raison théologique, qui n’a rien su, rien vu, rien compris, et dont la calomnie, depuis 70 ans, proteste avec rage.

Réciprocité du respect, premier article du code révolutionnaire ; réciprocité du service, c’est-à-dire réciprocité dans la propriété, dans le travail, dans l’éducation, dans le crédit, dans l’échange, dans l’impôt, dans la critique, dans le pouvoir, dans le jugement : deuxième article.

Voilà contre quoi s’élève l’Église, de quel sujet de plainte elle remplit ses chaires, ses écoles, ses conciliabules, pourquoi elle accuse la Révolution de prêcher le matérialisme, le sensualisme, l’épicuréisme, et de perdre la morale.

Il est évident en effet que si, par une simple déduction de l’idée de Justice telle que nous l’avons précédemment définie, les hommes peuvent être faits égaux et maintenus libres, l’esprit des mœurs et des lois est changé de fond en comble. Plus de subordination de l’homme à l’homme, par conséquent plus de hiérarchie, plus d’Église, plus de dogme, plus de foi, plus de raison transcendantale. Toutes ces choses n’ayant de raison d’être que dans la nécessité présumée de faire prévaloir, soit par la religion, soit par la force, la société contre l’égoïsme, elles disparaissent dans un système où le droit, devenu adéquat à la liberté, trouve sa garantie dans la conscience, où la maxime de Justice ne peut tarder par conséquent de paraître identique à la maxime de félicité elle-même.

Le moins qui puisse arriver ici au christianisme est d’être déclaré superflu. C’est ce qu’a très-bien compris l’école de MM. Buchez et Ott, représentants modernes de la démocratie chrétienne. Il résulte de leurs publications (voir entre autres le Traité d’économie politique de M. Ott, Paris, Guillaumin), que l’égalité n’est pas réellement le produit des forces économiques balancées par la Justice, mais le décret d’une société dont le principe et le mobile ne peuvent être donnés que par la religion. Pour être associés, et par ce moyen devenir égaux, selon MM. Buchez et Ott, il faut une foi, une grâce surnaturelle, une théologie. À ce compte, MM. Buchez et Ott sont d’accord avec l’épiscopat : ils ont tort de faire schisme. N’est-ce pas la gloire de l’épiscopat de pouvoir dire : L’idolâtrie, la philosophie, l’économie politique, la Justice et la nature vous avaient faits ennemis ; l’Évangile seul vous a rendus frères ?….

XXIV

J’arrive à l’argument des théoriciens de l’inégalité.

La Justice, disent-ils, est égalitaire ; la nature ne l’est pas. Or, les phénomènes économiques appartiennent à la fatalité objective ; prétendre les plier aux convenances de la Justice, ce serait vouloir mettre la nature sur le lit de Procuste, faire violence à la nécessité, une folie monstrueuse.

Cet argument a été rebattu à satiété par les économistes et théodicastres, criant à tue-tête que l’égalité n’existe nulle part, qu’elle viole la nature et l’humanité ; que l’inégalité est la loi du monde, la loi de l’art, la loi de la morale.

M. Jobard, l’âpre monautopoliseur bruxellois, qui, comme tant d’autres, avec tout l’esprit du monde ne regarde jamais les choses que de l’œil gauche, n’a pas assez de sifflets pour cette malheureuse égalité.

« Il est certain, dit ce penseur, que si nous avions appris à modeler nos institutions sur les lois qui régissent l’univers, nous ne pourrions plus nous tromper aussi grossièrement que nous l’avons si souvent fait, en prenant, par exemple, l’égalité pour une loi naturelle, quand la Providence a eu soin d’écrire en tête de toutes les pages de sa grande Bible : inégalité, inégalité, en tout, partout et pour tout, tant elle paraît avoir eu à cœur de nous épargner cette funeste méprise. » (Organon de la propriété intellectuelle.)

À mon tour je demanderai à M. Jobard :

Homme de bien, qui voyez tant de choses,


où donc avez-vous aperçu l’inégalité dans la nature autrement que comme une anomalie ?

Oui, tout est variable, irrégulier, inconstant, inégal dans l’univers : c’est là le fait brut, que le premier regard jeté sur les choses y fait apercevoir. Mais cette variabilité, anomalie, inconstance, cette inégalité, enfin, est renfermée partout dans des bornes étroites, posées par une loi supérieure à laquelle se ramènent tous les faits bruts, et qui est l’égalité même.

Les jours de l’année sont égaux, les années égales ; les révolutions de la lune, variables dans une certaine limite, se ramènent toujours à l’égalité. La législation des mondes est une législation égalitaire. Descendons sur notre globe : est-ce que la quantité de pluie qui tombe chaque année en tout pays n’est pas sensiblement égale ? Quoi de plus variable que la température ? Et cependant, en hiver, été, de jour, de nuit, l’égalité est encore sa loi. L’égalité gouverne l’Océan, dont le flux et le reflux, dans leurs moyennes, marchent avec la régularité du pendule. Considérez les animaux et les plantes, chacun dans son espèce : partout vous retrouvez, sous des variations restreintes, causées par des influences extérieures, la loi d’égalité. L’inégalité, pour tout dire, ne vient pas de l’essence des choses, de leur intimité ; elle vient du dehors. Ôtez cette influence de hasard, et tout rentre dans l’égalité absolue. La feuille est égale à la feuille, la fleur à la fleur, la graine à la graine, l’individu à l’individu. Le monde, dit le Sage, a été fait avec nombre, poids et mesure ; tout ce qu’il contient est pesé dans la balance, c’est-à-dire soumis à l’égalité. Cherchez un fait, un seul, dont la loi ne soit pas un accord, une symétrie, une harmonie, une équation, un équilibre, en un mot l’égalité ? il existe un ordre de connaissances créé à priori, et qui, par un accord admirable, se trouve régir à la fois les phénomènes de la nature et ceux de l’humanité : ce sont les mathématiques. Or, les mathématiques, que sont-elles autre chose que la science de l’égalité, en tout, partout et pour tout, comme dit M. Jobard ?

Un statisticien peu favorable au socialisme, M. A. Guillard, a entrevu cette vérité :

« La certitude dans les connaissances humaines, dit-il, est en raison directe de l’application de l’idée d’égalité. Si l’économie a été jusqu’à présent incertaine et contestée, c’est qu’elle a repoussé plus ou moins l’idée d’égalité. Lorsque la science sociale, dégagée de la fange des abus acquis et du faux éclat des systèmes, ne sera plus que le développement pur de cette idée et son application à tous les rapports des hommes entre eux, cette science atteindra le plus haut degré de certitude et d’évidence » (Éléments de statistique humaine, p. 209.)


Rien, dit-on, n’est égal dans la nature ! Veut-on dire qu’un homme est moins gros qu’un éléphant ? L’idée serait ridicule. L’égalité qu’on entend nier est celle des êtres semblables. Or nous venons de voir que cette négation est précisément le contraire de la vérité ; elle résulte d’une appréciation superficielle des choses. Appliquée à l’homme, elle a son point de départ dans la religion.

De même donc qu’elle est la loi du monde, l’égalité est la loi du genre humain. Hors de cette loi il n’y a pas pour lui de stabilité, de paix, de bonheur, puisqu’il n’y a pas d’équilibre (ax. 4) : il est étrange qu’une vérité aussi élémentaire rencontre des contradicteurs. Vouloir que la société soit fondée sur l’inégalité, c’est soutenir qu’une chose peut être balancée par rien, établie sur rien, ce qui est absurde.

Tous les individus dont se compose la société sont, en principe, de même essence, de même calibre, de même type, de même module : si quelque différence entre eux se manifeste, elle provient, non de la pensée créatrice qui leur a donné l’être et la forme, mais des circonstances extérieures sous lesquelles les individualités naissent et se développent. Ce n’est pas en vertu de cette inégalité, singulièrement exagérée d’ailleurs, que la société se soutient, c’est malgré cette inégalité.

XXV

Ainsi la loi de nature de même que la loi de Justice étant l’égalité, le vœu de l’une et de l’autre identique, le problème, pour l’économiste et pour l’homme d’État, n’est plus de savoir si l’économie sera sacrifiée à la Justice ou la Justice à l’économie ; il consiste à découvrir quel sera le meilleur parti à tirer des forces physiques, intellectuelles, économiques, que le génie incessamment découvre, afin de rétablir l’équilibre social, un instant troublé par les hasards du climat, de la génération, de l’éducation, des maladies, et de tous les accidents de force majeure.

Un homme, par exemple, est plus grand et plus fort ; un autre a plus de génie ou d’adresse. Tel réussit mieux dans l’agriculture, tel autre dans l’industrie ou la navigation. Celui-ci embrasse d’un coup d’œil un vaste ensemble d’opérations ou d’idées ; celui là n’a pas de rivaux dans une spécialité plus restreinte. Dans tous ces cas, une compensation est indiquée, un nivellement à opérer, source d’émulation énergique et d’heureuse concurrence. Pour balancer les supériorités émergentes, créer sans cesse à l’égalité de nouveaux moyens dans les forces inconnues de la nature et de la société, la constitution de l’âme humaine et la division industrielle présentent des ressources infinies.

Telle est donc la pensée radicale, irréconciliable à jamais, qui sépare l’économie chrétienne, malthusienne, économie à la fois matérialiste et mystique, de l’économie révolutionnaire.

La première, jugeant d’après les anomalies superficielles des choses, n’hésite point à déclarer les hommes inégaux par nature ; et sans se donner la peine de les comparer dans leurs œuvres, sans attendre le résultat du travail, de l’éducation et de la séparation des industries, se gardant surtout de rechercher avec exactitude la part qui revient à chacun dans le produit collectif, et de mesurer la dotation à la contribution, elle conclut de cette inégalité prétendue à la consécration du privilége, tant d’exploitation que de propriété.

La Révolution, au contraire, partant du principe que l’égalité est la loi de toute la nature, suppose que l’homme par essence est égal à l’homme, et que si, à l’épreuve, il s’en trouve qui restent en arrière, c’est qu’ils n’ont pas voulu ou pas su tirer parti de leurs moyens. Elle considère l’hypothèse de l’inégalité comme une injure gratuite, que dément chaque jour le progrès de la science et de l’industrie, et elle travaille de toutes ses forces, par la législation et par l’équation de plus en plus approchée des services et des salaires, à redresser la balance qu’a fait pencher le préjugé. C’est pour cela qu’elle déclare tous les hommes égaux en droits et devant la loi, voulant, d’une part, que toutes industries, professions, fonctions, arts, sciences, métiers, soient considérés comme également nobles et méritoires ; de l’autre, qu’en tout litige, en toute compétition, les parties, sauf évaluation des produits et services, soient réputées égales, et, afin de réaliser de plus en plus dans la société cette Justice égalitaire, que tous les citoyens jouissent de moyens égaux de développement et d’action…

On insiste : les races humaines ne sont point de valeur ou qualité égale ; il en est dont la meilleure éducation ne servira jamais qu’à montrer l’infériorité, tranchons le mot, la déchéance.

Je ne sais. Le catholicisme fait pourtant grand bruit de l’unité originelle de notre espèce, racontée dans la Bible. Mais admettons qu’il en soit ainsi qu’on le prétend ; que les races de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie, ne puissent soutenir la comparaison avec la caucasienne. Alors il en sera de ces races mal nées ou abâtardies comme il en est, dans notre société civilisée, des créatures souffreteuses, chétives, contrefaites, objets de la charité des familles, et qui cessent de contribuer à la population : elles seront absorbées et finiront par s’éteindre. La justice ou la mort ! telle est la loi de la Révolution.

XXVI

Cette théorie, si nette, si rationnelle, si bien fondée en fait et en droit, de l’égalité sociale ; qui affranchit l’homme du fatalisme économique, de la tyrannie aristocratique et de l’absorption communautaire ; sur laquelle nous avons vu la Révolution se prononcer d’une manière si explicite ; cette théorie, dis-je, n’a pas encore pu se faire comprendre, même des socialistes, même des républicains. Tant l’esprit humain a de peine à revenir à la nature, une fois que le despotisme et la théologie l’en ont écarté.

On connaît la formule religieuse, pour ne pas dire monacale, des communistes :

À chacun suivant ses besoins ; de chacun suivant ses moyens.

C’est la loi de famille appliquée à la société. Là, en effet, il n’est pas question d’égalité ou de non-égalité de forces, de talents, de moyens ; c’est de la fraternité pure, comme entre parents et enfants, entre frères et sœurs. Mais la famille est la sphère de l’autorité et de la subordination ; et quand le communisme sera logique, il reconnaîtra qu’en prenant dans la famille le type de la société il aboutit au système féodal. Pour obéir à une pareille loi, il faut une révélation, dit très-bien M. Buchez. Cette révélation a manqué au Luxembourg.

À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres, ont répliqué les saint-simoniens, tirant hardiment la conséquence du principe communiste.

Ici, plus d’égalité, ni de fait ni de droit. Sous prétexte de sauver la chair, l’église de Saint-Simon professe le plus profond mépris pour la personne. Ici, peut-elle dire, ici l’on juge et l’on jauge les capacités ; on tarife les intelligences, on estampille les âmes et les corps, on appose sur l’esprit, sur le caractère, sur la conscience, une marque de fabrique. C’est M. Enfantin qui a trouvé ces belles choses : que la postérité lui soit légère ! Nolite judicare, et non judicabimini.

Au phalanstère, autre système. Plus de sacerdoce appréciateur-juré ; ce sont tous les producteurs qui, par la cabbaliste, se toisent et s’évaluent les uns les autres. La réciproque y est, si l’on veut ; mais le principe de cette réciprocité est arbitraire et son objet odieux : la cabbaliste, appliquée à la personne, tue la Justice.

Combien la pratique immémoriale de l’humanité, dont la Révolution n’a fait que donner la formule juridique, est plus simple, surtout plus digne ! Point d’estimation des capacités, ni de la part du supérieur, ni de la part de l’égal : c’est une offense à la dignité personnelle. On n’apprécie que les produits, ce qui sauve l’amour-propre, et ramène toute l’organisation économique à cette formule si simple, l’échange !…

Que pensez-vous, Monseigneur, de cette judiciaire ? Trouvez-vous qu’elle ne vaille pas votre discipline, si sottement renouvelée par les saint-simoniens et icariens ? Ne vous semble-t-il pas que l’inspiration de 89 a été au moins aussi heureuse que celle de l’Évangile, et que, si c’était à refaire, les révolutionnaires de la Constituante et de la Convention auraient bien quelque chose à enseigner aux Apôtres ?…

Je ne quitterai pas cette étude sans toucher quelques-unes des questions les plus pratiques de l’Économie. Ce n’est pas une médiocre besogne, dans la société, d’établir la balance du Droit et du Devoir, ou, pour me servir des mots techniques, du crédit et du débit dans la Justice. C’est une entreprise bien délicate d’accorder le respect dû aux personnes avec les nécessités organiques de la production ; d’observer l’égalité sans porter atteinte à la liberté, ou moins sans imposer à la liberté d’autre entrave que le Droit. De tels problèmes requièrent une science à part, objective et subjective tout à la fois, moitié de la fatalité et moitié de la liberté ; science aussi simple que sûre, qui a ses principes à la source même de l’esprit, à une profondeur plus grande que les mathématiques, et dont on me pardonnera de ne pouvoir donner ici qu’une idée fort imparfaite, par l’exemple de quelques-uns de ses résultats.


CHAPITRE VI.

Balances économiques.

XXII

Si la Justice, en ce qui touche les personnes, est établie sur une base religieuse, ce sera tout ce qu’on voudra, excepté le respect de l’humanité ; — si elle est établie sur les lois authentiques de la conscience, et sans aucune considération transcendantale, ce sera le respect de l’humanité, et ce ne pourra pas être autre chose. J’ai démontré cette proposition dans ma précédente étude.

Je poursuis mon discours, et j’ajoute :

Si la Justice, en ce qui concerne les biens, a pour base une idée théologique, ce sera tout ce qu’on voudra, excepté l’égalité ; — si elle repose sur le principe de la réciprocité humaine, donné dans la conscience par le sentiment que l’homme a de sa dignité en autrui, ce sera l’égalité et rien que l’égalité. Je l’ai démontré dans les cinq premiers paragraphes de cette troisième étude, et je le démontrerai encore mieux tout à l’heure.

Toute la moralité humaine, dans la famille, dans la cité, dans l’État, dans l’éducation, dans la spéculation, dans la constitution économique, et jusque dans l’amour, dépend de ce principe unique : Respect égal et réciproque de la dignité humaine, dans toutes les relations qui ont pour objet soit les personnes, soit les intérêts.

La théorie de la Justice divine, qui n’est autre chose, au fond, que l’élévation à la suprême puissance de la justice unilatérale des compagnons de Romulus, aboutit fatalement à la spoliation mutuelle, au brigandage organisé, à la guerre sociale. C’est elle qui produit ce système de priviléges, de monopoles, de concessions, de subventions, de prélibations, de pots-de-vin, de primes, où les biens du prince sont confondus avec ceux de la nation, la propriété individuelle avec la propriété collective ; système dont le dernier mot est l’extermination des citoyens les uns par les autres, figurée par le mythe chrétien de l’enfer.

La théorie de la Justice humaine, dans laquelle la réciprocité de respect se convertit en réciprocité de service, a pour conséquence de plus en plus approchée l’égalité en toutes choses. Elle seule produit la stabilité dans l’État, l’union dans les familles, l’éducation et le bien-être pour tous, d’après l’axiome 5, la misère nulle part.

L’application de la Justice à l’Économie est donc la plus importante des sciences. L’ordre du développement intellectuel voulait que ce fût la dernière.

XXVIII

Ouvriers et Maîtres.

De temps immémorial la classe des producteurs s’est divisée en deux sections, les ouvriers et les maîtres.

Comment ceux-ci sont-ils nés de ceux-là ? De la même manière que le despotisme naît sans cesse de la démocratie. En tant qu’il appartient au règne animal, l’homme obéit à des instincts divers, que la Justice a pour but de redresser, et dont l’un des plus puissants est celui qui pousse la multitude à se donner des patrons, des commandants, imperatores, {{lang[grc|τυρἀννους}}, absolument comme les chevaux sauvages et autres espèces dites sociables, qu’on pourrait aussi bien nommer serviles.

Le christianisme a reçu cette division, qui ne lui a fait faire aucune réserve. Il s’est contenté de recommander aux serviteurs d’obéir à leurs maîtres, aux maîtres d’être bienveillants pour leurs ouvriers : ce qui n’exigeait certes pas un grand effort de génie et n’a pas dû fatiguer beaucoup la sainte Sagesse.

La Révolution, qui la première posa en 1789, avec le principe d’Égalité, le droit au travail, n’a pas voulu semer la haine entre les citoyens en jetant ex abrupto l’interdit sur cette distinction séculaire. Elle s’est contentée d’abolir les priviléges corporatifs, le privilége de maîtrise, d’assurer la concurrence, et de laisser faire au temps.

Or, en vertu de cette égalité de respect consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’Économie et la Justice, désormais inséparables, se demandent si le contrat de louage d’ouvrage entre le maître et l’ouvrier, tel qu’il se pratique dans les grands ateliers, est établi sur des principes équitables, si la réciprocité du service est observée, en autres termes si la détermination du salaire est juste ?

Pour que le service soit réciproque, il faut que le maître, je veux dire le représentant de l’entreprise, rende à l’ouvrier autant que l’ouvrier lui donne : ce qui implique, non pas l’égalité des salaires entre eux y compris celui du chef, puisqu’il est possible que les services ne soient point égaux, puisque l’égalité sociale des personnes ne préjuge point l’égalité effective des services, mais ce qui implique l’égalité entre le salaire de chaque ouvrier et son produit.

Égalité du produit et du salaire, telle est ici la traduction exacte de la loi de réciprocité, tel est le principe qui depuis la Révolution est censé régir le travail. Celui-là sera grand dans l’histoire, et aura bien mérité des ouvriers, qui aura fait de ce principe une vérité.

Or, abstraction faite du contrat à prix ferme ou forfait, par lequel nombre de travailleurs aiment à se libérer des chances aléatoires qui pèsent sur les entrepreneurs, contrat qui n’a rien en soi d’immoral quand il est libre, rien de dangereux quand il ne se multiplie pas outre mesure, il est évident, aujourd’hui, que la Justice ne préside point à la condition de l’immense majorité des ouvriers, lesquels n’ont pas la liberté du choix, et pour qui le salaire alloué par les compagnies ou entrepreneurs est loin d’exprimer une réciprocité.

Voici ce qui se passe dans une maison de confection que je puis citer.

Une ouvrière habile peut gagner jusqu’à 1 sou par heure, soit, pour une journée de travail de 12 heures, 12 sous : la journée ordinaire est payée 50 centimes.

Une ouvrière occupée à domicile porte au bout de deux mois sa note, montant à 30 fr. Elle a donc, pendant ces deux mois, fait crédit de son travail à l’établissement. Vous croyez qu’on va lui compter ses 30 fr. ? Point du tout : on lui retient sur la somme, à titre d’escompte, à raison de 6 p. 0/0 l’an, pour trois mois, 45 cent., neuf sous.

C’est à Paris, en l’an de grâce 1857, que se commet ce grapillage.

Je sais tout ce l’on peut dire sur les risques d’entreprise, les nécessités de la concurrence, les charges du commerce, etc. Ce n’est pas le bourgeois qui a fait le régime où il est engagé : une juste rémunération est due à son initiative. Qu’on la règle, cette rémunération, sur une base équitable, je ne m’y oppose pas. Mais cette retenue de 45 cent. pour un crédit prétendu de trois mois, alors que l’ouvrière en a fait un de deux mois dont on ne lui tient pas compte, n’est-ce pas un fait qui crie vengeance ? Le denier de la veuve si bien raconté dans l’Évangile m’attendrit aux larmes ; ce demi-centime volé jour par jour à la jeune fille m’embrase de fureur. Et ce n’est pas la spoliation seulement que je considère, c’est l’outrage…

Or, si je réfléchis que pour abaisser la journée de la lingère à 50 centimes il a fallu passer par une série de pilleries analogues, transformées successivement en principe et passées en tarif ; si j’ajoute que ce cas particulier est celui de l’immense majorité des ouvriers, n’ai-je pas le droit de conclure que le défaut de réciprocité est ici la cause première de la misère des uns et de la fortune des autres, en sorte que cette inégalité de fortunes tant célébrée n’est le plus souvent autre chose que l’expression de l’iniquité même ?

Je reviendrai, dans une étude spéciale, sur la question du travail ; mais je le dis dès à présent : Faites justice, et vous aurez supprimé, dans notre société industrielle, la cause première de l’inégalité, l’inexactitude du salaire.

Mais que dis-je ? le cas semble prévu par notre législation chrétienne, ennemie de l’égalité, et qui a tout fait pour la sécurité de l’usurpation, rien pour le droit du producteur.

Que les patrons s’entendent, que les entrepreneurs se coalisent, que les compagnies se fusionnent, le ministère public y peut d’autant moins que le Pouvoir pousse à la centralisation des intérêts capitalistes et l’encourage ; mais que les ouvriers, qui ont le sentiment du droit que leur a légué la Révolution, protestent et se mettent en grève, seul moyen qu’ils aient de faire admettre leurs réclamations, ils sont châtiés, transportés sans pitié, voués aux fièvres de Cayenne et Lambessa. Le serf du moyen âge était-il autrement attaché à la glèbe ?

XXIX

Vendeurs et Acheteurs.

Si c’est une conséquence de la Justice que le salaire soit égal au produit, c’en est une autre que, deux produits non similaires devant être échangés, l’échange doit se faire en raison des valeurs respectives, c’est-à-dire des frais que chaque produit coûte.

Par frais de production ou prix de revient on entend en général la dépense en outils et matières premières, la consommation personnelle du producteur, plus une prime pour les accidents et non-valeurs dont est semée sa carrière, maladies, vieillesse, paternité, chômages, etc.

La réciprocité dans l’échange n’existe qu’à cette condition. Toute addition, fictive ou forcée, au prix de revient, est un mensonge commercial ; toute vente de marchandise dont la valeur est surfaite ou surchargée de frais parasites, un vol. Si, par exemple, entre les producteurs-consommateurs qui échangent leurs produits il existe une série d’intermédiaires, dont les commissions, intérêts, courtages, grèvent artificiellement le prix des marchandises, comme en définitive cette surtaxe se prend sur la marchandise même, il arrivera que lesdits producteurs-consommateurs, apportant chacun une valeur de 100 à l’échange, ne recevront tous que 15, 20, 30, 50 au plus. Leur position est la même que celle de l’ouvrier dont nous parlions tout à l’heure, qui pour un travail de 100 ne reçoit qu’un salaire de 15, 20, 30, 50, le surplus faisant le bénéfice du patron.

L’égalité dans l’échange, voilà donc encore un principe hors duquel point de Justice. Or ce principe, l’Église et l’antiquité tout entière l’ont méconnu ; de nos jours les économistes conservateurs du privilége s’efforcent de l’étouffer sous la mystification de leur libre échange.

Si l’égalité dans le commerce était réalisée, un nouveau progrès, un progrès immense serait accompli vers l’égalité des fortunes… Mais, en persévérant dans cette direction égalitaire, que deviendrait tout à l’heure la hiérarchie, le système de subordination et d’autorité ?

Dans ces derniers temps, le gouvernement impérial a essayé de réglementer le commerce de la viande et de la boulangerie, la production des alcools, etc. À force d’amendes il est parvenu à faire observer ses taxes ; mais comme il ne dépend pas du gouvernement d’assigner le prix naturel des choses, bien moins encore d’éliminer du prix courant les surcharges dont le parasitisme le grève, le gouvernement n’a réussi qu’à constater officiellement que le pain était cher, la viande hors de prix, les eaux-de-vie inabordables, et à donner sa sanction à cette cherté.

Le gouvernement, qui ne garantit aucune intention, s’est avisé tout à coup, pour le bien du peuple, de garantir la cherté des subsistances : quelle philanthropie !

Cependant un capitaliste (M. Delamarre), mettant à profit une idée socialiste, se dit : Je n’aspire point à fixer le prix des choses ; mais je ferai du commerce véridique, de la vie à meilleur marché, sinon tout à fait encore de l’échange égal. Je ferai de la loyauté commerciale, non par vertu, comme la police fait des soupes, mais par spéculation ; et j’obtiendrai de meilleurs résultats que la police.

M. Delamarre a donc ouvert un vaste magasin où il offre au public, à prix de revient, toute espèce de produits, garantis de nature, quantité, qualité et poids.

Par prix de revient M. Delamarre entend les frais du producteur, qu’il ne discute pas, augmentés de 10 0/0, savoir, 5 0/0 de bénéfice pour le producteur, 2½ pour les frais de magasin, 2½ pour le bénéfice de lui Delamarre.

C’est, comme il le dit lui-même, de la loyauté commerciale ; ce n’est pas encore de l’égalité, puisque dans les frais du producteur et dans les 10 0/0 de supplément il entre encore, en grand nombre, des éléments parasites.

Que faudrait-il pour que la réciprocité fût complète ?

Il faudrait, indépendamment de l’expurgation absolue du parasitisme, ce qui suppose d’abord la réciprocité des services, comme nous le disions tout à l’heure, ensuite la réciprocité de crédit et de propriété ; il faudrait, dis-je, que le magasin général, ou dock, au lieu d’être au compte d’un entrepreneur de loyauté et garantie, fût au compte des producteurs eux-mêmes, se garantissant loyauté et sincérité les uns aux autres.

À qui peut-il appartenir de débattre et fixer, selon l’heure et le lieu, le prix exact de chaque chose, si ce n’est aux producteurs-consommateurs, réciproquement intéressés, soit pour la vente, soit pour l’achat ?… Rien de plus simple que ce système, qui ferait disparaître les trois quarts des boutiques, et rendrait à la production une multitude d’intelligences et de bras, absorbés, ruinés dans un trafic inutile.

Mais justement la majorité préfère le trafic au travail ; les propriétaires de maisons applaudissent à ce régime, qui leur vaut en loyers des sommes énormes ; la banque l’encourage, dans l’intérêt de sa circulation usuraire ; le fisc le favorise par ses patentes ; l’agioteur lui réserve ses capitaux ; enfin l’école académique le prône, sous le nom de liberté du commerce. Il ne faudra pas moins qu’une catastrophe pour trancher ce problème de l’égal échange, le plus simple de toute l’économie.

La fin de non-recevoir qu’on oppose à cette réforme, commandée par la Justice, est la difficulté de s’entendre. À la bonne heure ! Oncques ne prétendîmes que la Justice ne devait coûter aucun effort. Pour végéter dans une honteuse licence, rien à faire ; pour appliquer le droit, et par ce moyen arriver à l’ordre et à la richesse, il faut vouloir : ne voilà-t-il pas une puissante exception !…

L’année dernière, des capitalistes anglais, prévoyant une hausse sur les sucres, achètent tout ce qui existait en magasins : leur entremise coûte aux consommateurs 12 millions. Cette année, trois récoltes sont achetées d’avance par le commerce. Et la boutique d’admirer, comme la canaille admire les numéros gagnants d’une loterie, comme nos soldats d’Afrique admirent une razzia. Elle ne serait pas la boutique, en effet, si elle avait le discernement du juste et de l’injuste.

Il se fabrique en France, chaque année, pour 4 à 500 millions de soieries : avec 10 millions comptant on accaparerait toute la matière première qui sert à cette fabrication. Que dirait-on si Paris tout entier était miné, et qu’il fût permis au premier venu de mettre le feu aux poudres !… Or, ce n’est pas seulement sur la soie et le sucre que la spéculation opère : c’est sur les grains, les boissons, la viande, la houille, les bois, sur toutes les denrées de première nécessité. Un négociant de Bordeaux, bien renseigné sur ces matières, m’assure que le riz, qui se vend couramment 20 fr. le petit quintal, pourrait ne coûter que 7 fr. En 1856, la récolte du vin a été achetée sur pied. Des sociétés spéciales d’accaparement, des coalitions de marchands existent sur tous les points du territoire, tantôt avec privilége de l’État, tantôt sans privilége et sous seing privé.

Pour conjurer de tels périls, créer aux producteurs-consommateurs de sérieuses garanties, la police n’est de rien : il faut le Droit. Un système de docks résoudrait la question ; mais le gouvernement concède les docks, c’est-à-dire qu’à la place des milliers de trafiquants au détail, il crée des compagnies de monopole ! On en a vu les prémices… Une fois pourtant le Pouvoir se fâcha, lors des approvisionnements de lard pour l’armée d’Orient. Une demi-douzaine de charcutiers furent mis à l’amende par le tribunal correctionnel : la boutique cria au scandale ; puis tout rentra dans le repos. Un jour on concédera le commerce des cochons, et ceux qui les mangent n’en penseront pas davantage.

Et vous demandez d’où viennent les révolutions ? De ce que la Justice est exclue des transactions humaines, l’économie sociale livrée au privilége, quand elle n’est pas abandonnée au hasard.

XXX

Circulation et Escompte.

Remarquez que toutes les opérations de l’économie roulent sur deux termes : ouvriers-patrons, vendeurs-acheteurs, créanciers-débiteurs, circulateurs-escompteurs, etc. C’est un dualisme perpétuel, systématique, traînant à sa suite une équation inévitable. L’économie est par essence, par son principe, par sa méthode, par la loi de ses oscillations, par son but, la science de l’équilibre social, ce qui veut dire de l’égalité des fortunes. Cela est aussi vrai que les mathématiques sont la science des équations entre les grandeurs. Vous allez en voir un nouvel exemple.

Tout le monde sait que la masse de numéraire qui circule dans un pays est fort loin de représenter l’importance des échanges qui, à un jour donné, s’effectuent dans ce même pays. Cela se voit par la Banque de France, dont l’encaisse, au 10 juillet 1856, était de 232 millions, et les obligations de 632.

Pour subvenir à cette insuffisance, qui par parenthèse ne peut pas ne pas exister, puisque le numéraire n’a de valeur qu’autant qu’il forme, comme métal, une fraction proportionnelle de la richesse totale du pays, les commerçants sont dans l’usage, en attendant leur tour de remboursement en espèces, de tirer les uns sur les autres des lettres de change, ou bien, ce qui est la même chose, mais en sens inverse, de se souscrire réciproquement des billets à ordre, dont la circulation fait, jusqu’à un jour désigné qu’on nomme échéance, office de monnaie.

Le banquier est l’industriel qui se charge, moyennant intérêt et commission, d’opérer en temps et lieu la liquidation de toutes ces créances ; par suite, de faire aux commerçants, en échange de leurs titres, l’avance des sommes dont ils ont besoin.

Cette opération a nom escompte.

De même que l’échange ne se fait pas sans une perte de temps, et donne lieu en conséquence à un service particulier qui est celui du négociant, pareillement l’escompte ne s’opère pas non plus sans une peine, et comme tout service mérite salaire, celui du banquier est légitiment rémunérable.

Mais toute chose a sa mesure ; et puisque nous avons fait la balance des droits du négociant, nous devons faire aussi celle des droits du banquier.

Dernièrement le teneur de livres d’une maison de banque me priait de lui expliquer le mécanisme de la Banque du peuple, m’avouant ingénument n’y rien comprendre.

— Rien de plus facile, lui dis-je : en dix minutes vous allez en savoir autant que moi. Combien votre maison tire-t-elle, en moyenne, de ses capitaux ?

— 15 0/0, répondit-il. En voici le compte parfaitement exact :

Notre maison, l’une des mieux ordonnées qui existent, ne prend de papier qu’à trente jours, quarante-cinq jours au plus.

L’intérêt est compté à 6 0/0.

Supposons l’échéance moyenne du papier à un mois, et par conséquent le renouvellement des opérations pendant l’année de douze, le produit du trafic, pour un capital de 100 fr. en espèces, sera donc :

1. Intérêts du capital à 6 0/0 l’an  6 fr.
2. Commission pour l’admission du papier, 1/4 0/0,
ou 25 c. par chaque opération, X par 12 =
 3
3. Commission pour la remise des espèces, 1/4 0/0,
ou 25 c. par chaque opération, X par 12 =
 3
4. Ajoutez : Frais divers d’enregistrement, ports, etc ;
plus le crédit dont le banquier jouit à la Banque de
France, laquelle lui remet à 4 ou 5 0/0 des espèces
dont il tire 6 0/0, soit encore 25 c. X 12 =
 3
——
Total des intérêts et commissions 15

Sur ce, je repris la parole :

— Vous observerez d’abord, dis-je à mon interlocuteur, que votre patron travaille pour son propre compte, à ses risques et périls, sans engagement de la part de sa clientelle, vis-à-vis de laquelle il n’est tenu par aucun lien de droit. Dans ces conditions, qui sont celles de l’état de guerre, le prix de son service ne peut être limité que par la guerre, c’est-à-dire par la concurrence.

Or, telle n’est pas vis-à-vis du public la position de la Banque de France : elle est engagée par un contrat synallagmatique ou de réciprocité, dont il ne s’agit plus que de déterminer, avec précision, les articles.

En premier lieu, le capital social de la Banque, fixé à 91 millions, est placé en rentes sur l’État, qui en sert l’intérêt. De ce côté donc rien n’est dû par le commerce escompteur, puisque l’État qui paye à la Banque l’intérêt de son capital n’est autre que la société, le commerce lui-même, et qu’il est de principe en matière de commerce que le même service ne peut être payé deux fois.

Mais, demandez-vous, sur quel capital opère la Banque, puisque le sien est placé en rentes sur l’État ? — Elle opère, en premier lieu, sur le numéraire circulant, auquel elle substitue peu à peu les billets qu’elle a le privilége d’émettre, et qui vient ainsi s’engouffrer dans ses caves : c’est ainsi, lorsque la Banque émettait des coupures de 100 et de 50 fr., qu’on a vu son encaisse s’élever jusqu’à la somme énorme de 600 millions. — Elle opère en second lieu sur le crédit public, représenté par son portefeuille, dont chaque valeur, revêtue de trois signatures, porte en soi une garantie égale à celle du numéraire.

Le capital social de 91 millions 250,000 fr., placé en rentes sur l’État, ne sert que de cautionnement à la ponctualité et à la prudence de la Banque, comme le cautionnement d’un notaire ou d’un receveur général.

C’était la pensée de la note du 29 mai 1810, rédigée par ordre de l’empereur.

« Une banque publique bien administrée, disait cette Note, doit opérer sans capital. »

Reste donc à payer à la Banque, en rémunération du service qu’elle rend au public, 1o une prime pour le risque que court son capital dans une si grande entreprise ; 2o une commission pour ses frais d’administration.

Faisons-en le compte.

Supposons que le capital, crédit et espèces, représenté par l’émission des billets, sur lequel opère la Banque, soit de 600 millions. — Le 31 juillet 1866, le chiffre de la circulation était de 667 millions.

Supposons également l’échéance moyenne du papier reçu à l’escompte de quarante-cinq jours. Le renouvellement s’opérant neuf fois dans l’année, la masse des opérations sera de 5 milliards 400 millions. — En 1856, elle a atteint 5 milliards 809 millions, dont 4 milliards 676 millions pour les escomptes.

Moyennant une retenue de 1/8 0/0, soit 12 cent. 5, pour commission, change, agio, prime d’assurance, etc., le produit de la Banque pour l’année sera de 6,750,000 fr. — En 1866, ce produit a été de 37,059,226 fr. 40 ; soit 63 cent. 8 dixièmes pour 0/0 sur une masse d’opérations de 5 milliards 809 millions, en supposant le crédit moyen accordé par la Banque à quarante-cinq jours.

Les dépenses ordinaires de l’administration, d’après le compte-rendu de 1856, ont été de 5,100,000 fr. ; le chiffre des pertes, provenant de billets impayés, zéro. Reste, par conséquent, pour bénéfice de la Compagnie, dans l’hypothèse que nous avons faite, 1,650,000 fr., soit 18 fr. par action, ce qui porte l’intérêt du capital, dividende compris, à 5 fr. 80 c. 0/0. Rémunération honnête, dont se contentent en temps ordinaire les plus difficiles. — En 1856, le produit de ce capital, grossi par le privilége, a été de 272 fr. par action, ou 27 fr. 20 c. 0/0.

Je dis donc que la Banque de France, à qui son privilége constitue vis-à-vis du pays un engagement synallagmatique, manque à la réciprocité, puisque, tandis que l’État lui paye 3,686,481 fr. pour intérêt de son capital, elle, de son côté, ne paye rien pour les 600 millions, espèces et garantie, dont elle dispose ; qu’elle s’adjuge ainsi 24 millions d’intérêts qui ne lui appartiennent pas ; qu’à cet effet elle grève arbitrairement l’escompte, à l’échéance moyenne de quarante-cinq jours, de 41 c. 3, en autres termes, de 3 fr. 70 c. pour 0/0 l’an ; et qu’en conséquence il y a lieu, pour toutes ces raisons, de faire subir au bilan de la Banque un redressement.

Retranchant donc 24 millions, indûment perçus, des 37,059,226 fr. 40 c. formant le produit de 1856, resterait 13,059,226 fr 40 c, qui, les dépenses ordinaires payées, laisseraient à la Compagnie 7,959,226 fr. 40 c. de bénéfice, soit, avec l’intérêt payé par l’État, un revenu net de 12 fr. 72 c. pour 0/0,

Revenu, direz-vous, bien supérieur aux 5.80 auxquels nous a conduits tout à l’heure l’hypothèse. Oui, mais croyez-vous que si la loi de 1840, au lieu de proroger purement et simplement le privilége de la Banque, si, le 9 mai 1857, le Corps législatif, au lieu d’allonger de trente années cette prorogation, l’avait mise à la sous-enchère comme on faisait d’abord pour les compagnies de chemins de fer, il ne se serait pas trouvé de capitalistes qui pour un revenu moindre eussent consenti à faire l’escompte au commerce français au taux moyen de 20, et même 15 c. 0/0, pour le papier à quarante-cinq jours, c’est-à-dire à raison de 1 fr. 80 et 1 fr. 35 0/0 l’an ? Croyez-vous enfin qu’il n’eût pas été possible avant 1897, date d’expiration du privilége, d’abaisser cet escompte à 10 c. ce qui aurait été presque la même chose pour le commerce que de régler toutes les opérations au comptant ?

On a dit à cela que le bas prix de l’escompte amènerait bientôt, par la demande de remboursement des billets, la sortie de tout le numéraire.

Eh bien ! voulez-vous au contraire que ce même bas prix amène à la Banque tout le numéraire de l’étranger ? Le moyen est facile : c’est d’ajouter au taux ordinaire de l’escompte un agio de 3, 4 ou 5 0/0, lorsque le numéraire sera demandé de préférence aux billets. La différence fera vite rechercher ceux-ci, et affluer de tous les points du globe le numéraire.

Voilà ce qu’était la fameuse banque du peuple. Il n’y a pas là d’utopie : c’est de la pratique la plus élémentaire, comme l’avait comprise l’empereur Napoléon Ier et du droit le plus positif, comme l’entend le Code. L’Église ne l’a pas trouvé, il faut le reconnaître ; l’école de Malthus n’y veut point entendre, j’en conviens encore ; la boutique n’y comprend goutte, comprend-elle quelque chose ? le parasitisme et l’agiotage ne s’en accommoderaient pas, je l’avoue humblement, et le parasitisme et l’agiotage sont les maîtres ; le gouvernement tire son lopin du système par les emprunts qu’il fait à la Banque, et j’en plains mon pays ; la vieille démocratie enfin se gausse de mes idées et les tient pour suspectes. Tout ce monde est aussi dépourvu de sens civique que de sens moral ; mais vous, jeune lecteur, qui n’aviez pas quitté le collége


Quand apparut la République
Dans les éclairs de février,


croyez-vous que j’aie mérité l’anathème pour avoir dit qu’il n’y avait pas avantage pour le commerce à payer 4, 5, et 6 fr. un service que nous pouvons nous procurer à 90 cent., et même au-dessous ?

XXXI

Prêteurs et Emprunteurs.

La balance de l’escompte mène droit à celle du crédit ou du prêt.

S’il est une question sur laquelle l’Église, communiste par son dogme, patricienne par sa hiérarchie, tirée en sens contraires par le double esprit de sa constitution, a varié, divagué et prévariqué, c’est sans contredit celle-là.

C’est un fait que toute l’antiquité, païenne et juive, s’est accordée à réprouver le prêt à intérêt, bien que ce prêt ne fût qu’une forme de la rente universellement admise ; bien que le commerce tirât de grands avantages du prêt, et ne pût aucunement s’en passer ; bien qu’il fût impossible, injuste même, d’exiger du capitaliste qu’il fît l’avance de ses fonds sans émoluments.

Tout cela a été démontré par les casuistes de notre siècle aussi bien que par les économistes ; et l’on sait que je ne fais aucune difficulté de reconnaître la légitimité de l’intérêt, dans les conditions d’économie inorganique et individualiste où a vécu l’ancienne société.

Puisque l’Église, à l’exemple de la philosophie, revenant au sens commun, a cru devoir dans ces derniers temps se rétracter sur la question de l’intérêt ; puisqu’elle a abjuré son ancienne doctrine, elle avait donc tort, elle était inique et insensée, quand elle proscrivait ce même intérêt à une époque où il réunissait tous les caractères de la nécessité, et partant du droit ? Comment l’Église justifie-t-elle cette variation ? Elle qui ne cessait jadis de crier haro sur les Juifs à propos de leurs usures, et qui fut cause de tant de spoliations et de massacres, comment s’est-elle rangée à la fin du côté des publicains, des cahorsins, des lombards, des juifs ? comment s’est-elle prosternée devant Mammon ?

L’Église, direz-vous, n’a point changé de maximes ; comprenant les nécessités des temps, elle ne fait qu’y adapter sa discipline, elle use de tolérance…

L’Église joue de malheur en vérité : elle proscrit le prêt à intérêt quand le monde en a le plus besoin et qu’il n’y a pas possibilité de prêt gratuit ; elle l’autorise quand on peut se passer de lui.

En 1848 et 1849, j’ai prouvé, dans de nombreuses publications, que, le principe de la Justice étant la réciprocité du respect ; le principe de l’organisation du travail, dans une société bien constituée, la réciprocité du service ; le principe du commerce, la réciprocité de l’échange ; le principe de la Banque, la réciprocité de l’escompte, le principe du prêt devait être la réciprocité de prestation, d’autant mieux que le prêt n’est au fond qu’une forme de l’escompte, comme l’escompte est une forme de l’échange, et l’échange une forme de la division du travail même.

Organisons, disais-je, d’après ce principe, le crédit foncier, le crédit mobilier, et toute espèce de crédit. Dès lors plus d’usure, plus d’intérêt, ni légal ni illégal : une simple taxe, des plus modiques, pour frais de vérification et d’enregistrement, comme à l’escompte. L’abolition de l’usure, si longtemps et si vainement poursuivie par l’Église, s’accomplit toute seule. Le prêt réciproque ou crédit gratuit n’est pas plus difficile à réaliser que l’escompte réciproque, l’échange réciproque, le service réciproque, le respect réciproque, la Justice.

Certes, ayant à défendre ici, avec l’intérêt des masses, la pure morale révolutionnaire et la tradition catholique, je devais compter sur deux sortes d’auxiliaires, la démocratie et l’Église. Les socialistes, qui prêchaient l’association ouvrière, devaient m’ouvrir les bras. Qu’est-ce en effet que la réciprocité du crédit, sinon la commandite du travail substituée à la commandite du capital ? Que le pouvoir, à défaut de l’action spontanée des citoyens, donne le branle, et en un jour, en une heure, toutes ces réformes, toutes ces révolutions peuvent s’accomplir.

Mais voyez le malheur ! cette large application de la Justice à l’économie, déplaçant le foyer des intérêts, intervertissant les rapports, changeant les idées, ne laissant rien à l’arbitraire, rien à la force, rien au hasard, soulevait contre elle tous ceux qui, vivant de priviléges et de fonctions parasites, se refusaient à quitter une position anormale à laquelle ils étaient faits, pour une autre plus rationnelle, mais qu’ils ne connaissaient point. Elle confondait l’ancienne école des soi-disant économistes ; elle saisissait à l’improviste les vieux de la république, dont l’éducation était à refaire ; qui pis est, elle annulait les décisions récentes de l’Église sur la question de l’intérêt, et par l’enchaînement des idées, tuait son dogme.

Trop d’intérêts et d’amours-propres se trouvaient compromis : je devais, en cette première instance, perdre ma cause. Un homme se trouva pour défendre, au nom de la liberté individuelle et de la félicité générale, le travail subalterne contre le service réciproque, le commerce agioteur contre l’égalité de l’échange, l’escompte à 15 p. 0/0 contre l’escompte à 1/8 p. 0/0, l’usure homicide contre la commandite gratuite, agricole et industrielle. M. Bastiat, qui n’avait pas même abordé la question, satisfait que j’eusse déclaré les anciens prêteurs, en raison de leur bonne foi et de la nécessité, non coupables, d’une voix unanime fut déclaré vainqueur. Les économistes poussèrent un cri de joie ; les politiques de la révolution, comptant sans doute sur les emplois de la république, applaudirent à la défaite de l’anarchie. Banque du peuple ! Crédit gratuit ! Folies ! écrivait naguère encore, après Daniel Stern, M. de Lamartine… Les socialistes virent avec bonheur la déroute de cette Justice égalitaire, qui menaçait d’engloutir et la sainte hiérarchie et la douce fraternité.

Infortuné Bastiat ! il est allé mourir à Rome, entre les mains des prêtres. À son dernier moment il s’écriait, comme Polyeucte : Je vois, je crois, je sais, je suis chrétien !… Que voyait-il ? Ce que voient tous les mystiques qui s’imaginent posséder l’Esprit, parce qu’ils ont sur les yeux le bandeau de la foi : que le paupérisme et le crime sont indestructibles ; qu’ils entrent dans le plan de la Providence ; que telle est la raison des incohérences de la société et des contradictions de l’économie politique ; que c’est impiété de prétendre faire régner la Justice dans ce chaos ; et qu’il n’y a de vérité, de morale et d’ordre que dans une vie supérieure. Amen.

Cependant, Monseigneur, malgré la rigueur du régime infligé à la presse, malgré les menaces de pendaison et de guillotine que vomissent à l’unisson contre les libres penseurs les partis rétrogrades, nous ne sommes plus tout à fait au siècle où les questions qui avaient le malheur de déplaire étaient étouffées sur l’échafaud. Je puis dire, en jetant les yeux autour de moi, que je suis le vaincu des vaincus : soit ! Je n’ai nulle envie de recommencer la controverse de 1848 ; mais quand je garderais le silence, la conscience publique, la vôtre est là, qui vous somme de répondre.

L’Église a tour à tour condamné et soutenu le prêt à intérêt.

« Depuis les conciles d’Elvire, d’Arles et de Nicée, en 300, 314 et 325, plus de dix-huit conciles ont interdit de prêter à intérêt. En outre, les décrétales et les encycliques de plus de quatorze papes, depuis saint Léon jusqu’à Benoit XIV, ont anathématisé ceux qui veulent tirer un intérêt de l’argent prêté. À partir de saint Jérôme, les Pères, jusqu’à saint Thomas et saint Bernard, prêchèrent qu’il était illicite en soi de recevoir un prix pour l’usage de l’argent. Ce principe reçut son application en France pendant neuf siècles, depuis les Capitulaires de Charlemagne jusqu’aux approches du règne de Louis XIV. » (Blanc Saint-Bonnet, De la Restauration française, p. 70.)


Toute cette discipline est changée. L’Église, à l’heure où je parle, fait cause commune avec les grands priviléges, dont elle bénit l’exploitation hiérarchique et usuraire. Que l’Église donc s’explique une fois pour toutes.

Quelle est définitivement sa doctrine sur le prêt à intérêt ? Ne parlons pas des difficultés du moment : je comprends, j’accepte la nécessité des transitions, et n’impose à personne, pas même à l’Église, de miracles. Je demande où va le progrès ? Est-ce à l’égalité, ou à l’inégalité ? à l’égalité par le crédit mutuel, ou à l’inégalité par la prélibation de l’intérêt ? Expliquerez-vous ce changement de tactique, comme le fait l’écrivain que je viens de citer, par le désir de mettre obstacle à la formation du capital industriel, cause de notre corruption, en empêchant le crédit, d’abord par l’interdiction de l’intérêt, puis par la cherté de l’intérêt ? — Méfiez-vous du crédit, s’écrie cet auteur. Est-ce aussi votre opinion ? Vous nous devez une réponse, décisive, catégorique, comme il appartient à une église ayant pouvoir d’enseigner, et dont les décisions sont infaillibles. Êtes-vous aujourd’hui, comme autrefois, contre l’intérêt du prêt, avec la Bible, l’Évangile, la philosophie, les Pères, les conciles, les docteurs, les papes, la Révolution ? ou bien êtes-vous pour l’intérêt du prêt, avec les casuistes mitigés du dernier siècle et du nôtre, Grotius, Saumaise, Bergier, le cardinal de la Luzerne, assistés d’Adam Smith, J.-B. Say, David Ricardo, Malthus, Bastiat, Lamartine, Daniel Stern et la contre-révolution ?

Il faut répondre, Monseigneur, ou laisser dire, ce qu’à Dieu ne plaise, que vous êtes une Église de déception et d’improbité.

XXXII

Propriétaires et Locataires.

Puisque je vais parler de la propriété, qu’on me permette d’abord de vider une question de propriété. Il s’agit d’un fait personnel.

J’ai écrit quelque part, tout le monde le sait : La propriété, c’est le vol ; et plus tard, je ne saurais dire où, car je ne me relis point : « Cette définition est mienne ; je ne la céderais pas pour tous les millions de Rothschild. »

Or, voici que Louis Blanc et Daniel Stern, le premier dans son Histoire de la Révolution Française, le second dans son Histoire de la Révolution de 1848, me reprochent d’avoir volé cette définition à Brissot de Varville, le chef du parti girondin. C’est Brissot, que je n’ai pas lu, qui aurait dit le premier : La propriété, c’est le vol !

De par le tribun et la femme savante, je suis atteint et convaincu d’avoir brissoté Brissot. Deux mots faisaient ma gloire, elle m’est ravie. Il ne me reste que la honte du plagiat.

Hélas ! qu’on dit bien vrai, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Encore un peu, et je me vois dépouillé de toutes mes plumes. Le crédit réciproque ne m’appartient plus ; la banque du peuple, cette pauvreté, selon Daniel Stern, on vient de découvrir qu’elle est de l’invention de Napoléon Ier; le crédit gratuit, cette folie, selon M. de Lamartine, à laquelle commencent à venir les adhésions en France et à l’étranger, se retrouvera tôt ou tard dans Ricardo ou quelque autre juif ; l’anarchie a été aperçue partout. Pauvre Érostrate que je suis ! quel temple d’Éphèse me reste-t-il à brûler, pour que la postérité parle de moi ?…

Mais le propriétaire, précisément parce qu’il est voleur, ne se laisse pas dessaisir : son instinct de rapine le lui défend. Et moi je ne me dessaisirai pas non plus. Brissot, après Rousseau, a pu dire le mot, sans que cela tirât à conséquence : en matière philosophique, pour qu’il y ait appréhension, et partant propriété, il faut que l’idée, non le mot seul, ait été appréhendée, c’est-à-dire comprise ; sans cela elle reste dans l’indivision. La division du travail existait apparemment quand Adam Smith l’observa chez un fabricant d’épingles : ce qui n’empêche pas qu’on ne fasse honneur à Adam Smith de la priorité de l’observation. Que l’on me prouve que Brissot a su ce qu’il disait, et je passe condamnation ; sinon, j’accuse à mon tour Louis Blanc et Daniel Stern de calomnie ; qui pis est, de sottise.

La difficulté du problème consiste en ce que la propriété apparaît d’abord comme un fait aussi nécessaire à l’existence de l’individu qu’à la vie sociale, et qu’on démontre ensuite, par une analyse rigoureuse, que ce fait, indispensable, fécond, émancipateur, sauveur, est de même nature, quant au fond, que celui que la conscience universelle condamne sous le nom de vol.

De cette contradiction mise par moi dans tout son jour, et que l’on n’aurait jamais dû traîner sur la place publique, on a conclu que je voulais détruire la propriété. Détruire une conception de l’esprit, une force économique, détruire l’institution que cette force et cette conception engendrent, est aussi absurde que de détruire la matière. Rien n’existe en vue de rien ; Rien ne peut retourner à rien : ces axiomes sont aussi vrais des idées que des éléments.

Ce que je cherchais, dès 1840, en définissant la propriété, ce que je veux aujourd’hui, ce n’est pas une destruction, je l’ai dit à satiété : c’eût été tomber avec Rousseau, Platon, Louis Blanc lui-même et tous les adversaires de la propriété, dans le communisme, contre lequel je proteste de toutes mes forces ; ce que je demande pour la propriété est une balance.

Ce n’est pas pour rien que le génie des peuples a armé la Justice de cet instrument de précision. La Justice, en effet, appliquée à l’économie, n’est autre chose qu’une balance perpétuelle ; ou, pour m’exprimer d’une manière encore plus exacte, la Justice, en ce qui concerne la répartition des biens, n’est autre chose que l’obligation imposée à tout citoyen et à tout État, dans leurs rapports d’intérêt, de se conformer à la loi d’équilibre qui se manifeste partout dans l’économie, et dont la violation, accidentelle ou volontaire, est le principe de la misère.

Les économistes prétendent qu’il n’appartient pas à la raison humaine d’intervenir dans la détermination de cet équilibre, qu’il faut laisser le fléau osciller à sa guise, et le suivre pas à pas dans nos opérations. Je soutiens que c’est là une idée absurde ; qu’autant vaudrait reprocher à la Convention d’avoir réformé les poids et mesures, par la raison que, ne connaissant pas le mètre dont Dieu s’est servi pour organiser le monde, le plus sûr était de laisser chacun se faire une mesure arbitraire. Liberté de poids et de mesures ! c’est la conséquence du libre échange. Ce précieux corollaire a échappé à Bastiat.

De même que tout est en oscillation continuelle dans la nature, de même tout est soumis à la loi du nombre, du poids et de la mesure, à la loi d’équilibre ; j’ajoute seulement que, la formule d’équilibre trouvée, il est de notre droit et de notre devoir, en notre qualité d’êtres intelligents et moraux, de nous y conformer, à peine de subversion sociale. C’est cette obligation de l’équilibre que j’appelle Justice ou réciprocité dans l’économie.

Ainsi, balance et réciprocité du travail et du produit, balance de l’offre et de la demande, balance du commerce, balance du crédit, balance de l’escompte, balance de la population, balance partout : l’économie sociale est un vaste système de balances, dont le dernier mot est l’égalité.

Qu’est-ce que la balance de la propriété ?

Avant de répondre à cette question, il faut savoir ce qu’est la propriété elle-même.

Si j’interroge sur l’origine et l’essence de la propriété les théologiens, les philosophes, les jurisconsultes, les économistes, je les trouve partagés entre cinq ou six théories dont chacune exclut les autres et se prétend seule orthodoxe, seule morale. En 1848, lorsqu’il s’agissait de sauver la société, les définitions surgirent de toutes parts : M. Thiers avait la sienne, combattue aujourd’hui par M. l’abbé Mitraud ; M. Troplong avait la sienne ; M. Cousin, M. Passy, M. Léon Faucher, comme autrefois Robespierre, Mirabeau, Lafayette, chacun la sienne. Droit romain, droit féodal, droit germanique, droit américain, droit canon, droit arabe, droit russe, tout fut mis à contribution sans qu’on pût parvenir à s’entendre. Une chose ressortait seulement de cette macédoine de définitions, c’est qu’en vertu de la propriété, que chacun du reste s’accordait à regarder comme sacrée, et à moins qu’un autre principe n’en vînt corriger les effets, on devait regarder l’inégalité des conditions et des fortunes comme la loi du genre humain.

Certes, il y avait là pour l’Église une tâche digne de sa haute mission, et des souffles de cet Esprit qui ne l’abandonne jamais. De l’incertitude de la définition, en effet, résulte celle de la théorie, d’où naît ensuite l’instabilité de l’institution elle-même. Quel service l’Église eût rendu au monde si elle avait su définir ce principe d’économie sociale, comme elle a défini ses mystères !

Chose étrange, qu’après avoir fait quinze ans durant la guerre à la propriété, je sois peut-être destiné à la sauver des mains inhabiles qui la défendent, de l’empire, qui l’absorbe dans son domaine ; de l’Église, qui la convertit en main-morte ; de la bancocratie, qui la monétise et l’accapare ! Et croyez-vous, Monseigneur, que j’aie besoin pour cela de rétracter un seul mot de ma critique ? Vous seriez dans une grave erreur. La propriété est bien réellement ce que j’ai dit, et que la qualifient in petto les théologiens. Elle ne serait plus une force économique, elle cesserait de fonctionner et de servir, si elle pouvait devenir autre chose que ce que j’ai dit. Mais ce que nul ne pouvait prévoir, tant nous sommes ignorants des lois de l’économie et de la morale, c’est que la Révolution, appliquant à la propriété sa formule égalitaire, la pénétrant de Justice, la soumettant à la balance, saurait faire un jour de cette institution de péché, de ce principe de vol, cause de tant de haines et de massacres, le gage solide de la fraternité et de l’ordre.

Dites-moi, Monseigneur, ce que vous fumez ou respirez dans le tabac, que vous dégustez dans le kirsch, que vous mangez dans le vinaigre, ne sont-ce pas des poisons, et les plus violents de tous les poisons ?… Eh bien ! il en est ainsi de certains principes que la nature a mis en nos âmes, et qui sont essentiels à la constitution de la société : nous ne pourrions exister sans eux ; mais pour peu que nous en étendions ou concentrions la dose, que nous en altérions l’économie, nous périssons infailliblement par eux. Autant, dans le régime de bascule et de faux poids où nous vivons, la division du travail est funeste à l’ouvrier, la concurrence désastreuse, la spéculation dévergondée, la centralisation écrasante, autant j’ajoute que la propriété est immorale et funeste. Comme l’amende amère, réduite par l’analyse chimique à la pureté de son élément, devient acide prussique, ainsi la propriété, réduite à la pureté de sa notion, est la même chose que le vol. Toute la question, pour l’emploi de cet élément redoutable, est, je le répète, d’en trouver la formule, en style d’économiste la balance : chose qu’entend à merveille le dernier des commis, mais qui dépasse la portée d’une religion.

Est-il donc si difficile de comprendre que la propriété considérée en elle-même, se réduisant à un simple phénomène de psychologie, à une faculté de préhension, d’appropriation, de possession, de domination, comme il vous plaira, est étrangère par sa nature, ou, pour me servir d’un terme plus doux, indifférente à la Justice ; que si elle résulte de la nécessité où se trouve l’homme, sujet intelligent et libre, de dominer la nature, aveugle et fatale, à peine d’en être dominé ; si, comme fait ou produit de nos facultés, la propriété est antérieure à la société et au droit, elle ne tire cependant sa moralité que du droit, qui lui applique la balance, et hors duquel elle peut toujours être reprochée ?

C’est par la Justice que la propriété se conditionne, se purge, se rend respectable, qu’elle se détermine civilement, et par cette détermination, qu’elle ne tient pas de sa nature, devient un élément économique et social.

Tant que la propriété n’a pas reçu l’infusion du droit, elle reste, ainsi que je l’ai démontré dans mon premier mémoire, un fait vague, contradictoire, capable de produire indifféremment du bien et du mal, un fait par conséquent d’une moralité équivoque, et qu’il est impossible de distinguer théoriquement des actes de préhension que la morale réprouve.

L’erreur de ceux qui ont entrepris de venger la propriété des attaques dont elle était l’objet a été de ne pas voir qu’autre chose est la propriété, et autre chose la légitimation, par le droit, de la propriété ; c’est d’avoir cru, avec la théorie romaine et la philosophie spiritualiste, que la propriété, manifestation du moi, était sainte par cela seul qu’elle exprimait le moi ; qu’elle était de droit, parce qu’elle était de besoin ; que le droit lui était inhérent, comme il l’est à l’humanité même.

Mais il est clair qu’il n’en peut être ainsi, puisque autrement le moi devrait être réputé juste et saint dans tous ses actes, dans la satisfaction quand même de tous ses besoins, de toutes ses fantaisies ; puisque, en un mot, ce serait ramener la Justice à l’égoïsme, comme le faisait le vieux droit romain par sa conception unilatérale de la dignité. Il faut, pour que la propriété entre dans la société, qu’elle en reçoive le timbre, la légalisation, la sanction.

Or, je dis que sanctionner, légaliser la propriété, lui donner le caractère juridique qui seul peut la rendre respectable, cela ne se peut faire que sous la condition d’une balance ; et qu’en dehors de cette réciprocité nécessaire, ni les décrets du prince, ni le consentement des masses, ni les licences de l’Église, ni tout le verbiage des philosophes sur le moi et le non-moi, n’y servent de rien.

Citons des faits.

On sait quelle hausse sur les loyers a eu lieu, principalement à Paris, depuis le coup d’État. Si j’avais la fatuité de me prévaloir, pour la justification d’une théorie, du sentiment public, je pourrais dire que tout le monde aujourd’hui pense sur la propriété comme le publiciste qui, en 1840, en donnait une si énergique définition. Le scandale est allé si loin qu’un jour le Constitutionnel, après une sortie virulente contre les propriétaires, annonça l’intention d’examiner le droit de l’État d’intervenir dans la fixation des loyers, et qu’une brochure a paru il y a six mois, avec le laissez-passer de la police, sous ce titre : Pourquoi des propriétaires à Paris ? J’ignore ce que peut cacher ce ballon d’essai ; mais il ne peut que m’être agréable de voir les feuilles de l’empire rivaliser, à propos du terme, avec le Représentant du Peuple.

Un négociant remet son fonds : naturellement son acquéreur continue le loyer. Mais le propriétaire : Vous n’avez pas le droit, dit-il à son ancien locataire, de céder votre bail sans mon consentement ; et il exige, à titre de dédommagement, un pot-de-vin de 5,000 fr., plus 100 fr. par an pour son portier. Et force fut aux deux contractants d’en passer par là. — Vol.

Un autre, établi sur le boulevard, occupait un magasin de 4,000 fr. Il passait pour faire d’excellentes affaires ; la maison était connue, achalandée. La fin du bail venue, le propriétaire porte le loyer de 4,000 à 16,000 fr., plus un pourboire de 40,000 fr. Et force fut encore à l’industriel de subir la loi. — Vol.

Des faits pareils, il en fourmille.

Un père de famille loue un appartement, convient de prix avec le propriétaire : les meubles emménagés, il arrive avec deux enfants. Le propriétaire se récrie : Vous ne m’avez point averti que vous aviez des enfants, vous n’entrerez pas ; vous allez enlever vos meubles. Et il se met en devoir de chasser cette famille et de fermer les portes. Le père essaie d’abord quelques représentations, se fâche à son tour : on se querelle. Le propriétaire se permet des injures accompagnées de voies de fait, tant et si bien que le locataire, dans un accès de rage, le saisit à bras le corps, et le jette d’un troisième étage par la fenêtre ; il en fut quitte pour quelques contusions. Dans un autre quartier, la chose ne se passa pas si heureusement : le propriétaire, ayant voulu, et pour le même motif, colleter un locataire, fut jeté contre le mur avec tant de violence que sa tête s’y brisa, il périt sur le coup.

Ici je ne dirai pas comme tout à l’heure : Vol ; je dis : Brigandage. Tout citoyen adulte doit être censé marié et père : c’est le célibat qui est l’exception.

Du reste, il est juste de remarquer que tous les propriétaires ne ressemblent pas à ceux-là : on m’en a cité qui depuis 1848 n’ont pas voulu augmenter leurs loyers. Cette modération est fort louable, mais elle ne peut faire règle, et nous avons à déterminer ce qui dans la propriété constitue le droit et le non-droit.

Remarquez qu’en thèse générale la loi protège le propriétaire. Le bail expiré, il est maître de laisser ou de reprendre sa chose. L’ancien droit romain, qui faisait dépendre la propriété de la dignité individuelle, unilatérale, du moi pur, indépendamment de toute considération de réciprocité, le justifie. L’école malthusienne, fataliste et aléatoire, y donne les mains : hausse et baisse, dit-elle ; c’est la loi de l’offre et de la demande. L’Église, qui de tout temps a autorisé la dîme, la mainmorte, le droit du seigneur, qui tout récemment s’est ralliée à la doctrine de l’intérêt, l’Église approuve : son silence du moins équivaut à une approbation.

Et cependant la conscience publique dit que cela est injuste, immoral ; la presse s’en émeut, le pouvoir s’indigne. Quoi ! il y a à Paris trente mille maisons, possédées par douze à quinze mille propriétaires et servant à loger plus d’un million d’âmes ; et il dépend de ces quinze mille propriétaires, contre rime et raison, de rançonner, pressurer, sinon mettre hors, un million d’habitants ! de grever le travail, les produits, le commerce, par suite de ruiner les patrons, et d’affamer les ouvriers ! On ne travaille plus, on ne gagne plus, s’écrie-t-on de tous côtés, que pour payer le loyer !… Non, cela n’est pas possible : le Code et la tradition n’y ont rien compris, les économistes ont menti, l’Église est absurde.

Comment sortir de cette souricière ?

Analysons, s’il vous plaît, et nous aurons bientôt trouvé une issue.

Que blâme-t-on chez le propriétaire ?

Est-ce le fait de préhension, je veux dire l’acte par lequel il se fait payer un loyer ?

Non, puisque, comme il a été reconnu plus haut, la préhension, ou le fait simple d’appropriation, est de sa nature indifférent au droit ; qu’il ne se distingue pas du fait de jouissance, usage ou consommation, indispensable à tout être vivant ; qu’il constitue le domaine éminent de l’homme sur les choses, domaine qui se résume primitivement en ces termes, chasse, pêche, cueillette, pâture, habitation, et hors duquel l’homme serait esclave des choses mêmes ; mais domaine qui s’arrête devant le respect que je dois à autrui.

Or, le prix du bail représente la préhension que le propriétaire a faite d’une certaine partie du sol, sur laquelle il a élevé ou fait élever un bâtiment, dont il s’est ensuite dessaisi en faveur du locataire. En soi, le prix du loyer peut paraître un fait naturel, normal, et comme tel légalisable.

Ce que l’on blâme et contre quoi l’opinion se soulève est la quotité de la préhension, que l’on trouve exorbitante.

D’où vient donc cette exorbitance ?

C’est évidemment qu’il n’y a pas compensation entre la somme exigée et le service rendu ; en autres termes, que le propriétaire est un échangiste léonin.

Le propriétaire a pris la terre : soit. Il la possède par conquête, travail, prescription, concession formelle ou tacite : on n’en fera pas la recherche. La Révolution, il est vrai, a aboli le droit d’épaves, et la plus vulgaire probité oblige à rapporter au commissaire de police tout objet perdu sur la voie publique : n’importe ; on accorde que le propriétaire terrien pouvait s’emparer de ce qui n’était occupé, en apparence, par personne. Ce qu’on lui demande est de ne pas exiger ensuite de sa propriété, quand il la présente à l’échange, plus qu’elle ne vaut, une telle prétention impliquant double vol, vol à la deuxième puissance, ce que la société ne saurait tolérer.

Allons-nous donc taxer les loyers, comme on a taxé le pain et la viande ?

Nous connaissons le résultat de semblables taxes : il n’est pas assez brillant pour qu’on y persiste, encore moins pour qu’on le généralise.

Il faut en revenir à la balance, seul mode de détermination des valeurs.

Remarquez que tout fait d’appropriation d’une chose inoccupée, qu’il s’agisse de la terre ou de ses produits, d’un instrument de travail, d’un procédé industriel, d’une idée, est primitif, antérieur à la Justice, et qu’il ne tombe sous l’empire du droit, que du moment où il entre dans la sphère des transactions sociales. La préhension, l’usurpation, la conquête, l’appropriation, tout ce qu’il vous plaira, ne constitue donc pas un droit ; mais comme tout, dans l’économie sociale, a son commencement dans une préhension préalable, on est convenu de reconnaître pour légitime propriétaire le premier qui a saisi la chose : c’est ce qu’on appelle, par une pure fiction de la loi, le droit de premier-occupant.

Ce n’est que plus tard, lorsque ce premier-occupant entre en rapport d’économie avec ses semblables, que la propriété tombe définitivement sous le coup de la Justice.

Or, si nous avons su trouver déjà la balance de l’ouvrier et du patron, du producteur et du consommateur, du financier escompteur et du négociant qui circule, du prêteur et de l’emprunteur, pourquoi ne trouverions-nous pas de même la balance non-seulement de propriétaire à propriétaire, non-seulement de propriétaire à commune, mais de propriétaire à locataire ?

Que dis-je ? il est indispensable que nous la trouvions, cette balance ; puisque, l’entrepreneur, l’ouvrier, le vendeur, l’acheteur, le banquier, le négociant, le capitaliste, l’emprunteur, n’étant tous, à divers points de vue, que des propriétaires soumis à la balance, il est impossible que le propriétaire foncier échappe à la condition commune ; sans cela il profiterait, comme travailleur, échangiste, emprunteur, du bénéfice de la balance, et ne s’y soumettant pas en tant que propriétaire, il serait en débet vis-à-vis des autres, il violerait leur droit personnel : ce serait un voleur, et, s’il prétendait user de la force, un brigand.

Donc, que ledit propriétaire fournisse ses comptes ; que l’on sache ce que lui coûte la propriété, en capital, entretien, surveillance, impôt, intérêt même et rente, là où la rente et l’intérêt se payent. Le prix du loyer, égal à une fraction du total, sera considéré, selon la convenance des parties et la nature de l’immeuble, soit comme annuité portée en remboursement, soit comme équivalent des frais d’entretien et amortissement, plus une rémunération pour garde, service et risques de l’entrepreneur.

Tel est le principe, je ne dis pas du fait de propriété, qui par lui-même n’a rien de juridique, mais de la consécration de la propriété par le droit, et conséquemment de sa balance. Je ne m’étendrai pas sur l’exécution ; affaire de police et de comptabilité, dont le mode peut varier à l’infini.

Le défrichement du sol, les constructions de bâtiments, etc., en vue desquels a lieu l’occupation du sol et subséquemment la reconnaissance de la propriété, sont des industries comme les autres, sujettes par conséquent à la même loi de réciprocité et d’équilibre. Dès lors donc que le propriétaire fait acte d’industrie, qu’à cet acte il en joint un autre de commerce, sa propriété, jusque là simple manifestation de son autonomie, tombe définitivement sous la règle du droit, qui est la réciprocité ou l’équivalence. À ce titre seul elle devient respectable et sacrée, elle fait partie du pacte social.

L’application de la Justice à la propriété n’a jamais été faite, si ce n’est par cas fortuit et d’une manière irrégulière. Ni le droit romain, ni le droit canon, ni aucun droit ancien ou moderne, n’en ont reconnu la théorie exacte. De là ces innombrables antinomies, que la jurisprudence est demeurée jusqu’ici impuissante à résoudre, et qui sont la honte de l’école. La Révolution appelait une réforme radicale ; ses légistes, étrangers à la science économique, et qui définissaient la Justice comme le préteur, nous ont donné le Code Napoléon.

Tout est à faire.

XXXIII

Impôt et Rente.

On n’a rien laissé à dire sur l’impôt ; toutes les combinaisons dont il est susceptible ont été essayées, proposées, discutées ; et, quoi qu’on ait fait et qu’on ait dit, il est resté comme une énigme insoluble, où l’arbitraire, la contradiction et l’iniquité se croisent sans fin.

L’impôt foncier agit sur l’agriculture comme le jeûne sur le sein d’une nourrice : c’est l’amaigrissement du nourrisson. Le gouvernement en est convaincu, mais, dit-il, il faut que je vive !

L’impôt des portes et fenêtres est une taxe sur le soleil et l’air, que nous payons en affections pulmonaires, scrofules, autant qu’avec notre argent. Le fisc n’en doute pas, mais, répète-t-il toujours, il faut que je vive !

L’impôt des patentes est un empêchement au travail, un gage donné au monopole.

L’impôt du sel un obstacle à l’élève du bétail, une interdiction de la salubrité.

L’impôt sur les vins, la viande, le sucre et tous les objets de consommation, en élevant arbitrairement le prix des choses, arrête la vente, restreint la consommation, pousse à la falsification, est une cause permanente de disette et d’empoisonnement.

L’impôt sur les successions, renouvelé de la main-morte, est une spoliation de la famille, d’autant plus odieuse que dans la majorité des cas la famille privée de son chef, d’un membre utile, voit sa puissance diminuer, et tombe dans l’inertie et l’indigence.

L’impôt sur le capital, qui a la prétention de simplifier tout en généralisant tout, ne fait que généraliser les vices de tous les autres impôts réunis ; c’est une diminution du capital. La belle idée !…

Pas d’impôt dont on ne puisse dire qu’il est un empêchement à la production, un empêchement à l’impôt ! Et comme l’inégalité la plus criante est inséparable de toute fiscalité, pas d’impôt dont on ne puisse dire encore qu’il est un auxiliaire du parasitisme contre le travail et la Justice. Le pouvoir sait toutes ces choses, mais il n’y peut que faire, et il faut qu’il vive !

Le peuple, toujours dupe de son imagination, est favorable à l’impôt somptuaire. Il applaudit aussi à l’impôt progressif, qui lui semble devoir rejeter sur la classe riche le fardeau qui écrase le peuple.

Je ne connais pas de spectacle plus affligeant que celui d’une plèbe menée par ses instincts.

Quoi ! vous voulez qu’on dégrève les patentes, les loyers, le taux de l’intérêt, les taxes de douane, les droits de circulation et d’entrée, toutes réformes qui naturellement permettraient de produire en plus grande quantité les objets dits de luxe, et, cela fait, vous demandez qu’on rançonne ceux qui les achètent ! Savez-vous qui payera l’impôt de luxe ? L’ouvrier de luxe ; cela est de nécessité mathématique et commerciale.

Vous voulez qu’on impose la richesse à mesure qu’elle se forme, ce qui signifie que vous défendez à quiconque de s’enrichir, à peine de confiscation progressive. Franchise au pain d’avoine, taxe sur le pain de froment : quelle perspective encourageante ! quelle économie !

On parle beaucoup d’un impôt sur les valeurs mobilières. En matière d’impôt, il est difficile d’imaginer rien de plus agréable au peuple, qui généralement ne touche pas de dividendes. Le principe conduirait à imposer le revenu des cautionnements, l’intérêt de la dette consolidée et de la dette flottante, les pensionnaires de l’État, ce qui équivaudrait à une réduction générale des rentes et traitements. Mais ne craignez pas que le fisc procède avec cette généralité, ni qu’il fasse grand mal aux capitalistes que la mesure doit atteindre. Réduire, par l’impôt, le capital à la portion congrue, après l’avoir appelé dans la commandite et l’emprunt par l’appât d’un fort bénéfice, serait une contradiction choquante, qui perdrait le crédit de l’État et des compagnies et disloquerait la système.

Il y a des riches, soi-disant amis du peuple, qui trouvent ces inventions superbes : hypocrites, qui savent à fond comment on leurre la multitude, et qui dans la conscience de leur iniquité jugent prudent de faire eux-mêmes à la misère populaire la part du feu !

La balance des produits et des besoins, de la circulation et de l’escompte, du crédit et de l’intérêt, de la commandite, du droit d’invention et du risque d’entreprise, est-elle faite ? Si oui, vous n’avez plus rien à demander à l’industrie et au commerce, rien à leurs actionnaires, rien à l’anonyme. Si non, il faut la faire : jusque là votre projet d’impôt ne peut servir qu’à sauvegarder le parasitisme, en ayant l’air de le frapper : c’est une jonglerie.

Je disais à un de ces habiles :

Il existe, en dehors de la série fiscale, une matière imposable, la plus imposable de toutes, et qui ne l’a jamais été ; dont la taxation, poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière, ne saurait jamais préjudicier en rien ni au travail, ni à l’agriculture, ni à l’industrie, ni au commerce, ni au crédit, ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse ; qui, sans grever le peuple, n’empêcherait personne de vivre selon ses facultés, dans l’aisance, voire le luxe, et de jouir intégralement du produit de son talent et de sa science ; un impôt qui de plus serait l’expression de l’égalité même.

— Indiquez cette matière : vous aurez bien mérité de l’humanité.

— La rente foncière.

Allons, faux philanthrope, laissez-là votre impôt somptuaire, votre impôt progressif, et toutes vos adulations à la multitude envieuse ; imposez la rente de tout ce dont vous voudriez dégrever les autres impôts : personne n’en ressentira de gêne. L’agriculture demeurera prospère ; le commerce n’éprouvera jamais d’entraves : l’industrie sera au comble de la richesse et de la gloire. Plus de privilégiés, plus de pauvres : tous les hommes égaux devant le fisc comme devant la loi économique…

Démontrer cette proposition, c’est faire tout à la fois la théorie de la rente et de l’impôt, et, après en avoir expliqué la nature, en opérer la balance.

Les économistes ne sont point d’accord sur la nature de la rente : je vais, en disant moi-même ce qu’elle est, montrer la cause de ce dissentiment.

Point de richesse sans travail, ne fût-ce que celui de la simple appréhension : tout le monde est d’accord de ce premier principe.

Point de travail sans dépense de forces, laquelle dépense peut se ramener à quatre catégories : nourriture, vêtement, habitation, frais généraux, comprenant l’éducation du sujet, la pension de retraite, les chômages, maladies, sinistres. Ce second point n’offre de même aucune difficulté.

Prenant un travail quelconque, le coût de ce travail sera donc égal à la moyenne de ce que dépense un travailleur moyen pour se nourrir, se vêtir, se loger, etc., pendant tout le temps du travail.

Ceci posé, il peut se présenter trois cas :

Si le produit obtenu par le travail en rembourse les frais, il y a compensation : l’homme est dit vivre en travaillant, vivre au jour la journée, nouer les deux bouts… Cette condition, pendant quelque temps, peut paraître tolérable ; avec le temps, elle est insuffisante.

Si le produit, après avoir remboursé le travail de ses avances, donne un excédant, cet excédant est dit profit ou bénéfice ; entendu de la terre et des immeubles, il prend le nom de rente.

Si le produit ne couvre pas les frais du travail, il y a déficit : le travailleur se ruine, et, s’il s’obstine, il se consume infailliblement et meurt. Quand le travail ne se rembourse pas par le produit, il se rembourse par le sang, ce qui ne peut mener loin.

Mais, en partant de l’hypothèse d’une dépense moyenne et d’un travailleur moyen, nous sommes partis d’une hypothèse essentiellement variable : qui dit moyenne suppose variation, à l’infini. On conçoit donc que la rente, quelque nette qu’en soit l’idée, est au fond indéterminable : il est impossible de la séparer distinctement et avec précision du salaire.

En effet, si le travail est plus demandé, le produit plus offert, la rente baisse et tend à s’éteindre ; tout passe au salaire, il ne reste rien pour la rente. Si au contraire il y a demande des produits et offre du travail, la rente renaît et se multiplie ; le rentier s’engraisse pendant que le travailleur s’étiole.

En termes plus simples, si par quelque moyen le travail réduit ses frais ou est forcé de les réduire, la part regardée comme bénéfice sera plus grande, soit qu’elle aille tout entière à un maître ou propriétaire, soit qu’une partie reste aux mains du travailleur. Si les frais augmentent, la rente y passe ; il n’y a de surplus, de profit pour personne.

C’est donc en soi quelque chose d’éminemment variable, arbitraire et aléatoire que la rente ; quelque chose dont nous avons le concept, mais qui ne se définit que par le contrat, c’est-à-dire par un acte juridique étranger à la chose ; comme nous avons vu que la propriété se définit par la loi. Dans cette définition qu’opère seule la volonté des parties, le chiffre qui sert à désigner la rente peut n’être pas exact ; le fût-il, d’ailleurs, à un moment donné, que le moment d’après il ne le serait plus. Par le contrat, au contraire, en supposant la liberté et la bonne foi égales des deux parts, ce chiffre est réputé juste ; ce qui tombe au delà ou en deçà de la moyenne n’affecte pas le droit, c’est de la matière. C’est cette variabilité propre de la rente, que la volonté de deux contractants est seule capable par une fiction de droit de fixer, qui fait tant divaguer les économistes, la plupart, pour ne pas dire tous, s’efforçant de donner une définition fixe d’une chose qui de sa nature n’en comporte pas, et de subordonner à une pareille définition la science tout entière. (Voir au Dictionnaire de l’Économie politique l’opinion de MM. Ricardo, Carey, Passy, Bastiat.)

Mais il est encore une autre cause de division pour les économistes, et qui a son principe dans la première : elle consiste en ce que, la rente étant par elle-même indéterminable et ne pouvant se distinguer nettement du salaire, il est impossible, à priori et de par la théorie pure, de dire à qui doit être attribuée la rente, du propriétaire ou du travailleur.

M. Blanc Saint-Bonnet voit dans la rente la source des capitaux. « La propriété, dit-il, est le réservoir du capital. » Cette théorie de la formation des capitaux prend sous sa plume un air mystique qui en fait presque un huitième sacrement. Soit : je ne réfuterai pas une idée plus vieille qu’Ésope, et dont l’analyse a démontré de nos jours la pauvreté et l’insuffisance. Reste à savoir à qui sera attribué le capital.

Au fond, et à considérer le fait dans sa primitivité, la rente est la récompense du travail ; elle est son salaire légitime, elle lui appartient. Il ne vient pas à l’esprit du sauvage, quand il a tué un daim et qu’il se dispose à le manger avec sa famille, de faire deux parts de sa chasse et de dire : Ceci est ma rente, ceci est mon salaire. Et si, en raison du conflit économique et de l’exercice de la propriété, la coutume s’est établie parmi les propriétaires et entrepreneurs de réduire à la plus mince expression le salaire de l’ouvrier, afin de grossir d’autant leur rente, il ne faut pas s’imaginer pour cela que la rente soit donnée dans la nature des choses, au point que l’on puisse sans difficulté la reconnaître, comme on reconnaît un noyer au milieu d’une vigne. En fait, salaire et rente, à l’origine, se confondent ; et s’il fallait, à priori, décider à qui cette dernière, dans le cas où elle existe, doit être adjugée, la présomption serait acquise au travailleur.

En effet, on admet en principe que tout travail entrepris dans de bonnes conditions doit laisser au travailleur, en sus d’une consommation modérée, un excédant, une rente. La raison en est que la consommation elle-même est variable ; que, les premiers besoins satisfaits, il s’en manifeste d’autres, de plus en plus raffinés et coûteux, dont la satisfaction exige par conséquent qu’il puisse être largement pourvu aux autres. L’excédant de produit est donc tout à fait conforme à la dignité humaine, à notre faculté de prévision, de spéculation, d’entreprise ; en un mot, cet excédant est de notre droit. Le rentier présumé, ce serait donc, je le répète, à ne consulter que le fait brut, le travailleur.

Cependant la pratique sociale n’a pas voulu qu’il en fût ainsi ; et, quelque lésée que la classe travailleuse puisse se dire aujourd’hui, quelque revendication qu’elle ait droit d’élever, ce n’est pas sans une raison sérieuse que s’est faite cette distinction fondamentale de la rente et du salaire. C’est ce que je ferai toucher du doigt.

Pour que le travail soit fécond et puisse laisser une rente, bien des conditions sont requises, dont plusieurs ne dépendent pas de l’ouvrier, ne résultent point de son libre arbitre :

1o Conditions dans le travail : choix des instruments, méthode, talent, diligence ;

2o Conditions dans le sol et le climat ;

3o Conditions dans la société : demande des produits, facilité de transport, sécurité du marché, etc.

De cette classification il résulte que, si la condition première, nécessaire, de toute rente est le travail, une autre série de conditions dépend de la nature, et une troisième appartient à la société.

D’où il suit que la rente, en supposant toujours qu’elle existe, appartient pour une part au travailleur, qui la rend perceptible ; pour une seconde part à la nature, et pour une troisième part à la société, qui y contribue par ses institutions, ses idées, ses instruments, ses marchés.

La part de rente revenant au travailleur lui sera donc payée avec le salaire, duquel, dans la pratique, elle ne se distingue pas ;

La part revenant à la nature est payée au propriétaire foncier, qui est censé le créateur et l’ayant-droit du sol ;

La part revenant à la société lui arrive, partie par l’impôt, partie par la réduction du prix des choses, résultant de la facilité des relations et de la concurrence des producteurs.

Toute la question est donc de régulariser cette répartition, en faisant une balance exacte du doit et de l’avoir de chaque partie.

D’abord, il est un de ces comptes qui tend à disparaître : c’est le second, cette fiction légale par laquelle une part de la rente est assignée au sol, représenté par le tenancier ou propriétaire.

La propriété, avons-nous dit, est l’acte de préhension par lequel l’homme, antérieurement à toute justice, établit son domaine sur la nature, à peine d’être dominé par elle. Mais par cela même il implique contradiction que cet acte de préhension lui devienne un titre de redevance perpétuelle vis-à-vis du travailleur qu’il se substitue sur le sol, puisque ce serait lui attribuer vis-à-vis de celui-ci une action juridique en vertu d’un titre qui n’a rien de juridique, la préhension ; puisqu’en outre ce serait subordonner de fait le travailleur à la terre, tandis que le propriétaire qui renonce à l’exploiter obtiendrait sur elle un domaine métaphysique, ou, comme disent les légistes, éminent, qui primerait l’action effective du travailleur : ce qui répugne. La société autorise la préhension, dans certains cas elle l’encourage, la récompense même ; elle ne la pensionne pas.

Ajoutons qu’en suite de la balance qui a été faite entre le maître et le fermier, d’après les solutions précédentes, le propriétaire est devenu un producteur sui generis, dont les intérêts et les droits se confondent, vis-à-vis de la rente, avec ceux du fermier.

Resteraient donc en présence deux parties prenantes : l’exploitant, et la société.

Quelle sera d’abord la part de l’un et de l’autre ? Et le partage fait, qui percevra pour la société ?

La rente étant définie conventionnellement Ce qui excède la moyenne des frais d’exploitation, mon opinion est que, cette moyenne étant connue, ou autant que possible approximée, l’exploitant doit prélever, en sus du remboursement de ses avances, une part de rente, variable, selon les circonstances, de 25 à 50 p. 0/0 de la rente, et le surplus appartenir à la société.

Il n’est pas possible de donner une formule absolue de partage pour un compte dont les éléments peuvent varier à l’infini. Tout ce qu’il importe de dire, quant à présent, c’est que l’exploitant doit être servi le premier, conformément au principe du salaire ; et que le revenu social, ou l’impôt, doit se trouver principalement dans la rente. C’était la pensée des physiocrates que la rente foncière devait acquitter sinon la totalité, au moins la majeure partie de l’impôt ; c’est cette même pensée qui a fait commencer le cadastre.

Toutefois, il ne me semblerait pas bon que l’État absorbât chaque année pour ses dépenses la totalité de la rente, et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’il importe de restreindre toujours, le plus possible, les dépenses de l’État ; en second lieu, parce que ce serait reconnaître dans l’État, seul rentier désormais et propriétaire, une souveraineté transcendante, incompatible avec la notion révolutionnaire de Justice, et qu’il est meilleur pour la liberté publique de laisser la rente à un certain nombre de citoyens, exploitant ou ayant exploité, que de la livrer tout entière à des fonctionnaires ; enfin, parce qu’il est utile à l’ordre économique de conserver ce ferment d’activité qui, dans les limites et sous les conditions qui viennent d’être déterminées, ne parait pas susceptible d’abus, et fournit au contraire, contre les envahissements du fisc, le plus énergique contrepoids. Sur les 50 ou 75 p. 0/0 restants de la rente, une part sera donc prélevée pour le budget ; l’autre appartiendra au propriétaire.

Que l’on dise, si l’on veut, que la proportion suivant laquelle je propose de répartir la rente manque de précision, c’est un inconvénient que je reconnais d’autant plus volontiers qu’il exprime le fait fondamental sur lequel repose toute la théorie, à savoir l’indéfinissabilité de la rente.

Mais ce que l’on ne me fera jamais regarder comme juste, c’est que, tandis que l’État n’accorde aux brevetés d’invention qu’une jouissance de quatorze ans, il livre à perpétuité la rente du sol ; c’est qu’il n’en réserve rien pour le fermier ; c’est qu’il écrase d’impôts l’industrie, le commerce, le travail, pendant qu’il se prosterne devant une prélibation trop souvent parasite, et qui ne peut invoquer en sa faveur que le préjugé des siècles, le silence de la multitude et la mythologie du culte.

Quoi ! la communauté a d’innombrables charges, des travaux à exécuter, une police, une administration, des écoles à entretenir, et vous prétendez couvrir ces frais, balancer ces dépenses avec mon salaire ? Mais mon salaire, la moyenne de ce qu’un travailleur moyen dépense par jour, mon salaire c’est mon sang, c’est ma vie ; vie pesée, mesurée, balancée, nombrée, avec toute la sévérité de la Justice. Prenez la rente !

Vous voulez imposer la circulation, l’étalage, l’habitation, les mutations, l’initiative personnelle, le jour, la nuit, l’air, l’eau, le feu, la naissance, le mariage, la mort !… Mais toutes ces choses sont comme le travail et le salaire : la balance faite, il n’y a plus rien à en tirer. Là ne peut être votre revenu, parce que là il n’y a point d’excédant, point de reste. Encore une fois, adressez-vous à la rente.

La rente, part du roi, part du seigneur, part de l’Église, chez toutes les nations à l’état féodal, la rente est le revenu naturel de l’État, là où le roi, le noble et le prêtre ont disparu pour faire place à la démocratie ; et après l’État, de la nue propriété, objet de la compétition universelle, marque de la plus haute dignité civique : la rente, en un mot, c’est encore l’égalité, c’est l’impôt.

XXXIV

Population et Subsistances.

Si l’on réfléchit sur les balances dont je viens de donner les formules, on verra qu’elles reposent toutes sur ces quatre principes : d’un côté, que rien ne peut être tiré de rien, se produire en vertu de rien, être balancé par rien (ax. 2, 3 et 6); de l’autre, que l’homme veut être respecté dans sa chose comme dans sa personne, faute de quoi la Justice est violée.

Toute transaction entre l’homme et l’homme relativement aux objets de leur consommation et de leur industrie implique donc que le produit soit balancé par le produit, le travail par le travail, la dépense par la dépense, le service par le service, le crédit par le crédit, le privilége par le privilége, en deux mots la valeur par la valeur.

Il n’y a plus balance, il y a injustice, partant vol, désordre, crime et guerre latente, dès que l’un est obligé de fournir une valeur plus considérable pour une valeur moindre.

Dans l’incertitude où l’on est presque toujours de la valeur exacte des choses, ce n’est pas chose toujours facile que d’établir toutes ces balances : aussi peut-on dire qu’autant la spéculation agioteuse, basée sur l’anarchie, est intéressée à entretenir l’incertitude, autant la société est intéressée elle-même à entourer les transactions de toutes les lumières et garanties possibles.

Mais il n’y a pas rien à balancer que des valeurs dans la société ; il faut trouver aussi la balance des forces.

Les forces, en économie, sont de deux espèces.

J’appelle de ce nom, en premier lieu, tout principe d’action, tout mobile animique ou passionnel, toute combinaison de moyens servant à la production et à la multiplication des valeurs. Le travail est une force ; la division du travail ou son groupement est encore une force ; la propriété, la concurrence, l’échange, le crédit, la science appliquée à l’industrie, l’ambition, le luxe même et la rente, dans les limites que nous venons de lui assigner, sont des forces, les véritables forces du monde économique.

Toute force requiert, pour se manifester et agir, un lieu, une matière qui la récèle, d’où elle part comme la foudre part de la nue, la chaleur du soleil, l’attraction du corps grave.

Le foyer des forces économiques proprement dites est dans les forces de la nature, lesquelles deviennent ainsi pour l’économiste une seconde espèce de forces : la terre, la chaleur, l’électricité, l’eau, l’air, la végétation, les affinités chimiques, la vie, etc., capital primitif de l’humanité, instrument de son industrie et matière de sa richesse. L’homme lui-même, dont l’éducation est si longue, l’entretien si coûteux, peut être à son tour considéré comme une force naturelle : en sorte que, selon le point de vue où l’on se place, il participe des deux espèces de forces, et forme la transition qui unit le monde social à l’univers.

D’après ces définitions, la population est une force, une des grandes forces de l’économie.

Toutes ces forces doivent être balancées entre elles, dans chaque catégorie, et de l’une à l’autre catégorie.

Sur ce terrain, la science est fort peu avancée. Les économistes n’entendent généralement forces de production que les forces naturelles ; et parmi les problèmes que la balance des forces soulève ils ne se sont guère occupés que d’un seul, celui dont la matérialité devait frapper le plus leur imagination, le problème, comme ils l’appellent, de la population et des subsistances.

C’est celui dont nous allons essayer la solution.

L’homme est tout à la fois puissance de production, puissance de consommation et puissance de génération. Il crée la richesse et il la consomme ; de plus, en produisant et consommant, il se multiplie. En tant qu’il rassemble en sa personne toutes les forces de la première espèce, sa puissance productrice peut être considérée, de même que sa puissance génératrice, comme illimitée. Mais les forces naturelles dont il dispose ont une limite ; et l’on peut prévoir le jour où la terre et tout ce qu’elle contient manquera à l’homme, où le capital ne sera pas en proportion du groupe travailleur et de la consommation. On demande comment doit s’opérer l’équilibre.

La solution proposée par Malthus est connue. J’ose dire que la conscience publique, du moins en France, s’est irrévocablement prononcée contre son école, et l’on pardonnera à ma vanité de croire que je ne suis pas tout à fait pour rien dans le blâme qui l’a frappée. Le socialisme peut se vanter d’avoir été, sur la question de la population, le vengeur de l’honnêteté publique : il le sera jusqu’à la fin.

Je regrette que M. Joseph Garnier, dont je ne puis m’empêcher de reconnaître la parfaite loyauté et la franchise, se soit cru autorisé par l’exemple de l’Académie des Sciences morales et politiques à attacher son nom à la turpitude malthusienne ; mais, puisqu’il a cru devoir, dans une publication récente, relever cette scabreuse controverse, où mon nom se trouve mêlé, il ne trouvera pas mauvais que je lui réponde.

Voyons d’abord comment Malthus a posé le problème, et comment il en a compris l’équation. Ses disciples ont l’habitude d’accuser leurs adversaires de ne l’avoir pas lu et de n’en connaître que le fameux passage auquel Malthus doit sa célébrité. Je commence par déclarer que j’ai parfaitement lu Malthus, ainsi que le dernier ouvrage de M. Joseph Garnier, son disciple et continuateur, auquel j’emprunterai quelques citations.

La doctrine de Malthus, puisque doctrine il y a, se résume en cinq propositions.

1. — En principe, dit Malthus, et après lui M. Joseph Garnier, nous pouvons tenir pour certain que la population, si aucun obstacle ne s’y opposait, se développerait incessamment, suivant une progression géométrique et sans limites assignables, au point de doubler en peu d’années.

Une partie du livre de Malthus est employée à recueillir les faits qui prouvent cette tendance de la population.

2. — En fait, nous sommes en état de prononcer, en partant de l’état actuel de la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique.

Suit encore l’exposé des faits qui, selon Malthus, démontrent cette seconde proposition.

3. — Qu’arrive-t-il, se demande alors le laborieux compilateur, lorsque la population, obéissant à sa tendance, dépasse les moyens qu’elle a de subsister ? — Le surplus est expulsé par la famine et les maladies, auxquelles il faut joindre les infanticides, les avortements, les expositions d’enfants, la guerre.

Un large espace est consacré par l’auteur à l’exposition de ces moyens répressifs, que la nature et l’homme emploient pour ramener l’équilibre.

4. — Mais, observe ici Malthus, ce système de répression est anormal ; il accuse l’imprévoyance de l’homme ; la raison le repousse, et la morale avec elle.

Ce que la force des choses exécute par la famine, et le désespoir de l’homme par le carnage, il dépend de notre liberté de l’opérer par la limitation préventive du nombre des naissances, ou pour mieux dire des grossesses. Ce moyen de prévention est ce que Malthus nomme moral restreint, restriction ou contrainte morale.

5. — Ici Malthus et son école ont parfaitement senti que la pudeur publique s’effaroucherait ; qu’elle trouverait le système préventif aussi déplorable que le système répressif, et non moins immoral.

Les Malthusiens soutiennent donc la moralité de l’onanisme, qu’ils recommandent sous le nom de restriction morale. Ils combattent le préjugé biblique qui a fait de cette pratique une chose honteuse et détestable, rem detestabilem, et s’attachent à détruire les scrupules, en montrant que la perte volontaire des germes est chose aussi insignifiante de sa nature que les pollutions qui arrivent dans le sommeil, en effrayant les parents sur les suites de leur indiscrétion, etc.

Ils insistent surtout sur l’inutilité des moyens proposés comme remèdes à l’excès de population, tels que émigration, augmentation de produit, diminution des charges publiques, destruction du parasitisme, réformes sociales, etc.


Telle est, dans son ensemble, la théorie dite de Malthus.

Afin qu’on ne m’accuse pas de chicaner sur les mots, je ferai observer, avec toute l’école, que Malthus, en opposant la progression géométrique 2, 4, 8, 16, 32, 64, à la progression arithmétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, etc., la première représentant la tendance de la population, la seconde l’accroissement effectif des subsistances, n’a pas entendu dire qu’elles fussent ni l’une ni l’autre l’expression littérale de deux lois économiques, mais seulement une comparaison servant à expliquer le rapport de deux mouvements, l’un tendantiel et possible, celui de la population ; l’autre effectif, celui de la richesse.

« En deux mots, dit M. Joseph Garnier, la population a une tendance organique et virtuelle à s’accroître plus rapidement que les moyens d’existence : d’où résulte le progrès de la misère. »

Du reste, les économistes du restreint moral, MM. Joseph Garnier, Gustave de Molinari, Rossi, Dunoyer, John Stuart Mill, Guizot, l’Académie des Sciences morales et politiques, se plaignent de l’impopularité qui, en Angleterre et en France, s’est attachée au nom de Malthus. Ils accusent le clergé de toutes les églises d’entretenir sur ce point l’ignorance, la superstition, c’est-à-dire l’incontinence génératrice, et par suite le paupérisme ; ils recommandent la recette à l’attention des hommes d’État, demandant qu’elle soit prêchée en chaire et enseignée dans les écoles, aussi bien que les dix commandements de Dieu, affirmant qu’il n’y a pas d’autre remède au paupérisme et au crime, pas d’autre préservatif contre le socialisme et la Révolution.

Si quelque chose m’a jamais étonné, c’est que des hommes instruits, des académiciens, des professeurs rompus aux règles de la logique et des mathématiques, aient pu découvrir dans les cinq propositions de Malthus une ombre de sens commun.

Est-ce donc ainsi que procèdent les savants dans la construction de ces belles théories qui ont pour objet d’expliquer les phénomènes de la nature et l’ordre de l’univers ?

En premier lieu, Malthus nous dénonce une tendance de la population à doubler, si rien ne lui fait obstacle, dans une courte période, soit tous les dix-huit, vingt-cinq ou trente ans.

Je regarde pour ma part cette tendance comme empiriquement prouvée ; et ce qu’on a dit pour l’infirmer me semble pur verbiage.

Mais tout phénomène a une cause, une raison ; il rentre dans une série ; et ici se présente une question dont Malthus n’a dit mot.

Toutes les forces économiques sont dans le même cas que la population : si rien ne leur fait obstacle, elles tendent à se développer indéfiniment, et à envahir le système. J’en citerai tout à l’heure un exemple. C’est cette tendance, mal dirigée, mal équilibrée, des forces économiques, qui produit les anomalies sociales et appelle les révolutions.

Il s’agit donc de savoir si la cause qui entraîne la population à ce développement exorbitant est normale ou anormale. Est-ce un fait de l’ordre zoologique ou de l’ordre humain ? Appartient-elle à la société régulièrement organisée, constituée selon la Justice ? ou ne serait-elle par hasard que la résultante de l’anarchie économique, de ce régime de subversion et d’inégalité, entretenu depuis tant de siècles, qui sous couleur de religion subordonne la nature humaine à la nature animale, et que l’école de Malthus s’efforce de consacrer par sa prétendue science et son autorité ?

La chose valait la peine qu’on l’examinât : comment argumenter d’une tendance quand on n’en connaît ni le principe ni la signification ? Comment ériger sur cette tendance un système ?

Je nie, quant à moi, la tendance au doublement dans une population égalitaire ; je l’impute, cette tendance, au défaut d’équilibre qui règne dans toutes les parties du corps social ; je soutiens que, la balance faite, d’abord entre les valeurs, puis entre les forces économiques proprement dites, elle existerait, ipso facto, entre celles-ci et les forces naturelles : j’expliquerai tout à l’heure cette équation. Malthus et l’Académie des Sciences morales soutiendront-ils que cette balance préalable est inutile ; que la différence des milieux ne change rien au phénomène ; que la science économique n’admet pas les anomalies, les subversions, les perturbations, les monstres ?…

Passons à la seconde proposition.

Après avoir dénoncé la tendance au doublement de la population dans une courte période, Malthus signale un fait bien autrement épouvantable : c’est que tandis que la population suivrait, si rien ne s’y opposait, une progression géométrique, l’accroissement des subsistances n’aurait lieu que selon une progression arithmétique.

J’admets encore ce fait, au même titre que j’ai admis tout à l’heure la tendance, c’est-à-dire comme un résultat empirique de l’observation.

Mais je réitère ma demande : ce fait est-il normal ou anormal ? Nous donne-t-il l’expression exacte du développement de la richesse, comparé à celui de la population, dans un milieu régulier ? ou ne faut-il pas y voir un nouveau phénomène de subversion, résultant de l’inégalité générale ?

Il est démontré que la balance entre les parties du livre social n’existe nulle part ; que partout il y a erreur, fraude et rapine ; que l’inégalité des conditions et des fortunes, supposée naturelle et providentielle, résulte au contraire de la violation de la Justice dans les rapports économiques ; enfin, que c’est l’absence de Justice dans la répartition des produits, le défaut de balance dans les transactions et les comptes, qui empêche le développement des forces économiques, arrête la production et crée le déficit. Tout cela est aujourd’hui prouvé ; Malthus et son école n’ont certes pas établi le contraire. Ils acceptent de confiance le statu quo ; ils ne le justifient pas.

De quel droit donc, après avoir pris pour majeure de leur syllogisme une tendance organique, sans se demander si cette tendance est légitime ou illégitime, effet du hasard ou de la civilisation, acceptent-ils pour mineure un fait, sans examiner davantage si ce fait est l’expression fidèle de la vérité, s’il ne couvre pas lui-même une tendance qui corrige, annule ou compense l’effet de la première ; s’il est, en un mot, de subversion ou d’ordre ? Tout cela est-il d’une logique sévère, d’une observation méthodique et rationnelle ?

J’insiste sur ce point, qui est capital dans la question.

D’après les statistiques officielles, la population des États-Unis, ne rencontrant pas d’obstacle à sa tendance, a doublé, de 1782 à 1850, à peu près tous les vingt ou vingt-cinq ans. Mais on oublie d’ajouter que la richesse des États-Unis, ne rencontrant pas non plus d’obstacles, a doublé et plus que doublé dans la même période. Et c’est tout simple. Des hommes qui s’associent, qui combinent leurs efforts, qui au travail manuel ajoutent comme moyen d’action les grandes forces économiques, la division du travail, le groupement des forces, la mécanique, etc. ; des hommes placés dans de telles conditions développent plus de richesse que de population ; ils produisent plus vite qu’ils n’engendrent, et, tandis que le mouvement des générations parmi eux semble confirmer la théorie de Malthus, le mouvement de la production la contredit. C’est là un fait grave, de moins en moins aperçu, il est vrai, dans nos vieilles sociétés anti-juridiques, mais dont il importe de tenir compte.

« Je suppose que deux hommes, isolés, sans instruments, disputant aux bêtes leur chétive nourriture, rendent une valeur égale à 2 : que ces deux hommes changent de régime et unissent leurs efforts ; qu’ils multiplient leur puissance par la division, par les machines, par l’émulation qui vient à la suite, leur produit ne sera plus comme 2, il sera, je suppose, comme 3, puisque chacun ne produit plus seulement par soi, mais aussi par son compagnon. Si le nombre des travailleurs est doublé, la division devenant, en raison de ce doublement, plus grande qu’auparavant, les machines plus puissantes, le concours plus énergique, ils produiront comme 6 ; si leur nombre est quadruplé, comme 12. Cette multiplication du produit par la division du travail, les machines, la concurrence, etc., a été démontrée maintes fois par les économistes : c’est une des plus belles parties de la science, le point sur lequel tous les auteurs sont unanimes…

« Donc, si la puissance de reproduction génitale est comme 2, 4, 8, 16, 32, 64, la puissance de reproduction industrielle sera comme 3, 6, 12, 24, 48, 96. — En autres termes, dans une société régulièrement organisée, tandis que la population s’accroît selon une progression géométrique dont le premier terme est 2, la production s’accroît selon une progression géométrique dont le premier terme est 3. » (Système des Contradictions économiques, t. II, p. 319, édition de Garnier frères.)

Voilà ce que j’écrivais en 1845, après avoir lu Malthus. Serait-ce un parti pris chez ses disciples, après avoir crié qu’on ne les lit pas, de ne pas lire non plus leurs adversaires ?

De ces deux redressements, tant sur la tendance de la population que sur celle de la production, il résulte déjà que le problème a été mal posé par Malthus. Il devait dire :

1. En principe la population, considérée dans sa cause purement organique, tend à s’accroître, si rien ne lui fait obstacle, selon une progression géométrique, par chaque période de 18, 2o, 30 ans ou au delà.

Sous ce rapport, il en est de la race humaine comme de toutes les espèces animales et végétales : sa puissance de reproduction est de soi illimitée ; et elle agit avec une rapidité prodigieuse.

2. En principe aussi la production, si rien ne l’entrave, tend à s’augmenter à son tour selon une progression géométrique, plus rapide encore que la première.

De cette manière, la production dans une société travailleuse allant plus vite que la population, il resterait à la fin de chaque période un solde de richesse non consommée, expression du progrès social dans l’industrie et le bien-être.

3. Or, en fait, et nonobstant les quelques exemples qu’on peut citer de cet accroissement rapide et simultané de la population et de la richesse, ce n’est pas ainsi, dans notre vieux monde, que les choses se passent. D’un côté, ni la population ni la production ne vont de ce pas, et, ce qui est plus étrange, la seconde est toujours en arrière de la première. D’autre part, il est manifeste que, la terre, étant limitée, par conséquent le capital naturel de l’humanité ayant des bornes, population et richesse ne peuvent s’augmenter indéfiniment.

4. Plusieurs questions se présentent donc à résoudre.

En premier lieu, la raison, le travail et la Justice, les trois grandes facultés qui distinguent l’homme du reste des animaux, ne modifient-elles pas, par leur développement, la fécondité naturelle de l’espèce ?

Qu’est-ce qui, d’un autre côté, trouble le développement de la production et retarde sa marche ?

Enfin, élimination faite des éléments subversifs et anormaux dont la présence peut être signalée dans les deux séries, quelle est la loi d’équilibre de la population, dans ses rapports avec la richesse produite et avec l’étendue du globe ?

Nul doute que, si Malthus se fût posé le problème en ces termes, il ne fût arrivé à des conclusions toutes différentes.

Il n’eût pas accolé ensemble, comme prémisses de son raisonnement, deux quantités incommensurables, une tendance organique et un fait empirique ; la première acceptée de confiance et sans discernement, le second contraire à toutes les données de la science.

Il aurait compris que l’équilibre cherché devait se trouver entre deux forces corrélatives agissant en pleine liberté, dégagées par conséquent de toutes les causes perturbatrices qui en faussent l’expression.

Il se serait dit que, si la famine, les maladies, la guerre, l’infanticide, la prostitution et l’avortement, sont les moyens, anormaux et violents, qu’emploie la nature contre les populations indisciplinées et exorbitantes, il n’y aurait pas plus de raison dans le restreint moral imaginé par lui pour remplacer les susdits moyens ; qu’une pareille intervention du libre arbitre, loin de remédier au mal, ne ferait que le consacrer, en accusant l’imprévoyance de la nature, l’absurdité de la science, et l’ignominie de la société.

Arrêtons-nous un moment sur cette étrange morale de Malthus, publiquement enseignée et encouragée par l’Académie des Sciences morales et politiques.

Si vous disiez à un enfant : Voici une montre, je vous la donne ; elle ne marche pas toute seule ; mais, chaque fois que vous entendrez sonner l’horloge à la ville, vous n’avez qu’à pousser l’aiguille et la mettre sur l’heure, — cet enfant rirait de vous. — C’est assez que je la remonte tous les soirs, répondrait-il ; je ne dois pas m’occuper du reste.

Il en est ainsi de l’organisme social, avec cette différence cependant que la société, pas plus que le système planétaire, n’a jamais besoin qu’on la remonte ; le mouvement lui est donné et son équilibre assuré pour l’éternité. Tout ce qu’elle nous demande est de marcher avec elle, c’est-à-dire de travailler, et de pratiquer la Justice. À cette condition la terre, quoiqu’elle n’ait que dix mille lieues de circonférence, et que les trois quarts de sa superficie soient couverts par l’Océan, ne nous manquera pas, le couvert non plus.

L’école de Malthus n’est pas de cet avis.

Elle, qui à l’occasion affecte le plus profond respect pour la religion et la Providence, sur la question de population se montre d’une incrédulité brutale. Elle, qui en tout et partout professe le laissez-faire laissez-passer, qui reproche aux socialistes de substituer leurs conceptions aux lois de la nature, qui proteste contre toute intervention de l’État, et réclame à cor et à cri la liberté, rien que la liberté, n’hésite pas, dès qu’il s’agit de la fécondité conjugale, à crier aux époux : Halte, malheureux ! quel démon vous sollicite ? Ne pouvez-vous faire l’amour sans faire d’enfants ?… Oubliez-vous que la population tend à croître en progression géométrique, tandis que les subsistances ne s’augmentent qu’en raison arithmétique ?…

Bref, l’école de Malthus enseigne que, le mouvement de la population allant trop vite, sans qu’elle puisse dire pourquoi, il faut serrer le frein… Nous ne devons pas de médiocres remercîments à M. Joseph Garnier d’avoir enfin eu le courage de jeter la honte aux chiens, et de dire en termes catégoriques en quoi consiste la recette préventive de Malthus, ou moral restreint.

Vous connaissez. Monseigneur, l’histoire de ce petit-fils de Jacob qui, invité par son père Judas, en vertu du lévirat, à s’approcher de sa belle-sœur Thamar, devenue veuve sans enfants, et à créer par son union avec elle une postérité à son frère défunt, trompait la nature, semen fundebat in terram, et fut frappé de Dieu pour cette abomination, quòd rem detestabilem faceret. Le nom d’Onan a passé à la postérité par son infamie : il sert à désigner le vice honteux qui décime la jeunesse, et dont Tissot a fait une peinture si effrayante, l’onanisme.

Eh bien ! l’onanisme, l’onanisme à deux, entendons-nous, est le moyen préventif indiqué par Malthus contre la sur-procréation des enfants : c’est ce qu’il appelle restreint moral. C’est ainsi que la science sait relever les œuvres même du péché. Désormais il ne faut plus dire onanisme, il faut dire malthusianisme.

Le raisonnement est très-simple : Si la thèse fondamentale de Malthus est prouvée, — la tendance de la population à s’accroître en progression géométrique, pendant que les subsistances ne s’augmentent qu’en progression arithmétique, — ne vaut-il pas mieux, par une sage prévoyance, prévenir la conception que de donner le jour à des êtres condamnés à mourir de faim ?

M. Joseph Garnier cite ses autorités.

En 1832, M. Ch. Dunoyer, aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences morales, étant préfet d’Amiens, n’hésitait pas à donner aux classes indigentes de son département le conseil de Malthus.

« Les classes les plus à plaindre de la société, disait-il, ne parviennent à s’affranchir de leur douloureux état qu’à force d’activité, de raison, de prudence, de prudence surtout dans l’union conjugale, et en mettant un soin extrême à éviter de rendre leur mariage plus prolifique que leur industrie. »

Ces paroles furent vivement critiquées par le clergé du diocèse et une partie de la presse parisienne. M. Dunoyer y répondit dans un Mémoire à consulter, Paris, 1835 :

« Il est incroyable, dit-il, que l’action d’appeler des hommes à la vie, celle sans contredit des actions humaines qui tire le plus à conséquence, soit précisément celle qu’on a le moins senti le besoin de régler, ou qu’on a réglée le plus mal. On y a mis, il est vrai, la façon de l’acte civil et du sacrement ; mais, le mariage une fois contracté, on a voulu que ses suites fussent laissées, pour ainsi dire, à la volonté de Dieu. La seule règle prescrite a été qu’il fallait, ou s’abstenir de tout rapprochement, ou ne rien omettre de ce qui pourrait rendre l’union féconde. Tant que des époux peuvent croire qu’ils ne font pas une œuvre vaine, la morale des casuistes ne trouve rien à leur reprocher ; qu’ils se manquent à eux-mêmes, qu’ils abusent l’un de l’autre, qu’ils se dispensent surtout de songer au tiers absent et peut-être infortuné qu’ils vont appeler à la vie sans s’inquiéter du sort qui l’attend, peu importe : l’essentiel n’est pas qu’ils s’abstiennent d’un acte triplement nuisible, l’essentiel est qu’ils évitent de faire un acte vain. Telle est la morale des casuistes ; morale à rebours de tout bon sens et de toute morale, car ce que veulent le bon sens et la morale, ce n’est sûrement pas tant qu’on s’abstienne de faire des actes vains que de faire des actes nuisibles.

« Aussi la vérité, en dépit de ces graves sottises, est-elle que, si des époux ne doivent pas regarder comme blâmable tout rapprochement qui ne tendrait pas à accroître leur postérité, ils ont pourtant, même dans les rapprochements les plus autorisés et au sein de l’union la plus légitime, des ménagements à garder, soit envers eux-mêmes, soit l’un envers l’autre, soit l’un et l’autre envers les tiers qui peuvent être les fruits de leur union. »


Consulté à diverses reprises, par MM. Louis Leclerc et Joseph Garnier, sur la moralité d’une telle prudence, M. Dunoyer répond qu’il trouve un pareil doute peu raisonnable. Il va jusqu’à dire que le précepte de Malthus est tout aussi pudique que le sixième et le neuvième commandement du Décalogue, et qu’après ce distique :

L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement,

il serait à propos de placer cette autre recommandation, bien plus essentielle :

L’œuvre de chair accompliras
En mariage prudemment.

M. John Stuart Mill, dans ses Éléments d’économie politique, 1845, s’exprime avec la même rondeur que M. Dunoyer, et il fait cette réflexion :

« Le peuple ne se doute guère de tout ce que lui coûte cette pruderie de langage. On ne peut pas plus prévenir et guérir les maladies sociales que les maladies du corps sans en parler clairement. »

Et ailleurs :

« Il n’y a pas d’autre sauvegarde pour les salariés que la restriction du progrès de population… Malheureusement le sentimentalisme, plutôt que le sens commun, domine les discussions qui ont lieu sur cette matière. »

À en croire ces messieurs, c’est dans l’intérêt du peuple, dans l’intérêt de la femme comme dans celui des malheureux enfants destinés à périr, qu’ils insistent sur le commandement malthusien.

Rossi va jusqu’à accuser la classe exploitante, la bourgeoisie, de pousser à l’excès de population par un motif de cupidité. En multipliant outre mesure les ouvriers, dit-il, elle s’assure le bas prix de la main-d’œuvre. Si pareille calomnie tombait d’une bouche socialiste, la Justice, jugeant sans jury, condamnerait le diffamateur à trois ans de prison et à la perte de ses droits civils.

« Les simples ne comprennent pas et ne comprendront jamais la question. L’économie sociale est pour eux lettre close. Ils ne voient dans l’affaire que les vives amorces du jeune âge, et le danger que ces flammes comprimées n’éclatent par quelque désordre…

« Les habiles au contraire connaissent le fond des choses :pour eux ces lieux communs (providence, confiance, espérance) ne sont pas l’expression, mais le déguisement de la vérité. Ils savent que plus il y a de travailleurs, plus, toutes choses égales d’ailleurs, les salaires sont bas et les profits élevés. Tout s’explique par cette formule, et en particulier le pacte d’alliance entre les habiles et les simples. Ils sont du même avis, parce que les uns ne saisissent point, et que les autres saisissent très-bien le fond de la question…

« Quant à nous, nous dirons aux travailleurs, aux jeunes gens : Que la prudence pénètre dans les mariages et préside à l’établissement de chaque famille, et l’on n’aura plus à s’inquiéter du sort de l’humanité… »

Je ne reconnais pas à ce langage le prudent économiste qui, à propos de la division du travail, faisait remarquer qu’autre chose est l’économie politique et autre chose la morale ; que, si l’application du principe de division entraîne à des conséquences incompatibles avec la dignité humaine, cela n’infirme pas la valeur du principe, mais soulève un problème à résoudre ultérieurement par la science sociale.

Que ne faisait-il de même pour la population ! En l’état actuel des choses, aurait-il dit simplement, il y a défaut de balance entre le mouvement de la population et celui des subsistances. Cette disproportion accuse tout à la fois une lacune dans la science et un désordre dans la pratique sociale. Elle soulève un problème que l’économie politique, d’accord avec la physiologie, la psychologie et la morale, doit résoudre, mais que Malthus a tranché sans l’entendre.

Bastiat lui-même, le chaste Bastiat, apporte à la thèse la pompe de son style. Les autres avaient parlé au nom de l’humanité, au nom de la morale, au nom des intérêts sacrés de la femme et de l’ouvrier ; lui, il parlera au nom de la pudeur.

L’onanisme pratiqué à la mode de Malthus, dans le but indiqué par Malthus, suivant Bastiat est une loi de la pudeur même. Il en trouve la preuve dans la réserve dont s’entoure l’amour honnête, dans la sévérité de l’opinion, qui flétrit la fornication, le concubinage, l’inceste, et jusque dans l’institution sacrée du mariage. Toutes ces choses, à son avis, n’ont de sens et de valeur que parce qu’elles sont une révélation spontanée du moral restreint :

« Qu’est-ce que cette sainte ignorance du premier âge, la seule ignorance sans doute qu’il soit criminel de dissiper, que chacun respecte, et sur laquelle la mère craintive veille comme sur un trésor ?

« Qu’est-ce que la pudeur qui succède à l’ignorance, arme mystérieuse de la jeune fille, qui enchante et intimide l’amant, et prolonge, en l’embellissant, la saison des innocentes amours ?…

« Qu’est-ce que cette puissance de l’opinion qui flétrit les relations illicites, cette rigide réserve, ces institutions sacrées ;que sont toutes ces choses, sinon l’action de la loi de limitation manifestée dans l’ordre intelligent, moral, préventif ?

« Est-il possible de nier que l’humanité intelligente n’a pas été traitée par le Créateur comme l’animalité brutale, et qu’il est en sa puissance de transformer la limitation répressive en limitation préventive ?… » (Harmonies économiques, 2e édit.)


M. Joseph Garnier donne le compte-rendu d’une séance de l’Académie des Sciences morales et politiques dans laquelle MM. Dunoyer, Villermé, Guizot, Léon Faucher et lord Brougham prirent successivement la parole sur la question de population. Tous, en ce qui concerne le moral restreint, sont de l’avis de Malthus. S’ils font quelques réserves, c’est sur l’énoncé mathématique de ses deux premières propositions : pour ce qui est de la prévoyance recommandée par Malthus, et de sa morale, pas la moindre difficulté. M. Passy reconnaît les éminents services que Malthus a rendus à la science ; M. Guizot le loue au nom de la législation et de la politique ; M. Léon Faucher, parlant pour ne rien dire, se réunit à l’opinion de M. Passy, que confirme celle de M. Guizot.

Enfin, dit M. Joseph Garnier, les idées de Malthus ont été professées et défendues par la plupart des économistes modernes, parmi lesquels J.-B. Say, Destutt de Tracy, James Mill, Mac-Culloch, Sismondi, Duchâtel, Chalmers, Dunoyer, Rossi, Thobnton, John Stuart-Mill, Gust. de Molinari, Dupuynode, lui paraissent mériter une mention particulière. Je pourrais citer beaucoup d’autres noms ; je ne crois pas que les titulaires y tiennent.

Il me semble avoir écrit quelque part, je ne sais plus où, à propos de cette morale des malthusiens, morale de cochons !… Je demande pardon de la grossièreté de l’épithète, que je n’entends certes appliquer à personne. Mais quel sentiment puis-je éprouver à la vue de ce cénacle de soi-disant économistes, vieux praticiens du restreint moral, refaisant les lois de la pudeur, caricaturant le Décalogue, décidant avec gravité qu’il y a urgence de guérir le peuple de ses scrupules à l’endroit de la masturbation conjugale, et tout cela pour l’honneur d’une prétendue doctrine qui serait la honte de la science, quand elle ne serait pas la honte de la morale ?

C’est au palais de l’Institut, à l’Académie des Sciences morales et politiques, tribunal suprême des mœurs françaises, que se tiennent ces conférences. Ceux qui prennent part à la délibération sont les plus haut placés dans l’administration et l’enseignement. M. Dunoyer a été préfet ; M. Duchâtel, ministre ; M. Léon Faucher, ministre ; M. Guizot, ministre et professeur : on l’a surnommé, je ne sais pourquoi, l’austère ; Rossi était professeur ; J.-B. Say professeur ; M. Joseph Garnier est professeur ; tous défenseurs de la religion, de la morale, du mariage et de la famille, contre le socialisme anti-malthusien, et, hors ce qui regarde la procréation des enfants, partisans du laissez faire laissez passer.

Voyez-vous la jeunesse française, celle qui suit les cours du collége de France et de la Sorbonne, tous ces étudiants de l’école de droit, de l’école de médecine, de l’école normale, de l’école polytechnique, de l’école des mines, de l’école des ponts et chaussées, s’instruisant, à dix-huit ans, à la pratique de la restriction préventive, passant des leçons de Malthus à la Closerie des Lilas, et se préparant par l’amour libre, garanti sans progéniture, à la stérilité du mariage, qu’ils devront plus tard, comme magistrats, professeurs, médecins, ingénieurs, propager parmi le peuple ?… M. Thiers, qui ne se pique pas d’austérité, lui, a eu le malheur de qualifier cette débauche d’outrage à la nature : on lui a prouvé qu’il n’avait pas le sens commun. Niais, en effet, qui s’en va prendre au sérieux le travail, la propriété, l’hérédité, la Révolution aussi sans doute, et qui ne s’aperçoit pas que la question économique et sociale se résout en un mot, l’expulsion des germes inutiles !

Le lapin, dans l’intérêt de ses plaisirs, châtre ses petits ; le matou dévore les siens. L’antiquité, obéissant à cet instinct de brutes, pratiqua l’avortement, l’exposition des enfants, la castration, la prostitution, la polyandrie ; plus de dix-sept siècles avant J.-C. nous voyons le restreint moral en usage parmi les patriarches. Je ne parle pas de l’esclavage, de la misère et de la guerre, qui complètent cet affreux système. C’est ainsi que sous la loi d’inégalité s’établit l’équilibre entre les subsistances et la population.

Mais la conscience des peuples n’a cessé de protester contre ce hideux système. L’esclavage a en partie disparu ; l’avortement, la castration, l’exposition des enfants sont réputés crimes ; la prostitution est flétrie ; le commerce international amortit le coup des disettes ; la guerre elle-même tend à disparaître. Reste l’onanisme, irrévocablement condamné chez le solitaire, mais dont il ne tiendra pas à Malthus, à MM. Guizot, Dunoyer, Rossi et consorts, que nous ne fassions, dans le mariage, une vertu !

Me fais-je donc illusion ? Et quand, appelant le restreint moral de son véritable nom, je le range dans la série des moyens répressifs que Malthus lui-même a repoussés ; quand je fais de la pratique onaniste le dernier terme ou le premier, comme on voudra, d’une série abominable, est-ce moi qui suis le sophiste, comme j’ai eu l’honneur de me l’entendre dire tant de fois, et les autres sont-ils les vrais savants, les vrais moralistes, les vrais sages ?

Ne saurait-on comprendre, d’abord, qu’entre le moyen mécanique préconisé par Malthus et par l’Académie des Sciences morales, et l’avortement, il n’y a pas, au point de vue de la morale, de différence essentielle ; que, si les époux ont des ménagements à garder, comme dit M. Dunoyer, envers le tiers non conçu, ils n’en ont pas de moindres envers ce même tiers après qu’il a été conçu ; que par conséquent le père, la mère, ou tous les deux, bientôt on dira l’État, étant juge du sort qui attend ce tiers infortuné, il n’y a pas plus de crime dans le ministère de la sage-femme qui détruit un fœtus de quarante jours ou de trois mois que dans l’acte du père qui supprime le germe, semen fundit in terram, avant la conception ? Et, ce pas franchi, la répression ne s’arrête plus : nous rétrogradons de terme en terme jusqu’au cannibalisme.

D’autre part, est-il si difficile de concevoir que, le restreint moral étant la condition désormais obligée des relations amoureuses, le mariage, considéré jusqu’ici comme une union sacramentelle, se résout en fornication simple ; qu’avec lui s’évanouit la famille ; de sorte que nous n’échappons à la sur-population que pour tomber dans la dépopulation ?

Pour moi, je le déclare au risque de me voir traiter une fois de plus de Cassandre, si les idées de Malthus

devaient un jour prévaloir, ce serait fait de l’humanité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je dirai en peu de mots en quoi consiste la balance de la population, renvoyant pour le développement des principes sur lesquels repose toute cette théorie à d’autres études.

Le monde moral, comme le monde de la nature, existe par lui-même, assis sur des lois certaines, équilibré dans toutes ses parties.

De même que dans les transactions mercantiles et industrielles, la valeur balance ou paye la valeur, que le salaire fait équilibre au produit, le loyer au prêt, le service au service, ainsi, dans l’économie générale, la puissance ou la force fait équilibre à la force. C’est par leur opposition mutuelle, non par une restriction arbitraire, que les forces économiques se contiennent l’une l’autre, que la propriété, par exemple, sert de contre-poids à la communauté, la force collective à la division, la concurrence au privilége, etc.

Dans le problème de la population et des subsistances, quelle est la force qui pousse à la multiplication des sujets ? — La force génératrice.

Tandis que Malthus, en vrai doctrinaire, ose intervenir entre l’homme et la femme au moment de l’union, et arrêter, par un procédé qui ne diffère en rien des moyens de répression condamnés par lui-même, l’absorption de la semence, il s’agit simplement pour moi de découvrir la force dont le développement doit faire équilibre à la puissance génératrice, et de lui donner l’essor.

Cette force, quelle est-elle ?

Dans mon Système des contradictions économiques, publié en 1845, j’avais cru la découvrir dans le travail.

L’homme qui fait une dépense considérable de force, soit musculaire, soit cérébrale, ne peut pas, disais-je, vaquer dans la même proportion aux œuvres de l’amour : il s’épuiserait rapidement. — Il y a donc opposition entre les deux forces ; et dans une société bien ordonnée, établie sur la Justice, l’égalité de condition, l’équivalence de l’instruction, la somme du travail croissant d’ailleurs toujours pour la société et pour les individus, la chasteté des mœurs allant du même pas, il est rationnel de présumer que l’équilibre s’établira de lui-même.

Telle était en substance la théorie que j’opposais dès 1845 à la prétendue doctrine de Malthus. Elle offre cet incontestable avantage d’être conçue dans les principes de la science économique, qui n’est autre que la science de l’équilibre des forces et des valeurs ; de plus, elle est irréprochable au point de vue de l’éthique. Il a plu à MM. Joseph Garnier et Gustave de Molinari de voir dans cette théorie une adhésion déguisée aux idées de Malthus, un restreint moral d’une espèce peut-être plus pudique, mais qui en définitive rentrait dans la prévention malthusienne. Je laisse au lecteur le soin d’apprécier cette assimilation.

Dans le milieu créé par l’inégalité traditionnelle, et défendu comme légitime par les malthusiens, l’homme, ainsi que je le démontrerai plus tard, est lascif et incontinent ; comme la bête, dont il partage la condition, il tend à une multiplication illimitée, aveugle. De là le système répressif, déchaîné par la nature, et dont Malthus retient le premier terme, l’onanisme.

Au contraire, dans le régime de Justice appliquée, et conséquemment d’équilibre général, que le but de la Révolution est d’établir, l’homme, chaste par prédilection, ordonné dans son mariage, dans ses amours, dans toute sa vie, n’a plus besoin qu’on le retienne : il est ce qu’il doit être, et la population se trouve, comme lui, en équilibre.

Cette théorie, tout incomplète qu’elle fût, avait frappé Bastiat, qui tâcha de s’en rapprocher dans ses Harmonies économiques, et aurait sans doute rendu justice à l’auteur, s’il n’était de principe entre malthusiens qu’un socialiste ne peut jamais avoir raison.

De nouvelles réflexions m’ont conduit à modifier cette théorie, dont le défaut grave était de reposer sur une base trop exclusivement physiologique, tandis qu’elle doit reposer avant tout sur un principe moral, en présence duquel la physiologie ne joue plus que le second rôle.

L’homme, être intelligent et libre, capable d’enthousiasme, répugne par sa nature animique au fatalisme de la chair. Déjà affranchi du rut, dont le retour périodique domine les animaux inférieurs, il tend à s’affranchir encore de l’orgasme génésiaque, en ne cédant à l’amour que sous l’excitation de l’idéal.

Ce n’est donc pas tant à la puissance génératrice qu’il s’agit ici de faire équilibre qu’à l’entraînement érotique ; ce à quoi nous parviendrons par le développement d’une faculté supérieure, la Justice.

Par la Justice, l’homme, déjà transfiguré par l’idéal, se transfigure une seconde fois. Le bonheur qu’il cherchait auparavant dans la jouissance, il le cherche désormais dans la chasteté, forme suprême de l’amour, et qui chez la femme est la liberté et la dignité même. Le mariage est l’acte par lequel se définit et se constitue, au for intérieur, cette vie nouvelle de l’homme.

Ainsi, sous l’action combinée de toutes ces causes, travail, étude, liberté, égalité, chasteté, — j’appelle de ce dernier nom l’amour en tant qu’il triomphe de la chair et se soumet à la Justice, — vient un moment pour les époux où la cohabitation est moins douce, plus pénible, que la continence ; et ce moment vient d’autant plus vite qu’ils s’adonnent davantage au travail, à l’étude, à la Justice et à ses œuvres. La femme surtout, à mesure qu’elle participe à la vie intellectuelle et sociale, perd de son aptitude à la maternité : avec la vertu prolifique se refroidit l’inclination amoureuse. La nature ne fait rien pour rien : comment Malthus et son école ont-ils pu oublier cette vérité aphoristique ? L’amour des enfants achève de purger de tout érotisme l’affection conjugale ; le respect qu’ils inspirent est le signe que la passion est près de mourir au cœur des pères.

Cette loi d’équilibre, sujette dans les cas particuliers à des variations innombrables, mais vraie quant à la moyenne des résultats, ne se manifeste que d’une manière fort obscure dans l’état actuel des sociétés. Pour la saisir, il faut faire un long détour, passer par toutes les théories de la Justice, de la liberté, du progrès, de l’idéal, de l’amour et du mariage, épuiser la psychologie, la métaphysique et l’histoire. Aussi n’est-ce point comme un résultat empiriquement obtenu que je la présente, mais comme une induction nécessaire de la philosophie pratique et de la religion elle-même.

Du reste, l’anomalie dont Malthus a voulu faire une loi s’explique d’elle-même. La Justice n’est encore qu’un mythe pour l’humanité. L’équilibre ne se rencontre nulle part dans l’économie sociale, pas plus entre les forces qu’entre les produits. L’immense majorité des humains asservis à un labeur uniforme, beaucoup ne travaillant pas, sans étude, sans responsabilité, sans initiative, sans but, sans foyer, livrés au fatalisme des sens et aux enivrements de l’idéal : dans un semblable milieu, la balance de population est impossible ; il serait contre la nature des choses qu’elle s’établît.

La misère est prolifique, observent avec humeur les économistes. Les anciens, qui avaient fait la même remarque, disaient l’Amour mari de la Pauvreté. Quoi d’étonnant à cela ? L’amour est à peu près la seule faculté dont le peuple ait le plein exercice : par quoi serait-elle tenue en équilibre ? La Justice, c’est-à-dire l’égalité, la liberté, toutes les réformes que la pratique du Droit entraîne, peut seule lui faire contre-poids. Or, après l’excès de population, l’école de Malthus n’a rien tant en horreur que l’égalité. Donc l’amour déborde, la population et la misère à sa suite ; ou bien, dans le cas où les aphorismes de la prévoyance malthusienne l’emporteraient sur le laisser-aller de l’incontinence, le renoncement à la famille et la dépopulation. Rome et l’Italie, sous les empereurs, en offrent l’exemple. La France est à cette heure sur la même pente. Outre que le dernier recensement accuse un arrêt dans l’accroissement de la population, M. Legoyt, chef du bureau de statistique, a remarqué pour les années 1854 et 1855 une diminution considérable dans le nombre et la fécondité des mariages. L’école de Malthus n’a pas manqué d’applaudir à cette découverte. Pour peu que l’Académie des Sciences morales y donne ses soins, la luxure publique aidant, le concubinage stérile remplaçant le mariage prolifique, nous marchons aux destinées de la Rome impériale. Et telle est aujourd’hui la soif de volupté et la lâcheté des consciences, que je ne serais nullement surpris de voir la génération contemporaine repousser la Révolution, par ce seul motif qu’en établissant partout la Justice elle nous offre la perspective de nous rendre chastes.

En résumé :

Dans l’état de non-équilibre où vit la société, la balance n’étant faite nulle part, ni entre les produits, ni entre les services, ni entre les valeurs, ni entre les forces et les facultés ; l’inégalité des conditions et des fortunes étant la base de l’économie, l’injustice devenue systématique, le respect de l’homme aboli, il est fatal que la civilisation retombe sous la loi de l’instinct, en même temps qu’elle arrête la production de la richesse ; conséquemment, que la population tende, tout à la fois, d’un côté à dépasser la mesure du capital terrestre, de l’autre à s’accroître selon une progression plus rapide que les subsistances.

Pour réprimer ou neutraliser cette tendance, le statu quo économique étant conservé, il n’y a d’autre moyen, avec la famine, la peste, la guerre, l’infanticide, l’avortement, que le malthusianisme, c’est-à-dire la dépravation du mariage, ayant pour conséquence inévitable le concubinage, l’amour libre, la destruction de la famille et de l’espèce humaine.

Telle est la doctrine des économistes, appuyée et préconisée par l’Académie des Sciences morales.

Au contraire, dans l’état d’équilibre poursuivi par la Révolution, la balance générale des forces, produits, services, salaires, loyers, facultés, étant l’expression des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen ; la Justice devenant une vérité ; l’humanité, affranchie de l’instinct, s’éveillant à une volupté supérieure ; le mariage, contracté dans les conditions légitimes, devenant, si je puis ainsi m’exprimer, l’amortissement de l’amour, il y a tendance de la population à se développer selon une progression moins rapide que l’augmentation des produits.

Telle est la théorie que j’oppose à celle de Malthus et de l’Académie des Sciences morales. Que si après cela, pour maintenir l’honneur de l’école, MM. Joseph Garnier et Gustave de Molinari persistent à dire que je suis plus malthusien que Malthus, j’avoue que je n’ai plus rien à répondre.

XLI

Je ne multiplierai pas davantage les exemples. Il me faudrait aborder un ordre d’idées trop en dehors de mon sujet, donner des définitions, poser des axiomes, formuler des théorèmes, expliquer une méthode, dont ce n’est pas ici le lieu de parler. Après la démonstration juridique viendra la démonstration économique. J’en ai dit assez pour convaincre le lecteur que la société est un vaste système de pondérations dont le point de départ est la liberté, la loi la Justice, le résultat une égalité de conditions et de fortunes de plus en plus approchée, la sanction enfin, l’accord de la félicité publique et de la félicité individuelle.

Balance des marchés et transports (routes, canaux, chemins de fer, ports, docks, bourses) ;

Balance des services publics et des entreprises particulières ;

Balance des importations et des exportations. Un partisan de la liberté absolue du commerce international, M. Émile de Laveleye, résumant dans une brochure ce qui a été publié sur la question, conclut en ces termes :

« Le libre échange, appliquant à l’univers entier le principe de la division du travail, stimulera la production de la richesse ; il n’en modifiera point la répartition. »

Je n’ai jamais, pour mon compte, en combattant la théorie des libre-échangistes, prétendu autre chose. Mais je ferai observer à M. de Laveleye, ce dont il n’a pas tenu compte, que, si le libre échange laisse entière la question de répartition, par cela même il est, pour la population travailleuse de tous les pays, un mal, puisque, l’inégalité devenant d’autant plus profonde que le travail aura été plus universellement divisé, et l’exploitation capitaliste étant rendue partout solidaire, la misère des masses sera en proportion de la richesse acquise, et leur servitude d’autant plus irrémédiable : double péril, qui fournit aux amis de l’égalité une raison suffisante de se prononcer contre le libre échange. L’Europe en est témoin : plus, sous ce régime de non-équilibre, le commerce international prend d’extension et le capitalisme se centralise, plus aussi, à côté d’une richesse croissante, la difficulté de vivre augmente, le paupérisme se multiplie, la féodalité se reforme et la liberté s’amoindrit. Faites d’abord la balance des salaires, ensuite celle des valeurs, après celle des escomptes, puis celle du crédit et de la propriété : vous pourrez alors, de peuple à peuple, proclamer la liberté des échanges. Hors de là, vous ne faites que préparer le servage des nations ; vous faites le monde slave après l’avoir fait esclave.

Balance des forces économiques, propriété, communauté, division du travail, force collective, concurrence, privilége légal, travail, capital, crédit, etc. ;

Balance du capital engagé et du capital circulant ;

Balance de la production et de la consommation ;

Balance des villes et des campagnes ;

Balance de l’industrie et de l’agriculture ;

Balance des cultures, bestiaux, extractions, pêches ;

Balance de la propriété industrielle et littéraire (brevets d’invention) ;

Balance des risques (assurance) ;

Balance des frais généraux, fixes et mobiles ;

Balance des écoles et facultés ;

Balance des successions et héritages (abolition du morcellement infinitésimal comme du travail parcellaire) ;

Balance de la famille (droits et devoirs du père, de la femme, de l’enfant) ;

Balance des communes, des provinces et des nations ;

Etc., etc., etc.

C’est par ce système de pondérations de plus en plus exactes, toutes de droit, que doit être remplacé le système, moitié de fatalité, moitié de hasard, qui nous régit depuis l’origine de la civilisation ; système qui a pour principe l’ignorance, pour garantie la foi, pour formule la caste, pour organe l’Église, pour résultat le paupérisme, pour palliatif la charité, pour institutions tout ce qui, sous prétexte de soulager la misère, lui sert en réalité de foyer et d’aliment : asiles, crèches, chauffoirs, ouvroirs, cités ouvrières, hôpitaux, hospices, refuges, worhhaus, écoles gratuites, secours à domicile, consultations gratuites, maternités, quinze-vingts, cantines, sociétés de patronage, enfants trouvés, soupes à cinq centimes, pharmacies pour les pauvres, couvents, prisons, casernes, etc.

C’est à l’exposition de ce système que j’ai préludé en 1845 par la publication de mon ouvrage sur les Contradictions économiques, dans lequel j’ai démontré qu’il n’est pas un principe, pas une force dans la société, qui ne produise autant de misère que de richesse, si elle n’est balancée par une autre force dont le côté utile annule l’effet destructeur de la première. À ce propos je dirai que si cet ouvrage laisse, au point de vue de la méthode, quelque chose à désirer, la cause en est à l’idée que je m’étais faite, d’après Hégel, de l’antinomie, que je supposais devoir se résoudre en un terme supérieur, la synthèse, distinct des deux premiers, la thèse et l’antithèse : erreur de logique autant que d’expérience, dont je suis aujourd’hui revenu. L’antinomie ne se résout pas ; là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se BALANCENT, soit entre eux, soit avec d’autres termes antinomiques : ce qui conduit au résultat cherché. Mais une balance n’est point une synthèse telle que l’entendait Hégel et que je l’avais supposée après lui : cette réserve faite, dans un intérêt de logique pure, je maintiens tout ce que j’ai dit dans mes Contradictions.

C’est encore une pensée de balance sociale qui me dirigeait en 1848, quand, à propos de la Banque du peuple, j’osai dire que le principe sur lequel cette Banque était établie résumait toute la science économique, tout le droit, toute la société. Les apôtres de l’amour, les réformateurs de la religion et du gouvernement, rirent aux éclats ; c’était naturel : la métaphysique de l’absolu n’entend rien à la mathématique de la Révolution.

Le sentimentalisme chrétien s’est épuisé à combler par le précepte du don volontaire, eleemosyna, l’abîme creusé par l’égoïsme païen ; il n’a réussi qu’à montrer son impuissance : qu’il ait la bonne foi d’en convenir. Le problème de la société ne consistait pas, en 1848 non plus qu’au siècle d’Auguste, à changer le cœur humain ; il ne s’agissait que de trouver une balance. Pas n’était besoin de tant saigner la charité et d’appeler à Dieu ; il suffisait de faire Justice en invoquant le droit de l’homme : Porrò unum erat necessarium.

C’est ne rien dire que de prétendre, avec Bastiat et les autres, que les choses dans la société tendent d’elles-mêmes à se mettre en équilibre, qu’il n’y a qu’à laisser agir la bascule économique, offre et demande, et que la liberté, débarrassée de toute entrave, nous conduira à la solution. La théorie de Malthus prouve combien peu les économistes du laissez-faire se gênent à l’occasion pour renier leurs maximes.

Sans doute la solution moyenne engagée dans les variations infinies du commerce anarchique finit par apparaître à l’observateur : mais la question est de savoir si, cette moyenne reconnue, il nous appartient d’en faire une règle, ou si nous devons rester à perpétuité dans l’indéfini et la variation. Il est certain, par exemple, que les produits s’échangent contre les produits, et qu’en vertu de ce principe le salaire du travailleur tend à se mettre de niveau avec son service : est-ce une raison pour retenir éternellement, par l’agiotage, le travailleur dans le salariat ? Il est certain que la Justice tend à occuper dans le cœur de l’homme une place plus grande que l’amour : est-ce une raison pour retenir les populations dans l’animalité, quitte à leur conseiller ensuite, quand elles deviennent trop nombreuses, le remède de Malthus ?

Je dis donc que nous sommes tenus, de par notre droit et notre devoir, de procurer, autant qu’il est en nous, l’ordre que nous révèlent les agitations de notre existence : coupables envers la Justice, envers nos frères et envers nous-mêmes, quand l’harmonie se rompt par notre faute ; dignes seulement et honorables alors qu’elle est le fruit de notre loyauté et diligence.

C’est par cette loi d’équilibre, commune à la société et à l’univers, que l’économie est susceptible d’une application de la Justice ; que la loi subjective et la loi objective peuvent se mettre d’accord, et que la Justice immanente, la Justice affranchie de tout respect transcendantal, trouve une première sanction, que j’appellerai sanction externe

Tu as tout disposé, dit la Sagesse, avec nombre, avec poids, avec mesure ; Omnia in pondere, et numero, et mensurâ, disposuisti. Comment l’Église n’a-t-elle pas vu que dans cette vérité, si bien démontrée par la science profane, il y avait un axiome pour sa théologie, une loi pour sa Justice, un commandement pour sa discipline ? L’économie chrétienne, comme l’économie païenne, a été livrée au hasard ; elle est devenue une économie d’iniquité. Et telle est aujourd’hui la profondeur du mal, l’immensité de la faute, que revenir à la Justice c’est renoncer au christianisme.

Combien plus prudente, plus généreuse, plus véritablement inspirée a été notre Révolution, lorsqu’elle a dit par la bouche de Condorcet :

« Il est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à l’égalité, et que leur excessive disproportion ou ne peut exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n’établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir ; si la liberté du commerce et de l’industrie fait disparaître l’avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions mises à leur liberté, leur assujettissement à des formalités gênantes, enfin l’incertitude et les dépenses nécessaires pour en obtenir l’exécution, n’arrêtent pas l’activité du pauvre et n’engloutissent pas ses faibles capitaux ; si l’administration publique n’ouvre point à quelques hommes des sources abondantes d’opulence fermées au reste des citoyens, etc. »

De telles paroles, hélas ! étaient dignes du martyre : l’exécuteur des vengeances réactionnaires, Robespierre, ne manqua pas à sa tâche. Le seul homme qui en 93 entrevit l’égalité, mis hors la loi et découvert par la police du tribun, fut forcé de s’empoisonner pour échapper au bourreau. Le sang de Condorcet, de Danton, de Vergniaud, de Lavoisier, de Bailly, a rejailli jusque sur nous, et nous attendons la République.

XLII

Et maintenant, Monseigneur, répondez-moi.

La critique socialiste a convaincu d’erreur l’antique économie ; l’iniquité de la loi féodale a été démontrée, la formule du préteur réduite à l’absurde. L’identité de tous ces termes : Justice, égalité, garantie mutuelle, bien-être, progrès, est devenue un lieu commun. Nous savons ce qui fait notre mal et ce qui ferait notre bien ; et la responsabilité de nos douleurs a été reportée sur l’Église, héritière du paganisme et institutrice de la société moderne.

Protestez-vous contre cette accusation qui s’élève de toutes parts ? Direz-vous, avec quelques jeunes théologiens à qui le mouvement de la civilisation a dessillé les yeux, que la liberté, la Justice, l’égalité, le respect réciproque, la balance des forces, les garanties qui en résultent, que tous ces principes, ces règles de droit, dont j’ai montré l’origine dans la pure conscience de l’homme, sont aussi du christianisme ; que le christianisme les a connus avant la Révolution, et que l’Église ne demande rien tant aujourd’hui, comme autrefois, que de voir ses enfants les mettre en pratique et y conformer toute leur vie ?

Commencez donc par réformer votre enseignement, et surtout votre discipline. Acceptez pour vous, comme pour les autres, la balance du droit et du devoir, rendez aux familles dépouillées ces biens que la superstition vous a dévolus ; contentez-vous de votre salaire ; réglez ce casuel, misérable dans les campagnes, scandaleux dans les villes ; abstenez-vous de ces levées de subsides, surtout de ce cumul de fonctions industrielles, mercantiles et pédagogiques, aussi contraires à la dignité du sacerdoce qu’à la probité publique. Dites, enfin, dans vos écoles, dans vos colléges, dans vos séminaires, dans toutes vos paroisses, dites et proclamez à haute voix, et prouvez par vos actes, que la démocratie vous a méconnus, que vous êtes d’accord sur tous les principes avec la Révolution. Affirmez avec nous la liberté, l’égalité, la fraternité, la juste propriété, la balance sociale, le travail garanti, le crédit organisé, la rente égale pour tout le monde. Faites cela ; et puisque vous jouissez auprès du Pouvoir d’une influence sans bornes, occupez-vous tout d’abord de lui redemander ces libertés que la Révolution a fait éclore, et dont rien ne justifie ni ne compense le retrait.

La société devra-t-elle attendre que vous ayez mis d’accord vos maximes anciennes avec vos devoirs présents ? Mais à qui la faute, je vous prie, si les événements vous devancent, si votre profession de foi, avec ses dix-huit siècles d’antiquité, se trouve aujourd’hui en retard ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas saisis à temps de ces grandes vérités que découvre chaque jour à la civilisation réjouie la science nouvelle ? Pourquoi l’Église, au lieu de se cramponner en aveugle à son effroyable dogme, n’a-t-elle pas fait de ces découvertes, effectuées ou seulement prévues, la base de sa morale ? Pourquoi, toujours affable aux grands, n’a-t-elle cessé de fouler et de refouler les malheureux ? L’Église, si elle avait embrassé résolument la cause de la Justice, eût été toujours reine ; le cœur des peuples serait demeuré avec elle ; on n’aurait vu dans son sein ni hérétiques ni athées. La distinction des puissances n’eût jamais été faite ; et Pie IX, unique souverain du globe, régnerait sur les idées comme sur les intérêts. Personne n’eût révoqué en doute l’autorité du sacerdoce, pas plus que la certitude de sa révélation ; car personne n’eût été induit à ce doute par le spectacle des calamités sociales, de la tyrannie ecclésiastique, et de l’inclémence du ciel. C’est le malheur de sa destinée qui pousse l’homme à accuser sa religion et son Dieu. Ne voyez-vous pas en ce moment que votre troupeau se compose exclusivement de riches, et que ceux qui vous quittent sont les pauvres ? Cela se perd, me répondit un jour un paysan que j’avais connu fort assidu dans sa jeunesse aux offices de l’Église, et à qui je témoignais ma surprise de son indévotion. Oui, cela se perd, et beaucoup plus vite, je le crains, qu’il ne faudrait pour le bonheur de notre malheureuse nation. Ô sainte Église catholique, apostolique, romaine et gallicane, Église dans laquelle j’ai été élevé, et qui as reçu mon premier serment ! C’est toi qui m’as fait perdre la foi et la confiance. Pourquoi, au lieu d’une mère, n’ai-je trouvé en toi qu’une marâtre ? Pourquoi, épouse du Christ, le rédempteur des prolétaires, as-tu fait alliance avec les ennemis du Christ, exploiteurs per fas et nefas du prolétariat ? Comment es-tu devenue adultère, si tant est que tu aies jamais été légitime ?

Inutiles regrets ! Ce qui est écrit est écrit ; l’Église ne changera pas : la véracité de l’esprit humain ne permettrait pas une semblable déviation de la foi chrétienne. À chaque âge de l’humanité sa signification, à chaque idée son drapeau. L’Église est établie en dehors de la Justice, dont elle ne possède pas la notion ; en dehors de l’économie, dont elle repousse systématiquement les lois. Non datur Ecclesia in œconomiâ. L’homme n’a point de droits, a dit un de vos derniers prophètes, M. Donoso Cortès. Je ne sache point, Monseigneur, que ni vous ni aucun de vos collègues ayez protesté contre ce blasphème. Le pape ne l’a point mis à l’index : au contraire, M. Donoso Cortès est mort en odeur de sainteté.

Et vous prétendez au gouvernement des consciences, et vous nous accusez d’immoralité, si je puis ainsi dire, congéniale, vous dont le premier article de foi est de flétrir la personne humaine ; le second, de la vouer à la misère ; le troisième, de la déposséder de la terre, dont vous vous attribuez la meilleure part, en laissant l’autre à des nobles ! vous qui, pour consommer cette dépossession, ne craignez pas de vous livrer, sous le couvert de votre manteau archiépiscopal, aux pratiques les plus équivoques du mercantilisme ; qui, ignorant ou contempteur des lois de l’économie, enseignez de parole et d’exemple que la gloire de l’Église est la loi suprême, que cette loi purifie tout, légitime tout, même l’usure, jadis par vous condamnée, même la dépravation du travailleur, même la transportation de ces milliers de bouches que votre exécrable système a rendues inutiles !

Oh ! Monseigneur, savez-vous ce qui me console ? C’est que vous croyez à votre religion ; c’est que du moins votre conscience vous sert d’excuse, et qu’elle ne saurait m’empêcher de vous honorer autant que de vous plaindre. C’est pourquoi, tandis que vous me signalez, à raison de mes opinions, à l’horreur des fidèles, moi, en vertu de ces mêmes opinions, je puis dire toujours, en vous montrant à mes coreligionnaires : L’homme est meilleur que le Dieu.


QUATRIÈME ÉTUDE


L’ÉTAT
Séparateur


CHAPITRE PREMIER.


Phénomène de l’instabilité des gouvernements. Antipathie de la conscience humaine pour le pouvoir. — Position du problème politique.

I

Monseigneur,

L’homme qui possède la foi est vraiment heureux : il ne doute de rien ; il a sur toutes choses des réponses prêtes, des explications péremptoires.

« Demandez au chrétien, dit Jouffroy, d’où vient l’espèce humaine, il le sait ; où elle va, il le sait ; comment elle va, il le sait.

« Demandez à ce pauvre enfant, qui n’y a jamais songé, pourquoi il est ici-bas et ce qu’il deviendra après la mort : il vous fera une réponse sublime, qu’il ne comprendra pas, mais qui n’en est pas moins admirable.

« Demandez-lui comment le monde a été créé, et à quelle fin ; pourquoi Dieu y a mis des animaux et des plantes ; comment la terre a été peuplée, si c’est par une seule famille ou par plusieurs ; pourquoi les hommes parlent plusieurs langues ; pourquoi ils souffrent, pourquoi ils se battent, et comment tout cela finira : il le sait.

« Origine du monde, origine de l’espèce, question des races, destinée de l’homme en cette vie et en l’autre, rapports de l’homme avec Dieu, devoirs de l’homme envers ses semblables, droits de l’homme sur la création, il n’ignore rien ; et quand il sera grand, il n’hésitera pas davantage sur le droit naturel, sur le droit politique, sur le droit des gens : car tout cela sort, tout cela découle avec clarté, et comme de soi-même, du christianisme. » (Mélanges.)

Vous savez, Monseigneur, comment le philosophe Jouffroy, notre illustre compatriote, a vécu, et comment il est mort : ainsi trêve d’ironie. Mieux que personne, après une jeunesse passée dans les ravissements de la foi, il en avait sondé les mystères, et il avait montré que ces prétendues explications dont se vante le chrétien ne sont que des allégories énigmatiques, dont la foi elle-même est impuissante à donner le mot. C’est ce qu’il vous eût fait voir, par exemple, au sujet du droit naturel, du droit politique et du droit des gens, que vous vous flattez d’avoir enseigné au monde, et dont vous ne savez même pas aujourd’hui le premier mot. Autrement, je vous prierais, Monseigneur, vous docteur en théologie et inspecteur de la foi, de me rendre raison de ce phénomène.

II

C’est un fait que je n’essaierai pas d’amoindrir, que la société, à en juger du moins sur les apparences, ne peut se passer de gouvernement.

Et l’expérience universelle confirme cette opinion, également universelle. On n’a jamais vu de nation quelque peu policée qui fût privée de cet organe essentiel. Partout la puissance publique est proportionnelle à la civilisation, ou, si l’on aime mieux, la civilisation est en raison de son gouvernement.

Sans gouvernement, la société tombe au-dessous de l’état sauvage : pour les personnes, point de liberté, de propriété, de sûreté ; pour les nations, point de richesse, point de moralité, point de progrès. Le gouvernement est à la fois le bouclier qui protège, l’épée qui venge, la balance qui détermine le droit, l’œil qui veille. Au moindre trouble la société se contracte et se groupe autour de son chef ; la multitude n’attend que de lui son salut ; les plus hardis contre toute discipline l’invoquent eux-mêmes, comme une divinité présente, omnipotente.

De telles paroles dans ma bouche ne sont pas suspectes, et vous pouvez prendre acte, pour l’avenir, de cette concession décisive. L’anarchie, d’après le témoignage constant de l’histoire, n’a pas plus d’emploi dans l’humanité que le désordre dans l’univers : Non datur in κόσμῳ ακοσμία. Pardon, Monseigneur, de ce baragouin, que j’ai vainement essayé de traduire en notre langue.

Expliquez-moi maintenant comment, d’un côté, ce même pouvoir est pour les peuples un sujet de perpétuelle méfiance, d’hostilité sourde ; d’autre part, comment, malgré l’importance de sa fonction, qui devrait le rendre vénérable, sacré, il est en butte à une instabilité perpétuelle, à des catastrophes sans fin ?…

1o Que le gouvernement soit un sujet de méfiance pour les peuples, cela se voit rien qu’à leurs constitutions et à leurs chartes. Toujours il promet, il rassure, il offre des garanties, il se lie par des serments. Rien de plus beau et qui témoigne d’une plus grande honnêteté, d’un dévouement plus profond, que ses manifestes ; rien de plus engageant que ses harangues, ses circulaires, ses messages ; autant il se sait nécessaire, autant il se montre plein de bonne volonté. À quoi bon toutes ces précautions oratoires cependant, s’il est véritablement la force qui défend, la Justice qui distribue !… On le craint plus qu’on ne l’aime, on le subit plutôt qu’on n’y adhère ; le sage s’en éloigne, et il n’est âme si vulgaire qui ne tienne à honneur de se passer de lui. Le philosophe dit : Mal nécessaire ! Et conclut le paysan : Que le roi fasse ses affaires, et je ferai les miennes !

Cette disposition peu amicale de la conscience publique à l’endroit du gouvernement est vieille. Ne recherchez pas l’empire, dit l’Évangile ; Ne vous faites pas juges, c’est-à-dire souverains. Que celui qui veut commander aux autres, soit traité comme forçat !… Dans le paradis promis après cette vie l’âme bienheureuse ne connaît plus l’obéissance ; elle en est affranchie comme du péché ; elle partage avec le Christ son époux le règne éternel. Nos livres de dévotion sont pleins de cette image de la félicité de là-haut. Être affranchi de tout gouvernement, quel idéal ! et quelle idée !

2o Et ce qui semble justifier ce sentiment des nations, c’est que partout le gouvernement apparaît dans un état d’agitation, de démolition et de reconstruction interminable. Serait-ce une loi de la société, que ce qui doit assurer en elle la stabilité et la paix soit dépourvu de paix et de stabilité ? Le mariage, la famille, la propriété, institutions de second ordre, qui ne vivent qu’à l’ombre du pouvoir, suivent leur progrès à travers les âges, sans secousses, entourés du respect universel : qui empêche que le gouvernement ne jouisse d’une destinée pareille ?

Si haut que nous remontions dans l’histoire des gouvernements, nous trouvons les peuples sans cesse occupés des moyens de conférer à leurs souverains les garanties de la Justice, de l’intelligence et de la durée, ce qui revient à dire, de gouverner leur gouvernement !

Dans l’origine, on crut que pour instituer l’autorité publique, cette puissance gigantesque, incommode, terrible et vacillante, il ne fallait pas moins qu’une investiture des dieux, un ordre du ciel. Toute dynastie, chez les anciens, était de filiation divine. Alexandre, César, descendaient des dieux. Le christianisme n’a point aboli cette théorie, qui est propre à tout l’âge religieux : il n’a fait que la modifier suivant son dogme. Ici encore, le souverain légitime est celui dont le titre est écrit sur l’autel, et qui tient de la religion tous ses droits. Clovis et Charlemagne sont sacrés par l’Église, comme David et Salomon par la synagogue : leurs dynasties font partie de l’héritage de Dieu. Votre fils, madame, disait Châteaubriant à la duchesse de Berry, est mon roi ! Fille aînée de l’Église, la France ne peut, sans adultère, en reconnaître un autre. Il n’y a pas jusqu’à la Réforme qui ne se soit pliée à cette loi : Calvin fut prince de Genève le jour où il en devint le pontife, et parce qu’il en était le pontife. Quand l’Angleterre embrassa le protestantisme, la royauté anglaise dut l’embrasser à son tour : si Jacques II perdit sa couronne, ce ne fut pas, comme on l’a dit, parce qu’il abusait du droit divin, mais parce qu’il en sortait, en niant la divinité de l’Église anglicane.

Les rois, il est vrai, eurent peu de peine à se soumettre à une formalité qui, les faisant entrer en part de la religion, ne pouvait qu’assurer leur puissance, et préparait de loin leur apothéose. Il n’est pas d’exemple de prince qui se soit avisé de réclamer, au nom de son épée, contre la sanction divine qu’exigeait de lui l’opinion. Mais quelque avantage qui résultât pour le prince de cette fiction théologique, il n’est pas moins vrai que le droit divin, imposé par le peuple ou supposé par le chef, témoigne de la souveraine méfiance que les hommes, dès le principe, ont eue de la moralité du pouvoir, autant que de sa solidité. Partout où il s’est formé un État, le chef de cet État a dû, pour faire accepter sa mission, la placer sous une autorité transcendante : dès qu’il s’agit de gouvernement, monarchie, aristocratie ou république, l’homme ne se fie plus à l’homme, il ne reconnaît que les dieux. Les Tarquins expulsés, les consuls furent chargés à la fois du pouvoir civil et sacerdotal ; de par l’ordre du ciel, la religion fut si intimement unie à la République, que les Césars, avec toute leur puissance, ne purent jamais se faire rois : ils eussent été sacriléges ; ils durent se contenter du titre d’empereurs.

Que peuvent les bénédictions du ciel même contre le vice intérieur qui tue les gouvernements ? Toutes les monarchies, aristocraties, démocraties de droit divin, sont tombées. On a accusé l’affaiblissement de la religion, la critique des légistes, le progrès de la philosophie, la désuétude, que sais-je ? On s’en est pris tantôt à l’imbécillité des princes, tantôt à l’effervescence populaire, tantôt au temps, qui use tout…. Vaines explications, contre lesquelles proteste le sentiment des peuples, dont le premier soin est de relever sans cesse le gouvernement abattu, et cela toujours aux mêmes conditions et sous les mêmes formules.

De nos jours, le droit divin paraît tombé en défaveur. Ce serait une grossière illusion de croire que parce qu’on a abrogé le mot, on a renoncé à la chose. Jamais, au contraire, on ne fut plus attentif, en reconstruisant le pouvoir, à invoquer l’intervention du ciel. Seulement, on s’est dit qu’en définitive, pour donner l’investiture au prince, pas n’était besoin d’une onction pontificale ; que l’esprit de Dieu était sur la place publique aussi bien que dans le chœur d’une église ; qu’il n’y avait qu’à rassembler les citoyens, et que, chacun déposant son suffrage en présence de l’Être suprême et après le sacrifice solennel, le souverain surgirait, comme par une évocation prophétique, de l’assemblée du peuple.

Ainsi le droit divin ne fit jamais défaut au pouvoir. En fait comme en droit, c’est toujours lui, lui seul, qui intronise le gouvernement. La démocratie du dix-neuvième siècle a crié plus haut que celle du moyen âge, Vox populi vox Dei, ce que M. Mazzini traduit par ces mots, Dio e popolo. Grâce à cette maxime. Napoléon Ier et Louis-Philippe, sortie de la dictature populaire, purent se croire aussi légitimes que Louis XVIII et Henri V. Il n’y avait de changé que le mode d’enregistrement.

La seule chose à remarquer dans ce système est qu’il témoigne d’une méfiance plus grande encore que le premier. Comme si la consécration du prêtre était inefficace, le peuple ne s’en rapporte qu’à lui-même de la révélation divine. Ainsi appuyé, le pouvoir, ce lui semble, ne pourra plus périr ni malfaire.

Hélas ! on s’est vite aperçu qu’en substituant l’investiture du peuple à celle de l’Église, on tombait dans une superstition pire ; qu’au lieu d’améliorer le pouvoir et de le consolider on le dépravait : de sorte qu’on se trouvait avoir sacrifié, sans compensation, le fruit de dix siècles d’élaboration politique, aux hallucinations d’une démagogie sans tradition, sans idée, et livrée à la fureur de ses instincts. Et voyez la conséquence ! Devant la transaction de 89, la révolte des Vendéens eût été coupable ; 1794 et 1804 en firent un droit et un devoir. Rien n’a plus nui à la Révolution que cette palingénésie gouvernementale, devenue le sacrement du jacobinisme, et qui n’était que l’arcanum imperii.

Religion pour religion, l’urne populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce qu’elle a produit a été de changer la méfiance en dégoût, et le scepticisme en haine.

III

C’est donc en vain qu’à l’exemple des nations les plus célèbres, le peuple français, appliquant tantôt le droit divin sacerdotal, tantôt le droit divin populaire, a épuisé toutes les formes de gouvernement simple, l’aristocratie pure, la monarchie pure, la démocratie pure. Il n’a pu s’attacher à aucune, et toutes également lui répugnent.

C’est en vain que nous avons essayé ensuite de toutes les espèces de gouvernement mixte, mariant et fusionnant ensemble, dans un même système de monarchie tempérée ou représentative, les nobles avec les roturiers, les légitimes avec les illégitimes. Rien ne peut tenir : la machine à peine établie se disloque ; plus que jamais l’équilibre paraît instable, et la fatigue de la nation au comble.

Que l’on me permette à ce sujet de citer les paroles d’un écrivain monarchique, M. Albert de Broglie :

« Quelle est véritablement, se demande-t-on, la forme de gouvernement intérieur qui convient à la nation française ? En fait de gouvernement, que veut-elle et que peut-elle ? Quelles sont ses capacités et ses convenances ? Qu’est-ce que son histoire lui conseille et lui lègue ? Où est son expérience et sa tradition ? Est-ce vers la liberté politique qu’elle aspire ? Alors pourquoi l’avoir possédée si souvent pour la laisser échapper si facilement ? Est-ce au joug d’un maître qu’elle veut prêter ses épaules ? Alors pourquoi ces subites et impétueuses explosions d’indépendance qui reparaissent de siècle en siècle ? Pourquoi ce déclin si prompt et cette chute si profonde du pouvoir absolu le lendemain même du jour où, débarrassé de toute entrave et vainqueur de tous ses ennemis, il était déposé tout entier entre les mains d’une famille adorée, et n’avait qu’à gouverner en paix une nation soumise ?

« Si la nation française est faite pour être libre, pourquoi s’est-elle si longtemps prêtée de bonne grâce au pouvoir absolu ? Si elle est née pour servir, pourquoi l’a-t-elle si solennellement et si brusquement renversé ?


M. de Broglie ne parle que de la nation française ; ses observations s’appliquent à toutes.

C’est un point d’histoire dès longtemps établi que toute nation, quelque désir qu’elle ait d’assurer son gouvernement, tend continuellement à en changer la forme, et que, n’y pouvant parvenir au gré de ses aspirations quotidiennes, elle finit par le renverser, accomplissant ainsi en un jour ce qui devait être l’œuvre des siècles. Pas de nation, pour peu qu’elle ait fourni de carrière, qui n’en offre d’exemple. — Cela résulte, dit Machiavel après Aristote, de la nature des choses. — Sans doute : mais comme ici la nature des choses, d’après Aristote et Machiavel, consiste en ce que le gouvernement devient insupportable à la nation et incompatible avec ses besoins, la question reste entière : Comment, tandis que l’autorité paternelle, le mariage, la famille, n’éprouvent de la part du peuple aucune opposition, tandis que les améliorations s’y opèrent sans résistance ; comment, dis-je, un organe aussi important que l’État, à la conservation duquel tous les vœux sont acquis, est-il sujet à une existence aussi tourmentée, aussi précaire ?

Mais écoutons M. de Broglie.

« Il est, nous le savons, d’heureux esprits que ces perplexités ne traversent pas. Nous avons lu naguère, et même en fort bon lieu, des théories d’histoire de France très-conséquentes et très-bien liées, dans lesquelles tout semble se tenir à merveille. Suivant ces faiseurs de systèmes, les deux principes qui ont toujours présidé au développement de la France suffisent aussi à tous ses vœux, l’Égalité et l’Autorité. La plus grande mesure d’égalité possible sous la garde de la plus grande somme d’autorité imaginable, voilà le gouvernement idéal de la France. C’est là ce que la couronne et le tiers-état ont cherché de concert, à travers nos longues agitations. Supprimer les rangs supérieurs qui dominaient la bourgeoisie, et du même coup les autorités intermédiaires qui gênaient la royauté, arriver par là à une égalité complète et à un pouvoir illimité, c’est la tendance finale et providentielle de l’histoire de France.

« Une démocratie royale, comme on l’a dit, en d’autres termes un maître et point de supérieurs, des sujets égaux et point de citoyens, point de priviléges mais point de droits : telle est la constitution sociale qui nous convient. On appelle cela le gouvernement historique de la France et la glorification du principe d’autorité ; on le recommande, en termes coulants et par des raisonnements anodins, à l’imitation des législateurs de notre âge et à l’amour des générations futures.

Nous ne nions pas les douloureuses confirmations qu’un tel système peut trouver dans les précédents de notre histoire. Nous avons montré nous-même comment entre les étourderies de la noblesse, les défaillances du tiers-état et l’habileté de la couronne, presque toutes nos commotions politiques se sont terminées par le progrès simultané de l’égalité et de l’autorité. Mais il est pourtant impossible de séparer ce mouvement de sa fin ; et cette fin, ce fut la catastrophe de la Révolution française. S’il est vrai que la combinaison de l’égalité et du despotisme soit le gouvernement naturel de la France, comment se fait-il que l’ancienne monarchie ait péri au moment même où elle se rapprochait le plus de cet idéal ? S’il est vrai que la nation française ne demande que deux choses, un joug et un niveau, et que tout Français consente aisément à obéir pourvu qu’il n’ait personne à respecter, d’où vient que c’est à partir du jour où ce double désir a été à peu près pleinement satisfait que s’est ouverte pour la royauté une ère de décadence que rien n’a pu conjurer, et pour la nation une série d’agitations que soixante ans n’ont pu finir ? Ne serait-ce point que le gouvernement fondé sur l’égalité dans l’obéissance, résultat des fautes successives du tiers-état, flattant toutes ses faiblesses, ne satisfaisait pourtant aucune de ses aspirations généreuses, et laissait par conséquent la nation dans un secret mécontentement d’elle-même ? Ne serait-ce pas surtout que cette forme de gouvernement renferme des conditions qui rendent toute stabilité impossible, et qui font de la démocratie royale la moins solide comme la moins noble des institutions politiques ? (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1854.)


Il n’est pas exact de dire, comme fait M. de Broglie, que la démocratie royale, il sous-entend impériale, soit le moins solide des gouvernements. Elle est tout aussi solide que la monarchie et l’aristocratie, j’oserais même dire qu’aucune institution politique n’offre autant de stabilité. Il n’y a rien de plus ferme, de plus fixe, de plus immuable, que l’instinct. Une plèbe ignorante, purgée de tout ferment généreux et philosophique, se donnant un prince de son crû, forme un tout politique qui peut durer autant qu’elle-même, indéfiniment. Tel est le gouvernement turc, qui remonte à plus de 500 ans, et dont Abdul-Médjid est le trente-quatrième sultan. Si l’empire turc, après avoir usé dans de longues guerres les facultés physiques et conquérantes de sa nation, est tombé dans l’étisie, s’il soulève le mépris même de nos soldats, ce n’est pas tant sa faute que celle des nations qui l’entourent, qui l’étreignent de leur civilisation active, et, le pénétrant de toutes parts, le contraignant à réfléchir, accélèrent sa dissolution. Plus elles montent, plus il paraît descendre ; mais ce n’est pas une raison de dire que par lui-même il manque de stabilité. L’empire ottoman pouvait aller dix siècles sous le protectorat de la Russie ; il meurt de la raison des puissances occidentales.

Quoi qu’il en soit, il résulte des réflexions de M. de Broglie que la France, après avoir traversé cinq ou six sortes de gouvernements, ne sait point encore auquel s’arrêter ; qu’elle les a repoussés successivement tous et avec la même énergie ; que le scepticisme politique s’est développé dans le pays en raison directe des variations de l’autorité ; que non-seulement la foi au pouvoir est éteinte, mais que l’antipathie est arrivée au comble, et que n’était un je ne sais quel sentiment de conservation ou de peur qui retient en haut et en bas la masse, le pouvoir, dont la compression augmente de jour en jour, tomberait vite : en sorte que plus, avec le temps, la raison publique grandit et la civilisation se développe, plus éclate l’antagonisme entre la société et le gouvernement.

Telle est, Monseigneur, l’énigme dont je vous demande, à vous à qui la foi enseigne tant de choses, la solution. Que signifie cette évolution interminable ? S’il est pour les nations un système de gouvernement normal, et la raison y incline, à moins de supposer que le gouvernement ne soit qu’une superfétation nuisible, d’où vient que la nation française, intelligente entre toutes, généreuse, pleine d’audace, aimant la liberté jusqu’à la licence, l’égalité jusqu’à l’ostracisme, l’ordre public jusqu’à la transportation, folle de légalité et folle d’arbitraire, d’où vient qu’une telle nation ne l’a pas encore trouvée ?

M. de Broglie tond à accuser le pays : j’inclinerais plutôt à accuser le pouvoir. Mais toutes ces récriminations de peuple à prince sont puériles ; elles ne prouvent qu’une chose, que le pays et le pouvoir, malgré leur bonne volonté, ne peuvent faire ménage ensemble : et c’est ce dont je demande la raison.

Que si, la question intentionnelle étant des deux parts écartée, les parties mises dos à dos avec leurs griefs réciproques, nous devons rapporter à une loi générale les évolutions politiques dont notre nation est le passif et très-instructif sujet ; si, comme a prétendu le démontrer Machiavel dans ses discours sur Tite-Live, les sociétés sont condamnées à rouler sans fin dans ce cercle fatal, et si les événements contemporains n’ont fait que justifier sous ce rapport la théorie du Florentin, quelle est alors cette loi ? quelle est la raison de toutes ces aventures ? par quelles considérations de théodicée, de métaphysique, d’économie sociale, expliquer cette antinomie choquante, immorale, d’un être, la société, en lutte continuelle avec sa fonction motrice, avec son maître organe ? Quelle cause secrète oppose incessamment l’intérêt du prince à l’intérêt, d’abord du plus petit, puis du plus grand nombre, et précipite ainsi les États vers leur ruine : comme si le gouvernement avait au sein de la vie sociale, seule continue et progressive, une vie propre et limitée, comme si par conséquent son renouvellement périodique était pour les sociétés une condition de durée ?…

IV

Je ne ferai pas attendre à mes lecteurs la solution.

Ainsi qu’on vient de voir, je réduis toute la science politique à une question unique, celle de la stabilité.

Qui fait que depuis la haute antiquité jusqu’à nos jours la constitution des États a été si fragile, que tous les publicistes, sans exception, l’ont déclarée essentiellement instable ?

Qui leur conférera la stabilité et la durée ?

Telle est pour moi la question fondamentale, la seule précisément qui n’ait pas été traitée à fond. Les autres n’ont qu’une importance secondaire.

Et telle est ma réponse :

Ce qu’il faut considérer avant tout dans le gouvernement n’est pas l’origine (droit divin, droit populaire ou droit de conquête) ; ce n’est pas non plus la forme (démocratie, aristocratie, monarchie, gouvernement simple ou mixte) ; ce n’est pas même l’organisation (division des pouvoirs, système représentatif ou parlementaire, centralisation, fédéralisme, etc.) : c’est l’esprit qui l’anime, la pensée intime, l’idée.

C’est par leur idée que les gouvernements vivent ou meurent… Que l’idée soit vraie, et l’État, si reprochable qu’en soit l’origine, si défectueuse que paraisse son organisation, se rectifiant de lui-même, conformément à sa pensée secrète, sera à l’abri de toute atteinte du dehors, comme de toute corruption du dedans. Il fera rayonner autour de lui sa pensée, et s’accroîtra sans cesse en étendue, en profondeur et en force. Au contraire, que l’idée soit fausse, alors il n’est légitimité, popularité, organisation, puissance militaire qui tienne, il faut qu’il tombe.

Or, comme la pensée, avouée ou non avouée, des gouvernements, a été jusqu’ici un préjugé radicalement opposé à la Justice, une fausse hypothèse politique ; comme d’un autre côté la succession des États dans l’histoire est une marche ascensionnelle vers leur formule juridique, on peut, à ce double point de vue de la théorie et de l’histoire, les ramener tous à trois systèmes différents, que nous examinerons l’un après l’autre :

1. Système de la Nécessité, qui est celui de l’antiquité païenne ;

2. Système de la Providence, qui est celui de l’Église ;

Ces deux systèmes, antithèses l’un de l’autre, sont les extrêmes opposés d’une seule et même déduction qui embrasse tout l’âge religieux : par leur fusion ils forment depuis trois siècles le système combiné de la politique moderne ;

3. Système de la Justice, qui est celui de la Révolution, et qui constitue, par opposition au gouvernement religieux, le gouvernement humain.

Ainsi, il en est du Pouvoir comme de la propriété, de la division du travail, et de toutes les forces économiques : pris en lui-même, et abstraction faite de la pensée plus ou moins juridique qui le détermine, il est étranger au droit, indifférent à toute idée morale ; c’est un instrument de force.

Tant que le gouvernement n’a pas reçu la Justice, il reste établi sur les idées de Fatalité et de Providence, il tend à l’inorganisme, il oscille de catastrophe en catastrophe.

Le problème est donc, après avoir préparé le terrain économique, de faire au gouvernement application de la Justice, par là de l’affranchir de la fatalité et de l’arbitraire : tel est l’objet de la Révolution.


CHAPITRE II.

Du gouvernement selon la nécessité : Platon, Aristote, Spinoza,Rousseau, Machiavel. — Métaphysique du système.

V

La plus grande des divinités antiques, devant laquelle toutes les autres, comme de simples créatures, courbaient la tête, était le Destin, Fatum, Parca, Necessitas, Sors ou Fors, Fortuna ; grec, Μοΐρα, Ἀναγκὴ, etc.

Par le Destin, disait la religion, et à sa suite la philosophie, s’explique tout ce qui arrive dans l’univers, les destinées des mortels, et les révolutions des empires. Devant lui toute question tombe, toute recherche expire : il est la raison première et dernière des choses.

Pourquoi ces débâcles de nations et de trônes, croulant les uns sur les autres, dans une instabilité perpétuelle ? — C’est le Destin qui le veut ; c’était écrit dans son livre ; c’est le fuseau de la Parque qui tourne : sic volvere Parcas !

Pourquoi suis-je pauvre, opprimé, tandis que tel autre, qui vaut peut être moins, commande et jouit ?

C’est le Destin qui l’a ainsi établi, c’est lui qui nous assigne à chacun notre lot, sortem, μοΐραν. Qui oserait réclamer contre ses décrets ?

Et pourquoi ne réclamerais-je pas ? Qu’y a-t-il de commun entre moi, être libre, que la Justice possède, et le Destin ?…

Impiété ! Les dieux mêmes sont soumis à la Destinée ; et toi, ver de terre, tu protesterais contre elle ! Heureux seulement, si avec le secours de ces Immortels, qui te donnent l’exemple de la soumission, tu parviens à lire quelques lignes du livre éternel ! Connaissant ton sort par avance, tu le rempliras avec plus de certitude, tu éviteras ce qui pourrait t’en détourner : c’est le seul moyen qui te soit laissé d’ajouter à ta fortune si elle est favorable, comme aussi de l’adoucir si elle est contraire…

Ainsi procède le génie humain. Au lieu de chercher dans l’analyse des faits la raison des choses, de contrôler par des observations réitérées ses premiers aperçus et de rectifier ses jugements, il tranche, il décide, il décrète, il joue, sans s’en apercevoir, le rôle du Destin qu’il adore. Puis il se donne des mythes, il s’entoure de fables et de mystères ; il se crée, pour conjurer le Destin, une pharmacie de sacrements et tout un chenil de divinités.

Ce qu’il y a de plus triste est de voir ensuite la philosophie redire en phrases pédantesques les enseignements de la superstition, et donner ses pastiches pour des découvertes. Laissons de côté la théologie fataliste du pouvoir, que Mahomet a résumée en un mot, islam, résignation. Mais les docteurs ès sciences politiques, qu’ont-ils fait autre chose que la déduction matérialiste du mythe oriental ?

VI

Tous les auteurs qui ont traité de la politique, depuis Platon jusqu’à J.-J. Rousseau, sont d’accord que l’instabilité est inhérente à tout gouvernement ; et comme ils expliquent cette instabilité par un fait de nature prétendu nécessaire, lequel se traduit pour l’État en une loi également nécessaire, il en résulte, selon ces auteurs, que l’État, en obéissant à sa nécessité naturelle et sociale, travaille nécessairement à sa ruine.

Sur quoi j’observe, tout d’abord, qu’une pareille nécessité est chose contradictoire, qui répugne à la notion de l’être, aux lois du mouvement et de la vie, à la destinée sociale, au progrès de l’humanité, à la fonction officielle de l’État. A priori, de par la logique, avant tout examen et contrairement à l’ancienne doctrine, j’affirme donc que la stabilité est essentielle à l’État, et que l’opinion de sa caducité nécessaire, naturelle, organique, est fausse.

Quelle serait, au surplus, cette cause fatale de caducité, qui plane comme l’oiseau de la mort sur la pensée des publicistes et des hommes d’État ?

Serait-elle dans l’objet même de la constitution politique, dans ce qui fait son mandat, sa mission, sa fin ?

L’objet ou la cause déterminante de l’établissement du pouvoir chez les peuples primitifs a été de protéger la Justice, telle quelle, contre les incursions de la barbarie, soit intérieure, soit extérieure. L’histoire des plus vieilles civilisations, dans la Chine, l’Inde, la Chaldée, l’Égypte, de leurs guerres, de leurs expéditions, des invasions qu’elles ont éprouvées, le démontre. L’oppression des Doriens par toute la Grèce pendant plus de quatre siècles, les guerres serviles des Romains, le montrent encore. Platon, à qui on fait honneur de cette découverte, que la Justice est l’objet, partant la base et la loi du gouvernement, ne fut ici que l’interprète des législations primitives, de même que sa république n’est qu’une contrefaçon des premières utopies. Il ne sut pas même déduire de son principe que l’État ayant pour fondement la Justice, pour mandat la Justice, pour loi d’organisation et d’action la Justice, sous tous ces rapports l’institution politique n’ayant rien que de légitime, par conséquent d’éminemment vital, elle devait être, par nature, essence et destination, inaccessible à toute atteinte, à toute dissolution, en un mot immuable. Le premier au contraire, Platon désespère de la stabilité de l’État. Il n’attend rien, pour sa conservation, de l’efficacité du droit. Après avoir posé en principe la légitimité de l’institution, il conclut par la nécessite de la chute. Aussi ne donne-t-il sa république que comme un idéal.

Si le pouvoir est irréprochable dans son objet, faut-il accuser son origine, son installation, son organisation ou sa forme ?

D’une part, quant à l’origine et à l’intronisation, il ne paraît pas qu’elles exercent une influence sérieuse sur la stabilité des États. Quel que soit le prince, qu’il vienne de l’élection ou du droit divin, qu’il soit le produit de l’usurpation ou de la conquête, le pays se montre toujours avec lui de bonne composition, s’il fait justice.

Quant à la constitution du pouvoir, elle peut d’autant moins être un principe de ruine, qu’elle est donnée le plus souvent par la constitution physique du pays : sol, climat, race, tempérament, génie, langue, religion, production agricole, industrie, etc.

C’est en vertu de ce principe que l’histoire de chaque peuple pivote sur une institution centrale, symbole, formule de sa constitution native, expression de son génie, sorte de Palladium et de mot de ralliement, qui ne périt qu’avec lui : dans l’Inde, la caste ; en Égypte, le sacerdoce ; chez les Arabes, la tribu ; en Grèce, l’amphictyonie ; dans l’Italie, ancienne et moderne, l’Église et l’empire ; en France, la monarchie ; en Allemagne, la diète ; en Angleterre, le parlement ; en Espagne, les cortès ; aux Pays-Bas, les bourgeois ; en Suède, les paysans ; en Pologne, les nobles, etc.

Nous avons en France un exemple frappant de cette persistance de la forme native de l’État. Après une durée de quatorze siècles, soit, en comptant les empereurs romains, de près de dix-neuf, la royauté est enlevée par la Révolution. Pour créer l’équilibre social, la première pensée est de refaire le gouvernement. Quelle en sera la forme ? La démocratie, s’écrient les révolutionnaires. Mais non : à peine la démocratie a supprimé la royauté et le roi, qu’elle travaille à les reproduire par sa centralisation, son unité, par le commandement, la réglementation, l’uniforme. Le terrain préparé par les législateurs ; le peuple n’a plus qu’à consommer l’œuvre par son suffrage. Aussitôt qu’il peut intervenir, il se donne un chef, Napoléon ; et nous n’avons pas même la monarchie balancée de 91, nous avons celle de Louis XIV et de Charlemagne.

Il y a dans tous ces faits comme un témoignage de la nature qui, en dépit des accidents révolutionnaires, proteste de la stabilité essentielle de l’État, et, par l’innéité et la constance des formes organiques, dément la théorie prétendue de la caducité nécessaire des gouvernements. Ce n’est donc pas là qu’il faut chercher la cause première des cataclysmes politiques, et il est juste de dire que ce n’est pas là non plus que les auteurs ont cru la découvrir,

VII

La nécessité, naturelle et sociale, qui s’impose à l’État comme loi politique, et le rend en conséquence fatalement instable, c’est, dit Aristote, l’inégalité des conditions et des fortunes… Telle est la cause générale des révolutions ; toutes les autres ne sont que secondaires.

Or, comme il est de fait qu’à mesure que la civilisation se développe par la science, l’industrie et l’art, l’inégalité grandit en même temps, on peut ajouter aux paroles d’Aristote ce corollaire, que plus la société avance, plus la condition des États devient précaire et les révolutions fréquentes ; sur ce point encore l’histoire semble confirmer le dire de la philosophie.

L’inégalité, voilà donc, en un mot, le nœud de la politique et la clef de l’histoire.

À cette assertion d’Aristote, je réponds deux choses :

1o Quand il serait vrai, comme le Péripatétique et tous ses successeurs le prétendent, que l’inégalité fût une loi de nature, elle ne pourrait pas, précisément pour cette raison, devenir une cause de subversion pour l’État. Tout au contraire, comme elle serait un élément de l’humanité, elle en serait un aussi de la politique, elle serait une condition de stabilité pour le pouvoir. Il implique contradiction qu’un être périsse en obéissant à sa loi.

Dans cette hypothèse, la théorie d’Aristote, qui est celle de Platon, de Machiavel et de tous les autres, et déjà fausse.

2o Mais il n’est pas vrai que l’inégalité soit une loi de la nature et de la société ; sur ce point je n’ai plus à faire ma preuve.

J’ai démontré, par raison juridique et mathématique, que l’inégalité des fortunes, bien qu’en vertu de conventions expresses et dans l’intérêt des relations économiques elle puisse être l’objet d’une certaine tolérance, n’a rien en soi cependant de nécessaire ni d’humain ; qu’en tant qu’elle est le fait de la nature, c’est un accident auquel la prudence du législateur, l’habileté de l’économiste, la sagesse du pédagogue, sont appelées à porter remède ; en tant qu’elle résulte de l’anarchie politique, mercantile et industrielle, une violation du droit.

Je ne reviendrai pas sur cette thèse, d’une certitude désormais invincible. Mais je conclus contre Aristote et toute la vieille politique :

Quelles que soient les inégalités que la nature laisse subsister entre les hommes, et dont nul citoyen ne songea jamais à faire un grief à l’État, ce ne sont pas ces inégalités qui provoquent la révolte, comme il plaît au philosophe de Stagyre de le dire, et qui amènent les révolutions ; c’est l’iniquité systématique dont elles sont le prétexte, et qui fait de l’économie sociale un guet-apens tendu au travail, à la bonne foi et à la liberté.

La cause de l’instabilité des gouvernements, en un mot, ce n’est pas, comme on l’a dit, l’inégalité naturelle, si qua est ; c’est la subversion, en tout, partout et toujours, de la balance économique.

Or, puisque le pouvoir, d’après tous les politiques, est établi pour la garde de la Justice, ce qui revient à dire pour maintenir la balance entre les intérêts et les services, il résulte que le remède à l’instabilité politique est trouvé : c’est de renoncer à l’hypothèse préconçue d’une inégalité nécessaire, et, à la place de cette idée funeste qui corrompt les gouvernements, de donner à l’État, pour idée mère, l’équilibre économique ; pour mission, de procurer lui-même cet équilibre.

Ainsi la théorie de l’instabilité politique, par suite celle de la nécessité politique ou de la raison d’État, qui a inspiré tous les législateurs, les philosophes, les hommes d’État, et qui gouverne encore aujourd’hui les sociétés, cette théorie est triplement fausse : elle est fausse dans sa donnée métaphysique, en ce qu’elle suppose un état de subversion nécessaire ; elle est fausse dans sa notion de l’inégalité, dont elle fait à la fois une loi de nature et une loi sociale, ce qui veut dire une loi de droit ; elle est fausse, enfin, dans la conséquence qu’elle tire de cette inégalité, contre laquelle elle suppose que l’homme se révolte malicieusement, tandis que son devoir est de s’y soumettre ; j’ajoute : ce qu’il ne manque pas de faire, tant qu’il n’y découvre pas d’injustice.

Nous tenons maintenant le fil qui va nous conduire dans le labyrinthe politique et nous donner le secret de toutes les agitations et culbutes des gouvernements. L’histoire des États n’est autre que l’évolution de cette funeste erreur, qui commence à l’origine même des sociétés, dont la philosophie s’est faite ensuite l’écho, et qui ne devait finir qu’à l’apparition d’une science nouvelle, l’économie.

On conçoit, du reste, que ce n’est point avec cette netteté analytique, si nouvelle encore pour notre époque, que le phénomène pouvait être d’abord envisagé et compris. D’un sentiment unanime, païens et chrétiens, monarchistes et démocrates s’accordèrent à considérer l’inégalité comme une loi de la nature et de la Providence contre laquelle nul n’avait le droit de protester, et qui, s’imposant à la raison pratique, devenant ainsi raison d’État, trouvant son expression, et, si on peut le dire, sa garantie dans le pacte social, conduisait systématiquement l’État de naufrage en naufrage.

Établie sur une conception pareille, la société est en œuvre de suicide ; le pouvoir, gardien de la Justice, est impuissant à remplir son mandat : c’est un organe d’iniquité. Contraint fatalement, pour soutenir un ordre de choses dont l’immoralité ne tarde pas à paraître, à user envers les citoyens de violence, de ce moment il est perdu. En place de la Justice règne la raison d’État, dont le dernier mot, le terme funeste, est la tyrannie.

On en a fait avant moi la remarque : la vie des États est une dialectique. Rien ne le montre mieux que ce système de la Nécessité.

VIII

L’ordre politique, ainsi que l’a montré Aristote, étant lié à l’ordre économique, tous deux solidaires, on peut prévoir quelle influence l’inégalité sociale, soutenue per fas et nefas, exercera sur la stabilité de l’État.

Le pouvoir, en effet, n’ayant et ne pouvant avoir d’objet que de protéger l’ordre économique dans ce qu’il a de juste et dans ce qu’il a d’injuste, il est clair que le gouvernement aura la paix ou sera livré à l’antagonisme selon que les intérêts seront plus ou moins troublés par le défaut d’équilibre et par leur antagonisme ; en autres termes, que l’iniquité qui affecte l’ordre social se communiquera dans la même proportion au gouvernemental. En sorte que, comme l’ordre économique se trouve, par l’inégalité qu’il consacre et développe, placé hors du droit, l’ordre politique, institué pour sa défense, sera fatalement conduit à s’affranchir aussi du droit.

Ainsi, à mesure que l’inégalité se creuse entre les citoyens et rend la société chancelante, le gouvernement, forcé d’user de plus en plus de la force, tourne au despotisme, à la tyrannie, et se démoralise. Par sa violence, il perd l’appui que lui prêtait autrefois la société ; par la nécessité de se défendre, il se concentre, il déforme sa propre constitution, il rétrécit de plus en plus sa base, jusqu’à ce qu’enfin n’étant plus arc-bouté ni par la société qui se retire, ni par la division de ses parties, il perd l’équilibre et tombe.

Que des historiens, plus poëtes que philosophes, accusent après cela de la décadence des empires la corruption des mœurs, l’ambition des grands, les passions de la multitude, l’affaiblissement de la religion, etc., il est clair que ces explications n’atteignent pas la cause première, elles ne sont qu’une analyse du phénomène.

Aussi longtemps donc que la balance économique n’a pas été établie, le problème du gouvernement se pose en ces termes, qui font de son existence une impossibilité :

« Étant donnée une nation, avec son territoire, son industrie, ses intérêts, sa religion, ses mœurs, ses relations, ses instincts, son génie ; l’inégalité des fortunes et la subordination des rangs étant tout à la fois la condition d’existence de la société et la cause de ses agitations : organiser au sein de cette société, avec ses hommes et ses ressources, une force publique devant laquelle tout intérêt s’efface, toute volonté plie, toute résistance se brise ; puis, au moyen de cette force, discipliner et conduire la nation, la maintenir dans l’obéissance le plus longtemps possible ; exercer le pouvoir, au dedans et au dehors, dans le sens du privilége aristocratique, de la hiérarchie des fonctions, de la subordination des masses et de la prérogative gouvernementale ; le tout avec le plus de gloire pour le prince et de profit pour la classe élevée, le moins de turbulence et de misère dans la plèbe. »

Dans ce programme, qui est celui de tous les pouvoirs, de toutes les théories, de toutes les utopies, la justice n’est comptée pour rien ou presque rien. Il ne se peut autrement : la Justice, dans l’hypothèse de l’inégalité naturelle et sociale, hypothèse qui n’est autre que celle de la déchéance originelle, n’étant pas de l’homme, mais du souverain, identique et adéquate par conséquent à la volonté du souverain, à l’intérêt du souverain, la Justice n’a rien à faire dans une constitution dont le principe est la nécessité ; le moyen, la force ; le but, d’empêcher, par la force, la révolte de la misère contre le privilége.

Suivant que le prince s’inspirera de tel ou tel des éléments dont est formée la constitution physique du pays, il y aura une politique des instincts, une politique des intérêts, une politique de tradition, une politique de guerre, une politique de religion. Toutes ces politiques ont été glorifiées tour à tour par les beaux esprits de chaque siècle ; elles le sont plus que jamais aujourd’hui. Mais une politique de Justice, il n’y en eut jamais ; il ne saurait y en avoir. La Justice, prise pour principe, moyen et but du gouvernement, est une utopie révolutionnaire, qui ne se peut réaliser que par l’Égalité.

IX

Ainsi, tant que dure l’éducation économique des sociétés, la Justice étant subordonnée à l’Autorité, le Pouvoir tend fatalement au despotisme, qui lui devient de plus en plus un besoin, tranchons le mot, une vertu.

Suivez ce raisonnement, qui contient toute la théorie du fatalisme politique :

La société est sacrée. Elle est la source, le sujet de la Justice, si la Justice est quelque chose, puisque, sans remonter jusqu’à Dieu, qui en créant l’humanité lui a donné ses lois, hors de la société il n’y a que l’état de guerre, la barbarie, le non-droit.

Théoriquement, qui dit Justice dit égalité. Dans le fait, cette égalité est démentie par la nature, qui, nous faisant inégaux dans nos personnes, nous soumet à cette trinité fatale : inégalité devant la nature, inégalité devant la fortune, inégalité devant la société et devant la loi.

Devant cette inégalité invincible, la créature raisonnable et pieuse s’incline avec résignation ; le méchant, par la concupiscence de la chair et l’orgueil de l’esprit, se révolte et conspire contre la hiérarchie éternelle.

Or la société, en créant pour sa défense l’organe gouvernemental, confère au prince ses droits sur les personnes et sur les choses, et le rend inviolable.

Il suit de là que si la société réclame, pour le maintien de sa hiérarchie, le sacrifice de certains intérêts, le Pouvoir ne peut reculer devant l’exécution de cet ordre ; que tout ce que le prince accomplit à ce point de vue supérieur est légitime ; qu’il serait coupable s’il manquait à ce devoir ; que si, de plébéien à plébéien, de noble à noble, d’église à église, il est bien qu’une justice égale soit religieusement suivie, il n’en est plus de même de prolétaire à aristocrate, de laïque à clerc, de citoyen à prince, du prince lui-même à la nation…

Ce qui revient à dire que le gouvernement, institué en apparence et avec une commune bonne foi pour servir d’organe au droit, possède en outre le privilége de faire, le cas échéant, abstraction du droit et de ne se guider que par la raison d’État ; qu’ainsi, mandataire de la Justice, il est supérieur à la Justice ; que par conséquent, plus il vieillit, plus, la nécessité le poussant, il accumule sur sa tête d’iniquités et avance sa ruine.

Cette théorie d’arbitraire autant que de fatalisme, qui se résout, comme l’on voit, en une contradiction, a été gravement soutenue de nos jours comme la quintessence de la morale, le fin du fin de la politique.

L’homme d’État, disent les adeptes, obéit à deux maximes différentes, à deux lois, à deux morales, selon qu’il applique les règles ordinaires de la Justice, ou que, s’élevant à une sphère plus haute, il considère la raison d’État. Mais son âme n’en est point troublée : autant dans la science le général l’emporte sur le particulier, autant dans la conscience de l’homme d’État la morale politique, la grande morale, l’emporte sur la morale vulgaire. Pour lui, les distinctions accoutumées du juste et de l’injuste changent et s’intervertissent dès qu’il est question du salut public et de la raison d’État. Ce qui est utile à la Société, c’est-à-dire à la hiérarchie, à la noblesse, au clergé, au prince, passant en première ligne, est le vrai bien ; ce qui peut leur nuire est le mal : tant mieux pour le citoyen, dont le droit y concorde ; tant pis pour celui dont le droit y est contraire. C’est un risque que tous ceux qui vivent sous la loi de l’État s’engagent tacitement à courir : la société n’existe qu’à ce prix. Islam, résignez-vous !

X

Le système de la raison d’État, qui n’est autre que le système du Fatum, motivé sur le principe d’une inégalité purement hypothétique, a régi tous les anciens peuples ; il régit les modernes.

Car il ne faut pas s’imaginer, parce que le christianisme a répandu sur le monde son eau baptismale, que le paganisme, qui le premier donna la sanction du destin à l’inégalité, ait disparu. En politique, le paganisme vit toujours ; il partage avec le christianisme la religion des mortels, et plus la dissolution du corps social devient imminente, plus il se vante de le guérir… par la force.

Platon, qui avait si bien vu que la Justice et la vertu sont les seules et véritables bases de l’État ; qui accusait la démagogie de son temps d’avoir fait de la politique un art de crime, une théorie de violence et d’iniquité ; qui, jouant sur le mot ἀρἴστοι, rappelle ses concitoyens au gouvernement, non plus des riches et des puissants, mais des meilleurs, et leur présente dans ce but un idéal de république où la Justice seule, selon lui, commande et gouverne ; Platon, dans sa célèbre utopie, alors qu’il s’imagine n’obéir qu’à la Justice, ne fait en réalité que suivre la raison d’État. Incapable de faire la balance du doit et de l’avoir de chaque citoyen, regardant l’inégalité comme une loi nécessaire, il ne trouve rien de mieux que de supprimer toute espèce de droit individuel et de faire peser sur les têtes un niveau absolu. C’est la raison d’État élevée à la plus haute puissance : communauté de biens, communauté de femmes, repas communs, élimination de la richesse, du luxe, de la poésie, de l’art : voilà où le prince des politiques et des moralistes se laisse conduire par la théorie de la nécessité.

Esprit plus positif, doué d’un sens trop vif des réalités humaines pour tomber dans ce communisme, qu’il censure justement, Aristote, tout en faisant la part plus grande à la liberté, au droit de l’homme et du citoyen, n’en reste pas moins, comme Platon son maître, un sectateur fidèle de la nécessité, un praticien de la raison d’État. Mieux que personne il avait aperçu les rapports qui unissent l’ordre politique et l’ordre économique ; les deux premiers livres de la Politique traitent de la société civile, de la propriété, de la famille, du travail, de l’esclavage, de la finance, etc. Pour comble, il avait recueilli, analysé, comparé jusqu’à cent cinquante constitutions d’états, dont la substance se trouve résumée dans son livre.

Rien n’y servit : ni l’érudition du publiciste, ni les observations de l’économiste, ne sauvèrent l’utopie aristotélique de l’écueil où avait échoué celle de Platon. Les temps n’étaient pas venus sans doute : la science était trop faible, le préjugé trop fort, la raison trop confuse, la conscience trop engourdie. De même que Platon, Aristote donne la préférence à l’aristocratie ou gouvernement des meilleurs, et distingue du premier coup dans la société trois classes d’hommes : une classe supérieure, gouvernante ; une classe inférieure, ou plèbe, obéissante ; et une classe servile, travaillant pour les deux autres. De là, bon gré mal gré, toutes les iniquités du pouvoir aristocratique, mais iniquités nécessaires, qui font partie intégrante des attributions et prérogatives du sénat, et sans lesquelles la noblesse, le gouvernement, par suite la société elle-même, périraient.

Fallait-il naître homme de génie, s’appeler Aristote, pour nous donner ce travestissement de la mythologie du Fatum ? Comme le gouvernement aristocratique naît de la nécessité, il a pour loi la nécessité ! C’est plus métaphysique que la fable, mais c’est moins beau à coup sûr. Mais dites-moi donc, ô philosophe, quelle différence vous faites alors de l’aristocratie et du despotisme ? Qu’importe, pour parler au nom de la nécessité ou de la raison d’État, que le despote soit un ou plusieurs ? Le gouvernement en sera-t-il plus équitable, plus moral, plus rationnel, moins enclin à l’inorganisme par la concentration fatale de ses pouvoirs ? Et puis, d’où savez-vous que dans tout cela il y ait nécessité ?…

Qui a nommé Platon et Aristote a dit la pensée de la Grèce et de l’Orient dans ce qu’elle eut à la fois de plus positif et de plus idéal : en eux, nous possédons l’antiquité tout entière, théorie, pratique et histoire.

L’histoire romaine, depuis l’expulsion des Tarquins jusqu’à César, est la démonstration éclatante de cette vérité, que le pouvoir élevé au-dessus de la Justice par la raison d’État ne peut supporter de constitution, que si on lui en impose une il l’use à la longue, et que son dernier mot est la force. Sans tant philosopher, et longtemps avant d’avoir reçu la visite de Cynéas, les pères conscrits l’avaient compris et traitaient en conséquence la plèbe, qui de son côté le leur rendait en émeutes perpétuelles.

Cette constitution romaine, qui fit l’admiration de Polybe, ne se soutint qu’à force de révolutions et de remaniements, exempte de troubles alors seulement que le peuple était occupé à la guerre. Après quatre cent soixante ans d’agitations pour la liberté civile et l’égalité politique, Rome ne trouve la paix que dans la dictature perpétuelle : de ce moment date sa décadence, terme fatal d’une évolution dont le point de départ avait été la justice patricienne, l’inégalité.

La féodalité appartient au système de la Providence, dont je parlerai plus bas.

XI

Sur la fin du moyen âge, la Renaissance, et tôt après la Réforme, semblent devoir apporter aux nations fatiguées quelque rafraîchissement. Mais la théorie de la nécessité ressuscite, comme si, pour apprendre la Justice, la raison des peuples avait eu besoin, en désapprenant l’Évangile, de rapprendre le Destin.

Machiavel, Hobbes, Spinoza, fondent l’État sur le principe de nécessité, et aboutissent tous trois au despotisme. Ce que je trouve odieux dans ces philosophes, c’est que là où Mahomet, dans le sentiment de son impuissance, se borne à une élévation de cœur à Dieu, Résignation à Allah ! ils prétendent mettre de la raison. Il n’y a pas d’iniquité pire que celle du Sage : Corruptio optimi pessima.

Avant l’établissement de l’État, dit Spinoza, il n’y a ni juste ni injuste, ni bien ni mal. D’où résulte que tout ce que l’État fait pour sa propre conservation ne saurait jamais être injuste : cela, suivant lui, impliquerait contradiction. Il accorde donc que l’État a le droit de gouverner, au besoin, par la violence, et d’envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort ; seulement il se confie en la prudence du souverain, que l’emploi malentendu de la force mettrait en péril ! Il ne voit pas, ce qu’avait fort bien aperçu Aristote, que tout ici est nécessaire, l’abus de la force, et par suite la dissolution de l’État, fatum !

Aussi la considération du péril n’arrête guère les despotes. L’État, c’est moi, dit Louis XIV : on peut voir dans ses Mémoires les étranges leçons qu’au nom du droit divin, et du style le plus dévot, il donne à son petit-fils sur la manière de gouverner les peuples. Hélas ! hélas ! si cette politique d’autocrate est nécessaire, il faut dire que la corruption de la société par la monarchie est aussi nécessaire. Est-ce le dix-huitième siècle qui corrompit Louis XV, et avec lui la constitution monarchique ; ou bien Louis XV, relève de Louis XIV, qui corrompit le dix-huitième siècle ?… Perverti, dès la mamelle par cette tradition de famille, Louis XVI ne recula jamais, malgré sa piété sincère et ses vertus réelles, devant le mensonge, la trahison, le poison, dès qu’il les crut nécessaires au maintien de sa couronne. Et l’empereur Napoléon Ier, qui se crut un instant l’héritier des rois, et à qui il arrivait de dire en parlant de Louis XVI, Notre pauvre oncle, ne l’a-t-on pas entendu renouveler le mot de Louis XIV : La constitution, c’est moi ?

Avec le principe de fatalité et d’antagonisme pris pour base de la société, avec la raison d’État prise pour loi du gouvernement, le domaine public s’identifie avec l’apanage du prince, la constitution de l’État avec la volonté de l’empereur, la nation avec sa personne. Le droit n’existe plus : tout se règle par ordonnance du dynaste, rendue secundùm artem.

La démocratie a suivi, quoique de loin, l’exemple de l’aristocratie et de la royauté. Comme elle n’eut jamais pour but de réaliser la Justice dans l’économie, mais seulement de réprimer l’insolence des grands et de modérer l’exploitation bourgeoise, l’égalité ne fut pour elle qu’un mythe, la Constitution une entrave pour ses adversaires, une toile d’araignée pour elle-même ; quant à sa politique, elle n’est jamais sortie de la fatalité, de la raison d’État. Le contrat social de J.-J. Rousseau ne diffère en rien, sous ce rapport, des théories de Platon, Aristote, Hobbes, Spinoza, et de la pratique du despotisme : extrait des Institutions de Calvin, c’est tout dire. La démocratie a eu sa morale de salut public, ses suspensions de la liberté et de la Justice, ses tribunaux exceptionnels, ses lois de silence, ses épurations, son terrorisme, ses auto-da-fé… Puisse-t-elle enfin comprendre que cette politique dont elle est folle est la cause même de ses défaites, et qu’il n’y a pour elle de salut que dans la balance économique, seul principe qui lui appartienne, et qu’aucun de ses adversaires n’osera jamais ni récuser ni admettre !

Disons-le toutefois, à l’honneur du genre humain, rarement la conscience des princes fut à la hauteur du principe qui les faisait agir. Presque tous l’ignorèrent ; et quand pour la première fois la révélation en fut faite au monde, ils s’en défendirent comme d’un monstre. Rois et pontifes, ministres et philosophes faisaient de la raison d’État comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir ; et les peuples ne s’en scandalisaient pas : cela s’appelait toujours de la Justice. Aujourd’hui même, c’est à peine si la plus savante critique a pu voir dans le livre de Machiavel autre chose qu’une calomnie, une ironie ou une hyperbole.

Quelques mots sur cet étrange livre du Prince trouvent naturellement ici leur place.

XII

Machiavel avait parfaitement observé que l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes ; il le dit expressément dans ses Décades. Ceci posé, Machiavel ne va pas plus loin ; il ne se demande pas si cette opposition est un fait de nature, ou le résultat d’une fausse opinion ; si par conséquent l’antagonisme qu’elle crée dans le gouvernement est l’expression d’une nécessité absolue, ou seulement d’une nécessité hypothétique. Machiavel s’en tient à la croyance commune. Il suppose, avec Aristote et tous les publicistes, que l’inégalité des conditions est donnée, comme celle des climats, par la nature des choses, et il part de là. Que si, par hasard, il essaye de remonter par la pensée jusqu’à la cause de ce fait premier, l’opposition des intérêts, il se jette alors dans le mysticisme, il en appelle à la loi des sphères, il se refait une mythologie. Plein de mépris pour l’Église et le catholicisme, qu’il accusait d’avoir corrompu l’Italie, ne pouvant revenir à la mythologie des anciens, Machiavel se livre à l’astrologie ; il se crée, pour le besoin de son intelligence, une religion qui répond à tout : c’est le mouvement des sphères, figure nouvelle du destin.

La société ne pouvant donc, selon Machiavel, exister que sur l’inégalité et l’antagonisme, les sphères l’ayant ainsi réglé de toute éternité ; d’autre part l’intérêt social étant le plus grand de tous, et l’État ou le prince représentant la société, il n’hésitait point à sacrifier, en tout état de cause, la Justice à la raison d’État. De là une nouvelle et redoutable opposition, qui, s’ajoutant à celle des intérêts, devait finir par prévaloir contre le gouvernement et amener sa ruine.

Tous les États qui ont existé et qui existent, disait Machiavel, roulent dans ce cercle invariable : monarchie, aristocratie, démocratie. — Passons sur les mixtes.

La nation débute par la royauté : au prince, il recommande de tuer, en une fois et sans faire traîner l’exécution, tous ses ennemis.

L’aristocratie saisit le pouvoir : il lui conseille d’exterminer la dynastie, jusqu’au dernier rejeton.

La démocratie vient à son tour : il lui prescrit de tuer tous les nobles.

Il eût dit à l’Église, si l’Église avait eu besoin de ses conseils, de brûler tous les hérétiques, tous les philosophes, tous les socialistes, qui de leur côté ne devaient pas manquer de massacrer tous les prêtres, si jamais ils devenaient les maîtres.

Du reste, Machiavel ne s’occupe ni de droit public, ni de constitution : il avait pour cela trop de génie, trop de bon sens, trop de franchise. Pour lui, le gouvernement n’est pas l’application de la Justice aux choses de l’État ; c’est l’art de s’établir au pouvoir, de l’exercer, de s’y maintenir, de s’y étendre, d’après la loi des sphères, par tous les moyens possibles, au besoin par la Justice, même par une constitution.

— Mais, observez-vous, avec ce système de proscriptions iniques, le gouvernement se rend odieux et prépare sa ruine. — C’est vrai, répond Machiavel, mais le gouvernement ne peut exister à d’autres conditions, puisque son mandat est de maintenir l’iniquité de l’économie sociale. D’ailleurs, toute chose devant avoir une fin, il ne s’agit plus ici de fonder, comme les prophètes le promettaient à David, pour l’éternité, mais de fournir une carrière suffisante et glorieuse. L’homme sage travaille-t-il à se rendre immortel ? Non, mais à vivre le mieux et le plus longtemps possible. Hors de là, point de politique, point de gouvernement, point de société.

Bien entendu que là où les moyens de droit sont de mise, l’homme d’État ne doit pas les négliger. — Il serait à souhaiter, dit Machiavel, que les choses pussent être toujours réglées par la Justice ; mais comme la chose est impossible, ce serait niaiserie de s’y astreindre.

Ainsi la théorie de Machiavel n’est pas double, comme on l’a cru : appuyée sur le droit pur, s’il s’agit d’une république ; fondée sur la raison d’État, s’il est question d’une monarchie. Dans tous ses ouvrages Machiavel est semblable à lui-même : c’est toujours la même politique, toujours la même déduction, basée sur la même hypothèse.

Machiavel eut la logique de son sujet, et, ce qui vaut mieux, ce qui fit son affreuse réputation et souleva contre lui tous les anathèmes, il en eut le courage.

Ce qu’Adam Smith et les physiocrates firent au dix-huitième siècle pour l’économie, la séparant avec soin de la politique et de la Justice, découvrant le fatalisme de ses lois, l’opposition du travail et du privilége, etc., Machiavel, deux siècles et demi auparavant, l’avait fait pour la politique, la séparant également de la Justice et de l’économie, et faisant de ses procédés une sorte de rubriquaire à l’usage de tous les pouvoirs, sans se préoccuper autrement de ce qui pouvait s’y rencontrer de moral ou d’immoral.

C’est ainsi que nous avons entendu Rossi dire : Autre chose est l’économie politique, et autre chose la morale. — Tout de même avait dit Machiavel : Autre chose est la politique, et autre chose la Justice.

XIII

Nous avons le secret du fatalisme politique, nous en connaissons la théorie : nous pouvons en quelques lignes apprécier cette religion du Destin, sur laquelle on a écrit tant et de si insipides volumes.


1. Dans la société comme dans la nature, disent les fatalistes, les conditions sont naturellement inégales. La Justice dès lors n’a rien d’absolu ; elle est subordonnée à une loi plus haute, dont le gouvernement est l’organe. Cette loi est l’inégalité. Cela est fatal.

2. L’inégalité des conditions engendrant une divergence d’intérêts qu’il est impossible de faire cesser par la Justice, le gouvernement est armé, pour vaincre les résistances, d’une prérogative supérieure qui lui permet de suspendre la Justice et la liberté : c’est la raison d’État. Cela est fatal.

3. Mais l’exercice de cette prérogative paraît bientôt incompatible avec la division du pouvoir ; il exige que la plus entière liberté soit laissée au prince ; il répugne à tout ce que l’on appelle constitution, et qui aurait pour objet de limiter la puissance politique ; et comme le gouvernement est avant tout une force de volonté et d’action, il est inséparable de la personne du prince : il y a identité entre le prince et l’État. Cela est encore fatal.

4. Donc, par le fait de l’action souveraine, il y aura concentration, absorption incessante des facultés de la nation dans la faculté princière ; de sa pensée, de son avoir, de son moi, dans la pensée, l’avoir, le moi, du premier magistrat. C’est toujours fatal.

5. De là, d’abord, corruption du corps social par l’instrument gouvernemental, le premier répugnant invinciblement à l’inorganisme du second, autant qu’à sa raison d’État.

6. De là, ensuite, réaction des citoyens contre le prince, antagonisme entre la société et le gouvernement.

7. De là, enfin, révolution, changement d’étiquette dans le pouvoir, sinon mort de la nation et de l’État. Tout cela est fatal.


Ces propositions sont liées l’une à l’autre par un rapport indissoluble. La nécessité de la première admise, celle des autres en découle ; leur ensemble constitue la métaphysique du gouvernement, tel qu’il s’exerce depuis l’origine des sociétés, et sauf les rares et illusoires réserves que le christianisme et la Révolution y ont introduites. La philosophie allemande a fait à son tour des variantes sur ce thème antique : elle ne l’a pas changé.

XIV

Questions.

Demande. — L’équilibre économique est la condition nécessaire de la moralité, par suite de la stabilité des gouvernements : ce principe est incontestable. Sans une balance des forces, services, valeurs, intérêts, l’État, si parfaitement organisé d’ailleurs qu’on voudra, marche à une ruine certaine ; avec cette balance, au contraire, quelle que soit sa constitution, il peut se modifier, jamais périr.

Ne semble-t-il pas dès lors que l’on puisse tenir pour indifférentes et inutiles ces questions qui ont rempli le monde de tant de tumulte, fait la gloire de tant d’écrivains, d’orateurs et d’hommes d’État, servi de prétexte à tant de révolutions : monarchie, aristocratie, démocratie ; gouvernement mixte, représentatif, parlementaire ; distinction des puissances en temporelle et spirituelle ; division des pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire ; distinction du souverain ou du prince ; unité ou dualité des chambres ; centralisation ou fédéralisme, administration préfectorale et municipale, ministère public, jury, suffrage universel, restreint, direct, à deux degrés ; incompatibilités ; noblesse, bourgeoisie, classe moyenne, etc. ?

Que deviennent toutes ces choses dans la société régularisée par la balance ? quelle en est désormais la valeur ? ou, pour parler plus franchement, que devient la politique ?

Réponse. — C’est une loi du sujet qu’en toute chose il commence par produire spontanément ses formes, qui sont ses mœurs, avant de connaître, par la réflexion, la faculté ou le principe qui les lui fait produire. Nous l’avons vu pour la Justice, la propriété, les contrats, les formes judiciaires ; nous le verrons pour le mariage. Mais cela n’empêche pas que les formes du sujet n’acquièrent de fermeté et ne deviennent invulnérables qu’après que la raison en a reconnu et déterminé le principe : la dissolution actuelle, effet du scepticisme moral, en est la preuve.

Or, ce qui arrive pour toutes les catégories de l’ordre moral devait arriver aussi pour le gouvernement. L’État a produit ses formes avant que la philosophie eût reconnu et analysé le principe social dont il est l’expression, et qui n’est autre que la balance économique. Mais l’État est resté dans une condition précaire tant qu’il n’a pas compris et affirmé cette balance ; bien plus, il a tendu constamment à détruire ses formes naturelles et à retourner à l’inorganisme, ce qui est, pour un gouvernement, l’immoralité. Cette réaction du pouvoir contre ses formes s’explique maintenant : elle est la conséquence du privilége, tacite ou avoué, dont le préjugé général lui fait une loi.

Supprimez donc le privilége, faites la balance, et le gouvernement, en s’organisant de lui-même, conformément à l’idée de Justice qui l’anime, va reproduire, dans les conditions les plus favorables, toutes ces formes dont la prudence des législateurs s’est de tout temps et à bon droit occupée ; la politique deviendra la première et la plus grande division de la Justice.

En deux mots, le gouvernement, incarnation du sujet social, organe de la Justice, ne peut se passer de formes ; et ces formes sont le signe et le gage de sa moralité.

Mais le gouvernement, assis sur le privilége, répugne aux formes juridiques que lui assigne la conscience des nations ; et c’est ce qui fait que le retour du gouvernement à l’inorganisme, au despotisme, est le symptôme le plus certain de la décadence des sociétés et le prélude de leur ruine.

Quant au choix à faire entre ces formes, dont plusieurs sont opposées, mais pourtant ne s’excluent pas, et à leur organisation, il est à peine besoin de rappeler que le système doit résulter de la constitution physique de chaque pays et être le produit du temps : tous les auteurs sur ce point sont unanimes.

D. Le privilége est, suivant l’étymologie du mot, une préférence légale. D’après cette définition, nombre de priviléges semblent conformes à la Justice, partant respectables : tel est, par exemple, le privilége d’exploitation accordé pour un certain temps aux inventeurs. Cependant, nous voyons l’opinion attaquer incessamment le privilége et en faire un grief contre le gouvernement. Qu’est-ce donc qui distingue le privilége licite du privilége illicite ? Où finit le droit ? où commence l’abus ?

R. Dans la langue politique, on entend par privilége une dérogation à la Justice, faite par raison d’État, et en vue de soutenir l’inégalité sociale.

L’exemple cité des brevets d’invention servira à nous faire comprendre.

Tout service, toute découverte, peut être assimilée à un produit d’une espèce particulière, dont une concession de terres, un privilége d’exploitation, est le prix. La question est donc de savoir ce que vaut le service rendu ou la découverte opérée, afin de lui appliquer la loi de l’échange, qui est l’égalité des valeurs.

Or, le gouvernement, en tant qu’il procède d’une prétendue nécessité de laquelle naît l’inégalité des conditions et des fortunes, ne l’entend point ainsi ; son principe est de décerner des récompenses hors de proportion avec les services, de créer des bénéfices gratuits, des priviléges perpétuels.

Tels furent les droits féodaux abolis par la Révolution, et que depuis soixante ans on s’efforce de rétablir. Telles sont les concessions, subventions, dispensations, dotations faites par l’État, à perpétuité, à de grandes compagnies, à de hauts personnages ; tels encore les offices ministériels, et tous ces petits monopoles échappés à la grande razia du 4 août.

Ce que l’on se propose, par ces dérogations au droit commun, est de reformer et d’entretenir la hiérarchie des classes : on l’avoue. C’est une vieille maxime de la monarchie qu’une royauté a besoin de noblesse, la noblesse d’un tiers-état, et celui-ci d’une plèbe ; que pour avoir des nobles il faut de grandes propriétés, des droits d’aînesse, des majorats ; pour soutenir une bourgeoisie, des corporations, des maîtrises et des jurandes, La plèbe n’a pas besoin qu’on la soutienne : elle vient toute seule, comme les sauvageons. Le gouvernement, qui pourrait arrêter cette végétation féodale, qui du moins pourrait la balancer, en donnant l’essor à des institutions de mutuellisme, le gouvernement favorise l’inégalité ; il laisse faire le privilége, il comprime la Révolution. Ainsi, grâce à cette haute connivence, tandis que la Justice règne, le privilége gouverne : la société est enlacée dans un vaste réseau de monopoles. Jamais l’égalité, fille de la Justice, n’avait été vue d’aussi près que depuis 1789 ; mais, comme on ne sait ce qui arriverait de ce régime inouï, le gouvernement, fidèle aux idées conservatrices, se rejette dans la tradition.

D. Précisez le sens de ces mots : Suspension de la loi, suspension de la liberté, suspension de la Justice ?

R. La liberté, la loi, le droit, sont suspendus toutes les fois que leur considération cède à la raison d’État. D’après ce qui vient d’être dit du privilége, l’ensemble des actes du pouvoir n’est guère autre chose qu’une suite de suspensions du droit. Mais les politiques réservent cette expression pour les cas où la suspension est plus éclatante, plus impitoyable. Alors le pouvoir affecte la solennité, il se drape : et la multitude d’applaudir à une puissance qui prime la Justice même.

D. Comment la démocratie, qui depuis 89 a tenu plus d’une fois le pouvoir, n’a-t-elle pas profité de l’occasion pour établir à tout jamais la suprématie du droit et abolir la raison d’État ?

R. C’est que la démocratie n’a jamais cru à l’égalité, qu’elle ne comprend rien à la balance économique et n’aspire qu’à une modération dans la servitude. Or une servitude modérée a tout autant besoin de raison d’État qu’une servitude rigoureuse : ce qui met la démocratie de pair avec l’absolutisme, et la tue aussitôt par la contradiction.

D. Qu’appelez-vous tyrannie ?

R. Une façon acerbe, outrageuse, personnelle au prince, d’appliquer la raison d’État. Au fond, tous les gouvernements établis sur le fatalisme économico-politique sont tyranniques. Ils ne se distinguent les uns des autres que par le plus ou le moins de rigueur ou de dissimulation dont ils usent dans l’application du système.

D. Qu’est-ce qui distingue l’usurpation de la légitimité ?

R. Au commencement, chez un peuple qui n’a pas éprouvé de révolutions politiques, la différence paraît énorme : la légitimité suppose l’acquiescement populaire, souvent aussi la consécration sacerdotale, tandis que l’usurpation se passe de l’une et de l’autre. Mais avec le temps cette différence s’évanouit : le dernier mot de la raison d’État étant de se tourner contre son propre représentant, en sorte que la possession du pouvoir finit par n’être plus, chez les hommes comme chez les chevaux sauvages, qu’une question de force. C’est le triomphe de la Justice que la raison d’État se réduise d’elle-même à l’absurde.


CHAPITRE III.

Du gouvernement selon la Providence. — Décret de prédestination ; règne éternel du Christ ; catholicité ; théocratie.

XV

C’est ici surtout que celui qui veut apprécier avec sincérité l’influence de la pensée religieuse doit considérer, non pas tant son expression primordiale, que ses tendances constitutives.

On l’a dit à satiété, surtout depuis 1830, le christianisme, à son origine, eut quelque chose d’ultra-démocratique, que tous les novateurs brouillés avec l’Église ont eu soin de rappeler. Une école s’est formée pour rattacher par cet endroit le christianisme à la Révolution : elle compte pour ses représentants principaux, après MM. Buchez et Ott, MM. Arnaud (du Var), Frédéric Morin, Bordas-Demoulin, Huet, Hubert Valleroux, Chevé, et quelques autres. Le système de ces messieurs est connu : on se prévaut des coutumes longtemps suivies dans l’Église pour l’élection des évêques, la tenue des conciles, etc. ; on cite les passages de l’Évangile, des épîtres et des anciens Pères, concernant le gouvernement temporel, et dans lesquels le suffrage universel est présenté comme d’institution divine, de droit apostolique, canonique, civil et naturel : moyennant quoi on admet, sans plus de difficulté, la hiérarchie ecclésiastique, l’orthodoxie et son exégèse.

De bonne foi, est-ce ainsi que l’on doit juger la politique d’une église ? Qu’importe ce qu’ont dit, balbutié les premiers chrétiens ? Il s’agit du mouvement de l’idée, et l’on nous parle du point de départ de cette idée, de la thèse ! Que devait devenir l’Église, et qu’est-elle devenue, en vertu de son principe et de sa religiosité ? voilà ce que nous avons à voir. Question de tendance, par conséquent, et non pas question d’origine.

Or, ce que la société chrétienne tendait à devenir, quant à l’ordre politique, je m’en vais vous le dire.

D’abord, selon les néo-chrétiens comme d’après les ultramontains, tout pouvoir, démocratique ou monarchique, est de droit divin. M. l’abbé Lenoir, dont les allures démocratiques semblent faire de lui un néo-chrétien, le dit en fort bons termes :

« Le peuple est le vrai souverain, immédiatement établi de Dieu. Le suffrage universel est le moyen par lequel ce médiateur collectif fait connaître la volonté divine. C’est ce que l’abbé Lacordaire disait un jour par ces mots : Dieu a dit aux nations : Allez et gouvernez-vous. » (Dictionnaire des Harmonies de la Foi et de la Raison, p. 1539.)


Ainsi, d’après la démocratie catholique et néo-chrétienne, le peuple, médiateur collectif, ne parle point de son autorité propre et d’après une Justice immanente ; il ne fait que rendre, comme la Sibylle, les oracles de la divinité. Sa loi, qui est sa religion, est supérieure à lui ; sa conscience, comme son entendement, y est soumise.

Or, dès que l’idée du divin pénètre quelque part, la Justice en sort. Que dit au peuple sa religion ?

J’ai montré dans le chapitre précédent que la religion, en ce qui touche la question d’État, se résolvait, pour les peuples polythéistes, en un mot : fatalité. Nous savons quelle conséquence ils ont tirée de cette formule pour la politique du prince et la constitution du gouvernement : ç’a été de les débarrasser l’un et l’autre de la Justice.

Le christianisme change la religion, Nova facit omnia. Il change donc l’idée du gouvernement, ce qu’il y a en lui d’animique, de vivant, de substantiel, et qui tôt ou tard doit lui donner sa forme légitime. Quelle politique nouvelle va résulter de ce changement ? Sera-t-elle plus conforme à l’idée du droit ?

Hélas ! n’attendons pas que l’Évangile, saisissant l’erreur à la racine, affirme l’égalité positive : il ne connaît que le communisme. N’attendons pas que l’Église subordonne à la Justice son autorité et sa foi, qu’elle organise le gouvernement en conséquence et le purge de sa raison d’État : le pouvoir selon le Christ est encore plus jaloux de sa prérogative que le pouvoir selon le destin ; et si l’Église répudie Machiavel et la loi des sphères, elle n’a pas moins horreur de la liberté, de la Justice, de la constitution politique, du progrès, de tout ce qui, en un mot, tend à émanciper l’homme.

XVI

La pensée du gouvernement antique répugnait au christianisme par plusieurs raisons.

Comment, d’abord, accorder le principe de nécessité avec la notion d’un Dieu tout puissant, tout sage, créateur de la matière, gouvernant tout par sa Providence, et réparant dans une vie meilleure les infortunes de celle-ci ?… L’idée du destin, absolu, aveugle, sans Justice, sans miséricorde, impliquait la négation de la divinité même ; pour peu qu’on la pressât, elle menait droit au matérialisme.

Comment ensuite, sur ce grand fait de l’inégalité sociale, se contenter plus longtemps de l’explication usée, décriée, d’une nécessité brutale et sans intelligence ? Eh quoi ! de toutes parts l’esclave, le prolétaire, l’opprimé, se soulevaient contre la destinée et contre l’empire ; ils appelaient de la fatalité à la Justice divine, — cet appel faisait tout le christianisme, — et l’Église leur répèterait, avec le paganisme, que, s’ils souffraient, s’ils jeûnaient, s’ils se désespéraient, c’était par force majeure, par la nature des choses, par la volonté du destin !…

Quant aux révolutions des États, objet de scandale dans le paganisme même, dont les dieux protecteurs, des villes, se trouvaient ainsi convaincus d’impuissance, il était encore plus impossible à l’Église d’en admettre la théorie. Outre que cette théorie, faisant naître l’instabilité de la nécessité, semblait contradictoire, l’Église, héritière de la synagogue, se faisait des révolutions des empires un titre providentiel. C’était pour elle que tout ce mouvement s’était accompli, pour elle que l’Europe avait vaincu l’Asie, et que Rome commandait à l’univers. L’argument tombait, si l’évolution était éternelle. Désormais, au contraire, le Christ allait en finir avec ces établissements éphémères, qui tous promettaient l’ordre et ne donnaient que l’anarchie, Qui dicebant : Fax ! pax ! et non erat pax. Telle avait été la pensée des Césars eux-mêmes et l’espérance des Romains. Imperium sine-fine dedi, je leur ai donné un empire sans fin, dit Jupiter dans l’Enéide, I. 1, v. 279 ; un empire de paix, de Justice et de concorde :

Aspera tum positis mitescent sæcula bellis,
Cana Fides, et Vesta, Remo cum fratre Quirinus
Jura dabunt… ….........(Ibid., v. 291-293.)


Le Christ annoncé aux prophètes, le Christ fils de Jéhovah, donnerait-il moins que Jupiter ? L’Église resterait-elle au-dessous de César, l’Évangile au-dessous de l’Énéide ?

La logique poussant à leur insu les intelligences, la révolution, au moins dans le dogme, était inévitable.

Au principe de la Nécessité succède donc, par opposition, celui de la Providence ;

À la théorie des évolutions gouvernementales, l’affirmation d’un Règne éternel ;

À la pluralité des cultes et des États, l’universalité sociale et religieuse, le catholicisme.

L’idée est d’une moralité supérieure ; toutefois l’Église n’entendant ni établir l’égalité parmi les hommes, — son dogme de la prévarication ne le permet pas, — ni faire régner exclusivement la Justice et abdiquer sa propre prérogative, quelle satisfaction peut-elle donner aux consciences ? quelle amélioration dans sa politique ? en quoi le nouveau régime sera-t-il supérieur à l’ancien ?

Que le lecteur, s’il veut avoir l’intelligence de l’histoire ecclésiastique, veuille bien pour un instant descendre avec moi dans les profondeurs de la théologie chrétienne, — ce n’est pas plus difficile que de visiter un puits de mine : — il y trouvera le secret du gouvernement sacerdotal, secret qu’un évêque aurait quelque peine à avouer.

XVII

Des notions combinées de la Providence en Dieu, de la prévarication originelle dans l’homme, et de la rédemption par le Christ, la théologie déduit logiquement, nécessairement, une théorie prodigieuse, sur laquelle j’appelle l’attention de tous les transcendantalistes, parce qu’elle est renfermée dans toute hypothèse transcendantale, aussi bien, par exemple, dans la théodicée de M. Jules Simon, que dans la réhabilitation charnelle de M. Enfantin : je veux parler de la prédestination.

La prédestination, dans le système chrétien, est la contre-partie de ce qu’est dans la morale rationnelle la théorie égalitaire, dont nous avons formulé les principes dans les deux études précédentes, et de laquelle nous déduirons plus bas les formes du gouvernement de la Justice ; c’est le décret providentiel, tenant lieu de charte sociale. Voici comment Bergier, le théologien classique, en résume les dispositions.

Il ne s’agit, dans l’extrait qu’on va lire, que de la prédestination relativement au salut ; mais la Providence, ainsi que la grâce, embrasse tout, et comme le temporel n’est donné qu’en vue du spirituel, comme l’ordre social a pour type l’ordre d’en haut, ce qui est dit de la prédestination dans l’autre vie doit s’entendre également de la prédestination dans la société.

Tous les catholiques sont d’accord :

« 1. Qu’il y a en Dieu un décret de prédestination, c’est-à-dire une volonté absolue et efficace de donner le royaume des cieux à tous ceux qui y parviennent en effet ;

« 2. Que Dieu, en les prédestinant à la gloire éternelle, leur a aussi donné les moyens et les grâces par lesquels il les y conduit infailliblement ;

« 3. Que ce décret est en Dieu de toute éternité, et qu’il l’a formé avant la création du monde, comme le dit saint Paul, Éph., I, 3, 45 ;

« 4. Que c’est un effet de sa bonté pure ; qu’ainsi ce décret est parfaitement libre de la part de Dieu et exempt de toute nécessité ;

« 5. Que ce décret de prédestination est infaillible ; qu’il aura infailliblement son exécution ; qu’aucun obstacle n’en empêchera l’effet : ainsi le déclare Jésus-Christ (Jean, c. x, 27, 28, 29) ;

« 6. Que, sans une révélation expresse, personne ne peut être assuré qu’il est du nombre des prédestinés ou des élus ;

« 7. Que le nombre des prédestinés est fixe et immuable ; qu’il ne peut être augmenté ni diminué, puisque Dieu l’a fixé de toute éternité, et que sa prescience ne peut être trompée ;

« 8. Que le décret de prédestination n’impose cependant aucune nécessité aux élus de pratiquer le bien : ils agissent toujours très-librement, et conservant toujours, dans le moment même qu’ils accomplissent la loi, le pouvoir de ne pas l’observer ;

« 9. Que la prédestination à la grâce est absolument gratuite ; qu’elle ne prend sa source que dans la miséricorde de Dieu ; qu’elle est antérieure à la prévision de tout mérité naturel ;

« 10. Que la prédestination à la gloire n’est pas fondée sur la prévision des mérites humains, acquis par les seules forces du libre arbitre : car enfin, si Dieu trouvait dans le mérite de nos propres œuvres le motif de notre élection à la gloire éternelle, il ne serait plus vrai de dire avec saint Pierre qu’on ne peut être sauvé que par Jésus-Christ ;

« 11. Que l’entrée du royaume des cieux, qui est le terme de la prédestination, est tellement une grâce, gratia Dei vita æterna, qu’elle est en même temps un salaire, une couronne de justice, une récompense des bonnes œuvres faites par le secours de la grâce. »


Bergier cite ensuite les autorités à l’appui de ces onze propositions ; puis il rapporte les points sur lesquels les catholiques disputent entre eux, et que je me dispenserai de mentionner, ceux sur lesquels ils s’accordent suffisant pour notre édification.

Il résulte de cette doctrine, exclusivement orthodoxe, que, le genre humain tout entier étant, par l’effet du péché originel, une masse de perdition, il n’y a de sauvés que ceux qu’il plaît à Dieu, indépendamment de tout mérite propre, à tel point que la grâce divine équivaut ici à une vraie loterie. Ce n’est plus le destin sans doute, puisque le destin est aveugle ; mais c’est quelqu’un qui pour l’homme ne vaut guère mieux, puisque le décret de prédestination, antérieur à tout mérite et démérite, est un pur acte du bon plaisir de Dieu, immodifiable, irrévocable. Quand le Juge suprême jouerait, comme Bridoye, le salut des hommes au sort des dés, sa prédestination, affranchie de toute considération juridique, n’en serait, relativement à nous, ni plus morale ni plus judicieuse.

Remarquez du reste que la prédestination n’exclut pas l’égalité ; elle la suppose, et c’est là le merveilleux. Si les âmes étaient inégales, si Dieu en les créant les dotait de facultés graduées, appropriées aux fonctions qu’elles auront à remplir dans la vie, le décret de prédestination pourrait être motivé par leurs qualités natives ; il serait encore gratuit, mais il ne serait pas sans motifs ; en dernière analyse, la destinée de chacun serait proportionnelle à ses moyens. Ce serait de la logique ordinaire, une application à la vocation des âmes de la théorie des causes finales. Mais tel n’est point l’ordre de la Providence : devant Dieu leur créateur toutes les âmes sont égales ; elles ne perdent leur égalité que par l’union avec le corps, tombé sous la puissance de Satan. Ici donc la finalité, qui partout éclate dans la constitution des créatures, n’a plus lieu. Le souverain Arbitre fait servir à ses desseins qui il lui plaît et comme il lui plaît ; du berger il fait un roi, du piqueur de sycomores un prophète, du pêcheur un apôtre, du mendiant un pontife. C’est ainsi que ses jugements se manifestent, et déconcertent la raison des hommes.

XVIII

De la prédestination anté-mondaine, dont l’objet spécial est le salut des âmes, transportons-nous actuellement dans le gouvernement de l’humanité.

Déjà nous savons qu’au point de vue de la théologie chrétienne l’humanité n’est pas régie, comme l’univers, par des lois immanentes et fixes ; elle est déchue de cette condition, désorganisée, livrée à l’esprit de désordre, incapable par elle-même de retrouver l’équilibre et de s’adonner à la Justice.

De là, d’abord, cette inégalité de rangs et de fortunes que le paganisme attribuait à la nécessité, que les économistes modernes, d’accord avec les politiques, rapportent à la même nécessité, et qui n’est autre, suivant l’Église, que la conséquence du péché.

De là, en second lieu, l’impuissance des gouvernements à qui le droit ne saurait suffire, et que l’antagonisme, l’inorganisme, les révolutions, dévorent.

Possible que dans cet état de déchéance l’humanité ait conservé un souvenir confus de sa loi, qui est l’égalité : c’est ce qu’expliqueraient ses aspirations juridiques, et ses incessantes révoltes ; mais, sevrée qu’elle est de la grâce d’origine, livrée à toutes les contradictions du mauvais esprit, au sein d’une nature devenue rebelle, ses tentatives demeurent fatalement infructueuses, ses institutions sont toujours utopiques, et tôt ou tard dégénèrent en anarchie. Il n’y a pas, sur cette terre, d’équilibre stable dans l’économie de la société ; il n’y a pas de gouvernement normal pour les nations. Le paupérisme et la tyrannie, l’égoïsme, l’ambition, l’envie, l’orgueil, au-dessus la raison d’État : tel est notre lot à jamais.

Tout ce qui nous reste à faire et que nous prescrit l’Église est d’opérer, en vue du monde à venir, notre réconciliation avec Dieu, en subordonnant à ce grand but et notre économie publique, et nos gouvernements…

Concevons donc une bonne fois que, la fin de l’homme n’étant point ici-bas, tout dans le présent doit être ordonné pour cette fin supérieure, qui nous est annoncée et garantie par la religion.

Le temps que nous avons à passer dans cette vallée de larmes n’étant ainsi qu’un temps d’expiation, une lutte contre nos penchants et contre le diable, il en résulte manifestement que la société chrétienne ne peut être organisée pour la liberté, la paix et le bonheur : ce serait nous faire jouir dès cette vie de la condition des saints. Elle ne peut être organisée que pour la guerre. Elle s’appelle l’Église militante, marchant à la conquête du ciel, sous des chefs institués d’en-haut, à travers les épreuves dont il plaît à la Miséricorde divine de semer sa route. C’est une croisade sans fin de l’humanité tout entière contre le génie du mal, où le soldat se rafraîchit par moments à l’étape, mais où l’obéissance la plus absolue, l’abnégation la plus parfaite, sont la première loi et le premier devoir.

Comment dès lors une semblable destinée serait-elle compatible avec cette égalité que les plus anciens mythes, monuments défigurés de la révélation adamique, reléguaient déjà loin derrière eux, vers l’époque incalculable de l’âge d’or ? Comment pourrait-elle s’accorder avec l’exercice d’un pouvoir régulier, démocratique, où chaque citoyen exercerait sa prérogative et conserverait sa liberté ?

La vie du chrétien est une milice, Militia est vita hominis super terram. Chaque jour il reçoit sa solde, Sicut dies mercenarii dies ejus. — La constitution de l’État chrétien doit donc être la même que celle d’une armée, Sicut castrarum acies ordinata. Il répugne à la raison, autant qu’à la foi, qu’il en soit autrement.

Que si telle est l’idée qui anime le gouvernement chrétien, il est aisé de dire quelle est sa loi. Ce n’est pas là Justice ; c’est encore la raison d’État, mais la raison d’État expliquée, sanctifiée par le décret de la Providence, rendue plus morale par la conformité, formelle ou présumée, de la volonté du peuple à l’ordre de Dieu, et par la foi en ses promesses.

Le gouvernement chrétien, en effet, non moins antipathique à l’organisation que le gouvernement païen, sans distinction de pouvoirs, sans discussion parlementaire, sans contrôle, sans garanties, élevé au-dessus de la Justice, a pourtant sa moralité. Il est moral comme le gouvernement d’une armée en campagne est moral, comme le régime pénitentiaire est moral, comme le bagne est moral, comme toute discipline est morale. Sans doute le droit souffre plus d’une atteinte ; mais, la fin de la société n’étant pas, sur la terre que nous habitons, le droit, ce qui serait le souverain bien, la fin des fins, la fin suprême, cette fin étant l’expiation, par laquelle seule nous pouvons conquérir, pour une autre vie, la Justice ou Béatitude, la moralité du gouvernement est sauvée si cette fin préparatoire est obtenue, et nous savons qu’elle ne peut l’être que par la discipline.

L’inégalité des conditions s’explique et se motive de la même manière. De même que, d’après le décret de prédestination, l’objet des complaisances spirituelles et temporelles du Très-Haut n’est pas nécessairement l’homme le plus habile, le plus courageux, le plus beau, celui que la sagesse humaine jugerait, en raison de ses facultés, le plus digne, mais celui qu’il a plu à Dieu de choisir ; ainsi, dans le gouvernement chrétien, le plus favorisé n’est pas toujours, il s’en faut, le mieux méritant, mais celui que l’autorité religieuse, assistée du Saint-Esprit, a désigné. Il est entendu d’ailleurs que le choix de l’Église se porte de préférence sur les sujets en qui apparaissent les signes de prédestination, tels que la noblesse, la fortune, la piété, l’obéissance, et toutes les vertus chrétiennes, d’après ce précepte connu, qu’à celui qui a plus il sera donné davantage : Qui enim habet, dabitur ei ; et qui non habet, etiam quod habet auferetur ab eo.

XIX

Où est, me demandera-t-on, le gouvernement chrétien ?

Je réponds sans hésiter : Dans l’Église, dans l’épiscopat, dont le chef suprême est le Pape. C’est par l’institution de l’épiscopat que le christianisme traduit politiquement son idée : l’évêque, ἐπίσκοπος, c’est-à-dire le surveillant, voilà, mot pour mot, le représentant de la Providence. Le peuple, médiateur collectif, comme dit l’abbé Lenoir, ne l’institue pas ; il ne lui impose pas les mains, il ne lui confère pas les pouvoirs. La puissance vient d’en haut, apportée premièrement par le Christ, comme le feu du ciel par Prométhée, puis communiquée aux apôtres, qui la transportèrent à leurs successeurs. La prérogative du peuple, là où elle s’exerce, ne va que jusqu’à la présentation du sujet à instituer : affaire de pure complaisance, de convenance, de circonstance, qui n’est point essentielle au sacrement, et qui a pu tomber en désuétude sans que l’épiscopat perdît rien de son autorité.

Oui, l’idée chrétienne, populaire, est que le gouvernement de la société réside dans le corps sacerdotal, dans la puissance appelée spirituelle, de laquelle la temporelle émane et tire sa légitimité. Telle est l’idée que le peuple, d’accord avec la papauté, a longtemps soutenue ; idée qui fait la base du pacte de Charlemagne, et à laquelle s’est sacrifiée l’Italie. Depuis des siècles l’Église a dû transiger sur la séparation des pouvoirs, sans oser la qualifier, comme elle en avait le droit, d’hérétique. Mais la Providence veille ; la Foi commande l’Espérance, et le Christ a dit : Les portes de l’Enfer, c’est-à-dire, la Puissance inférieure, ne prévaudront pas.

Elle ne saurait prévaloir, en effet, cette puissance, tant que l’humanité sera chrétienne. Voici comment le thème de la subordination du temporel au spirituel se déroule :


1. La société est fondée sur l’idée de Dieu.

2. En raison du respect que commande la divinité et de la fin qui nous est assignée par la révélation, la foi a le pas sur la Justice, le dogme est la véritable règle de la morale. — « Où la crainte de Dieu n’existe pas, dit Machiavel, qui niait le christianisme, mais qui croyait à l’influence des sphères et supposait à priori la perversité de l’homme, où la crainte de Dieu n’existe pas ; il faut que l’empire succombe ; » ce qui veut dire que le gouvernement ne repose pas sur la raison, mais sur le mystère.

3. Le dogme donc, principe et règle du droit, étant donné, l’Église, chargée de l’enseignement du dogme, se pose en embryon et paradigme du corps social ; l’ordre spirituel est fait type du temporel et lui communique sa loi.

4. Dernière conséquence : la puissance législative, ayant pour principe la théologie ou théodicée, appartient essentiellement à l’Église. Les princes et les rois ne sont que les exécuteurs de ses canons ; et le Pape, serviteur des serviteurs de Dieu, est élevé au-dessus de toutes les républiques et de tous les trônes, au-dessus de l’humanité.


Telle est la doctrine dont Luther et Calvin, plus chrétiens que les papes, tirèrent les dernières et exécrables conséquences, le premier en donnant le signal de l’extermination des paysans du Rhin, soulevés par lui contre l’Église ; le second en envoyant au bûcher, non pas des papistes, ce qui n’eût été de sa part qu’une représaille, mais des émancipés de l’Église, des réformateurs comme lui, tels que Michel Servet ; doctrine dont Savonarola, de même que Jean Hus, fut la victime, après en avoir été l’apôtre ; doctrine que tout théiste trouvera au fond de sa théodicée, pour peu qu’il en suive de bonne foi la déduction ; que J.-J. Rousseau reproduisit dans son Contrat social, et au nom de laquelle Robespierre guillotina la république ; doctrine qui sert aujourd’hui au roi de Prusse à rayer de la constitution qu’il avait jurée la liberté, l’égalité, toutes les garanties de droit qui entouraient son gouvernement :

« Je ne consentirai jamais, dit Guillaume IV dans son discours à l’ouverture de la Diète de 1847, à ce qu’entre notre maître, qui est le Dieu du ciel, et ce pays, il se glisse une feuille de papier, en quelque sorte comme une deuxième Providence, pour nous gouverner avec ses paragraphes et remplace par eux l’antique et sainte fidélité. »

C’est contre cette doctrine que se sont produites, depuis la fin de l’empire romain, toutes les protestations de la conscience universelle et les grands actes de l’histoire : querelle des investitures, séparation du spirituel et du temporel, tentatives d’Arnaud de Bresce et de Rienzi, priviléges de l’Église gallicane, schisme d’Avignon, institution des parlements, chartes bourgeoises, concordats, et, pour tout dire, la Révolution française, dont le crime, aux yeux de l’Église, est bien moins de lui avoir retiré ses biens que d’avoir élevé le gouvernement sur la Justice, en élevant la Justice elle-même sur l’Humanité.

Mais il est temps de suivre l’Église dans sa pratique : la pratique, bien plus que la parole, est l’expression de l’idée.


CHAPITRE IV.

Pratique du gouvernement type, ou gouvernement sacerdotal.

XX

Quelques-uns ont écrit, et Bossuet semble avoir penché vers cette opinion, qu’autrefois l’Église, par ses conciles, était une sorte de gouvernement représentatif ; qu’ainsi les vrais principes de l’ordre politique étaient en elle, longtemps avant que la Révolution les affirmât.

Une partie du bas clergé incline à cette doctrine, dont l’assassin de Mgr Sibour fut le triste apôtre.

Encore une illusion, qu’une philosophie judicieuse ne saurait autoriser.

La constitutionnalité de l’Église n’est pas plus vraie que son républicanisme.

Ce serait prendre, en effet, on ne peut plus mal à propos, une des formes du gouvernement humain, passagèrement suivie dans l’Église, mais que l’Église a toujours impatiemment supportée, pour la forme du gouvernement ecclésiastique, qui n’est autre que celui de la Providence même.

La pratique, maintenant abrogée, des conciles, fut due originairement à la simultanéité et à l’indépendance des établissements apostoliques : elle ne pouvait être que transitoire. Pour qui connaît les faits, la période où fleurirent les conciles fut la plus malheureuse du catholicisme. L’Église eût péri vingt fois si, avec le secours du bras séculier, elle n’avait trouvé le moyen de neutraliser cette influence désorganisatrice, et finalement de l’éteindre. Des conciles ! de la discussion dans l’ordre de la révélation ! Vraiment, je ne suis surpris que d’une chose : c’est que l’Église n’ait pas osé, dès le siècle des apôtres, dire anathème à ces convocations tumultueuses. Le pape Clément, successeur de Pierre, dans son Épître aux Corinthiens, où il les rappelle à la vraie discipline concernant le gouvernement des évêques, avait posé la première assise de l’édifice ecclésiastique. L’épiscopat étant de droit divin, l’élection populaire n’intervenant quelquefois, comme plus tard l’empereur, que pour désigner le sujet, mais non pour lui conférer les pouvoirs, la hiérarchie papale s’ensuivait sans difficulté. Des éléments absolutistes, tels que furent dès le temps des apôtres les chaires épiscopales, ne pouvaient aboutir qu’à une concentration absolutiste. De Nicée jusqu’à Trente, l’œuvre s’est poursuivie sans relâche ; à présent la théorie ultramontaine règne sans opposition. Pie IX, lors de la promulgation du dernier mystère, a fait acte d’infaillibilité personnelle : Bellarmin triomphe, Bossuet est condamné. Toute la chrétienté en a tressailli : catholiques, a-catholiques et néo-catholiques ont senti le coup suprême que l’Église venait de porter à la morale des peuples, à la liberté….

Calomnie ! s’écrie à ce mot M. de Montalembert : l’Église est amie de tous les gouvernements, et des gouvernements libres plus que des autres ; elle n’a de préférence pour aucune forme, elle les admet toutes, et n’en condamne aucune.

Entendons-nous. S’il s’agit de la partie purement temporelle du gouvernement social, de celle que l’Église nomme épiscopat du dehors, et au sujet de laquelle elle est bien forcée de faire à la susceptibilité des peuples des concessions, sans doute la forme lui soucie peu. Qu’importe la monarchie ou la république, si au demeurant l’État est soumis à l’Église, comme le demande l’autorité spirituelle, et comme le prescrit la rigueur du dogme ? Tout est là : l’honnête et simple foi de la Belgique constitutionnelle ou de la Suisse républicaine est sans doute plus agréable au Saint-Siége que le despotisme du tzar Alexandre ; mais qui oserait nier aussi qu’il ne préfère le gouvernement du roi de Naples, Ferdinand le Bombardeur, à celui de Victor-Emmanuel, l’absolutisme autrichien à nos chartes de 1814 et 1830 ?

La vraie question ici est de savoir quelles formes affecte de préférence le gouvernement sacerdotal, puisqu’il est le gouvernement type, celui qui doit absorber, convertir tous les autres. Comment le Saint-Siége mène-t-il la chrétienté, je veux dire cette partie de l’Église qui lui est restée fidèle ? Quels sont ses rapports de juridiction, d’administration, avec les évêques ? Comment ceux-ci, à leur tour, gouvernent-ils leurs curés, leurs religieux, leurs lévites, et toute leur milice ? La liberté entre-t-elle dans ce système, et dans quelle mesure ? La Justice y est-elle inviolable ? la responsabilité assurée ? l’ordre garanti ?… Car, comme les prêtres se font les uns aux autres, ils feront à leurs ouailles : c’est la loi et les prophètes.

XXI

Un curé de campagne, dans un manuscrit que j’ai sous les yeux, résume comme suit le gouvernement ecclésiastique. Remarquez, Monseigneur, qu’en citant ce témoignage non suspect, je suis loin de donner aux regrets qu’il exprime mon approbation. C’est manquer à l’Église et changer l’esprit du christianisme que d’y introduire des formes de gouvernement et des garanties qui ne tendent à rien de moins qu’à jeter la suspicion sur le mandat apostolique et à rendre la foi chrétienne inutile. Mon curé est honnête homme, je le garantis tel ; l’esprit de la Révolution l’a séduit comme bien d’autres, il n’est plus chrétien.

« L’arbitraire le plus absolu préside aux destinées du clergé. L’évêque, autorité sans contre-poids et sans contrôle, tient notre sort entre ses mains, dispose de nous à son gré. Il nous destitue, nous disgracie, nous condamne à un vicariat perpétuel, nous dépouille de notre traitement, de notre réputation, de notre honneur, nous frappe d’interdit, sans qu’aucune puissance au monde intervienne dans l’exercice de ce pouvoir monstrueux.

« Comme le capitaine de vaisseau à son bord, Monseigneur est maître après Dieu. Mais, la traversée opérée, le capitaine vient respectueusement soumettre sa gestion au contrôle de ses supérieurs ; l’évêque ne reconnaît d’autre chef que lui-même, car le recours d’un prêtre au métropolitain ou au Pape ne fut jamais qu’une mystification.

« Avant 89, l’existence du clergé reposant sur la possession de biens immenses, dont le pouvoir séculier s’était réservé la collation, une certaine indépendance était assurée aux heureux bénéficiaires, pendant que la partie la plus laborieuse du clergé et la plus pure gémissait dans l’oppression et la pauvreté. Le Concordat de 1802, qui restaura le culte et améliora, sous un rapport, la condition des ecclésiastiques, détruisit jusqu’au dernier vestige de leur liberté ; le clergé fut livré sans défense à la merci de quelques prélats. Bonaparte, qui concentrait dans sa main tous les pouvoirs, s’assurait ainsi une puissance de quarante mille prêtres dans la personne de quatre-vingts évêques. »


Est-il besoin que je le rappelle ? le Concordat, en ce qui touche le gouvernement du clergé, fut un retour à la vraie discipline. Ainsi en avait usé Constantin lorsque, dans l’empire épuisé, il fit appel aux évêques et retrouva dans les cadres de l’Église une armée nouvelle, enthousiaste, formée de longue main à l’obéissance, et, sous ce rapport, plus commode au despotisme, plus maniable que les prétoriens.

« La charte ecclésiastique se réduit tout entière à un seul article, à un seul mot, l’obéissance. Le serment que le vassal prêtait au suzerain dans les temps féodaux, on nous l’impose avec les circonstances les plus propres à frapper nos jeunes imaginations. Le jour de l’ordination, l’évêque, trônant majestueusement la mitre en tête, nous à genoux devant lui, les mains dans les siennes, nous jurons une obéissance absolue à lui et à ses successeurs. Aussi saura-t-il au besoin nous rappeler notre engagement et en exiger l’exécution. À nos observations timides, il répond victorieusement : Vous avez fait vœu d’obéir : pas de résistance, ou je vous interdis. Or, l’interdit signifie condamnation aux fers, au boulet, au bagne. — Ignorez-vous, disait un jour Mgr Caron, ancien évêque du Mans, un curé de campagne qu’il venait de maltraiter outre mesure et qui osait se plaindre, ignorez-vous que je vous tiens sous ma domination, et que je puis vous briser quand il me plaît et comme il me plait ?...

« Les évêques connaissent mieux que personne les abus de leur puissance. Pour en masquer l’odieux, ils affectent de s’entourer d’institutions libérales : chapitres, conseils, officialités, synodes. Ne nous arrêtons pas aux mots, et regardons aux choses.

« Les membres du conseil sont exclusivement à la nomination de l’évêque, et, comme ils tiennent de lui seul existence, position, dignités, ces prétendus conseillers sont d’une obséquiosité à rendre jaloux les muets du grand Turc. — Faites-moi chanoine, Monseigneur, disait un curé à son évêque ; je ne vous ferai pas d’opposition ! Aussi l’absolutisme épiscopal se traduit-il chaque jour avec une naïveté qui dépasse toutes les bornes. Au Mans, par exemple, les mandements, les Ordo, portaient en tête, de temps immémorial, la formule : Publié avec le consentement du chapitre ; le Consensus capituli a disparu, et on lit simplement : Par ordre de l’illustrissime et révérendissime seigneur seigneur J.-B. Bouvier, évêque du Mans.

« Autrefois, les accusations portées contre les ecclésiastiques ressortaient à un tribunal ecclésiastique, l’officialité. En apparence, elle existe encore ; en réalité, elle est morte, et bien morte. Elle figure dans l’Ordo au même titre que les noms de nos confrères morts dans l’année et inscrits au nécrologe. Jamais, depuis un demi-siècle, elle ne donna signe de vie. Le clergé s’imagine posséder une cour de justice à lui, parce que l’Ordo la mentionne, comme un peuple qui se croit libre parce que la liberté est écrite dans la constitution. Si quelque jour l’officialité ressuscite, Monseigneur saura la composer de membres qui rendent des services ; et non des arrêts.


Ici je coupe la parole à mon auteur.

Le 6 avril dernier, le Conseil d’État a rendu une déclaration d’abus contre Mgr l’évêque de Moulins, coupable :

« 1o D’avoir imposé à plusieurs curés de son diocèse une renonciation écrite et signée à se prévaloir de leur inamovibilité et à exercer aucun recours auprès de l’autorité civile dans le cas où l’évêque jugerait à propos de les révoquer ou changer pour des raisons graves et canoniques ; 2o d’avoir, par un statut synodal, prononcé excommunication ipso facto et sans intimation préalable contre ceux qui s’adresseraient à la puissance séculière pour réclamer son appui dans tout ce qui concerne la juridiction des statuts, mandements et autres prescriptions ecclésiastiques, en matière de bénéfices, titres, doctrine ou discipline ; 3o d’avoir composé le chapitre de l’église métropolitaine sans intervention de l’autorité civile. »


À cette occasion, la presse libérale, voire républicaine, fit cause commune avec les ecclésiastiques suspendus par Mgr de Dreux-Brézé, sur la plainte desquels avait été rendue la déclaration d’abus, et attaqua vivement l’évêque au nom du Concordat.

Je comprends, jusqu’à certain point, le Concordat, traité de pacification entre une nation révolutionnaire, qui n’avait pas cessé d’être chrétienne et tenait à le paraître, et le chef du catholicisme, obligé de plier devant une nécessité invincible. Le décret du 6 avril 1857 n’a rien non plus qui m’étonne : c’est la conséquence plus ou moins logique d’une situation contradictoire.

Mais il appartenait à la presse indépendante de rétablir dans sa vérité la question. Or, la vérité est qu’entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel il n’y a pas de conciliation possible, il ne peut y avoir qu’une subordination. La société, dont le gouvernement est l’expression, est-elle de la Révolution ou de la révélation ? procède-t-elle de l’homme ou de Dieu ? a-t-elle son principe dans le droit ou dans le dogme ? Le christianisme est-il son serviteur ou son auteur ? Selon que vous répondrez à la question, vous aurez déclaré la prépondérance du temporel sur le spirituel, ou du spirituel sur le temporel ; le chef de l’empire sera pape, à la façon de Victoria, du roi de Prusse et du tzar Alexandre, ou serviteur du Pape ; et les deux ecclésiastiques suspendus par Mgr de Dreux-Brézé, et Mgr de Dreux-Brézé lui-même, devront être considérés comme fonctionnaires de l’État ou ministres de l’Église. Dans le premier cas, la France est protestante, et, les opinions en matière de foi devenant ecclésiastiquement libres, comme elles le sont politiquement, il n’y a plus ni foi, ni église, ni religion. Dans le second cas, l’empereur est soumis, comme le plus humble des fidèles, à l’obéissance envers le Saint-Siége, et, bien loin qu’il puisse blâmer un évêque d’avoir révoqué de leurs fonctions deux curés pour des raisons canoniques, et déclaré excommuniés ipso facto ceux qui appelleraient à la puissance séculière en matière de juridiction ecclésiastique, son devoir est de prêter main-forte à l’évêque et de supprimer le traitement aux réfractaires.

Conçoit-on un empereur des Français, créature de la Révolution, déclarant abusive la révocation de deux curés pour cause canonique ? abusive encore l’excommunication ipso facto de tout ecclésiastique appelant de l’autorité épiscopale à l’autorité séculière, en matière de bénéfices, titres, doctrine et discipline ? abusive enfin la composition du chapitre faite sans intervention de l’autorité civile ?… Que l’empereur, à l’exemple d’Henri VIII, se déclare chef de l’Église, à la bonne heure : vouloir cumuler le bénéfice de l’orthodoxie avec la prépotence de la Révolution, donner des avertissements aux journaux qui attaquent le Saint-Siége et à ceux qui combattent le Concordat, c’est ce qu’on appelait, il y a trente ans, bascule ; ce serait de l’hypocrisie.

Feu Mgr Sibour, avant sa nomination à l’archevêché de Paris, avait publié un ouvrage dans lequel il partageait les idées libérales des réfractaires de Moulins, ainsi que du curé dont je cite l’écrit. On s’attendait qu’une fois en puissance il n’hésiterait pas à mettre en pratique ce qu’il avait lui-même si doctement enseigné. Il n’en fut rien. Mgr Sibour, Dieu mette son âme en joie ! abjura, sinon de parole, au moins de fait, c’est-à-dire de cœur, ses premières opinions. Il comprit, comme les évêques de Moulins et du Mans, l’impossibilité de concilier la hiérarchie, surtout en un temps de dissolution religieuse, avec les prétendus droits des clercs ; et tout le monde sait que sa fermeté à maintenir la vraie discipline fut la principale cause qui arma le bras de l’hérétique Verger.

J’aurais bien d’autres observations à adresser à ce sujet au Conseil d’État ; je pourrais lui dire : Vous qui apercevez la paille dans l’œil de Mgr de Moulins, arrachez donc la poutre qui est dans le vôtre… Je reviens à mon manuscrit.

« Les synodes jouissaient jadis d’une certaine liberté de représentation et de discussion. Aussi un immense cri de joie accueillit, en 1851, l’annonce d’une assemblée diocésaine. L’ère parlementaire, le système des garanties constitutionnelles, allait commencer pour le clergé. Nous rêvions, dans notre simplicité, une régénération par les états-généraux ecclésiastiques, analogue à celle de la France en 1789.

« Déception amère ! les réunions synodales n’eurent d’autre effet que de servir de bureau d’enregistrement à des ordonnances émanées de Leurs Grandeurs, et qui rendirent la position des prêtres plus pitoyable. Il y eut des créations d’archiprêtres et de doyens, astres inférieurs, chargés d’éclairer le troupeau en l’absence du soleil central. Ici on interdit le rochet à manches ; là on remplaça le bonnet carré par la barrette ; ailleurs on discutait gravement sur la question de savoir si, pour coiffure, on adopterait le bicorne ou le tricorne. De réformes, d’améliorations, de garanties, mot. Plus d’inamovibilité qu’en faveur des doyens ; les prêtres sont révocables et corvéables à merci, le bon plaisir de Monseigneur décide de leur sort sans appel. Un curé encourt l’inimitié du maire, du châtelain, d’une sœur, d’une dévote : une lettre anonyme le dénonce à Sa Grandeur, qui le sacrifie sans l’entendre.

« Nous possédons une caisse de retraite, formée de nos deniers. C’est l’évêque qui en dispose, toujours en vertu du principe d’autorité souveraine ; et dans aucun cas, quels que soient l’âge et l’infirmité, nous n’avons droit à une pension. L’évêque seul, par le ministère d’une commission qu’il nomme et dirige, juge de l’opportunité, accueille ou repousse les réclamations.

« Sous ce régime de l’autorité garantie par l’obéissance, en l’absence de règlements et de droit positif, la faveur dispose des places, de l’avancement et des récompenses. Le prêtre modeste, que recommande son seul mérite et que n’appuie pas un protecteur bien en cour, laïque ou ecclésiastique, mâle ou femelle, est sûr de végéter toute sa vie dans l’obscurité. Pourquoi, disait-on à l’archevêque de ***, ne tirez-vous pas de son trou le curé C, si laborieux, si savant, si exemplaire ? — Parce qu’il ne demande rien, répondit-il.

« Pas de concours ; point d’avantage, ni pour le mérite, ni pour l’ancienneté. Les luttes théologiques et scientifiques sont remplacées par les courses à la cure, les steeple chase, c’est le cas de le dire. Le meilleur coureur est sûr de la victoire. Dans un diocèse voisin de la capitale, le desservant d’une cure lucrative vient à mourir : aussitôt sollicitations de pleuvoir à l’évêché. Pour relever le prix de sa faveur, l’évêque dit à l’élu : Je vous donne la préférence sur 53 de vos confrères !

« Ma foi, disait un curé, j’ai fait comme tout le monde : ma cure m’a coûté 500 fr. M. l’archiprêtre de ***, très-puissant à l’évêché, quêtait pour la reconstruction de son église. Il s’adressa à moi d’une manière significative. Je compris, et pour 25 louis j’eus ma nomination. »

XXII

Je me méfie de ces anecdotes, d’autant plus que je suis loin de donner aux prestations de tout genre qui se font dans l’Église pour l’entretien du culte le sens simoniaque que la conscience séculière n’est que trop disposée à leur attribuer.

En principe, ne l’oublions pas, l’Église subsiste de dons volontaires. Son ministère, d’ordre transcendantal, n’est point soumis aux lois de la mercenarité, pas plus que la religion ne tombe sous la loi de l’offre et de la demande. Naturellement les dons faits à l’Église, de même que l’aumône et le jeûne, sont considérés comme un moyen pour les pécheurs d’obtenir les grâces célestes et de se racheter de leurs péchés. Or, parmi les grâces que peut mériter le dépouillement en faveur de l’Église, figurent sans contredit les dignités ecclésiastiques. Que de grands seigneurs autrefois et de grandes dames devenus chefs de communautés religieuses, par cela seul qu’ils en avaient été les bienfaiteurs, les fondateurs !… Y avait-il pour cela commerce ? Entre ces deux faits si disparates, la donation du fonds et la nomination du donateur par le supérieur hiérarchique, faut-il nécessairement établir un rapport de vénalité ? Ce serait aussi absurde que de dire que vous, Monseigneur, vous avez obtenu votre chapeau de cardinal en échange d’un ostensoir d’or. Voici l’histoire, telle qu’elle m’a été contée :

Vers la fin de 1848, quand Pie IX était encore à Gaëte, vous prescrivîtes des prières pour le salut de Sa Sainteté. Des prônes furent débités à cette occasion, dans lesquels on dépeignait sous des couleurs lamentables la pauvreté du pape et les persécutions que lui faisaient souffrir les républicains. Les esprits ainsi préparés, on annonce une quête, dont Monseigneur doit porter en personne, au nom de l’église bisontine, le produit à Sa Sainteté. La collecte fut, dit-on, abondante ; on n’a pu m’en spécifier le chiffre. Le riche avait versé son offrande, la veuve avait déposé son obole. Allant à Rome, et passant par Paris, Votre Éminence avisa chez un orfévre un superbe ostensoir, destiné d’abord à la chapelle de la reine Marie-Amélie, et dont le 24 février avait empêché la livraison. Vous crûtes, apparemment, que ce riche meuble serait plus agréable à Sa Sainteté qu’une somme en espèces ; et c’est postérieurement à votre visite au Saint-Père que vous fûtes élevé au cardinalat.

Non, dis-je, je ne crois pas à cette prétendue simonie. Je sais parfaitement que si, aux yeux de l’Église, l’abandon qu’on lui fait de ses biens est une marque de vocation, il n’est pas pour cela le prix de la consécration et de l’intronisation.

Mais voici où je vous arrête.

Le ministère que remplit l’Église en échange des prestations qu’elle réclame, office divin, sacrements, indulgences, est un ministère de foi, ou ce n’est rien.

Son gouvernement, sa hiérarchie, sa discipline, sont aussi de foi.

Le mode de recrutement du personnel sacerdotal, la collation des pouvoirs, tout cela est encore de foi. Ce serait le renversement de la religion que d’introduire dans l’Église, pour tous ces objets, les formes et garanties des administrations civiles et politiques. La foi est tout ici ; naissance, fortune, présents, génie, services rendus, âge, sainteté même, vœu du peuple, ne sont de rien.

La foi est au-dessus des règles, au-dessus de ce que la prudence humaine prend pour le droit : telle est sa prérogative.

J’admets qu’un tel régime puisse se soutenir, mais à condition que la foi existe, qu’il y ait foi partout, foi vive, dans le sacerdoce, dans le peuple, chez les ministres comme chez les administrés : car, que la foi se refroidisse, si peu que ce soit, et cède aux influences et considérations mondaines, si habiles à se couvrir du prétexte de la religion, alors tout est perdu, nous tombons dans l’arbitraire et toutes ses corruptions.

Eh bien ! Monseigneur, je demande qui nous garantit que cette condition est remplie ? Qui protége la chrétienté contre les défaillances de la foi ? Est-ce encore la foi qui garantira la foi ?…

J’aurais honte avec vous de presser l’argument. Ce qui est sûr, c’est que, la foi étant de toutes les choses la plus fragile, la plus légère, la plus inconstante, la plus précaire, Modicæ fidei, disait sans cesse le Christ aux apôtres, le gouvernement de la foi est par nature le plus immoral des gouvernements. Favoritisme, népotisme, pot-de-vin, concussion, vénalité, gaspillage, désordre, oppression, déni de justice : voilà quels sont, avec l’absolutisme du commandement, l’inclémence de l’autorité, l’inquisition des consciences, la justice secrète, les éléments de tout pouvoir établi sur la foi, dépourvu par conséquent de formes et de garanties.

XXIII

C’est en vain que le Christ a dit, tout exprès pour les chefs de l’Église : Rendez vos comptes, Redde rationem. Des comptes ! oui bien, disent-ils, dans l’autre vie, au tribunal de Dieu ; non pas sur la terre, à nos propres subordonnés, ce qui serait contradictoire. Eh quoi ! l’Église, la puissance souveraine, rendre compte au peuple ! L’autorité s’expliquer devant l’obéissance ! Elle ne s’explique pas devant elle-même. Madame de Meillac, supérieure de la communauté de Notre-Dame de Bordeaux, a-t-elle pu obtenir que madame Saint-Bernard, qui l’avait précédée dans l’administration de cette communauté, rendît ses comptes ? Et quand, après une réélection, elle voulut reprendre ses livres, tombés momentanément en des mains infidèles, ne les trouva-t-elle pas lacérés et les pages enlevées ?…

Et dans le procès intenté par madame de Guerry contre les dames de Picpus, sur quoi repose l’argumentation de Mgr Bonamie, défendeur ? Chose incroyable ! précisément sur l’absence d’écritures ! Vous nous réclamez 1,303,783 fr., dit Mgr Bonamie à madame de Guerry : vos titres ? Je vous défie d’en produire. Et madame de Guerry, qui a tout donné, ne peut pas invoquer les livres de la communauté : ces livres n’existent pas ; il n’y a de compte ouvert pour personne ! les dons tombent dans la caisse commune, comme la manne sur le camp d’Israël. En effet, le vœu de pauvreté, qui forme la base des communautés religieuses, exclut l’idée de cette comptabilité égoïste. En sorte que ce qui, pour un négociant, motiverait une déclaration de banqueroute frauduleuse, en religion est réputé à sainteté. (Mémoire à consulter pour Mme de Guerry, par M. Émile Olivier, 1857.)

Des écritures, des pièces justificatives, un contrôle, un syndicat, une cour des comptes tout à l’heure ! hérésie, anarchie que tout cela ! La politique du ciel n’a rien de commun avec le code de commerce. L’épiscopat, qui n’a inventé ni l’imprimerie, ni la boussole, ni les chemins de fer, ni le télégraphe électrique, n’a pas davantage inventé la tenue des livres en partie double. Il repousse de toutes ses forces l’introduction de cette pratique de méfiance dans une administration qui ne relève que de la foi… Et il a mille fois raison. Soumettez le gouvernement ecclésiastique aux règles de l’administration séculière, vous déclarez ipso facto la religion inutile ; vous substituez à la révélation l’économie politique.

Au reste, ce procédé de gestion n’est point particulier à l’Église : il est de l’essence du communisme. Avec la sévérité dans les comptes et le contrôle des écritures, point de communauté possible (Système des contradictions économiques, tom. II, ch. xv). À cet égard, j’ai été témoin de faits curieux. En 1846, lorsque le fondateur d’Icarie, Cabet, s’occupait de recueillir des souscriptions pour le cautionnement du Populaire, il lui arriva à plusieurs reprises de faire servir à d’autres opérations les sommes versées pour le cautionnement. Cabet exposait alors que ce qu’il en avait fait avait été pour le bien de la communauté, et le bill d’indemnité ne lui manqua jamais. Ne l’a-t-on pas vu, en 1849, assigné en police correctionnelle par un malheureux Icarien qui avait dépensé tout son avoir à faire le voyage de Nauvoo et n’avait rencontré que la plus affreuse misère, se prévaloir de l’art. 1837 du Code civil sur la société universelle de biens et de gains, prouver que le plaignant, qui par bonheur pour lui s’était réservé quelques centaines de francs, avait violé ses engagements de communiste, et gagner son procès ? C’est précisément la thèse de Mgr Bonamie contre Mme de Guerry, avec cette différence toutefois, que, la constitution de Picpus ayant été changée, Mme de Guerry rentre dans ses droits.

Cabet était honnête homme, raide comme un légiste dans ses convictions. Lui aussi, avec la fraternité, la charité, la communauté et l’amour, refaisait, sans le savoir, le catholicisme. Son premier soin, à Nauvoo, fut de se faire décerner la dictature : dans un pays de liberté, où la terre est pour rien, le travail plus demandé qu’offert, c’était provoquer contre lui la révolte de tous les instincts. Son erreur lui coûta la vie. Cabet est mort de chagrin après avoir été destitué par son église : ses amis d’Europe ont recueilli sa mémoire.

XXIV

Dans le pays de la foi, nous allons de miracle en miracle. Croirait-on que ce régime d’absolutisme présuppose, comme état naturel de l’homme avant le péché, l’absence de tout gouvernement, l’anarchie ? Rien n’est pourtant plus vrai.

J’ai eu l’occasion de rapporter dans ma précédente Étude un fait analogue relativement à la propriété. La propriété, et l’inégalité de condition qui vient à la suite, d’après Malebranche, dom Calmet, et tous les fondateurs d’ordres, n’est pas d’institution divine, c’est un effet du péché originel.

Il en est ainsi du gouvernement. Ôtez le péché originel, la doctrine de l’Église, en matière politique, est l’anarchie. L’institution du pouvoir, à ses yeux, est une suite du mal, une nécessité de pénitence. Et cela est logique : sans propriété, il n’y a pas matière à gouvernement, puisqu’il n’y a pas de droits, pas même d’intérêts. L’horreur des communautés pour toute espèce de compte-rendu le fait bien voir. Tous ne font qu’un. Aussi l’Église, dans sa hiérarchie même, imite de son mieux cette anarchie. Le dogme est invariable, la discipline n’a rien d’uniforme. Autant de maisons religieuses, autant de règles différentes : Alius quidem sic, alius verò sic. Bien que l’obéissance, après la désappropriation, soit la clef de voûte de l’édifice, à proprement parler ce n’est pas au supérieur que la religieuse obéit, c’est à la règle. Obéir à l’homme, contre la règle, d’après saint Bernard, saint Thomas et les plus savants casuistes, serait péché. Or, qu’est-ce que la règle ? Une révélation. De sorte que l’homme qui se désapproprie et jure obéissance à la règle, mourant au monde, c’est-à-dire à la vie politique et sociale, ne reconnaît rien entre Dieu et lui : il est anarchiste. De dire comment se concilie cette anarchie de principe avec l’autorité de fait, c’est une autre affaire : le catholicisme, comme l’économie malthusienne, est le monde de la contradiction.

Je cite les paroles d’un écrivain catholique, M. Huet, citant à son tour MM. Bordas-Demoulin et l’abbé de Sénac. Ce n’est pas pour de semblables propositions que ces messieurs seront excommuniés :

« Après des mille ans d’un si terrible régime (l’inorganisme gouvernemental et féodal), une civilisation tout autre, lentement préparée, mais qui fait explosion comme un coup de tonnerre, éclate vers la fin du siècle dernier. Affranchie intérieurement, et vivant de la vie de l’esprit, l’humanité se relève de son long esclavage, prend possession d’elle-même, et, pour la première fois, rejette la domination de l’État. Ce fut un grand jour dans l’histoire du monde, un jour digne d’une éternelle mémoire, que celui où les législateurs de la première nation chrétienne, de la fille aînée de l’Église et de la civilisation, abjurèrent solennellement la base antique sur laquelle jusqu’alors avaient reposé les sociétés, pour ne leur reconnaître d’autre fondement désormais que la nature humaine et ses lois immuables. »


M. Huet parle comme un partisan de l’immanence, un vrai anarchiste. Seulement, comme Sosie dans l’Amphitryon, il prend son image pour Dieu : genre d’hallucination dont on ne guérit plus, quand, sous cette funeste influence, on a écrit un volume in-8o.

Il continue :

« Aux yeux du chrétien, la véritable origine des gouvernements ne saurait être autre chose que la corruption de notre nature, corruption qui ne vient pas de Dieu, mais de l’homme. Si notre race eût gardé sa perfection première, la vie sociale eût fleuri dans une liberté fraternelle, sans commandement, sans obéissance. (Règne social du christianisme, p. 73 et suiv.)


Et trois pages plus loin, cet estimable auteur se met à persiffler les anarchistes, dont l’unique tort est de fonder l’anarchie sur la Justice, la sincérité des comptes, la balance des forces et des valeurs, tandis que l’Église fonde la sienne sur des révélations !…

Mais fermons cette parenthèse.

XXV

Une chose est désormais avérée : l’Église, partant de la sainteté de Dieu et de la prévarication de l’homme, ne pouvait pas plus avoir de Justice politique que de Justice économique. Son principe, dans l’ordre de la liberté comme dans celui des intérêts, est de nier le Droit, c’est-à-dire de n’avoir pas de principe. En cela elle est logique, fidèle au dogme, bien supérieure aux théistes de l’école moderne, qui prétendent conserver dans la même théorie la transcendance et la liberté, allier ensemble la Justice et le ciel.

Pour moi, dont la raison répugne à toute hypocrisie, j’admire sincèrement la foi qui a créé ce système, qui, sur les ruines du droit antique, a osé instituer un pareil gouvernement. Je l’admire surtout d’oser y revenir ; et quand le déiste, balbutiant un nom qui lui brûle les lèvres, me parle de rétablir la morale sur la religion ; quand le vicaire de paroisse, simple soldat dans l’armée sacerdotale, se prévalant de quelques phrases mal interprétées de l’Évangile, demande un code qui définisse et garantisse ses droits ; quand le poignard d’une fausse démocratie menace le cœur des pontifes, je dis : Honneur à l’épiscopat ! Lui seul a la foi et l’intelligence ; à lui par conséquent l’autorité.

L’autorité ! mot terrible, que peut seule soutenir une espérance surhumaine, et qui exprime merveilleusement tout ce qu’a été, tout ce qu’a dû être le christianisme.

Ce que la Déclaration des droits est au révolutionnaire, en effet, l’autorité l’est au chrétien. C’est son programme à lui, c’est son code et sa charte. — Est-ce pour rien, par hasard, que je crois en Dieu ? pour rien que ce Dieu se manifeste, ainsi que l’assurent les éclectiques, à ma conscience et à ma raison ? Est-ce pour rien que par un mystère inconcevable il a opéré le rachat de mon âme, et qu’ensuite pour me prémunir contre le retour du malin, il a institué son Église, dont son Esprit anime les chefs ? À quoi me servirait-il de croire au Saint-Esprit, à la présence de cet Esprit dans le sacerdoce, s’il faut encore des règles de gouvernement pour l’Église, comme il faut des règles de conduite pour les fidèles ? Cessez de me parler de droits politiques, de formes parlementaires, et de toute votre procédure constitutionnelle. Tout cela est de l’athéisme. Je suis chrétien : j’ai ma foi, j’ai mon Christ, qui, sauf les accidents inévitables à l’imperfection de notre nature, me garantit, autant que je puis le désirer, la sagesse et la féauté de mes pasteurs. Valent-ils donc moins que vos ministres, vos préfets, vos députés, pour n’être pas arc-boutés dans tous leurs actes par les articles d’une constitution ?…

Certes, un tel discours est irréprochable de logique, et d’une hauteur qui étonne la Justice même. Peut-être, aux temps de la ferveur apostolique, je n’eusse trop su qu’y répondre : aujourd’hui l’expérience en a démontré l’illusion.

Ce que le christianisme a dit de la liberté, de l’égalité, de la félicité, qu’elles ne sont pas de ce monde, on peut, en lui rétorquant l’argument, le dire avec infiniment plus de raison de l’autorité. Elle n’est pas faite pour des mortels ; et m’est avis que l’Église, en nous prescrivant l’obéissance, a pris justement le contre-pied de la vérité et de la morale. Du premier au dix-neuvième siècle, l’autorité, même assistée de l’Esprit saint, n’est parvenue à se rendre respectable qu’en se cuirassant de Justice, ce qui veut dire en s’entourant des parachutes de la Révolution. Ôtez les formes légales, ce que je nommerai les mœurs du pouvoir, elle n’est plus que tyrannie et sacrilége.

Et c’est pour cela que je ne puis souffrir l’hypocrisie de ceux qui, n’ayant au cœur ni foi ni justice, se font de l’autorité un masque sous lequel s’abrite leur scélératesse. Il faut relever le principe d’autorité : c’est leur réponse à tout, comme le bêlement d’Agnelet dans l’Avocat Patelin. Hors de l’autorité point de salut : qu’on ne leur en dise pas davantage ; ils sont édifiés, ils n’entendent plus rien. Et il ne manque pas de sots qui admirent : la prédestination, qui ne serait rien sans la Providence, je veux dire sans l’autorité, ne lui sert-elle pas de claque ?

Autorité, Providence, Prédestination, quelles idées pompeuses ! Combien ce style plein de poésie et de mystère l’emporte sur le jargon technique, utilitaire, de la mécanique constitutionnelle ! Vous êtes transporté dans les siècles antiques ; vous revoyez le chêne de saint Louis, les clefs de Pierre, la verge d’Aaron, la houlette de Jacob. C’est à pleurer d’attendrissement. Tel gentillâtre de la littérature n’en demande pas davantage pour se convertir au régime absolu. Ah ! l’Église n’emprunte pas ses idées et ses symboles à la routine des industriels et des marchands ; ce sont des rayons qu’elle dérobe, comme Prométhée, au foyer de l’Absolu. Semblable à Jéhovah, elle s’entoure de ténèbres et de mystères ; elle procède par révélations, fulgurations, coups du ciel. Elle est la Providence, souveraine, indiscutable, dont la rosée tombe sur les élus pendant que ses grêlons et ses foudres vont chercher les méchants, et qui cache sa main. Vous êtes exalté sans qu’on voie qui vous porte, ou frappé d’un trait invisible : c’est le doigt de Dieu qui vous touche, Digitus Dei est hic.

Assez comme cela, messeigneurs. Vos lévites ont tort de se plaindre, puisqu’ils sont chrétiens et que leur désir est de faire revivre la foi antique. Mais nous, hommes de la Révolution, qui savons discerner le passé de l’avenir, nous avons le droit de le dire, votre Providence, votre autorité, n’a pas le sens moral.

On lit dans l’histoire ecclésiastique que, les chrétiens d’Alexandrie ayant, dans une émeute, démoli le temple de Sérapis, on trouva dans les caves les machines avec lesquelles les prêtres opéraient leurs prestiges, et que la considération du dieu en souffrit beaucoup. Nous connaissons aussi les pratiques du pouvoir spirituel, et combien peu il reste de foi dans les sacristies. Et je pourrais me dispenser d’en parler ; mais, attendu l’inclination des masses au mysticisme, il n’est pas sans intérêt de leur remettre de temps en temps sous les yeux la réalité toute crue.

XXVI

Le grand ressort de la Justice ecclésiastique est la délation et l’espionnage. L’un de vos collègues dans l’épiscopat, Mgr Bouvier, évêque du Mans, a composé à cet effet un Manuel où il constitue tous les fidèles espions du clergé, qui de son côté surveille le troupeau, et les prêtres dénonciateurs les uns des autres. Dans cet ouvrage, Mgr Bouvier s’autorise des constitutions papales, qui n’ont jamais été reçues ni même promulguées en France, mais auxquelles il faut croire que la chute de la République a donné force de lois. Voici ce qu’on lit dans son supplément au traité du mariage. De clericis sollicitantibus, p. 43 :

« Plusieurs souverains pontifes ordonnent aux pénitents de dénoncer aux inquisiteurs ou aux évêques le confesseur qui les aurait sollicités au mal. Grégoire XV a étendu cette obligation à tout fidèle qui saura qu’un prêtre abuse de la confession pour satisfaire son immoralité, ou qui tient des propos déshonnêtes, etc. »


Suit une longue thèse pour prouver que tout individu, sans exception, homme, femme, jeune homme, jeune fille, connaissant, n’importe comment, l’inconduite d’un ecclésiastique, est tenu de le dénoncer. Rien de plus simple que la marche à suivre :

« La pénitente écrira ou fera écrire le nom du coupable sur un billet qu’elle remettra au confesseur, et celui-ci l’enverra à l’évêché ; ou bien elle ira elle-même remplir sa mission ; ou bien enfin elle désignera simplement le prêtre prévaricateur à son directeur, avec autorisation de le faire connaître à l’évêque. »


Ainsi la confession, instituée comme moyen de police ecclésiastique à l’égard des laïcs, redevient à son tour moyen de police à l’égard des clercs, par la dénonciation réciproque des uns par les autres. Du reste, il est entendu que la délation s’applique à toute espèce de délit commis par action, par parole, par opinion, et que le nom du délateur doit rester inconnu de l’évêque et du confesseur, aussi bien que du dénoncé. En sorte qu’à la faveur du confessionnal et de la boîte de l’évêché, un individu peut multiplier et varier ses dénonciations contre qui bon lui semble, autant de fois qu’il lui plaît.

J’emprunte les détails qui suivent au prêtre que j’ai déjà cité :

« Une institutrice se trouve enceinte et croit atténuer sa faute en la rejetant sur son curé. Jugement, ou plutôt condamnation du curé. Avant de quitter sa paroisse, il monte en chaire et prend Dieu et les hommes à témoin de son innocence. Quel sacrilége ! donner un démenti à l’infaillibilité épiscopale ! Ce cri d’une conscience irréprochable mit le sceau à la réprobation du pauvre prêtre. Il dut quitter le diocèse et se réfugier dans une contrée étrangère. — Cependant l’institutrice tombe malade ; la peur de la mort rend plus poignant le souvenir de sa calomnie ; elle appelle son confesseur, le même qui, sur sa première déclaration, avait fait un rapport contre le curé, lui avoue son crime. Nouveau rapport du confesseur. Alors l’évêque finit par où il aurait dû commencer : il examine l’affaire, reconnaît l’innocence du proscrit, le rappelle de l’exil et lui confie une autre paroisse.

« — Payez mon boulanger, m’écrivait une femme familiarisée avec les iniquités de la délation, ou je vous dénonce ! — Je possède encore la lettre, et j’ai lieu de me repentir d’avoir traité légèrement la menace de cette malheureuse.

« Il ne se passe pas de jour où des dénonciations n’arrivent à l’évêché. Je me plaignais un jour à un confrère d’accusations puériles portées contre moi. — Taisez-vous donc, me dit-il ; je suis à ma quarante-troisième dénonciation, et je ne me plains pas. »

« La petite ville de St-D… possédait un vicaire qu’elle idolâtrait pour sa vertu, et surtout pour sa charité. Une sœur le dénonce comme coupable de négligence dans la prédication. Les femmes entrées en religion jouent un grand rôle dans le gouvernement ecclésiastique ; leur influence est bien plus grande que celle des desservants. Dans le diocèse du Mans, par exemple, tout membre de la communauté d’Évron jouit du titre d’espion patenté. L’abbé reçoit l’ordre de partir sur-le-champ. Le curé n’apprend la destitution de son vicaire que par la nomination du remplaçant. Il se rend auprès de l’évêque et lui adresse des reproches énergiques. Celui-ci, qui ne songeait plus à si petite chose, ouvre enfin les yeux et avoue son erreur. — Mais, ajoute-t-il, je ne puis revenir sur ma décision ; je la maintiens : je regrette seulement de n’avoir pas connu la vérité plus tôt.

« Un prêtre use de son pouvoir pour rompre la liaison d’une femme mariée avec un jeune homme. Que fait l’amant ? Il dénonce le prêtre lui-même et l’accuse d’avoir voulu séduire sa maîtresse. Le trop zélé directeur n’échappa que par miracle à une destitution.

« Un vicaire entretenait avec une jeune personne une correspondance amoureuse. Sur ces entrefaites, il obtint un poste avantageux et quitta le diocèse. Avant de partir, frappé d’un sinistre pressentiment, il conjura l’objet de sa tendresse de brûler ses lettres. Après bien des pleurs et des gémissements, on transigea de part et d’autre, et il fut convenu qu’une seule serait conservée. Le vicaire partit ; la jeune fille repentante se tourna vers Dieu ; son confesseur, à force d’obsessions, lui arracha la lettre fatale et la déposa aussitôt entre les mains de l’évêque. Le moyen de nier une pareille pièce ? Le prêtre ne l’essaya même pas : il avoua tout, et son avenir fut brisé. Aujourd’hui il habite Paris, mais il n’appartient plus au clergé. Une seule fois il a écrit à son ancienne maîtresse : On a abusé de votre inexpérience. Je ne vous en veux pas… Vous m’avez perdu à jamais. Que Dieu vous pardonne comme je vous pardonne. Soyez heureuse !

« De bonne heure, le cœur et la conscience du jeune séminariste sont façonnés à ce rôle. Des supérieurs vénérés lui parlent au nom du ciel, au nom de la gloire de Dieu et du salut des âmes ; ils lui commandent de dénoncer, et il dénoncera sous peine de la malédiction d’en haut et des châtiments d’en bas. Nouveau croisé, il obéira à l’appel suprême : Dieu le veut ! Avec le temps, il est vrai, la pensée, comme Samson, rompt d’indignes liens. Revenu à la probité, à l’honneur, le prêtre d’un âge mûr refusera de prostituer son ministère à la délation. Mais qu’il se garde de laisser rien paraître de l’indépendance de ses sentiments : il se verrait bientôt accusé par les pharisiens du sacerdoce de connivence avec les corrompus. »

XXVII

Qu’il y a loin de cette discipline d’esclave à la théorie révolutionnaire qui pose en principe que tout homme, en raison de son sens moral, a droit de haute et basse Justice sur son semblable ; qui, en vertu de ce droit, et afin d’éviter les vengeances, organise la Justice, en faisant intervenir, à la place de l’individu, la cité comme jury dans toutes les affaires civiles, politiques et criminelles ; qui repousse les dénonciations anonymes, et exige la comparution des témoins ; qui enfin, pour dernière garantie, bien loin d’admettre la plus légère ombre d’autorité dans le juge, soumet les jugements, par la publicité des audiences, au contrôle, à la sanction de l’opinion !

Mais à chaque recrudescence du régime jadis fondé par l’Église, nous voyons ces mœurs juridiques, si nobles, si pures, de la Révolution, entamées par l’arbitraire ; les notes administratives prendre la place des témoignages ; le huis-clos s’introduire, le jury disparaître des affaires civiles, puis des affaires d’État, puis des tribunaux correctionnels, et finalement, en ce qui concerne les délits politiques et ceux de presse, des cours d’assises. Serait-ce donc que la Justice divine, dont l’Église se prétend l’organe, ne peut supporter la clarté et la sérénité de la Justice humaine, et qu’il faille au grand Justicier, pour manifester ses arrêts, des cours prévôtales, des tribunaux d’exception, des conseils de guerre, avec leur cortége de formes inhumaines et d’immorales maximes ?

Ô prêtres ! ne pourrez-vous jamais jeter les yeux sur vous-mêmes, descendre dans vos consciences, et là, dans le silence de votre religion, faire l’examen de votre foi ?

Vous êtes hommes aussi ; et je n’en fais aucun doute, car je n’accuse ni vos intentions ni votre vie, bon nombre parmi vous sont gens d’honneur et de vertu. C’est donc à ce qu’il y a de meilleur en vous que je fais appel. Considérez dans quelle épouvantable situation vous place votre dogme. Sous le couvert d’un Évangile de paix, de fraternité et d’amour, vous êtes, pour l’asservissement des peuples, élevés à la chaîne, accoutumés à l’espionnage, et votre métier est de trahir. Cela n’est pas dans vos cœurs, non plus que dans votre bréviaire ; mais cela éclate tout au long de votre histoire, et résulte invinciblement de votre théologie. Ce qu’il y a en vous d’honnête, de généreux, de saint, n’est qu’un moyen de succès de plus pour votre immorale mission, et c’est par principe de conscience qu’en pensant sauver les âmes, vous vous êtes faits les ennemis du genre humain. Vous ressemblez à la femme adultère dont il est parlé au livre des Proverbes, et qui a perdu jusqu’au sentiment de son impudicité. « Elle a mangé, dit le Sage sous le voile d’une métaphore à faire trembler Juvénal ; elle s’est rincé la bouche, et puis elle dit : Je n’ai rien fait !… Comedit, et tergens os suum dicit : Non sum operata malum. »


CHAPITRE V.

Corruption de la morale publique par le gouvernement de Providence.

XXVIII

La théorie fataliste viole la Justice par nécessité : elle peut, jusqu’à certain point, protester de sa bonne volonté et de sa bonne foi. C’est malgré elle qu’elle a recours à la raison d’État : elle préférerait suivre le Droit ; mais à l’impossible nul n’est tenu !…

La théorie providentielle, au contraire, viole la Justice avec préméditation, de propos délibéré, par motif de religion. Le païen n’adorait pas le Fatum, bien qu’il l’interrogeât, le chrétien ne cesse de baiser les pieds à la Providence.

Il est de foi dans l’Église que Dieu, étant l’auteur des lois morales, peut à son gré y déroger pour l’accomplissement de ses desseins. La Bible en fourmille d’exemples. Ainsi Jéhovah suggère à Jacob toutes ses filouteries envers son frère et son beau-père ; c’est lui qui inspire à Joseph le conseil que celui-ci donne à Pharaon, d’organiser un immense monopole, à l’aide duquel le roi devient propriétaire de toute la terre d’Égypte ; c’est lui qui commande aux Hébreux de voler les vases des Égyptiens. Dans les Rois, il envoie à Achaz un esprit de mensonge ; dans les Juges, il ne permet pas que les fils d’Héli se rendent aux représentations de leur père, parce que son intention est de les tuer ; dans l’Exode, il endurcit Pharaon pour le perdre ; dans les Prophètes, il commande à Osée de s’approcher d’une fille publique et de lui faire des enfants, etc.

C’est un régime de dispensations, d’exceptions, de passe-droits, où la notion du juste et de l’injuste s’évanouit sous le miracle.

L’Évangile a suivi fidèlement cette théologie, comme on le voit dans les paraboles de l’enfant prodigue, des ouvriers tard-venus, des talents prêtés à usure, des cochons jetés à la mer, etc. Le pouvoir de lier et de délier donné à l’Église n’a pas d’autre sens que cette suspension ad libitum des lois de la Justice et de la morale, par des considérations de Providence.

Et tout cela est irréprochable de logique : Dieu, étant l’auteur du statut moral imposé à l’humanité, ne peut pas lui-même, dans son administration cosmique, y être astreint. S’il lui plaît de faire naître son Christ d’un Jacob escroc, d’un Juda incestueux, d’un David adultère et assassin, de vingt rois idolâtres et parjures, nous ne pouvons que nous incliner et adorer ses desseins. La dérogation à la Justice par l’auteur même de toute Justice est la plus grande preuve de la révélation : elle nous prouve qu’il existe véritablement un Dieu, prévoyant et libre, édictant dans la plénitude de sa liberté les lois du monde et de l’humanité, et jusqu’aux vérités mathématiques, comme le dit Descartes. Ôtez en Dieu cette faculté de se soustraire aux lois qu’il a faites, d’y déroger, d’en suspendre l’action, et Dieu redevient, comme les fantômes du paganisme, sujet de la nécessité, du fatum ; pour mieux dire, il n’y a plus de Dieu.

XXIX

Tel est donc le gouvernement providentiel ; tel sera, nous l’avons montré, le gouvernement typique ou sacerdotal ; tel devra être à son tour le gouvernement laïque, qui n’en est qu’une dérivation.

C’est d’après ces principes que Bossuet composa pour le fils de Louis XIV, dont l’éducation lui avait été confiée, d’abord son Discours sur l’histoire universelle, ou démonstration de la Providence, puis sa Politique tirée de l’Écriture sainte, qui en est le corollaire. Dans ces deux ouvrages, Bossuet a eu pour but d’opposer la doctrine chrétienne et providentielle du gouvernement des sociétés à la doctrine fataliste des païens, renouvelée par Machiavel, Hobbes et Spinoza.

Bossuet comprend la loi de la monarchie comme celle de l’Église. Sans doute il recommande au prince la clémence, la justice, la chasteté, la bonne foi, l’économie, la tempérance et toutes les vertus chrétiennes ; mais il met aussi au nombre de ses prérogatives les lettres de cachet, les coups d’État, la violation des consciences, la proscription par masses, et tous les moyens sommaires que peut appeler l’insurgence du peuple. C’est bien de Bossuet qu’est ce beau mot : Tout ce qui se fait contre le droit est nul de soi. Mais cette maxime l’embarrasse peu : le suprême droit, à ses yeux, c’est l’autorité, la hiérarchie sociale, c’est en un mot l’accomplissement des destinées de l’Église ; et du moment qu’il y va de l’orthodoxie ou de l’autorité, Bossuet n’hésite point à mettre la Justice en fourrière. Dieu le commande : Providentia.

Nous sommes tout pénétrés de cet esprit ecclésiastique, qui a survécu dans la société chrétienne à la séparation du temporel et du spirituel, et à la division de l’Église elle-même. Ce n’est pas en vain que les princes ont été appelés évêques du dehors, et que Charlemagne est représenté vêtu de la chappe, comme un métropolitain. Au machiavélisme antique, l’État moderne joint le providentialisme sacerdotal : la civilisation s’est couverte d’une double plaie. La Révolution, qui devait abolir ce régime atroce, n’y a fait, par l’ineptie de ses chefs, qu’une brèche insignifiante. Après les massacres de septembre et la suppression des cultes en 93, l’Église martyrisée a pu dire, comme le Christ montant au ciel : Je m’en vais, mais je vous laisse mon esprit !… Cet esprit, c’était le messie de Catherine Théos, Robespierre ; c’était le président des théo-philanthropes, Laréveillère-Lépeaux ; c’était l’auteur du Concordat, Napoléon.

XXX

Si nous avons peu de foi au cœur, nous sommes loin, en revanche, d’avoir dépouillé notre vieille chair : nous sommes chrétiens, en politique, comme jamais. En sommes-nous plus moraux, plus justes, plus probes ? c’est autre chose.

En 1848, pendant l’insurrection de juin, l’Assemblée constituante, afin d’arriver à la répression radicale de la révolte, déclare la ville de Paris en état de siége. Depuis, la même mesure a été renouvelée plusieurs fois. L’état de siége, c’est, entre autres, la suspension de la justice et des garanties légales, et la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de l’autorité militaire.

Suspension de la justice et des lois ! Cela signifie, Monseigneur, suspension de la morale.

D’où peut donc venir une pareille idée ? Est-il dans la vie des peuples des moments où la suspension de la morale puisse être regardée comme une loi de salut public ? La théorie de la fatalité dit oui, et la théorie de la Providence parle de même. Il ne fallait pas moins que deux puissances de cet ordre pour forcer les consciences, qui toutes protestent contre une pareille extrémité. Cincinnatus abdiquait la dictature après quatorze jours de commandement ; encore ne l’avait-il prise que pour combattre l’ennemi. Le général Cavaignac la déposa le lendemain de la bataille ; l’Assemblée constituante elle-même, quoique pleine de chrétiens, combattant pour la propriété et pour l’Église, déclara que l’état de siége était une mesure d’exception que l’on devait abréger le plus possible. Il est clair que ce que la fatalité excuse et que l’Église absout, la conscience humaine le réprouve : de quel côté, s’il vous plaît, est la morale ?

En ce qui touche le gouvernement, répond l’Église, on peut dire que tout est exceptionnel, puisque, d’après le principe de la chute et en vertu de la rédemption qui a suivi, la condition de l’humanité est extra-légale, surnaturelle, toute de grâce et d’exception.

Toute la politique de l’Église, toute sa police, dérive de cette idée.

L’Église a eu la main dans les affaires d’Orient. Lorsque éclata la querelle, deux tendances se manifestèrent en Europe, l’une pour une solution pacifique, l’autre pour la voie des armes. Les plus intelligents, les plus amis de la Justice et de la liberté croyaient que la diplomatie pouvait faire en 53 ce qu’elle a fait en 56 ; ils disaient que la guerre n’était plus de ce siècle, protestant avec d’autant plus de force qu’à leur avis la guerre ne déciderait rien, et que la victoire, quelle qu’elle fût, ne serait guère moins préjudiciable au vainqueur qu’au vaincu. L’ambition, l’orgueil des princes, la convoitise des États, le chauvinisme démocratique, l’instinct de lutte et de pillage qui anime les masses et les pousse à la guerre, l’emportèrent.

Or la guerre, c’est la suspension de tous les rapports économiques, politiques, juridiques, entre les nations ; c’est la suspension de la morale.

De quel œil l’Église, maîtresse de morale, a-t-elle vu la guerre ? Comment n’a-t-elle point paru au congrès de la paix ? Est-ce que le principe de catholicité ne lui commandait pas d’évoquer le litige à sa barre, et, si son autorité était méconnue, de s’abstenir ? N’est-elle pas l’amphictyonie chrétienne ?...

La guerre, répond l’Église, entre dans le plan de la Providence, par conséquent dans les prévisions de l’empire catholique. L’armée est aussi une église, église terrible, affranchie de tout droit et de tout devoir humain, dont le dogme, la religion, l’économie, le gouvernement, la morale, se résument dans ce mot, qui est sa raison d’État, la consigne. Le soldat ne connaît ni famille, ni amis, ni citoyens, ni Justice, ni patrie : son pays est son drapeau ; sa conscience, l’ordre de son chef ; son intelligence, au bout de sa baïonnette. C’est pour cela que l’Éternel est un guerrier, Dominus vir bellator, aussi bien qu’un Dieu de paix, deus pacis. C’est pour cela que l’Église a eu des pontifes belliqueux, Urbain II, Innocent III, Grégoire IX, chefs ou instigateurs de croisades, Jules II et une foule d’autres.

Et en effet, la guerre n’est-elle pas l’état permanent de l’humanité ? Guerre contre le démon, guerre contre l’hérésie et la philosophie, guerre contre la chair et contre l’esprit ; par suite, guerre des peuples et des gouvernements les uns contre les autres, guerre partout, guerre toujours. La Justice pourrait-elle exister de nation à nation, de prince à prince, d’État à État, quand elle n’existe pas dans la nation elle-même de prince à sujet, de gouvernement à citoyen ?

La guerre est l’expression violente de la pensée religieuse. L’armée, comme l’Église, est le monde du passe-droit, du favoritisme, du bon plaisir, de l’obéissance passive, du mépris de la vie et de la dignité humaines. C’est, dit-on, le foyer de l’héroïsme et du dévouement ; c’est aussi celui de la trahison et de la lâcheté. Lisez, dans les mémoires et correspondances du temps, les plaintes des militaires de tous grades, sous le consulat et le premier empire. Là point de morale ; nul souci du droit et des lois. Se bat-il bien, demandait un général, à propos d’un soldat traduit en conseil de guerre pour crime de viol ? — Oui. — Soyez indulgent. C’est le mot de l’Église : Va-t-il à la messe ? — Oui. — Soyez indulgent. Le crime du soldat, comme celui du chrétien, ne prend de gravité qu’autant qu’il compromet le commandement, la hiérarchie, la discipline. Le serment militaire avant tout ; mais le serment civique, qu’importe ?…

Ne soyons donc pas étonnés si l’Église prie, si elle jeûne, si elle chante pour des partis en apparence contraires : au fond c’est toujours la même cause qu’elle défend, la même vérité qu’elle proclame. En vertu du pacte de Charlemagne, renouvelé de siècle en siècle par les pragmatiques-sanctions et les concordats, l’Église reste la souveraine spirituelle des nations, qu’elle dirige, d’un côté par ses pontifes, ses évêques, ses légats, de l’autre par les rois et empereurs ses fils, selon la loi d’un perpétuel état de siége. De quelque côté que se déclare la victoire, elle est assurée du jugement de Dieu.

Suspension à perpétuité de la Justice et de la morale, pour la gloire de Dieu, le triomphe de l’Église et le salut de l’empire, tel est donc, en dernière analyse, le système chrétien : quel chef-d’œuvre !

XXXI

Les faits de détail confirment cette théorie d’ensemble. Toujours quelque prétexte se rencontre, sérieux ou futile, pour motiver la suspension de quelque liberté, de quelque droit.

Au temps où le catholicisme était plus qu’aujourd’hui une vérité, le Pape, chef de l’Église, pour châtier les princes, se permettait de temps à autre de délier les sujets du serment de fidélité. Certains auteurs, démocrates à tous crins, ont trouvé la chose superbe : le Pape, disent-ils, était alors le chef de la démocratie chrétienne, il représentait la souveraineté du peuple, dont il exerçait les droits. Je crois que c’est confondre les idées et les temps. Le chef féodal était le siége vivant de la nationalité, comme Charles VII, au temps de la Pucelle, était le porte-drapeau de la France. L’annulation du serment de fidélité ou de l’hommage féodal équivalait à une dissolution nationale, et ce qui est pire, à un transport de la nationalité sur une tête étrangère. Suspension de la patrie, grand Dieu ! suspension de la morale.

Les choses ont changé depuis six siècles. L’Église ne relève plus les peuples de leurs serments envers les rois ; ce sont les rois, plutôt qu’elle délie de leurs serments envers les peuples. Il faut qu’elle lie ou délie toujours quelque chose… Ceci devient plus scabreux. En résultat, il ne paraît pas que les princes excommuniés du moyen âge, quand leurs peuples n’avaient pas à s’en plaindre, se soient bien mal trouvés de l’anathème ecclésiastique ; on a vu même quelquefois les sujets et les rois, les déliés et les liés, faire contre la papauté cause commune. De nos jours, la réciproque ne passe pas tout à fait de même. Les Stuarts se sont crus déliés : ils ont péri, qui par la main du bourreau, qui dans l’exil. Louis XVI s’est cru délié, et la guillotine a été sa récompense. Charles X s’est cru délié, et il est parti pour l’exil. Les chefs de la Sainte-Alliance, après avoir renversé Napoléon, qui s’était fait lier, il est vrai, par Pie VII, se sont crus, quant à eux, déliés vis-à-vis de leurs peuples, et 1848 leur a donné une saccade dont ils ne sont pas remis. De plus belle l’Église lie et délie, lie les peuples et délie les potentats… Suspension du droit public et de toutes les obligations sacramentelles sur lesquelles il repose : suspension de la morale.

XXXII

Comment la nation française, qui, après avoir fait la révolution de 1789 pour la conquête de ses libertés, en a fait encore deux autres, celles de 1830 et de 1848, pour les défendre, ne jouit-elle aujourd’hui d’aucune ? D’où vient cette absorption de toute vie locale, de toute pensée libre, dans la vie et la pensée officielle ?

Je disais à un maire de province :

Depuis soixante ans votre cité est devenue méconnaissable. Qu’a-t-elle fait de son caractère, de sa volonté, de son action, de tout ce qui faisait d’elle un être moral, intelligent et libre, si j’ose ainsi dire, une personne ? Où sont ses mœurs enfin ? Tout est mort en elle, usé par le machinisme gouvernemental et l’absorption centralisatrice. Ne parlons pas de liberté individuelle, ce serait hors de saison. Vous même, chef de la police urbaine, ne pouvez rien sous ce rapport pour vos administrés. Parlons de votre liberté, de votre autonomie municipale. Vous êtes primé, subalternisé dans toutes vos facultés : 1o par le préfet ; 2o par le procureur général ; 3o par le commissaire central ; 4o par le recteur de l’académie ; 5o par le général de division ; 6o par l’archevêque ; 7o par la banque ; 8o par le receveur général ; 9o par le chemin de fer ; tout à l’heure, 10o par le dock… Votre ville, pour le pouvoir et les corps privilégiés qui tiennent de lui leur existence précaire, est une caserne, un bureau, une agence, une succursale, une école, un parquet, une station, un magasin ; mais rien de tout cela n’est vous, vous êtes zéro. Faites acte de volonté, et le général vous assiége, l’archevêque vous excommunie, le préfet et le commissaire vous dénoncent, le procureur-général vous ajourne, la Banque vous retire son crédit, le chemin de fer ses wagons. Vous n’êtes que des pierres, de vieux pignons, une ruine…

Et ce qui est vrai de l’une est vrai de toutes : la vie des départements s’est concentrée dans les chefs-lieux ; la vie des chefs-lieux a son foyer dans la capitale, et toute la vie de la capitale se ramasse en quelques établissements spéciaux qui l’élaborent pour le reste du pays, le Palais, la Bourse, l’Académie, la Préfecture de police, le Château. Que Paris, après cela, et les 37,000 communes à son exemple, possèdent un nombre plus ou moins grand de gargottes patentées, de bals publics surveillés, de théâtres censurés, de journaux avertis, d’églises abandonnées, de bibliothèques expurgées, de colporteurs médaillés, de feuilles illustrées, la centralisation n’y risque guère : de telles licences ne feront jamais échec au gouvernement.

L’inaugurateur de cet affreux système fut Dioclétien. Mais l’idée est chrétienne ; elle appartient au mouvement messianique, elle date de plus loin que l’empire. C’est une de ces fantaisies orientales que l’Église seule, avec son orthodoxie indiscutable, avec sa liturgie unitaire, avec sa hiérarchie d’esprits célestes, modèle de la hiérarchie sacerdotale, avec son idée de bergerie appliquée au gouvernement humain, pouvait faire entrer dans les âmes en la sanctionnant d’une révélation. Fiet unum ovile et unus pastor ; on peut dire que ce fut le rêve de Jésus-Christ. Suppression des libertés publiques, suppression de la morale.

XXXIII

L’Église tient bureau d’esprit public ; non contente de diriger l’opinion, et au besoin de la suppléer, elle sert d’éclaireur au gouvernement.

En vertu du concordat de François-Joseph, les évêques de Lombardie, sous prétexte de sauvegarder la religion et les mœurs, mettent l’interdit sur tous les livres de philosophie et de science qui leur semblent de nature à contrarier la foi. Et si j’en crois les confidences de nos libraires, le clergé de France n’exerce pas une moindre influence sur la police des écrits. Suspension de l’intelligence, suspension de la morale.

Dans une commune où se tenait une conférence d’ecclésiastiques, on vit arriver ventre à terre une estafette expédiée par le préfet du département pour demander à ces messieurs quels candidats ils souhaitaient pour leurs mairies respectives. Je laisse à penser l’effet que doit produire cette déférence des hauts fonctionnaires de l’État envers le clergé sur des paysans qui ont voté l’empire précisément en haine des prêtres et de leur régime.

Au reste, ce n’est pas d’aujourd’hui que les pouvoirs sortis de la Révolution recherchent le concours du clergé. Un ministre de Louis-Philippe se plaignait à lui du choix qu’il avait fait de M. Bouvier pour évêque du Mans. « Sire, disait le ministre, votre M. Bouvier n’est qu’un paysan. — Je le sais, répondit le roi ; mais ce paysan me vaut dix mille baïonnettes. » Est-ce que Mgr Bouvier, par reconnaissance, aurait délié Louis-Philippe ?…

Ainsi, dans le domaine de l’administration comme dans celui des idées, la pensée cléricale se substitue à la pensée libre. Cela ne peut être autrement, si l’on songe que la commune n’est pour le prêtre qu’une contrefaçon de la paroisse, un foyer de schisme où le desservant doit rentrer en vertu du mandat pastoral : Là où sont les brebis, là doit être le pasteur. Mais cela suppose aussi que les brebis sont du tout incapables de penser par elles-mêmes, sans quoi nous voilà forcés de conclure : Suspension de l’esprit public, suspension de la morale.

Je ne demande pas l’usage que le clergé a fait de son influence dans nos dernières commotions politiques ; j’aime à croire qu’il n’a rempli qu’une mission de charité. La Terreur semblait revenue ; une épuration générale, auprès de laquelle les épurations de Robespierre n’eussent été que jeu, s’accomplissait. Les choses furent poussées au point que le ministre de l’intérieur, M. de Persigny, se crut un jour obligé de refréner, par une circulaire officielle, ce zèle de proscription. D’après un on dit, il existerait des listes toutes dressées pour une première fournée de 40,000 ; ce qui est sûr du moins, c’est que le dossier de police d’un de mes amis porte le numéro 37,000 et tant ; et qu’il a paru dans un journal de Cologne l’annonce d’une publication allemande où se trouverait une liste de 6,000 individus d’élite, réputés les plus insalubres de l’Europe, et sur lesquels doit s’étendre, au premier trouble, la main de la contre-révolution.

Je n’attribue pas, je le répète, toutes ces dénonciations à l’Église, je sais qu’il ne se publie plus de monitoires, mais c’est elle qui a fait nos mœurs civiles et politiques, et sa main s’est assez laissé voir dans ces tristes événements pour que nous ayons droit de lui en demander compte. C’était un fervent chrétien que l’inventeur des fameuses catégories, M. de Labourdonnaye ; et la séparation des bons et des méchants, au jugement dernier, est une des allégories les plus familières à nos sermonnaires. Si l’arme de l’excommunication est fourbue, on n’y a pas renoncé pour cela. L’an passé, à Cologne, le clergé ayant invité les habitants à cesser toutes relations avec un particulier excommunié pour cause d’indévotion, la ville entière fut se faire inscrire chez le proscrit, montrant par cet acte de haute tolérance que, si l’Église est immuable, le siècle marche, sur le Rhin aussi bien que sur la Seine. N’a-t-on pas cru voir, aux fêtes célébrées à Lyon pour la promulgation de l’Immaculée, des ecclésiastiques prendre note des maisons qui n’avaient point illuminé ? Et les sœurs de charité, faisant la quête à domicile, soit pour frais et fondations du culte, soit pour les pauvres, pour leurs pauvres, ne sont-elles pas aussi accusées d’un service pareil ? Suspension de la confiance et de la charité publique : suspension de la morale.

En Italie, les mariages mixtes sont illégitimes. En France, si le gouvernement impérial écoutait les conseils qui l’assiégent, les unions formées seulement à la mairie et non bénies par le prêtre seraient également annulées, les femmes déclarées coquettes et leurs enfants bâtards. Tel est l’esprit de l’Église, transmis d’âge en âge depuis Moïse et Aaron, qui sans doute le tenaient de plus haut. Quel est le sens de ces interdictions ? C’est que l’amour, le mariage, la paternité, la famille, institutions de nature, antérieures à la religion elle-même, sont suspects à l’Église ; c’est que là est l’asile de la liberté, de l’indépendance, du libre examen, de la vraie charité, de l’inviolable Justice ; une forteresse élevée par le cœur humain contre la théocratie et l’absolutisme, d’où la révolte sortira tôt ou tard, si le sacerdoce ne s’en empare.

Mais qui donc êtes-vous, milice du Christ, pour consacrer mon mariage ? Qu’y a-t-il de commun entre la société conjugale et votre célibat ? Qu’ai-je besoin, pour devenir le compagnon, le soutien, le conseil d’une femme et de ses enfants, de votre bénédiction et de votre foi ? Le contrat de mariage est le contrat social par excellence : qu’y faut-il de plus que la sanction de la famille et de la société ? Vous voulez confesser ma femme : c’est assez pour que je la chasse comme infidèle ; — catéchiser mes enfants : c’est assez pour que je refuse de les reconnaître. Quand la politique, la concorde, l’hygiène elle-même, commandent de croiser les langues, les idées, les génies, les cultes, aussi bien que les races, vous, dans un intérêt d’église, vous prétendez l’empêcher ! Arrière ! Toute intervention d’autorité entre l’époux et l’épouse, entre le père de famille et les enfants, est une dissolution. Ce que la Justice domestique a joint, vous ne le séparerez pas. Suspension de la dignité conjugale pour cause de religion, suspension de la morale.

Un père veuf, qu’une enquête judiciaire a fait connaître comme un modèle de père, est accusé par un conseil de tutelle d’avoir changé de religion, et, sur ce motif, poursuivi devant les tribunaux, aux fins de se voir dépouillé de la tutelle de ses enfants et séparé de leurs personnes. Assurément c’est chose peu glorieuse pour notre âge qu’un particulier s’occupant de questions religieuses au point d’en faire la chose capitale de sa vie, et se croyant, après mûre réflexion, obligé de changer de foi. Si le conseil de tutelle avait reproché à ce père de manquer de jugement, j’aurais jusqu’à certain point compris son inquiétude. Mais le conseil est encore plus entêté de religion que le père : celui-ci tient au protestantisme ; le conseil veut l’obliger à rester catholique. Que la justice entre dans ces considérations, et voilà la famille livrée à la fantaisie des cultes, les enfants engagés à perpétuité par le baptême de leur père, celui-ci par le baptême de ses enfants, et les uns et les autres déchargés de tout droit et devoir mutuel par le seul fait d’un changement de religion ! Suspension de l’autorité paternelle : suspension de la morale.

À Rome, un nouvel ordre religieux, les Socconi, a été établi par Pie IX dans un but de police religieuse. Ils entrent dans les maisons les jours d’abstinence, découvrent les pots et les marmites, s’assurent de visu que la loi du maigre est fidèlement observée. Par la même occasion, ils visitent les bibliothèques, bureaux, saisissent les livres impies, dénoncent et arrêtent ceux qui les recèlent. N’est-il pas vrai, comme je le disais tout à l’heure, que la famille est suspecte à l’Église ? Violation du domicile : violation de la morale.

Une fois entrée dans la maison, l’Église ne respecte plus rien, ni le lit de la femme en couche, ni celui de la jeune fille qu’une maladie mortelle cloue sur le grabat.

Un docteur de mes amis exerce la médecine dans une localité où son zèle, sa modestie, non moins que ses talents, l’ont fait chérir de tout le monde. Mais il ne pratique pas : et le curé, les sœurs, le bataillon dévot, ont juré de lui faire perdre sa clientèle. D’abord M. le curé ne veut pas que le docteur fasse d’accouchements ; il a lu dans je ne sais quelle biographie de Feller un article furibond, d’après lequel toute femme qui se fait accoucher par un médecin doit être tenue pour impudique et prostituée. Il a refusé l’absolution à une jeune fille poitrinaire parce que l’indiscret docteur s’était permis, une fois, par devant témoins, de pratiquer sur la malade… l’auscultation. Comme vous prenez feu, monsieur le curé ! Vous ignorez donc que la condition la plus essentielle de l’art de guérir est la confiance que le malade a dans son médecin, et que cette confiance est ce qu’il y a de plus libre, et dans la femme de plus chaste ? Atteinte à la liberté du malade : assassinat. Je n’ai pas besoin d’ajouter : atteinte à la morale.

Tout le monde a entendu parler de l’association pour la célébration du dimanche, dont les membres s’engagent non-seulement à ne travailler ou faire travailler, acheter ou vendre, les jours défendus, mais encore à n’employer que des gens observant à leur exemple le repos sacré, et à refuser leurs ordres et commandes aux infracteurs. C’est l’excommunication appliquée au commerce et à l’industrie, et transformée en instrument de monopole. Quelle sanction éclatante donnée au gouvernement de la Providence ! Jamais, il est juste de le dire, le gouvernement n’avait songé à intervenir avec ce génie intolérant, vexatoire, dans les choses de l’industrie et du commerce, pas plus que dans celles de la conscience. Mais ce que n’ose le pouvoir, l’Église, plus puissante que le pouvoir, ne craint pas de l’entreprendre. D’abord, il ne s’agit que d’une association particulière entièrement libre, et pour un objet spécial, l’accomplissement d’un devoir de religion. Puis, quand l’association sera devenue nombreuse, quand elle aura enveloppé un certain nombre de villes et de départements, pétition sera adressée à l’empereur, qui, faisant droit à la piété et aux réclamations unanimes de son peuple, convertira en loi de l’État la défense de travailler le dimanche. Suspension de la liberté du travail : suspension de la morale.

Je crois avoir lu quelque part, mais le fait m’a été depuis confirmé par nombre de personnes, que dans le seul département du Doubs la police, à la sollicitation de l’Église, a fait fermer plus de trois cents établissements de consommation, sous prétexte d’ivrognerie et de trouble apporté au service divin.

Qu’a de commun, demandez-vous, la morale avec le cabaret ?

D’abord, un cabaret est une propriété, et je n’ai point entendu dire que la police, ou la fabrique, en faisant ôter les bouchons, ait indemnisé les propriétaires. Mais je veux ne considérer la chose que sous son aspect le plus frivole, le plaisir du consommateur. Il y a trente ans que je fréquente les cafés, cabarets, gargottes, restaurants : le casino, ou cercle, est au-dessus de mes moyens. Célibataire, je n’avais pas d’autre salon que le café ; marié, j’y trouve de temps à autre, avec une société que je ne rencontrerais pas ailleurs, une distraction toujours agréable. Depuis la Révolution, le café et le cabaret sont entrés de plus en plus dans les mœurs du paysan. Qu’on lui apprenne à ne pas s’y enivrer, à ne pas y dévorer la subsistance de sa femme et de ses enfants, s’il se peut même à n’y pas médire de l’Église et du gouvernement : à la bonne heure. Mais je soutiens que ces lieux de réunion valent plus pour la civilisation que la maison de prière, et qu’au lieu de les détruire, une police intelligente tendrait à en perfectionner l’usage. Il est vrai qu’on y apprend moins l’adoration que la liberté : c’est pour cela que l’Église, l’aristocratie, le pouvoir, les haïssent. Leur sécurité exige que les citoyens vivent isolés dans leurs demeures, tenus au régime cellulaire. Interdiction des réunions libres, entrave à la morale.

L’idée de Dieu, auteur et sujet de la Justice, entraîne cette conséquence que, si l’infraction au précepte est répréhensible et mérite punition, l’offense à la personne divine est plus grave encore et emporte double châtiment. C’est le principe du sacrilége et des lois de majesté, propre à l’âge religieux, et dont nul théisme ne peut se dire exempt. Le supplice du chevalier de La Barre, condamné en 1766, pour quelques impertinences envers le culte, à être brûlé vif, est dans tous les souvenirs, et l’on sait quels débats la proposition d’une loi de sacrilége excita sous la Restauration. Le législateur révolutionnaire la flétrit ; mais je n’oserais répondre que, dans la pratique, le sacrilége ne soit considéré toujours par nos tribunaux comme circonstance aggravante, entraînant application du maximum. Ce que je puis dire, c’est qu’un arrêt de la cour de Rouen, de février 1853, confirmant un jugement du tribunal correctionnel d’Yvetot, condamna à six mois de prison un jeune homme coupable d’avoir communié, le jour de Noël, sans être allé à confesse.

Voici un fait rapporté par les journaux de l’année dernière :

« À Sarnen, en Suisse, un homme a été condamné, pour vol d’église, aux peines suivantes :

« Un quart d’heure de carcan sous la garde du bourreau ;

« Soixante coups de baguette appliqués par le bourreau ;

« Cinq années de brouette ;

« Dix années d’internement dans sa ville natale ;

« Perte des droits civils et politiques ;

« Interdiction du mariage ;

« Exclusion des exercices de piété ;

« Amende honorable à l’Église, la corde au cou, une baguette à la main ;

« Dommages-intérêts, frais du procès, etc., etc.

C’est à ces mœurs disciplinaires qu’on voudrait aujourd’hui nous ramener. Dépravation de la pénalité, dépravation de la morale.

Mais le Dieu qui punit est aussi le Dieu qui fait grâce : et trois fois heureux le coupable que l’Église couvre de son aile ! C’est un principe en théocratie que, comme les hommes ne sont point égaux devant la prédestination, ni par suite devant la naissance, ni devant la fortune, ni devant la condition, ni devant la loi, ils ne le sont pas non plus devant le supplice. Et c’est en conséquence de ce principe qu’avant la Révolution, les prêtres, les nobles, tous les personnages élevés en dignité, plus rarement coupables que les autres parce que la loi leur était plus favorable, rarement punis parce que, jugés par leurs pairs, ils ne pouvaient trouver dans leurs pairs que des complices, lorsque enfin le châtiment les atteignait, étaient frappés beaucoup plus doucement, et avec des formes qui ôtaient au supplice tout caractère d’ignominie.

Nos mœurs, sous ce rapport, ont été singulièrement amendées par la Révolution. Mais qui oserait dire que notre bourgeoisie prétendue voltairienne soit entièrement purgée de tout catholicisme ?

Dans un département qu’il est inutile que je nomme, un paysan et sa femme martyrisèrent à coups d’épingles, enfoncées dans le sein, dans le ventre et la matrice, une jeune servante, dont le crime était d’avoir eu trop de complaisance pour le mari. Le lâche faisait sa paix en remplissant avec sa mégère l’office de bourreau. Un procès criminel était imminent ; mais le coupable était de bonne paysannerie, fermier, client de M. tel, qui était au mieux avec MM. tels et tels. Fallait-il, pour une vengeance féminine, causée par une peccadille maritale, porter la désolation, la honte, dans toute une famille honnête, considérée, pieuse ? On dédommagerait la malheureuse, on admonesterait le mari et la femme. Cela ne vaudrait-il pas mieux, pour la Justice, pour la religion, pour la morale publique, que le scandale d’une cour d’assises ?…

L’affaire fut étouffée. Combien j’en pourrais citer de semblables, surtout quand le coupable est membre du sacerdoce !… Mais je veux être aussi discret que vous. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum nostrorum tribuat nobis omnipotens et misericors Dominus. Amen. Ceux que garde l’Église sont bien gardés. J’ai cité ce trait parce qu’il peint le tempérament bourgeois, honnête au fond et ennemi du bruit. Mais si cette manière de réparer les torts a ses avantages, n’a-t-elle pas aussi ses dangers ? Soustraction du coupable à la vindicte des

lois, soustraction de la morale. . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXXIV

C’est ainsi que dans le système chrétien la raison providentielle, subalternisant la raison juridique, est conduite à supprimer de partout la morale, remplacée par le régime de prédestination et de guerre.

Et c’est avec ce système d’immoralité dogmatique que l’Église se flatte de régénérer les sociétés, de consolider les États, d’éclairer la religion des princes, et de former de bons citoyens, ou pour mieux dire de bons sujets ; car, comme nous l’avons vue précédemment nous donner tour à tour le bon homme et le bon pauvre, elle a découvert aussi le type du bon sujet, du sujet obéissant, passif, inerte dans sa conscience, dans sa raison, dans sa volonté, tel enfin qu’il le faut à l’absolutisme.

Bon homme ;

Bon pauvre ;

Bon sujet ;
ces trois mots résument la jurisprudence de l’Église, en ce qui touche les personnes, les biens, le gouvernement.

C’est son droit public, son droit de la paix et de la guerre, son droit domestique, son droit municipal, son droit administratif, son droit pénal, son droit des gens.

Pour moi, entendez ceci, Monseigneur, jusqu’à ce que le tonnerre d’un autre Sinaï, couvrant la voix de la Révolution par laquelle je jure, ait signifié aux mortels les décrets d’une Autorité que ma Raison avoue, je nie, à l’égal du Destin, votre Providence, et je déclare votre prédestination, votre discipline, non moins que la raison d’État de Machiavel, de Hobbes, de Spinoza, immorale ; je récuse à la fois et leur métaphysique et votre théologie.

Sans me préoccuper de la nature de Dieu, de la genèse des âmes et de tout l’univers transcendantal, j’affirme, avec Pélage contre l’évêque d’Hippone, avec l’instinct de cette classe de déshérités dont je suis sorti contre le fatalisme intéressé d’une caste de repus ; j’affirme, avec la Révolution tout entière, la moralité essentielle de notre nature, la liberté, la dignité, la perfectibilité de mes semblables, et leur égalité civile et politique. J’affirme, dis-je, la Justice dans l’économie et le gouvernement.

Je n’accuse de notre servitude, pas plus que de notre misère, ni la volonté des hommes, ni la conspiration des intérêts : à cet égard, la manière dont j’ai retracé les évolutions de la pensée humaine à travers les symboles de la religion et les manifestations de l’histoire témoigne de la modération de mes sentiments. J’accuse l’infirmité des premières générations, les inévitables méprises des fondateurs, le mysticisme inné de l’esprit humain, à la suite desquels ont débordé l’égoïsme des castes, le pédantisme des philosophes, le machiavélisme des princes et le proxénétisme des intrigants.

Que la contre-révolution applaudisse à cette recrudescence théocratique, on sait ce que vaut sa piété : j’ose dire que la conscience du peuple est avec moi. La postérité jugera.


CHAPITRE VI.

Initiation révolutionnaire : soulèvement des âmes contre la Providence.

XXXV

La plus grande révolte dont l’humanité ait donné dans le passé le spectacle est celle qui agita les nations depuis la première guerre des esclaves, 139 avant J.-C, jusqu’à la victoire de Constantin sur Maxence, en 312. On peut l’appeler la révolte de l’esprit contre le Destin. C’est de cette révolte qu’est sorti le christianisme.

Ce dut être un spectacle étrange, dans une société fataliste, sous une religion et un empire fatalistes, que cet entraînement des peuples à s’insurger contre ce que la raison reconnaît de plus invincible, à nier ce qu’il y a de moins niable, la nécessité. Une insurrection contre le Fatum ! C’était absurde, et c’est pourquoi ce fut sublime.

Maintenant que l’histoire nous a révélé le mot de l’énigme : chute du paganisme, abolition de l’esclavage, fin de l’empire des Césars, transformation de la société, promulgation d’un nouveau dogme, nous admirons ce génie divinateur, que la contradiction de sa propre pensée ne peut retenir, et nous disons : Honneur à la révolte !

Certes, si l’esprit peut être frappé de religion, il ne le peut être qu’au regard de l’esprit : il répugne que ce qui pense s’incline devant ce qui ne pense pas. Faut-il maintenant se demander pourquoi la société, ayant nié le Destin, s’agenouilla devant la Providence ? La Providence, c’était elle, c’était son image…

Mais voici qu’une révolte, plus formidable que la première, fermente au cœur des multitudes fascinées ; conjuration dont l’idée écrase, titanique en son audace, monstrueuse en sa formule : il ne s’agit de rien moins que d’une révolte contre la Providence elle-même.

L’homme, l’être qui pense, qui réfléchit, qui raisonne, qui délibère, qui voit le principe et la fin des choses ; l’homme, sans cesse occupé du lendemain, tourmenté de sa destinée individuelle et sociale, spéculant à perte de vue sur les causes finales, le but de la création, le pourquoi de l’univers ; cet homme, dont la pensée peut se définir une longue prévision, s’insurger contre la Providence, contre l’idéal de son propre entendement : quoi de plus inconséquent, de plus fou ? Qui nous donnera de voir l’interprétation de cet autre mystère ?…

Je constate le fait, non sur la clameur populaire : le peuple, qui ne sait ni d’où il vient ni où il va, incapable d’ailleurs, quand il obéit à une pensée nouvelle, de la revêtir d’une expression propre et adéquate, le peuple ici ne nous dit rien. Et les agitateurs avec leurs manifestes, et les philosophes avec leurs utopies, ne nous en apprennent pas davantage. Tous suivent la multitude, qu’ils semblent conduire, engagés comme elle dans la tradition, les yeux tournés vers le passé, dénaturant, dans leur style suranné et contradictoire, des idées dont ils n’ont pas l’intelligence.

Je le constate, ce fait étrange, sur le revirement des consciences, dont le pôle est déplacé, dont l’orientation n’est plus la même, et que l’on voit pour cette raison, depuis environ un siècle, devenir de plus en plus réfractaires à toutes les conditions du régime fondé sur l’autorité, réfractaires à la Providence.

XXXVI

Le peuple, de nos jours, est loin d’être blasphémateur et sacrilége ; mais il est profondément indévot. L’adoration est sortie de ses habitudes. Séparant la religion de la Justice, il est convaincu que celle-ci suffit à l’homme, que la première est de surérogation, et il a inventé un mot pour traduire cette pensée de haute indifférence, la foi du charbonnier.

Le peuple a compris du reste l’alliance naturelle, dogmatique, de l’autel et du trône, du prêtre et du noble. Aussi laisse-t-il l’église au bourgeois, se méfiant de la bigoterie autant que de la prêtraille.

Le peuple aspire à un gouvernement égalitaire, fondé sur des lois absolues, immanentes, comme celles que la science découvre tous les jours dans l’univers. La science, la vérité positive, objective, juridique, en tout et partout, tel est son idéal. La Providence, le bon plaisir dans le gouvernement de l’univers et de la société, lui répugne.

La résignation, aussi bien que la foi, est morte dans son cœur ; il veut le droit, le travail, la liberté, n’attendant son bien-être que de ses efforts, et prêt à se faire justice du pouvoir comme de la religion.

Tous ces sentiments, obscurs encore et mal définis, pénètrent les âmes : elles en sont imbues, et si j’ose ainsi dire, transnaturées. Et plus la réaction sévit et fait d’efforts pour conjurer le péril, plus la révolte gagne, sans journaux, sans docteurs, sans missionnaires.

XXXVII

Ici, Monseigneur, permettez-moi pour quelques minutes d’entrer en scène : je ne saurais mieux faire pour montrer dans sa profondeur ce phénomène de psychologie sociale, et dévoiler, flagrante delicto, cet état nouveau des consciences, que de citer des observations qui me touchent ; vous m’en avez donné le droit par vos indiscrètes révélations.

« Les Proudhon, dit mon biographe, sont des paysans paperassiers et liseurs de Codes. Toute la race est foncièrement révolutionnaire.

« De cette famille est issu un jurisconsulte célèbre. »

Pour être juste et ne pas confondre les innocents avec les coupables, il eût fallu ajouter que la branche de laquelle le jurisconsulte célèbre est issu est parfaitement conservatrice et pieuse, chose que je ne lui envie point ; qu’elle a toujours vécu en bons termes avec le gouvernement, dont elle a, naguère encore, reçu des distinctions, ce qui ne me soucie pas davantage ; qu’enfin elle n’a pas fourni rien que des gens de loi, il s’y trouve aussi des gens d’église. C’est la branche bénie, dont un rameau malheureux s’est séparé. Ainsi le schisme de Jéroboam brisa l’unité du peuple de Dieu ; ainsi le moyen âge eut ses gibelins et ses guelfes ; ainsi, depuis 89, la France est divisée en deux partis, le parti de la Révolution et le parti de la Contre-révolution. Pas de famille sur terre qui n’ait sa gauche et sa droite, et ne reproduise en petit cette irrémédiable scission.

Le professeur, c’est ainsi qu’on appelait dans la famille le célèbre jurisconsulte, disait un jour, parlant de la lignée à laquelle j’ai le malheur d’appartenir : Il y avait une goutte de mauvais sang chez les Proudhon ; elle a passé de ce côté-là. Ce qu’il en disait du reste ne venait pas de malveillance, tant s’en faut : jamais il ne refusa service ni conseil à ces entêtés plaideurs de la branche cadette ; c’était impatience pure. Quant à lui, il aimait mieux se laisser voler que plaider : il pouvait perdre.

J’ai entendu ce propos, que j’étais jeune gars. La goutte de mauvais sang ! Vous comprenez, Monseigneur, ce que cela veut dire : toute la doctrine de la prédestination est là. C’est cette idée funeste qui, infiltrée dans l’âme des nations, rend raison de leurs luttes, et donne le mot du gouvernement providentiel. Ainsi donc, moi et ceux de ma branche, nous étions prédestinés à la pauvreté, prédestinés à la révolte, prédestinés aux procès, à la prison, prédestinés de l’Antéchrist ! Vous figurez-vous l’effet de cette sentence, rendue par un jurisconsulte célèbre, qui avait porté la soutane encore, sur un cerveau de treize ans !

XXXVIII

Au fond, il y avait quelque chose de vrai dans l’idée du professeur : je m’en suis aperçu. J’étais allé passer une semaine de vacances à la montagne avec mes cousins de la gauche. Le hasard voulut que nous nous trouvassions logés dans une grange qu’habitait une autre famille de cousins, mais de la droite. Tous les soirs on faisait en commun la prière. Un jour, dans un accès de dévotion, celui qui en était chargé, — c’était un cousin de la droite, — commença une enfilade de pater et d’ave pour une multitude de grâces spéciales dont il pensait que chacun des assistants devait sentir autant que lui-même l’urgence et le prix : un pater et un ave pour obtenir la grâce de ceci, un pater et un ave pour obtenir la grâce de cela. On était à cinq, et la kyrielle ne finissait pas. Tout à coup un des Proudhon de la gauche se lève, met son bonnet et dit : Tu nous ennuies avec tes pater ; moi je ne veux point de grâce. Ce fut un éclat de rire universel. Depuis il m’a été impossible, quelque envie que j’en eusse, de prier Dieu.

Je voudrais qu’un philosophe, de l’école éclectique ou de l’école écossaise, psychologisant doctoralement sur cet Ite missa est d’un paysan que la prière ennuie, Moi je ne veux point de grâce, me dît, après s’être tâté la conscience, s’il ne lui semble pas que cet homme, qui ne compte que sur son courage, a l’âme plus saine, plus vertueuse, que le béat qui fatigue le ciel de ses obsécrations ? N’est-il pas vrai qu’il y a ici un élan de moralité qui efface toutes les formules de l’adoration païenne et chrétienne ? Certes, vous soutiendriez difficilement que ce mouvement si pur, si prompt, de la vaillance humaine, est un effet de la grâce, puisqu’il est la négation de la grâce même. Et ce que disent Cicéron, Sénèque et tous les Pères, que la vertu dans l’homme est un don de la divinité, ne peut trouver ici son application, puisque voilà une vertu qui consiste précisément à vouloir se passer de la faveur du ciel.

Or, si la conscience humaine, une fois donnée, est capable de se porter spontanément à l’action, ce qui veut dire à la vertu, elle possède en soi, à priori, et pour toute la durée de son existence, la Justice ; nous n’avons que faire de grâces supplémentaires, ultérieures et supérieures, et la doctrine de la prédestination est une impertinence. Il n’y a point parmi nous de favoris de la divinité : il n’y a que des braves et des lâches.

Ce n’est pas tout. Avec la Justice, nous n’avons plus que faire de la Providence d’en haut, de même que l’univers, avec l’attraction, n’a plus besoin que Dieu vienne sans cesse relancer le mouvement des sphères, prêt à s’assoupir. La société marche toute seule, fondée sur la réciprocité du respect et du service ; toute intervention du Père suprême est inutile, dangereuse, immorale ; c’est un non-sens. Dès lors, à quoi bon l’Église ? à quoi bon la pourvoyance du pape et des princes ? à quoi bon leur commandement ?

Voilà, j’ose le dire, ce que sent tout homme du peuple en qui les pratiques d’oraison et les sophismes d’une philosophie niaise n’ont pas atrophié le sens moral ; ce qui soutient, contre les corruptions du mysticisme et de l’ignorance, la conscience des sociétés ; ce que j’ai appris dès l’enfance, et que n’a pu détruire en moi une éducation sans principes, aussi bien pour la conduite de la volonté que pour celle de l’entendement.

XXXIX

Mais, Monseigneur, je ne suis pas rien que Proudhon ; et s’il est vrai, comme certains physiologistes le prétendent, que dans les familles les mâles tiennent surtout de la mère, vous allez voir que je pourrais bien cumuler les vices de plusieurs races. Pour peu que ma postérité continue de se croiser comme firent mon père et ma mère, Dieu sait de quelles affreuses catastrophes la société est menacée !

Mon grand-père maternel, après avoir servi pendant dix ans, comme simple soldat, sous Louis XV, rentra dans son village, où il se maria et leva charrue. Ceci se passait environ vingt ans avant la Révolution. À cette époque la noblesse, avec une fraction minime du tiers-état, formait le corps des prédestinés ; le peuple était condamné à l’enfer. Du nom du régiment, Tornési, où avait servi mon grand-père, les paysans le surnommèrent, en patois, Tournési. Ce fut tout le fruit qu’il rapporta de ses campagnes. Or, la commune qu’il habitait jouissait, par ses vieilles chartes, du droit de faire du bois dans une forêt voisine, dite la Récompense, laquelle faisait partie d’un fief des seigneurs de Bauffremont. Le garde Brézet, faisant du zèle, s’avise un jour d’empêcher les pauvres usagers d’exercer leur droit : autant de contrevenants, autant de procès-verbaux. Tournési, plus hardi que les autres, voulut plaider : c’était le pot de terre contre le pot de fer ; puis, c’était la justice du seigneur qui jugeait. Il fut ruiné en amendes. Un jour, en plein midi, le garde Brézet le surprend, avec sa voiture et ses chevaux, en récidive. Il était allé chercher un arbre dont il avait besoin pour le faîte de sa maison ; et comme, malgré les condamnations, il n’entendait pas laisser périmer le droit, il ne se cachait point. — Comment t’appelles-tu ? lui dit le garde. Je te dénonce procès-verbal. — Je m’appelle Retournes-y, répond l’autre en jouant sur son sobriquet. — Donne-moi ta hache. — Prends-la ! — Et il la jette à terre, entre deux, chacun ayant sa part de champ et d’ombre. Voilà mes deux hommes, le garde d’un côté dégaînant son sabre, le paysan de l’autre brandissant une bûche. Je ne saurais dire ce qui se passa : suffit que le garde rentra chez lui éreinté, et rendit l’âme avant le vingtième jour. Au lit de mort, il refusa de déclarer le meurtrier, connu de tout le monde ; il dit qu’il n’avait que ce qu’il méritait.

Se faire justice à soi-même, et par l’effusion du sang, est une extrémité qui existe peut-être chez les Californiens, rassemblés d’hier pour la recherche de l’or, mais dont la fortune de la France nous préserve ! Grâce au ciel, la Révolution de 89, en mettant fin à la tyrannie féodale et aux vexations de ses suppôts, a changé pour toujours, je l’espère, cet affreux régime. Elle a doté notre pays d’une magistrature éclairée, vigilante, intègre, sans complaisance pour le pouvoir, sans partialité pour les nobles, et qui saurait, à l’occasion, maintenir le droit d’une pauvre commune contre les empiétements d’un seigneur de Bauffremont.

Je suis donc loin d’ériger en exemple le coup de mon grand-père : qui mieux que moi sait qu’une société civilisée ne va pas chercher ses modèles dans les nécessités barbares !

Je demande seulement à qui revient la responsabilité première du meurtre ? Qui avait fondé la société féodale ? Qui avait créé ce système, où l’autorité faisant la Justice, le respect et le droit n’étant pas réciproques, la loi étant l’expression du bon plaisir, la balance du juge trébuchait toujours du côté du pouvoir, et la morale n’avait de refuge que dans le désespoir de l’opprimé ? N’était-ce pas l’Église, avec son effroyable dogme de la chute, ayant pour conséquence la misère, pour corollaire la servitude, pour règle la prédestination ?

Si le seigneur prétend exercer sur moi droit de Justice, à mon tour je prétends exercer droit de Justice sur le seigneur : telle fut la pensée qui arma le bras de Tournési. Il eût frappé le justicier du seigneur, comme il frappait son garde ; il eût frappé le seigneur lui-même. Pourquoi non ? N’était-il pas à cette heure, contre une tyrannie insolente, l’organe de la réprobation publique, le vengeur de l’imprescriptible droit ? La commune, dont le silence solennel le couvrit comme d’un bouclier, n’avait-elle pas depuis longtemps, par ses plaintes, par sa résignation même, rendu son verdict ?

Virgile, au huitième livre de l’Énéide, représente le tyran Mézence fuyant la haine de ses sujets, qui le poursuivent d’asile en asile, et, les armes à la main, exigent son extradition :

Ergo omnis furiis surrexit Etruria justis ;
Regem ad supplicium præsenti Marte reposcunt.

Quand les rois eux-mêmes peuvent être frappés par cette clameur de haro, la colère s’arrêtera-t-elle devant le chien d’un boyard ?

Le crime de Tournési, si c’en fut un, est le même que celui de ces intrépides constituants qui, en 89, renversèrent le régime nobiliaire, et jetèrent les fondements d’une société nouvelle. Car vous ne pensez pas sans doute, Monseigneur, que les députés qui prêtèrent le serment du Jeu de paume, pas plus que les bandes qui prirent la Bastille, aient fait, au point de vue de la procédure existante, que les représentants affectaient de suivre, un acte légal ? Cette délibération, ce serment, suivis bientôt d’une insurrection terrible, tout cela, qu’est-ce autre chose que la révolte des consciences contre la discipline providentielle, une justice exercée sur la royauté, fille aînée de l’Église, et de qui était censée émaner toute justice ? En 89, la nation française tout entière est anti-prédestinatienne, et elle en produit les actes. Aussi le serment du Jeu de paume, et la prise de la Bastille qui en fut la conséquence, et l’enlèvement de la royauté au 5 et 6 octobre, et le retour de Varennes, et le 10 août, sont demeurés dans la conscience du peuple comme des actes de haute moralité ; et plus l’histoire, avec le temps, devient impartiale, plus elle les célèbre.

XL

Ce droit de justice individuelle, base nécessaire de la Justice sociale, et qui témoigne si haut en faveur de l’immanence, nous le retrouvons partout à l’origine des sociétés. Moïse ne fit que le consacrer en le réglementant ; ses villes de refuge en sont la reconnaissance expresse. Il va plus loin : il établit des cas de sûreté générale où chaque Israélite est investi par la loi du droit antique de justice personnelle, et tenu de l’exercer.

« S’il s’élève au milieu de toi un faux prophète, dit le Deutéronome, homme ou femme, tu ne l’écouteras pas, tu ne l’épargneras point, tu ne le déroberas point à la justice ; mais tu le tueras sur-le-champ, statim interficies ; tu commenceras par le frapper, et tout le peuple le frappera après toi. »

C’est ce que les docteurs juifs nommaient jugement de zèle, et dont la Bible fournit maint exemple, nommément en Phinées, Élie, Joad et Mathathias. L’idolâtrie était assimilée au crime de haute trahison : tout citoyen était juge et exécuteur. Il a convenu à l’abbé Bergier de révoquer en doute cette institution de Moïse, et de fausser même le texte du Deutéronome. Nous connaissons le motif de cette infidélité : la théorie chrétienne de la prédestination et la discipline catholique ne sauraient cadrer avec cet appel républicain du législateur hébreu à la Justice personnelle, à la Justice immanente de l’humanité.

Voyez pourtant où nous sommes réduits, et à quel degré la provocation est venue !

Un pamphlétaire voué au service de la providence épiscopale publie ma biographie ; ce qui est pire, à mon sentiment, que de m’empêcher d’exercer un droit d’affouage. Quand cette notice serait aussi anodine que l’eût pu souhaiter le plus chatouilleux amour-propre, je demanderais toujours : De quel droit cet homme se permet-il de toucher à ma personne ? Comment est-il licite de biographier un citoyen, soit en bien, soit en mal ?… Mais ce n’est pas à ma gloire que M. de Mirecourt a publié son pamphlet : autant qu’il est en lui, il verse le ridicule, l’odieux, sur toute ma vie ; il me poursuit jusque dans ma race ; il met l’interdit sur mon travail, sur la subsistance de ma famille ; il me signale à l’animadversion du pouvoir, à la haine de la bourgeoisie conservatrice ; il m’excommunie. Je veux me défendre, répondre au libelle, dénoncer au pays cette influence intolérable du clergé, rendre coup pour coup à qui de droit. Point de justice pour l’impie : imprimeurs et libraires me ferment leur porte. Le sceau de l’Église est sur ma polémique : c’est à peine si l’on me laissera publier un livre de philosophie, un gros livre scientifique, métaphysique, historique, politique, économique, mais point du tout polémique, que ne regarderont pas les cent mille badauds qui ont dévoré ma biographie. La censure, soufflée par l’Église, arrête mes justes représailles. Point de recours : dans l’état où la recrudescence religieuse nous a mis, la loi ne protége point la vie privée ; la justice publique se tait, le parquet regarde faire. La police lit les opuscules de M. de Mirecourt vingt-quatre heures avant la mise en vente, et donne l’exequatur : le tribunal ne sera saisi que sur ma plainte ; et si la violence de l’outrage l’oblige à sévir, car il ne se dérangera pas pour une plaisanterie, il relatera tout au long dans son jugement la diffamation, sans dire si elle est contraire ou non à la vérité, et m’allouera pour ma réputation perdue 500 fr. de dommages-intérêts. (Voir les condamnations prononcées contre Mirecourt par le Tribunal de la Seine, 1857, au profit de Mirès et Bocage.) Supposons que je me venge : selon vous, Monseigneur, qui gouvernez par la grâce, j’aurai commis un assassinat, digne du dernier supplice ; selon le droit éternel, organisé par Moïse, j’aurai fait un acte de justice, une chose morale. Franchement, croyez-vous qu’il y ait aujourd’hui beaucoup d’hommes qui, au fond de leur cœur, hésitent entre ces deux définitions ?

XLI

Rassurez-vous : malgré les violences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liberté ait besoin désormais, pour revendiquer ses droits et venger ses outrages, d’employer la force. La raison nous servira mieux ; et la patience, comme la Révolution, est invincible. Puis je n’ai pas reçu de mes ancêtres rien que des leçons de meurtre ; écoutez encore celle-ci :

Tournési, raisonneur et médiocrement dévot, était mal avec le desservant de la paroisse, le curé Blessemaille. Une année, s’apercevant qu’il était l’objet des cancans, il crut devoir faire ses pâques. À qui pensez-vous qu’il s’adressa pour l’absolution ? Au curé Blessemaille lui-même, à ce prêtre vindicatif, qui fut saisi d’horreur en voyant son ennemi, l’épilogueur de sa conduite, entrer au confessionnal. Dans une sainte colère, il voulait le renvoyer. « Adressez-vous à un autre, lui dit-il. — Je ne connais que mon pasteur, » répliqua humblement Tournési. Et force fut à Blessemaille de l’absoudre, qui plus est, de le communier de sa propre main. N’est-ce pas, Monseigneur, que voilà un joli tour de soldat paysan ? Ah ! curé, tu dis que je suis un orgueilleux, un plaideur, un envieux, un mécréant. Eh bien ! je te ferai lever la main et jurer sur l’hostie comme quoi tu m’as trouvé sans reproche. Communion indigne ! allez-vous dire, profanation des choses saintes, attentat à la religion et aux mœurs ! Doucement, s’il vous plaît : le scandale, s’il y en avait, n’était que pour le prêtre ; quant aux assistants, l’édification était complète, car ils riaient tous. Au demeurant, un homme qui réunit, comme Tournési, toutes les vertus domestiques et sociales, qui n’a d’autre défaut que de taper sur le garde et de se moquer du chapelain, est essentiellement moral ; il ne lui manque que la grâce.

Tournési mourut dans l’hiver de 89, d’une chute qu’il fit sur cet affreux verglas d’impérissable mémoire. Il allait de maison en maison, chantant des complaintes révolutionnaires, dans lesquelles, suivant le style du temps, les institutions féodales étaient représentées comme une punition du ciel, et la misère qui accablait le peuple comme leur conséquence :

Chrétiens, contemplons les fléaux
Dont Dieu punit nos crimes.

Ma mère nous les chantait encore ; j’ai oublié la suite.

Ma mère, sa fille de prédilection, pleura ce père deux longues années ; sa femme, qu’il avait épousée éprise d’un autre amour, mais dont il avait su se faire accueillir, perdit les yeux de chagrin. Montrez-moi un pape, un empereur, qui ait excité autant de regrets. Les prédestinés se font craindre : on réclame leur intercession, on ne les pleure guère. Ma mère m’a souvent répété que je ressemblais au père Tournési par le front, les yeux, le franc-rire, et la large poitrine. Elle ne cessait de me raconter sa vie de famille, ses discours, son air résolu. Pour moi, je le mets au niveau des hommes de Plutarque.


CHAPITRE VII.

Du Gouvernement selon la Justice.

XLII

Jusqu’ici j’ai parlé du gouvernement sans le définir, sans me demander seulement s’il est de soi quelque chose, s’il repose sur quelque réalité qui lui donne l’être, indépendamment de toute convention humaine ; ou s’il ne faut y voir qu’un fait du libre arbitre, une abstraction de l’esprit, un être de raison, comme s’exprime le vulgaire.

En procédant ainsi, j’usais de mon droit de critique, me conformant d’ailleurs aux règles de l’investigation rationnelle.

Avant de définir une chose, il faut la reconnaître. Avant de m’expliquer, au nom de la Révolution, sur la nature, l’objet et les conditions du gouvernement, je devais, me plaçant aux divers points de vue de l’âge qui finit, recueillir ce qu’avaient pensé de cette chose les anciens ; dire comment ils l’avaient traitée, quels en avaient dû être, par conséquent, d’après l’idée qu’ils s’en étaient faite, l’économie générale et les résultats.

Actuellement, la conception antique est réfutée par elle-même et réduite à l’absurde. Le pouvoir ou gouvernement dans la société, si nous devons nous en rapporter aux théories existantes, est chose contradictoire, une utopie, un néant.

Cependant, comme en dernière analyse rien de ce qui apparaît dans l’humanité, non plus que dans la nature, ne saurait supposer rien, et comme la civilisation affirme plus que jamais la nécessité d’un organisme politique, nous sommes engagés, par notre critique même, à procéder sur nouveaux frais ; et tout d’abord nous avons à rechercher la réalité positive, objective, sur laquelle, à peine de nullité, repose ce que nous appelons avec tout le monde État, Pouvoir ou Gouvernement.

Expliquons-nous sur ce réalisme.

XLIII

Dès le début de ces études, nous nous sommes posé la question : Qu’est-ce que la Justice ?

Et le résultat de nos recherches a été de démontrer que, la religion faisant de la Justice un commandement divin, la philosophie un simple rapport, une nécessité de raison, la Justice, selon toutes deux, se réduisait pour la conscience à une abstraction ; qu’ainsi le droit manquant de réalité au for intérieur, la morale entière était un pur préjugé, une soumission bénévole, nullement obligatoire, à certaines convenances en elles-mêmes dépourvues de fondement.

Dans un tel état de cause, l’athéisme avait raison de soutenir que la Justice est un mot, le bien et le mal des mots ; qu’il n’y a pas d’autre droit que la force, et que tout ce que la théologie et la métaphysique débitent à cet égard est fantaisie pure, logomachie, superstition.

Cependant nous voyons la Justice entraîner l’humanité, produire par son développement la civilisation, élever haut les nations qui l’observent, perdre au contraire celles qui l’oublient. Comment attribuer des effets si puissants, si réels, à une idée sans sujet, à une chimère ?

Pour rendre raison de l’histoire et sauver la morale, pour expliquer la religion elle-même, force était donc de démontrer que la Justice est autre chose qu’un commandement et un rapport ; que c’est encore une faculté positive de l’âme, une puissance de même ordre que l’amour, supérieure même à l’amour, une réalité enfin : et c’est ce que j’ai entrepris dans ces études.

Autre question.

Après avoir reconnu, dans son essence et sa réalité, la Justice, nous nous sommes demandé, passant des personnes aux choses : Quelle est la loi de production et de distribution de la richesse, en autres termes, qu’est-ce que l’économie ? Existe-t-il réellement, peut-il exister une science de ce nom, ayant pour objet une réalité déterminable, possédant des principes propres, des définitions, une méthode ; ou ne faut-il voir dans cette prétendue science que la collection des routines mercantiles et industrielles, de pures manifestations de la liberté, dans lesquelles il serait illogique de chercher une ombre de loi, et qui ne tombent que sous le pouvoir de l’opinion et le bon plaisir du gouvernement ?

Dans ce cas, il est clair que l’économie politique, se résumant en un mot, la liberté, sauf les exceptions qu’impose l’État, n’est point par elle-même une science dans la vraie acception du mot ; c’est une négation, et les conclusions du socialisme sont sans fondement.

Tel est, nonobstant les tendances réalistes de J.-B. Say, d’A. Smith et des physiocrates, le dernier mot des économistes de l’école officielle, école que suivent, malgré leurs semblants révolutionnaires, les écrivains démocrates. Laissez faire, laissez passer.

Pour moi, au contraire, l’économie est une science dans l’acception la plus rigoureuse du mot ; science ayant pour but d’étudier un ordre de phénomènes qui, bien que produits sous l’initiative de la liberté, obéissent cependant à des lois constantes, dont la certitude est égale à celle de toutes les lois qui régissent l’univers.

Or, une loi suppose nécessairement sous elle une réalité : Rien ne peut être la loi de rien. Il y a donc, dans l’objectivité humaine, individuelle et collective, un côté particulier, qui forme la réalité, le substratum économique.

Et voici comment je démontre ma proposition.

Quoi que fasse, et avec quelque indépendance que se dirige l’activité de l’homme, elle est soumise dans son exercice à un certain nombre de combinaisons, de l’emploi desquelles dépendent directement la production de la richesse et sa distribution, partant le bien-être de chacun et de tous : ces combinaisons, ces principes d’action, sont ce que j’ai nommé forces économiques.

Et quant à la loi générale qui les régit, elle consiste en ce que, par le fait de la liberté qui leur donne le branle, les forces économiques étant dans une oscillation permanente, le maximum de leur productivité, partant la perfection de l’ordre social, à chaque moment de la vie générale, coïncide avec leur point d’équilibre, qui d’autre part se trouve seul satisfaire aux exigences de la Justice.

Des forces et des lois, voilà donc ce qui fait la réalité de l’économie : il n’y a pas autre chose dans la physique, la chimie, et dans toutes les sciences. Grâce à ce réalisme de la Justice et de l’économie, la société n’est plus une fantasmagorie arbitraire, une figure passagère, transit figura hujus mundi ; c’est une création, un monde. Quant au laissez faire, laissez passer, il ne peut plus s’entendre que relativement aux forces mêmes et aux lois de l’économie, lesquelles excluent toute coercition et restriction.

Maintenant je poursuis :

Qu’est-ce que le pouvoir dans la société ? Qu’est-ce qui produit le gouvernement, et qui donne naissance à l’État ? L’idée politique répond-elle, comme l’idée juridique et l’idée économique, à une réalité sui generis, ou bien n’est-ce encore qu’une fiction, un mot ?

Suivant l’Église et toutes les mythologies, le pouvoir social n’a pas sa base dans l’humanité ; il est de constitution divine. Suivant les philosophes, qui essayèrent de déterminer les conditions du gouvernement, il résulterait de l’abandon que chaque citoyen fait d’une partie de sa liberté : ce serait le produit d’une renonciation, par lui-même rien.

De là cette instabilité fatale, fort bien aperçue par les philosophes, et d’autant plus grande, plus incoercible, que le gouvernement, qui n’existe que par mandat de liberté, aurait précisément pour objet de protéger, contre la liberté et la Justice, l’inégalité économique, un ordre de choses essentiellement instable.

Je n’ai plus besoin d’insister sur l’immoralité et l’absurdité profonde d’une pareille théorie, dont le dernier mot a été dit par Machiavel.

Quelques hommes, dans ces derniers temps, paraissent avoir senti l’insuffisance radicale de toutes ces conceptions. « Sans l’individu, ont-ils dit, sans la liberté, le gouvernement, la société elle-même, ne sont assurément rien ; mais ne peut-on dire aussi que, la société une fois formée, elle est autre chose que l’individu, un organisme qui impose à ce dernier ses lois ?… » C’est ainsi que s’est formée l’hypothèse d’un être social, réel, positif et vrai.

Mais ce n’est qu’une hypothèse : qui nous atteste cette réalité ? En quoi consiste-t-elle ? Où la saisir ? Comment en analyser les parties ?…

Ici tout est à faire, et si la Révolution ne nous inspire, nous n’avons plus qu’à confesser notre impuissance : il n’y a pas de gouvernement.

Je raisonne donc du gouvernement comme j’ai raisonné de l’économie et de la Justice. C’est une chose à laquelle, malgré tous les mécomptes, l’humanité s’obstine ; que ni la violence, ni la ruse, ni la superstition, ni la peur, ne suffisent plus à expliquer. À priori, j’affirme que l’institution politique repose, non sur une convention ou un acte de foi, mais sur une réalité.

Ce sera le sujet de ce dernier chapitre.

XLIV

Ceux qui font les révolutions, et ceux qui y assistent, n’en découvrent d’ordinaire que le côté négatif. Trop près des événements pour en saisir l’ensemble, ils n’en voient pas la raison historique, l’affirmation qui les légitime.

Ainsi le christianisme, en niant le destin, affirmait implicitement la providence ; en niant l’esclavage, sans affirmer l’égalité, il posait la prédestination ; en renversant l’état païen, il préludait au gouvernement ecclésiastique. Ces affirmations, tout insuffisantes, toutes fausses qu’elles fussent en elles-mêmes, étaient la conséquence de l’état religieux combiné avec l’universalité du pouvoir impérial ; la transition était nécessaire, et, sous ce rapport, légitime.

Mais rien de tout cela ne pouvait être compris des empereurs ; il le fut à peine, pendant les quatre premiers siècles, des chrétiens eux-mêmes. Le christianisme, tout affirmatif qu’il fut, parut comme la négation de la société ; ses sectateurs furent traités d’abord comme des ennemis du genre humain.

La Révolution, en niant à son tour, dans la morale la théorie transcendantale du droit, dans l’économie le prédestinatianisme des conditions et des fortunes, avec lui le fatalisme du laissez faire, laissez passer ; dans la politique le double principe des gouvernements antérieurs, providence et nécessité, raison de salut et raison d’état ; la Révolution, dis-je, en niant toutes ces choses, affirme par là même la réalité de la Justice, de l’économie et de la politique ; elle affirme l’application de la Justice dans l’ordre du pouvoir comme dans celui des intérêts, partant la fin de l’antagonisme, du fatalisme et du privilége ; à leur place, l’équilibre, la stabilité.

Conclusion du mouvement accompli pendant une période de trente-six à quarante siècles, la Révolution, en niant la métaphysique antique, donne la réalité aux choses ; elle fait plus que remplacer, elle crée.

Mais, dans cette crise régénératrice, les esprits ne pouvaient apercevoir d’abord que ce qu’elle leur enlevait. Plus la négation était générale, plus elle devait sembler effrayante ; semblable au christianisme, qui s’était défini lui-même la fin du monde, la Révolution apparut aux conservateurs contemporains comme la dissolution finale. Mais j’ose dire que déjà la raison publique ne s’y laisse plus prendre. Il n’y a pas trente ans, la pire injure pour un homme était de l’appeler révolutionnaire ; aujourd’hui, malgré les cris d’une réaction sans bonne foi, on rit de l’épithète, tout le monde est de la Révolution.

J’avais donc le droit, en 1845, de prendre pour épigraphe des Contradictions économiques ces deux mots du Deutéronome : Destruam et ædificabo. Il s’agissait de mettre le comble à la négation, par une critique approfondie de l’économie sociale. Je pourrais aujourd’hui, sans plus d’orgueil, reprendre cette devise en transposant les termes, Ædificabo et destruam. L’exposition de l’idée révolutionnaire sera en effet le dernier coup porté à l’ancien régime.

Le principe à l’aide duquel nous allons donner force à la société, corps à l’État, moralité au gouvernement, fonder enfin la politique réelle, est le principe de la force collective indiqué par moi dans plusieurs publications, et dont je me propose de donner ultérieurement l’exposition complète.

Avec ce complément nécessaire, la méthode sérielle, dont je ne me suis jamais départi un instant, devient plus qu’une logique ; c’est une ontologie.

Du reste, je me tiendrai ici, comme toujours, dans la généralité du sujet. Ce que mes lecteurs attendent de moi, sur les différentes parties de l’éthique, ce sont des principes, non des traités. Les principes d’abord, dans leur simplicité féconde ; le développement se fera ensuite : les professeurs n’y manqueront pas.

Conformément à cette pensée, j’ai résumé dans un petit nombre de propositions élémentaires, et dans le style le plus simple, ce que je regarde comme la substance de toute la politique, c’est-à-dire de cette partie de l’économie sociale qui a pour objet l’origine des États, leur fondement à la fois réel et rationnel, leur organisation, leurs évolutions, leur objet et leur fin. De toutes mes études, commencées depuis près de vingt ans, c’est, avec la théorie de la liberté, celle qui m’a coûté le plus : puisse le lecteur trouver qu’elle ne cède point aux autres pour la clarté et la certitude.


PETIT CATÉCHISME POLITIQUE
instruction première.
Du pouvoir social, considéré en lui-même.


Demande. — Toute manifestation couvre une réalité : qu’est-ce qui fait la réalité du pouvoir social ?

réponse. — C’est la force collective.

D. — Qu’appelez-vous force collective ?

R. — Tout être, par cela seul qu’il existe, qu’il est une réalité, non un fantôme, une idée pure, possède en soi, à un degré quelconque, la faculté ou propriété, dès qu’il se trouve en présence d’autres êtres, d’attirer et d’être attiré, de repousser et d’être repoussé, de se mouvoir, d’agir, de penser, de produire, à tout le moins de résister, par son inertie, aux influences du dehors.

Cette faculté ou propriété, on la nomme force.

Ainsi la force est inhérente, immanente à l’être : c’est son attribut essentiel, et qui seul témoigne de sa réalité. Ôtez la pesanteur, nous ne sommes plus assurés de l’existence des corps.

Or, les individus ne sont pas seuls doués de force ; les collectivités ont aussi la leur.

Pour ne parler ici que des collectivités humaines, supposons que des individus, en tel nombre qu’on voudra, d’une manière et dans un but quelconque, groupent leurs forces : la résultante de ces forces agglomérées, qu’il ne faut pas confondre avec leur somme, constitue la force ou puissance du groupe.

D. — Donnez des exemples de cette force.

R. — Un atelier, formé d’ouvriers dont les travaux convergent vers un même but, qui est d’obtenir tel ou tel produit, possède, en tant qu’atelier ou collectivité, une puissance qui lui est propre : la preuve, c’est que le produit de ces individus ainsi groupés est fort supérieur à ce qu’eût été la somme de leurs produits particuliers, s’ils eussent travaillé séparément.

Pareillement, l’équipage d’un navire, une société en commandite, une académie, un orchestre, une armée, etc., toutes ces collectivités, plus ou moins habilement organisées, contiennent de la puissance, puissance synthétique et conséquemment spéciale au groupe, supérieure en qualité et énergie à la somme des forces élémentaires qui la composent.

Du reste, les êtres auxquels nous attribuons l’individualité n’en jouissent pas à d’autre titre que les collectifs : ce sont toujours des groupes formés sous une loi de relation, et en qui la force, proportionnelle à l’arrangement plus qu’à la masse, est le principe de l’unité.

D’où l’on conclut, au contraire de l’ancienne métaphysique :

1o Que, toute manifestation de puissance étant le produit d’un groupe ou d’un organisme, l’intensité et la qualité de cette puissance peuvent servir, aussi bien que la forme, le son, la saveur, la solidité, etc., à la constatation et au classement des êtres ; 2o qu’en conséquence, la force collective étant un fait aussi positif que la force individuelle, la première parfaitement distincte de la seconde, les êtres collectifs sont des réalités au même titre que les individus.

D. — Comment la force collective, phénomène ontologique, mécanique, industriel, devient-elle puissance politique ?

R. — D’abord, tout groupe humain, famille, atelier, bataillon, peut être regardé comme un embryon social ; par conséquent la force qui est en lui peut, dans une certaine mesure, former la base du pouvoir politique.

Mais ce n’est pas en général du groupe tel que nous venons de le concevoir que naît la cité, l’État. L’État résulte de la réunion de plusieurs groupes, différents de nature et d’objet, formés chacun pour l’exercice d’une fonction spéciale et la création d’un produit particulier, puis ralliés sous une loi commune, et dans un intérêt identique. C’est une collectivité d’ordre supérieur, où chaque groupe, pris lui-même pour individu, concourt à développer une force nouvelle, d’autant plus grande que les fonctions associées sont plus nombreuses, leur harmonie plus parfaite, et la prestation des forces, de la part des citoyens, plus entière.

En résumé, ce qui produit le pouvoir dans la société et qui fait la réalité de cette société elle-même est la même chose que ce qui produit la force dans les corps, tant organisés qu’inorganisés et qui constitue leur réalité, à savoir le rapport des parties. Supposez une société dans laquelle tout rapport viendrait à cesser entre les individus, où chacun pourvoirait à sa subsistance dans un isolement absolu, quelque amitié qui existât entre ces hommes, leur multitude ne formerait plus un organisme ; elle perdrait toute réalité et toute force. Semblable à un corps dont les molécules auraient perdu le rapport qui détermine leur cohésion, au moindre choc elle tomberait en poussière.

D. — Dans le groupe industriel, la force collective s’aperçoit sans difficulté : l’accroissement de production la démontre. Mais dans le groupe politique, à quel signe la reconnaître ? En quoi se distingue-t-elle de la force des groupes ordinaires ? Quel est son produit spécial, et de quelle nature sont ses effets ?

R. — De tout temps le vulgaire a cru voir la puissance sociale dans le déploiement des forces militaires, la construction des monuments, l’exécution des travaux d’utilité publique.

Mais il est clair, d’après ce qui vient d’être dit, que toutes ces choses, quelle qu’en soit la grandeur, sont des effets de la force collective ordinaire : peu importe que les groupes producteurs soient entretenus aux frais de l’État, à la dévotion du prince, ou qu’ils travaillent pour leur propre compte. Ce n’est pas là que nous devons chercher les manifestations de la puissance sociale.

Les groupes actifs qui composent la cité différant entre eux d’organisation, comme d’idée et d’objet, le rapport qui les unit n’est pas tant un rapport de coopération, qu’un rapport de commutation. La force sociale aura donc pour caractère d’être essentiellement commutative ; elle n’en sera pas moins réelle.

D. — Montrez-le par des exemples.

R. — La monnaie. En principe et en résultat, les produits s’échangent contre des produits. En fait, cet échange, fonction la plus importante de la société, qui fait mouvoir, en valeurs tant de milliards de francs, en poids tant de milliards de kilogrammes, n’aurait pas lieu sans ce dénominateur commun, à la fois produit et signe, qu’on appelle monnaie. En France, la somme de numéraire circulant est, à ce qu’on croit, d’environ deux milliards de francs, soit 10 millions de kilogr. argent, ou 645,161 kilogr. or. Au point de vue des marchandises que cet instrument fait mouvoir, et en supposant toutes les affaires faites au comptant, on peut dire que cette quantité de monnaie représente une force motrice de plusieurs centaines de millions de chevaux. Est-ce le métal dont la monnaie est faite qui possède cette force prodigieuse ? Non : elle est dans la réciprocité publique, dont la monnaie est le signe et le gage.

La lettre de change. La monnaie, malgré cette puissance merveilleuse que lui donne le rapport de commutation des groupes producteurs, ne suffit point encore à la masse des transactions. On a dû y suppléer par une combinaison ingénieuse, dont la théorie est aussi connue que celle de la monnaie. La production annuelle du pays étant de 12 milliards, on peut, sans exagération, porter la somme des échanges que cette production implique, à quatre fois autant, soit 48 milliards. Si les affaires se faisaient au comptant, il faudrait une quantité de monnaie d’au moins moitié, sinon égale : en sorte que l’emploi des lettres de change agit en réalité comme feraient une vingtaine de milliards de francs, en espèces d’or ou d’argent. D’où vient cette puissance ? Du rapport de commutation qui unit entre eux les membres de la société, groupes et individus.

La Banque. L’escompte des lettres de change est un service que les banques particulières se font payer à un prix assez élevé, mais pour lequel la Banque de France, qui a le privilége d’émettre des billets au porteur et de les faire partout accepter, n’exige qu’un salaire de deux tiers moindre. Et il est prouvé que ce salaire pourrait être réduit encore de neuf dixièmes. Nouvelle économie obtenue, par conséquent nouvelle force créée, du fait des relations sociales. Car qui dit économie de frais, dit, en toute chose, diminution de force inerte ou de poids mort, par conséquent augmentation de force vive.

La rente. Trois causes concourent à la production de la rente : la terre, le travail et la société. Faisons d’abord abstraction de la terre. Quant au travail, nous savons comment, par la séparation des industries et la formation du groupe travailleur, on augmente, le nombre des individus restant le même, la production : c’est un effet de la force collective, dont nous avons parlé plus haut. Mais là ne se borne pas l’avantage de cette division. Plus les groupes, en se multipliant, multiplient les rapports de commutation dans la société, plus le nombre des objets utiles et leur utilité elle-même augmentent. Or, cet accroissement d’utilité, qui résulte, à territoire égal, et la quantité du service effectif ne changeant pas, du rapport des groupes, qu’est-ce autre chose que de la rente ? Donc, création de richesse, création de force.

sûreté générale. Dans une population antagonique, telle qu’elle existait au moyen âge, l’Église a beau faire entendre ses menaces, les tribunaux étaler leurs supplices, les rois et leurs soudards faire sonner leurs lances sur les dalles de leurs casernes, la sécurité est nulle. La terre se couvre de donjons et de forteresses ; tout le monde arme et s’enferme ; le pillage et la guerre sont à l’ordre du jour. On accuse de ce désordre la barbarie du temps, et l’on a raison. Mais qu’est-ce que la barbarie, ou plutôt qui la produit ? L’incohérence des groupes industriels, d’ailleurs en très-petit nombre, et l’isolement dans lequel ils agissent, à l’instar des groupes agricoles. Ici donc, le rapport des fonctions, la solidarité d’intérêts qu’elle crée, le sentiment qu’en acquièrent les producteurs, la conscience nouvelle qui en résulte, font plus pour l’ordre public que les armées, la police et la religion. Où trouver une puissance plus réelle et plus sublime ?…

Il suffit de ces exemples pour expliquer ce qu’est en soi le pouvoir auquel donne lieu la collectivité sociale. C’est à l’aide de ce pouvoir, converti en impôt, que les princes se procurent ensuite la gendarmerie et tout l’appareil de coercition qui leur sert à se maintenir contre les attaques de leurs rivaux, souvent contre le vœu des populations elles-mêmes.

D. — Ceci change toutes les idées reçues sur l’origine du pouvoir, sur sa nature, son organisation et son exercice. Comment croire que ces idées aient pu s’établir partout, si véritablement on doit les tenir pour fausses ?

R. — L’opinion des anciens peuples sur la nature et l’origine du pouvoir social est un témoignage de sa réalité. Le pouvoir est immanent dans la société, comme l’attraction dans la matière, comme la Justice au cœur de l’homme. Cette immanence du pouvoir dans la société résulte de la notion même de société, puisqu’il est impossible que des unités, atomes, monades, molécules, ou personnes, étant agglomérées, ne soutiennent pas entre elles des rapports, ne forment pas une collectivité, de laquelle jaillit une force. D’où il suit que le pouvoir dans la société, comme la pesanteur dans les corps, la vie dans les animaux, la Justice dans la conscience, est chose sui generis, réelle et objective, dont la négation, la société étant donnée, implique contradiction.

Par son pouvoir, de tous ses attributs le premier et le plus substantiel, l’être social fait donc acte de réalité et de vie ; il se pose, il entre dans la création, au même titre et sous les mêmes conditions d’existence que les autres êtres.

C’est ce que les premiers peuples sentaient, mais qu’ils exprimèrent sous une forme mystique, quand ils rapportèrent l’origine de la puissance sociale aux dieux, de qui leurs dynasties étaient filles. Leur raison naïve, plus sûre que leurs sens, se refusait à admettre que la société, que l’État, que le pouvoir qui s’y manifeste, ne fussent que des abstractions, bien que ces choses demeurassent invisibles.

Et c’est ce que les philosophes n’ont pas vu, quand ils ont fait naître l’État du libre arbitre de l’homme, ou pour mieux dire de l’abdication de sa liberté, anéantissant ainsi par leur dialectique ce que la religion avait mis tant de soin à établir.

D. — Une condition essentielle du pouvoir est son unité. Comment cette unité sera-t-elle assurée si les groupes formateurs restent égaux, si aucun n’obtient sur les autres la prépondérance ? Or, si cette prépondérance est accordée, nous rentrons dans l’ancien système : à quoi sert dès lors de rapporter le pouvoir à la collectivité ?

R. — La diversité des fonctions dans la société n’entraîne pas plus la divergence ou la pluralité dans le pouvoir que la diversité des opérations dans l’atelier n’entraîne la diversité du produit final. Le pouvoir est un par nature, ou il n’est pas : loin de le créer, toute compétition ou prépotence, soit d’un membre, soit d’une fraction de la société, ne servirait qu’à l’abolir. L’électricité cesse-t-elle d’être une, dans la pile, parce que cette pile se compose de plusieurs éléments ? Tout de même la qualité du pouvoir social varie, son intensité s’élève ou s’abaisse, selon le nombre et la différence des groupes : quant à l’unité, elle reste immuable.

D. — Toute force suppose une direction : à qui la direction du pouvoir social ?

R. — À tout le monde, ce qui veut dire à personne. La puissance politique résultant du rapport de plusieurs forces, la raison dit d’abord que ces forces doivent se balancer les unes par les autres, de manière à former un tout régulier et harmonique. La Justice intervient à son tour, pour déclarer, comme elle l’a fait dans l’économie générale, que cette balance des forces, conforme au droit, exigée par le droit, est obligatoire pour toute conscience. C’est donc à la Justice qu’appartient la direction du pouvoir ; de sorte que l’ordre dans l’être collectif, comme la santé, la volonté, etc., dans l’animal, n’est le fruit d’aucune initiative particulière : il résulte de l’organisation.

D. — Et qui garantit l’observation de la Justice ?

R. — Cela même qui nous garantit que le marchand obéira à la pièce de monnaie, la foi à la réciprocité, c’est-à-dire la Justice elle-même. La Justice est pour les êtres intelligents et libres la cause suprême de leurs déterminations. Elle n’a besoin que d’être expliquée et comprise pour être affirmée par tout le monde et agir. Elle est, ou l’univers n’est qu’un fantôme et l’humanité un monstre.

D. — Ainsi le pouvoir social, si élevé qu’il soit, n’implique pas en lui-même la Justice ?

R. — Non : de même que la propriété, la concurrence, et toutes les forces économiques, toutes les forces collectives, il est, par nature, étranger au droit ; c’est de la force.

Disons cependant que, la force étant un attribut de toute réalité, et toute force pouvant s’accroître indéfiniment par le groupe, la conscience acquiert d’autant plus d’énergie chez les hommes et le respect de la Justice de certitude, que le groupe social est plus nombreux et mieux formé : c’est ce qui fait que dans une société civilisée, si corrompue ou asservie qu’elle soit, il y a toujours plus de Justice que dans une société barbare.

D. — Qu’entend-on par division des pouvoirs ?

R. — C’est l’unité même du pouvoir, considérée dans la diversité des groupes qui le forment. Selon que l’observateur se place au centre du faisceau, et de là parcourt la série des groupes, le pouvoir lui paraît divisé ; selon qu’il regarde la résultante des forces en rapport, il voit l’unité. Toute division est impossible. C’est pour cela que l’hypothèse de deux pouvoirs indépendants, ayant chacun leur monde à part, tels que le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, est contraire à la nature des choses, une utopie, une absurdité.

D. — Quel est l’objet propre du pouvoir social ?

R. — Il résulte de sa définition : c’est d’ajouter sans cesse à la puissance de l’homme, à sa richesse et à son bien-être, par une production supérieure de force.

D. — À qui le bénéfice du pouvoir social, et généralement de toute force collective ?

R. — À tous ceux qui ont concouru à le former, au prorata de leur contribution.

D. — Quelle est la limite du pouvoir ?

R. — Le pouvoir, par nature et destination, est illimité, comme le bien-être, comme la raison qu’il doit servir.

Cependant, on entend par limite du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, la détermination attributive des groupes et sous-groupes dont il est l’expression générale. Chacun de ces groupes et sous-groupes, en effet, jusqu’au dernier terme de la série sociale qui est l’individu, représentant vis-à-vis des autres, dans la fonction qui lui est dévolue, le pouvoir social, il s’ensuit que la limitation du pouvoir, ou mieux sa répartition, régulièrement accomplie sous la loi de Justice, n’est autre chose que la formule d’accroissement de la liberté même.

D. — Quelle différence faites-vous de la politique et de l’économie ?

R. — Au fond, ce sont deux manières différentes de concevoir la même chose. On n’imagine pas que les hommes aient besoin, pour leur liberté et leur bien-être, d’autre chose que de force ; pour la sincérité de leurs relations, d’autre chose que de Justice. L’économie suppose ces deux conditions : que pourrait donner de plus la politique ?

Dans les conditions actuelles, la politique est l’art, équivoque et chanceux, de faire de l’ordre dans une société où toutes les lois de l’économie sont méconnues, tout équilibre détruit, toute liberté comprimée, toute conscience gauchie, toute force collective convertie en monopole.


Instruction II.
De l’appropriation des forces collectives, et de la corruption du pouvoir social.


D. — Se peut-il qu’un phénomène aussi considérable que la force collective, qui change la face de l’ontologie, qui touche presque à la physique, se soit dérobé pendant tant de siècles à l’attention des philosophes ? Comment, sur une chose qui les intéresse à si haut degré, la raison publique d’une part, l’intérêt personnel de l’autre, se sont-ils laissé tromper si longtemps ?

R. — Rien ne vient qu’avec le temps, dans la science comme dans la nature. Tout commence par un infiniment petit, par un germe, d’abord invisible, qui se développe peu à peu, et tend à l’infini. En sorte que la persistance des erreurs est en raison même de la grandeur des vérités. Qu’on ne soit donc pas surpris si la puissance sociale, inaccessible aux sens malgré sa réalité, a semblé aux premiers hommes une émanation de l’Être divin, à ce titre le digne objet de leur religion. Moins ils savaient, par l’analyse, s’en rendre compte, plus vif en était chez eux le sentiment, bien différents en cela des philosophes, qui, venus plus tard, firent de l’État une restriction de la liberté des citoyens, un mandat de leur bon plaisir, un néant. À peine si, aujourd’hui encore, les économistes nomment la force collective. Après deux mille ans de mysticisme politique, nous avons eu deux mille ans de nihilisme ; on ne saurait nommer autrement les théories qui règnent depuis Aristote.

D. — Quelle a été, pour les peuples et pour les États, la conséquence de ce retard dans la connaissance de l’être collectif ?

R. — L’appropriation de toutes les forces collectives et la corruption du pouvoir social ; en termes moins sévères, une économie arbitraire et une constitution artificielle de la puissance publique.

D. — Expliquez-vous sur ces deux chefs.

R. — Par la constitution de la famille, le père se trouve naturellement investi de la propriété et direction de la force résultant du groupe familial. Bientôt cette force s’accroît du travail des esclaves et mercenaires, dont elle concourt à augmenter le nombre. La famille devient tribu : le père, conservant sa dignité, voit croître d’autant la puissance dont il dispose. C’est le point de départ, le type de toutes les appropriations analogues. Partout où se forme un groupe d’hommes, ou une puissance de collectivité, là se forme un patriciat, une seigneurie.

Plusieurs familles, plusieurs entreprises, se réunissant, forment une cité : la présence d’une force supérieure se fait aussitôt sentir, objet de l’ambition de tous. Qui en deviendra le dépositaire, le bénéficiaire, l’organe ? D’habitude, ce sera celui des chefs qui compte dans sa seigneurie le plus d’enfants, de parents, d’alliés, de clients, d’esclaves, de salariés, de bêtes de somme, de capitaux, de terres, qui, en un mot, dispose de la plus grande force de collectivité. C’est une loi de nature que la force la plus grande absorbe et s’assimile les forces plus petites, et que la puissance domestique devienne un titre à la puissance politique : aussi n’y a-t-il de compétition, pour la couronne que parmi les forts. On sait ce que devint la dynastie de Saül, fondée par Samuel au mépris de cette loi, et quelle peine le roi Jean-sans-Terre eut à s’affermir sur le trône d’Angleterre. Jamais il n’eût triomphé de la résistance des barons sans la charte qu’il leur accorda, et qui devint le fondement des libertés anglaises. Sans sortir de notre histoire, quand le maire du palais. Pépin de Herstal ou Hugues le Blanc, fut devenu plus puissant, en hommes et en fiefs, que le roi, il fut fait roi, en dépit de la consécration ecclésiastique qui protégeait le suzerain. En 1848, lorsque Louis Napoléon fut élu président de la République, le peuple des campagnes lui croyait une fortune de vingt milliards.

Au surplus, l’aliénation de la force collective, outre qu’elle fut le résultat de l’ignorance, paraît avoir été un moyen de préparer les races. Pour façonner l’homme primitif, sauvageon, à la vie sociale, une longue trituration des corps et des âmes était, il faut le croire, nécessaire. L’éducation de l’humanité se faisant par une sorte d’enseignement mutuel, la loi des choses voulait que les moniteurs jouissent de certaines prérogatives. À l’avenir, l’égalité consistera en ce que chacun puisse à son tour exercer la maîtrise, comme il aura supporté la discipline.

D. — Ce que vous dites montre bien comment s’est consommée la grande exhérédation sociale, comment l’inégalité et la misère sont devenues la plaie de la civilisation. Mais comment expliquer cette résignation des consciences, cette soumission des volontés, que troublent à peine, pendant une si longue période, quelques révoltes d’esclaves, de fanatiques, de prolétaires ?...

R. — L’ancienne religion du pouvoir rendait jusqu’à certain point raison du fait. On se soumettait au pouvoir parce qu’on le regardait comme venant des dieux, en un mot parce qu’on l’adorait. Mais cette religion est perdue : légitimité dynastique, droit du seigneur et droit divin, ne sont plus que des mots odieux, qu’a remplacés le principe altier de la souveraineté du peuple. Or, le phénomène persiste : les hommes de nos jours ne paraissent pas moins prompts à se soumettre à l’autorité et à l’exploitation d’un seul que ne faisaient autrefois leurs pères. Preuve flagrante de la vanité des théories théologiques et métaphysiques, dont les principes peuvent alternativement périr ou s’affirmer, sans que les faits dont ils étaient censés cause, ou qu’ils devaient prévenir, cessent de se produire.

Sur ce triste sujet, dont se prévalent la misanthropie et le scepticisme, excuse banale de tant de trahisons et de lâchetés, la théorie de la force collective fournit une réponse péremptoire, qui relève singulièrement la moralité des masses, tout en laissant à leur infamie les oppresseurs et leurs complices.

Par le groupement des forces individuelles, et par le rapport des groupes, la nation entière forme corps : c’est un être réel, d’un ordre supérieur, dont le mouvement entraîne toute existence, toute fortune. L’individu est immergé dans la société ; il relève de cette haute puissance, dont il ne se séparerait que pour tomber dans le néant. Si grande, en effet, que soit l’appropriation des forces collectives, si intense que soit la tyrannie, il est évident qu’une part du bénéfice social reste toujours à la masse, et qu’en somme il est meilleur pour chacun de rester dans le groupe que d’en sortir.

Ce n’est donc pas l’exploiteur en réalité, ce n’est pas le tyran, que suivent les travailleurs et les citoyens : la séduction et la terreur entrent pour peu dans leur soumission. C’est la puissance sociale qu’ils considèrent, puissance mal définie dans leur pensée, mais hors de laquelle ils sentent qu’ils ne peuvent subsister ; puissance dont le prince, quel qu’il soit, leur montre le sceau, et qu’ils tremblent de briser par leur révolte.

Voilà pourquoi tout usurpateur de la puissance publique ne manque jamais de couvrir son crime du prétexte de salut public, de se qualifier père de la patrie, restaurateur de la nation, comme si la force sociale tirait de lui son existence, tandis qu’il n’est pour elle qu’une effigie, un timbre, et, si on peut le dire, une raison commerciale. Aussi tombera-t-il avec la même facilité qu’il s’est établi, le jour où sa présence semblera compromettre le grand intérêt qu’il a prétendu défendre : là est en dernière analyse la cause de la chute de tous les gouvernements.

D. — Le pouvoir social constitué en principat, approprié par une dynastie ou exploité par une caste, que deviennent ses rapports avec la nation ?

R. — Ces rapports sont complètement intervertis. Dans l’ordre naturel, le pouvoir naît de la société, il est la résultante de toutes les forces particulières groupées pour le travail, la défense et la Justice. D’après la conception empirique suggérée par l’aliénation du pouvoir, c’est la société au contraire qui naît de lui ; il en est le générateur, le créateur, l’auteur ; il est supérieur à elle : en sorte que le prince, de simple agent de la république que le veut la vérité, en est fait le souverain, et comme Dieu le justicier.

La conséquence est que le prince, occupé de sa domination personnelle, au lieu d’assurer et développer le pouvoir social, se crée, par l’armée, la police et l’impôt, une force particulière, capable de résister à toute attaque de l’intérieur et de contraindre au besoin la nation à l’obéissance : c’est cette force princière qui s’appellera désormais le pouvoir.

D. — Comment, dès lors, se conçoit la Justice ?

R. — Comme une émanation du pouvoir, ce qui est la négation même de la Justice. En effet, dans la condition normale de la société, la Justice domine le pouvoir, de la balance et de la distribution duquel elle fait une loi. Sous le régime dynastique, le pouvoir domine la Justice, qui devient un attribut, une fonction de l’autorité. De là la subordination de la Justice à la raison d’État, dernier mot de l’ancienne politique, condamnation de tous les gouvernements qui la suivent, et que le christianisme, en y ajoutant la raison de salut, n’a point sanctifiée. Que les princes et les prêtres se querellent pour l’exercice du pouvoir : ni les uns ni les autres n’en sont dignes, parce que tous ils méconnaissent la suprématie du droit.

D. — Comment, dans ce système d’usurpation, se déterminent les rapports des citoyens quant aux personnes, quant aux services, et quant aux biens ?

R. — Telle est la Justice devant le pouvoir, telle elle sera dans la nation : c’est-à-dire que, la Justice étant regardée comme une émanation de la force, tant humaine que divine, la force devient en tout et pour tout la mesure du droit, et que la société, au lieu de reposer sur l’équilibre des forces, a pour principe l’inégalité, c’est-à-dire la négation de l’ordre.

D. — Quelle peut être, après tout cela, l’organisation sociale et politique ?

R. — Il est facile de s’en rendre compte. Les forces collectives appropriées, la puissance publique convertie en apanage, les individus et les familles, déjà inégaux par le hasard de la nature, le deviennent davantage par la civilisation ; la société se constitue en hiérarchie. C’est ce qu’exprime la religion dynastique et le serment de fidélité à la personne royale. Dans ce système il est de principe que la Justice, ou ce qu’on appelle de ce nom, penche toujours du côté du supérieur contre l’inférieur : ce qui, sous l’apparence d’une autocratie inéluctable, est l’instabilité même.

Et, chose triste, tout le monde est ici complice du prince, l’esprit d’égalité que la Justice crée dans l’homme étant neutralisé ou aboli par le préjugé contraire, que rend invincible l’aliénation de toute force collective.

D. — Comment, dans ce travestissement de la Justice, de la société et du pouvoir, se conserve l’unité ?

R. — La nature des choses veut que l’unité résulte de la balance des forces, rendue obligatoire par la Justice, qui devient ainsi le véritable souverain, et donne la consigne à tous les participants de la puissance publique. Maintenant l’unité consistera dans l’absorption en la personne du prince de toute faculté, de tout intérêt, de toute initiative : c’est la mort sociale. Et comme la société ne peut ni mourir ni se passer d’unité, l’antagonisme s’établit entre la société et le pouvoir, jusqu’à ce qu’arrive la catastrophe.

D. — Dans cet état de choses, l’amoindrissement du pouvoir a semblé de tout temps une garantie pour la société : sur quoi portera la réduction ?

R. — À part ce que le prince possède à titre de patrimoine ou domaine privé ; à part aussi le commandement des armées, la perception de l’impôt et la nomination des fonctionnaires, le principe est qu’il abandonne le surplus, terres, mines, cultures, industries, transports, banques, commerce, éducation, à la libre jouissance, disposition absolue, concurrence effrénée ou coalition immorale de classe privilégiée. Ce qui est du domaine économique est censé ne le regarder plus ; il ne doit se mêler de rien. En un mot, l’abandon à une caste de feudataires de la véritable force sociale, voilà ce que l’on appelle limite du pouvoir, et qu’on décore du nom de libertés publiques. Transaction absurde, qu’aucun gouvernement n’est maître de tenir, et qui ne tardera pas à devenir un nouveau ferment de révolution.

D. — Ainsi conditionné, le pouvoir est donc sans objet ?

R. — Non pas : l’objet du pouvoir est précisément alors de maintenir ce système de contradictions, en augmentant toujours, par l’exploitation du dedans et le pillage du dehors, la liste civile du prince et le revenu des grands.

D. — Donnez la synonymie du pouvoir.

R. — La constitution artificielle du pouvoir en ayant altéré la notion, la langue devait s’en ressentir : ici, comme partout, les mots sont la clef de l’histoire.

Considéré comme apanage du prince, comme son établissement, sa profession, son métier, le pouvoir social a été dit l’État. Comme les gens du peuple, le roi dit : mon État, ou mes États, pour mon domaine, mon établissement. — La Révolution, transportant du prince au pays la propriété du pouvoir, a conservé ce mot, synonyme aujourd’hui de res publica, république.

En tant que le personnel du pouvoir est censé régir la nation et présider à ses destinées, on donne à ce personnel et au pouvoir lui-même le nom de gouvernement, expression aussi fausse qu’elle est ambitieuse. En principe, la société est ingouvernable ; elle n’obéit qu’à Justice, à peine de mort. En fait, les soi-disant gouvernements, libéraux et absolus, avec leur arsenal de lois, de décrets, d’édits, de statuts, de plébiscites, de règlements, d’ordonnances, n’ont jamais gouverné qui ou quoi que ce fût. Vivant d’une vie tout instinctive, agissant, au gré de nécessités invincibles, sous la pression de préjugés et de circonstances qu’ils ne comprennent point, le plus souvent se laissant aller au courant de la société qui de temps à autre les brise, ils ne peuvent guère, par leur initiative, faire autre chose que du désordre. Et la preuve, c’est que tous finissent misérablement.

Enfin si l’on considère dans le pouvoir cette éminente dignité qui le rend supérieur à tout individu, à toute collectivité, on le nomme souverain : expression dangereuse, dont il est à souhaiter que la démocratie se préserve à l’avenir. Quelle que soit la puissance de l’être collectif, elle ne constitue pas pour cela, au regard du citoyen, une souveraineté : autant vaudrait presque dire qu’une machine dans laquelle tournent cent mille broches est la souveraine des cent mille fileuses qu’elle représente. Nous l’ayons dit, la Justice seule commande et gouverne, la Justice, qui crée le pouvoir, en faisant de la balance des forces une obligation pour tous. Entre le pouvoir et l’individu, il n’y a donc que le droit : toute souveraineté répugne ; c’est déni de Justice, c’est de la religion.


Instruction III.
Des formes du gouvernement et de ses évolutions, pendant la période pagano-chrétienne.


D. — Ainsi l’histoire des nations et les révolutions des États ne seraient autre chose que le jeu des forces économiques, contrariées, favorisées, harmoniées ou troublées, selon les vues du prince, l’égoïsme des grands et les préjugés du peuple ?

R. — Il est ainsi ; ajoutez seulement que ce régime d’arbitraire doit avoir son terme, la Justice ramenant toujours la société à l’équilibre, et devant tôt ou tard triompher définitivement de l’antagonisme.

D. — Pendant cette longue période, qu’on pourrait à bon droit appeler, dans le style conservateur, révolutionnaire, quelles sont les formes du pouvoir ?

R. — Suivant que le gouvernement est censé appartenir à un seul, à plusieurs, ou à tous, on l’appelle monarchie, aristocratie ou démocratie. Souvent aussi un compromis a lieu entre ces éléments, et il en résulte un gouvernement mixte, qu’on suppose pour cela plus solide, et qui ne se soutient pas mieux que les autres.

Dans un autre sens, on appelle formes du gouvernement les conditions auxquelles l’existence du pouvoir est soumis. Ainsi la Charte de 1830, après avoir fixé les principes du droit public, déduit en quelques chapitres les formes du gouvernement, c’est-à-dire ce qui concerne le roi, les chambres, les ministres, l’ordre judiciaire.

L’idée de consacrer par un écrit les conditions du pouvoir date de loin : les Juifs attribuaient leur constitution à Dieu, qui l’aurait donnée à Moïse, sous le nom de Bérith, alliance, pacte, charte, ou testament.

Ces constitutions reposent toutes sur l’idée préconçue que la société ne marchant pas seule, ne possédant en soi ni virtualité ni harmonie, la puissance de même que la direction lui venant d’en haut, par l’intermédiaire d’une dynastie, d’une église ou d’un sénat, on ne pouvait user de trop de prudence dans l’organisation du pouvoir, le choix du prince, l’élection des sénateurs, les formalités législatives et administratives, la juridiction, etc.

D. — Laquelle de ces formes gouvernementales préférez-vous ?

R. — Aucune : à part ce qu’elles tiennent de la nature des choses, et qui fait d’elles l’expression du génie des peuples, leurs défauts sont les mêmes ; et c’est pourquoi l’histoire les montre se supplantant continuellement l’une l’autre, sans que la société puisse trouver nulle part la stabilité.

Consécration du principe d’inégalité par le défaut de balance dans les transactions économiques ;

Appropriation des forces collectives ;

Établissement d’un pouvoir factice à la place du pouvoir réel de la société ;

Abolition de la Justice par la raison d’État ;

La direction livrée à l’arbitraire du prince, si l’État est monarchique, et dans toute autre hypothèse aux cabales des partis ;

Tendance continuelle à l’absorption de la société par l’État.

Voilà, pendant la période préparatoire, sur quels fondements est constitué l’ordre politique, quelque dénomination qu’il prenne et quelques prétendues garanties qu’il se donne.

D. — Qui dit démocratie, cependant, dit rétablissement de la nation dans la propriété et jouissance de ses forces : d’où vient que vous condamnez cette forme de gouvernement comme les autres ?

R. — Tant que la démocratie ne s’est pas élevée à la vraie conception du pouvoir, elle ne peut être, comme elle n’a été jusqu’à ce jour, qu’un mensonge, une transition honteuse et de courte durée, tantôt de l’aristocratie à la monarchie, tantôt de la monarchie à l’aristocratie. La Révolution a conservé ce mot comme une pierre d’attente ; nous en avons fait depuis soixante et dix ans une pierre de scandale.

D. — Ainsi, à moins d’une révolution dans les idées, toute stabilité politique, toute moralité sociale, toute liberté et félicité pour l’homme et le citoyen, sont impossibles ?

R. — Ce n’est pas seulement l’histoire qui le révèle, ni la Justice et l’égalité qui nous le montrent comme leur inévitable sanction ; c’est la science économique, dans ce qu’elle a de plus élémentaire, de plus positif, de plus réel, qui le prouve. Les forces collectives appropriées, la puissance sociale comprimée, aliénée, le gouvernement oscille de démagogie en despotisme et de despotisme en démagogie, semant les ruines et multipliant les catastrophes, dans des périodes presque régulières.

D. — N’y a-t-il rien de plus à recueillir, pour le philosophe, dans cette étude de la formation, de l’accroissement et de la décadence des anciens États ?

R. — Ils ont été, par leur inorganisme même, la révélation du nouvel état, et comme une embryogénie de la Révolution.

Quel progrès, en effet, quelle idée ne leur devons-nous pas ?

Développement des forces économiques, parmi lesquelles, au premier rang, les forces collectives ;

Découverte de la puissance sociale dans le rapport de toutes ces forces ;

Raison des formes gouvernementales, variables selon la race, le sol, le climat, l’industrie, l’importance relative des éléments constituants, servant à marquer en chaque pays le centre de gravité politique ;

Idée de la solidarité universelle, ou de la force humanitaire, émergeant tantôt de la lutte, tantôt de l’accord des États ;

Idée d’une balance des forces économiques et sociales, essayée sous le nom de balance des pouvoirs ;

Élaboration du droit, expression supérieure de l’homme et de la société ;

Intelligence plus large de l’histoire, à recommencer au point de vue de cette physiologie de l’être collectif ; tant de siècles d’une civilisation négative en apparence, parce qu’elle était ennemie de l’égalité, devenant des siècles d’affirmation, en montrant la genèse et appelant l’équilibre des forces :

Voilà ce qu’au-dessous des révolutions et des cataclysmes découvre la pensée philosophique ; voilà, pour la constitution de l’ordre à venir, le fruit de tant de déceptions et de douleurs.

D. — C’est la paix perpétuelle que vous annoncez après tant d’autres ; mais ne pensez-vous pas que la guerre, ayant son principe dans les abîmes insondables du cœur humain, la guerre que toutes les religions préconisent, qu’un rien suffit à engager, comme le duel, soit incoercible, indestructible ?

R. — La guerre, dans laquelle le chrétien adore le jugement de Dieu, que de soi-disant rationalistes attribuent à l’ambition des princes et aux passions populaires, la guerre a pour cause le défaut d’équilibre entre les forces économiques, et l’insuffisance du droit écrit, civil, public et des gens, qui leur sert de règle. Toute nation en qui la balance économique est violée, les forces de production constituées en monopole, et le pouvoir public livré à la discrétion des exploitants, est, ipso facto, une nation en guerre avec le reste du genre humain. Le même principe d’accaparement et d’inégalité qui a présidé à sa constitution politique et économique la pousse à l’accaparement, per fas et nefas, de toutes les richesses du globe, à l’asservissement de tous les peuples : il n’y a pas dans le monde de vérité mieux établie. Que l’équilibre se fasse donc, que la Justice arrive, et toute guerre est impossible. Il n’y a plus de force pour la soutenir ; ce serait supposer une action du néant contre la réalité, une contradiction.

D. — Vous expliquez tout par des forces collectives, par leur diversité et leur inégalité, par leur aliénation, par le conflit que cette aliénation soulève, par leur tendance insensible, mais victorieuse, grâce au concours d’une indéfectible Justice, à l’équilibre. Quelle part d’influence faites-vous, dans les événements humains, à l’initiative des chefs d’États, à leurs conseils, à leur génie, à leurs vertus et à leurs crimes ? Quelle part, en un mot, au libre arbitre ?

R. — C’est un prêtre qui l’a dit, L’homme s’agite, et Dieu le mène. L’homme est le vouloir absolu, d’abord inexpérimenté, à qui est promis l’empire de la terre ; Dieu est la législation sociale, que crée à son insu ce vouloir indompté, par son rapport avec lui-même. La part de l’homme dans l’action historique est donc, en premier lieu, la force, la spontanéité, le combat ; puis la reconnaissance de la loi qui le mène, et qui n’est autre que l’équation de la liberté, la Justice. L’être libre en se débattant produit la loi, qui devient aussitôt sa Providence : voilà tout le mystère.

D. — Qu’est-ce que la théocratie ?

R. — Une symbolique de la force sociale.

Chez tous les peuples, le sentiment de cette force fit surgir la religion nationale, sous l’influence de laquelle s’évanouirent peu à peu les religions domestiques. Partout le dieu fut cette force collective, personnifiée et adorée sous un nom mystique. La religion servant ainsi de base au gouvernement et à la Justice, la logique voulait que la théologie devînt l’âme de la politique, qu’en conséquence l’Église prit la place de l’État, le sacerdoce celle des nobles, et le souverain pontife celle de l’empereur ou du roi. Telle est l’idée théocratique. Produit du spiritualisme chrétien, elle attendait, pour paraître, le jour où, toutes les nations se réunissant dans une foi commune, la prépondérance serait acquise dans les âmes aux choses du ciel sur les choses de la terre. Mais ce fut le rêve d’un instant, une tentative aussitôt avortée que conçue, et qui devait rester toujours à l’état de théorie. L’Église, plaçant la réalité de son idéal dans le ciel, au-dessus et en dehors de la collectivité sociale, niait par là même l’immanence d’une force dans cette collectivité, de même qu’elle niait dans l’homme l’immanence de la Justice ; et c’est cette force, dont les princes demeuraient seuls dépositaires et organes, qui donna l’exclusion à l’Église.

D. — Quelle amélioration le christianisme a-t-il apportée au gouvernement des peuples ?

R. — Aucune : il n’a fait qu’en changer le protocole. Le noble antique, patricien, guerrier ou cheik, affirmait son usurpation en vertu de la nécessité ; le noble chrétien l’affirme au nom de la Providence. Pour le premier, l’inégalité était un fait de nature ; pour le second c’est un fait de grâce. Mais d’un côté comme de l’autre la royauté appuya le privilége nobiliaire, la religion le consacra. De là les prétentions de l’Église catholique à la souveraineté, et sa tentative de théocratie, énergiquement repoussée par les princes, et bientôt abandonnée par les théologiens eux-mêmes. Une transaction intervint ; la séparation du spirituel et du temporel fut érigée en axiome de droit public : un nouveau ferment de discorde fut jeté parmi les nations. Moitié païenne, moitié chrétienne, la politique se traîna dans l’infamie ; la Justice fut plus que jamais sacrifiée, et la liberté compromise.


Instruction IV.
Constitution du pouvoir social par la Révolution.


D. — En quels termes la Révolution s’est-elle exprimée sur la réalité du pouvoir social ?

R. — Aucune déclaration expresse n’existe à cet égard. Mais autant la Révolution répugne à l’antique mysticisme, plaçant la Justice et le pouvoir dans le ciel, autant il y a pour elle d’insuffisance dans le nominalisme qui a suivi, et qui tend à faire de l’être collectif et de la puissance qui est en lui, comme de la Justice, des mots, des conceptions. Pas une idée, pas un acte de la Révolution, qui se puisse expliquer avec cette métaphysique. Tout ce qu’elle a produit, tout ce qu’elle promet, serait un édifice en l’air et une nouvelle déception de la transcendance, s’il ne supposait dans la société une effectivité de pouvoir, par conséquent une réalité d’existence qui l’assimile à toute création, à tout être. Du reste, le silence de la Révolution sur la nature du pouvoir ne regarde que les deux premiers actes de ce grand drame : ne sommes-nous pas, aujourd’hui, surtout depuis 1848, en pleine éruption d’idées révolutionnaires ? Et la science, la philosophie, ne se joignent-elles pas à l’induction pour confirmer l’hypothèse ?

D. — Donnez, à défaut de textes, vos motifs ?

R. — La science nous dit que tout corps est un composé dont aucune analyse ne peut trouver les derniers éléments, retenus les uns près des autres par une attraction, une force.

Qu’est-ce que la force ? C’est, comme la substance, comme les atomes qu’elle tient groupés, une chose inaccessible aux sens, que l’intelligence saisit seulement par ses manifestations, et comme l’expression d’un rapport.

Le rapport, voilà, en dernière analyse, à quoi se ramène toute phénoménalité, toute réalité, toute force, toute existence. De même que l’idée d’être enveloppe celle de force et de rapport, de même celle de rapport suppose invinciblement la force et la substance, le devenir et l’être. De sorte que partout où l’esprit saisit un rapport, l’expérience ne découvrît-elle rien autre, nous devons conclure de ce rapport la présence d’une force, et par suite une réalité.

La Révolution nie le droit divin, en autres termes l’origine surnaturelle du pouvoir social. Cela veut dire, en principe, que, si un être ne possède pas en soi sa puissance d’être, il ne peut pas être ; en fait, que, le pouvoir qui se décèle dans la société ayant pour expression des rapports humains, sa nature est humaine ; conséquemment que l’être collectif n’est pas un fantôme, une abstraction, mais une existence.

En face du droit divin, la Révolution pose donc la souveraineté du peuple, l’unité et l’indivisibilité de la République. Mots vides de sens, propres seulement à servir de masque à la plus effroyable tyrannie, et tôt ou tard démentis par l’événement, s’ils ne se rapportent à l’organisme supérieur, formé par le rapport des groupes industriels, et à la puissance commutative qui en résulte.

La Révolution, renouvelant le droit civil aussi bien que le droit politique, place dans le travail, et rien que dans le travail, la justification de la propriété. Elle nie que la propriété, fondée sur le bon plaisir de l’homme, et considérée comme manifestation du moi pur, soit légitime. C’est pourquoi elle a aboli la propriété ecclésiastique, non fondée sur le travail, et qu’elle a converti, jusqu’à nouvel ordre, le bénéfice du prêtre en salaire. Or, qu’est-ce que la propriété, ainsi balancée par le travail et légitimée par le droit ? La réalisation de la puissance individuelle. Mais la puissance sociale se compose de toutes les puissances individuelles : donc elle exprime aussi un sujet. La Révolution ne pouvait d’une façon plus énergique affirmer son réalisme.

Sous le régime du droit divin, la loi est un commandement : elle n’a pas son principe dans l’homme. La Révolution, par l’organe de Montesquieu, l’un de ses pères, change cette notion : elle définit la loi le rapport des choses, à plus forte raison le rapport des personnes, c’est-à-dire des facultés ou fonctions, donnant par leur coordination naissance à l’être social.

Venant au gouvernement, la Révolution dit formellement qu’il doit être constitué d’après le double principe de la division des pouvoirs et de leur pondération. Or, qu’est-ce que division des pouvoirs ? La même chose que les économistes appellent division du travail, et qui n’est autre qu’un aspect particulier de la force collective. Quant à la pondération, si peu comprise d’ailleurs, je n’ai pas besoin de dire qu’elle est la condition d’existence des êtres organisés, pour qui l’absence d’équilibre entraîne maladie et mort.

Il est inutile de rappeler les actes, plus ou moins réguliers, accomplis depuis 1789 en vertu de cette ontologie révolutionnaire : centralisation administrative, unité de poids et mesures, création du grand-livre, fondation des écoles centrales, établissement de la Banque de France, sous nos yeux fusion des chemins de fer, en attendant leur exploitation par l’État et leur conversion en un système de sociétés ouvrières. Tous ces faits, et bien d’autres, témoignent de la pensée réaliste qui préside à notre droit public. Grâce à toutes ces réalisations, la France est devenue un grand organisme, dont la puissance d’assimilation entraînerait le monde, si elle n’était retenue par ceux qui l’exploitent et la gouvernent.

D. — D’où vient que depuis soixante et dix ans l’application de ces idées a fait si peu de progrès ? Comment, au lieu de l’état libre, identique et adéquat à la société elle-même, avons-nous conservé l’état féodal, royal, impérial, militaire, dictatorial ?

R. — Cela tient à deux causes, désormais, faciles à apprécier : l’une est que la balance des produits et services n’a pas cessé d’être un desideratum de l’économie ; l’autre, que l’appropriation des forces collectives s’est maintenue, développée, comme si elle était de droit naturel.

De là toute cette série d’inévitables conséquences : dans la nation, conservation de l’antique préjugé d’inégalité des conditions et des fortunes, formation d’une féodalité capitaliste à la place de la féodalité nobiliaire, recrudescence de l’esprit ecclésiastique et retour aux pratiques du droit divin ; dans le gouvernement, substitution du système à bascule à la pondération des forces, concentration aboutissant au despotisme, développement monstrueux de la force militaire et de la police, continuation de la politique machiavélique, destruction de la Justice par la raison d’État, et, pour conclure, révolutions de plus en plus fréquentes.

D. — Qu’appelez-vous système à bascule ?

R. — La bascule, nommée aussi doctrine, est en politique ce qu’est la théorie de Malthus en économie. Comme les malthusiens prétendent établir l’équilibre dans la population en entravant mécaniquement la fonction génératrice ; de même les doctrinaires font l’équilibre du pouvoir par transpositions de majorité, remaniements électoraux, corruption, terrorisme. La machine constitutionnelle, telle qu’on l’a vue fonctionner depuis 1791, avec ses distinctions de chambre haute et chambre basse, de pouvoir législatif et exécutif, de classes supérieures et de classes moyennes, de grands et petits colléges, de ministres responsables et de royauté irresponsable, était fatalement un système à bascule.

D. — On ne saurait exposer mieux, en ce qui touche la réalité de l’être social, la pensée intime de la Révolution. Mais la Révolution est aussi, elle est surtout la liberté : dans ce système de balances, que devient-elle ?

R. — Cette question nous ramène à celle de la pondération des forces, que nous venons de soulever.

De même que plusieurs hommes, en groupant leurs efforts, produisent une force de collectivité supérieure, en qualité et intensité, à la somme de leurs forces respectives ; de même plusieurs groupes travailleurs, mis en rapport d’échange, engendrent une puissance d’un ordre plus élevé, que nous avons considérée comme étant spécialement le pouvoir social.

Pour que ce pouvoir social agisse dans sa plénitude, pour qu’il donne tout le fruit que promet sa nature, il faut que les forces ou fonctions dont il se compose soient en équilibre. Or, cet équilibre ne peut être l’effet d’une détermination arbitraire ; il doit résulter du balancement des forces, agissant les unes sur les autres en toute liberté, et se faisant mutuellement équation. Ce qui suppose que, la balance ou moyenne proportionnelle de chaque force étant connue, tout le monde, individus et groupes, la prendra pour mesure de son droit et s’y soumettra.

Ainsi l’ordre public relève de la raison du citoyen ; ainsi cette souveraineté sociale, qui d’abord nous est apparue comme la résultante des forces individuelles et collectives, se présente maintenant comme l’expression de leur liberté et de leur Justice, attributs par excellence de l’être moral.

C’est pourquoi la Révolution, abolissant le régime corporatif, les priviléges de maîtrise et toute la hiérarchie féodale, a déclaré principe de droit public la liberté de l’industrie et du commerce ; c’est pour cela qu’elle a élevé au-dessus de tous les conseils d’État, délibérations parlementaires et ministérielles, la liberté de la presse, le contrôle universel, et qu’elle a proclamé, en instituant le jury, la juridiction du citoyen sur tout individu et sur toute chose….

La liberté n’était rien : elle est tout, puisque l’ordre résulte de sa pondération par elle-même.

D. — Si la liberté est tout, en quoi consiste le gouvernement ?

Pour nous en faire une idée, plaçons-nous au point de vue du budget, et posons un principe.

La liberté et la Justice tendent par nature à la gratuité : elles se chargent pour ainsi dire d’elles-mêmes. De même que le travail, l’échange, le crédit, elles n’ont à se défendre que contre les parasites qui, sous prétexte de les protéger et représenter, les absorbent.

Que coûte la liberté du commerce ? Rien, peut-être un supplément de frais pour l’entretien des marchés, ports, routes, canaux, chemins de fer, motivé par l’affluence plus grande des marchands.

Que coûtent la liberté de l’industrie, la liberté de la presse, toutes les libertés ?… Rien encore, sinon quelques mesures d’ordre relatives à la statistique, aux brevets d’invention et de perfectionnement, droits d’auteur, etc.

En deux mots, l’ancien état, par l’anomalie de sa position, tend à compliquer ses ressorts, ce qui veut dire à augmenter indéfiniment ses frais ; le nouveau, par sa nature libérale, tend à réduire indéfiniment les siens : telle est, exprimée en langage budgétaire, leur différence.

Il suffit donc, pour avoir le gouvernement libre, normal, à bon marché, de retrancher, réduire, ou modifier, dans le budget actuel, tous les articles portée en sens contraire des principes que nous avons établis. C’est tout le système : il n’y a pas à se préoccuper d’autre chose.

D. — Donnez un aperçu du budget de la Révolution.

R. — Supposons-la faite, la paix assurée au dehors par la fédération des peuples, la stabilité garantie au dedans par la balance des valeurs et des services, par l’organisation du travail, et par la réintégration du peuple dans la propriété de ses forces collectives.

Dette publique. — Néant. Il implique contradiction que dans une société où les services sont balancés, les fortunes nivelées, le crédit organisé sur le principe de mutualité, l’État puisse contracter des dettes, comme si cette société disposait d’autre chose encore que de ses instruments de production et de ses produits. Nul ne peut devenir son propre prêteur, autrement que par le travail. Ce que l’ancien gouvernement est incapable de faire, la nouvelle démocratie le fera toujours : elle pourvoira à ses dépenses extraordinaires par un travail extraordinaire. La justice le commande, et il n’en coûtera jamais le quart de ce qu’exigent les capitalistes.

Pensions. — Néant. Tout individu, à quelque catégorie de service qu’il appartienne, doit le travail toute sa vie, hors le cas de maladie, infirmité ou mutilation. Dans ce cas sa subsistance est réglée par la loi d’assurance générale, et portée au compte de sa corporation.

Liste civile. — Mémoire : article réservé.

Sénat. — Néant. La dualité des chambres tient à la distinction des classes, ou, ce qui est la même chose, à la divergence des intérêts, marquée par ces deux mots : travail et capital. Dans la démocratie ces deux intérêts sont fusionnés. Le Sénat, corps inerte dans l’empire, n’a pas plus d’utilité dans une République.

Conseil d’État. — Néant. Le Conseil d’État fait double emploi avec le Corps législatif et les ministres.

Corps législatif, ou assemblée des représentants : il coûte aujourd’hui environ deux millions. Acceptons ce chiffre.

À côté du Corps législatif, il sera créé un office de jurisprudence, bureau de renseignements historiques, juridiques, économiques, politiques, statistiques, pour éclairer les représentants dans leurs travaux. La Cour de cassation fait partie de cet office. Dépense à ajouter à la précédente.

Or, la dette publique consolidée et viagère ; les frais de gouvernement, de police et de guerre, formant la partie la plus improductive du budget, soit environ un milliard à 1200 millions, on peut juger, par cette économie, quelle puissance d’ordre se trouve dans la liberté et la Justice.

Service des ministères. — Le pouvoir législatif ne se distingue pas du pouvoir exécutif. Les représentants de la nation, étant les chefs délégués des divers services publics, groupes industriels, corporations et circonscriptions territoriales, sont tous, par le fait, de vrais ministres.

Ces ministres, que la monarchie parlementaire avait tant de peine à tenir d’accord, bien que leur nombre ne dépassât pas sept ou huit, maintenant au nombre de deux cent cinquante ou trois cents, nommés par tous les membres de leurs catégories respectives et perpétuellement révocables, forment, par leur réunion, une convention nationale, un conseil des ministres, un conseil d’État, une législature, une cour souveraine. Quant à leur accord, nonobstant la chaleur des délibérations, il est garanti par celui des intérêts mêmes qu’ils représentent.

D. — Et qui garantit l’accord des intérêts ?

R. — Nous l’avons dit, leur pondération mutuelle.

D. — Passez au budget des ministères.

R. — Les dépenses des ministères sont de deux espèces, selon qu’elles font partie des frais généraux de la nation, ou qu’elles doivent être rapportées au service dont le ministre, ou député, est l’organe. Dans le premier cas, elles doivent être imputées au budget de l’État : telles sont les dépenses du Corps législatif même, des monuments ; dans le second, elles tombent à la charge des groupes, corporations et circonscriptions territoriales : telles sont les dépenses des chemins de fer, le budget des communes, etc.

Cette distinction établie, on peut procéder au règlement.

Justice. — La hiérarchie judiciaire réduite à son expression la plus simple, le jury organisé pour le civil aussi bien que pour le criminel, les frais de justice se composent 1o du traitement des juges, dirigeant les audiences et appliquant la loi ; 2o de celui des organes du ministère public, chargés de surveiller par tout le pays l’observation des lois. Le premier est à la charge des communes qui choisissent le juge ; le second est porté au budget de l’État.

Intérieur. — Réuni, partie au ministère public, qui surveille mais n’administre pas ; partie aux communes, partie à d’autres ministères.

Police. — À la charge des localités.

Cultes. — Néant. Plus d’Église, plus de temples. La Justice est l’apothéose de l’humanité. L’ancien budget des cultes passe au service sanitaire et à l’instruction publique.

Instruction publique. — Partie à la charge des localités, partie à la charge de l’État.

Finances. — Réuni à la Banque centrale.

Perception de l’impôt. — La création d’entrepôts publics dans les cantons et arrondissements pour la régularisation des marchés permettra de recevoir partout l’impôt en nature, ce qui revient à dire en travail, de toutes les formes d’impôt la moins onéreuse, la moins vexatoire, celle qui se prête le moins à l’inégalité de répartition et à l’exagération des demandes. . . . . . . .

Il est inutile de pousser plus loin ce détail. Chacun peut s’en donner le plaisir, et juger par soi-même, en faisant la critique du budget, ce qu’il adviendrait du gouvernement, dans une nation comme la France, si on lui appliquait ce grand principe, à la fois moral, gouvernemental et fiscal : Que la Justice et la liberté subsistent par elles-mêmes ; qu’elles sont essentiellement gratuites, et dans toutes leurs opérations tendent à supprimer leurs protecteurs comme leurs ennemis.


Instruction V.
Questions à l’ordre du jour.


D. — Que feriez-vous le lendemain d’une révolution ?

R. — Inutile à dire. Les principes de la constitution économique et politique de la société sont connus : il suffit. Quant à l’application, c’est à la nation, à ses représentants, à faire leur devoir, en prenant conseil des circonstances.

La question du lendemain révolutionnaire préoccupe exclusivement les vieux partis, dont toute la pensée est d’arrêter le cataclysme, comme ils disent, en faisant la part du feu. C’est dans ce but qu’il a paru depuis six ans nombre de publications aristocratiques, catholiques, dynastiques, voire républicaines, dont les auteurs ne demandent pas mieux que de passer pour ennemis du despotisme et dévoués à la liberté. Il serait d’une grande innocence à la démocratie de prendre de pareils manifestes pour modèles, et de faire connaître ses projets.

D. — Que pensez-vous de la dictature ?

R. — À quoi bon ? Si la dictature a pour but de fonder l’égalité par des principes et des institutions, elle est inutile : il n’en faut pas d’autre que celle des 48 sections de Paris, appuyée par le peuple des 86 départements, et accomplissant son mandat en trois fois vingt-quatre heures. Si au contraire la dictature n’est à d’autre fin que de venger les injures du parti, de mettre les riches à contribution et de mater une multitude frivole, c’est de la tyrannie : je n’ai rien de plus à en dire.

La dictature eut de tout temps, elle a plus que jamais la faveur populaire. C’est le rêve secret de quelques fous, l’argument le plus fort que la démocratie puisse fournir à la conservation du régime impérial.

D. — Quelle est votre opinion sur le suffrage universel ?

R. — Tel que l’ont fait depuis 89 toutes les constitutions, le suffrage universel est l’étranglement de la conscience publique, le suicide de la souveraineté du peuple, l’apostasie de la Révolution. Un pareil système de suffrages peut bien, à l’occasion, et malgré toutes les précautions prises contre lui, donner au pouvoir un vote négatif, tel qu’a été le dernier vote parisien : il est incapable de produire une idée. Pour rendre le suffrage universel intelligent, moral, révolutionnaire, il faut, après avoir organisé la balance des services et révoqué les priviléges, faire voter le citoyen par catégories de fonctions, conformément au principe de la force collective qui fait la base de la société et de l’État.

D. — La politique de la Révolution, à l’intérieur, est on ne peut plus claire ; elle consiste à procurer l’égalité, par l’organisation économique. Ici, plus de machiavélisme, plus de raison d’État : la liberté, la Justice, la publicité. Quelle sera la politique vis-à-vis de l’étranger ?

R. — Il n’y a pas à hésiter : la Révolution doit faire le monde à son image ou déchoir indéfiniment, entraînant dans sa ruine la civilisation tout entière. Les peuples sont fonctions les uns des autres, de même que dans l’État les groupes industriels et les individus. Tant que l’égalité ne sera pas faite par toute la terre, la Patrie sera en danger.

D. — La Révolution va-t-elle déclarer la guerre à l’Europe et au monde ?

R. — La Révolution n’agit point à la manière du vieux principe gouvernemental, aristocratique ou dynastique. Elle est le droit, la balance des forces, l’égalité. Elle ne fait acception de cités ni de races. Elle n’a pas de conquêtes à poursuivre, de nations à asservir, de frontières à défendre, de forteresses à bâtir, d’armée à nourrir, de lauriers à cueillir, de concert européen à maintenir. La puissance de ses institutions économiques, la gratuité de son crédit, l’éclat de sa pensée, lui suffisent pour convertir l’univers. Écartant d’abord toute question d’église et de prince, elle doit se borner à faire rayonner le droit autour d’elle, à affirmer partout la souveraineté de l’homme, du citoyen et de l’ouvrier ; pour premier acte, exiger le désarmement général, et, en cas de refus, dénoncer le casus belli.

D. — L’antique société ne cédera pas sans résistance : quels sont les alliés naturels de la France révolutionnée ?

R. — Toute alliance de peuple à peuple est déterminée par l’idée ou l’intérêt qui le domine. Est-ce le capital qui gouverne ? nous avons l’alliance anglaise ; est-ce le despotisme ? nous avons l’alliance russe ; est-ce l’esprit de famille ? nous avons les mariages espagnols et les guerres de succession. La Révolution a pour alliés tous ceux qui souffrent oppression et exploitation : qu’elle paraisse, et l’univers lui tend les bras. « Si la Grande-Bretagne, disait lord Chatam, se déterminait par des principes de Justice, elle cesserait d’exister. » Eh bien ! la Grande-Bretagne de lord Chatam, avec toutes ses libertés, est l’ennemie de la Révolution ; quiconque lui prête main-forte trahit la liberté du genre humain. Et si l’armée française traitait les tribus de l’Algérie, de l’Atlas et du Sahara comme la Compagnie des Indes a depuis soixante ans traité et menace de traiter encore les Hindous, il faudrait dire de l’armée française qu’elle aussi est ennemie de la Révolution.

D. — Que faites-vous de l’équilibre européen ?

R. — Pensée glorieuse d’Henri IV, dont la Révolution peut seule donner la vraie formule. L’équilibre européen, aujourd’hui synonyme d’assurance mutuelle entre les princes contre les peuples, est le rapport commutatif qui unit toutes les collectivités nationales ; c’est, en autres termes, le fédéralisme universel, garantie suprême de toute liberté et de tout droit, et qui doit remplacer l’ancien catholicisme.

D. — Le mot de fédéralisme a peu de faveur en France : ne pourriez-vous rendre autrement votre idée ?

R. — Changer les noms des choses, c’est transiger avec l’erreur, et manquer au respect du peuple.

Quoi qu’en ait dit la prudence jacobine, le véritable obstacle au despotisme est dans l’union fédérative. Comment les rois de Macédoine devinrent-ils maîtres de la Grèce ? En se faisant déclarer chefs de l’amphictyonie, c’est-à-dire en absorbant la confédération des peuples hellènes ? Pourquoi, après la chute de l’empire romain, l’Europe catholique ne put-elle se reformer en un seul état ? Parce que l’antagonisme des envahisseurs les poussait à une confédération, qui a fini par devenir un principe de leur droit public, et que rien au monde ne peut réduire. Pourquoi la Suisse est-elle demeurée une république ? Parce qu’elle est, comme les États-Unis, une confédération. Établissez dans les vingt-deux cantons l’unité administrative et judiciaire, telle que l’entendent les princes, à la première occasionna la moindre menace de guerre, vous aurez une royauté. Qu’était la Convention elle-même ? Son nom le prouve : une assemblée de fédérés.

Or, ce qui est vrai des états doit l’être, par une égale raison, des villes et districts d’un même état : le fédéralisme est la forme politique de l’humanité.

D. — Que deviennent, dans cette fédération où la ville est autant que la province, la province autant que l’empire, l’empire autant que le continent, où tous les groupes sont politiquement égaux, que deviennent les nationalités ?

R. — Le sentiment de la patrie est comme celui de la famille, de la possession territoriale, de la corporation industrielle, un élément indestructible de la conscience des peuples. Mais il y a loin de la reconnaissance de cet élément à l’idée d’en faire le principe ou le prétexte de certaines restaurations devenues au moins inutiles, pour ne pas dire impraticables.

La démocratie a fait grand bruit, depuis trente ans, du rétablissement de la Pologne, de l’Italie, de la Hongrie, de l’Irlande, et de je ne sais combien d’autres nations, dans leurs prérogatives gouvernementales ; il semble encore aujourd’hui à plusieurs que pour opérer la révolution sociale il soit indispensable de commencer par là. Ce qu’il y a de pis est qu’à cette idée de restauration politique se joint celle d’une centralisation administrative, aussi dangereuse pour la liberté qu’incompatible avec le génie des peuples. C’est ne rien comprendre à la Révolution, et, en paraissant servir la liberté du monde, travailler pour le statu quo. Ceux qui parlent tant de rétablir les libertés nationales ont peu de goût pour les libertés individuelles. L’égalité des états est le prétexte dont ils se servent pour esquiver l’égalité des conditions et des fortunes. Ce qu’ils veulent, c’est la continuation, au profit de leur vanité, du fatalisme politique. Ils feignent de ne pas voir que c’est ce fatalisme qui a fait tomber en tutelle les nations qu’ils prétendent émanciper, et dont on aurait tort au surplus de dire que par leur lâcheté, leur corruption, leur fanatisme ou leur sottise, elles ont mérité leur sort. Mais pourquoi faire recommencer à ces nations, sous le drapeau de la raison d’État, une carrière achevée ?… La Révolution s’amuserait-elle, comme l’empereur Napoléon Ier, taillant et recoupant la Confédération germanique, à remanier des agglomérations politiques, à faire une Pologne, une Italie unitaires ?… La Révolution, en rendant, par la pondération des forces, et la balance des services, les hommes égaux et libres, leur laisse le soin de se grouper eux-mêmes, au gré de leurs tendances naturelles et de leurs intérêts.

D. — Le principe dynastique a-t-il quelque chance de se relever ?

R. — Il est certain que la France n’a pas cru jusqu’ici que liberté et dynastie fussent choses incompatibles. L’ancienne monarchie, en convoquant les États généraux, engagea la Révolution ; la constitution de 1791, les chartes de 1814 et 1830, témoignent du désir qu’avait le pays de concilier le principe monarchique avec la démocratie. La popularité du premier empire fournit un argument de plus à cette thèse. La nation trouvait à cela toutes sortes d’avantages : on conciliait, semblait-il, la tradition avec le progrès ; on satisfaisait aux habitudes de commandement, au besoin d’unité ; on conjurait le péril des présidences, des dictatures, des oligarchies. Lorsqu’en 1830 Lafayette définissait le nouvel ordre de choses une monarchie entourée d’institutions républicaines, il concevait ce que l’analyse nous a révélé, l’identité de l’ordre politique et de l’ordre économique. La vraie république consistant dans la balance des forces et des services, on se plaisait à voir une jeune dynastie tenir cette balance et en garantir la justesse. Enfin l’exemple de l’Angleterre, bien que l’égalité y soit inconnue, celui des nouveaux états constitutionnels, confirment cette théorie.

Sans doute l’alliance du principe dynastique avec la liberté et l’égalité n’a pas produit en France le fruit qu’on en attendait ; mais ce fut la faute du fatalisme gouvernemental : l’erreur fut ici commune aux princes et à la nation. Bien plus, quoique les partis dynastiques se soient montrés depuis 1848 peu favorables à la Révolution, la force des choses les y ramène ; et comme la France, dans toutes ses fortunes, a toujours aimé à se donner un Premier, à marquer son unité par un symbole, il y aurait peut-être exagération à nier la possibilité d’une restauration dynastique. Que de républicains nous avons entendus dire : Celui-là sera mon prince, qui arborera la pourpre de l’égalité ! Et ce ne sont ni les moins purs ni les moins intelligents ; il est vrai qu’ils n’aspirent pas à la dictature.

Toutefois, il faut convenir que les symptômes n’indiquent pas une restauration prochaine. Et ce qui donne lieu de croire que le principe dynastique est au moins ajourné, si même il n’a fait son temps, c’est que les prétendants et leurs conseils n’ont pas cœur à la chose. Après vous, messieurs, semblent-ils dire aux démocrates. Or, après la démocratie, il ne restera guère à glaner aux dynastiques, ou la balance économique serait fausse : Non datur regnum aut imperium in œconomiâ.

D. — Et du système parlementaire qu’augurez-vous ?

R. — Malgré ses précédents équivoques, la bascule qui l’a déshonoré si longtemps tenant à des causes purement économiques, sa réapparition est inévitable. Le parlement est devenu une catégorie de la raison française. C’est le foyer de la pensée politique, d’ailleurs le terme prévu, promis, presque officiellement annoncé, de l’empire actuel.

D. — Est-ce le socialisme qui en 1848 a perdu la république ?

R. — Oui, comme la Justice perd les états qui la dédaignent, comme la Révolution a perdu depuis 89 tous ceux qui l’ont trahie. Le socialisme, malgré toutes les folies débitées en son nom, n’était autre chose que la balance des forces et des services, la seule mission que le Gouvernement provisoire eût à remplir : c’était la Révolution.

D. — Qui accusez-vous de cette méprise ?

R. — Personne : l’erreur de 1848 était inévitable, et ses conséquences aussi. Ceux-là seuls pourraient à l’avenir être accusés, qui dans l’obstination de leur insuffisance nieraient encore la portée sociale de la Révolution, et en feraient un titre d’exclusion pour ceux qui l’affirment.

D. — Croyez-vous le peuple français capable de liberté ?

R. — Pure équivoque. La France, par son esprit, est au-dessus de toute idolâtrie, politique et religieuse : c’est la plus libre des nations, la seule libre. Mais elle place la Justice encore au-dessus de la liberté ; et c’est cette recherche du droit, commencée dès avant Jules-César, qui a suspendu tant de fois dans ce pays la liberté politique. Le peuple français cherche la loi. Dites-lui la loi, vous verrez s’il est libre.

D. — Quel a été, jusqu’à présent, le plus grand acte de la Révolution ?

R. — Ce n’est ni le serment du jeu de paume, ni le 4 août, ni la Constitution de 91, ni le jury, ni le 21 janvier, ni le calendrier républicain, ni le système des poids et mesures, ni le grand livre. C’est le décret de la Convention du 10 novembre 1793, instituant le culte de la Raison. De ce décret est émané le sénatus-consulte du 17 février 1810, qui, en réunissant l’état du pape à l’empire, déchira pour toute l’Europe le pacte de Charlemagne.

D. — Quel sera le plus grand acte de la Révolution dans l’avenir ?

R. — La démonétisation de l’argent, dernière idole de l’Absolu.

D. — La République organisée selon les principes de l’économie et du droit, croyez-vous l’État à l’abri de toute agitation, corruption et catastrophe ?

R. — Assurément, puisque, grâce à la balance universelle, n’étant plus possible à âme qui vive de s’approprier, par violence ou par adresse, le travail d’aucun, le crédit et la force de tous, l’édifice politique ne peut plus s’écarter de la perpendiculaire : il est assis de niveau ; il a conquis ce qui lui manquait auparavant, la stabilité.

D. — L’humanité est avant tout passionnelle : que sera sa vie quand elle n’aura plus ni princes pour la mener à la guerre, ni prêtres pour l’assister dans sa piété, ni grands personnages pour entretenir son admiration, ni scélérats ni pauvres pour exciter sa sensibilité, ni prostituées pour assouvir sa luxure, ni baladins pour l’amuser de ses cacophonies et de ses platitudes ?

R. — Elle fera ce que dit la Genèse, elle s’occupera de parer et de garder la terre, devenue pour elle un séjour de délices ; ce que recommande le grand philosophe Martin dans Candide, elle cultivera son jardin. L’agriculture, autrefois part de l’esclave, devenue le premier des beaux arts, la vie de l’homme se passera dans l’innocence, affranchie de toutes les séductions de l’idéal.

D. — À quand la réalisation de cette utopie ?

R. — Aussitôt que l’idée circulera.

D. — Mais comment faire circuler l’idée, si la bourgeoisie est hostile ; si le peuple, abruti par la servitude, plein de préjugés et de mauvais instincts, ne s’en soucie pas ; si la chaire, l’académie, la presse, calomnient ; si les tribunaux sévissent ; si le pouvoir met la sourdine ? Pour que la nation devînt révolutionnaire, il faudrait qu’elle fût déjà révolutionnée. Ne devons-nous pas en conclure, avec les vieux démocrates, que la Révolution doit commencer par le gouvernement ?

R. — Tel est en effet le cercle où semble tourner le progrès, et qui sert de prétexte aux entrepreneurs de réformes politiques. « Faites d’abord la Révolution, disent-ils, après quoi tout s’éclaircira. » Comme si la Révolution était autre chose que l’élucidation même des idées !… Mais rassurons-nous : de même que le manque d’idées fait perdre les plus belles parties, la guerre aux idées ne sert qu’à faire pousser la Révolution. Ne voyez-vous pas déjà que le régime d’autorité, d’inégalité, de prédestination, de salut éternel et de raison d’État, est devenu pour les classes nanties, dont il torture la conscience et la raison, plus insupportable encore qu’à la plèbe dont il fait crier l’estomac ? D’où nous conclurons que le plus sûr est de nous en tenir au mot du fou royal : Que ferais-tu, sire, si quand tu dis oui, tout le monde disait non ?… Faire accoucher de ce Non la multitude, c’est tout le travail du bon citoyen et de l’homme d’esprit.

D. — Renoncez-vous à l’insurrection, le premier de vos droits, le plus saint de vos devoirs ?

R. — Déclamation à la Robespierre, menace d’impuissant. Pareille garantie n’eût jamais dû, de peur de démenti, figurer dans une constitution. Quand les idées sont levées, les pavés se lèvent d’eux-même, à moins que le gouvernement n’ait assez de bon sens pour ne les pas attendre. Autrement rien.

D. — Quid du tyrannicide ?

R. — Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence.

D. — Mais quoi ! si tant d’intérêts menacés, tant de conventions froissées, tant de haines allumées, avaient enfin le courage de vouloir résolument ce qu’ils veulent, l’extinction de la pensée révolutionnaire, ne se pourrait-il que le droit fût vaincu par la force ?

R. — Oui, si !.. Mais il en est de ce si conservateur comme du si insurrectionnel, comme de toute condition qui implique contradiction. Vous trouverez, quand vous voudrez, quatre fripons qui se concertent pour un coup de bourse ; je vous défie de former une assemblée qui décrète le vol.

Contre toutes les forces de la réaction, contre sa métaphysique, son machiavélisme, sa religion, ses tribunaux, ses soldats, il suffira toujours, non pas d’une jacquerie, non pas d’une sainte-vehme, non pas d’un Ravaillac ; il suffira de la protestation qu’elle porte avec elle. La même humanité a produit, en temps divers, la conscience religieuse et la conscience libre. N’est-ce pas l’émigration qui en 1814 ramena la liberté ? Tout de même ce sont les conservateurs d’aujourd’hui qui seront les révolutionnaires de demain. Donnez-leur l’idée, ils vous donneront la chose.





fin du tome premier.


TABLE ANALYTIQUE.


[Argument. — Le pyrrhonisme, après avoir frappé les idées, s’attaque aux mœurs. Le problème de la certitude philosophique se trouve ainsi ramené au problème des droits et des devoirs, ou problème moral, en sorte que la solution de celui-ci donnerait la clé de celui-là. Or, le problème moral ne peut être résolu que par la Révolution ou par l’Église : la première, organe de la pensée purement juridique ; la seconde, organe de la pensée religieuse. Toute éthique rentre fatalement dans l’un ou dans l’autre système. Mais, grâce à l’opinion qui rattache à une considération surhumaine le principe de la Justice et des mœurs, la question de droit n’a jamais été franchement dégagée de la question de foi ; toujours un peu de religion s’est mêlé à la cause de la liberté, toujours un peu de liberté s’est introduit dans le système religieux ; et ni la Révolution n’a pu enlever l’Église, ni l’Église triompher de la Révolution. Il semble donc que le moyen d’en finir, de sauver avec la Révolution la conscience et la certitude humaine, soit de changer d’hypothèse, d’abord en renonçant à toute pensée de conciliation entre deux puissances manifestement incompatibles ; puis, et surtout, en posant la question de droit en dehors de toute théodicée. Alors de deux choses l’une : ou c’est l’Église qui possédera la vraie science des mœurs, avec elle la raison de l’humanité et des choses, et conséquemment la Révolution devra être écartée comme immorale ; ou c’est le contraire qui aura lieu : telle est la question décisive qu’on s’est proposé de vérifier dans ces Études.]


1. État des mœurs au dix-neuvième siècle. Invasion du scepticisme : péril social. Où est le remède. 1.

2. La contre-révolution : son impuissance. 8.

3. L’Église ; pourquoi, malgré ses défaites perpétuelles, elle subsiste encore. 20.

4. La question est entre la Révolution et l’Église. 30.

5. Plan de cet ouvrage. 37.



position du problème de la justice.


[Argument. — Pour que la société soit possible, un principe de régularisation des rapports humains, quelque chose comme ce que nous appelons Justice, est nécessaire. Or, ce principe, pour agir avec efficacité, ne peut pas se réduire à une pure notion de l’entendement ; il faut que ce soit une puissance, une réalité. Le consentement universel est d’accord de ces prémisses ; mais on se divise sur la conclusion, ce qui donne lieu à deux systèmes : l’un, celui de la transcendance, consiste à placer hors de l’homme, soit en un Dieu, soit en une autorité constituée, Église ou État, le sujet ou auteur du droit ; l’autre, celui de la Révolution, place le sujet juridique dans la conscience, et le fait identique à l’homme même.]


Occasion de ces Études : Adresse à Mgr le cardinal Matthieu.. 49.

Chap. Ier. — Définitions, méthode, axiomes.. 57.

Chap. II. — Comment la notion de Justice résulte de l’opposition de l’individu et du groupe. — Difficulté du problème : nécessité d’une solution.. 63.

Chap. III. — Double hypothèse : la transcendance et l’immanence ; exposition générale des deux systèmes.. 74.



les personnes.


[Argument. — Cette étude, ainsi que les suivantes, a pour objet de prouver que, dans l’hypothèse religieuse, quelle qu’elle soit, la Justice ayant sa réalité hors de l’homme, se réduit pour l’homme à une pure notion de l’entendement, sans action sur la conscience ; que de plus, par cette ablation de sa faculté justicière, ablation qui fait l’essence de toute religion, l’humanité se trouve constituée en un état de dégradation naturelle et d’immoralité invincible, dont la religion est impuissante plus tard à la faire sortir. Dogme fameux du péché originel, commun à toute église et à toute théodicée ; corruption des mœurs, en raison même de la religion. — Forte de cette expérience, la Révolution explique par quelle illusion de l’optique intellectuelle l’homme pose hors de lui ce qui est en lui, et de sa propre Justice se fait une idole qui n’est plus lui ; comment, dans l’enfance des sociétés, cette hypothèse put servir à l’éducation des consciences ; comment ensuite, après avoir été l’auxiliaire de la conscience, la religion en est devenue le tyran. Réduction à l’absurde du Système chrétien et de tous ses analogues : il n’y a de salut pour la Justice, la société, l’homme, que dans la Révolution.]


Chap. Ier. — Principe de la dignité personnelle.. 95.

Chap. II. — Identité de la dignité personnelle et du droit chez les anciens : Subordination de l’idée religieuse.. 100.

Chap. III. — Exaltation et déchéance de la personne humaine chez les anciens.. 115.

Chap. IV. — Le christianisme tire la conséquence des prémisses posées par le paganisme et la philosophie : condamnation de l’humanité.. 127.

Chap. V. — Si le christianisme a sauvé la dignité humaine ? péril croissant de la Justice.. 146.

Chap. VI. — Âge nouveau : la Révolution. — Immanence et réalité de la Justice.. 166.

Chap. VII. — Définition de la Justice.. 182.



les biens.


[Argument. — L’hypothèse religieuse et la constitution ecclésiastique, quelles qu’elles soient, faisant de la Justice une puissance extérieure et supérieure à l’humanité, du droit un commandement, du devoir une sujétion, il en résulte, dans la pratique sociale, un complet arbitraire, non-seulement quant aux personnes, déclarées indignes par nature et sans droits, mais quant aux biens, dont la distribution, suivant ce système, n’appartient qu’à Dieu et à l’Église, c’est-à-dire au hasard et à l’arbitraire. Théorie célèbre du favoritisme ou de la grâce ; immoralité profonde qui s’ensuit. L’Église, intéressée par sa foi au maintien du paupérisme, niant l’égalité des biens comme l’égalité des personnes, niant même toute espèce d’économie rationnelle, aboutit au système de communauté religieuse qu’elle tenta de généraliser au moyen âge, et qu’elle s’efforce de restaurer aujourd’hui. Immixtion illicite du clergé dans les affaires ; accroissement illégitime de la propriété ecclésiastique ; péril pour les familles et le travail libre. — En regard de ce manque absolu de Justice distributive, inhérent à toute société constituée sur une idée mystique, la Révolution pose les fondements de la nouvelle économie sociale par une simple conversion de la réciprocité de respect ou droit personnel, en réciprocité de service ou droit réel. Théorie de l’égalité ; aperçu de l’équilibre économique.]


Chap. Ier. — Position du problème de la répartition des biens, ou problème économique.. 197.

Chap. II. — Doctrine de l’Église sur la répartition des biens.. 208.

Chap. III. — Pratique de l’Église, depuis son origine jusqu’à la Révolution.. 219.

Chap. IV. — Pratique de l’Église depuis la Révolution.. 235.

Chap. V. — Principe de la Révolution sur la répartition de la richesse. Accord des lois de l’économie et de la Justice : l’égalité.. 260.

Chap. VI. — Balances économiques.. 280.

Ouvriers et maîtres. 282.
Vendeurs et acheteurs. 285.
Circulation et escompte. 289.
Prêteurs et emprunteurs. 290.
Propriétaires et locataires. 301.
Impôt et rente. 313.
Population et subsistances. 324.



l’état.


[Argument. — L’immoralité dans l’ordre politique est une conséquence de l’immoralité dans l’ordre économique. En vertu de son dogme, l’Église non-seulement accepte cette immoralité nouvelle, attribuée jadis au Destin ; elle la confirme, la consacre, par ses théories du règne providentiel et de la prédestination. Instabilité fatale des États, dont l’Église se prévaut comme d’un témoignage qui fait ressortir son éternité ; tentative avortée de théocratie ; destruction systématique de la morale par la substitution de la raison d’État à la Justice ; convulsions de la société. — À la place de ce nihilisme politique, la Révolution propose sa théorie positive et réaliste du pouvoir social, impersonnel, invisible, anonyme, résultant de l’action commutative des forces économiques et des groupes industriels, c’est-à-dire de la liberté même.]


Chap Ier. — Phénomène de l’instabilité des gouvernements. — Antipathie de la conscience humaine pour le pouvoir. — Position du problème politique. 361.

Chap II. — Du gouvernement selon la nécessité : Platon, Aristote, Spinoza, Rousseau, Machiavel. — Métaphysique du système. 375

Chap III. — Du gouvernement selon la providence. — Décret de prédestination ; règne éternel du Christ ; catholicité ; théocratie. 401.

Chap IV. — Pratique du gouvernement type, ou gouvernement sacerdotal. 415.

Chap V. — Corruption de la morale publique par le gouvernement de providence. 439.

Chap VI. — Initiation révolutionnaire : soulèvement des âmes contre la providence.. 459.

Chap VII. — Du gouvernement selon la Justice.. 472.

Petit catéchisme politique.
I. Du pouvoir social considéré en lui-même. 480.
II. De l’appropriation des forces collectives et de la corruption du pouvoir social. 488.
III. Des formes du gouvernement, et de ses évolutions pendant la période pagano-chrétienne. 495.
IV. Constitution du pouvoir social par la Révolution. 500.
V. Questions à l’ordre du jour. 508.


fin de la table