De la langue russe dans le culte catholique/IV

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IV

Le projet d’introduire l’usage de la langue russe dans le culte catholique, nous l’avons dit dès le début de ce travail, remonte à l’époque des événements de 1863. Toutefois il n’avait alors rien de déterminé. L’attention du gouvernement était absorbée par d’autres mesures de russification plus urgentes : il fallait avant tout pacifier le pays.

Il n’entre pas dans notre plan de faire le récit des faits qui ont signalé l’administration du général Mouraviev ou celle de ses successeurs. Cette tâche a été accomplie par d’autres[1]. Il suffit de dire que le régime dictatorial de Mouraviev, 1863-1865, a été continué après lui par le général von Kaufmann, depuis gouverneur général de Turkestan et vainqueur de Khiva. C’est de son temps (1865-1866) qu’une nuée d’employés russes vint s’abattre sur le pays pour le dévaster ; c’est alors encore qu’on vit se former à Vilna le triumvirat composé des abbés Zylinski, Niemekcha et Toupalski, voués corps et âme aux intérêts du gouvernement, et que fut établie la Commission spéciale pour les affaires catholiques.

La Commission avait pour président M. Storojenko qui s’adjoignit en qualité de secrétaire l’ex-abbé Kozlovski, apostat, homme d’ailleurs instruit et plein d’activité. Elle traça un plan des réformes à introduire dont voici quelques-unes des plus saillantes : 1° ramener à l’orthodoxie (c’est-à-dire au schisme) ceux des catholiques du rite grec qui s’étaient fait inscrire au nombre des Latins à l’époque de la grande défection de 1839 ; 2o supprimer le diocèse de Minsk, projet accompli plus tard ; 3o introduire l’usage de la langue russe dans les églises catholiques ; 4o réorganiser les consistoires en y introduisant des commissaires du gouvernement ; 5o réformer les séminaires dans le but de les fermer ; 6o réorganiser l’académie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg dans le même but, en la remplaçant par une faculté théologique attachée à l’université etc.[2]. L’ensemble de ces mesures rappelle le Plan d’abolition de l’Église romaine que nous avons publié l’année dernière[3]. Ce qui nous intéresse le plus pour le moment, c’est l’article troisième, relatif à l’introduction du russe dans le culte catholique.

Jusque-là on s’était borné à l’introduire dans l’enseignement religieux des écoles militaires, ce qui remonte à l’époque où celles-ci étaient placées sous la direction du grand-duc héritier, aujourd’hui Empereur. Les autres écoles du gouvernement n’en bénéficièrent qu’en 1868. Mais cela ne suffisait plus. On voulait étendre la même mesure sur l’Église elle-même « Nous voilà bien avancés, disait-on, avec l’enseignement du catéchisme en russe, quand il n’est permis ni de prier en cette langue, ni d’entendre la parole de Dieu ! Quelle inconséquence de s’arrêter en chemin après avoir fait les premiers pas ? » Ces déclamations revenaient sans cesse et sous toutes les formes. L’administration en profita pour aller de l’avant. Toutefois, pour mieux mûrir la question, elle en confia l’examen à la dite Commission spéciale dont le président, M. Storojenko, était considéré comme un des partisans les plus chauds de la russification du culte, s’il n’en est pas l’auteur. En tout cas, la Commission gagna en importance ; le nombre des personnes qui en faisaient partie s’éleva jusqu’à vingt, parmi lesquelles se trouvaient M. Dereviski, conseiller d’État, M. Kouline, inspecteur des écoles, M. Bezsonov, directeur du musée et du lycée, M. Samarine, aide de camp du commandant Baranov, M. Govorski, rédacteur du détestable journal périodique Le Messager de la Russie sud-ouest, M. Kozlovski, secrétaire de la Commission, le général Ratch, mort depuis, etc.[4].

Les conclusions de la Commission furent favorables à l’usage de la langue officielle dans les cultes étrangers. Quatre membres, ceux que nous venons de nommer en premier lieu, ont voté contre, en motivant leur protestation dans des mémoires assez développés auxquels nous reviendrons bientôt. De son côté, la majorité en a fait composer un à l’appui de son opinion ; plusieurs personnes ont eu l’occasion de le lire en manuscrit non seulement à Vilno, mais encore à Saint-Pétersbourg. Le général Kaufmann à qui ce mémoire avait été soumis, promit de l’appuyer ; sa destitution inattendue arrêta l’affaire. Le rédacteur de la Gazette de Moscou se fit l’avocat de l’opinion de la majorité, qui était la sienne. Il la livra aux appréciations de la presse, en déclarant traître à la patrie quiconque ne partageait pas sa manière de voir. Grâce à cette tactique, l’opinion commença à se former et dès lors le bruit courut que dans les sphères élevées de l’administration on avait compris la nécessité de mettre fin à la polonisation des populations russes de l’ouest par le moyen de l’Église. On était sur le point de soumettre à qui de droit toutes les pièces nécessaires à un examen complet et approfondi, lorsque parut à Saint-Pétersbourg une brochure intitulée : De l’Introduction de la langue russe dans le culte catholique[5]. Sous ce titre on avait réuni les mémoires des quatre opposants cités plus haut. La presse ultra-russe se récria. Elle trouvait étrange de voir paraître les quatre mémoires sans être accompagnés de celui de la majorité, comme si elle n’avait pas assez parlé dans le sens de celle-ci ou comme si le gouvernement ne pouvait rendre public le mémoire de la majorité. En tout cas, le silence du gouvernement est d’autant plus regrettable qu’on dit le document en question fort bien rédigé et péremptoire. Le général Kaufmann n’était plus là pour prêter son appui. A son départ pour Tachkent, le règne de l’arbitraire et de la violence fit place à un régime plus modéré, plus doux ; si le fond du système est resté le même, la forme en a varié. Aussi le comte Baranov (1866-68) et le général Potapov, qui occupe encore le poste de gouverneur général de Vilno, font-ils un contraste sensible avec leurs deux prédécesseurs dans la même charge.

Lorsque, en 1868, l’administration des provinces nord-ouest fut confiée au général Potapov, la question de la russification du culte catholique était déjà bien avancée ; elle n’avait encore aucun caractère légal, mais elle était déjà à l’étude au ministère de l’intérieur, dont relèvent les affaires des cultes étrangers et auquel l’avait soumise le comte Baranov.

La question a dû être portée à un comité spécial composé de ministres et des plus hauts dignitaires, désignés par l’Empereur ; le grand-duc Constantin présidait les réunions et le comte Sievers, directeur des cultes étrangers, faisait les fonctions de secrétaire[6]. C’était en décembre 1869. Dès les premières séances, l’opinion prépondérante inclinait du côté de l’introduction immédiate de la langue russe à la place du polonais. Toutefois, avant de prendre une mesure définitive, on voulut entendre l’avis des gouverneurs généraux de Kiev et de Vilno, le prince Dondukov-Korsakov et le général Potapov, qui furent mandés exprès dans la capitale. Le prince Dondoukov opina que l’introduction pure et simple de la langue russe n’était pas possible par la raison qu’il existait un ukaze de l’empereur Nicolas qui le défend formellement ; qu’il fallait, avant toute autre chose, lever cet interdit, en rapportant la loi susdite, et, en attendant, permettre l’usage du russe dans le culte catholique supplémentaire.

Cette opinion modérée a été partagée, par plusieurs membres du Comité : c’étaient Timachev, ministre de l’intérieur, le comte Shouvalov, chef de police, le comte Adlerberg, ministre de la cour, Bobrinski, ministre des travaux publics, Reitern, ministre des finances, Pahlen, ministre de la justice et le général Potapov. L’opinion contraire a été soutenue par le grand-duc Constantin auquel ont adhéré le ministre de la guerre, Milutine, celui des domaines, Zélény, le ministre de l’instruction publique, comte Tolstoy, le président du conseil des ministres, prince Gagarine, le général Tchevkine, etc. L’adhésion du chancelier, le prince Gortchakov, à l’opinion modérée, décida la question et porta l’Empereur à sanctionner les décisions du Comité en date du 16 décembre 1869. Elles furent suivies de la circulaire du 31 janvier 1870, dont voici la substance en ces trois articles : 1o retrait de la loi faite par Nicolas, interdisant l’emploi du russe dans les églises catholiques ; 2o faculté accordée aux catholiques, protestants et autres cultes étrangers, de se servir de la langue russe dans leurs offices ; 3o condition préalable que la demande en soit faite par les paroissiens à leur curé, lequel en référera aux autorités diocésaines et celles-ci au ministre de l’intérieur, à qui appartiendra la décision. Une chose est à noter dans cette circulaire : c’est le caractère facultatif attribué à l’emploi du russe dans le culte additionnel ; on laisse aux catholiques la liberté d’en user ou de ne pas en user.

  1. Voir l’ouvrage intitulé : Persécutions de l’Église en Lithuanie et particulièrement dans le district de Vilno, traduit du polonais et précédé d’une préface du R. P. Lescœur (Paris, 1873). L’auteur anonyme de cet écrit paraît trop bien renseigné pour ne pas avoir été mêlé aux affaires dont il dévoile les intrigues. S’il n’est pas exempt d’erreur dans l’appréciation des choses du passé ou dans les questions étrangères a son sujet principal, on ne peut lui refuser le mérite de l’impartialité et de la véracité en ce qui concerne les faits dont il a été témoin ou qui sont arrivés de son temps. L’ouvrage comprend l’intervalle de temps compris entre 1863, année de la dernière insurrection et 1872 ; il est partagé en quatre périodes, ou tableaux correspondant à autant d’administrateurs qui se sont succédé en Lithuanie, en commençant par le général Mouraviev.
  2. Persécutions en Lithuanie, p. 17.
  3. Un nouveau Plan d’abolition de l’Église romaine en Russie, Paris, Albanel.
  4. Il a écrit une histoire de l’insurrection de 1863.
  5. Messager russe, sept. 1867, p. 325.
  6. L’auteur anonyme des Persécutions est dans l’erreur lorsqu’il dit que ce comité spécial avait pour président le comte Sievers, et, parmi les consulteurs, le P. Stuciewics, dominicain, et M. Pichler, le trop fameux apostat bibliophile (p. 74).