De la liberté/Texte entier

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Traduction par Charles Brook Dupont-White.
Guillaumin et Cie (p. --211).


Le grand principe, le principe dominant auquel aboutissent tous les arguments exposés dans ces pages, est l’importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité.
(Wilhelm von Humboldt : De la sphère et des devoirs du gouvernement.)


Je dédie ce volume à la mémoire chérie et pleurée de celle qui fut l’inspiratrice, et en partie l’auteur, de ce qu’il y a de mieux dans mes ouvrages : à la mémoire de l’amie et de l’épouse, dont le sens exalté du vrai et du juste fut mon plus vif encouragement, et dont l’approbation fut ma principale récompense.

Comme tout ce que j’ai écrit depuis bien des années, c’est autant son œuvre que la mienne ; mais le livre, tel qu’il est, n’a eu qu’à un degré très-insuffisant l’inestimable avantage d’être revu par elle, quelques-unes des parties les plus importantes ayant été réservées pour un second et plus soigneux examen, qu’elles sont destinées maintenant à ne jamais recevoir. Si j’étais capable d’interpréter la moitié seulement des grandes pensées, des nobles sentiments qui sont ensevelis avec elle, le monde en recueillerait plus de fruit que de tout ce que je puis écrire, sans l’inspiration et l’assistance de sa sagesse presque sans rivale.




PRÉFACE



Un étranger, le plus grand publiciste de son pays, vient d’aborder la plus grande question théorique de notre temps, celle des droits respectifs de l’Individu et de la Société. C’est de M. J.-S. Mill que l’on parle ainsi et de son livre : On Liberty. On croit bien faire de les présenter au public français, avec une véritable admiration et une parfaite liberté de commentaire.


Je trouve à la première page de ce livre la sentence ou plutôt l’invocation que voici :

« Le grand principe, le principe dominant auquel aboutissent tous les arguments exposés dans cet ouvrage, est l’importance essentielle et absolue du développement humain dans sa plus riche diversité. » (Guillaume de Humboldt.)

Eh bien ! je ne puis croire à ce dogme ! Ce n’est

pas chose à proposer aux hommes que de se montrer tels qu’ils sont, que d’apparaître tout entiers.

Si la justice, notre seule fin avouable, était chose multiple et variée, nous aurions chance d’y parvenir par le seul fait d’une dilatation générale de notre, être, d’une expansion complète de tout ce que nous sommes : mais il y a dans notre loi morale une véritable unité, à ce point que quelques préceptes issus du même fond, qu’un seul peut-être, suffisent à l’exprimer tout entière.

Si notre nature était une en ce sens qu’elle fût purement spirituelle, on pourrait à ce titre encore lui rendre la main et la livrer à tout son essor : l’égarement n’en serait pas à craindre : l’unité de sujet que nous venons de supposer, irait droit à l’unité d’objet que nous avons reconnue. Mais nous sommes corps et âme, égoïsme et sympathie, intelligence et instinct, touchant par tout un côté aux espèces créées que nous laissons derrière nous…

Quand un être auquel un seul but est permis, porte en lui des impulsions si différentes, si contradictoires, n’est-il pas bien hasardeux de le convier au développement de toute sa nature dans sa plus riche diversité ? Pour ma part, je ne vois là nulle appropriation des moyens à l’objet, nulle harmonie de rapports. Encore un peu, et vous direz comme Fourier, que les passions viennent de Dieu et que le devoir vient de l’homme. C’est tout au moins trop de considération, trop de complaisance pour les penchants très-divers, quelques-uns très-saugrenus, qui persistent avec tant d’éclat au-dessus du singe.

Pensez donc un peu comment la nature, à bonne intention sans doute, a composé son chef-d’œuvre. Elle a mis en nous des instincts qui ont charge de conserver l’individu et l’espèce : or, ces instincts ne sont efficaces que parce qu’ils sont entraînants et impérieux, c’est-à-dire capables de s’emporter, de se pervertir. Ils n’atteignent infailliblement leur but que parce qu’ils ont en eux de quoi le dépasser à outrance. C’est ainsi que les choses sont arrangées, sans que nous y puissions rien, si ce n’est de les comprendre et d’y mettre un certain ordre au moyen des disciplines sociales. Mallebranche, au chapitre des Passions, s’en explique avec force et agrément.

« Le plaisir sensible est le caractère que la nature a attaché à l’usage de certaines choses, afin que sans avoir la peine de les examiner par la raison, nous nous en servissions pour la conservation du corps. »

Mais il ne faut pas rechercher ce plaisir hors de propos, et l’abus en est sévèrement admonesté par le même philosophe :

« Ingrats, dit-il, vous vous servez de la volonté immuable de Dieu qui est l’ordre de la nature, pour arracher de lui des faveurs que vous ne méritez pas : car vous produisez avec une adresse criminelle dans votre corps des mouvements qui l’obligent, en conséquence des lois de l’union de l’âme et du corps qu’il a établies, à vous faire goûter toutes sortes de plaisirs : mais la mort corrompra ce corps, et Dieu, que vous avez fait servir à vos injustes désirs, vous fera servir à sa juste colère il se moquera de vous à son tour. »

Est-ce que le sarcasme aurait déjà commencé ? Voyez donc : comme si ce n’était pas assez que l’homme portât un piège en lui-même, il rencontre au dehors mille raisons de s’y prendre et de s’y oublier : ce que Pascal appelle le besoin de divertissement. Le fait est qu’entre son milieu et son prochain, l’homme a une condition assez misérable. Il serait inexact de dire que les fleurs et les fruits naissent sous ses pas ; encore moins voit-il ses semblables venir à lui la main pleine et ouverte. Mais je n’aime pas les sujets dolents et j’abandonne celui-ci, qui d’ailleurs a été traité de reste et comme épuisé de nos jours. Il y a, ce me semble, toute une littérature mélancolique, l’élégie coule à pleins bords et les têtes se courbent à l’envi comme si elles portaient le poids de la pensée : un écho, une réminiscence quelquefois sincère de ces illustres éplorés : Job, Rachel, Pascal surtout. Je m’en tiens à ceci : que l’homme est heureux comme il est bon, et qu’il ajoute une destinée pitoyable à la nature que vous savez.

C’est pourquoi il surmène avec tant d’acharnement quelques moyens de plaisir, de vertige, que la Providence a cru bien faire de laisser à sa disposition. De là le penchant humain vers toute ivresse, et cet abus de la coupe qui ne devrait en bonne règle que réparer les êtres.

Vous tenez peut-être le cas pour véniel, vous n’allez pas pour si peu dévouer ces tristes coupables aux dieux infernaux. Mais aussi bien gardez-vous de provoquer un être ainsi fait et ainsi conditionné à s’épanouir dans toutes ses proportions. Qu’il se cultive et se manifeste à certains égards, soit : mais surtout qu’il se borne, qu’il se réduise, qu’il s’efface, tel est l’idéal à son usage. Au surplus, ceci n’est pas une question : nous ne sommes en société, que pour en tirer ce bénéfice d’une contrainte mutuelle, je dirais presque, d’une mutilation universelle.

Cela dit sur l’étiquette du livre, laquelle n’en résume pas mal tout l’esprit, voyons le livre lui-même.

Sous ce grand nom de Liberté, il ne traite pas du droit des nations sur elles-mêmes à l’encontre des castes ou des dynasties, mais du droit des individus à l’égard de la société. On suppose un gouvernement né et constitué comme il faut, irréprochable dans son origine et dans son organisation ; et l’on se demande, encore que là tout soit national, quels sont les droits de ce gouvernement sur chacun de nous, quelle est la sphère précise des lois, où commence le domaine inviolable de l’individu ? Il ne s’agit plus de peuples à émanciper, mais de minorités à protéger : progrès immense, pour le dire en passant, que cet intérêt soit seul menacé.

Les peuples une fois maîtres de nommer le pouvoir législatif et même quelquefois le pouvoir exécutif, ont pu se dire un moment qu’il devenait peu important de limiter un pouvoir devenu national. Mais le doute est né de l’expérience, en face des majorités triomphantes et tyranniques qui ont paru aux États-Unis : naturellement, ce doute a pris faveur parmi les classes supérieures menacées d’oppression par le règne du nombre.

Telle est la question que se posent aujourd’hui certains peuples civilisés entre tous, qui en ont fini avec tout bon plaisir, avec tout égoïsme monarchique ou oligarchique. Au point où ils en sont, se gouvernant eux-mêmes, mettant toutes choses aux voix, le problème est de déterminer le pouvoir du gouvernement, la matière du vote. Ce qui montre à quel point ces peuples sont les supérieurs ou tout au moins les aînés de tout autre, c’est que la tyrannie qu’ils appréhendent est non-seulement celle des lois, ainsi que nous venons de le dire, mais celle de l’opinion. Il n’est tel que la nature de ce souci pour montrer la qualité de leur progrès : ils redoutent l’abus où d’autres ont à peine l’usage. Ceci constitue dans le livre dont nous nous occupons un aperçu purement britannique qui n’est pas le seul de son espèce, comme on le verra tout à l’heure.

Cette transaction entre le droit social et le droit individuel ne repose nulle part sur une base fixe et convenue : rien n’est plus capricieux, plus variable. Vous ne voyez en aucun pays, à aucune époque, quelque chose comme un principe pour faire la leçon et montrer la limite à ces pouvoirs. C’est le goût des classes dominantes qui décide de ce qu’on mettra dans les lois, c’est-à-dire des règles de conduite qui seront imposées par la force : la source principale de ce goût, c’est l’intérêt. Un seul point paraît acquis, fortement revendiqué par la passion d’autrefois, concédé de nos jours par l’indifférence : je veux parler de la tolérance religieuse.

« Hormis ce point, jamais, dit M. Mill, la compétence de la société et celle de l’individu n’ont été nettement définies. »

Cela est vrai. Mais cette définition est-elle possible ? Je ne le pense pas.

Songez donc, quand vous parlez de l’individu et de la société, qu’il s’agit là de deux puissances telles que la Vie et le Droit. Et vous aspirez à marquer leurs limites ! Mais vous ne savez pas même celle des pouvoirs, des juridictions, que vous avez créées vous-mêmes, hier, de vos propres mains. Dès qu’on traite de la compétence, on n’est sûr de rien nulle part. Tout le monde a entendu parler de ce qui s’appelle la matière des conflits : c’est le nom de certaine dispute fameuse qui ne cesse de gronder sur les confins de la justice et de l’administration. Mais cela est de tous les jours, à la frontière de tous les pouvoirs, en dépit de toutes les définitions.

Si elles ne tarissent pas ce procès, si telle est leur impuissance dans un ordre de choses borné qui est œuvre d’art et de convention, que pouvez-vous en attendre à l’égard de choses immenses et qui existent par elles-mêmes, parmi les complications du sujet le plus capiteux et le plus sinueux qu’on puisse imaginer ?

Nul n’ignore ce que c’est que définir : une opération qui est de prendre des êtres ou des choses, puis de les répartir dans des genres et dans des espèces, pour arriver au trait final et constitutif où apparaît l’individu. À ce compte, il ne faudrait pas se piquer ici de définitions : cela semble défendu par certaines analogies. Prenez la nature et l’humanité (ce plan d’étude qui a la haute approbation de Méphistophélès), vous serez étonné de trouver tant de choses qui ne peuvent tenir dans les catégories, dans les cadres que vous leur avez préparés. À la limite de chaque règne, vous rencontrez des êtres, des événements, des lois qui participent du passé et de l’avenir, du groupe inférieur et du groupe supérieur ; on pourrait faire un livre rien que là-dessus. Après tout, ces anomalies ne font pas obstacle aux conclusions de la science et de l’histoire, lesquelles ont une base dans la masse supérieure des faits réguliers.

Mais il en est tout autrement dans ce problème confus qui est de trouver où finit l’individu, où commence la société. Ici les cas douteux, les faits mixtes apparaissent à chaque pas : l’hermaphrodite est abondant et normal en quelque sorte. La raison en est que l’individu et la société ne diffèrent pas substantiellement : Étant donnés deux êtres qui naissent à ce point l’un de l’autre, comment dire que l’un est absolument incapable des choses exécutées par l’autre, et que chacun a sa fonction spéciale, limitative ? On a vu dans certains pays, aux Indes, à Java, en Égypte, l’État faire de l’agriculture et de l’industrie comme un simple particulier ; ailleurs on a vu des traitants, des condottieri, la Sainte-Hermandad, l’individu enfin, à la place de fisc, d’armées, de police. — Cette considération prise du fait, prise de l’utile, ne tranche pas une question de droit comme celle que nous avons devant nous, mais l’embarrasse terriblement. Car il n’est presque personne qui ne confonde le droit et l’utile, quand il s’agit d’intérêt public, et qui ne fonde sur cet intérêt le droit de la société et même le droit de l’individu à faire exclusivement telle ou telle chose.

Si j’en crois l’étymologie, définir c’est borner ; borner, c’est isoler. Le moyen d’isoler la vie et le droit ? Comment imaginer l’un sans l’autre, c’est-à-dire la force sans règle, ou bien la règle planant sur le vide, sur le néant ?

Remarquez bien qu’il ne s’agit pas ici d’établir une hiérarchie, de classer deux pouvoirs, selon leur importance et leur dignité. Rien n’est plus facile que de mettre d’un côté la subordination, de l’autre la supériorité, comme dans le cas de l’âme et du corps. En ce sens, vous pourriez dire que le droit individuel a une valeur de principe, et le droit social une simple valeur d’exception, d’accessoire ; que l’un et l’autre doivent concourir dans cette mesure à toutes les solutions. Mais telle n’est pas la question ; il s’agit, étant donné l’individu et la société que l’on tient pour deux puissances distinctes, de reconnaître le domaine exclusif de chacune, et montrant à chacune sa limite, sa rive, de lui dire : Tu n’iras pas plus loin. Insigne difficulté à l’égard de choses d’une telle pénétration !

Que si en outre, ces choses universelles sont variables et changeantes, comment les saisir, les fixer par une définition ? Ceci n’est pas une hypothèse ; chaque société a son génie et sa tradition, c’est-à-dire ses besoins spéciaux de discipline ou d’impunité : d’où il suit que d’un pays à l’autre l’action sociale doit varier comme la vie elle-même. Il faut bien que la différence des goûts et des mœurs, en mette une dans les pouvoirs impulsifs et coactifs de l’État : ce qui introduit en chaque pays, sur chaque question où le droit social est aux prises avec le droit individuel, des considérations locales qui tantôt penchent vers le règlement, tantôt vers la liberté, sous l’impulsion des circonstances ou des précédents.

Supposez un pays où chacun ait le droit, dans la limite et dans l’interprétation de certains livres, de se faire sa religion. Vous verrez dans ce pays la lecture enseignée au peuple et même imposée à titre de service public, de nécessité disciplinaire, avec des sacrifices dont on n’a pas d’idée ailleurs où la religion est traditionnelle et gardée par un interprète unique et infaillible. Dans la Nouvelle-Angleterre, chaque citoyen paie cinq francs d’impôt pour le budget des écoles. L’État, dit un fonctionnaire américain, y donne l’instruction à tous, comme Dieu donne l’air à la lumière. Si la France, pour faire l’éducation de son suffrage universel, voulait traiter ses écoles primaires avec cette largesse, elle aurait à y dépenser, toute proportion gardée, cent quatre-vingts millions, au lieu des vingt millions qu’il en coûte aujourd’hui aux communes, aux départements et à l’État.

En Prusse, après les désastres de la guerre de sept ans, le crédit foncier fut créé par l’État. En France, nous ne vîmes rien de pareil après les catastrophes et l’épuisement des dernières années de l’Empire. Cela tient à ce que la propriété foncière morcelée en France, était en Prusse au régime de la concentration.

Ici, elle ne pouvait se relever que par le capital qui était à créer, à mettre entre les mains des grands propriétaires ruinés. En France, le sol avait pour lui les bras sans nombre auxquels il appartient, c’est-à-dire le Travail qui ne tarit pas, qui ne se ruine pas ; une force pour produire, et qui crée, par la vertu de la privation et de l’épargne, cette autre force nommée capital.

En France, au XVIIe siècle, il parut à propos d’encourager officiellement l’industrie et les arts ; cela n’était pas nécessaire, soit dans les Pays-Bas, soit parmi les républiques d’Italie qui avaient la passion innée de l’industrie et des arts.

Ainsi vous ne pouvez pas dire que la société doit rester étrangère aux soins économiques, aux soins esthétiques, à la charité, à l’instruction du peuple. On vous répondrait par des faits accablants pris dans les civilisations les plus exemplaires, lesquels ne prouvent pas toutefois que l’État doit faire toutes ces choses partout (ce qui serait la fin de l’individu), mais qu’il peut en faire certaines, çà et là, sans autres lois que les besoins changeants et indéfinissables dont se compose la vie de chaque société. C’est au Droit à suivre pas à pas la Vie, la disciplinant ou l’exaltant, selon qu’elle fait défaut ou excès.

Non, il n’y a pas là de définition possible. Heureusement qu’une définition scientifique n’est pas nécessaire. Nulle société ne tiendrait ici-bas, si la science lui était indispensable. La science et la vertu sont des transcendances dont les hommes n’éprouvent pas un besoin absolu. Ainsi, en chaque pays, en chaque question on peut faire une part équitable au règlement et à la liberté, sans posséder la philosophie de cette distinction, sans en démêler les éléments supérieurs. C’est merveille de voir comme le train ordinaire des choses, les me- sures de gouvernement et la législation elle-même savent se passer d’axiomes et de rigueur scientifique. Ce spectacle est ancien et consolant. Qui est-ce qui sait la théorie de la valeur parmi tant de gens qui font des échanges, et même parmi les économistes, qui n’ont garde de s’entendre sur ce sujet ? Quant au législateur, en France, il a fait un code pénal où la raison théorique brille par son absence, où apparaissent gravement des définitions dans le goût que voici : L’infraction que les lois punissent de peines afflictives ou infamantes est un crime. L’infraction qu’elles punissent de peines correctionnelles, est Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/20 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/21 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/22 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/23 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/24 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/25 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/26 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/27 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/28 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/29 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/30 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/31 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/32 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/33 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/34 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/35 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/36 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/37 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/38 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/39 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/40 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/41 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/42 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/43 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/44 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/45 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/46 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/47 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/48 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/49 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/50 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/51 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/52 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/53 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/54 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/55 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/56 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/57 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/58 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/59 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/60 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/61 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/62 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/63 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/64 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/65 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/66 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/67 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/68 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/69 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/70 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/71 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/72 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/73 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/74 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/75 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/76 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/77 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/78 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/79 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/80 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/81 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/82 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/83 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/84 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/85 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/86 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/87 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/88 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/89 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/90 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/91 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/92 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/93 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/94 Page:Mill - La Liberté, trad Dupont-White, 1860.djvu/95 nouveaux, il n’a qu’une précaution à prendre : la liberté politique. Cela fait, l’humanité est aussi haut qu’elle puisse monter, s’affirmant dans chaque individu, ne lui ôtant que ce qu’il cède, et le lui rendant avec usure, soit en sécurité, soit en puissance. C’est la combinaison suprême où la vie et le droit, qui ne peuvent être cantonnées, peuvent se fondre et s’entendre.




LA

LIBERTÉ












DE LA LIBERTÉ
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CHAPITRE PREMIER

Introduction.


Le sujet de cet écrit n’est pas le libre arbitre, mais bien la liberté sociale ou civile, c’est-à-dire la nature et les limites du pouvoir qui peut être légitimement exercé par la société sur l’individu : une question rarement posée et presque jamais discutée en termes généraux, mais qui influe profondément sur les controverses pratiques du siècle par sa présence secrète, et qui probablement se fera bientôt reconnaître pour la question vitale de l’avenir. Cette question est si loin d’être neuve, que dans un certain sens elle a divisé l’humanité, presque depuis les temps les plus reculés. Mais elle se présente sous de nouvelles formes, dans l’ère de progrès où les groupes les plus civilisés de l’espèce humaine sont entrés maintenant, et elle demande à être traitée d’une façon différente et plus fondamentale.

La lutte entre la liberté et l’autorité est le trait saillant de ces époques historiques qui nous deviennent familières tout d’abord dans les histoires Grecque, Romaine et Anglaise. Mais autrefois la dispute était entre les sujets ou quelques classes de sujets, et le gouvernement. Par liberté, on entendait la protection contre la tyrannie des gouvernants politiques. Ceux-ci (excepté dans quelques cités démocratiques de la Grèce) semblaient dans une position nécessairement ennemie du peuple qu’ils gouvernaient. Autrefois, en général, le gouvernement était exercé par un homme, ou une tribu, ou une caste, qui tirait son autorité du droit de conquête ou de succession qui en tous cas ne la tenait pas du consentement des gouvernés, et dont les hommes n’osaient pas, ne désiraient peut-être pas, contester la suprématie, quelques précautions qu’ils pussent prendre contre son exercice oppressif. On regardait alors le pouvoir des gouvernants comme nécessaire, mais aussi comme hautement dangereux ; comme une arme qu’ils essaieraient d’employer aussi bien contre leurs sujets que contre les ennemis extérieurs. Pour empêcher les membres les plus faibles de la communauté d’être dévorés par d’innombrables vautours, il était indispensable qu’un oiseau de proie plus fort que le reste, fût chargé de contenir ces animaux voraces. Mais comme le roi des vautours n’aurait pas été moins disposé à dévorer le troupeau qu’aucune des moindres harpies, il fallait être constamment sur la défensive contre son bec et ses griffes.

C’est pourquoi le but des patriotes était d’assigner des limites au pouvoir qu’il était permis aux gouvernants d’exercer sur la communauté, et c’était là ce qu’ils entendaient par liberté. On y tendait de deux façons : d’abord en obtenant une reconnaissance de certaines immunités, appelées libertés ou droits politiques, que, selon l’opinion générale, le gouvernement ne pouvait violer sans un manque de foi, et sans courir à juste titre le risque d’une résistance particulière ou d’une rébellion générale. Un autre expédient, généralement de plus fraîche date, était l’établissement des freins constitutionnels, moyennant lesquels le consentement de la communauté ou d’un corps quelconque supposé le représentant de ses intérêts, devenait une condition nécessaire pour quelques-uns des actes les plus importants du pouvoir exécutif. Dans la plupart des contrées de l’Europe, le gouvernement a été contraint plus ou moins de se soumettre au premier de ces modes de restriction. Il n’en fut pas de même pour le second ; et d’y parvenir, ou quand on le possédait déjà jusqu’à un certain point, d’y parvenir plus complètement, devint partout le principal objet des amants de la liberté. Aussi longtemps que l’humanité se contenta de combattre un ennemi par l’autre, et d’être gouvernée par un maître, à condition d’être garantie plus ou moins efficacement contre sa tyrannie, les désirs des libéraux ne s’élevèrent pas plus haut. Un moment vint cependant dans la marche des affaires humaines, où les hommes cessèrent de regarder comme une nécessité de nature que leurs gouvernants fussent un pouvoir indépendant, d’un intérêt opposé au leur. Il leur parut beaucoup mieux que les divers magistrats de l’État fussent leurs tenants ou délégués, révocables à leur gré. Il sembla que de cette façon seulement, l’humanité pouvait avoir l’assurance complète qu’on n’abuserait jamais, à son désavantage, des pouvoirs du gouvernement. Peu à peu, ce nouveau besoin de gouvernants électifs et temporaires, devint l’objet principal des exertions du parti populaire partout ou il en existait un, et alors on abandonna assez généralement les efforts précédents pour limiter le pouvoir des gouvernants. Comme il s’agissait dans cette lutte, de faire émaner le pouvoir gouvernant du choix périodique des gouvernés, quelques personnes commencèrent à croire qu’on avait attaché trop d’importance à l’idée de limiter le pouvoir lui-même. Cela (à ce qu’il pourrait sembler) était une ressource contre les gouvernants dont les intérêts étaient habituellement opposés à ceux du peuple. Ce qu’il fallait maintenant, c’était que les gouvernants fussent identifiés avec le peuple, que leur intérêt et leur volonté fussent l’intérêt et la volonté de la nation. La nation n’avait pas besoin d’être protégée contre sa propre volonté. Il n’y avait pas à craindre qu’elle se tyrannisât elle-même. Du moment où les gouvernants d’une nation étaient efficacement responsables envers elle, promptement révocables à son gré, il lui était permis de leur confier un pouvoir dont elle pouvait elle-même dicter l’usage à faire. Leur pouvoir n’était que le propre pouvoir de la nation, concentré et sous une forme commode pour l’exercer. Cette manière de penser ou peut-être plutôt de sentir, était commune parmi la dernière génération de libéraux européens, chez lesquels elle prévaut encore sur le continent. Ceux qui admettent quelques limites à ce qu’un gouvernement peut faire, excepté dans le cas de gouvernements tels, que, selon eux, ils ne devraient pas exister, se font remarquer comme de brillantes exceptions, parmi les penseurs politiques du continent. Une pareille façon de sentir pourrait, à l’heure qu’il est, prévaloir dans notre propre pays, si les circonstances qui l’encouragèrent pour un temps, n’avaient pas changé depuis. Mais dans les théories politiques et philosophiques aussi bien que dans les personnes, le succès met au jour des défauts et des faiblesses que l’insuccès aurait pu dérober à l’observation. L’idée que les peuples n’ont pas besoin de limiter leur pouvoir sur eux-mêmes, pouvait sembler un axiome lorsque le gouvernement populaire était une chose dont on ne faisait que rêver, ou lire l’existence dans l’histoire à quelque époque très-reculée. Cette notion ne fut pas non plus nécessairement troublée par des aberrations temporaires, comme celles de la révolution française, dont les pires furent l’ouvrage d’une minorité usurpatrice, et qui en tous cas ne tenaient pas à l’action permanente des institutions populaires, mais bien à une explosion soudaine et convulsive contre le despotisme monarchique et aristocratique. En temps voulu cependant, une république démocratique vint à occuper la plus large portion de la surface de la terre, et se montra l’un des plus puissants membres de la communauté des nations. Dès lors, le gouvernement électif et responsable devint l’objet de ces observations et de ces critiques qu’on adresse à tout grand fait existant. On s’aperçut à cette heure que des phrases comme le pouvoir sur soi-même, et le pouvoir des peuples sur eux-mêmes n’exprimaient pas le véritable état des choses ; le peuple qui exerce le pouvoir n’est pas toujours le même peuple que celui sur qui on l’exerce, et le gouvernement de soi-même dont on parle, n’est pas le gouvernement de chacun par lui-même, mais de chacun par tout le reste. De plus, la volonté du peuple signifie dans le sens pratique la volonté de la portion la plus nombreuse et la plus active du peuple, la majorité, ou ceux qui réussissent à se faire accepter pour tels. Par conséquent le peuple ’peut désirer opprimer une partie de lui-même, et les précautions sont aussi utiles là contre, que contre aucun autre abus de pouvoir. C’est pourquoi il est toujours important de limiter le pouvoir du gouvernement sur les individus, même quand les gouvernants sont régulièrement responsables envers la communauté, c’est-à-dire envers le plus fort parti dans la communauté. Cette manière d’envisager les choses n’a pas eu de peine à se faire accepter. Elle se recommande également à l’intelligence des penseurs, et à l’inclination de ces classes importantes de la société européenne, auxquelles la démocratie est hostile. Aussi range-t-on maintenant, dans les spéculations politiques, la tyrannie de la majorité au nombre de ces maux contre lesquels la société doit se tenir en garde.

Ainsi que les autres tyrannies, la tyrannie de la majorité fut d’abord, et est encore vulgairement redoutée, surtout comme agissant au moyen des actes de l’autorité publique. Mais les personnes réfléchies s’aperçurent que quand la société est elle-même le tyran — la société collectivement, à l’égard des individus séparés qui la composent — ses moyens de tyranniser ne sont pas restreints aux actes qu’elle commande à ses fonctionnaires politiques. La société peut exécuter, et exécute elle-même, ses propres décrets ; et si elle édicte de mauvais décrets, ou si elle en édicte à propos de choses dont elle ne devrait pas se mêler, elle exerce une tyrannie sociale plus formidable que mainte oppression légale : en effet, si cette tyrannie n’a pas à son service d’aussi fortes peines, elle laisse moins de moyens de lui échapper ; car elle pénètre bien plus avant dans les détails de la vie, et enchaîne l’âme elle-même.

C’est pourquoi la protection contre la tyrannie du magistrat ne suffit pas. La société ayant la tendance 1° d’imposer comme règles de conduite, par d’autres moyens que les peines civiles, ses idées et ses coutumes à ceux qui s’en écartent, 2° d’empêcher le développement et autant que possible la formation de toute individualité distincte, 3° d’obliger tous les caractères à se modeler sur le sien propre, l’individu doit être protégé là contre. Il y a une limite à l’action légitime de l’opinion collective sur l’indépendance individuelle : trouver cette limite, et la défendre contre tout empiètement, est aussi indispensable à une bonne condition des affaires humaines, que la protection contre le despotisme politique.

Mais si cette proposition n’est guère contestable en termes généraux, la question pratique où placer la limite, comment faire le compromis entre l’indépendance individuelle et le contrôle social, est un sujet sur lequel presque tout reste à faire. Tout ce qui donne quelque valeur à notre existence, dépend de la contrainte imposée aux actions d’autrui. Donc quelques règles de conduite doivent être imposées par la loi d’abord, et puis par l’opinion pour beaucoup de choses sur lesquelles l’action de la loi ne peut s’exercer.

Ce que doivent être ces règles, voilà la principale question dans les affaires humaines ; mais si nous exceptons quelques-uns des cas les plus saillants, c’est celle vers la solution de laquelle on a fait le moins de progrès.

Il n’y a pas deux siècles ni presque deux pays qui soient arrivés là-dessus à la même conclusion ; et la conclusion d’un siècle ou d’un pays, est un sujet d’étonnement pour un autre. Cependant les gens de chaque siècle ou de chaque pays donné, ne trouvent pas la question plus compliquée que si c’était un sujet sur lequel l’espèce humaine ait toujours été d’accord. Les règles qui prédominent parmi eux, leur semble évidentes et se justifiant d’elles-mêmes. Cette illusion presqu’universelle, est un des exemples de l’influence magique de l’habitude, qui n’est pas seulement, comme le dit le proverbe, une seconde nature, mais qui est continuellement prise pour la première. L’effet de l’habitude, en empêchant aucun doute de s’élever à propos des règles de conduite que l’humanité impose à chacun, est d’autant plus complet que, sur ce sujet, on ne regarde pas généralement comme nécessaire de pouvoir donner des raisons ou aux autres ou à soi-même : on est accoutumé à croire (et certaines gens qui aspirent au titre de philosophes nous encouragent dans cette croyance) que nos sentiments sur des sujets d’une telle nature valent mieux que des raisons, et rendent les raisons inutiles. Le principe pratique qui nous guide dans nos opinions sur le règlement de la conduite humaine, est l’idée dans l’esprit de chacun, que les autres devraient être contraints d’agir comme lui et ceux avec qui il sympathise, voudraient les voir agir. En vérité, personne ne s’avoue que le régulateur de son jugement est son propre goût ; mais une opinion sur un point de conduite, qui n’est pas soutenue par des raisons, ne peut être regardée que comme l’inclination d’une personne ; et si les raisons une fois données ne sont qu’un simple appel à une inclination semblable ressentie par d’autres gens, ce n’est encore que l’inclination de plusieurs personnes au lieu d’être celle d’une seule. Pour un homme ordinaire cependant, sa propre inclination ainsi soutenue n’est pas seulement une raison parfaitement satisfaisante, c’est encore la seule d’où procèdent toutes ses notions de moralité, de goût, de convenances, que ne renferme pas sa croyance religieuse ; c’est même son principal guide dans l’interprétation de celle-ci.

En conséquence, les opinions des hommes sur ce qui est louable ou blâmable sont affectées par toutes les causes diverses qui influent sur leurs désirs à propos de la conduite des autres, causes aussi nombreuses que celles qui déterminent leurs désirs sur tout autre sujet. Quelquefois c’est leur raison ; d’autres fois leurs préjugés ou leurs superstitions ; souvent leurs sentiments sociables, pas très-rarement leurs penchants anti-sociaux, leur envie ou leur jalousie, leur arrogance ou leur mépris. Mais le plus communément l’homme est guidé par son propre intérêt, légitime ou illégitime. Partout où il y a une classe dominante, presque toute la morale publique dérive des intérêts de cette classe et de ses sentiments de supériorité. La morale entre les Spartiates et les Ilotes, entre les planteurs et les nègres, entre les princes et les sujets, entre les nobles et les roturiers, entre les hommes et les femmes, a été presque partout la création des intérêts et des sentiments de cette classe : et les opinions ainsi engendrées, réagissent à leur tour sur les sentiments moraux des membres de la classe dominante dans leurs relations entre eux. D’un autre côté, partout où une classe autrefois dominante a perdu son ascendant, ou bien encore partout où son ascendant est impopulaire, les sentiments moraux qui prévalent portent l’empreinte d’un impatient dégoût de supériorité. Un autre principe déterminant des règles de conduite imposées, soit par la loi, soit par l’opinion, a été la servilité de l’espèce humaine envers les préférences ou les aversions supposées de ses maîtres temporels ou de ses dieux. Cette servilité, quoiqu’essentiellement égoïste, n’est pas de l’hypocrisie, elle fait naître des sentiments d’horreur parfaitement vrais ; elle a rendu les hommes capables de brûler des magiciens et des hérétiques.

Parmi tant d’influences plus viles, les intérêts évidents et généraux de la société ont eu naturellement une part, et une part importante, dans la direction des sentiments moraux : moins cependant pour leur propre valeur, que comme une conséquence des sympathies ou des antipathies que ces intérêts engendrent. Puis des sympathies ou antipathies qui n’avaient presque rien à voir avec les intérêts de la société, se sont fait sentir dans l’établissement des principes moraux avec tout autant de force.

Aussi les goûts et les dégoûts de la société ou de quelque portion puissante de la société, sont la principale chose qui ait déterminé, en pratique, les règles imposées à l’observance générale, avec la sanction de la loi ou de l’opinion.

En général, ceux qui étaient en progrès d’idées et de sentiments sur la société, ont laissé cet état de choses subsister intact en principe, quoiqu’ils aient pu lutter contre quelques-uns de ses détails. Ils se sont inquiétés de savoir qu’est-ce que la société devrait aimer ou ne pas aimer, plutôt que de savoir si ce qu’elle aimait ou n’aimait pas devait être imposé aux individus. Ils se proposèrent de changer les sentiments de l’espèce humaine sur quelques points particuliers où ils étaient eux-mêmes coupables d’hérésie, plutôt que de faire cause commune pour la défense de la liberté avec tous les hérétiques en général. On ne s’est élevé plus haut avec préméditation, et on ne s’y est maintenu avec consistance qu’en matière de religion : un cas instructif de plus d’une façon, et surtout comme offrant un exemple frappant de la faillibilité de ce qu’on appelle le sens moral ; car l’odium théologium dans un bigot sincère, est un des cas les moins équivoques de sentiment moral. Ceux qui les premiers secouèrent le joug de ce qui s’appelait l’église universelle, étaient en général aussi peu disposés à permettre des différences d’opinion religieuse que cette église elle-même. Mais quand la chaleur de la lutte fut dissipée sans donner victoire complète à aucun parti, quand chaque église ou secte dut borner ses espérances à garder possession du terrain qu’elle occupait, les minorités, voyant qu’elles n’avaient pas de chance de devenir des majorités, furent obligées de plaider la libre dissidence devant ceux qu’elles ne pouvaient convertir. En conséquence, c’est presque uniquement sur ce champ de bataille que les droits de l’individu contre la société ont été revendiqués d’après des principes bien établis, et que le droit de la société d’exercer son autorité sur les dissidents fut ouvertement controversé. Les grands écrivains auxquels le monde doit ce qu’il possède de liberté religieuse, ont revendiqué la liberté de conscience comme un droit inaliénable, et ils ont nié absolument qu’un être humain dût compte aux autres de sa croyance religieuse. Cependant l’intolérance est si naturelle à l’espèce humaine pour tout ce qui lui tient réellement au cœur, que la liberté religieuse n’a existé presque nulle part, excepté là où l’indifférence religieuse, qui n’aime pas à voir sa paix troublée par des disputes théologiques, a jeté son poids dans la balance.

Dans l’esprit de presque toutes les personnes religieuses, même des pays les plus tolérants, le droit de tolérance est admis avec des réserves tacites. Une personne laissera dire les dissidents en matière de gouvernement ecclésiastique, mais, non en matière de dogme ; une autre peut tolérer tout le monde, excepté un papiste ou un unitaire ; une troisième, tous ceux qui croyent à la religion révélée ; un petit nombre vont plus loin dans leur charité, mais s’arrêtent à la croyance en un Dieu et en une vie future. Partout où le sentiment de la majorité est encore sincère et intense, on s’aperçoit qu’elle n’a guère rabattu de ses prétentions à être obéie.

En Angleterre (à cause des circonstances particulières de notre histoire politique), quoique le joug de l’opinion soit peut-être plus pesant, celui de la loi est plus léger que dans aucun pays de l’Europe ; et il y a une grande aversion contre toute intervention directe du pouvoir, soit législatif, soit exécutif, dans la conduite privée, bien moins à cause d’un juste respect pour les droits de l’individu, qu’à cause de la vieille habitude de regarder le gouvernement comme représentant un intérêt opposé à celui du public. La majorité n’a pas encore appris à regarder le pouvoir du gouvernement comme son pouvoir, et les opinions du gouvernement comme ses opinions. Quand elle en arrivera là, la liberté individuelle sera probablement exposée à être autant envahie par le gouvernement qu’elle l’est déjà par l’opinion publique. Mais, pour le moment, il y a une grande puissance de sentiment prête à se soulever contre tout essai de la loi pour contrôler les individus, dans des choses qui jusque-là n’étaient pas de son ressort : et cela sans aucun discernement de ce qui est ou non dans la sphère du contrôle officiel. Si bien que le sentiment, hautement salutaire en soi, est peut-être tout aussi souvent appliqué à tort qu’à raison. De fait, il n’y a pas de principe reconnu pour établir d’une manière usuelle, la propriété ou l’impropriété de l’intervention du gouvernement. On en décide suivant ses inclinations personnelles. Les uns, partout où ils voient du bien à faire ou du mal à réparer, voudraient pousser le gouvernement à entreprendre la besogne, tandis que d’autres préfèrent supporter toute espèce d’abus sociaux, plutôt que de rien ajouter aux attributions du gouvernement. Les hommes se rangent de l’un ou de l’autre parti dans chaque cas particulier, suivant cette direction générale de leurs sentiments, ou suivant le degré d’intérêt qu’ils prennent à la chose qu’on propose de faire faire au gouvernement, ou bien encore suivant leur persuasion que le gouvernement fera ou ne fera pas la chose de la façon qu’ils préfèrent. Mais ils agissent très-rarement d’après une opinion réfléchie et arrêtée, sur les choses qui sont de nature à être faites par le gouvernement. Aussi il me semble qu’à présent, en conséquence de ce manque de règle ou de principe, un parti a aussi souvent tort que l’autre. L’intervention du gouvernement est aussi souvent invoquée à tort que condamnée à tort.

Le but de cet essai est de proclamer un principe très-simple, comme fondé à régir absolument la conduite de la société envers l’individu, dans tout ce qui est contrainte et contrôle, que les moyens employés soient la force physique, sous forme de peines légales, ou la coaction morale de l’opinion publique. Voici ce principe : le seul objet qui autorise les hommes, individuellement ou collectivement, à troubler la liberté d’action d’aucun de leurs semblables, est la protection de soi-même. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de force contre un de ses membres, est de l’empêcher de nuire aux autres. Elle n’en a pas une raison suffisante dans le bien de cet individu, soit physique, soit moral.

Un homme ne peut pas, en bonne justice, être obligé d’agir ou de s’abstenir, parce que ce serait meilleur pour lui, parce que cela le rendrait plus heureux, ou parce que, dans l’opinion des autres, ce serait sage ou même juste. Ce sont de bonnes raisons pour lui faire des remontrances, pour raisonner avec lui, pour le convaincre ou pour le supplier, mais non pour le contraindre ou pour lui causer aucun dommage, s’il passe outre. Pour justifier cela, il faudrait que la conduite qu’on veut détourner cet homme de tenir, eût pour objet de nuire à quelqu’autre. La seule partie de la conduite de l’individu pour laquelle il soit justiciable de la société, est ce qui concerne les autres. Pour ce qui n’intéresse que lui, son indépendance est, de droit, absolue. Sur lui-même, sur son corps et sur son esprit, l’individu est souverain.

Il est peut-être à peine nécessaire de le dire, cette doctrine n’entend s’appliquer qu’aux êtres humains dans la maturité de leurs facultés. Nous ne parlons pas des enfants ni des jeunes gens des deux sexes qui n’ont pas atteint l’âge fixé par la loi pour la majorité. Ceux qui sont encore d’âge à réclamer les soins d’autrui, doivent être protégés contre leurs propres actions aussi bien que contre tout dommage extérieur. Par la même raison, nous pouvons laisser de côté ces sociétés naissantes où la race elle-même peut être regardée comme mineure. Les premières difficultés sur la route du progrès spontané sont si grandes, qu’on a rarement le choix des moyens pour les surmonter. Aussi tout souverain plein de l’esprit du progrès est-il autorisé à se servir de tous les expédients pour atteindre ce but, qui autrement peut-être lui eût toujours échappé. Le despotisme est un mode légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares, pourvu que le but soit leur amélioration et que les moyens soient justifiés en atteignant réellement ce but. La liberté, comme principe, ne peut s’appliquer à un état de choses antérieur au moment où l’espèce humaine devient capable de s’améliorer par une libre et équitable discussion. Jusque-là, elle n’a de ressource que dans l’obéissance implicite à un Akbar ou à un Charlemagne, si elle a le bonheur d’en trouver un. Mais dès que le genre humain est capable d’aller au progrès par la conviction ou la persuasion (un point atteint depuis longtemps par toutes les nations dont nous devons nous inquiéter ici) la contrainte, ou sous la forme directe, ou sous celle de pénalité pour la non-observance, n’est plus admissible comme moyen de faire du bien aux hommes ; elle n’est plus justifiable que pour leur sécurité à l’égard les uns des autres.

Il convient de le dire, je néglige tout avantage que je pourrais tirer pour mon argumentation, de l’idée du droit abstrait comme chose indépendante de l’utilité. L’utilité est la solution suprême de toute question morale ; mais ce doit être l’utilité dans le sens le plus étendu du mot, l’utilité fondée sur les intérêts permanents de l’homme, comme être progressif.

Ces intérêts, je le soutiens, n’autorisent la soumission de la spontanéité individuelle à un contrôle extérieur, qu’au sujet de ces actions de chacun qui touchent les intérêts d’autrui. Si un homme fait un acte nuisible aux autres, il y a évidemment sujet de le punir par la loi, ou bien si les pénalités légales ne sont pas applicables en toute sûreté, par la désapprobation générale. Il y a aussi beaucoup d’actes positifs pour le bien des autres, qu’un homme peut être justement obligé d’accomplir ; par exemple de porter témoignage en justice, ou de prendre toute sa part, soit dans la défense commune, soit dans toute autre œuvre commune nécessaire à la société sous la protection de laquelle il vit. De plus, on peut, en toute justice, le rendre responsable envers la société, s’il n’accomplit pas certains actes de bienfaisance individuelle, le devoir évident de tout homme ; tels que sauver la vie de son semblable ou d’intervenir pour défendre le faible contre de mauvais traitements. Une personne peut nuire aux autres non seulement par ses actions, mais par son inaction, et dans tous les cas elle est responsable envers eux du dommage.

Il est vrai que, dans le dernier cas, la contrainte doit être exercée avec beaucoup plus de ménagement que dans le premier. Rendre quelqu’un responsable du mal qu’il fait aux autres, voilà la règle ; le rendre responsable du mal dont il ne les garantit pas, voilà, comparativement parlant, l’exception. Cependant il y a beaucoup de cas assez clairs et assez graves pour justifier cette exception. Dans tout ce qui regarde les relations extérieures de l’individu, il est de jure comptable envers ceux dont les intérêts sont engagés, et, s’il le faut, envers la société comme leur protectrice. Il y a souvent de bonnes raisons pour ne pas imposer cette responsabilité aux hommes ; mais ces raisons doivent naître des convenances particulières du cas, soit parce que c’est un cas dans lequel à tout prendre l’individu agira probablement mieux livré à sa propre impulsion, que contrôlé d’aucune façon par la société, soit parce qu’une tentative de contrôle produirait de plus grands maux que ceux qu’on veut prévenir. Quand de telles raisons font obstacle à la responsabilité forcée, la conscience de l’agent lui-même doit prendre la place du juge absent, pour protéger ces intérêts d’autrui qui n’ont pas de protections extérieures, et l’homme doit se juger d’autant plus sévèrement, que le cas ne le soumet pas au jugement de ses semblables.

Mais il y a une sphère d’action dans laquelle la société, comme distincte de l’individu, n’a qu’un intérêt indirect, si même elle en a aucun. Nous voulons parler de cette portion de la conduite et de la vie d’une personne qui n’affecte qu’elle-même, ou qui, si elle affecte également les autres, ne le fait qu’avec leur consentement et leur participation libre, volontaire et parfaitement éclairée. Quand je parle de ce qui touche la personne seulement, j’entends par là ce qui la touche d’abord, immédiatement ; car tout ce qui affecte un individu peut affecter les autres à travers lui, et l’objection qui se fonde sur cette éventualité, sera l’objet de nos réflexions ultérieures. Donc, ceci est la région propre de la liberté humaine. Elle comprend d’abord le domaine du for intérieur, exigeant la liberté de conscience dans le sens le plus étendu du mot, la liberté de pensée et d’inclination, la liberté absolue d’opinions et de sentiments, sur tout sujet pratique, spéculatif, scientifique, moral ou théologique. La liberté d’exprimer et de publier des opinions, peut paraître soumise à un principe différent, puisqu’elle appartient à cette portion de la conduite d’un individu qui touche les autres ; mais comme elle est de presqu’autant d’importance que la liberté de penser elle-même, et qu’elle repose en grande partie sur les mêmes raisons, ces deux libertés sont inséparables en pratique. Secondement, le principe de la liberté humaine requiert la liberté des goûts et des poursuites, la liberté d’arranger notre vie suivant notre caractère, de faire comme il nous plaît, advienne que pourra, sans en être empêchés par nos semblables, aussi longtemps que nous ne leur nuisons pas, et quand bien même ils trouveraient notre conduite sotte, mauvaise ou fausse. Troisièmement, de cette liberté de chaque individu, résulte, dans les mêmes limites, la liberté d’association parmi les individus ; la liberté de s’unir pour un objet quelconque inoffensif à l’égard d’autrui, étant supposé que les personnes associées sont majeures, et ne sont ni contraintes, ni trompées.

Aucune société n’est libre, quelle que puisse être la forme de son gouvernement, si ces libertés n’y sont pas à tout prendre respectées ; et aucune n’est complètement libre, si ces libertés n’y existent pas d’une façon absolue et sans réserve.

La seule liberté qui mérite ce nom, est celle de chercher notre propre bien à notre propre façon, aussi longtemps que nous n’essayons pas de priver les autres du leur, ou d’entraver leurs efforts pour l’obtenir. Chacun est le gardien naturel de sa propre santé, soit physique, soit mentale et spirituelle. L’espèce humaine gagne plus à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble, qu’à l’obliger de vivre comme bon semble au reste.

Quoique cette doctrine ne soit nullement neuve et que pour quelques personnes elle puisse avoir l’air d’un truisme, il n’y a pas de doctrine qui soit plus directement opposée à l’opinion et à la coutume existantes. La société a pris autant de peine pour essayer (suivant ses lumières) d’obliger les hommes à suivre ses notions de perfection personnelle que pour les contraindre à suivre ses idées en fait de perfection sociale. Les anciennes républiques se croyaient le droit (et les philosophes de l’antiquité appuyaient leur prétention) de régler toute la conduite privée par l’autorité publique, sous prétexte que la discipline physique et morale de chaque citoyen, est chose d’un profond intérêt pour l’État. Cette manière de penser pouvait être admissible dans de petites républiques entourées d’ennemis puissants, et en danger constant d’être bouleversées par une attaque extérieure, ou par une commotion intérieure. À de pareils États, il pouvait être si facilement funeste que l’énergie et l’empire des hommes sur eux-mêmes se relâchassent pour un seul instant, qu’il ne leur était pas loisible d’attendre les effets salutaires et permanents de la liberté. Dans le monde moderne, l’importance plus grande des communautés politiques, et surtout la séparation de l’autorité spirituelle et de l’autorité temporelle (en plaçant la direction de la conscience de l’homme dans d’autres mains que celles qui contrôlaient ses affaires mondaines), empêchèrent une aussi grande intervention de la loi dans les détails de la vie privée : mais, à vrai dire, l’individu n’y gagna pas grand chose ; l’autorité spirituelle, devenue plus forte, se mit à réglementer tous ces détails personnels qu’abandonnait l’autorité temporelle : l’homme fut alors tenu de plus près encore par rapport à lui-même, car la religion (le plus puissant élément d’autorité morale) a presque toujours été gouvernée, soit par l’ambition d’une hiérarchie aspirant à contrôler toute la conduite humaine, soit par l’esprit du puritanisme. Quelques-uns de ces réformateurs modernes, qui ont attaqué le plus violemment les religions du passé, ne sont nullement restés en arrière ni des églises, ni des sectes, dans leur affirmation du droit de domination spirituelle ; nous citerons en particulier M. Comte, dont le système social, tel qu’il l’expose dans son traité de Politique positive, vise à établir (plutôt, il est vrai, par des moyens moraux, que par des moyens légaux) un despotisme de la société sur l’individu, surpassant tout ce qu’ont pu imaginer les plus rigides disciplinaires, parmi les philosophes de l’antiquité.

À part les doctrines particulières des penseurs individuels, il y a aussi dans le monde une forte et croissante inclination à étendre d’une manière outrée le pouvoir de la société sur l’individu, et par la force de l’opinion et même par celle de la législation. Or, comme tous les changements qui s’opèrent dans le monde, ont pour effet d’augmenter la force de la société et de diminuer le pouvoir de l’individu, cet empiètement n’est pas un de ces maux qui tendent à disparaître spontanément ; bien au contraire, il tend à devenir de plus en plus formidable. La disposition des hommes, soit comme souverains, soit comme concitoyens à imposer leurs opinions et leurs goûts pour règle de conduite aux autres, est si énergiquement soutenue par quelques-uns des meilleurs et par quelques-uns des pires sentiments inhérents à la nature humaine, qu’elle ne se contraint presque jamais que faute de pouvoir. Comme le pouvoir n’est pas en train de décliner mais de croître, on doit s’attendre, à moins qu’une forte barrière de conviction morale ne s’élève contre le mal, on doit s’attendre, disons-nous, dans les conditions présentes du monde à voir cette disposition augmenter.

Il vaut mieux pour l’argument, qu’au lieu d’aborder sur le champ la thèse générale, nous nous renfermions d’abord dans une seule de ses branches, au sujet de laquelle le principe ici établi est reconnu, sinon entièrement, du moins jusqu’à un certain point, par les opinions courantes. Cette branche est la liberté de penser, dont il est impossible de séparer la liberté analogue de parler et d’écrire. Quoique ces libertés forment une partie importante de la moralité politique de tous les pays qui professent la tolérance religieuse et les institutions libres, cependant les principes et philosophiques et pratiques sur lesquels elles reposent, ne sont peut-être pas aussi familiers à l’esprit public, ni aussi complétement appréciés par les chefs de l’opinion eux-mêmes qu’on pourrait s’y attendre. Ces principes, sainement compris, sont applicables à bien plus qu’une division du sujet, et un examen approfondi de cette partie de la question sera, je le crois, la meilleure introduction au reste. C’est pourquoi ceux qui ne trouveront rien de nouveau dans ce que je vais dire, voudront bien, je l’espère, m’excuser si je m’aventure à discuter une fois de plus un sujet qui a été débattu si souvent depuis trois siècles.

CHAPITRE II

De la liberté de pensée et de discussion

Il faut espérer que le temps est passé, où il aurait été nécessaire de défendre la liberté de la presse, comme une sécurité contre un gouvernement corrompu et tyrannique. Il n’est pas besoin aujourd’hui, je suppose, de pousser les hommes à la révolte contre tout pouvoir, législatif ou exécutif, dont les intérêts ne seraient pas identifiés avec ceux du peuple, et qui prétendrait lui prescrire des opinions et déterminer quelles doctrines ou quels arguments il lui sera permis d’entendre.

D’ailleurs, cet aspect de la question a été déjà si souvent exposé, et d’une façon si triomphante, qu’il n’est pas nécessaire ici d’insister spécialement là-dessus. Quoique la loi anglaise au sujet de la presse, soit aussi servile aujourd’hui qu’elle l’était au temps des Tudors, il y a peu de danger qu’on s’en serve actuellement contre la discussion politique, excepté pendant quelque panique temporaire, quand la crainte de l’insurrection tire les ministres et les juges hors de leur état normal [1]. Généralement parlant, il n’est pas à craindre, dans un pays constitutionnel, que le gouvernement (qu’il soit ou non complètement responsable envers le peuple) essaye souvent de contrôler l’expression de l’opinion, excepté lorsque, en agissant ainsi, il se fait l’organe de l’intolérance générale du public.

Supposons donc que le gouvernement ne fait qu’un avec le peuple, et ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de coercition, à moins que ce ne soit d’accord avec ce qu’il regarde comme la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d’exercer une telle coercition, soit de lui-même, soit par son gouvernement : ce pouvoir de coercition est illégitime. Le meilleur gouvernement n’y a pas plus de droit que le pire : un tel pouvoir est aussi nuisible, ou encore plus nuisible, lorsqu’on l’exerce d’accord avec l’opinion publique, que lorsqu’on l’exerce en opposition avec elle. Si toute l’espèce humaine, moins une personne, était d’un avis et qu’une personne seulement fût de l’avis contraire, l’espèce humaine ne serait pas plus justifiable en imposant silence à cette personne, qu’elle ne serait justifiable en imposant silence à l’espèce humaine, si elle le pouvait. Si une opinion était une possession personnelle, n’ayant de valeur que pour le possesseur, si d’être troublé dans la jouissance de cette possession, était simplement un dommage personnel, cela ferait quelque différence que le dommage fût infligé à peu de personnes ou à beaucoup. Mais ce qu’il y a de particulièrement mal à imposer silence à l’expression d’une opinion, c’est que c’est voler l’espèce humaine, la postérité aussi bien que la génération existante, ceux qui s’écartent de cette opinion encore plus que ceux qui la soutiennent. Si cette opinion est juste, on les prive d’une chance de quitter l’erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent ce qui est un bienfait presqu’aussi grand ; la perception plus claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur.

Il est nécessaire de considérer séparément ces hypothèses, à chacune desquelles correspond une branche distincte de l’argument. Nous ne pouvons jamais être sûrs que l’opinion que nous cherchons à étouffer est fausse, et en fussions-nous sûrs, l’étouffer serait encore un mal.

1° L’opinion qu’on cherche à supprimer par l’autorité peut très-bien être vraie : ceux qui désirent la supprimer contestent naturellement sa vérité, mais ils ne sont pas infaillibles. Ils n’ont pas le pouvoir de décider la question pour tout le genre humain, et de refuser à d’autres qu’eux les moyens de juger. Ne point laisser connaître une opinion parce qu’on est sûr de sa fausseté, c’est affirmer qu’on possède la certitude absolue. Toutes les fois qu’on étouffe une discussion, on affirme par là même sa propre infaillibilité : on peut laisser la condamnation de ce procédé reposer sur cet argument.

Malheureusement pour le bon sens des hommes, le fait de leur faillibilité est loin d’avoir dans leur jugement pratique, l’importance qu’ils lui accordent en théorie. En effet, tandis que chacun d’eux sait très-bien qu’il est faillible, un petit nombre d’hommes seulement trouvent nécessaire de prendre des précautions là contre, ou d’admettre la supposition qu’une opinion dont ils se sentent certains, peut être un des exemples de l’erreur à laquelle ils se reconnaissent sujets.

Les princes absolus, ou d’autres personnes accoutumées à une déférence illimitée, ressentent ordinairement cette entière confiance dans leurs propres opinions sur presque tous les sujets. Les hommes plus heureusement placés, qui entendent quelquefois discuter leurs opinions, et qui ne sont pas tout à fait inaccoutumés à être redressés lorsqu’ils se trompent, placent la même confiance sans bornes dans telles de leurs opinions partagées par ceux qui les entourent, ou par ceux envers qui ils ont une déférence habituelle ; car en proportion du manque de confiance de l’homme dans son propre jugement solitaire, il accorde une foi plus implicite à l’infaillibilité du monde en général. Et le monde est pour chaque individu la portion du monde avec laquelle il est en contact ; son parti, sa secte, son église, sa classe de société : et comparativement on peut trouver qu’un homme a l’esprit étendu et libéral, lorsque ce mot le monde signifie pour lui son pays ou son siècle. La foi de l’homme dans cette autorité collective, n’est nullement ébranlée quoi qu’il sache que d’autres siècles, d’autres pays, d’autres sectes, d’autres églises, d’autres partis, ont pensé et pensent encore exactement le contraire. Il charge son propre monde d’avoir raison contre les mondes dissidents des autres hommes, et il ne s’inquiète jamais de l’idée que le pur hasard a décidé lequel de ces mondes nombreux posséderait sa confiance, et que les mêmes causes qui font de lui un chrétien à Londres, en auraient fait un bouddhiste à Pékin. Cependant la chose en elle-même est aussi évidente que pourraient le prouver tous les arguments possibles. Les siècles ne sont pas plus infaillibles que les individus, chaque siècle ayant professé beaucoup d’opinions que les siècles suivants ont estimées non seulement fausses, mais absurdes ; et il est également certain que beaucoup d’opinions aujourd’hui générales, seront rejetées par les siècles futurs, comme beaucoup d’opinions autrefois générales, sont rejetées par le siècle présent. L’objection qu’on fera probablement à cet argument, pourrait peut-être prendre la forme suivante. Il n’y a pas une plus grande prétention d’infaillibilité dans l’obstacle mis à la propagation de l’erreur que dans aucun autre acte de l’autorité. Le jugement est donné à l’humanité pour qu’elle s’en serve ; parce qu’on peut en faire mauvais usage, faut-il dire aux hommes qu’ils ne devraient pas s’en servir du tout ? En défendant ce qu’ils croyaient nuisible, ils ne prétendent pas être exempts d’erreur, ils ne font que remplir le devoir obligatoire pour eux (quoiqu’ils soient faillibles) d’agir suivant leur conviction consciencieuse. Si nous ne devions jamais agir d’après nos opinions, parce que nos opinions peuvent être fausses, nous négligerions de soigner tous nos intérêts, d’accomplir tous nos devoirs. Une objection applicable à toute conduite en général, ne peut pas être une objection solide, contre aucune conduite en particulier. C’est le devoir des gouvernements et des individus de se former les opinions les plus vraies qu’ils peuvent, de se les former soigneusement, et de ne jamais les imposer aux autres sans être tout à fait sûrs d’avoir raison. Mais quand ils en sont sûrs (ainsi parlent nos adversaires), ce n’est point conscience mais poltronnerie de ne pas agir suivant leurs opinions et de laisser propager librement des doctrines qu’en conscience ils trouvent dangereuses pour le bien-être de l’humanité, soit dans ce monde, soit dans l’autre ; et tout cela parce que d’autres peuples, dans des temps moins éclairés, ont persécuté des opinions qu’on croit vraies aujourd’hui.

Nos adversaires ajoutent : on peut nous dire, prenons garde de tomber dans la même erreur.

Mais les gouvernements et les nations ont commis des méprises, à propos d’autres choses qu’on regarde comme des sujets sur lesquels l’autorité publique peut s’exercer en toute convenance ; ils ont levé de mauvais impôts, fait des guerres injustes. Devrions-nous donc ne plus lever aucune taxe, et ne plus faire de guerres, malgré n’importe quelle provocation ? Les hommes et les gouvernements doivent agir du mieux qu’ils peuvent. Il n’existe pas de certitude absolue, mais il y en a assez pour les besoins de la vie. Nous pouvons et devons affirmer que notre opinion est vraie pour la direction de notre conduite, et nous n’affirmons rien de plus en empêchant de pervertir la société par la propagation d’opinions que nous regardons comme fausses et pernicieuses.

Je réponds que c’est affirmer beaucoup plus. Il y a la plus grande différence entre présumer qu’une opinion est vraie, parce qu’avec toutes les chances pour être réfutée elle ne l’a pas été, et affirmer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation. La liberté complète de contredire et de désapprouver notre opinion, est la condition même qui nous permet d’affirmer sa vérité dans des vues pratiques ; et un être humain ne peut avoir d’aucune autre façon l’assurance rationnelle d’être dans le vrai.

Quand nous considérons soit l’histoire de l’opinion, soit la conduite ordinaire de la vie humaine, à quoi peut-on attribuer que l’une et l’autre ne soient pas pires ? Non pas certainement à la force inhérente à l’intelligence humaine, car sur tout sujet qui n’est pas évident de soi, une seule personne sur cent sera capable de juger. Encore la capacité de cette unique personne n’est-elle que relative ; car la majorité des hommes éminents de chaque génération passée, a soutenu beaucoup d’opinions regardées aujourd’hui comme erronées, et fait ou approuvé nombre de choses que personne ne justifiera aujourd’hui.

Comment se fait-il alors, qu’il y ait en somme, parmi l’espèce humaine, une prépondérance d’opinions rationnelles et de conduite rationnelle ? Si cette prépondérance existe réellement — ce qui doit être, à moins que les affaires humaines ne soient et n’aient toujours été dans un état presque désespéré, — elle est due à une qualité de l’esprit humain (la source de tout ce qu’il y a de respectable dans l’homme, soit comme être intellectuel, soit comme être moral), à savoir que ses erreurs sont corrigibles. Il est capable de rectifier ses méprises par la discussion et l’expérience. Non pas par l’expérience seulement : il faut la discussion pour montrer comment l’expérience doit être interprétée.

Les opinions et les coutumes fausses cèdent graduellement devant le fait et l’argument ; mais pour que les faits et les arguments produisent quelque impression sur l’esprit, il faut qu’on les lui présente. Très peu de faits peuvent dire leur histoire eux-mêmes, sans commentaires pour expliquer leur signification. Donc, toute la force et toute la valeur du jugement humain reposant sur cette propriété qu’il possède de pouvoir être redressé quand il s’égare, il n’est permis de lui accorder quelque confiance, que lorsqu’on garde tout prêts les moyens de le redresser. Comment a fait un homme dont le jugement mérite réellement confiance ? Il a fait attention à toutes les critiques sur ses opinions et sa conduite, il a eu pour coutume d’écouter tout ce qu’on pouvait dire contre lui, d’en profiter autant qu’il était juste, et d’exposer à lui-même et aux autres, à l’occasion, la fausseté de ce qui n’était que sophisme ; il a senti que la seule façon dont un être humain puisse jamais venir à bout de connaître à fond un sujet, c’est d’écouter ce qu’en peuvent dire des personnes de toutes les opinions, et d’étudier toutes les manières dont il peut être envisagé par les différents genres d’esprit. Jamais aucun homme sage n’acquit sa sagesse autrement, et il n’est pas dans la nature de l’intelligence humaine de devenir sage d’aucune autre façon. La constante habitude de corriger et de compléter son opinion, en la comparant à celle des autres, loin de causer du doute et de l’hésitation pour la mettre en pratique, est le seul fondement stable d’une juste confiance dans cette opinion.

En effet, l’homme sage connaissant tout ce qu’on peut, selon toute probabilité, dire contre lui, et ayant assuré sa position contre tout adversaire, sachant que loin d’éviter les objections et les difficultés il les a cherchées, et n’a écarté aucune lumière du sujet, cet homme a le droit de penser que son jugement vaut mieux que celui de n’importe quelle personne ou quelle multitude, qui n’a pas fait les mêmes façons.

Ce n’est pas trop exiger que d’imposer au public, à cette collection variée de quelques sages et de beaucoup de sots individus, les mêmes conditions que les hommes les plus sages, ceux qui ont le plus le droit de se fier à leur jugement, regardent comme des garanties nécessaires de leur confiance en eux-mêmes. La plus intolérante des églises, l’église catholique romaine, même lors de la canonisation d’un saint, admet et écoute patiemment un avocat du diable. Il paraît que les plus saints des hommes ne peuvent être admis aux honneurs posthumes, que lorsque tout ce que le diable peut dire contre eux est connu et pesé.

S’il n’était permis de révoquer en doute la philosophie de Newton, l’espèce humaine ne pourrait la tenir pour vraie en toute certitude. Les croyances pour lesquelles nous avons le plus de garanties, ne reposent sous aucune autre protection qu’une invitation constante au monde entier de démontrer leur manque de vérité. Si le défi n’est pas accepté, ou si il est accepté et que l’essai ne réussisse pas, nous sommes encore assez loin de la certitude, mais nous avons fait tout ce que nous permet de faire l’état présent de la raison humaine ; nous n’avons rien négligé de ce qui pouvait nous donner une chance d’atteindre la vérité. La lice restant ouverte, nous pouvons espérer que s’il y a une vérité meilleure, on la trouvera quand l’esprit humain sera capable de la recevoir ; et en attendant nous pouvons être sûrs d’avoir approché aussi près de la vérité qu’il était possible de le faire de notre temps. Voilà toute la certitude à laquelle peut arriver un être faillible, et voilà la seule manière d’y arriver.

Il est étrange que les hommes reconnaissent la valeur des arguments en faveur de la libre discussion, mais qu’ils répugnent à pousser ces arguments jusqu’au bout, ne voyant pas que si des raisons ne sont pas bonnes pour un cas extrême, elles ne valent rien du tout. — Autre singularité — ils croient ne pas se piquer d’infaillibilité, quand ils reconnaissent que la discussion doit être libre sur tous les sujets qui peuvent être douteux, mais qu’ils pensent en même temps qu’on devrait placer au-dessus de la discussion une doctrine ou un point particulier, parce que c’est si certain, c’est-à-dire parce qu’ils sont certains que c’est certain. Tenir un point pour certain, tant qu’il existe un être qui nierait sa certitude s’il le pouvait, mais qui ne le peut pas, c’est affirmer que nous, et ceux de notre opinion, sommes les juges de la certitude, et juges sans entendre les deux côtés de la question.

Dans notre siècle, qu’on a représenté comme privé de foi, mais effrayé du scepticisme, les hommes se sentant assurés non pas tant de la vérité de leurs opinions que de leur nécessité, les droits d’une opinion à être protégée contre l’attaque publique reposent sur son importance pour la société, plutôt que sur sa vérité. Il y a, dit-on, certaines croyances si utiles, pour ne pas dire indispensables au bien-être, que c’est autant le devoir des gouvernements de soutenir ces croyances, que de protéger aucun autre des intérêts de la société. Dans un cas de nécessité si absolue, et faisant partie si évidente de leur devoir, on soutient que quelque chose de moins que l’infaillibilité peut autoriser et même obliger les gouvernements à agir suivant leur propre opinion confirmée par l’opinion générale de l’humanité. On dit souvent aussi, et on le pense encore plus souvent : nul, si ce n’est un homme vicieux, ne désirerait affaiblir ces croyances salutaires, et il ne peut rien y avoir de mal à contenir des hommes vicieux, et à défendre ce qu’eux seuls désireraient faire. Cette manière de penser fait de la justification des contraintes imposées à la discussion, une question non de vérité mais d’utilité de doctrines, et se flatte par ce moyen d’éviter la responsabilité de la prétention à être infaillible. Mais ceux qui se contentent à si bon marché ne s’aperçoivent pas que la prétention à l’infaillibilité est simplement transportée d’un point sur un autre. L’utilité même d’une opinion est affaire d’opinion ; elle prête autant à la discussion, et elle l’exige autant que l’opinion elle-même. Il y a le même besoin d’un juge infaillible d’opinions pour décider qu’une opinion est nuisible, que pour décider qu’elle est fausse, à moins que l’opinion condamnée n’ait toute facilité pour se défendre. Et il ne convient pas de dire qu’on peut permettre à un hérétique de soutenir l’utilité ou l’innocence de son opinion, quoiqu’on lui défende d’en soutenir la vérité. La vérité d’une opinion fait partie de son utilité : dès que nous voulons savoir s’il est désirable ou non qu’une proposition soit crue, est-il possible d’exclure la considération de sa vérité ou de sa fausseté ?

Dans l’opinion, non des hommes vicieux mais des meilleurs, aucune croyance contraire à la vérité ne peut être réellement utile ; et pouvez-vous empêcher de tels hommes d’alléguer cette apologie quand on les poursuit pour avoir nié quelque doctrine utile, leur dit-on, mais qu’ils croient être fausse ? Ceux qui partagent les opinions reçues ne manquent jamais de tirer tout l’avantage possible de cette excuse ; vous ne les trouvez pas, eux, traitant la question d’utilité, comme si on pouvait la détacher complétement de la question de vérité. Au contraire, c’est surtout parce que leur doctrine est la vérité qu’il est si indispensable de la connaître ou d’y croire. Il ne peut pas y avoir de discussion loyale sur la question d’utilité quand un des partis seulement peut employer un argument si vital. Et en point de fait, quand la loi ou le sentiment public ne permettent pas de discuter la vérité d’une opinion, ils sont tout aussi peu tolérants pour un déni de son utilité. Le plus qu’ils permettent est une atténuation de sa nécessité absolue, ou du crime positif de la rejeter.

Afin de montrer plus clairement tout le mal qu’il y a à refuser d’écouter des opinions parce que nous les avons condamnées d’avance dans notre propre jugement, il serait désirable d’établir la discussion sur un cas déterminé. Je choisis de préférence les cas qui me sont le moins favorables, ceux dans lesquels l’argument contre la liberté d’opinion, et pour le compte de la vérité et pour le compte de l’utilité, est regardé comme le plus fort.

Mettons que les opinions attaquées sont la croyance en Dieu et en une vie future, ou n’importe laquelle des doctrines de morale généralement acceptées. Livrer bataille sur ce terrain, c’est donner grand avantage à un adversaire de mauvaise foi, car il dira sûrement (et beaucoup de personnes qui ne désirent nullement être de mauvaise foi, se le diront aussi) : Sont-ce là des doctrines que vous n’estimez pas suffisamment certaines pour être prises sous la protection de la loi ? La croyance en Dieu est-elle une de ces opinions dont on ne peut pas se sentir sûr, sans prétendre selon vous à l’infaillibilité ? Mais je demande la permission de remarquer que se sentir sûr d’une doctrine, quelle qu’elle soit, n’est pas ce que j’appelle prétendre à l’infaillibilité. J’entends par là, entreprendre de décider cette question pour les autres, sans leur permettre d’entendre ce qu’on peut dire de l’autre côté. Et je ne dénonce et ne réprouve pas moins cette prétention, si elle s’avance pour soutenir mes convictions les plus solennelles. Un homme a beau être positivement convaincu non-seulement de la fausseté, mais des conséquences pernicieuses, non-seulement des conséquences pernicieuses, mais (pour employer des expressions que je condamne entièrement) de l’immoralité et de l’impiété d’une opinion, néanmoins en conséquence de ce jugement privé (et quand bien même il serait soutenu par le jugement public de son pays ou de ses contemporains), s’il empêche cette opinion de parler pour sa défense, il affirme sa propre infaillibilité. Et cette affirmation est loin d’être moins dangereuse ou moins répréhensible, parce que l’opinion est appelée immorale ou impie : c’est au contraire de tous les cas celui où elle est le plus fatale.

Voilà exactement les occasions où les hommes commettent ces affreuses méprises qui excitent l’étonnement et l’horreur de la postérité. Nous en trouvons des exemples mémorables dans l’histoire, lorsque nous voyons le bras de la loi occupé à détruire les meilleurs hommes et les plus nobles doctrines, et cela avec un succès déplorable quant aux hommes : quant aux doctrines, plusieurs ont survécu, pour être (comme par dérision) invoquées pour la défense d’une conduite semblable envers ceux qui n’acceptaient pas ces doctrines ou leur interprétation reçue.

On ne peut rappeler trop souvent à l’espèce humaine qu’il a existé un homme du nom de Socrate, et qu’il s’éleva une collision mémorable entre cet homme d’un côté, et de l’autre les autorités légales et l’opinion publique. Il était né dans un siècle et dans un pays riches en grandeur individuelle, et sa mémoire nous a été transmise par ceux qui connaissaient le mieux, et lui et son époque, comme la mémoire de l’homme le plus vertueux de son temps. Nous le connaissons en même temps pour le chef et le prototype de tous ces grands maîtres de vertu qui lui furent postérieurs, pour la source et de l’inspiration de Platon et du judicieux utilitarianisme d’Aristote « i maestri di color che sanno, » les deux créateurs de toute philosophie éthique ou autre. Ce maître reconnu de tous les penseurs éminents qui parurent après lui ; cet homme dont la gloire toujours croissante depuis plus de deux mille ans surpasse celle de tous les autres noms qui illustrèrent sa ville natale, fut mis à mort par ses concitoyens après une condamnation juridique, comme coupable d’impiété et d’immoralité. Impiété en niant les dieux reconnus par l’État ; à vrai dire, son accusateur affirmait qu’il ne croyait en aucuns dieux (voir l'Apologia). Immoralité en corrompant la jeunesse par ses doctrines et ses instructions. On a toute raison de croire que le tribunal le trouva en conscience coupable de ces crimes ; et il condamna l’homme qui probablement de tous ses contemporains méritait le plus de l’espèce humaine, à être mis à mort comme un criminel.

Passons à l’autre unique exemple d’iniquité judiciaire dont ce ne soit pas une gradation renversée que de faire mention après la mort de Socrate. Nous voulons parler de l’événement qui s’accomplit sur le Calvaire, il y a plus de dix-huit cents ans. L’homme qui laissa à tous ceux qui l’avaient vu et entendu une telle impression de sa grandeur morale, que dix-huit siècles lui ont rendu hommage comme au Tout-Puissant, fut ignominieusement mis à mort. Pourquoi ? comme blasphémateur. Non-seulement les hommes ne reconnurent point leur bienfaiteur, mais ils le prirent pour le contraire exact de ce qu’il était, et le traitèrent comme un prodige d’impiété. A présent on les tient pour tels eux-mêmes, à cause du traitement qu’ils lui firent subir. Les sentiments qui animent aujourd’hui l’espèce humaine au sujet de ces événements lamentables, la rendent extrêmement injuste dans son jugement sur les malheureux acteurs. Ceux-ci, selon toute apparence, n’étaient pas pires que le commun des hommes : c’était au contraire des hommes qui possédaient d’une façon complète, plus que complète peut-être, les sentiments religieux, moraux et patriotiques de leur temps et de leur pays ; de ces hommes qui sont faits, en tout temps, y compris le nôtre, pour traverser la vie sans reproche et respectés. Lorsque le grand-prêtre déchira ses vêtements en entendant prononcer les paroles qui, suivant toutes les idées de son pays, constituaient le plus noir des crimes, son indignation et son horreur étaient très-probablement aussi sincères que le sont aujourd’hui les sentiments moraux et religieux professés par la généralité des hommes pieux et respectables. Et beaucoup de ceux qui frémissent maintenant de sa conduite, auraient agi exactement de même, s’ils avaient vécu à cette époque, et parmi les Juifs. Les chrétiens orthodoxes qui sont tentés de croire ceux qui lapidèrent les premiers martyrs des hommes bien pires qu’eux-mêmes, devraient se rappeler que saint Paul fut au nombre de ces persécuteurs.

Ajoutons encore un exemple, le plus frappant de tous, si l’erreur fait d’autant plus d’impression que celui qui la commet possède plus de sagesse et de vertu. Si jamais un monarque eût sujet de se croire meilleur et plus éclairé qu’aucun de ses contemporains, ce fut l’empereur Marc-Aurèle. Maître absolu de tout le monde civilisé, il garda toute sa vie non seulement la justice la plus pure, mais, ce qu’on aurait moins attendu de son éducation stoïque, le cœur le plus tendre. Le peu de fautes qu’on lui attribue viennent toutes de son indulgence, tandis que ses écrits, les productions morales les plus élevées de l’antiquité, diffèrent a peine, si même ils diffèrent, des enseignements les plus caractéristiques du Christ. Cet homme, un meilleur chrétien en tout, excepté dans le sens dogmatique du mot, que la plupart des souverains ostensiblement chrétiens qui régnèrent depuis, persécuta le christianisme. Maître de toutes les conquêtes précédentes de l’humanité, doué d’une intelligence ouverte et libre et d’un caractère qui le portait à incorporer dans ses écrits moraux l’idéal chrétien, il ne vit pas cependant que le christianisme avec ses devoirs dont il était si profondément pénétré, était un bien et non un mal pour le monde. Il savait que la société existante était dans un état déplorable. Mais telle qu’elle était, il voyait ou s’imaginait voir qu’elle n’était soutenue et préservée d’un pire état, que par la foi et le respect pour les dieux reçus. Comme souverain, il estimait de son devoir de ne pas laisser la société se dissoudre, et ne voyait pas comment, si on ôtait les liens existants, on en pourrait former d’autres capables de la maintenir. La nouvelle religion visait ouvertement à briser ces liens ; donc, à moins qu’il ne fût de son devoir d’adopter cette religion, il semblait être de son devoir de la détruire. Du moment où la théologie du christianisme ne lui paraissait pas vraie ou d’origine divine, du moment où il ne pouvait croire à cette étrange histoire d’un Dieu crucifié, ni prévoir qu’un système reposant sur une semblable base fût l’influence rénovatrice que l’on sait, le plus doux et le plus aimable des philosophes et des souverains conduit par un sentiment solennel de devoir, dut autoriser la persécution du christianisme.

Selon moi, c’est un des faits les plus tragiques de l’histoire. Il est triste de penser combien eût pu être différent le christianisme du monde, si la foi chrétienne avait été adoptée comme religion de l’empire par Marc-Aurèle au lieu de Constantin. Mais ce serait à la fois une injustice et une fausseté de nier que Marc-Aurèle n’ait eu, pour punir comme il le fit, la propagation du christianisme, toutes les excuses qu’on peut alléguer pour punir des doctrines antichrétiennes. Un chrétien croit fermement que l’athéisme est une erreur et un principe de dissolution sociale ; mais Marc-Aurèle en pensait autant du christianisme, lui, que de tous les hommes alors vivants on aurait pu croire le plus capable de l’apprécier. Donc, que tout adversaire de la liberté de discussion s’abstienne d’affirmer à la fois son infaillibilité et celle de la multitude, comme le fit avec de si fâcheux résultats le grand Antonin, à moins cependant qu’il ne se flatte d’être plus sage et meilleur que Marc-Aurèle, plus profondément versé dans la sagesse de son temps et d’un esprit plus supérieur à ce milieu, de meilleure foi dans sa recherche de la vérité, ou plus sincèrement attaché à la vérité une fois trouvée.

Connaissant l’impossibilité de défendre les persécutions religieuses par des arguments qui ne justifient pas Marc-Aurèle, les ennemis de la liberté religieuse acceptent quelquefois, lorsqu’on les presse vivement, cette conséquence ; et ils disent avec le docteur Johnson, que les persécuteurs du christianisme étaient dans le vrai, que la persécution est une épreuve que la vérité doit subir et subit toujours avec succès, les pénalités légales étant au bout du compte sans force contre la vérité, quoique quelquefois utiles contre des erreurs nuisibles. Cette forme de l’argument en faveur de l’intolérance religieuse est assez remarquable pour qu’on s’y arrête.

Une théorie qui soutient qu’on est justifiable de persécuter la vérité, parce que la persécution ne lui fait pas de tort, ne peut pas être accusée d’être hostile avec intention à la réception de vérités nouvelles. Mais nous ne pouvons louer la générosité de sa manière d’agir envers les personnes auxquelles l’espèce humaine doit la découverte de ces vérités. Révéler au monde quelque chose qui l’intéresse profondément et qu’il ignorait jusque-là, lui prouver qu’il s’est trompé sur quelque point vital de son intérêt spirituel ou temporel, voilà le plus important service qu’un être humain puisse rendre à ses semblables, et dans certains cas, comme celui des premiers chrétiens ou des réformateurs, les partisans de l’opinion du docteur Johnson croyent que c’était le plus précieux don qu’on pût faire à l’humanité. Eh bien ! d’après cette théorie, traiter comme les plus vils criminels les auteurs de si grands bienfaits et les récompenser par le martyre, n’est pas une erreur et un malheur déplorable pour lesquels l’humanité doive faire pénitence avec le sac et la cendre, mais bien l’état normal et justifiable des choses. Celui qui propose une vérité nouvelle devrait, suivant cette doctrine, se présenter comme faisait chez les Locriens celui qui proposait une loi nouvelle, avec une corde au cou qu’on serrait si l’assemblée publique, après avoir entendu ses raisons, n’adoptait pas sur le champ sa proposition. On ne peut supposer que les personnes qui défendent cette façon de traiter les bienfaiteurs, attachent beaucoup de prix au bienfait. Et je crois que cette manière d’envisager le sujet, appartient presque uniquement aux gens persuadés que des vérités nouvelles pouvaient être désirables autrefois, mais que nous en avons assez maintenant.

Mais assurément ce dicton que la vérité triomphe toujours de la persécution, est un de ces mensonges plaisants que les hommes se répètent les uns aux autres jusqu’à ce qu’ils soient passés en lieux communs, mais que réfute toute expérience.

L’histoire nous montre constamment la vérité réduite au silence par la persécution ; si elle n’est pas supprimée à tout jamais, elle peut être reculée pour des siècles.

Pour ne parler que des opinions religieuses, la réforme éclata au moins vingt fois avant Luther et fut réduite au silence. Arnaud de Brescia, Fra Dolcino, Savonarole furent réduits au silence ; les Albigeois, les Vaudois, les Lollards, les Hussites, furent détruits. Même après Luther, partout où on persista dans la persécution, elle fut victorieuse. En Espagne, en Italie, en Flandre, en Autriche, le protestantisme fut extirpé ; et très-probablement il en aurait été de même en Angleterre, si la reine Marie avait vécu, ou si la reine Elisabeth était morte. La persécution a toujours réussi, excepté là où les hérétiques formaient un parti trop puissant pour être efficacement persécuté. Le christianisme aurait pu être extirpé de l’empire romain : aucune personne raisonnable n’en peut douter. Il se répandit et devint prédominant parce que les persécutions étaient seulement accidentelles, ne duraient que peu de temps, et étaient séparées par de longs intervalles de propagande presque libre. C’est pure déclamation de dire que la vérité possède, uniquement comme vérité, un pouvoir essentiel et refusé à l’erreur, de prévaloir contre les prisons et le bûcher. Les hommes ne sont pas plus zélés pour la vérité qu’ils ne le sont souvent pour l’erreur ; et une application suffisante de pénalités légales ou même sociales suffira pour arrêter la propagation soit de l’une, soit de l’autre. L’avantage réel que possède la vérité consiste en ce que, lorsqu’une opinion est vraie, on a beau l’étouffer plusieurs fois, elle reparaît toujours dans le cours des siècles, jusqu’à ce qu’une de ses réapparitions tombe sur une époque où, par suite de circonstances favorables, elle échappe à la persécution, assez longtemps au moins pour acquérir la force de pouvoir lui résister plus tard.

On nous dira que nous ne mettons plus à mort à présent ceux qui introduisent des opinions nouvelles ; nous ne sommes pas comme nos pères qui massacraient les prophètes, au contraire nous leur bâtissons des sépulcres. Il est vrai, nous ne mettons plus à mort les hérétiques, et toutes les peines que pourrait tolérer le sentiment moderne, même contre les opinions les plus odieuses, ne suffiraient pas pour les extirper. Mais ne nous flattons pas encore d’avoir échappé à la honte de la persécution légale. La loi permet encore des pénalités à l’égard de l’opinion ou au moins de son expression, et l’application de ces pénalités n’est pas une chose tellement sans exemple qu’on puisse espérer ne jamais les voir revivre dans toute leur force. L’année 1857, aux assises d’été du comté de Cornwall, un malheureux homme d’une conduite irréprochable, dit-on, dans toutes les relations de la vie, fut condamné à vingt et un mois d’emprisonnement pour avoir prononcé et écrit sur une porte quelques paroles offensantes au sujet du christianisme [2]. À un mois de là, à Old Bailey, deux personnes, dans deux occasions séparées, furent refusées comme jurés [3], et l’une d’elles fut grossièrement insultée par le juge et un des assesseurs, parce qu’elles déclarèrent honnêtement n’avoir aucune croyance religieuse. Pour la même raison on refusa justice contre un voleur à une troisième personne, un étranger [4]. Ce refus de réparation eut lieu en vertu de la doctrine légale qu’une personne qui ne croit pas en Dieu (n’importe quel Dieu) et en une vie future, ne peut être admise à porter témoignage en justice ; ce qui équivaut à déclarer que ces personnes sont hors de la loi, privées de la protection des tribunaux, et que non-seulement elles peuvent être impunément l’objet de vol ou de voies de fait, si elles n’ont d’autres témoins qu’elles-mêmes ou que des gens de leur opinion, mais encore que tout le monde doit subir ces attentats, dès que la preuve dépend uniquement de leur témoignage. Ceci est fondé sur la présomption que le serment d’une personne qui ne croit pas à une vie future est sans valeur ; proposition qui montre une grande ignorance de l’histoire chez ceux qui l’admettent (puisqu’il est historiquement vrai qu’à toutes les époques une grande quantité d’infidèles ont été des gens d’un honneur et d’une intégrité distingués) ; et pour soutenir cette proposition, il faudrait ne pas soupçonner combien de personnes, réputées dans le monde pour leurs vertus et leurs talents, sont bien connues, au moins de leurs amis intimes, comme ne croyant à rien. Cette règle en outre se détruit d’elle-même : sous prétexte que les athées doivent être des menteurs, elle admet le témoignage de tous les athées qui sont gens à mentir, et elle rejette seulement ceux qui bravent la disgrâce de confesser publiquement un symbole détesté plutôt que d’affirmer un mensonge. Une règle qui se ruine ainsi d’elle-même, par rapport au but qu’elle se propose, ne peut être maintenue que comme un gage de haine, comme un reste de persécution ; la persécution ayant ici cette particularité que la raison pour l’encourir, est la preuve bien acquise qu’on ne la mérite pas. Cette règle et la théorie qu’elle implique sont à peine moins insultantes pour les croyants que pour les infidèles ; car si celui qui ne croit pas à une vie future est nécessairement un menteur, naturellement ceux qui y croyent ne sont empêchés de mentir, si toutefois ils le sont, que par la crainte de l’enfer. Nous ne ferons pas aux auteurs et aux partisans de cette règle, l’injure de supposer que l’idée qu’ils se sont formée de la vertu chrétienne est tirée de leur propre conscience.

À la vérité, ce ne sont là que des lambeaux et des restes de persécution, et on peut les regarder non comme une indication du désir de persécuter, mais bien plutôt comme un exemple de cette infirmité très-fréquente chez des esprits anglais, qui leur fait prendre un plaisir absurde à affirmer un mauvais principe quand ils ne sont plus assez mauvais pour désirer réellement le mettre en pratique. Mais malheureusement on ne peut être sûr, dans l’état de l’esprit public, que cette suspension des plus odieuses formes de la persécution légale, qui dure depuis soixante ans environ, continuera : dans notre siècle, la surface paisible de la routine est troublée par des tentatives faites aussi souvent pour ressusciter des maux passés que pour introduire de nouveaux biens. Ce dont on se vante maintenant comme de la renaissance de la religion, est toujours au moins autant dans les esprits étroits et incultes, la renaissance du fanatisme ; et lorsqu’il y a dans les sentiments d’un peuple ce levain permanent et puissant d’intolérance qui résida de tous temps parmi les classes moyennes de notre pays, il faut peu de chose pour le pousser à persécuter activement ceux qu’il n’a jamais cessé de regarder comme dignes de persécution [5].

Car il en est ainsi, ce sont les opinions que les hommes entretiennent et les sentiments qu’ils nourrissent à l’égard des dissidents, quant aux croyances qu’ils estiment importantes, qui font de ce pays un lieu où n’existe pas la liberté mentale. Depuis longtemps déjà l’unique tort des pénalités légales est de soutenir et de renforcer le stigmate social. C’est ce stigmate seul qui est vraiment efficace, et il l’est tellement qu’on professe beaucoup moins souvent en Angleterre des opinions mises au ban de la société, qu’on n’avoue dans d’autres pays des opinions courant le risque des punitions judiciaires. Pour toutes personnes, excepté celles que leur fortune rend indépendantes de la bonne volonté des autres, l’opinion est sur ce sujet aussi efficace que la loi : des hommes pourraient aussi bien être emprisonnés que privés des moyens de gagner leur pain. Ceux dont le pain est déjà assuré et qui n’attendent la faveur ni des hommes au pouvoir, ni d’aucun corps, ni du public, ceux-là n’ont rien à craindre d’un franc aveu de n’importe quelle opinion, si ce n’est d’être maltraité dans la pensée et les discours d’autrui, et il ne leur faut pas grand héroïsme pour supporter cela. Il n’y a lieu à aucun appel ad misericordiam en faveur de telles personnes. Mais, quoique nous n’infligions pas d’aussi grands maux qu’autrefois à ceux qui ne pensent pas comme nous, nous nous nuisons peut-être plus que jamais par notre manière de les traiter. Socrate fut mis à mort, mais sa philosophie s’éleva comme le soleil dans le ciel et répandit sa lumière sur tout le firmament intellectuel. Les chrétiens furent jetés aux lions, mais l’Église chrétienne devint un arbre magnifique, dépassant les arbres plus vieux et moins vigoureux et les étouffant de son ombre. Notre intolérance, purement sociale, ne tue personne, n’extirpe aucune opinion ; mais elle pousse les hommes à cacher leurs opinions ou à s’abstenir d’aucun effort actif pour les répandre. Avec nous, les opinions hérétiques ne gagnent ni même ne perdent grand terrain à chaque décade ou à chaque génération ; mais elles ne brillent jamais d’un vif éclat, et continuent à couver dans le cercle étroit de penseurs et de savants où elles ont pris naissance, sans jamais jeter sur les affaires générales de l’humanité une lueur, soit vraie, soit fausse. Et ainsi se soutient un état de choses très-satisfaisant pour certains esprits, parce qu’il maintient toutes les opinions prépondérantes dans un calme apparent, sans la cérémonie ennuyeuse de mettre personne à l’amende ou au cachot, tandis qu’il n’interdit pas absolument l’usage de la raison aux dissidents affligés de la maladie de penser : un plan très-propre à maintenir la paix dans le monde intellectuel et à laisser toutes choses aller à peu près comme devant. Mais le prix de cette sorte de pacification est le sacrifice complet de tout le courage moral de l’esprit humain. Un état de choses grâce auquel la plupart des esprits actifs et investigateurs trouvent utile de garder pour eux les vrais motifs de leurs convictions, et où ils s’efforcent en parlant au public d’adapter ce qu’ils peuvent de leur manière de voir à des prémisses qu’ils nient intérieurement, ne peut produire de ces caractères francs et hardis, de ces intelligences consistantes et logiques qui ornèrent autrefois le monde pensant. L’espèce d’hommes à laquelle on peut s’attendre sous ce régime présente ou de purs esclaves du lieu commun, ou des serviteurs circonspects de la vérité dont les arguments sur tous les grands sujets sont proportionnés à leur auditoire et ne sont pas ceux dont ils se sont payés eux-mêmes. Les hommes qui évitent cette alternative, y réussissent en bornant leur pensée et leur intérêt aux choses dont on peut parler sans se hasarder dans la région des principes ; c’est-à-dire à un petit nombre de matières pratiques qui viendraient à bien d’elles-mêmes, si l’intelligence humaine prenait force et étendue, et qui n’y viendront jamais, tant que ce qui fortifierait et étendrait l’esprit humain, un libre et audacieux examen des sujets les plus élevés, est abandonné.

Les hommes aux yeux desquels ce silence des hérétiques n’est pas un mal devraient considérer d’abord que, par suite d’un tel silence, les opinions hérétiques ne sont jamais discutées d’une façon loyale et approfondie, de sorte que celles d’entre elles qui ne pourraient soutenir une pareille discussion ne disparaissent pas, quoiqu’on les empêche peut-être de s’étendre. Mais ce n’est pas à l’esprit des hérétiques que nuit le plus la prohibition de toutes recherches dont les conclusions ne sont pas conformes à l’orthodoxie. Ceux qui en souffrent davantage sont les orthodoxes eux-mêmes, dont tout le développement intellectuel est gêné et dont la raison est domptée par la crainte de l’hérésie. Qui peut calculer tout ce que le monde perd dans cette quantité de belles intelligences alliées à des caractères timides, lesquelles n’osent se laisser aller à une façon de penser hardie, vigoureuse, indépendante, de peur d’arriver à une conclusion irréligieuse ou immorale aux yeux de quelques-uns ? Là vous voyez quelquefois un homme profondément consciencieux, d’un entendement subtil et raffiné, qui passe sa vie à sophistiquer avec son intelligence qu’il ne peut réduire au silence, et qui épuise toutes les ressources de l’esprit pour concilier les inspirations de sa conscience et de sa raison avec l’orthodoxie, ce à quoi après tout il ne réussit peut-être pas.

Nul ne peut être grand penseur qui ne regarde pas comme son premier devoir, en qualité de penseur, de suivre son intelligence n’importe où elle peut le mener. La société gagne encore plus aux erreurs même d’un homme qui, après l’étude et la préparation voulues, pense par lui-même, qu’aux opinions justes de ceux qui les professent, seulement parce qu’ils ne se permettent pas de penser. Non pas que ce soit uniquement ou principalement pour former de grands penseurs que la liberté de penser soit nécessaire. Au contraire, elle est aussi et même plus indispensable pour rendre la moyenne des hommes capable d’atteindre la hauteur intellectuelle que comporte leur aptitude. Il y a eu, et il peut encore y avoir de grands penseurs individuels dans une atmosphère générale d’esclavage mental. Mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais dans cette atmosphère un peuple intellectuellement actif. Partout où un peuple a possédé temporairement cette activité, ça a été parce que la crainte des spéculations hétérodoxes était pour un temps suspendue. Là où il est est entendu tacitement que les principes ne doivent pas être discutés, là ou la discussion des plus grandes questions qui peuvent occuper l’humanité est regardée comme terminée, on ne peut s’attendre à trouver à un degré généralement élevé cette activité intellectuelle qui a rendu si remarquables quelques époques de l’histoire. Jamais l’esprit d’un peuple ne fut remué jusque dans ses fondements, jamais ne fut donnée l’impulsion qui élève même les hommes de l’intelligence la plus ordinaire à quelque chose de la dignité d’êtres pensants, là où la controverse évitait les sujets assez vastes et assez importants pour enflammer l’enthousiasme. L’Europe a vu plusieurs de ces époques brillantes : la première immédiatement après la réforme, une autre quoique bornée au continent et à la classe la plus cultivée, lors du mouvement spéculatif de la dernière moitié du XVIIIe siècle, et une troisième, de plus courte durée encore, lors de la fermentation intellectuelle de l’Allemagne au temps de Goethe et de Fichte. Ces trois époques diffèrent énormément quant aux opinions particulières qu’elles développèrent, mais elles se ressemblent en ce que, durant toutes trois, le joug de l’autorité fut brisé. Pendant chacune d’elles, un ancien despotisme intellectuel avait été détrôné, et un nouveau ne l’avait pas encore remplacé. L’impulsion donnée par chacune de ces trois époques a fait de l’Europe ce qu’elle est maintenant. Tout progrès isolé qui s’est produit, soit dans l’esprit, soit dans les institutions humaines, remonte d’une façon évidente à l’une ou à l’autre de ces époques. Tout indique depuis quelque temps que ces trois impulsions sont presque usées, et nous ne pouvons pas attendre de nouvel élan, avant que nous n’ayons de nouveau proclamé notre liberté intellectuelle.

Passons maintenant à la deuxième division de l’argument, et, abandonnant la supposition que les opinions reçues peuvent être fausses, admettons qu’elles sont vraies et examinons ce que vaut la manière dont on les professera probablement, si leur vérité n’est pas librement et ouvertement débattue. Quelque difficulté qu’ait une personne à admettre la possibilité qu’une opinion à laquelle elle est fortement attachée puisse être fausse, elle devrait être touchée par l’idée que, si vraie que soit cette opinion, on la regardera comme un dogme mort et non comme une vérité vivante, si l’on ne peut la discuter complètement, souvent et hardiment.

Il y a une classe de personnes (heureusement pas tout à fait aussi nombreuse qu’autrefois) à qui il suffit que les autres se rangent à leur propre opinion, même quand ils ne possèdent nullement les motifs de cette opinion et qu’ils sont incapables de la défendre contre les objections les plus superficielles. Quand de telles personnes apprennent leur Credo de l’autorité, elles pensent naturellement que si l’on en permet la discussion, il n’en peut résulter que du mal. Partout où domine leur influence, elles rendent presque impossible de repousser sagement et en connaissance de cause l’opinion reçue, quoiqu’on puisse encore la repousser inconsidérément et avec ignorance, car empêcher complètement la discussion est presque impossible, et si elle parvient à se faire jour, des croyances qui ne sont pas fondées sur la conviction céderont facilement devant la plus légère apparence d’argument. Maintenant si l’on écarte cette possibilité, si l’on admet que l’opinion vraie demeure dans l’esprit, mais y demeure à l’état de préjugé, de croyance indépendante de l’argument et à l’épreuve de l’argument, ce n’est pas encore là la manière dont un être rationnel doit professer la vérité. Ce n’est pas connaître la vérité. La vérité ainsi professée n’est qu’une superstition de plus, s’attachant par hasard aux mots qui énoncent une vérité.

Si l’intelligence et le jugement de l’espèce humaine doivent être cultivés, une chose que les protestants au moins ne nient pas, ces facultés ne peuvent mieux s’exercer que sur des choses intéressant l’homme, à ce point qu’on regarde comme nécessaire pour lui d’avoir des opinions là-dessus. Si la culture de notre entendement doit s’attacher à une chose plutôt qu’à une autre, c’est surtout à savoir les motifs de nos propres opinions. Tout ce qu’on pense sur des sujets où il est de la plus haute importance de penser juste, on devrait au moins pouvoir le défendre contre les objections ordinaires. Mais, nous dira-t-on peut-être : « qu’on enseigne aux hommes le motif de leurs opinions. Parce qu’on n’a jamais entendu controverser des opinions, il ne s’en suit pas qu’elles seront purement dans la mémoire et non dans l’intelligence. Les personnes qui apprennent la géométrie ne font pas qu’apprendre les théorèmes, mais elles comprennent et apprennent également les démonstrations, et il serait absurde de dire qu’elles demeurent ignorantes des principes des vérités géométriques parce qu’elles ne les entendent jamais nier et discuter. » Sans aucun doute, et un pareil enseignement suffit pour un sujet comme les mathématiques, où il n’y a rien à dire du tout sur le côté faux de la question. Ce qu’a de particulier l’évidence des vérités mathématiques, c’est que les arguments sont tous d’un côté. Il n’y a pas d’objection et pas de réponse aux objections. Mais pour tout sujet sur lequel la différence d’opinion est possible, la vérité dépend d’un équilibre à garder entre deux systèmes de raisons contradictoires. Même dans la philosophie naturelle, il y a toujours quelqu’autre explication possible des mêmes faits : quelque théorie géocentrique au lieu d’une théorie héliocentrique, quelque théorie phlogiston au lieu d’une théorie oxigène, et il faut démontrer pourquoi cette autre théorie ne peut pas être la bonne, et jusqu’à ce que nous sachions comment c’est démontré, nous ne comprenons pas les motifs de notre opinion. Mais si nous nous tournons vers des sujets infiniment plus compliqués, vers la morale, la religion, la politique, les relations sociales et les affaires de la vie, les trois quarts des arguments pour chaque opinion discutée consistent à détruire les apparences qui favorisent l’opinion opposée. On rapporte que le second orateur de l’antiquité étudiait toujours la cause de son adversaire avec autant d’attention, si ce n’est plus, que la sienne propre. Ce que Cicéron faisait pour obtenir un succès au barreau, doit être imité par tous ceux qui étudient un sujet à cette fin d’arriver à la vérité. L’homme qui ne connaît que son propre avis ne connaît pas grand’chose. Ses raisons peuvent être bonnes, et il se peut que personne ne soit capable de les réfuter. Mais s’il est également incapable de réfuter les raisons du côté adverse, s’il ne les connaît même pas, il n’a pas de motif pour préférer une opinion à l’autre. La seule chose rationnelle que cet homme ait à faire est de suspendre son jugement, et à moins qu’il ne se contente de cela, ou il est conduit par l’autorité, ou bien il adopte, comme on le fait en général, le côté pour lequel il se sent le plus d’inclination. Et il ne suffit pas qu’un homme entende les arguments de ses adversaires de la bouche de ses propres maîtres présentés comme ceux-ci les établissent, et accompagnés de ce qu’ils offrent comme réfutations. Ce n’est pas là la manière de faire franc jeu à ces arguments, ou de mettre son esprit en véritable contact avec eux. On doit les entendre de la bouche des personnes mêmes qui y croient, qui les défendent de bonne foi et de leur mieux : on doit les connaître sous leurs formes les plus plausibles et les plus persuasives, on doit sentir dans toute sa force la difficulté qui embarrasse, qui hérisse le sujet considéré dans tout son jour. Autrement, jamais un homme ne possédera la portion de vérité qui est seule capable d’affronter et de vaincre la difficulté.

Quatre-vingt-dix-neuf sur cent de ce qu’on appelle des hommes instruits, même de ceux qui peuvent discuter couramment en faveur de leurs idées, se trouvent dans cette condition bizarre. Leur conclusion peut être vraie, mais elle peut être fausse sans qu’ils s’en doutent ; ils ne se sont jamais mis dans la position mentale de ceux qui pensent autrement qu’eux, et ils n’ont jamais considéré ce que ces personnes peuvent avoir à dire, par conséquent ils ne connaissent pas, dans le sens véritable du mot, la doctrine qu’ils professent. Ils ne connaissent pas ces parties de leur doctrine qui expliquent et justifient le reste, ces considérations qui montrent que deux faits, en apparence contradictoires, sont conciliables, ou que de deux raisons paraissant toutes deux très-fortes, l’une doit être préférée à l’autre. De tels hommes sont étrangers à toute cette portion de la vérité qui, pour un esprit complétement éclairé, l’emporte dans la balance et décide le jugement. Du reste ceux-là seuls la connaissent réellement qui ont écouté les deux côtés avec impartialité et qui ont essayé d’en voir les raisons sous leur forme la plus évidente. Cette discipline est si essentielle à une juste compréhension des sujets moraux et humains, que s’il n’existe pas des adversaires pour toutes les vérités importantes, on doit se les figurer et leur fournir les argument les plus forts que puisse imaginer le plus habile avocat du diable.

Pour diminuer la force de ces considérations, un ennemi de la libre discussion dira peut-être : « Il n’y a pas de nécessité pour l’humanité en général de connaître et de comprendre tout ce qui peut être dit contre ou pour ses opinions par les philosophes et les théologiens. Il n’est pas utile pour le commun des hommes de pouvoir exposer toutes les erreurs et tous les sophismes d’un habile adversaire. Il suffit qu’il y ait toujours quelqu’un capable d’y répondre, afin que tout ce qui pourrait tromper les personnes sans instruction soit réfuté. Les esprits ordinaires, connaissant les principes évidents des vérités qu’ils professent, peuvent se fier à l’autorité pour le reste : ils n’ont point, ils le savent bien, la science et le talent nécessaires pour résoudre toutes les difficultés qu’on pourrait élever : l’assurance qu’elles peuvent être résolues par les gens qui en font leur métier doit suffire à leur repos. »

Même en accordant à cette façon de penser tout ce que peuvent réclamer en sa faveur ceux à qui il ne coûte pas grand’chose de croire la vérité sans la comprendre parfaitement, les droits de l’homme à la libre discussion n’en sont nullement affaiblis. Car aux termes de cette doctrine même, l’humanité devrait avoir l’assurance rationnelle qu’on a répondu d’une manière satisfaisante à toutes les objections. Or, comment peut-on y répondre, si on n’en doit pas parler ? Ou, comment peut-on savoir que la réponse est satisfaisante, si les personnes gui élevaient les objections n’ont pu dire qu’elle ne l’était pas ? Les philosophes et les théologiens qui doivent résoudre les difficultés, sinon le public, devraient se familiariser avec ces difficultés sous leur forme la plus embarrassante ; et pour cela il faut qu’on puisse les poser librement et les montrer sous leur aspect le plus avantageux. L’église catholique traite à sa façon ce problème embarrassant. Elle trace une ligne de démarcation bien prononcée entre ceux qui doivent accepter ses doctrines comme matière de foi, et ceux qui peuvent les adopter par conviction. À la vérité elle ne permet à personne de faire un choix de ce qu’il acceptera ; mais le clergé, là du moins où il mérite sa pleine confiance, peut d’une manière admissible et méritoire, prendre connaissance des arguments des adversaires afin d’y répondre ; il peut, par conséquent, lire les livres hérétiques ; les laïques ne le peuvent pas sans une permission spéciale très-difficilement obtenue. Cette discipline regarde comme utile pour les enseignants de connaître la cause adverse ; mais, sans inconséquence, elle juge à propos de priver de cette connaissance le reste du monde, donnant ainsi à l’élite plus de culture d’esprit, sinon plus de liberté, qu’à la masse. Par ce moyen, elle réussit à obtenir la sorte de supériorité intellectuelle que requiert son but ; car bien que la culture sans la liberté n’ait jamais fait un esprit étendu et libéral, on peut en obtenir néanmoins un habile nisi prius avocat d’une cause. Mais cette ressource est refusée aux pays professant le protestantisme, puisque les protestants soutiennent, du moins en théorie, que la responsabilité pour le choix d’une religion doit peser sur chacun et ne peut être rejetée sur les enseignants. D’ailleurs dans l’état présent du monde, il est impossible en pratique que les ouvrages lus par les gens instruits soient ignorés des autres. Si les instituteurs de l’humanité doivent être compétents sur tout ce qu’ils doivent savoir, on doit pouvoir tout écrire et tout publier librement.

Cependant si l’absence de libre discussion ne causait d’autre mal, lorsque les opinions reçues sont vraies, que de laisser les hommes dans l’ignorance des principes de ces opinions, on pourrait la regarder comme un mal non moral mais simplement intellectuel et n’affectant nullement la valeur des opinions, quant à leur influence sur le caractère. Le fait est pourtant que l’absence de discussion fait oublier non-seulement les principes mais trop souvent aussi le sens même de l’opinion. Les mots qui l’expriment cessent de suggérer des idées ou ne suggèrent plus qu’une petite portion de celles qu’ils servaient à rendre originairement. Au lieu d’une conception forte et d’une croyance vivante, il ne reste que quelques phrases retenues par routine ; ou, si l’on retient quelque chose du sens, c’en est seulement l’écaille et l’écorce, la plus pure essence en étant perdue. Le grand chapitre que ce fait occupe et remplit dans l’histoire humaine ne peut être trop sérieusement étudié et médité.

On le trouve dans l’histoire de toutes les doctrines morales et de toutes les croyances religieuses. Elles sont pleines de sens et de vérité pour ceux qui les créent et pour les disciples immédiats des créateurs. Leur sens continue à être compris aussi clairement, si ce n’est plus, tant que dure la lutte pour donner à la doctrine ou à la croyance la suprématie sur les autres croyances. À la fin, ou elle l’emporte et devient l’opinion générale ; ou son progrès s’arrête, elle garde le terrain conquis mais cesse de s’étendre. Quand l’un ou l’autre de ces résultats est devenu apparent, la controverse sur le sujet diminue et s’éteint graduellement. La doctrine a pris sa place, sinon comme une opinion reçue, du moins comme une des sectes ou divisions d’opinion admises : ceux qui la professent en ont généralement hérité et ne l’ont pas adoptée, et des conversions d’une de ces doctrines à l’autre étant alors un fait exceptionnel, leurs partisans s’occupent fort peu de convertir. Au lieu d’être comme tout d’abord constamment sur le qui vive, soit pour se défendre contre le monde, soit pour le conquérir, ils en sont venus à une croyance inerte ; et jamais, autant qu’ils le peuvent, ils n’écoutent des arguments contre leur croyance, ni ne fatiguent les dissidents (s’il y en a) par des arguments en sa faveur. De cet instant on peut dater ordinairement le déclin du pouvoir vivant d’une doctrine.

Nous entendons souvent ceux qui enseignent les croyances religieuses se plaindre de la difficulté d’entretenir dans l’esprit des croyants une conception vive de la vérité qu’ils reconnaissent nominalement, de façon à ce qu’elle puisse influer sur leurs sentiments et prendre véritablement de l’empire sur leur conduite. On ne se plaint pas d’une telle difficulté, tant que la croyance lutte encore pour s’établir. Alors les plus faibles combattants eux-mêmes savent et sentent pourquoi ils luttent, et connaissent la différence qu’il y a entre leur doctrine et les autres. Aussi peut-on, à cette époque de l’existence de toute croyance, trouver nombre de personnes qui ont réalisé ses principes fondamentaux sous toutes les formes de la pensée, qui les ont examinés et pesés sous tous leurs aspects importants, et qui en ont éprouvé, quant à leur caractère, tout l’effet que la foi en cette doctrine devrait produire sur un esprit qui en est profondément pénétré. Mais quand elle a passé à l’état de croyance héréditaire et qu’elle est reçue passivement et non activement, quand l’esprit n’est plus aussi obligé de concentrer toutes ses facultés sur des questions que lui suggère sa croyance, il y a une tendance croissante à ne retenir que les formules de la croyance ou bien à y donner un assentiment inerte et indifférent. On se figure que de l’accepter comme matière de foi dispense de la pratiquer en conscience ou d’en faire l’épreuve par l’expérience personnelle ; un moment vient enfin où tout rapport disparaît presque entre cette croyance et la vie intérieure de l’être humain. Alors on voit, ce qui est presque général aujourd’hui, la croyance religieuse demeurer pour ainsi dire à l’extérieur de l’esprit, pétrifié désormais contre toutes les autres influences qui s’adressent aux parties les plus élevées de notre nature ; elle manifeste son pouvoir en empêchant toute conviction nouvelle et vivante d’y pénétrer, mais elle ne fait rien elle-même pour l’esprit et le cœur que de monter la garde afin de les maintenir vides.

On voit à quel point des doctrines capables en elles-mêmes de produire la plus profonde impression sur l’esprit peuvent y rester à l’état de croyances mortes, sans jamais être comprises par l’imagination, les sentiments ou l’intelligence, lorsqu’on examine comment la majorité des croyants professe le christianisme. J’entends ici par christianisme ce que tiennent pour tel toutes les églises et toutes les sectes : les maximes et les préceptes contenus dans le Nouveau-Testament. Tous les chrétiens professants les regardent comme sacrées et les acceptent comme lois. Cependant, et c’est la pure vérité, il n’y a peut-être pas un chrétien sur mille qui dirige ou qui juge sa conduite individuelle d’après ces lois. Le modèle auquel chacun d’eux s’en rapporte est la coutume de sa nation, de sa classe ou de sa secte religieuse. Il a ainsi d’un côté une collection de maximes morales que la sagesse divine, selon lui, a daigné lui transmettre comme règle de conduite, et de l’autre un ensemble de jugements et de pratiques habituelles qui s’accordent assez bien avec quelques-unes de ces maximes, moins bien avec quelques autres, qui sont directement opposées à d’autres encore, et qui forment en somme un compromis entre la croyance chrétienne et les intérêts et les suggestions de la vie mondaine. Au premier de ces modèles le chrétien donne son hommage, au deuxième son obéissance véritable.

Tous les chrétiens croyent que les pauvres, les humbles et tous ceux que le monde maltraite sont bien heureux, qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, qu’ils ne doivent pas juger de peur d’être jugés eux-mêmes, qu’ils ne doivent pas jurer, qu’ils doivent aimer leur prochain comme eux-mêmes, que si quelqu’un prend leur manteau ils doivent lui donner aussi leur habit, qu’ils ne doivent pas se préoccuper du lendemain, que pour être parfaits ils doivent vendre tout ce qu’ils ont et le donner aux pauvres. Ils ne mentent pas quand ils disent qu’ils croyent ces choses-là. Ils le croyent comme les hommes croyent ce qu’ils ont toujours entendu louer et jamais entendu discuter. Mais dans le sens de cette foi vivante qui règle la conduite, ils croyent à ces doctrines juste autant qu’on a coutume d’agir d’après elles. Les doctrines, dans leur intégrité, ont leur prix pour en lapider les adversaires, et il est entendu qu’on doit les mettre en avant (autant que possible) comme les motifs de tout ce que les hommes font de louable. Mais si quelqu’un leur rappelait que ces maximes demandent une foule de choses qu’ils ne pensent même jamais à faire, il n’y gagnerait que d’être rangé parmi ces gens impopulaires qui affectent d’être meilleurs que les autres. Les doctrines n’ont aucune prise sur les croyants ordinaires, aucun pouvoir sur leurs esprits. Ils ont un respect habituel pour le son des doctrines, mais ils n’ont pas le sentiment qui va des mots au fond des choses, forçant l’esprit à prendre ces dernières en considération, à les prendre pour base de conduite. Toutes les fois qu’il s’agit de conduite, les hommes regardent autour d’eux pour savoir de M. A. et de M. B. jusqu’à quel point ils doivent obéir au Christ.

Nous pouvons être assurés qu’il en était tout autrement parmi les premiers chrétiens ; s’il en eût été alors comme aujourd’hui, jamais le christianisme ne serait devenu, de secte obscure d’un peuple méprisé, la religion de l’empire romain. Quand leurs ennemis disaient « Voyez comme les chrétiens s’aiment les uns les autres » (une remarque que personne apparemment ne ferait aujourd’hui), les chrétiens sentaient bien sûr plus vivement la portée de leur croyance qu’ils ne firent jamais depuis. Et c’est pourquoi sans doute le christianisme fait si peu de progrès maintenant et se trouve, après dix-huit siècles, borné aux Européens et aux descendants des Européens. Il arrive souvent, même aux personnes strictement religieuses, à celles qui prennent leurs doctrines au sérieux et qui y attachent plus de sens qu’on ne le fait en général, d’avoir présente à l’esprit d’une façon active, seulement cette partie de la doctrine faite par Calvin ou Knox ou quelqu’autre personne semblable d’une position plus analogue à la leur. Les paroles du Christ coexistent passivement dans leur esprit, y produisant à peine plus d’effet que ne peut en produire l’audition machinale de paroles si douces. Il y a sans doute beaucoup de raisons pour que des doctrines qui sont le drapeau d’une secte particulière gardent plus de vitalité que les doctrines communes à toutes les sectes reconnues, et pour que ceux qui enseignent ces doctrines prennent plus de soin d’en inculquer tout le sens. Mais la principale raison, c’est que ces doctrines sont plus discutées et ont plus souvent à se défendre contre de francs adversaires. Dès qu’il n’y a plus d’ennemi à craindre, et ceux qui enseignent et ceux qui apprennent s’endorment à leur poste.

La même chose est vraie généralement parlant, pour toute doctrine traditionnelle, pour celles de prudence et de connaissance de la vie aussi bien que pour celles de morale ou de religion. Toutes les langues et toutes les littératures abondent en observations générales sur la vie et sur la manière de se conduire dans la vie ; observations que chacun connaît, que chacun répète ou écoute en y acquiesçant, qu’on regarde comme des truismes et dont pourtant on n’apprend en général le vrai sens que lorsque l’expérience les transforme pour nous en réalité, et presque toujours d’une façon pénible. Que de fois une personne, en éprouvant un malheur ou un désappointement, ne se rappelle-t-elle pas quelque proverbe ou quelque dicton qui, si elle en avait toujours aussi bien compris le sens, lui aurait épargné cette calamité. À la vérité il y a d’autres raisons pour cela que l’absence de discussion ; il y a beaucoup de vérités dont on ne peut comprendre tout le sens, que lorsque l’expérience personnelle nous l’a enseigné. Mais de celles-là même le sens aurait été plus et mieux compris, si l’homme s’était accoutumé à en entendre discuter le pour et le contre par des gens connaissant ce dont ils parlaient. La tendance fatale de l’espèce humaine à laisser de côté une chose dès qu’elle n’est plus révoquée en doute a causé la moitié de ses erreurs. Un auteur contemporain a bien décrit le profond sommeil d’une opinion faite, arrêtée.

« Mais quoi, » demandera-t-on, « est-ce que l’absence d’unanimité est une condition indispensable au vrai savoir ? est-il nécessaire qu’une portion de l’humanité persiste dans l’erreur pour que l’autre puisse comprendre la vérité ? Est-ce qu’une croyance cesse d’être vraie et vitale aussitôt qu’elle est généralement acceptée ? est-ce qu’une proposition n’est jamais complètement comprise et sentie, si l’on ne conserve quelque doute sur son compte ? Est-ce qu’une vérité périt aussitôt que l’humanité l’a unanimement acceptée ? On a toujours regardé l’acquiescement de plus en plus unanime des hommes aux vérités importantes, comme le but le plus élevé et le plus grand des progrès de l’intelligence. Est-ce que l’intelligence ne dure qu’aussi longtemps qu’elle n’a pas atteint son but ? Est-ce que la plénitude même de la victoire détruit les fruits de la conquête ? »

Je n’affirme rien de tel. À mesure que l’humanité progresse, le nombre des doctrines qui ne sont plus un sujet de discussion ni de doute augmente constamment, et le bien-être de l’humanité peut presque se mesurer au nombre et à l’importance des vérités devenues incontestables. La cessation sur un point, puis sur un autre, de toute controverse sérieuse, est un des incidents nécessaires de la consolidation de l’opinion ; une consolidation aussi salutaire dans le cas d’une opinion juste qu’elle est dangereuse et nuisible quand les opinions sont erronées. Mais, quoique cette diminution graduelle de la diversité d’opinion soit nécessaire dans toute la force du terme, étant à la fois inévitable et indispensable, nous ne sommes pas obligés d’en conclure que toutes ses conséquences doivent être salutaires.

La nécessité d’expliquer ou de défendre constamment une vérité aide si bien à la comprendre dans toute sa force, que cet avantage, quoiqu’il ne surpasse pas, pourrait presque balancer celui de la reconnaissance universelle de cette vérité.

J’avoue que je voudrais voir, là où on ne possède plus un tel avantage, les instituteurs de l’espèce humaine chercher à le remplacer. Je voudrais les voir créant quelque moyen de rendre les difficultés de la question aussi présentes à l’esprit des hommes que le ferait un adversaire désireux de les convertir.

Mais au lieu de chercher de semblables moyens, ils ont perdu ceux qu’ils avaient autrefois. Un de ces moyens étaient la dialectique de Socrate, dont Platon nous donne dans ses dialogues de si magnifiques exemples.

C’était essentiellement une discussion négative des grandes questions de la philosophie et de la vie, dirigée avec un art consommé, se proposant de montrer à un homme qui avait simplement adopté les lieux communs de l’opinion reçue, qu’il ne comprenait pas le sujet, qu’il n’avait encore attaché aucun sens défini aux doctrines qu’il professait ; afin qu’éclairé sur son ignorance il pût chercher à se faire une croyance solide, reposant sur une conception nette et du sens et de l’évidence des doctrines. Les disputes des écoles du moyen âge avaient un but à peu près semblable. On voulait s’assurer par là que l’élève comprenait sa propre opinion et (par une corrélation nécessaire) l’opinion opposée, et qu’il pouvait appuyer les motifs de l’une et réfuter ceux de l’autre. Ces dernières disputes avaient à la vérité ce défaut irrémédiable de tirer leurs prémisses non de la raison mais de l’autorité : et comme discipline pour l’esprit, elles étaient inférieures sous tous les rapports à ces dialectiques puissantes qui formèrent l’intelligence des Socratici viri ; mais l’esprit moderne doit beaucoup plus à toutes deux qu’il ne veut généralement le reconnaître, et les divers modes d’éducation d’aujourd’hui ne contiennent rien qui puisse remplacer le moins du monde l’une ou l’autre. Une personne qui tient toute son instruction des professeurs ou des livres, même si elle échappe à la tentation habituelle de se contenter d’apprendre sans comprendre, n’est nullement obligée d’entendre les deux côtés d’un sujet. Il est très-rare, même parmi les penseurs, qu’on connaisse à ce point un sujet des deux côtés ; et la plus faible partie de ce que chacun dit pour défendre son opinion est ce qu’il destine comme réplique à ses adversaires. C’est la mode aujourd’hui de déprécier la logique négative, celle qui indique les points faibles en théorie ou les erreurs en pratique, sans établir de vérités positives. À vrai dire une telle critique négative serait triste comme résultat final ; mais comme moyen d’obtenir une connaissance positive ou une conviction digne de ce nom, on ne peut trop l’estimer. Et jusqu’à ce que les hommes y soient de nouveau systématiquement dressés, il y aura peu de grands penseurs, et le niveau de la moyenne des intelligences sera peu élevé pour tout ce qui n’est pas mathématiques et sciences physiques. Sur tout autre sujet les opinions d’un homme ne méritent le nom de connaissance qu’autant qu’il a suivi, de gré ou de force, cette marche intellectuelle que lui eût fait suivre une controverse active des adversaires. On le voit, il est donc plus qu’absurde de renoncer, quand il s’offre de lui-même, à un avantage qu’il est si indispensable mais si difficile de créer lorsqu’il manque. Si donc il y a des personnes qui contestent une opinion reçue, ou qui le feront si la loi ou l’opinion le leur permet, remercions-les, écoutons-les, et réjouissons-nous de ce que quelqu’un fait pour nous ce qu’autrement (si nous tenons le moins du monde à la certitude ou à la vitalité de nos convictions) nous devrions faire nous-mêmes avec beaucoup plus de peine.

II nous reste encore à parler d’une des principales causes qui rendent la diversité d’opinions avantageuse. Cette cause subsistera jusqu’à ce que l’humanité soit entrée dans une ère de progrès intellectuel qui semble pour le moment à une distance incalculable. Nous n’avons jusqu’à présent examiné que deux possibilités : 1° l’opinion reçue peut être fausse, et par conséquent quelque autre opinion, vraie ; 2° l’opinion reçue étant vraie, une lutte entre elle et l’erreur opposée est indispensable à une conception nette et à un profond sentiment de sa vérité. Mais il arrive plus souvent encore que les doctrines en contradiction, au lieu d’être l’une vraie et l’autre fausse, se partagent la vérité ; alors l’opinion dissidente est nécessaire pour fournir le reste de la vérité dont la doctrine reçue ne réalise qu’une partie. Les opinions populaires sur tout sujet non palpable aux sens sont souvent vraies, mais ne le sont presque jamais complétement. Elles contiennent une partie de la vérité (tantôt plus grande, tantôt moindre) mais exagérée, défigurée et séparée des vérités qui devraient l’accompagner et la limiter. D’un autre côté les opinions hérétiques contiennent généralement quelques-unes de ces vérités supprimées et négligées qui brisant leurs chaînes, ou cherchent à se réconcilier avec la vérité contenue dans l’opinion commune, ou l’affrontent comme ennemie et s’élèvent contre elle, s’affirmant d’une manière aussi exclusive comme la vérité tout entière. Le dernier cas a été jusqu’à présent le plus commun, car l’esprit humain est plus généralement exclusif que libéral. De là vient qu’ordinairement, même dans les révolutions de l’opinion, une partie de la vérité s’obscurcit tandis qu’une autre paraît. Le progrès lui-même, qui devrait surajouter à la vérité, ne fait la plupart du temps que substituer une vérité partielle et incomplète à une autre. L’amélioration consiste simplement en ceci que le nouveau fragment de vérité est plus nécessaire, mieux adapté au besoin du moment que celui qu’il remplace. Tel est le caractère partiel des opinions dominantes, même quand elles reposent sur une base juste : donc, toute opinion qui représente quelque peu de la portion de vérité que néglige l’opinion commune, devrait être regardée comme précieuse, de quelques erreurs que cette vérité puisse être mêlée. Nul homme sensé ne ressentira d’indignation de ce que ceux qui nous obligent à remarquer des vérités qu’autrement nous eussions négligées, en négligent de leur côté quelques-unes de celles que nous apercevons. Il se dira plutôt que l’opinion populaire étant ainsi faite qu’elle ne voit qu’un côté de la vérité, il est désirable que les opinions impopulaires soient proclamées par des apôtres non moins exclusifs, parce que ce sont ordinairement les plus énergiques et les plus capables d’attirer malgré elle l’attention publique sur le fragment de sagesse qu’ils exaltent, comme si c’était la sagesse tout entière.

C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les paradoxes de Rousseau firent une salutaire explosion au milieu de cette société dont toutes les classes étaient éperdues d’admiration devant ce qu’on appelle la civilisation et devant les merveilles de la science, de la littérature, de la philosophie moderne, ne se comparant aux anciens que pour se mettre au-dessus d’eux.

Rousseau rendit le service de briser la masse compacte de l’opinion aveugle et de forcer ses éléments à se reconstituer sous une meilleure forme et avec des additions. Non pas que les opinions admises fussent, somme toute, plus loin de la vérité que celles de Rousseau ; au contraire, elles en étaient plus près, elles contenaient plus de vérité positive et beaucoup moins d’erreur. Néanmoins il y avait dans les doctrines de Rousseau, et il a passé dans l’opinion courante, précisément un grand nombre de ces vérités dont avait besoin l’opinion populaire ; aussi continuèrent-elles à subsister. Le mérite supérieur de la vie simple, l’effet énervant et démoralisant des entraves et des hypocrisies d’une société artificielle, sont des idées qui depuis Rousseau n’ont jamais complétement quitté les esprits cultivés ; elles produiront un jour leur effet, quoique pour le moment elles aient encore besoin d’être proclamées plus haut que jamais, et proclamées par des actes ; car les paroles sur ce sujet ont presque usé leur puissance.

D’autre part, il est reconnu en politique qu’un parti d’ordre ou de stabilité et un parti de progrès ou de réforme sont les deux éléments nécessaires d’un état politique florissant, jusqu’à ce que l’un ou l’autre ait tellement étendu sa puissance intellectuelle qu’il puisse être à la fois un parti d’ordre et de progrès, connaissant et distinguant ce qu’on doit conserver et ce qui doit être détruit. Chacune de ces manières de penser tire son utilité des défauts de l’autre ; mais c’est principalement leur opposition mutuelle qui les maintient dans les limites de la saine raison.

Si l’on ne peut exprimer avec une liberté égale, soutenir et défendre avec un talent et une énergie égale toutes les opinions militantes de la vie pratique, qu’elles soient favorables à la démocratie ou à l’aristocratie, à la propriété ou à l’égalité, à la coopération ou à la compétition, au luxe ou à l’abstinence, à l’état ou à l’individu, à la liberté ou à la discipline ; il n’y a aucune chance pour que les deux éléments obtiennent ce qui leur est dû ; il est sûr qu’un des plateaux de la balance l’emportera sur l’autre. La vérité, dans les grands intérêts pratiques de la vie, est surtout une question de combinaison et de conciliation des extrêmes ; aussi très-peu d’hommes ont-ils assez de lumière et d’impartialité pour faire cet accommodement d’une façon à peu près correcte : il doit être accompli alors par le procédé violent d’une lutte entre des combattants sous des bannières hostiles. Si, à propos d’une des grandes questions qu’on vient d’énumérer, une opinion a plus de droit que l’autre à être, non-seulement tolérée, mais encore encouragée et soutenue, c’est celle qui se trouve être la plus faible. Voilà l’opinion qui pour le moment représente les intérêts négligés, le côté du bien-être humain qui est en danger d’obtenir moins que sa part. Je sais qu’on tolère parmi nous les opinons les plus différentes sur la plupart de ces matières : ce qui prouve par des exemples nombreux et non équivoques l’universalité de ce fait, que dans l’état actuel de l’esprit humain toute la vérité ne peut se faire jour que par la diversité d’opinion. Quand on trouve des personnes qui ne partagent point l’apparente unanimité du monde sur un sujet, il est probable, même le monde fût-il dans le vrai, que ces dissidents ont à dire en leur faveur quelque chose qui mérite d’être écouté, et que la vérité perdrait quelque chose à leur silence.

On peut faire l’objection suivante : « Mais quelques-uns des principes reçus, surtout sur les sujets les plus élevés et les plus essentiels, sont plus que des demi-vérités. La morale chrétienne, par exemple, contient la vérité tout entière sur ce sujet, et si quelqu’un enseigne une morale différente, il est complétement dans l’erreur. » Comme ceci est un des cas les plus importants en pratique, on ne peut rien trouver de mieux pour mettre à l’épreuve la maxime générale. Mais avant de décider ce que la morale chrétienne est ou n’est pas, il serait désirable de fixer ce qu’on entend par morale chrétienne. Si on entend par là la morale du Nouveau-Testament, je m’étonne que quelqu’un qui tire sa science de ce livre lui-même, puisse supposer qu’il fût conçu ou annoncé comme une doctrine complète de morale. L’évangile en réfère toujours à une morale préexistante, et borne ses préceptes aux points particuliers sur lesquels cette morale devait être corrigée ou remplacée par une autre plus étendue et plus élevée. De plus, il s’exprime toujours dans les termes les plus généraux, impossibles souvent à interpréter littéralement et possédant plutôt l’onction de la poésie ou de l’éloquence que la précision de la législation. On n’a jamais pu en extraire un corps de doctrine morale, sans y ajouter l’Ancien-Testament, c’est-à-dire un système élaboré, à la vérité, mais barbare sous beaucoup de rapports, et fait seulement pour un peuple barbare. Saint Paul, un ennemi déclaré de cette manière judaïque d’interpréter la doctrine et d’achever l’esquisse de son maître, admet également une morale préexistante, savoir, celle des Grecs et des Romains, et il conseille aux chrétiens de s’en accommoder, jusqu’au point de sanctionner en apparence l’esclavage. Ce qu’on appelle la morale chrétienne, mais qu’on devrait plutôt appeler morale théologique, n’est nullement l’œuvre du Christ ni des apôtres ; elle date de plus près, elle a été faite graduellement par l’église chrétienne des cinq premiers siècles, et quoique les modernes et les protestants ne l’aient pas adoptée implicitement, ils l’ont moins modifiée qu’on n’aurait pu s’y attendre. À vrai dire, ils se sont contentés, pour la plupart, de retrancher les additions qui y avaient été faites au moyen âge, chaque secte les remplaçant par de nouvelles additions plus conformes à son caractère et à ses tendances. Je ne prétends nullement nier que l’espèce humaine doive beaucoup à cette morale et à ceux qui l’enseignèrent les premiers ; mais je me permets de dire qu’elle est sur beaucoup de points incomplète et exclusive, et que si des idées et des sentiments qu’elle ne sanctionne pas n’avaient point contribué à la formation de la vie et du caractère Européen, les affaires humaines seraient à présent bien pires qu’elles ne le sont. La morale chrétienne, comme on l’appelle, a tous les caractères d’une réaction : c’est en grande partie une protestation contre le paganisme. Son idéal est négatif plutôt que positif, passif plutôt qu’actif, l’innocence plutôt que la grandeur, l’abstinence du mal plutôt que la poursuite énergique du bien ; dans ses préceptes, comme on l’a très-bien dit, le tu ne feras pas, domine à l’excès le tu feras. Dans son horreur de la sensualité elle a fait une idole de l’ascétisme, puis, par un compromis graduel, de la légalité. Elle tient l’espérance du ciel et la crainte de l’enfer pour les mobiles d’une vie vertueuse ; elle reste en cela bien au-dessous des sages de l’antiquité, et fait ce qu’il faut pour donner à la morale humaine un caractère essentiellement égoïste, en séparant les sentiments de devoir chez chaque homme des intérêts de ses semblables, excepté lorsqu’un motif intéressé le porte à y avoir égard. C’est essentiellement une doctrine d’obéissance passive ; elle inculque la soumission à toutes les autorités constituées ; à la vérité on ne doit pas leur obéir activement, quand elles commandent ce que la religion défend, mais on ne doit pas leur résister, encore bien moins se révolter contre elles, si injustes qu’elles soient. Tandis que dans la morale des meilleures nations païennes les devoirs du citoyen envers l’État tiennent une place disproportionnée et empiètent sur la liberté individuelle, dans la morale purement chrétienne cette grande division de nos devoirs est à peine mentionnée ou reconnue. C’est dans le Coran et non dans le Nouveau-Testament que nous lisons cette maxime : Un gouvernant qui désigne un homme pour un emploi, quand il y a dans ses États un autre homme plus capable de le remplir, pèche contre Dieu et contre l’État. Si l’idée d’obligation envers le public est parvenue à se faire jour dans la morale moderne, on l’a empruntée non au christianisme mais aux Grecs et aux Romains. De même ce qu’il y a, dans la morale privée, de magnanimité, d’élévation d’esprit, de dignité personnelle, je dirai même de sens de l’honneur, provient non de la partie religieuse, mais de la partie purement humaine de notre éducation, et n’aurait jamais pu être le fruit d’une doctrine morale qui n’accorde de valeur qu’à l’obéissance.

Je suis aussi loin que possible de dire que ces défauts sont nécessairement inhérents à la doctrine chrétienne, de quelque manière qu’on la conçoive ; ou bien de dire que ce qui lui manque pour être une doctrine morale complète ne saurait se concilier avec elle. Je prétends encore bien moins insinuer cela des doctrines et des préceptes du Christ lui-même. Je crois que les paroles du Christ sont visiblement tout ce qu’elles ont voulu être ; qu’elles ne sont inconciliables avec rien de ce qu’exige une morale étendue ; qu’on peut en extraire tout ce qu’il y a d’excellent en théorie sans leur faire plus de violence que n’ont fait tous ceux qui ont cherché à en déduire un système pratique de conduite quelconque. Mais je crois en même temps, et il n’y a pas là contradiction, qu’elles ne contiennent et ne voulaient contenir qu’une partie de la vérité.

Je crois que dans ses instructions le fondateur du christianisme a négligé à dessein beaucoup d’éléments essentiels de la plus haute morale, que l’Église chrétienne, elle, a complètement rejetés dans le système de morale qu’elle a basé sur ces mêmes instructions. Et cela étant, je regarde comme une grande erreur de vouloir trouver dans la doctrine chrétienne cette règle complète de conduite que son auteur n’a pas voulu détailler tout entière, mais seulement sanctionner et appuyer. Je crois aussi que cette étroite théorie devient un mal pratique très-grave, en diminuant beaucoup la valeur de l’éducation et de l’instruction morale que tant de personnes bien intentionnées s’efforcent enfin d’encourager. Je crains beaucoup qu’en essayant de former l’esprit et les sentiments sur un type exclusivement religieux, et en écartant ces modèles séculiers (si l’on peut parler ainsi) qui côtoyaient et suppléaient la morale chrétienne, mêlant leur esprit au sien, il n’en résulte un type de caractère bas, abject, servile, capable peut-être de se soumettre à ce qu’il estime la volonté divine, mais incapable de s’élever à la conception de la bonté divine ou de sympathiser avec elle. Je crois qu’une morale autre que la morale purement chrétienne doit exister à côté d’elle pour produire la régénération morale de l’esprit humain, et que le système chrétien ne fait pas exception à cette règle que, dans un état imparfait de l’esprit humain, les intérêts de la vérité exigent la diversité d’opinions.

Il n’est pas nécessaire qu’en cessant d’ignorer les vérités morales non contenues dans le christianisme, les hommes se mettent à ignorer aucune de celles qu’il contient. Un tel préjugé ou une telle inadvertance, quand elle a lieu, est tout à fait un mal ; mais c’est un mal dont nous ne pouvons espérer d’être toujours exempts, et qui doit être regardé comme le prix d’un bien inestimable. On doit protester contre la prétention exclusive qu’élève une portion de la vérité à être la vérité tout entière ; et si une réaction rendait injustes à leur tour ceux qui protestent, cet aveuglement peut, comme l’autre, être déploré, mais il doit être toléré. Si les chrétiens voulaient apprendre aux infidèles à être justes envers le christianisme, ils devraient être justes eux-mêmes envers l’infidélité. C’est mal servir la vérité, que de perdre de vue ce fait bien connu par tous ceux qui ont la moindre notion d’histoire littéraire, qu’une grande partie de l’enseignement moral le plus noble et le plus élevé a été l’œuvre, non-seulement d’hommes qui ne connaissaient pas, mais d’hommes qui connaissaient et rejetaient la foi chrétienne.

Je ne soutiens pas que l’usage le plus illimité de la liberté d’énoncer toutes les opinions possibles mettrait fin aux maux de l’esprit de secte religieux ou philosophique. Toutes les fois que des hommes d’un esprit étroit croient de bonne foi une vérité, on est sûr de les voir la proclamer, l’inculquer et même souvent agir d’après leur conviction, comme s’il n’y avait pas au monde d’autre vérité, ou du moins pas d’autre qui puisse limiter ou modifier la première. Je reconnais que la plus libre discussion n’empêche pas la tendance de toute opinion à devenir sectaire, que souvent au contraire elle l’accroît et l’aigrit ; car on repousse d’autant plus violemment la vérité, inaperçue jusque-là, qu’elle est proclamée par des personnes regardées comme des adversaires.

Mais ce n’est pas sur le partisan passionné, c’est sur le spectateur plus calme et plus désintéressé, que cette collision des opinions produit son effet salutaire. Ce n’est pas la lutte violente entre les diverses parties de la vérité qui est le mal redoutable, mais bien la suppression tranquille d’une moitié de la vérité ; il y a toujours de l’espoir quand les hommes sont obligés d’écouter les deux côtés : c’est quand ils ne s’occupent que d’un seul que leurs erreurs tournent en préjugés et que la vérité exagérée et faussée cesse d’avoir les effets de la vérité. Et puisque rien n’est si rare dans le domaine intellectuel que cette faculté judiciaire qui peut rendre un jugement intelligent sur les deux côtés d’une question lorsqu’elle n’a entendu plaider qu’un avocat, la vérité n’a de chance que si toute opinion renfermant quelqu’une de ses fractions trouve des avocats et des avocats dignes d’être écoutés.

Nous avons reconnu maintenant la nécessité pour le bien-être intellectuel de l’espèce humaine (dont dépend son bien-être matériel) de la liberté d’opinions et de la liberté de discussion : cela pour quatre motifs distincts, que nous allons à présent récapituler brièvement : 1° Une opinion qu’on réduirait au silence peut très-bien être vraie : nier ceci, c’est affirmer notre propre infaillibilité ; 2° quand même l’opinion réduite au silence serait une erreur, elle peut contenir, ce qui arrive la plupart du temps, une portion de la vérité ; et puisque l’opinion générale ou dominante sur quelque sujet que ce soit est rarement ou n’est jamais toute la vérité, on n’a de chance de la connaître en entier que par la collision des opinions adverses ; 3° même dans le cas où l’opinion reçue contiendrait la vérité et toute la vérité, on la professera comme une sorte de préjugé, sans comprendre ou sentir ses principes rationnels, si elle ne peut être discutée vigoureusement et loyalement ; 4° le sens de la doctrine elle-même sera en danger d’être perdu, ou affaibli, ou privé de son effet vital sur le caractère et la conduite ; car le dogme deviendra une simple formule, inefficace pour le bien mais encombrant le terrain et empêchant la naissance de toute conviction réelle fondée sur la raison ou sur l’expérience personnelle.

Avant de quitter ce sujet de la liberté d’opinion, il convient d’accorder quelque attention à ceux qui disent : « On peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse d’une façon modérée, et qu’on ne passe pas les bornes de la discussion loyale. » On pourrait en dire long sur l’impossibilité de fixer ces bornes supposées. Il n’est guère possible de dire : il suffit de ne pas offenser ceux dont l’opinion est attaquée, car l’expérience le prouve, ils se regarderont comme offensés, toutes les fois que l’attaque sera puissante, et ils accuseront de manquer de modération tout adversaire qui les embarrassera. Mais cette considération, quoiqu’ importante sous un point de vue pratique, disparaît devant une objection plus fondamentale. Sans aucun doute la manière de proclamer une opinion, même une opinion juste, peut-être très-répréhensible et encourir à juste titre une censure sévère. Mais les principales offenses de ce genre sont telles qu’il est le plus souvent impossible, si ne n’est à moins d’un aveu accidentel, d’arriver à les démontrer.

La plus grave de ces offenses est de discuter d’une manière sophistique, de supprimer des faits ou des arguments, d’exposer inexactement les éléments du cas ou de dénaturer l’opinion adverse. Mais des personnes qu’on ne regarde pas, et qui, sous beaucoup d’autres rapports, ne méritent pas d’être regardées comme ignorantes ou incompétentes, agissent ainsi, même de la façon la plus grave, si souvent et avec tant de bonne foi, qu’il est rarement possible de pouvoir, en conscience, sur des motifs suffisants déclarer moralement coupable un faux exposé ; et la loi pourrait encore bien moins se permettre d’incriminer ce vice de polémique.

Quant à ce qu’on entend communément par discussion sans mesure, à savoir les invectives, les sarcasmes, les personnalités, etc., la dénonciation de ces procédés mériterait plus de sympathie, si on proposait jamais de les interdire également aux deux côtés ; mais on ne désire en restreindre l’emploi qu’au profit de l’opinion dominante. Qu’un homme les emploie contre les autres opinions, il est sûr, non seulement de n’être pas blâmé, mais d’être loué pour son zèle honnête et sa juste indignation. Cependant le mal que peuvent produire ces procédés n’est jamais si grand que lorsqu’on les emploie contre des opinions comparativement sans défense, et l’avantage injuste que peut tirer une opinion de cette manière de se proclamer revient presque uniquement aux opinions reçues.

La pire offense de cette espèce qu’on puisse commettre dans une polémique est de stigmatiser, comme des hommes dangereux et immoraux, ceux qui professent l’opinion contraire. Les hommes qui professent une opinion impopulaire sont particulièrement exposés à de telles calomnies, parce qu’ils sont en général peu nombreux et sans influence, et que personne ne s’intéresse à leur voir rendre justice. Mais par la nature des choses cette arme est refusée à ceux qui attaquent une opinion dominante ; ils courraient un danger personnel à s’en servir, et n’y eût-il pas danger, ils ne feraient par là que discréditer leur cause. En général les opinions opposées aux opinions reçues ne parviennent à se faire écouter qu’en employant un langage d’une modération étudiée, et en évitant avec le plus grand soin toute offense inutile : elles ne peuvent dévier le moindrement de cette ligne de conduite sans perdre du terrain ; tandis qu’au contraire des insultes sans mesure adressées par l’opinion reçue aux opinions contraires détournent réellement les hommes de celles-ci. C’est pourquoi, dans l’intérêt de la vérité et de la justice, il est important surtout ici d’interdire cet usage du langage insultant, et par exemple s’il fallait choisir, il serait beaucoup plus nécessaire de réprouver les attaques offensantes contre l’infidélité que contre la religion. Il est évident toutefois que ni la loi ni l’autorité n’ont à se mêler d’empêcher les unes ou les autres, et que le jugement de l’opinion devrait être déterminé, dans chaque occasion, par les circonstances du cas particulier.

On doit condamner tout homme, n’importe de quel côté de l’argument il se place, dans la plaidoirie duquel percerait ou le manque de bonne foi, ou la malignité, ou la bigoterie, ou l’intolérance de sentiment.

Mais il ne faut pas imputer ces vices à nos adversaires parce qu’ils sont nos adversaires, et l’on doit rendre honneur à la personne, dans quelque parti qu’elle se rencontre, qui a le calme de voir et l’honnêteté de reconnaître ce que sont réellement ses adversaires et leurs opinions, n’exagérant rien de ce qui peut leur nuire, ne cachant rien de ce qui peut leur être favorable. Voilà la vraie moralité de la discussion publique, et si elle est souvent violée, je suis heureux de penser qu’il y a beaucoup de polémistes qui l’observent à un très-haut degré, et un plus grand nombre encore qui s’efforcent consciencieusement d’arriver à cette observance.

Notes :
  1. Ces mots étaient à peine écrits, lorsque, comme pour leur donner un démenti solennel, survinrent les poursuites du gouvernement contre la presse en 1858. Cette intervention d’un mauvais esprit dans la liberté de la discussion publique, ne m’a pas entraîné à changer un seul mot du texte ; elle n’a pas davantage affaibli ma conviction que, les moments de panique exceptés, l’ère des pénalités pour la discussion politique était passée dans notre pays. Car d’abord on ne persista pas dans les poursuites, et secondement ce ne furent jamais à proprement parler des poursuites politiques. L’offense reprochée n’était pas d’avoir critiqué les institutions, ou les actes, ou les personnes des gouvernants, mais bien d’avoir propagé une doctrine estimée immorale, la légitimité du tyrannicide.
  2. Thomas Pooley, assises de Bodnin, 31 juillet 1857 ; au mois de décembre suivant il reçut un libre pardon de la couronne.
  3. Georges-Jacob Holysake, 17 août 1857 ; Edward Truelove, juillet 1857.
  4. Baron de Glenchein, cour de police Marlborough street, 4 août 1857.
  5. Toute la passion persécutante qui s’est mêlée, lorsde la révolte des cipayes, au déploiement universel des plus mauvaises parties de notre caractère national, nous offre ici un grand enseignement. Les fureurs des fanatiques et des charlatans de la tribune ne sont peut-être pas dignes de remarque ; mais les chefs du parti évangélique ont énoncé comme leur principe pour le gouvernement des Hindous et des Mahométans, qu’aucune école où la Bible n’est pas enseignée ne doit être assistée par les finances de l’État, et que nul emploi public ne peut être accordé à qui n’est pas chrétien ou ne se donne pas pour tel.
    Un sous-secrétaire d’État, dans un discours adressé à ses commettants le 22 novembre 1857, s’exprimait ainsi, à ce que l’on rapporte : « La tolérance par le gouvernement anglais de leur foi (la foi de 100 millions de sujets britanniques), de la superstition qu’ils appellent religion, avait eu pour effet de retarder la suprématie croissante du nom anglais, et d’empêcher le développement salutaire du christianisme. » La tolérance a été la pierre angulaire des libertés de notre pays. Mais qu’on se ne méprenne pas sur ce précieux mot de tolérance. De la manière dont le secrétaire d’État l’entendait, il signifiait la complète liberté pour tous, l’affranchissement du culte parmi les chrétiens qui avaient un culte fondé sur les mêmes bases ; il signifiait la tolérance de toutes les diverses sectes de chrétiens qui croyaient en un seul médiateur. Je désire appeler l’attention sur ce fait, qu’un homme estimé digne d’occuper un emploi élevé dans le gouvernement de notre pays, sous un ministère libéral, affirme cette doctrine qu’on n’a pas droit à la tolérance, quand on ne croit pas à la divinité du Christ.
    Après le stupide discours que nous venons de rapporter, qui peut se laisser aller à croire que les persécutions religieuses sont passées à tout jamais ?

CHAPITRE III

De l’individualité comme un des éléments du bien-être.

On vient de voir les raisons qui rendent absolument nécessaire aux hommes la liberté de se former des opinions et d’exprimer leurs opinions sans réserve ; on a vu également que si cette liberté n’est reconnue ou maintenue en dépit de la prohibition, les conséquences en sont funestes pour l’intelligence et la nature morale de l’homme. Recherchons maintenant si les mêmes raisons n’exigent pas que les hommes soient libres de se conduire dans la vie d’après leurs opinions, sans en être empêchés par leurs semblables, aussi longtemps que chacun ne le fait qu’à ses risques et périls. Naturellement cette dernière condition est indispensable. Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, les opinions elles-mêmes perdent leur immunité, quand on les exprime dans des circonstances telles, que leur expression est une instigation positive à quelqu’acte nuisible. L’idée que les marchands de blé font mourir de faim les pauvres ou que la propriété privée est un vol, ne doit pas être inquiétée quand elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition, si on l’exprime oralement, au milieu d’un rassemblement de furieux, attroupé devant la porte d’un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. Des actions, n’importe de quelle espèce, qui sans cause justifiable nuisent à autrui, peuvent être, et dans les cas les plus importants doivent absolument être contrôlés par la désapprobation, et quand besoin il y a, par l’intervention active du genre humain. La liberté de l’individu doit être ainsi bornée : il ne doit pas se rendre nuisible aux autres. Mais s’il ne blesse pas les autres dans ce qui les touche, et qu’il se contente d’agir suivant son inclination et son jugement dans des choses qui ne touchent que lui, les mêmes raisons qui établissent que l’opinion doit être libre prouvent aussi qu’il doit lui être parfaitement permis de mettre son opinion en pratique à ses propres dépens.

L’espèce humaine n’est pas infaillible ; ses vérités ne sont, pour la plupart, que des demi-vérités : l’unité d’opinion n’est pas désirable, à moins qu’elle ne résulte de la comparaison la plus libre et la plus entière des opinions contraires : la diversité d’opinions n’est pas un mal mais un bien, tant que l’humanité ne sera pas beaucoup plus capable qu’elle ne l’est aujourd’hui de reconnaître toutes les diverses faces de la vérité : voilà autant de principes tout aussi applicables à la manière d’agir des hommes qu’à leurs opinions. Puisqu’il est utile, tant que le genre humain est imparfait, qu’il y ait des opinions différentes, il est bon également qu’on essaie de différentes manières de vivre. Il est utile de donner un libre essor aux divers caractères, en les empêchant toutefois de nuire aux autres ; et chacun doit pouvoir, quand il le juge convenable, faire l’épreuve des différents genres de vie. Où la règle de conduite n’est pas le caractère de chacun, mais bien les traditions ou les coutumes d’autrui, là manque complètement un des principaux éléments du bonheur humain et l’unique élément du progrès individuel et social.

Ici la plus grande difficulté n’est pas dans l’appréciation des moyens qui conduisent à un but reconnu, mais dans l’indifférence des personnes en général à l’égard du but lui-même.

Si on regardait le libre développement de l’individualité comme un des principes essentiels du bien-être, si on le tenait non comme un élément qui se coordonne avec tout ce qu’on désigne par les mots civilisation, instruction, éducation, culture, mais bien comme une partie nécessaire et une condition de toutes ces choses, il n’y aurait pas de danger que la liberté ne fût pas appréciée à sa valeur ; on ne rencontrerait pas de difficultés extraordinaires à tracer la ligne de démarcation entre elle et le contrôle social. Mais malheureusement on accorde à peine à la spontanéité individuelle aucune espèce de valeur intrinsèque.

La majorité étant satisfaite des coutumes actuelles de l’humanité (car c’est elle qui les a faites ce qu’elles sont), ne peut comprendre pourquoi ces coutumes ne suffiraient pas à tout le monde. Il y a plus encore, la spontanéité n’entre pas dans l’idéal de la majorité des réformateurs moraux et sociaux : ils la regardent plutôt avec jalousie, comme un obstacle gênant et peut-être insurmontable à l’acceptation générale de ce qui, suivant le jugement de ces réformateurs, serait le mieux pour l’humanité. Peu de personnes, même en dehors de l’Allemagne, comprennent le sens de cette doctrine sur laquelle Guillaume de Humboldt, si distingué et comme savant et comme politique, a fait un traité, à savoir que « la fin de l’homme, non pas telle que la suggèrent de vagues et fugitifs désirs, mais telles que la prescrivent les décrets éternels ou immuables de la raison, est le développement le plus étendu et le plus harmonieux de toutes ses facultés en un ensemble complet et consistant » donc le but « vers lequel doit tendre incessamment tout être humain, et en particulier ceux qui veulent influer sur leurs semblables, est l’individualité de puissance et de développement. » Pour cela deux choses sont nécessaires : « La liberté et une variété de situation. » Leur union produit « la vigueur individuelle et la diversité multiple » qui se fondent en « originalité [1]. »

Cependant, si nouvelle et si surprenante que puisse paraître cette doctrine de Humboldt qui attache tant de prix à l’individualité, la question n’est après tout, on le pense bien, qu’une question du plus au moins. Personne ne suppose que la perfection de la conduite humaine soit de se copier exactement les uns les autres. Personne n’affirme que le jugement ou le caractère particulier d’un homme ne doit entrer pour rien dans sa manière de vivre et de soigner ses intérêts. D’un autre côté, il serait absurde de prétendre que les hommes devraient vivre comme si on n’avait rien su au monde avant qu’ils y vinssent, comme si l’expérience n’avait encore jamais montré que certaine manière de vivre ou de se conduire est préférable à certaine autre. Nul ne conteste qu’on doive élever et instruire la jeunesse de façon à la faire profiter des résultats obtenus par l’expérience humaine. Mais c’est le privilège et la condition propre d’un être humain arrivé à la maturité de ses facultés, de se servir de l’expérience et de l’interpréter à sa façon. C’est à lui de découvrir ce qu’il y a d’applicable dans l’expérience acquise à sa position et à son caractère. Les traditions et les coutumes des autres individus sont jusqu’à un certain point des témoignages de ce que l’expérience leur a appris, et ces témoignages, cette présomption doit être accueillie avec déférence par l’adulte que nous venons de supposer. Mais d’abord l’expérience des autres peut être trop bornée ou ils peuvent l’avoir interprétée de travers ; l’eussent-ils interprétée juste, leur interprétation peut ne pas convenir à un individu en particulier.

Les coutumes sont faites pour les caractères et les positions ordinaires : or, son caractère et sa position peuvent ne pas être de ce nombre. Quand même les coutumes seraient bonnes en elles-mêmes, et pourraient convenir à cet individu, un homme qui se conforme à la coutume uniquement parce que c’est la coutume, n’entretient ni ne développe en lui aucune des qualités qui sont l’attribut distinctif d’un être humain. Les facultés humaines de perception, de jugement, de discernement, d’activité intellectuelle, et même de préférence morale, ne s’exercent qu’en faisant un choix. Celui qui n’agit jamais que suivant la coutume ne fait pas de choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer le mieux ; la force intellectuelle et la force morale, tout comme la force musculaire, ne font de progrès qu’autant qu’on les exerce. On n’exerce pas ses facultés en faisant une chose simplement parce que d’autres la font, pas plus qu’en croyant une chose uniquement parce qu’ils la croient. Si une personne adopte une opinion sans que les principes de cette opinion lui paraissent concluants, sa raison n’en sera point fortifiée mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action dont les motifs ne sont pas conformes à ses opinions et à son caractère (là ou il ne s’agit pas d’affection ni des droits d’autrui), elle n’y gagnera que d’énerver son caractère et ses opinions qui devraient être actifs et énergiques.

L’homme qui laisse le monde ou du moins son monde choisir pour lui sa manière de vivre, n’a besoin que de la faculté d’imitation des singes. L’homme qui choisit lui-même sa manière de vivre se sert de toutes ses facultés. Il doit employer l’observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l’activité pour rassembler les matériaux de la décision, le discernement pour décider, et quand il a décidé, la fermeté et l’empire sur lui-même pour s’en tenir à sa décision délibérée. Et plus la portion de sa conduite qu’il règle d’après son jugement et ses sentiments est grande, plus toutes ces diverses qualités lui sont nécessaires.

Il peut au besoin être guidé dans le bon chemin et préservé de toute influence nuisible, sans aucune de ces choses. Mais quelle sera sa valeur comparative comme être humain ? Ce qui est vraiment important, ce n’est pas seulement ce que font les hommes, mais aussi quels sont les hommes. Parmi les œuvres de l’homme, que la vie humaine est légitimement employée à perfectionner et à embellir, la plus importante est sûrement l’homme lui-même. En supposant qu’on puisse bâtir des maisons, faire pousser du blé, livrer des batailles, juger des causes et même ériger des églises et dire des prières à la mécanique au moyen d’automates de forme humaine, on perdrait beaucoup à accepter ces automates contre les hommes et les femmes qui habitent actuellement les parties les plus civilisées du globe, bien qu’ils ne soient à coup sûr que des tristes échantillons de ce que la nature peut produire et produira un jour. La nature humaine n’est pas une machine qu’on puisse construire d’après un modèle pour faire exactement un ouvrage désigné, c’est un arbre qui veut croître et se développer de tous les côtés, suivant la tendance des forces intérieures qui en font une chose vivante.

On avouera sans doute qu’il est désirable pour les hommes de cultiver leur intelligence, et qu’il vaut mieux suivre intelligemment la coutume ou même à l’occasion s’en éloigner d’une façon intelligente, que de s’y conformer aveuglément et machinalement. On admet jusqu’à un certain point que notre intelligence doit nous appartenir ; mais on n’admet pas aussi facilement qu’il doit en être de même quant à nos désirs et à nos impulsions ; on regarde presque comme un péril et un piège d’avoir de fortes impulsions. Cependant les désirs et les impulsions font tout autant partie d’un être humain dans sa perfection que les croyances et les abstentions. De fortes impulsions ne sont dangereuses que lorsqu’elles ne sont pas équilibrées, un ensemble de vues et d’inclinations s’étant développé fortement, tandis que d’autres vues et d’autres inclinations qui devraient exister à côté, restent faibles et inactives. Ce n’est pas parce que les désirs des hommes sont ardents qu’ils agissent mal, c’est parce que leurs consciences sont faibles. Il n’y a pas de rapport naturel entre de fortes impulsions et une conscience faible : le rapport naturel est dans l’autre sens. Dire que les désirs et les sentiments d’une personne sont plus vifs et plus nombreux que ceux d’une autre, c’est dire simplement que la dose de matière brute de nature humaine est plus forte chez cette personne ; par conséquent elle est capable peut-être de plus de mal, mais certainement de plus de bien. De fortes impulsions, c’est de l’énergie sous un autre nom, voilà tout. L’énergie peut être employée à mal, mais une nature énergique peut faire plus de bien qu’une nature indolente et apathique. Ceux qui ont le plus de sentiments naturels sont aussi ceux dont on peut développer le plus les sentiments cultivés. Cette ardente sensibilité qui rend les impulsions personnelles vives et impuissantes, est aussi la source d’où découlent l’amour le plus passionné de la vertu, le plus strict empire sur soi-même. C’est en cultivant cette sensibilité que la société fait son devoir et protège ses intérêts, et non en rejetant la matière dont on fait les héros, parce qu’elle ne sait pas les faire. On dit d’une personne qu’elle a du caractère lorsque ses désirs et ses impulsions lui appartiennent en propre, sont l’expression de sa propre nature telle que l’a développée et modifiée sa propre culture. Un être qui n’a pas de désirs et d’impulsions à lui, n’a pas plus de caractère qu’une machine à vapeur. Si, outre qu’un homme a des impulsions à lui, ces impulsions sont fortes et placées sous le contrôle d’une volonté puissante, il a un caractère énergique. Quiconque pense qu’on ne devrait pas encourager l’individualité de désirs et d’impulsions à se déployer, doit soutenir aussi que la société n’a pas besoin de natures fortes, qu’elle ne s’en trouve pas mieux pour renfermer un grand nombre de personnes ayant du caractère, et qu’il n’est pas à désirer de voir la moyenne des hommes posséder beaucoup d’énergie.

Dans des sociétés naissantes, ces forces sont peut-être sans proportion avec le pouvoir que possède la société de les discipliner et de les contrôler. Il fut un temps où l’élément de spontanéité et d’individualité dominait d’une façon excessive et où le principe social avait à lui livrer de rudes combats.

La difficulté était alors d’amener des hommes puissants de corps ou d’esprit à subir des règles qui prétendaient contrôler leurs impulsions. Pour vaincre cette difficulté, la loi et la discipline (les papes par exemple en lutte contre les empereurs) proclamèrent leur pouvoir sur l’homme tout entier, revendiquant le droit de contrôler sa vie tout entière, afin de pouvoir contrôler son caractère que la société ne trouvait aucun autre moyen de contenir. Mais la société aujourd’hui a pleinement raison de l’individualité, et le danger qui menace la nature humaine n’est plus l’excès mais le manque d’impulsions et de goûts personnels. Les choses ont bien changé depuis le temps où les passions des hommes puissants par leur position ou par leurs qualités personnelles, étaient dans un état de rébellion habituelle contre les lois et les ordonnances, et devaient être rigoureusement enchaînées, afin que tout ce qui les entourait pût jouir d’une certaine sécurité. À notre époque, tout homme, depuis le premier jusqu’au dernier, vit sous le regard d’une censure hostile et redoutée. Non seulement pour ce qui touche les autres, mais encore pour ce qui ne touche qu’eux-mêmes, l’individu ou la famille ne se demandent pas : « Qu’est-ce que je préfère ? qu’est-ce qui conviendrait à mon caractère et à mes dispositions ? qu’est-ce qui donnerait beau jeu et le plus de chances de croître à nos facultés les plus élevées ? Ils se demandent : Qu’est-ce qui convient à ma situation, ou qu’est-ce que font ordinairement les personnes de ma position et de ma fortune, ou (pire encore) que font ordinairement les personnes d’une position et d’une fortune au-dessus de moi ? » Je ne prétends pas dire qu’ils préfèrent ce qui est la coutume à ce qui leur plaît : il ne leur vient pas à l’idée qu’ils puissent avoir de goût pour autre chose que ce qui est la coutume. Ainsi l’esprit lui-même est courbé sous le joug : même dans ce que les hommes font pour leur plaisir, la conformité est leur première pensée ; ils aiment en masse, ne portent leur choix que sur les choses qu’on fait en général ; ils évitent comme un crime toute singularité de goût, toute originalité de conduite, si bien qu’à force de ne pas suivre leur naturel, ils n’ont plus de naturel à suivre ; leurs capacités humaines sont desséchées et réduites à rien ; ils deviennent incapables de ressentir aucun vif désir, aucun plaisir naturel ; ils n’ont généralement ni opinions ni sentiments de leur cru, à eux appartenant. Maintenant, cela peut-il passer pour une saine condition des affaires humaines ?

Oui, suivant la théorie calviniste. Suivant cette théorie, l’offense capitale de l’homme, c’est d’avoir une volonté indépendante. Tout le bien dont l’humanité est capable est compris dans l’obéissance. Vous n’avez pas le choix, vous devez faire ainsi et non autrement. Tout ce qui n’est pas un devoir est un péché. La nature humaine étant complétement corrompue, il n’y a de rédemption pour personne, jusqu’à ce qu’on ait tué en soi la nature humaine. Pour quelqu’un qui soutient une pareille théorie, ce n’est pas un mal d’anéantir toutes les facultés, toutes les capacités, toutes les sensibilités humaines ; l’homme n’a besoin d’aucune autre capacité que de celle de s’abandonner à la volonté de Dieu, et s’il se sert de ses facultés autrement que pour accomplir d’une façon plus efficace cette volonté supposée, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne les possédât pas. Voilà la théorie du calvinisme, et beaucoup de personnes qui ne se regardent pas comme calvinistes, la professent sous une autre forme plus modérée ; l’adoucissement consiste à donner une interprétation moins ascétique à la volonté supposée du Très-Haut. On affirme qu’il veut que les hommes satisfassent quelques-uns de leurs goûts ; non pas, assurément, de la manière qu’ils préféreraient, mais d’une façon obéissante, c’est-à-dire de la façon prescrite par l’autorité et qui nécessairement est la même pour tous.

Sous cette forme insidieuse, il y a maintenant une forte tendance vers cette théorie étroite de la vie, et vers ce type de caractère humain inflexible et rétréci qu’elle professe.

Sans aucun doute, beaucoup de personnes croyent sincèrement que les hommes ainsi torturés et réduits à la taille de nains sont tels que leur créateur les voulait ; tout comme beaucoup de gens ont cru que les arbres étaient bien plus beaux, taillés en boules ou en formes d’animaux, que laissés dans leur état naturel. Mais si cela fait partie de la religion, de croire que l’homme a été créé par un être bon, il est en harmonie avec cette croyance de penser que cet être a donné les facultés humaines pour qu’elles soient cultivées et développées, et non pour qu’on les détruise et qu’on les déracine. Il est raisonnable d’imaginer qu’il se réjouit, toutes les fois que ses créatures font un pas vers l’idéal dont elles portent en elles la conception, toutes les fois qu’elles augmentent une de leurs facultés de compréhension, d’action ou de jouissance. Voilà un type de perfection humaine bien différent du type calviniste : on suppose ici que l’humanité ne reçoit pas sa nature pour en faire tout aussitôt abnégation. La revendication de soi-même des païens est un des éléments du mérite humain, aussi bien que l’oubli de soi-même des chrétiens [2]. Il y a un idéal grec de développement de soi-même, auquel se mêle, sans le remplacer, l’idéal platonique et chrétien d’empire sur soi-même. Ce peut être mieux d’être un John Knox qu’un Alcibiade, mais il vaut encore mieux être un Périclès que l’un ou l’autre ; et un Périclès, s’il en existait un aujourd’hui, ne serait pas sans quelques-unes des bonnes qualités qui appartiennent à John Knox.

Ce n’est pas en dressant à l’uniformité tout ce qu’il y a d’individuel en eux, mais en le cultivant et en le sollicitant dans les limites imposées par les droits et les intérêts d’autrui, que les êtres humains deviennent un noble et bel objet de contemplation ; et comme l’œuvre prend le caractère de ceux qui l’accomplissent, par le même procédé la vie humaine devient-elle aussi, riche et diversifiée. Elle anime et entretient avec plus d’abondance les hautes pensées, les sentiments qui élèvent ; elle fortifie le lien qui attache les individus à la race, en donnant plus de valeur à la race elle-même. À proportion du développement de son individualité, chaque personne prend plus de prix à ses propres yeux, et par conséquent est capable d’en prendre plus aux yeux des autres. Il y a une plus grande plénitude de vie dans toute son existence : et quand il y a plus de vie dans l’unité, il y en a plus dans la masse, qui se compose d’unités.

On ne peut se passer de la compression nécessaire pour empêcher les échantillons les plus énergiques de la nature humaine d’empiéter sur les droits des autres ; mais à cela il y a une ample compensation, même sous le point de vue du développement humain. Les moyens de développement que l’individu perd, si on l’empêche de satisfaire ses penchants d’une façon nuisible à autrui, ne seraient obtenus qu’aux dépens des autres hommes. Et lui même y trouve une compensation, car la contrainte imposée à son égoïsme facilite le développement supérieur de la partie sociale de sa nature.

Être soumis pour le bien des autres aux strictes règles de la justice, développe les sentiments et les facultés qui s’exercent pour le bien des autres. Mais être contraint dans les choses qui ne touchent pas le bien des autres, par leur simple déplaisir, ne développe rien de bon que la force de caractère qu’on peut peut-être déployer en résistant à la contrainte. Si l’on se soumet, cette contrainte émousse et appesantit toute notre nature. Pour donner beau jeu à la nature de chacun, il faut que différentes personnes puissent mener différents genres de vie. Les siècles qui ont eu le plus de cette latitude, sont ceux qui se recommandent le plus à l’attention de la postérité. Le despotisme lui-même ne produit pas ses pires effets, aussi longtemps que l’individualité existe sous ce régime, et tout ce qui détruit l’individualité est du despotisme, quelque nom qu’on puisse lui donner, qu’il prétende imposer la volonté de Dieu ou les injonctions des hommes.

Ayant dit qu’individualité est la même chose que développement, et que c’est seulement la culture de l’individualité qui produit ou peut produire des êtres humains bien développés, je pourrais clore ici l’argument. Que peut-on dire de plus en faveur d’une condition des affaires humaines, si ce n’est qu’elle amène les hommes au plus près du mieux qu’ils puissent être ? Ou que peut-on dire de pis d’un obstacle au bien, si ce n’est qu’il empêche ce progrès ? Sans aucun doute cependant, ces considérations ne suffiront pas à convaincre ceux qui ont le plus besoin d’être convaincus.

Et il est nécessaire en outre de prouver que ces êtres humains développés sont de quelque utilité aux êtres non développés. Il faut montrer à ceux qui ne désirent pas la liberté et qui ne voudraient pas s’en servir, que s’ils permettent à autrui d’en faire usage sans obstacle, ils peuvent en être récompensés de quelque façon appréciable.

Tout d’abord, ne pourraient-ils pas apprendre quelque chose de ces individus laissés libres ? Personne ne niera que l’originalité ne soit un élément précieux dans les affaires humaines. Il y a toujours besoin de gens non-seulement pour découvrir des vérités nouvelles, et signaler le moment où ce qui fut autrefois une vérité cesse de l’être, mais encore pour commencer de nouvelles pratiques et donner l’exemple d’une conduite plus éclairée, de plus de goût et de sens dans les affaires humaines. Ceci ne peut guère être nié par quiconque ne croit pas que le monde ait atteint la perfection dans toutes ses façons et coutumes.

Il est vrai que ce service ne peut être rendu par tout le monde indistinctement. Il n’y a que peu de personnes, en comparaison de toute l’espèce humaine, dont les expériences, si on les adoptait généralement, feraient faire un progrès sur la coutume établie. Mais ces quelques personnes sont le sel de la terre ; sans elles la vie humaine deviendrait une mare stagnante. Elles ne font pas qu’introduire un bien inconnu, elles entretiennent la vie dans celui qui existait déjà.

S’il n’y avait rien de nouveau à faire, est-ce que l’intelligence humaine cesserait d’être nécessaire ? Serait-ce une raison pour que ceux qui font des choses d’ancienne date, oublient pourquoi ils les font, les accomplissant comme des brutes et non comme des êtres humains ? Les meilleures croyances et les meilleures pratiques n’ont qu’une trop grande tendance à dégénérer en quelque chose de mécanique ; et à moins qu’il n’y ait une suite de personnes dont l’originalité toujours infatigable entretienne la vie dans ces croyances et dans ces pratiques, une lettre aussi morte ne résisterait guère au plus léger choc de quelque chose de réellement vivant ; il n’y aurait pas de raison alors pour que la civilisation ne s’éteignît pas comme dans l’empire grec. À la vérité les hommes de génie sont et seront toujours probablement en minorité ; mais afin de les avoir, il faut conserver le sol sur lequel ils croissent. Le génie ne peut respirer librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont ex vi termini, plus individuels que les autres, moins capables par conséquent de se mouler, sans une compression nuisible, dans aucun des moules peu nombreux que la société prépare pour éviter à ses membres la peine de former leur propre caractère.

Si par timidité les hommes de génie consentent à subir un de ces moules, et à laisser non épanouie cette partie d’eux-mêmes qui ne peut s’épanouir sous une telle pression, la société ne profitera guère de leur génie. Mais s’ils sont doués d’une grande force de caractère et brisent leurs liens, ils deviennent le point de mire de la société ; n’ayant pas réussi à les réduire au lien commun, elle les désigne solennellement comme bizarres, extravagants, etc. C’est à peu près comme si on se plaignait de ne pas voir le Niagara couler avec autant de calme qu’un canal hollandais.

Si j’insiste avec cette emphase sur l’importance du génie et sur la nécessité de le laisser se développer librement, en pensée et en pratique, c’est que si personne ne nie la chose en théorie, le monde en réalité y est totalement indifférent. Les hommes regardent le génie comme une belle chose, s’il rend un individu capable d’écrire un poème inspiré ou de peindre un tableau. Mais le génie dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire l’originalité dans la pensée et dans les actions, quoique chacun convienne que ce soit une chose à admirer, presque tout le monde au fond du cœur trouve qu’on peut très-bien s’en passer. Malheureusement ceci est trop naturel pour qu’on s’en étonne. L’originalité est une chose dont les esprits non originaux ne peuvent pas sentir l’utilité. Ils ne peuvent pas voir ce qu’elle est capable de faire pour eux, et comment le pourraient-ils ? s’ils le pouvaient, ce ne serait plus de l’originalité. Le premier service que l’originalité doit rendre à de tels esprits, c’est de leur ouvrir les yeux ; et cela étant fait et bien fait, ils auront eux-mêmes quelque chance de devenir originaux. En attendant, que ces pauvres d’esprit se souviennent que rien n’a encore été fait sans que quelqu’un ait été le premier à le faire, que tout ce qui existe de bien est le fruit de l’originalité, et qu’ils soient assez modestes pour croire qu’elle a encore quelque chose à accomplir, et pour demeurer convaincus que moins ils sentent le besoin de l’originalité, plus elle leur est nécessaire.

La vérité est que quelque hommage qu’on prétende rendre, ou même qu’on rende à la supériorité intellectuelle, vraie ou supposée, la tendance générale des choses dans le monde est de faire de la médiocrité la puissance dominante.

Dans l’histoire ancienne, au moyen âge, et à un moindre degré pendant la longue transition de la féodalité aux temps modernes, l’individu était une puissance par lui-même, et s’il avait ou de grands talents ou une position sociale élevée, cette puissance était considérable. À présent les individus sont perdus dans la foule. En politique, c’est presqu’une banalité de dire que l’opinion publique gouverne à présent le monde. Le seul pouvoir qui mérite ce nom est celui des masses, ou celui des gouvernements, qui se font les organes des tendances et des instincts des masses. Ceci est aussi vrai pour les relations morales et sociales de la vie privée, que pour les transactions publiques. Ce qu’on appelle l’opinion publique n’est pas toujours l’opinion de la même sorte de public. En Amérique, le public c’est toute la population blanche, en Angleterre, c’est simplement la classe moyenne. Mais c’est toujours une masse, c’est-à-dire une médiocrité collective.

Et ce qui est encore une plus grande nouveauté, à présent la masse ne prend pas ses opinions des dignitaires de l’église ou de l’État, ni de quelque chef ostensible, ni d’aucun livre.

Son opinion est faite par des hommes à peu près à sa hauteur, qui, au moyen des journaux, s’adressent à elle ou parlent en son nom sur la question du moment.

Je ne me plains pas de tout ceci. Je n’affirme pas que rien de mieux soit compatible, comme règle générale, avec l’humble état de l’esprit humain actuellement.

Mais cela n’empêche pas le gouvernement de la médiocrité d’être un gouvernement médiocre. Jamais le gouvernement d’une démocratie ou d’une aristocratie nombreuse n’est parvenu à s’élever au-dessus de la médiocrité, soit par ses actes politiques, soit par les opinions, les qualités, le genre d’esprit qu’il alimente, excepté la où la foule souveraine s’est laissée guider (comme elle l’a toujours fait dans ses meilleurs temps) par les conseils et l’influence d’une minorité ou d’un homme plus hautement doué et plus instruit. L’initiation à toutes les choses sages et nobles vient et doit venir des individus, et tout d’abord généralement de quelque individu isolé.

L’honneur et la gloire de la moyenne des hommes est de pouvoir suivre cette initiative, d’avoir le sens de ce qui est sage et noble, et d’y être conduit les yeux ouverts.

Je n’encourage pas ici cette sorte de culte du héros, qui applaudit un homme d’un génie puissant parce qu’il saisit de force le gouvernement du monde, et lui impose bon gré mal gré ses commandements. Tout ce qu’un tel homme peut revendiquer, c’est la liberté de montrer le chemin. Le pouvoir de forcer les autres à le suivre est non-seulement incompatible avec la liberté et le développement de tout le reste, mais corrompt l’homme de génie lui-même. Il semble cependant que lorsque les opinions des masses composées uniquement d’hommes ordinaires, sont devenues ou deviennent partout le pouvoir dominant, le contre-poids et le correctif de leur tendance serait l’individualité de plus en plus prononcée des penseurs les plus éminents.

C’est surtout dans ces circonstances que les individus exceptionnels devraient être encouragés à agir différemment de la masse, au lieu d’en être empêchés. Autrefois il n’y avait pas d’avantage à cela, à moins qu’ils n’eussent agi non-seulement différemment, mais mieux. Aujourd’hui, le simple exemple de non conformité, le simple refus de s’agenouiller devant la coutume est en soi-même un service.

Précisément parce que la tyrannie de l’opinion est telle, qu’elle fait un crime de l’excentricité, il est désirable, afin de briser cette tyrannie, que les hommes soient excentriques. L’excentricité et la force de caractère marchent toujours de pair, et la somme d’excentricité contenue dans une société, est généralement proportionnée à la somme de génie, de vigueur intellectuelle et de courage moral qu’elle renferme. Ce qui marque bien le principal danger de notre époque, c’est de voir si peu d’hommes oser être excentriques.

J’ai dit qu’il est important de donner le plus libre essor aux choses hors d’usage, afin qu’on puisse voir en temps voulu lesquelles d’entre elles méritent de passer en usage.

Mais l’indépendance d’action et le dédain de la coutume ne méritent pas seulement d’être encouragés, comme offrant la chance de créer de meilleures façons d’agir et des coutumes plus dignes de l’adoption générale. Ce ne sont pas non plus uniquement les personnes d’une supériorité intellectuelle bien décidée, qui ont un juste droit à mener la vie qui leur plaît.

Il n’y a pas de raison pour que toutes les existences humaines soient construites sur un modèle unique, ou sur un petit nombre de modèles. Si une personne possède une somme raisonnable de sens commun et d’expérience, sa propre manière d’arranger son existence est la meilleure ; non pas parce que c’est la meilleure en soi, mais parce que c’est la sienne propre. Les êtres humains ne sont pas comme des moutons, et les moutons eux-mêmes ne se ressemblent pas tous à ne pouvoir les distinguer. Un homme ne peut avoir un habit ou une paire de souliers à sa convenance, à moins qu’il ne les commande ou qu’il n’ait à choisir dans tout un magasin. Est-il donc plus facile de lui fournir une vie qu’un habit, ou bien la conformation physique et morale des êtres humains se ressemble-elle plus que la forme de leurs pieds ? Quand ce ne serait que parce que les hommes n’ont pas tous le même goût, il ne faudrait pas absolument essayer de les modeler tous d’une même façon. Mais en outre les différentes personnes veulent des conditions différentes pour leur développement intellectuel, et elles ne peuvent pas plus exister sainement dans la même atmosphère morale, que toutes les variétés de plantes ne peuvent exister sous le même climat. Les mêmes choses qui aident une personne à cultiver sa nature supérieure, sont des obstacles pour une autre.

La même manière de vivre est pour l’un une excitation salutaire qui entretient dans le meilleur ordre ses facultés d’actions et de jouissances, tandis que pour l’autre c’est un fardeau affreux qui suspend ou détruit toute vie intérieure. Il y a de telles différences entre les hommes, dans leur manière de jouir, de souffrir et de ressentir l’opération des diverses influences physiques et morales, que s’il n’y a pas une semblable diversité dans leur manière de vivre, ils ne pourront ni obtenir toute leur part de bonheur, ni arriver à la hauteur intellectuelle, morale et esthétique dont leur nature est capable. Pourquoi donc la tolérance, en tant qu’il s’agit du sentiment public, s’étendrait-elle seulement aux goûts et aux manières de vivre qui se font accepter par la multitude de leurs partisans ? Nulle part (excepté dans les institutions monastiques) on ne nie complètement la diversité de goût. Une personne peut sans encourir de blâme aimer ou ne pas aimer le cigare, la musique, les exercices du corps, les échecs, les cartes ou l’étude, parce que les partisans et les ennemis de toutes ces choses sont trop nombreux pour être réduits au silence. Mais l’homme et encore plus la femme, qui peut être accusé ou de faire ce que personne ne fait, ou de ne pas faire ce que tout le monde fait, est l’objet d’autant de blâme que si il ou elle avait commis quelque grave délit moral. Il faut que les gens aient un titre ou quelqu’autre insigne qui les élève dans l’opinion de leurs concitoyens au niveau des gens de qualité, pour qu’ils puissent se donner un peu le luxe de faire ce qui leur plaît, sans nuire à leur réputation. Se donner un peu, ai-je dit, et je le répète ; car quiconque se donnerait amplement ce luxe courrait le risque de quelque chose de pire que des discours déshonorants ; il serait en danger de passer devant une commission de lunatico et de se voir enlever sa propriété au profit de sa famille [3].

Il y a un trait caractéristique dans la direction actuelle de l’opinion publique qui est singulièrement fait pour la rendre intolérante envers toute démonstration marquée d’individualité. En général, les hommes n’ont pas seulement une intelligence, mais encore des inclinations modérées. Ils n’ont ni goûts ni désirs assez vifs pour les porter à faire rien d’extraordinaire, et, par conséquent, ils ne comprennent pas celui qui est tout autrement doué ; ils le classent parmi ces êtres extravagants et désordonnés qu’ils sont accoutumés à mépriser. Maintenant, outre ce fait qui est général, nous n’avons qu’à supposer qu’il s’est déclaré un puissant accès de progrès moral, et l’on sait ce qu’on a à attendre. De nos jours un tel mouvement s’est déclaré. On a beaucoup fait pour accroître la régularité de conduite et décourager les excès, et il y a partout un esprit philanthropique qui trouve son exercice le plus attrayant dans l’amélioration de nos semblables en fait de morale et de prudence.

L’effet de ces tendances, le voici : le public est plus disposé qu’autrefois à prescrire des règles générales de conduite, et à tâcher de ramener chacun au type reçu. Et ce type, qu’on l’avoue ou non, est de ne rien désirer vivement. Son idéal de caractère est de n’avoir aucun caractère marqué ; on doit mutiler par la compression, comme le pied d’une chinoise, toute partie saillante de la nature humaine qui tend à rendre une personne tout à fait différente extérieurement du commun des mortels.

Il en est de même ici que pour tout idéal qui exclut la moitié de ce qui est désirable : le type actuel d’approbation ne produit qu’une imitation inférieure de l’autre moitié. Au lieu d’une grande énergie guidée par une raison vigoureuse, et de sentiments puissants puissamment contrôlés par une volonté consciencieuse, on n’obtient que peu d’énergie et des sentiments faibles, qui par conséquent peuvent se conformer à la règle, au moins extérieurement, sans nécessiter grand effort ou de volonté ou de raison. Déjà les caractères énergiques sur une vaste échelle deviennent purement légendaires. À présent, dans notre pays, l’énergie ne trouve plus guère à s’exercer que sur les affaires. L’énergie qu’on y dépense peut encore être regardée comme considérable. Le peu qui en reste ensuite est employé à poursuivre quelque marotte qui peut être une marotte utile, et même philanthropique, mais qui est toujours une chose unique, et généralement une chose de peu d’importance. La grandeur de l’Angleterre est maintenant toute collective. Individuellement petits, nous ne semblons capables de rien de grand que par notre habitude d’association ; et avec cela nos philanthropes moraux et religieux se tiennent pour parfaitement satisfaits. Mais ce sont des hommes d’une autre trempe qui ont fait l’Angleterre ce qu’elle a été, et des hommes d’une autre trempe seront nécessaires pour l’empêcher de décliner.

Le despotisme de la coutume est partout l’obstacle perpétuel à l’avancement humain, parce qu’il livre une lutte incessante à cette disposition de viser à mieux que la coutume, qu’on appelle, suivant les circonstances, l’esprit de liberté, ou bien l’esprit de progrès et d’amélioration. L’esprit de progrès n’est pas toujours un esprit de liberté, car il peut vouloir imposer le progrès à des gens qui ne s’en soucient pas ; et l’esprit de liberté, quand il résiste à de semblables efforts, peut s’allier localement et temporairement avec les adversaires du progrès : mais l’unique source infaillible et permanente du progrès est la liberté, puisque grâce à elle il peut y avoir autant de centres indépendants de progrès qu’il y a d’individus.

Cependant le principe progressif, soit sous la forme de l’amour de la liberté, soit sous celle de l’amour de l’amélioration, est ennemi de l’empire de la coutume ; car il implique au moins l’affranchissement de ce joug, et la lutte entre ces deux forces constitue le principal intérêt de l’histoire de l’humanité. La plus grande partie du monde n’a pas d’histoire, à proprement parler, parce que le despotisme de la coutume est complet. C’est le cas de tout l’Orient. La coutume est là le souverain arbitre pour toutes choses ; justice et droit signifient la conformité à la coutume. Personne, si ce n’est quelque tyran enivré de pouvoir, ne songe à résister à l’argument de la coutume. Et nous en voyons le résultat. Ces nations ont dû avoir autrefois de l’originalité ; elles ne sont pas sorties de terre populeuses, lettrées et profondément versées dans certains arts de la vie ; sous tous ces rapports elles se sont faites elles-mêmes, et elles étaient alors les plus grandes et les plus puissantes nations du monde. Que sont-elles maintenant ? Elles sont sujettes ou dépendantes de tribus dont les ancêtres erraient dans les forêts, tandis que les leurs avaient de magnifiques palais et des temples splendides ; mais sur ces barbares la coutume ne régnait que de moitié avec la liberté et le progrès. Un peuple, à ce qu’il semble, peut être progressif pendant un certain laps de temps et ensuite s’arrêter : quand s’arrête-t-il ? Quand il cesse de posséder l’Individualité. Si un semblable changement devait affecter les nations de l’Europe, ce ne serait pas exactement avec les mêmes traits. Le despotisme de la coutume dont ces nations sont menacées, n’est pas précisément l’immobilité ; il proscrit la singularité, mais il ne fait pas obstacle au changement, pourvu que tout change à la fois. Nous en avons fini avec les costumes arrêtés dont nos aïeux ne se départaient pas. Il faut bien encore s’habiller comme tout le monde ; mais la mode peut changer une ou deux fois par an. Par là, nous faisons en sorte de changer pour l’amour du changement, et non par aucune idée de beauté ou de commodité ; car la même idée de beauté ou de commodité ne frapperait pas tout le monde au même moment, et ne serait pas abandonnée par tout le monde à un autre moment. Mais nous sommes progressifs aussi bien que mobiles ; nous inventons continuellement de nouvelles choses en mécanique, et nous les gardons jusqu’à ce qu’elles soient remplacées par de meilleures. Nous sommes prompts à l’amélioration en fait de politique, d’éducation et même de mœurs, quoique dans ce dernier cas notre idée d’amélioration consiste surtout à rendre les autres, de gré ou de force, aussi bons que nous-mêmes. Ce n’est pas au progrès que nous nous opposons ; au contraire, nous nous flattons d’être les gens les plus progressifs qui furent jamais. C’est l’individualité contre laquelle nous bataillons ; nous croirions avoir fait merveille, si nous nous étions rendus tous pareils les uns aux autres, oubliant que la dissemblance d’une personne à une autre est la première chose qui attire l’attention, soit sur l’imperfection de l’un de ces types et la supériorité de l’autre, soit sur la possibilité de produire quelque chose de meilleur que chacun d’eux, en combinant les avantages de tous deux.

Nous avons ici un exemple et un avertissement qui est la Chine — une nation fort ingénieuse, et à quelques égards douée de beaucoup de sagesse, grâce a l’insigne bonne fortune d’avoir obtenu de bonne heure un ensemble de coutumes très-satisfaisant ; l’ouvrage, jusqu’à un certain point, d’hommes que les Européens les plus éclairés doivent reconnaître, sauf quelques réserves, pour des sages et des philosophes.

Ces coutumes sont remarquables aussi, comme excellant à imprimer aussi avant que possible leurs meilleurs préceptes dans tous les esprits de la communauté, et comme établissant que ceux qui en sont le mieux pénétrés occuperont les postes d’honneur et de pouvoir. Sûrement le peuple qui fit cela, a découvert le secret de la perfectibilité humaine, et l’on doit croire qu’il marche souverainement à la tête du progrès universel. Eh bien ! non. Les Chinois sont devenus stationnaires ; ils sont depuis des milliers d’années tels que nous les voyons, et s’ils sont destinés à quelque amélioration, elle ne leur viendra que du dehors. Ils ont réussi au delà de toute attente à l’œuvre dont les philanthropes anglais se préoccupent si laborieusement : — rendre tout le monde semblable, chacun gouvernant ses pensées et sa conduite par les mêmes maximes et les mêmes règles — avec les fruits que voilà ! le régime moderne de l’opinion publique est, sous une forme inorganisée, ce que sont les systèmes chinois d’éducation et de politique sous une forme organisée ; et à moins que l’individualité (menacée de ce joug) ne puisse se revendiquer avec succès, l’Europe, malgré ses nobles antécédents et le christianisme qu’elle professe, tendra à devenir une autre Chine.

Et jusqu’à présent qu’est-ce qui a préservé l’Europe de ce sort ? Qu’est-ce qui a fait des nations européennes une portion progressive et non stationnaire de l’humanité ? Ce n’est pas leur perfection supérieure, qui, lorsqu’elle existe, existe à titre d’effet et non de cause, mais bien leur diversité remarquable de caractère et de culture. En Europe, les individus, les classes, les nations ont été extrêmement dissemblables : ils se sont frayé une grande variété de voies conduisant chacune à quelque chose de précieux ; et quoiqu’à chaque époque ceux qui suivaient les différentes voies aient été intolérants les uns envers les autres, et eussent chacun regardé comme une excellente chose de pouvoir obliger tout le reste à suivre leur propre route, néanmoins leurs efforts réciproques pour empêcher leur développement ont eu rarement un succès permanent, et, chacun à leur tour, tous ont dû souffrir le bien qu’apportaient les autres. Selon moi, l’Europe doit uniquement à cette pluralité de voies son développement progressif et varié. Mais déjà elle commence à posséder cet avantage à un degré beaucoup moins considérable. Elle marche décidément vers l’idéal chinois de rendre tout le monde pareil. M. de Tocqueville, dans son dernier et important ouvrage, remarque combien les Français d’aujourd’hui se ressemblent plus que ne le faisaient ceux même de la dernière génération. On pourrait faire la même remarque sur les Anglais, avec beaucoup plus de raison encore.

Dans un passage déjà cité, Guillaume de Humboldt désigna deux choses comme des conditions nécessaires du développement humain, parce qu’elles sont nécessaires pour rendre les hommes dissemblables : ces deux choses sont la liberté et la variété de situation ; la seconde de ces deux conditions se perd chaque jour en Angleterre. Les circonstances qui environnent les différentes classes et les différents individus et qui forment leur caractère, prennent journellement plus de ressemblance. Autrefois, les divers rangs, les divers voisinages, les divers métiers et professions, vivaient dans ce qu’on pourrait appeler des mondes différents ; à présent ils vivent tous, à un très-haut degré, dans le même monde. Maintenant, comparativement parlant, ils lisent les mêmes choses, écoutent les mêmes choses, voyent les mêmes choses, vont aux mêmes endroits ; ils ont leurs espérances et leurs craintes dirigées vers les mêmes objets, ils ont les mêmes droits, les mêmes libertés et les mêmes moyens de les revendiquer. Si grandes que soient les différences de position qui restent encore, ce n’est rien auprès de celles qui ont disparu. Et l’assimilation marche toujours. Tous les changements politiques du siècle la favorisent, puisqu’ils tendent tous à élever les basses classes et à abaisser les classes élevées. Toute extension de l’éducation la favorise, parce que l’éducation réunit les hommes sous des influences communes et leur donne accès à tous au fonds général des faits et des sentiments universels. Tout progrès dans les moyens de communication la favorise, mettant en contact personnel les habitants d’endroits éloignés, et entretenant une succession rapide de changements de résidence d’une ville à l’autre. Tout accroissement de commerce et de manufactures favorise encore cette assimilation en répandant la fortune, et en plaçant les plus grands objets d’ambition à la portée générale, par où il advient que le désir de s’élever n’appartient plus exclusivement à une classe, mais à toutes. Mais une influence plus puissante que toutes celles-ci pour amener une similitude générale parmi les hommes, c’est l’établissement complet dans ce pays et dans d’autres, de l’ascendant de l’opinion publique dans l’État. Comme les nombreuses éminences sociales qui permettaient aux personnes retranchées derrière elles de mépriser l’opinion de la multitude, se nivellent graduellement, comme l’idée même de résister à la volonté du public, quand on sait positivement qu’il a une volonté, disparaît de plus en plus de l’esprit des politiques pratiques, il cesse d’y avoir aucun soutien social pour la non conformité. Il n’y a plus dans la société de pouvoir indépendant, qui, opposé lui-même à l’ascendant de la majorité, soit intéressé à prendre sous sa protection des opinions et des tendances contraires à celles du public.

La réunion de toutes ces causes forme une si grande masse d’influences hostiles à l’Individualité, qu’on ne peut guère démêler comment elle sera capable de défendre son terrain. Elle y trouvera une difficulté croissante, à moins que la partie intelligente du public n’apprenne à sentir la valeur de cet élément, à tenir pour nécessaires les différences, quand même elles ne seraient pas en mieux, quand même, selon quelques-uns, elles seraient en plus mal. Si les droits de l’individualité doivent jamais être revendiqués, le temps est venu de le faire, tandis que beaucoup de choses manquent encore pour compléter l’assimilation imposée. C’est seulement au début qu’on peut se défendre avec succès contre l’empiétement. La prétention générale de rendre les autres semblables à vous, croît par ce dont elle se nourrit. Si on attend pour lui résister que la vie soit presque réduite à un type unique, tout ce qui s’écarte de ce type sera regardé alors comme chose impie, immorale, et même monstrueuse et contre nature. L’espèce humaine deviendra promptement incapable de comprendre la diversité, quand elle en aura pendant quelque temps perdu le spectacle.

CHAPITRE IV

Des limites au pouvoir de la société sur l’individu.

Où sont donc les justes bornes de la souveraineté de l’individu sur lui-même ? Où commence le pouvoir de la société ? Combien de la vie humaine doit-il être attribué à l’individualité et combien à la société ? Chacune d’elles recevra la part qui lui revient, si chacune a celle qui l’intéresse le plus particulièrement. L’individualité doit gouverner cette partie de la vie qui intéresse principalement l’individu, et la société cette autre partie qui intéresse principalement la société.

Quoique la société n’ait pas un contrat pour base, et quoiqu’il ne serve de rien d’inventer un contrat pour en déduire des obligations sociales, néanmoins tous ceux qui reçoivent la protection de la société lui doivent un retour pour ce bienfait. Le fait seul de vivre en société impose à chacun une certaine ligne de conduite envers autrui. Cette conduite consiste : 1° à ne pas nuire aux intérêts d’autrui, ou plutôt à certains de ces intérêts qui, soit par une disposition légale, expresse, soit par un accord tacite doivent être regardés comme des droits ; 2° à prendre chacun sa part (qui doit être fixée d’après quelque principe équitable) des travaux et des sacrifices nécessaires pour défendre la société ou ses membres contre tout dommage ou toute vexation. La société a le droit absolu d’imposer ces obligations à ceux qui voudraient s’en exempter. Et ce n’est pas encore là tout ce que la société peut faire. Les actes d’un individu peuvent être nuisibles aux autres, ou ne pas prendre en considération suffisante leur bien-être, sans aller jusqu’à violer aucun de leurs droits constitués. Le coupable peut alors en toute justice être puni par l’opinion, quoiqu’il ne le soit pas par la loi. Dès que la conduite d’une personne est préjudiciable aux intérêts d’autrui, la société a le droit de la juger, et la question de savoir si cette intervention favorisera ou non le bien-être général devient un sujet de discussion. Mais il n’y a pas lieu de débattre cette question, lorsque la conduite d’une personne ne touche que ses propres intérêts, ou ne touche les intérêts des autres que parce que les autres le veulent bien (toutes les personnes intéressées étant d’un âge mûr et douées d’une intelligence ordinaire). En pareil cas, on devrait avoir liberté complète, légale et sociale, de faire toutes choses, à tous risques.

On entendrait mal ces idées, si l’on y voyait une doctrine d’indifférence égoïste, prétendant que les êtres humains n’ont rien à voir mutuellement dans leur conduite, et qu’ils ne doivent s’inquiéter du bien-être et des actions d’autrui, que lorsque leur propre intérêt est en jeu. Au lieu d’une diminution, ce qu’il faut c’est un grand accroissement des efforts désintéressés pour favoriser le bien d’autrui. Mais la bienveillance désintéressée peut trouver un autre moyen de persuasion que le fouet, figuré ou réel. Je ne veux nullement déprécier les vertus personnelles ; seulement elles ne viennent qu’après les vertus sociales. C’est l’affaire de l’éducation de les cultiver toutes également. Mais l’éducation elle-même procède par la conviction et la persuasion, aussi bien que par la contrainte : et c’est seulement par les deux premiers moyens qu’une fois l’éducation finie on devrait inculquer les vertus individuelles. Les hommes doivent s’aider les uns les autres à distinguer le mieux du pire, et s’encourager à préférer le premier et à éviter le second. Ils devraient se stimuler perpétuellement à un exercice croissant de leurs plus nobles facultés, à une direction croissante de leurs sentiments et leurs vues vers des objets, non plus stupides mais sages, non plus abjects mais élevés. Mais une personne, ou un certain nombre de personnes, n’a pas le droit de dire à un homme d’un âge mûr qu’il n’arrangera pas sa vie dans son intérêt, comme il lui convient. C’est lui-même que son bien-être touche le plus ; l’intérêt que peut y prendre un étranger n’est rien (à moins d’un vif attachement personnel) à côté de l’intérêt qu’il y prend lui-même ; la manière dont il intéresse la société (excepté quant à sa conduite envers les autres) est partielle et indirecte ; tandis que pour tout ce qui est de ses sentiments et de sa position, l’homme ou la femme la plus ordinaire sait infiniment mieux à quoi s’en tenir que n’importe qui.

L’intervention de la société pour diriger le jugement et les desseins d’un homme dans ce qui ne regarde que lui, se fonde toujours sur des présomptions générales : or ces présomptions peuvent être complétement fausses, fussent-elles justes, elles seront peut-être appliquées à tort dans des cas individuels par des personnes qui ne connaissent que la surface des faits. C’est pourquoi ce département des affaires humaines appartient en propre à l’individualité. Pour ce qui est de la conduite des hommes les uns envers les autres, l’observance des règles générales est nécessaire, afin que chacun sache ce qu’il doit attendre ; mais quant aux intérêts particuliers de chaque personne, la spontanéité individuelle a le droit de s’exercer librement. La société peut offrir et même imposer à l’individu des considérations pour aider son jugement, des exhortations pour fortifier sa volonté, mais il en est le juge suprême. Il peut se tromper, malgré les conseils et les avertissements ; mais c’est un moindre mal que de laisser les autres le contraindre au sujet de ce qu’ils estiment son bien.

Je ne veux pas dire que les sentiments de la société envers une personne ne doivent pas être affectés par ses qualités ou ses défauts individuels ; cela n’est ni possible ni désirable. Si une personne possède à un degré éminent les qualités qui peuvent tourner à son profit, à son élévation, elle est par cela même digne d’admiration ; elle touche d’autant plus à l’idéal humain de perfection. Si au contraire ces qualités lui manquent grossièrement, on aura pour elle le sentiment opposé à l’admiration. Il y a un degré de sottise et un degré de ce qu’on peut appeler (quoique ce point soit sujet à objection) bassesse ou dépravation du goût, qui, s’il ne nuit pas positivement à celui qui le manifeste, le rend nécessairement et naturellement un objet de répulsion et même, dans certains cas, de mépris. Il serait impossible à quiconque possède les qualités opposées dans toute leur force, de ne pas éprouver ces sentiments. Sans nuire à personne, un homme peut agir de telle façon que nous soyons obligés de le tenir ou pour un sot, ou pour un être d’un ordre inférieur ; et comme cette manière de le juger ne lui plairait pas, c’est lui rendre service que de l’en avertir d’avance, aussi bien que de toute conséquence désagréable à laquelle il s’expose. Il serait très-heureux en vérité que la politesse actuelle permît de rendre plus souvent ce service, et qu’une personne pût dire franchement à son voisin qu’il est en faute, sans être regardée comme malhonnête ou présomptueuse. Nous avons le droit aussi d’agir de bien des façons d’après notre opinion défavorable sur quelqu’un, sans la moindre lésion de son individualité, mais simplement dans l’exercice de la nôtre. Nous ne sommes pas obligés, par exemple, de rechercher sa société ; nous avons le droit de l’éviter (mais non d’une façon trop marquée) ; car nous avons le droit de choisir la société qui nous convient le plus. Nous avons le droit, et ce peut être notre devoir, de mettre les autres en garde contre cet individu, si nous croyons son exemple ou sa conversation nuisible à ceux qu’il fréquente. Nous pouvons donner la préférence à d’autres pour de bons offices facultatifs, excepté s’ils pouvaient tendre à son amélioration. De ces diverses façons une personne peut recevoir d’autrui des punitions très-sévères pour des fautes qui ne touchent directement qu’elle-même mais elle ne subit ces punitions qu’en tant qu’elles sont les conséquences naturelles et pour ainsi dire spontanées des fautes mêmes ; on ne les lui inflige pas exprès, pour l’amour de punir. Une personne qui montre de la précipitation, de l’obstination, de la suffisance, qui ne peut vivre avec une fortune ordinaire, qui ne peut s’interdire des satisfactions nuisibles, qui court au plaisir animal, y sacrifiant le sentiment et l’intelligence, doit s’attendre à être ravalée dans l’opinion des autres, et à posséder une moindre part de leur bienveillance. Mais de cela elle n’a pas le droit de se plaindre, à moins qu’elle n’ait mérité leur faveur par l’excellence particulière de ses relations sociales, et qu’elle ne se soit créé ainsi un titre à leurs bons offices, que n’affectent pas ses démérites envers elle-même.

Ce que je soutiens, c’est que les inconvénients strictement liés au jugement défavorable d’autrui sont les seuls auxquels doive être soumise une personne pour cette portion de sa conduite et de son caractère qui touche son propre bien, mais qui ne touche pas les intérêts des autres dans leurs relations avec elle. On doit traiter tout différemment les actes nuisibles aux autres. Si vous empiétez sur leurs droits, si vous leur faites subir une perte ou un dommage que ne justifient pas vos propres droits ; si vous usez de fausseté ou de duplicité à leur égard ; si vous vous servez contre eux d’avantages déloyaux ou simplement peu généreux, et même si vous vous abstenez par égoïsme de les préserver de quelque tort… vous méritez à juste titre la réprobation morale et dans des cas graves les animadversions et les punitions morales. Et non-seulement ces actes, mais les dispositions qui y conduisent sont, à proprement parier, immorales et dignes d’une désapprobation qui peut tourner en horreur. La cruauté naturelle, la malice et la méchanceté, l’envie, de toutes les passions la plus odieuse et la plus antisociale, la dissimulation, le manque de sincérité, l’irascibilité et les ressentiments sans motifs suffisants, la passion de dominer sur autrui, le désir d’accaparer plus que sa part d’avantages, (le πλεονεξία des Grecs), l’orgueil qui tire une satisfaction de l’abaissement des autres, l’égoïsme qui se met soi et ses intérêts au-dessus de toutes choses au monde, et qui décide en sa faveur toute question douteuse ; voilà autant de vices moraux qui constituent un caractère moral mauvais et odieux ; ils ne ressemblent pas en cela aux fautes personnelles mentionnées ci-dessus, qui ne sont pas à proprement parler des immoralités, et ne constituent pas la méchanceté, quelqu’en soit l’excès. Ces fautes peuvent prouver de la sottise ou un défaut de dignité personnelle et de respect de soi-même, mais elles ne sont sujettes à la réprobation morale que lorsqu’elles entraînent un oubli de nos devoirs envers les autres, pour le bien desquels l’individu est obligé de prendre soin de lui-même. Ce qu’on appelle des devoirs envers nous-mêmes, ne constitue pas une obligation sociale, à moins que les circonstances n’en fassent des devoirs envers autrui. Le mot devoir envers soi-même, quand il signifie quelque chose de plus que prudence, signifie respect de soi-même ou développement de soi-même ; et personne ne doit là-dessus de compte à ses semblables, parce qu’ils n’y sont pas intéressés.

La distinction entre le discrédit auquel une personne est justement exposée, faute de prudence ou de dignité personnelle, et la réprobation qui lui est due pour une atteinte aux droits des autres, n’est pas une distinction purement nominale. Il y a une grande différence et dans nos sentiments et dans notre conduite à l’égard de cette personne, selon qu’elle nous déplaît dans les choses où nous pensons avoir le droit de la contrôler ; ou dans les choses où nous savons ne pas l’avoir. Si elle nous déplaît, nous pouvons exprimer notre antipathie et nous tenir à distance d’un être aussi bien que d’une chose qui nous déplaît ; mais nous ne nous sentirons pas appelés pour cela à lui rendre la vie inconfortable. Nous réfléchirons qu’elle porte déjà ou qu’elle portera la peine de son erreur. Si elle gâte sa vie par un défaut de conduite, nous ne désirerons pas pour cela la gâter encore plus : loin d’appeler sur elle une pénitence, nous essaierons plutôt d’alléger l’expiation qui a commencé pour elle, en lui montrant le moyen d’éviter ou de guérir les maux que sa conduite va lui causer. Cette personne peut être pour nous un objet de pitié, et même d’aversion, mais non d’irritation ou de ressentiments : nous ne la traiterons pas comme un ennemi de la société ; le plus que nous nous croirons permis envers elle, sera de l’abandonner à elle-même ; si tant est que nous n’intervenions pas d’une manière bienveillante, en lui montrant de l’intérêt, de la sollicitude. Il en est tout autrement si cette personne a enfreint les règles établies pour la protection de ses semblables, individuellement ou collectivement. Alors les conséquences funestes de ses actions retombent, non sur elle mais sur les autres, et la société comme protectrice de tous ses membres doit se venger sur l’individu coupable, doit lui infliger un châtiment et un châtiment suffisamment sévère avec l’intention expresse de punir. Dans un cas la personne est un coupable comparaissant devant notre tribunal, et nous sommes appelés non-seulement à la juger mais encore à exécuter d’une façon ou d’une autre notre propre sentence. Dans l’autre cas nous n’avons pas à nous occuper de la punir autrement qu’il n’en sera peut-être, si nous usons pour régler nos propres affaires de la même liberté que nous lui accordons pour les siennes.

Beaucoup de personnes refuseront d’admettre la distinction établie ici, entre la portion de la conduite d’un homme qui ne touche que lui et la portion qui touche les autres. On nous dira peut-être : comment une partie de la conduite d’un membre de la société peut-elle être indifférente aux autres membres ? Personne n’est complètement isolé : il est impossible à un homme de faire quelque chose de sérieusement ou de constamment nuisible pour lui, sans que le mal n’atteigne au moins ses proches et souvent bien d’autres. S’il compromet sa fortune, il nuit à ceux qui directement ou indirectement en tiraient leurs moyens d’existence, et d’ordinaire il diminue plus ou moins les ressources générales de la communauté ; s’il détériore ses facultés physiques ou morales, il ne fait pas seulement tort à tous ceux dont le bonheur dépendait de lui, mais il se rend incapable d’accomplir ses devoirs envers ses semblables généralement parlant, il devient peut-être un fardeau pour leur affection ou leur bienveillance, et si une telle conduite était très-fréquente, peu de fautes diminueraient plus la masse générale de bien. Enfin, peut-on nous dire, si une personne ne fait pas un tort direct aux autres par ses vices ou ses folies, elle est néanmoins nuisible par son exemple et elle devrait être obligée à se contraindre pour le bien de ceux que la vue ou la connaissance de sa conduite pourraient corrompre ou égarer.

Et même, ajoutera-t-on, si les conséquences de l’inconduite devaient s’arrêter aux individus vicieux ou irréfléchis, la société pourrait-elle abandonner à leur propre direction ceux qui sont évidemment incapables de se conduire ? Si la société, de l’aveu général, doit protection aux enfants et aux mineurs, n’en doit-elle pas autant aux personnes d’un âge mûr qui sont également impuissantes pour se gouverner elles-mêmes. Si le jeu ou l’ivrognerie, ou l’incontinence, ou l’oisiveté, ou la saleté, sont d’aussi grands obstacles au bonheur et au progrès que la plupart des actions défendues par la loi, pourquoi la loi n’essaierait-elle pas, autant que la chose est possible, de réprimer aussi ces abus ? Et pour suppléer aux imperfections inévitables de la loi, l’opinion ne devrait-elle pas au moins organiser une police puissante contre ces vices, et diriger contre ceux qui les professent toutes les rigueurs des pénalités sociales ? Il n’est pas question ici, nous dit-on, de contraindre l’individualité ni d’empêcher l’essai de quelque manière de vivre neuve et originale. Les seules choses qu’on cherche à empêcher sont des choses qui ont été essayées et condamnées depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours, des choses qui, l’expérience l’a démontré, ne sont utiles ni convenables à l’individualité de personne. Il faut une certaine longueur de temps et une certaine somme d’expérience, pour qu’une vérité de morale ou de prudence puisse être regardée comme établie, et tout ce qu’on désire c’est d’empêcher les générations, l’une après l’autre, de tomber dans l’abîme qui a été fatal à leurs devanciers.

J’admets pleinement que le tort qu’une personne se fait peut affecter sérieusement ses proches dans leurs sentiments et dans leurs intérêts, et à un moindre degré la société en général. Quand, par une telle conduite, un homme est amené à violer une obligation distincte et constatée envers un ou plusieurs autres hommes, le cas cesse d’être personnel et devient sujet à la désapprobation morale, dans le vrai sens du mot. Par exemple, si un homme, par son intempérance ou son extravagance devient incapable de payer ses dettes, ou bien si, s’étant chargé de la responsabilité d’une famille, il devient incapable par les mêmes causes de la soutenir et de l’élever, il est justement réprouvé et peut être justement puni ; mais ce n’est pas pour son extravagance, c’est pour le manque à son devoir envers sa famille ou ses créanciers. Si les ressources qui devaient leur être consacrées avaient été détournées pour être employées au placement le plus prudent, la culpabilité morale aurait été la même. George Barnwell tua son oncle afin d’avoir de l’argent pour sa maîtresse, mais l’eût-il fait pour s’établir dans les affaires il aurait été également pendu.

De même si un homme, ce qui arrive souvent, chagrine sa famille en s’adonnant à de mauvaises habitudes, on peut lui reprocher à juste titre sa méchanceté ou son ingratitude ; mais on pourrait le faire également s’il s’adonnait à des habitudes, non point vicieuses en elles-mêmes, mais pénibles pour ceux avec qui il passe sa vie ou dont le bonheur dépend de lui. Quiconque manque de la considération généralement due aux intérêts et aux sentiments d’autrui, sans être contraint par quelque devoir plus impérieux, ou justifiable par quelqu’inclination permise, mérite la désapprobation morale pour ce manquement, mais non pour la cause du manquement, non pour les erreurs purement personnelles qui peuvent l’y avoir originairement conduit. De même, si une personne par une conduite purement égoïste, se rend incapable d’accomplir quelque obligation envers le public, elle est coupable d’une offense sociale. Personne ne devrait être puni uniquement pour être ivre, mais un soldat ou un homme de police doivent être punis s’ils sont ivres étant de garde. En somme, partout où il y a pour un individu ou pour le public un tort défini ou le danger défini d’un tort, le cas n’appartient plus au domaine de la liberté, et passe à celui de la moralité ou de la loi.

Mais quant au tort simplement éventuel ou constructif, pour ainsi dire, qu’une personne peut causer à la société sans violer aucun devoir précis envers le public et sans blesser visiblement aucun autre individu qu’elle-même, la société peut et doit supporter cet inconvénient, pour l’amour du bien supérieur de la liberté humaine.

Si des adultes doivent être punis parce qu’ils ne veillent pas comme il faut sur eux-mêmes, je voudrais qu’on le fît pour l’amour d’eux, et non pas sous prétexte qu’ils vont se rendre incapables d’accomplir certains devoirs envers la société, quand la société ne prétend pas avoir le droit de leur imposer ces devoirs. Mais je ne puis admettre que la société n’ait pas d’autre moyen d’élever ses membres les plus faibles au niveau ordinaire de la conduite rationnelle, que d’attendre qu’ils aient agi d’une façon déraisonnable, et alors de les en punir, légalement ou moralement. La société a eu tout pouvoir sur eux pendant la première portion de leur existence, elle a eu toute la période de l’enfance et de la minorité pour tâcher de les rendre capables de se conduire raisonnablement pendant la vie. La génération présente est maîtresse et de l’éducation et de toute la destinée de la génération à venir : à la vérité, elle ne peut la rendre parfaitement sage et bonne, parce que ces deux qualités, sagesse et bonté, lui manquent à elle-même d’une façon lamentable ; et ses plus grands efforts ne sont pas les plus heureux dans beaucoup de cas individuels ; mais la génération présente est parfaitement capable de rendre, en somme, la génération future aussi bonne et un peu meilleure qu’elle-même.

Si la société laisse un grand nombre de ses membres grandir dans un état d’enfance prolongée, incapables d’être influencés par des considérations rationnelles à motifs lointains, c’est la société qui est à blâmer pour les conséquences. Armée non-seulement de tous les pouvoirs de l’éducation, mais encore de l’ascendant qu’exerce toute opinion reçue sur les esprits qui sont le moins capables de juger par eux-mêmes, aidée par les pénalités naturelles que ne peut éviter quiconque s’expose au dégoût ou au mépris de ceux qui le connaissent, que la société n’aille pas réclamer en outre le pouvoir de faire et d’imposer des lois relatives aux intérêts personnels des individus. D’après toutes les règles de la justice et de la politique, l’appréciation de ces intérêts devrait appartenir à ceux qui doivent en supporter les conséquences. Il n’y a rien qui tende plus à discréditer et à rendre inutiles les bons moyens d’influencer la conduite humaine que d’avoir recours aux pires. S’il y a en ceux qu’on essaye de contraindre à la prudence ou à la tempérance l’étoffe d’un caractère vigoureux et indépendant, ils se révolteront infailliblement contre le joug. Aucun homme ainsi fait ne pensera que les autres ont le droit de le contrôler dans ses intérêts, comme ils ont le droit de l’empêcher de nuire à leurs intérêts ; et on en vient aisément à regarder comme un signe de force et de courage de tenir tête à une autorité aussi usurpée, et d’accomplir avec ostentation exactement le contraire de ce qu’elle prescrit. C’est ainsi que l’on vit, au temps de Charles II, la grossièreté de mœurs succéder comme une mode à l’intolérance morale née du fanatisme puritain. Quant à ce qu’on dit de la nécessité de protéger la société contre le mauvais exemple donné par les hommes vicieux ou légers, il est vrai que le mauvais exemple, surtout l’exemple de nuire aux autres impunément, peut avoir un effet pernicieux. Mais nous parlons maintenant de la conduite qui, tandis qu’elle ne nuit pas aux autres, est supposée nuire beaucoup à l’agent lui-même ; et je ne vois pas comment, dans ce cas, on ne trouve pas l’exemple plus salutaire que nuisible, car s’il met l’inconduite au grand jour, il fait voir aussi les conséquences pénibles et dégradantes qui finissent en général, moyennant une censure justement appliquée, par en être l’expiation.

Mais l’argument le plus fort contre l’intervention du public dans la conduite personnelle, c’est que quand il intervient, il intervient à tort et à travers. Sur des questions de moralité sociale ou de devoir envers les autres, l’opinion du public (c’est-à-dire d’une majorité dominante), quoique souvent fausse, a quelque chance d’être encore plus souvent juste, parce que le public n’est appelé à juger là que de ses propres intérêts et de la façon dont ils seraient affectés par certaine manière de se conduire, si on la permettait. Mais l’opinion d’une telle majorité imposée comme loi à la minorité sur des questions personnelles a tout autant de chance d’être fausse que juste. De fait, en pareil cas, ces mots opinion publique signifient au plus l’opinion de quelques gens sur ce qui est bon ou mauvais pour d’autres gens, et très-souvent ces mots ne signifient pas même cela, le public passant avec la plus parfaite indifférence par-dessus le plaisir ou la convenance de ceux dont il censure la conduite, et ne regardant que sa propre inclination. Il y a beaucoup de gens qui considèrent comme une offense toute conduite qu’ils ont en dégoût, et qui la regardent comme un outrage à leurs sentiments : comme ce bigot qui, accusé de traiter avec trop d’indifférence les sentiments religieux des autres, répondait que c’était eux qui traitaient ses sentiments avec indifférence en persistant dans leur abominable croyance. Mais il n’y a aucune parité entre le sentiment d’une personne pour sa propre opinion et le sentiment d’une autre qui est offensée de ce qu’on professe cette opinion, pas plus qu’il n’y en a entre le désir d’un voleur de prendre une bourse, et le désir qu’éprouve le possesseur légitime de la garder.

Et le goût d’une personne est aussi bien sa propre affaire que son opinion ou sa bourse. Il est aisé de se figurer un public idéal qui laisse tranquilles la liberté et le choix des individus pour toute chose incertaine, exigeant d’eux seulement l’abstention des manières de se conduire que l’expérience universelle a condamnées. Mais où a-t-on vu un public qui mette de telles bornes à sa censure ? Ou bien quand le public s’inquiète-t-il de l’expérience universelle ? Le public, en intervenant dans la conduite personnelle, pense rarement à autre chose qu’à l’énormité qu’il y a d’agir et de sentir autrement qu’il ne fait ; et ce critérium faiblement déguisé, est présenté à l’espèce humaine comme le précepte de la religion et de la philosophie, par les neuf dixièmes de tous les écrivains moralistes et spéculatifs. Ils nous apprennent que les choses sont justes parce qu’elles sont justes, parce que nous sentons qu’elles sont ainsi. Ils nous disent de chercher dans notre esprit ou dans notre cœur les lois de conduite qui nous obligent envers nous-mêmes et envers les autres. Que peut faire le pauvre public, si ce n’est d’appliquer ces instructions, et de rendre obligatoires pour tout le monde ses sentiments personnels de bien et de mal, quand ils sont suffisamment unanimes ?

Le mal qu’on indique ici n’existe pas seulement en théorie, et on s’attend peut-être à ce que je cite les cas particuliers dans lesquels le public de ce siècle et de ce pays revêt à tort ses propres goûts du caractère de lois morales. Je n’écris pas un essai sur les aberrations du sentiment moral actuel. C’est un sujet trop important pour être discuté entre parenthèse et par manière d'illustration. Néanmoins des exemples sont nécessaires pour montrer que le principe que je soutiens a une importance sérieuse et pratique, et que je ne cherche pas à élever une barrière contre des maux imaginaires. Il n’est pas difficile de prouver par de nombreux exemples, qu’un des penchants les plus universels de l’humanité est d’étendre les bornes de ce qu’on peut appeler la police morale, jusqu’à un point où elle empiète sur les libertés les plus certainement légitimes de l’individu.

Comme premier exemple, voyez les antipathies que les hommes nourrissent sur un motif aussi frivole que celui de la différence de pratiques et surtout d’abstinences religieuses. Pour citer un cas un peu trivial, rien dans la croyance ou dans le culte des chrétiens n’envenime plus la haine du musulman contre eux que de les voir manger du porc. Il y a peu d’actions qui soient plus antipathiques aux chrétiens et aux Européens que cette façon de se nourrir ne l’est aux mahométans. C’est d’abord une offense envers leur religion ; mais cette circonstance n’explique nullement le degré ou l’espèce de leur répugnance ; car le vin est aussi défendu par leur religion, et quoique les musulmans trouvent mal de boire du vin, ils n’en sont point révoltés.

Leur aversion pour la chair de la bête malpropre porte au contraire ce caractère particulier ressemblant à une antipathie instinctive, que l’idée de malpropreté, quand une fois elle a pénétré bien avant dans les sentiments, semble toujours exciter même chez ceux dont les habitudes personnelles ne sont nullement d’une propreté scrupuleuse. Le sentiment de l’impureté religieuse si vif chez les Hindous, en est un exemple remarquable. Supposez maintenant que chez un peuple dont la majorité est musulmane, cette majorité veuille défendre de manger du porc dans tout le pays. Il n’y aurait rien là de nouveau pour les pays mahométans [4]. Serait-ce exercer légitimement l’autorité morale de l’opinion publique ? Non, dites-vous : et pourquoi non ? Cette coutume est réellement révoltante pour un tel public ; il croit sincèrement que Dieu la défend et l’abhorre. On ne pourrait pas davantage blâmer cette prohibition comme une persécution religieuse. Ce serait religieux dans l’origine, mais ce ne serait pas une persécution à cause de la religion, car la religion de personne n’oblige à manger du porc. Le seul motif soutenable de condamnation serait que le public n’a rien à voir dans les goûts et les intérêts personnels des individus.

Si l’on veut se rapprocher un peu plus de nous, la majorité des Espagnols regarde comme une impiété grossière et comme l’offense la plus grave envers l’Être suprême de lui rendre un autre culte que celui des catholiques romains, et il n’y a pas d’autre culte public qui soit permis sur le sol espagnol. Pour tous les peuples de l’Europe méridionale, un clergé marié est non-seulement irréligieux mais impudique, indécent, grossier, dégoûtant. Que pensent les protestants de ces sentiments parfaitement sincères et des tentatives faites pour les appliquer en toute rigueur à ceux qui ne sont pas catholiques ?

Cependant si les hommes sont autorisés à troubler mutuellement leur liberté dans des choses qui ne touchent pas les intérêts d’autrui, d’après quels principes peut-on logiquement exclure ces cas d’intolérance ? Ou qui peut blâmer des gens pour vouloir détruire ce qu’ils regardent comme un scandale devant Dieu et devant les hommes ? On ne peut avoir de meilleures raisons pour défendre ce qu’on regarde comme une immoralité personnelle, que n’en ont pour supprimer ces coutumes ceux qui les regardent comme des impiétés ; et à moins que nous ne veuillons adopter la logique des persécuteurs, et dire que nous pouvons persécuter les autres parce que nous avons raison, et qu’ils ne doivent pas nous persécuter parce qu’ils ont tort, il faut bien nous garder d’admettre un principe dont l’application, si on nous la faisait, nous paraîtrait une si grande injustice.

On peut se récrier, quoiqu’à tort, sur les exemples précédents, comme tirés d’éventualités impossibles chez nous, car dans notre pays l’opinion n’ira pas apparemment imposer l’abstinence de certains mets ou tourmenter les gens parce qu’ils suivent tel ou tel culte, ou parce qu’ils se marient ou ne se marient pas selon leur croyance ou leur inclination. L’exemple suivant toutefois sera pris d’une atteinte à la liberté dont le danger n’est nullement passé.

Partout où les puritains ont été en force suffisante comme dans la Nouvelle-Angleterre et dans la Grande-Bretagne au temps de la république, ils ont tenté avec grand succès de supprimer les amusements publics et presque tous les amusements privés, particulièrement la musique, la danse, le théâtre, les jeux publics ou toute autre réunion pour un but de divertissement. Il y a encore dans notre pays un nombre considérable de personnes dont les notions de religion et de moralité condamnent ces récréations ; or ces personnes appartenant à la classe moyenne, il n’est nullement impossible que des gens de cette opinion puissent avoir un jour ou l’autre à leur disposition une majorité au parlement. Que dira le reste de la communauté, voyant régler les amusements qui lui seront permis par les sentiments moraux et religieux des calvinistes et des méthodistes les plus sévères ? Ne priera-t-elle pas d’une façon très-péremptoire ces hommes d’une piété si importune de s’occuper de leurs affaires ? C’est précisément ce qui devrait être dit à tout gouvernement ou à tout public qui a la prétention de priver tout le monde des plaisirs qu’il condamne. Mais si le principe de la prétention est admis, on ne peut faire d’objection raisonnable à ce que la majorité ou tout autre pouvoir dominant dans le pays l’applique selon ses vues ; et chacun doit être prêt à se conformer à l’idée d’une république chrétienne, telle que la comprenaient les premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, si une secte religieuse comme la leur reprenait jamais possession du terrain perdu, ainsi qu’on l’a vu faire souvent à des religions qu’on croyait en décadence.

Supposons maintenant une autre éventualité qui a peut-être plus de chance de se réaliser que la dernière. Il y a, de l’aveu de chacun, une tendance puissante dans le monde moderne vers une constitution démocratique de la société, qu’elle soit accompagnée ou non par des institutions politiques populaires. On affirme que dans le pays où cette tendance prévaut le plus, qu’aux États-Unis, où existent la société et le gouvernement les plus démocratiques, le sentiment de la majorité à qui déplaît toute manière de vivre trop brillante ou trop dispendieuse pour qu’elle puisse espérer l’égaler, fait assez bien l’effet d’une loi somptuaire ; et il est, dit-on, maintes parties de l’Union où une personne très-riche peut difficilement trouver quelque façon de dépenser sa fortune qui ne lui attire pas la désapprobation populaire. Quoique cet exposé exagère grandement sans aucun doute les faits existants, néanmoins l’état de choses qu’il décrit n’est pas seulement concevable et possible ; c’est le résultat fort probable des idées démocratiques alliées à cette notion, que le public a le droit de mettre son veto sur la manière dont les Individus dépensent leurs revenus. Maintenant nous n’avons plus qu’à supposer une diffusion considérable des opinions socialistes, et il peut devenir infâme aux yeux de la majorité d’avoir autre chose qu’une très-petite propriété ou qu’un revenu gagné par le travail manuel. Des opinions semblables (en principe du moins) ont déjà fait de grands progrès dans la classe ouvrière, et pèsent d’une façon oppressive sur ses propres membres. Voici qui est bien connu : les mauvais ouvriers (qui sont en majorité dans beaucoup de branches de l’industrie) professent l’opinion arrêtée qu’ils devraient avoir les mêmes gages que les bons, et qu’on ne devrait permettre à personne, sous prétexte de travailler à la pièce ou autrement, de gagner plus, par plus d’habileté ou plus d’adresse, que les autres. Et ils emploient une police morale, qui devient à l’occasion une police physique, pour empêcher les habiles ouvriers de recevoir et les maîtres de donner une rémunération plus considérable pour de meilleurs services. Si le public a la moindre juridiction sur les intérêts privés, je ne vois pas en quoi ces gens sont en faute, ni pourquoi le public particulier d’un individu peut être à blâmer lorsqu’il revendique la même autorité sur sa conduite individuelle, que revendique le public en général, sur les individus en général.

Mais sans nous arrêter à des suppositions, on empiète grossièrement de nos jours sur le domaine de la liberté privée. On menace de le faire encore plus avec quelque chance de succès, et on propose des opinions qui revendiquent le droit illimité pour le public de défendre par la loi non-seulement tout ce qu’il trouve mal, mais encore, afin d’atteindre sûrement ce qu’il trouve mal, toute espèce de choses qu’il reconnaît pour innocentes.

Sous prétexte d’empêcher l’intempérance, on a interdit par la loi à toute une colonie anglaise et à presque la moitié des États-Unis de se servir des boissons fermentées autrement que pour la médecine ; car de fait, en défendre la vente, c’est en défendre l’usage ; du reste on l’entendait bien ainsi. Et quoique l’impossibilité d’exécuter la loi l’ait fait abandonner par plusieurs des États qui l’avaient adoptée, y compris celui qui lui a donné son nom, une tentative a cependant été faite et continue d’être renouvelée avec grand zèle par beaucoup de nos philanthropes déclarés, pour obtenir une loi semblable dans notre pays. L’association ou l’alliance, comme elle s’intitule, qui s’est formée pour cet objet a acquis quelque notoriété par la publicité donnée à une correspondance entre son secrétaire et un homme d’État, du petit nombre de ceux qui, en Angleterre, tiennent que les opinions d’un personnage politique devraient être fondées sur des principes. La part que lord Stanley a prise à cette correspondance est faite pour fortifier les espérances qu’avait déjà fondées sur lui quiconque sait combien sont rares les qualités dont il a donné des preuves publiques à plusieurs reprises, chez ceux qui figurent dans la vie politique. L’organe de l'alliance « réprouve fortement tout principe dont on pourrait se servir pour justifier le fanatisme et la persécution ; » et il entreprend de nous démontrer « la barrière totalement infranchissable » qui sépare de tels principes de ceux de l’association. « Toutes les matières relatives à la pensée, à l’opinion, à la conscience, me semblent, dit-il, en dehors du domaine législatif. Les choses appartenant à la conduite sociale, aux coutumes, aux relations me semblent seules sujettes à un pouvoir discrétionnaire placé dans la loi et non dans l’individu. »

On ne fait ici nulle mention d’une troisième classe d’actes différente des deux classes ci-dessus : savoir les actions et les habitudes qui ne sont pas sociales mais individuelles, quoique ce soit à cette classe sûrement qu’appartienne l’action de boire des liqueurs fermentées. Mais on me dira que vendre des boissons fermentées c’est commercer, et que commercer est un acte social.

Aussi se plaint-on d’un empiètement, non pas sur la liberté du vendeur, mais sur celle de l’acheteur et du consommateur, car l’État pourrait tout aussi bien lui défendre de boire du vin, que lui rendre impossible de s’en procurer. Cependant le secrétaire dit : « Je réclame comme citoyen le droit de faire une loi partout où l’acte social d’un autre empiète sur mes droits sociaux. » Voici maintenant la définition de ces droits sociaux. « Si quelque chose empiète sur mes droits sociaux, c’est à coup sûr le commerce des boissons fortes. Il détruit mon droit élémentaire de sécurité, en créant et en stimulant constamment des désordres sociaux. Il empiète sur mon droit d’égalité, en établissant des profits créateurs d’une misère pour le soutien de laquelle on me met à contribution. Il paralyse mon droit à un libre développement moral et intellectuel, en m’entourant de dangers et en affaiblissant et démoralisant la société, dont j’ai le droit de réclamer aide et secours. » Ce système des droits sociaux tel que jamais sans doute on ne l’avait distinctement formulé, se réduit à ceci : droit social absolu pour chaque individu d’exiger que tous les autres agissent en tout exactement comme ils le devraient : quiconque manque le moindrement à son devoir, viole mon droit social et me donne le droit de demander à la législature le redressement de ce grief. Un principe si monstrueux est infiniment plus dangereux que tout empiètement isolé sur la liberté ; il n’est pas de violation de la liberté qu’il ne puisse justifier. Il ne reconnaît nul droit à aucune liberté, excepté peut-être à celle de professer en secret des opinions sans jamais les faire connaître ; car du moment où quelqu’un émet une opinion que je regarde comme nuisible, il empiète sur tous les droits sociaux que m’attribue l'alliance. Cette doctrine accorde mutuellement à tous les hommes un intérêt déterminé dans leur perfection morale, intellectuelle et même physique, que doit définir chacun d’eux suivant son propre critérium.

Un autre exemple important d’un empiètement illégitime sur la juste liberté de l’individu, qui n’est pas une simple menace, mais une pratique ancienne et triomphante, c’est la législation du jour du sabbat. Sans aucun doute s’abstenir des occupations ordinaires pendant un jour de la semaine, autant que le permettent les exigences de la vie, est une coutume hautement salutaire, quoique ce ne soit un devoir religieux que pour les Juifs. Et comme cette coutume ne peut être observée sans le consentement général des classes ouvrières, comme quelques personnes en travaillant pourraient imposer aux autres la même nécessité, il est peut-être admissible et juste que la loi garantisse à chacun l’observance générale de la coutume, en suspendant pendant un jour donné les principales opérations de l’industrie. Mais cette justification fondée sur l’intérêt direct qu’ont les autres à ce que chacun observe la coutume, ne s’applique pas à ces occupations qu’une personne se choisit elle-même et auxquelles elle trouve convenable d’employer ses loisirs. J’ajoute qu’elle ne s’applique pas non plus le moins du monde aux restrictions légales apportées aux divertissements. Il est vrai que l’amusement de quelques-uns peut être pendant le jour férié le travail de quelques autres. Mais le plaisir, pour ne pas dire la récréation utile d’un grand nombre, vaut bien le travail de quelques-uns, pourvu que l’occupation soit choisie librement et puisse être librement abandonnée. Les ouvriers ont parfaitement raison de penser que si tout le monde travaillait le dimanche, on donnerait l’ouvrage de sept jours pour le salaire de six ; mais du moment où la grande masse des occupations est suspendue, le petit nombre d’hommes qui doit continuer de travailler pour le plaisir des autres, obtient un accroissement de salaire proportionnel, et nul n’est obligé de poursuivre ses occupations, s’il préfère le loisir au gain. Si l’on veut chercher un autre remède, on pourrait le trouver dans l’établissement d’un jour de congé pendant la semaine pour ces classes particulières de personnes. Il faut donc en venir, pour justifier les restrictions mises aux amusements du dimanche, à dire que ces amusements sont répréhensibles au point de vue religieux, un motif de législation contre lequel on ne peut protester trop vigoureusement. « Deorum injuræ Diis curæ. » Il reste à établir que la société, ou quelqu’un de ses fonctionnaires, a reçu d’en haut la mission de venger toute offense supposée envers la puissance suprême, qui n’est pas aussi un tort fait à nos semblables. L’idée qu’il est du devoir d’un homme qu’un autre soit religieux, fut la cause de toutes les persécutions religieuses qu’on ait jamais ordonnées ; et si elle était reçue, elle les justifierait pleinement. Quoique le sentiment qui se manifeste dans les tentatives souvent répétées pour empêcher les chemins de fer de marcher le dimanche, les musées d’être ouverts, etc., n’ait pas la cruauté des anciens persécuteurs, il y a là toutefois l’indice d’un état d’esprit qui est absolument le même. C’est une détermination de ne pas tolérer chez les autres ce que leur religion leur permet, mais ce que la religion du persécuteur leur défend. C’est une persuasion que Dieu, non-seulement déteste l’acte de l’infidèle, mais encore ne nous tiendra pas pour innocents, si nous le laissons en repos.

Je ne puis m’empêcher d’ajouter à ces preuves du peu de compte qu’on fait généralement de la liberté humaine, le langage de franche persécution que laisse échapper la presse de notre pays toutes les fois qu’elle se sent appelée à accorder quelque attention au phénomène remarquable du Mormonisme. On pourrait en dire fort long sur ce fait inattendu et instructif qu’une prétendue révélation et une religion reposant sur cette base (c’est-à-dire le fruit d’une imposture palpable et qui n’est pas même soutenue par le prestige d’aucune qualité extraordinaire chez son fondateur) est un objet de croyance pour des multitudes et a été le fondement d’une société, dans le siècle des journaux, des chemins de fer et du télégraphe électrique. Ce qui nous touche ici, c’est que cette religion, comme beaucoup d’autres et de meilleures, a ses martyrs ; c’est que son prophète et son fondateur fut mis à mort dans une émeute à cause de sa doctrine, et que plusieurs de ses partisans perdirent la vie de la même façon ; c’est que leur secte fut expulsée du pays où elle avait pris naissance, et que maintenant, lorsqu’on l’a chassée dans une retraite solitaire, au milieu d’un désert, beaucoup d’Anglais déclarent ouvertement qu’il serait bien (seulement ce ne serait pas commode) d’envoyer une expédition contre les Mormons, et de les obliger de force à se conformer à d’autres opinions. La polygamie adoptée par les Mormons est la cause principale de cette antipathie contre leurs doctrines, qui viole ainsi les lois de la tolérance religieuse ; la polygamie, quoique permise aux Mahométans, aux Hindous, aux Chinois, semble exciter une animosité implacable, quand elle est pratiquée par des gens qui parlent anglais et qui se donnent pour une sorte de chrétiens. Personne ne peut désapprouver plus fortement que moi cette institution des Mormons : cela pour beaucoup de raisons, et entre autres parce que loin d’être appuyée sur le principe de liberté, elle est une infraction directe à ce principe, puisqu’elle ne fait que resserrer les chaînes d’une partie de la communauté, et dispenser l’autre partie de toute réciprocité d’obligations. Cependant on doit se rappeler que cette relation est aussi volontaire de la part des femmes qui nous en paraissent les victimes, que toute autre forme de l’institution matrimoniale ; et, si surprenant que puisse sembler le fait, il a son explication dans les idées et les habitudes générales du monde : on apprend aux femmes à regarder le mariage comme l’unique chose nécessaire, il est concevable dès lors que beaucoup d’entre elles préfèrent épouser un homme qui a plusieurs autres femmes à ne pas se marier du tout. On ne demande pas à d’autres pays de reconnaître de telles unions, ou de laisser une partie de leur territoire abandonner la loi nationale pour la doctrine des Mormons. Mais quand des dissidents ont concédé aux sentiments hostiles des autres beaucoup plus qu’on ne pouvait en toute justice l’exiger, quand ils ont quitté les pays qui ne pouvaient tolérer leurs doctrines et se sont établis dans un coin de terre éloigné, qu’ils ont été les premiers à rendre habitable, il est difficile de voir d’après quels principes (si ce n’est ceux de la tyrannie) on peut les empêcher de vivre là à leur guise, pourvu qu’ils ne commettent point d’agression envers les autres nations, et qu’ils laissent aux mécontents toute liberté de départ. Un écrivain moderne d’un mérite considérable à quelques égards, propose (nous nous servons de ses propres termes) non pas une croisade, mais une civilisade contre cette communauté polygame, pour mettre fin à ce qui lui semble un pas rétrograde dans la civilisation. Je vois la chose de même, mais je ne sache pas qu’aucune communauté ait le droit d’en forcer une autre à être civilisée. Du moment où les victimes d’une mauvaise loi n’invoquent pas le secours des autres communautés, je ne puis admettre que des personnes complétement étrangères aient le droit de venir exiger la cessation d’un état de choses qui paraît satisfaire toutes les parties intéressées, uniquement parce que c’est un scandale pour des gens éloignés de quelques milliers de milles et parfaitement désintéressés dans la question. Envoyez-leur des missionnaires, si bon vous semble, pour les prêcher là-dessus, et employez tous les moyens loyaux (imposer silence aux novateurs n’en est pas un) pour empêcher le progrès de semblables doctrines dans votre pays. Si la civilisation a prévalu sur la barbarie, quand la barbarie possédait le monde à elle seule, il est excessif de craindre que la barbarie défaite une bonne fois puisse revivre et conquérir la civilisation. Une civilisation qui pourrait succomber ainsi devant son ennemi vaincu doit être tellement dégénérée, que ni ses prêtres, ni ses instituteurs officiels, ni personne autre n’a la capacité ou ne veut prendre la peine de la défendre. S’il en est ainsi, plutôt on sera quitte de cette civilisation, mieux ce sera. Elle ne peut qu’aller de mal en pire, jusqu’à ce qu’elle soit détruite et régénérée (comme l’empire d’Occident) par d’énergiques barbares.

CHAPITRE V

APPLICATIONS

Les principes proclamés dans cet ouvrage doivent être admis plus généralement comme base pour une discussion de détails, avant qu’on puisse essayer avec quelque chance de succès de les appliquer aux diverses branches de la politique et de la morale. Le peu d’observations que je me propose de faire sur des questions de détails, sont destinées à éclaircir les principes plutôt qu’à les suivre dans leurs conséquences. Je n’offre pas tant des applications que des échantillons d’applications, lesquels peuvent servir à jeter plus de lumière sur le sens et les limites des deux maximes qui sont le fond de cet essai : en outre ces applications peuvent aider le jugement à prononcer avec équité, toutes les fois qu’on ne sait trop laquelle des deux maximes appliquer.

Voici maintenant ces maximes : 1° l’individu n’est pas responsable envers la société de ses actions, du moment où elles ne touchent les intérêts de personne autre que lui-même. Les conseils, l’instruction, la persuasion, l’isolement, si les autres jugent nécessaire pour leur propre bien de recourir à ce dernier moyen, telles sont les seules manières dont la société puisse légitimement témoigner son dégoût ou sa désapprobation de la conduite de l’individu ; 2° pour des actions estimées préjudiciables aux intérêts d’autrui, l’individu est responsable et peut être soumis aux punitions sociales ou légales, si la société juge les unes ou les autres nécessaires pour se protéger.

D’abord il ne faut nullement croire qu’un tort ou le risque d’un tort fait aux intérêts d’autrui puisse toujours justifier l’intervention de la société, parce qu’il peut seul la justifier dans certains cas. Dans un grand nombre de cas un individu en poursuivant un objet légitime cause nécessairement, et par suite légitimement, un tort ou une peine à d’autres individus, ou intercepte un bien qu’ils pouvaient raisonnablement espérer. De telles oppositions d’intérêts entre les individus proviennent souvent de mauvaises institutions, mais sont inévitables tant que ces institutions durent ; quelques-unes même seraient inévitables sous toute espèce d’institutions. Quiconque réussit dans une profession encombrée ou dans un concours, quiconque est préféré à un autre dans toute lutte pour un objet que deux personnes désiraient, tire un profit de la perte des autres, de leurs exertions frustrées et de leur désappointement. Mais c’est chose admise de tous : il vaut mieux, dans l’intérêt général de l’humanité, que les hommes continuent leurs poursuites, sans en être détournés par cette sorte de conséquences. En d’autres termes, la société ne reconnaît aux compétiteurs désappointés aucun droit légal ou moral à être exempts de cette espèce de souffrance : elle ne se sent appelée à intervenir que lorsque les moyens de succès employés sont de ceux que l’intérêt général ne peut permettre, savoir : la fraude ou l’escroquerie, et la violence.

Encore une fois commercer est un acte social. Quiconque entreprend de vendre une marchandise quelconque, fait là une chose qui touche les intérêts d’autrui et de la société en général ; donc, en principe, sa conduite encourt la juridiction de la société : en conséquence, on regardait autrefois comme du devoir des gouvernements, dans tous les cas de quelque importance, de fixer les prix et de régler les procédés de manufactures. Mais on reconnaît maintenant, quoique seulement après une longue lutte, qu’on assure plus efficacement le bon marché et la bonne qualité des denrées en laissant les producteurs et les vendeurs parfaitement libres, sans autre frein que l’égale liberté pour les acheteurs de se fournir ailleurs. Telle est la doctrine dite du libre échange qui repose sur des bases non moins solides mais autres que le principe de liberté individuelle proclamé dans cet essai. Les restrictions apportées au commerce ou à la production dans des vues de commerce sont à vrai dire des contraintes ; et toute contrainte, en tant que contrainte, est un mal : mais les contraintes en question touchent seulement à cette partie de la conduite humaine que la société a le droit de contraindre, et elles n’ont d’autre tort que celui de ne pas produire les résultats qu’on en attendait. Le principe de la liberté individuelle n’étant pas engagé dans la doctrine du libre échange, ne l’est pas davantage dans la plupart des questions qui s’élèvent au sujet des limites de cette doctrine : par exemple lorsqu’il s’agit de savoir quelle somme de contrôle public est admissible pour empêcher la fraude par falsification, ou jusqu’à quel point on doit imposer aux maîtres des précautions sanitaires ou des arrangements pour protéger les ouvriers employés à des occupations dangereuses. De telles questions ne comprennent des considérations de liberté qu’en ce sens qu’il vaut toujours mieux laisser les gens à eux-mêmes, cæteris paribus, que de les contrôler ; mais il est incontestable en principe qu’ils peuvent être légitimement contrôlés pour de semblables fins. D’un autre côté il y a des questions relatives à l’intervention publique dans le commerce qui sont essentiellement des questions de liberté : telles sont la loi du Maine, à laquelle on a déjà fait allusion, la prohibition de l’importation de l’opium en Chine, la restriction apportée à la vente des poisons, et en somme tous les cas où l’objet de l’intervention est de rendre le commerce de certaines denrées difficile ou impossible. Ces interventions sont répréhensibles comme étant des empiétements, non pas sur la liberté du producteur ou du vendeur, mais sur celle de l’acheteur.

Un de ces exemples, la vente des poisons, ouvre une nouvelle question, celle des limites convenables de ce qu’on peut appeler les fonctions de police ; il s’agit de savoir jusqu’à quel point on peut légitimement empiéter sur la liberté, pour empêcher des crimes ou des accidents. C’est une des fonctions incontestées du gouvernement de prendre des précautions contre le crime avant qu’il ait été commis, aussi bien que de le découvrir et de le punir une fois commis. Cependant on peut abuser beaucoup plus facilement, au préjudice de la liberté, de la fonction préventive du gouvernement que de la fonction qui consiste à punir : car il est à peine une portion de la liberté légitime d’action d’un être humain qui ne puisse être représentée, et à bon droit, comme augmentant les facilités de commettre un délit quelconque. Néanmoins, si une autorité publique ou même un simple particulier voyent une personne se préparer évidemment à commettre un crime, ils ne sont pas obligés de demeurer spectateurs inactifs jusqu’à ce que le crime soit commis, mais ils peuvent intervenir et l’empêcher.

Si on n’achetait des poisons ou si on ne s’en servait jamais que pour empoisonner, il serait juste d’en défendre la fabrication et la vente. On peut cependant en avoir besoin pour des motifs non-seulement innocents mais utiles, et la loi ne peut imposer des restrictions dans un cas sans que l’autre s’en ressente. Encore une fois, c’est affaire d’autorité publique de prévenir des accidents. Si un officier public ou n’importe qui voyait une personne sur le point de traverser un pont qu’on sait n’être pas sûr et qu’il n’y eût pas le temps de l’avertir du danger qu’elle coure, on pourrait la saisir et la faire reculer de force, sans violation aucune de sa liberté : car la liberté consiste à faire ce qu’on désire, et cette personne ne désire pas tomber à la rivière. Néanmoins, quand il n’y a pas la certitude, mais seulement le risque du danger, la personne elle-même peut seule juger de la valeur du motif qui la pousse à courir ce risque. Dans ce cas, par conséquent (à moins que ce ne soit un enfant, ou que la personne n’ait le délire ou ne soit dans un état d’excitation ou de distraction incompatible avec l’usage complet de ses facultés), on devrait selon moi l’avertir seulement du danger et ne pas l’empêcher par la force de s’y exposer. De telles considérations appliquées à une question comme la vente des poisons, peuvent nous aider à décider lesquels des divers modes possibles de règlements sont ou ne sont pas contraires au principe. Par exemple, on peut imposer sans violation de liberté une précaution telle que d’étiqueter la drogue de manière à en faire connaître la propriété dangereuse : il n’est pas possible que l’acheteur désire ignorer les qualités vénéneuses de la chose qu’il achète. Mais exiger constamment le certificat d’un médecin rendrait quelquefois impossible et toujours dispendieux d’obtenir l’article pour des usages légitimes.

Selon moi, la seule manière dont on puisse rendre difficiles les empoisonnements (sans violer la liberté de ceux qui ont besoin des substances vénéneuses pour un autre fin) consiste en ce que Bentham appelle dans son langage si bien approprié, un témoignage préexigé (preappointed). Rien n’est si commun dans les contrats. Il est ordinaire et juste, lorsqu’on fait un contrat, que la loi, qui en imposera l’accomplissement, y mette pour condition l’observance de certaines formalités, telles que les signatures, l’attestation de témoins, etc., afin qu’en cas de dispute subséquente on puisse avoir la preuve que le contrat a été fait réellement et dans des circonstances qui n’avaient rien pour le rendre légalement nul. L’effet de ces précautions est de rendre très-difficiles les contrats fictifs ou les contrats faits dans des conditions qui, si elles étaient connues, en détruiraient la validité. On pourrait imposer de semblables précautions pour la vente des articles propres à devenir des instruments de crimes. Par exemple on pourrait exiger du vendeur qu’il inscrivît sur un registre la date exacte de la vente, le nom et l’adresse de l’acheteur, la qualité et la quantité précise vendues, et la réponse reçue au sujet de ce qu’on prétendait en vouloir faire. Quand il n’y a pas de prescription médicale, on pourrait exiger la présence d’un tiers, pour constater l’identité de l’acheteur si plus tard on avait quelque raison de croire que l’article a été employé d’une façon criminelle. De tels règlements ne seraient pas en général un empêchement matériel à obtenir l’article, mais un empêchement très-considérable à en faire un usage illicite et impuni.

Le droit inhérent à la société d’opposer aux crimes des précautions antérieures, suggère des restrictions évidentes à cette maxime que les torts purement personnels ne sont pas matière à prévention ou à punition. L’ivrognerie, par exemple, dans les cas ordinaires, n’est pas un sujet convenable d’intervention législative ; mais je trouverais parfaitement légitime qu’un homme convaincu d’avoir commis quelque violence envers autrui sous l’influence de l’ivresse fût placé sous le coup de dispositions spéciales ; que si plus tard on le trouvait ivre il fût sujet à une pénalité ; et que si dans cet état il commettait une autre offense, la punition de cette nouvelle offense fût plus sévère. Une personne qui s’enivre lorsque l’ivresse la pousse à nuire aux autres, commet un crime envers les autres ; de même l’oisiveté, excepté chez une personne qui reçoit un traitement du public, ou bien lorsque ce vice constitue la violation d’un pacte, ne peut sans tyrannie devenir l’objet des punitions légales. Mais si par oisiveté ou par quelqu’autre cause facile à éviter un homme manque à un de ses devoirs légaux envers autrui, comme d’entretenir ses enfants, il n’y a pas de tyrannie à le forcer de remplir ce devoir par un travail obligatoire, s’il n’existe pas d’autre moyen.

En outre, il y a beaucoup d’actes qui n’étant directement nuisibles qu’à leurs auteurs, ne devraient pas être légalement interdits, mais qui, commis en public, deviennent une violation des bonnes mœurs, et passant ainsi dans la catégorie des offenses envers autrui, peuvent en toute justice être défendues. Tels sont les outrages envers la décence, sur lesquels il n’est pas nécessaire de s’appesantir, d’autant plus qu’ils n’ont qu’un rapport indirect avec notre sujet, la publicité n’étant pas un moindre grief dans le cas de mainte action qui n’est pas blâmable en elle-même ni tenue pour telle.

Il y a une autre question à laquelle il faut trouver une réponse qui s’accorde avec les principes posés ici. Il est des cas de conduite personnelle tenus pour blâmables, mais que le respect de la liberté empêche la société de prévenir ou de punir, parce que le mal qui en résulte directement retombe tout entier sur l’agent. Doit-on laisser à d’autres personnes la liberté de conseiller ou d’entraîner à faire ce que fait librement l’agent ? La question n’est pas sans difficulté. Le cas d’une personne qui en sollicite une autre à faire un acte, n’est pas, à strictement parler, un cas de conduite personnelle. Donner des conseils ou offrir des tentations à quelqu’un, est un acte social et peut par conséquent, ainsi que toute action en général qui touche les autres, être regardé comme soumis au contrôle social. Mais un peu de réflexion corrige la première impression, en démontrant que si le cas n’est pas strictement compris dans la définition de la liberté individuelle, néanmoins on peut lui appliquer les raisons sur lesquelles se fonde le principe de cette liberté. Si l’on doit permettre aux gens, dans ce qui ne touche qu’eux-mêmes, de faire ce qui leur paraît le mieux à leurs risques et périls, ils doivent être également libres de se consulter l’un l’autre sur ce qu’il est convenable pour eux de faire, d’échanger des opinions, de donner et de recevoir des suggestions. On doit pouvoir conseiller tout ce qu’il est permis de faire. La question n’est douteuse que si l’instigateur tire un profit personnel de son conseil, s’il fait son métier pour vivre ou pour s’enrichir, d’encourager ce que la société et l’État regardent comme un mal. Alors à la vérité, un nouvel élément de complication est introduit : à savoir l’existence d’une classe de personnes dont l’intérêt est opposé à ce qu’on regarde comme le bien public, et dont la manière de vivre est basée sur un parti pris de faire obstacle à ce bien. Est-ce ou non un cas d’intervention ? Ainsi la corruption des mœurs et le jeu doivent être tolérés, mais une personne doit-elle être libre de faire un métier tel que d’encourager cette corruption ou de tenir une maison de jeu ? Le cas est un de ceux qui se trouvent sur l’extrême limite des deux principes, et l’on ne voit pas tout d’abord auquel il appartient réellement. Il y a des arguments de part et d’autre.

On peut dire en faveur de la tolérance, que le seul fait de prendre une chose comme métier et de vivre ou de s’enrichir en la faisant, ne peut rendre criminel ce qui autrement serait admissible, que l’acte doit être ou toujours permis ou toujours défendu, que si les principes que nous avons soutenus jusqu’ici sont justes la société, comme société, n’a pas à se mêler de déclarer mal ce qui ne regarde que l’individu : elle ne peut aller plus loin que la dissuasion, et une personne doit être aussi libre de persuader qu’une autre de dissuader.

On peut dire en faveur du principe opposé que quoique l’État n’ait pas le droit de décider par voie d’autorité, avec le projet d’empêcher ou de punir, que telle ou telle conduite purement personnelle est bonne ou mauvaise, il est toutefois fondé à prétendre que la question est au moins douteuse. Ceci étant, ajoute-t-on, l’État ne peut faire mal en essayant de détruire l’influence d’instigateurs qui n’agissent pas d’une façon désintéressée et impartiale, qui ont un intérêt direct d’un côté (le mauvais côté, à ce que pense l’État), et qui, de leur propre aveu, poussent vers ce côté dans des vues toutes personnelles. De plus, à coup sûr il ne peut y avoir rien de perdu, aucun bien de sacrifié, à faire en sorte que les gens fassent leur choix, sagement ou sottement, mais d’eux-mêmes, sans être séduits ni poussés par des personnes qui y trouvent leur profit. Ainsi, peut-on nous dire, quoique les statuts sur les jeux illicites soient insoutenables en théorie, quoique tout le monde doive être libre de jouer chez soi, ou chez les autres, ou dans quelque lieu de réunion fondé par souscription et ouvert seulement aux membres et à leurs visiteurs, néanmoins il ne faut pas permettre les maisons de jeux publiques. Il est vrai que la défense n’est jamais efficace, de quelques pouvoirs que soit armée la police, et que les maisons de jeux peuvent toujours être maintenues sous d’autres prétextes, mais elles sont obligées de conduire leurs opérations avec un certain degré de secret et de mystère, de façon à ce que personne n’en sache rien que ceux qui recherchent ces maisons ; la société ne doit pas demander plus que cela.

Ces arguments ont une force considérable. Je ne me risquerai pas à décider s’ils suffisent pour justifier l’anomalie morale qu’il y a à punir l'accessoire quand le principal est et doit être libre, à mettre en prison par exemple, celui qui tient la maison de jeu mais non le joueur lui-même.

On devrait encore moins, sur de semblables motifs, intervenir dans les opérations communes de vendre et d’acheter. Presque tout ce qu’on achète ou ce qu’on vend peut servir à faire des excès, et les vendeurs ont un intérêt pécuniaire à encourager ces excès ; mais là-dessus on ne peut baser un argument en faveur, par exemple, de la loi du Maine, parce que les marchands de boissons fortes, quoiqu’intéressés à l’abus, sont indispensables à cause de l’usage légitime de ces boissons. Cependant l’intérêt qu’ont ces commerçants à favoriser l’intempérance est un mal réel, et justifie l’État lorsqu’il impose des restrictions et exige des garanties, qui sans cela seraient des empiètements sur la liberté légitime.

Ce qui fait encore question, c’est de savoir si l’État, tandis qu’il tolère une conduite qu’il estime contraire aux plus précieux intérêts de l’agent, ne doit pas néanmoins la décourager indirectement ; si, par exemple, il ne devrait pas prendre des mesures pour rendre l’ivrognerie plus dispendieuse ou plus rare en limitant le nombre des endroits de vente. Là-dessus, comme sur la plupart des questions pratiques, il faut faire une foule de distinction. Frapper d’un impôt les boissons fortes, c’est une mesure qui diffère bien peu de leur prohibition complète et elle n’est justifiable que si la prohibition l’est elle-même. Toute augmentation de prix est une prohibition pour ceux qui ne peuvent atteindre le nouveau prix, et quant à ceux qui le peuvent, ils subissent une pénalité pour satisfaire un goût particulier. Le choix de leurs plaisirs et leur manière de dépenser leur revenu, après qu’ils ont rempli leurs obligations légales et morales envers l’État et les individus, ne regardent qu’eux-mêmes et ne doivent dépendre que de leur jugement. À première vue, ces considérations peuvent paraître condamner le choix des boissons fortes comme sujet spécial d’impôt dans des vues fiscales. Mais il faut se rappeler que l’impôt à cette fin est absolument inévitable, que dans beaucoup de pays il doit être en grande partie indirect, que par conséquent l’État ne peut faire autrement que d’imposer certains articles de consommation, d’une façon qui pour quelques personnes peut être prohibitoire. Il est donc du devoir de l’État d’examiner avant de mettre des taxes de quelles denrées les consommateurs peuvent le mieux se passer, et a fortiori de choisir de préférence celles qui selon lui peuvent être nuisibles à moins que l’usage n’en soit très-modéré. C’est pourquoi il est non-seulement admissible mais bon de mettre sur les boissons fortes l’impôt le plus élevé, en supposant que l’État ait besoin de tout le revenu que cet impôt produit.

La question de savoir s’il faut faire de la vente de ces denrées un privilège plus ou moins exclusif, doit être résolue différemment suivant les motifs auxquels on veut que la restriction soit subordonnée. Il faut, dans tous les endroits publics, la contrainte d’une police, et principalement dans les endroits de cette espèce où se commettent volontiers des offenses envers la société. Donc, il est convenable de n’accorder la permission de vendre ces denrées (du moins pour être consommées sur-le-champ) qu’à des personnes dont la respectabilité de conduite est connue ou garantie ; on doit en outre régler les heures d’ouverture et de fermeture comme l’exige la surveillance publique, et retirer la permission si des violations de la paix publique sont commises à plusieurs reprises, grâce à la connivence ou à l’incapacité de celui qui tient la maison, ou si cette maison devient un rendez-vous pour des gens qui sont en insurrection contre la loi. Je ne trouve pas toute autre restriction justifiable en principe. Par exemple, la limitation du nombre des cabarets pour en rendre l’accès plus difficile et diminuer les tentations, non seulement expose tout le monde à une gêne, parce que quelques personnes abuseraient de la facilité, mais encore ne convient qu’à un état de société dans lequel les classes ouvrières sont traitées ouvertement comme des enfants ou des sauvages et placées sous une éducation de contrainte, faite pour préparer leur future admission aux privilèges de la liberté. Ceci n’est pas le principe d’après lequel les classes ouvrières sont gouvernées dans tout pays libre, et quiconque estime la liberté à sa juste valeur ne consentira jamais à ce qu’elles soient gouvernées ainsi, à moins qu’on n’ait épuisé tout en vain pour les former à la liberté et les gouverner comme les hommes libres, et qu’on n’ait obtenu la preuve définitive qu’elles ne peuvent être gouvernées que comme des enfants. Le simple exposé de l’alternative, montre l’absurdité qu’il y aurait à supposer que de tels efforts aient été faits dans aucun cas dont il faille nous occuper ici. C’est seulement parce que les institutions de notre pays sont un tissu de contradiction, qu’on y voit mettre en pratique des choses appartenant au système du gouvernement despotique ou paternel, comme on l’appelle, tandis que la liberté générale de nos institutions empêche d’exercer le contrôle nécessaire pour rendre la contrainte vraiment efficace comme éducation morale.

On a démontré dans les premières pages de cet essai, que la liberté de l’individu dans des choses qui ne touchent que lui, implique la liberté pour quelque nombre que ce soit d’individus, de régler par une convention mutuelle des choses qui les regardent tous conjointement et qui n’en regardent pas d’autres. La question ne présente pas de difficulté aussi longtemps que la volonté des personnes intéressées reste la même ; mais comme cette volonté peut changer, il est souvent nécessaire, même dans des choses qui ne concernent uniquement que ces personnes, qu’elles prennent des engagements vis-à-vis les unes les autres ; et ceci étant fait, il est convenable comme règle générale que ces engagements soient tenus. Néanmoins il est probable que dans les lois de chaque pays cette règle générale a quelques exceptions. Non-seulement les gens ne sont pas tenus de remplir des engagements qui violent les droits d’un tiers, mais on regarde quelquefois comme une raison suffisante pour les relever d’un engagement, qu’il leur soit nuisible. Par exemple, dans notre pays et dans la plupart des pays civilisés, un engagement par lequel une personne se vendrait ou consentirait à être vendue comme esclave serait nul et sans valeur ; ni la loi, ni l’opinion ne l’imposerait. Le motif qu’on a pour borner ainsi le pouvoir d’un individu sur lui-même est apparent, et on le voit très-clairement dans ce cas extrême. La raison pour laquelle on ne se mêle pas (à moins que ce ne soit au profit des autres) des actions volontaires d’une personne, c’est la considération qu’on a pour sa liberté. Le choix volontaire d’un homme prouve que ce qu’il choisit ainsi est désirable, ou tout au moins supportable pour lui, et après tout on ne peut assurer mieux son bonheur qu’en lui permettant de le chercher où il le trouve. Mais en se vendant comme esclave un homme abdique sa liberté, il abandonne tout usage futur de cette liberté après cet acte unique. Donc il détruit dans son propre cas la raison pour laquelle on le laissait libre de disposer de lui-même. Il n’est plus libre, et au lieu de cela il est dès lors dans une position où l’on ne peut plus présumer qu’il demeure volontairement. Le principe de liberté ne peut pas exiger qu’il soit libre de n’être pas libre. Ce n’est pas liberté que de pouvoir renoncer à sa liberté. Ces raisons dont la force paraît si bien dans ce cas particulier, peuvent évidemment s’appliquer dans beaucoup d’autres cas ; cependant elles rencontrent partout des bornes, car les nécessités de la vie exigent continuellement, non pas que nous renoncions à notre liberté, mais que nous consentions à la voir limiter de telle ou telle façon. Le principe qui demande la liberté d’action la plus complète pour tout ce qui ne touche que les agents, exige que ceux qui se sont engagés envers une autre personne pour des choses n’intéressant aucun tiers, puissent se dégager l’un l’autre ; et même sans cette libération volontaire il n’y a peut-être pas de contrats ou d’engagements, à moins que ce ne soit à propos d’argent, dont on puisse oser dire qu’on ne devrait pas avoir la liberté de les rétracter. Le baron de Humboldt, dans l’excellent ouvrage que j’ai déjà cité, déclare que selon lui les engagements qui impliquent des relations ou des services personnels, ne devraient jamais être obligatoires que pour un temps limité, et que le plus important de ces engagements, le mariage, ayant cette particularité que son but est manqué à moins que les sentiments des deux parties ne s’accordent avec ce but, il ne devrait falloir rien de plus pour l’annuler, que la volonté déclarée de chacune des parties. Ce sujet est trop important et trop compliqué pour être discuté entre parenthèse, et je ne fais que l’effleurer par manière d’illustration. Si la concision et la généralité de la dissertation de Humboldt, ne l’avait pas obligé sur ce sujet à se contenter d’énoncer sa conclusion, sans discuter les prémisses, il aurait reconnu sans aucun doute que la question ne peut pas être décidée d’après des raisons aussi simples que celles qu’il se borne à donner. Quand une personne, ou par une promesse expresse ou par sa conduite, en a encouragé une autre à compter qu’elle agira d’une certaine façon, à fonder des espérances, à faire des calculs, à arranger une portion de sa vie sur cette supposition, cette personne s’est créé envers l’autre une nouvelle série d’obligations morales qui, en fait, peuvent être foulées aux pieds, mais qui ne peuvent être ignorées. De plus, si les relations entre deux parties contractantes ont été suivies de conséquences pour d’autres, si elles ont placé des tiers dans une position particulière, ou si, comme dans le cas du mariage, elles ont donné naissance à des tiers, les deux parties contractantes ont vis-à-vis de ces tiers des obligations dont l’accomplissement sera grandement affecté par la continuation ou la rupture de leurs relations.

Il ne s’en suit pas, et je ne puis pas admettre que ces obligations aillent jusqu’à exiger l’accomplissement du contrat, au prix du bonheur de la partie résistante ; mais elles sont un élément nécessaire dans la question, et même si Humboldt soutient qu’elles ne doivent pas faire de différence dans la liberté légale qu’ont les parties de se délier de leur engagement (et je prétends aussi qu’elles ne devraient pas faire beaucoup de différence), ces obligations font nécessairement une grande différence dans la liberté morale. Une personne est obligée de peser tout ceci avant de se résoudre à une mesure qui peut tant affecter les intérêts d’autrui, et si elle n’accorde pas la considération voulue à ces intérêts, elle est moralement responsable des conséquences funestes. Si j’ai fait des remarques d’une telle évidence, c’est afin de mieux éclaircir le principe général de la liberté, et non pas parce qu’elles sont nécessaires sur cette question qui, au contraire, est toujours discutée comme si l’intérêt des enfants était tout et celui des grandes personnes rien.

J’ai déjà observé que grâce à l’absence de principes généraux reconnus, la liberté est souvent accordée là où elle devrait être refusée, et vice versa ; et un des cas où le sentiment de la liberté est le plus fort dans le monde Européen moderne, est un cas où selon moi il est totalement déplacé. Une personne doit être libre de faire ce qui lui plaît pour ses propres affaires ; mais elle ne doit pas être libre de faire ce qui lui plaît lorsqu’elle agit pour un autre, sous prétexte que les affaires de cet autre sont les siennes propres. L’État, tandis qu’il respecte la liberté de chaque individu dans ce qui ne regarde que cet individu, est obligé de surveiller avec soin la façon dont il use du pouvoir qui lui est accordé sur d’autres individus. Cette obligation est presque complétement négligée dans le cas des relations de famille ; un cas qui, vu son influence directe sur le bonheur humain, est plus important que tous les autres mis ensemble. Il n’y a pas besoin d’insister ici sur le pouvoir presque despotique des maris sur leurs femmes, parce qu’il ne faudrait rien de plus pour détruire complétement ce mal que d’accorder aux femmes les mêmes droits et la même protection de la part de la loi qu’à toute autre personne, et puis parce que sur ce sujet les défenseurs de l’injustice établie ne se servent pas de l’excuse de la liberté, mais se présentent hardiment comme les champions du pouvoir. C’est dans le cas des enfants que des notions de liberté appliquées mal à propos sont un obstacle réel à ce que l’État accomplisse ses devoirs. On croirait presque que les enfants d’un homme font littéralement (et non pas au figuré) partie de lui-même, tant l’opinion est jalouse de la moindre intervention de la loi entre les enfants et l’autorité exclusive et absolue des parents. Les hommes la voyent de plus mauvais œil qu’aucun autre empiétement sur leur liberté d’action, tant ils attachent plus de prix généralement au pouvoir qu’à la liberté. Voyez par exemple ce qui se passe pour l’éducation. N’est-il pas presqu’évident que l’État devrait exiger de tous les citoyens, et même leur imposer, une certaine éducation ?

Néanmoins chacun craint de reconnaître et de proclamer cette vérité. À vrai dire, personne ne le nie ; c’est un des devoirs les plus sacrés des parents (ou, selon la loi et l’usage actuel, du père) après avoir donné naissance à un être humain, d’élever cet être de façon à ce qu’il soit capable de remplir toutes ses obligations envers les autres et envers lui-même. Mais tandis qu’on déclare à l’unanimité que tel est le devoir du père, personne à peine en Angleterre ne supporterait l’idée qu’on l’obligeât à l’accomplissement de ce devoir. Au lieu d’exiger qu’un homme fasse quelqu’exertion ou quelque sacrifice pour assurer une éducation à son enfant, on le laisse libre d’accepter ou de refuser cette éducation, quand on la lui procure gratis. Il n’est pas encore reconnu que mettre au monde un enfant, sans être sûr de pouvoir non-seulement le nourrir, mais encore instruire et former son esprit, est un crime moral et envers la société et envers le malheureux rejeton, et que si le parent ne remplit pas cette obligation, l’État devrait veiller à la faire remplir, autant que possible, à la charge du parent.

Si l’obligation d’imposer l’éducation universelle était une fois admise, cela mettrait fin aux difficultés sur ce que l’État doit enseigner et sur la façon dont il doit l’enseigner ; difficultés qui, pour le moment, font du sujet un véritable champ de bataille pour les sectes et les partis. On perd ainsi à se quereller sur l’éducation un temps et une peine qui devraient être employés à donner cette éducation.

Si le gouvernement se décidait à exiger pour tous les enfants une bonne éducation, il s’éviterait la peine de leur en fournir une. Il pourrait laisser les parents libres de faire élever les enfants où et comme ils voudraient, et suivant les circonstances, soit aider à payer, soit même payer entièrement les frais d’école. Les objections qu’on oppose avec raison à l’éducation de l’État, ne portent pas sur ce que l’État impose l’éducation mais sur ce qu’il se charge de diriger cette éducation, ce qui est une chose totalement différente. Que toute l’éducation ou la plus grande partie de l’éducation d’un peuple soit mise aux mains de l’État, je m’efforcerais de m’y opposer autant que qui que ce soit. Tout ce qu’on a dit de l’importance de l’individualité de caractère et de la diversité d’opinions et de manière de vivre, implique l’égale importance de la diversité d’éducation.

Une éducation générale donnée par l’État, n’est autre chose qu’une combinaison pour jeter tous les hommes dans le même moule, et comme le moule dans lequel on les jette est celui qui plaît au pouvoir dominant (que ce soit un monarque, une théocratie, une aristocratie ou la majorité de la génération existante), plus ce pouvoir est efficace et puissant, plus il établit un despotisme sur l’esprit qui tend naturellement à s’étendre sur le corps. Une éducation établie et contrôlée par l’État ne devrait exister, si elle existait, que comme expérience, entourée de concurrences et faite seulement pour les stimuler et les maintenir à un certain degré de perfection ; excepté quand la société, en général, est si arriérée qu’elle ne pourrait pas ou ne voudrait pas se procurer des moyens convenables d’éducation : alors, dis-je, la puissance publique, ayant à choisir entre deux maux, peut suppléer les écoles et les universités, de même qu’elle peut faire l’office des compagnies par actions dans un pays où l’entreprise privée n’existe pas sous une forme qui lui permette d’entreprendre de grands ouvrages d’industrie. Mais, en général, si le pays renferme un nombre suffisant de personnes capables de donner l’éducation sous les auspices du gouvernement, ces mêmes personnes pourraient et voudraient donner une éducation également bonne sur la base du principe volontaire, s’il était entendu qu’elles seraient assurées d’une rémunération établie par une loi rendant l’éducation obligatoire, et garantissant l’assistance de l’État à ceux qui seraient incapables de la payer.

La seule manière d’exécuter la loi serait d’examiner publiquement tous les enfants dès le plus jeune âge. On pourrait fixer un âge où tout enfant serait examiné pour vérifier si il (ou elle) sait lire. Si un enfant s’en montrait incapable, le père, à moins qu’il n’eût des motifs d’excuses suffisants, pourrait être soumis à une amende modérée qu’il devrait gagner au besoin par son travail, et l’enfant pourrait être mis à l’école à ses frais.

Une fois chaque année on pourrait renouveler l’examen et en étendre graduellement le sujet, afin de rendre virtuellement obligatoire et d’entretenir la connaissance universelle d’un certain minimum de science générale. Outre ce minimum, il y aurait des examens volontaires sur toute espèce de sujets à la suite desquels tous ceux qui seraient parvenus à un certain progrès, auraient droit à un certificat. Pour empêcher l’État d’exercer par ces moyens une influence nuisible sur l’opinion, la science exigée (outre les parties purement élémentaires du savoir, comme les langues et leur usage) pour passer un examen même de l’ordre le plus élevé devrait consister exclusivement en faits et en sciences positives. Les examens sur la religion, la politique ou tout autre sujet de discussion, ne porteraient pas sur la vérité ou la fausseté des opinions, mais sur ce fait que telle ou telle opinion est professée d’après tels motifs, par tels auteurs ou telles écoles ou telles églises. D’après ce système, la génération naissante ne serait pas pire, par rapport à toutes les vérités discutées, qu’elle ne l’est à présent ; on ferait des hommes ce qu’ils sont maintenant, ou des partisans de la religion dominante ou des dissidents ; seulement l’État prendrait soin que dans l’un ou l’autre cas ils fussent instruits. Il n’y aurait pas d’obstacle à ce qu’on leur enseignât la religion, si les parents le voulaient, aux écoles où on leur enseigne tout le reste.

Tous les efforts de l’État pour influencer le jugement des citoyens sur des sujets discutés sont nuisibles ; mais l’État peut parfaitement offrir d’assurer et de certifier qu’une personne possède la science nécessaire pour rendre son opinion sur un sujet donné, digne d’attention. Il n’en vaudrait que mieux pour un étudiant en philosophie de pouvoir subir un examen et sur Locke et sur Kant, n’importe lequel il adopte, et quand même il n’adopterait ni l’un ni l’autre ; et il n’y pas raisonnablement d’objection à examiner un athée sur les preuves du christianisme, pourvu qu’il ne soit pas obligé d’en faire une profession de foi. Cependant les examens sur les branches les plus élevées de la science devraient, suivant moi, être tout à fait facultatifs. Ce serait accorder un pouvoir trop dangereux aux gouvernements que de leur permettre de fermer l’entrée de toutes les carrières, même de l’enseignement, sous prétexte qu’on ne possède pas à un degré suffisant les qualités requises ; et je pense avec Guillaume de Humboldt que les grades ou les autres certificats publics de connaissances scientifiques ou professionnelles devraient être accordés à tous ceux qui se présentent à l’examen et qui le passent avec succès, mais que de tels certificats ne devraient donner d’autre avantage sur des rivaux que la valeur qu’y attache l’opinion publique.

On voit là un cas où, par suite de notions de liberté mal comprise, des obligations morales ne sont point reconnues et des obligations légales ne sont point imposées, alors que les unes et les autres seraient extrêmement nécessaires ; mais ce cas n’est pas le seul.

Le fait lui-même de donner l’existence à un être humain est une des actions dans le cours d’une vie humaine qui entraînent le plus de responsabilité. Prendre cette responsabilité de donner une vie qui peut être une source de tourment ou de bonheur est un crime envers l’être auquel on la donne, à moins que cet être n’ait les chances ordinaires d’une existence désirable. Et dans un pays trop peuplé ou menaçant de le devenir, mettre au monde plus qu’un petit nombre d’enfants, ce qui a pour effet de réduire le prix du travail par la concurrence, est un crime sérieux envers tous ceux qui vivent de leur travail. Les lois qui, dans un grand nombre de pays du Continent, défendent le mariage, à moins que les parties ne prouvent qu’elles peuvent entretenir une famille, n’outrepassent pas les pouvoirs légitimes de l’État ; et que ces lois soient utiles ou non (une question qui dépend principalement des circonstances et des sentiments locaux), on ne peut leur reprocher d’être des violations de liberté. Par de telles lois, l’État intervient pour empêcher un acte funeste, un acte nuisible aux autres et qui devrait être l’objet de la réprobation et de la flétrissure sociale, même quand on ne juge pas convenable d’y ajouter les châtiments légaux. Néanmoins les idées généralement reçues de liberté, qui se prêtent si aisément à des violations réelles de la liberté de l’individu pour des choses qui ne concernent que lui, repousseraient toute tentative faite pour contraindre ses inclinations, lorsqu’en les satisfaisant il condamne un ou plusieurs êtres à une vie de misère et de dépravation qui réagira de plus d’une triste façon sur tout leur entourage. Quand on compare l’étrange respect de l’espèce humaine pour la liberté avec son étrange manque de respect pour cette même liberté, on pourrait se figurer qu’un homme a le droit indispensable de nuire aux autres et n’a pas le droit de faire ce qui lui plaît et qui ne nuit à personne.

J’ai réservé pour la fin toute une série de questions sur les limites de l’intervention du gouvernement, qui, bien qu’elles se rapprochent fort du sujet de cet essai, n’en font pas partie à strictement parler. Ce sont des cas dans lesquels les raisons contre cette intervention ne portent pas sur le principe de liberté ; la question n’est plus de savoir s’il faut contraindre les actions des individus, mais s’il faut les aider : on se demande si le gouvernement devrait faire ou aider à faire quelque chose pour leur bien, au lieu de leur laisser faire cette chose individuellement ou par voie d’association volontaire.

Les objections faites à l’intervention du gouvernement, quand cette intervention n’implique pas une violation de liberté, peuvent être de trois sortes.

On peut dire d’abord que la chose à faire sera probablement mieux faite par les individus que par le gouvernement. Généralement parlant, il n’y a pas de gens plus capables de conduire une affaire ou de décider comment et par qui elle sera conduite que ceux qui y ont un intérêt personnel. Ce principe condamne l’intervention si commune autrefois de la législation ou des fonctionnaires du gouvernement dans les opérations ordinaires de l’industrie. Mais cette partie du sujet a été suffisamment développée dans des ouvrages d’économie politique et n’a point de rapports particuliers avec les principes de cet Essai.

La seconde objection tient de plus près à notre sujet. Dans un grand nombre de cas, quoique la moyenne des individus ne puisse pas faire aussi bien une chose donnée que les fonctionnaires du gouvernement, il est désirable néanmoins que cette chose soit accomplie par les individus plutôt que par le gouvernement. C’est un moyen de faire leur éducation intellectuelle, de fortifier leurs facultés actives, d’exercer leur jugement et de leur donner une connaissance familière des sujets avec lesquels on les laisse ainsi se débattre. C’est là la principale, mais non l’unique recommandation du jury (pour les cas non politiques), des institutions municipales et locales libres et populaires, de la direction des institutions industrielles et philanthropiques par des associations volontaires. Ce ne sont pas là des questions de liberté et elles ne tiennent que de loin à ce sujet, mais ce sont des questions de développement. Il ne nous appartient pas ici d’insister sur l’utilité de toutes ces choses comme partie de l’éducation nationale ; mais elles forment en fait l’éducation particulière d’un citoyen, la partie pratique de l’éducation politique d’un peuple libre. Elles tirent l’homme du cercle étroit où l’enferme son égoïsme pour lui et pour les siens ; elles l’accoutument à comprendre des intérêts collectifs, à traiter des affaires collectives, elles l’habituent à agir par des motifs publics ou semi-publics et à prendre pour mobile de sa conduite des vues qui le rapprochent des autres au lieu de l’en isoler. Sans ces mœurs et ces facultés, on ne peut ni faire ni garder une constitution libre, ainsi que le prouve trop souvent la nature transitoire de la liberté politique dans les pays où elle ne repose pas sur une base suffisante de libertés locales. La direction des affaires purement locales par les localités, et la direction des grandes entreprises industrielles par la réunion de ceux qui en fournissent volontairement les fonds, se recommandent en outre par tous les avantages que nous avons indiqués comme appartenant à l’individualité de développement et à la diversité de façons d’agir. Les opérations du gouvernement tendent à être partout les mêmes. Au contraire, grâce aux associations individuelles et volontaires, il se fait une immense et constante variété d’expériences. L’État, lui, peut être utile comme dépositaire central et distributeur actif de l’expérience résultant de nombreux essais. Sa besogne est de faire que tout expérimentateur profite des essais d’autrui, au lieu de ne tolérer que ses propres essais.

La dernière et la plus puissante raison pour restreindre l’intervention du gouvernement est le mal extrême qu’il y a à augmenter sa puissance sans nécessité. Toute fonction ajoutée à celles qu’exerce déjà le gouvernement répand davantage son influence sur les craintes et les espérances, et transforme de plus en plus la portion active et ambitieuse du public en portion dépendante du gouvernement, ou de quelque parti qui vise à devenir le gouvernement. Si les routes, les chemins de fer, les banques, les compagnies d’assurances, les grandes compagnies par actions, les universités et les établissements de bienfaisance étaient autant de branches du gouvernement ; si de plus les corporations municipales et les conseils locaux, avec toutes leurs attributions, devenaient autant de départements de l’administration centrale ; si les employés de toutes ces entreprises diverses étaient nommés et payés par le gouvernement et n’attendaient que de lui leur avancement, toute la liberté de la presse et d’une constitution populaire de la législature, n’empêcherait pas l’Angleterre ou tout autre pays de n’être libre que de nom. Et plus le mécanisme administratif serait construit d’une façon efficace et savante, plus les arrangements pour se procurer les mains et les têtes les plus capables de le faire marcher seraient ingénieux… plus le mal serait grand.

En Angleterre, on a proposé dernièrement de choisir tous les membres du service civil du gouvernement d’après un concours, afin d’obtenir pour ces emplois les personnes les plus intelligentes et les plus instruites qu’on puisse se procurer ; et on a beaucoup dit et beaucoup écrit pour et contre cette proposition. Un des arguments sur lesquels ses adversaires ont le plus appuyé, c’est que la position d’employé à vie de l’État n’offre pas une perspective suffisante d’émoluments et d’importance pour attirer les talents les plus élevés, qui trouveront toujours à mieux faire leur chemin, soit dans les professions libérales, soit au service des compagnies ou des autres corps publics. On n’aurait pas été surpris que cet argument vînt des partisans de la proposition comme une réponse à sa difficulté principale. Il est assez étrange qu’elle vienne des adversaires. Ce qu’on avance comme une objection est la soupape de sûreté du système en question. Vraiment, si le gouvernement pouvait attirer à son service tous les talents élevés du pays, une proposition tendant à amener ce résultat serait bien faite pour inspirer de l’inquiétude. Si toute cette besogne d’une société qui exige une organisation concertée, des vues larges et compréhensives, était entre les mains de l’État, et si tous les emplois du gouvernement étaient occupés par les hommes les plus capables, toute la culture d’esprit, toute l’intelligence exercée du pays (excepté la portion purement spéculative), serait concentrée en une bureaucratie nombreuse : de cette bureaucratie le reste de la communauté attendrait tout, la direction et l’impulsion pour les masses, l’avancement personnel pour les hommes intelligents et ambitieux. Être admis dans les rangs de cette bureaucratie, et une fois admis s’y élever, seraient les seuls objets d’ambition.

Sous ce régime, non-seulement le public extérieur n’est pas capable de critiquer ou de modérer le mode d’action de la bureaucratie, mais même si les accidents des institutions despotiques ou la marche naturelle des institutions populaires donnent au pays un chef ou des chefs portés aux réformes, il ne pourra s’en effectuer aucune qui soit contraire aux intérêts de la bureaucratie. Telle est la triste condition de l’empire russe, ainsi que le prouvent les récits de ceux qui ont pu l’observer. Le czar lui-même est sans pouvoir contre le corps bureaucratique ; il peut envoyer chacun de ses membres en Sibérie, mais il ne peut gouverner sans eux ni contre leur volonté. Ils peuvent mettre un veto tacite sur tous ses décrets, simplement en s’abstenant de les exécuter.

Dans des pays d’une civilisation plus avancée et d’un esprit plus insurrectionnel, le public accoutumé à attendre que l’État fasse tout pour lui ou du moins à ne rien faire de lui-même sans que l’État lui en ait non-seulement accordé la permission mais indiqué les procédés, le public, disons-nous, tient naturellement l’État pour responsable de tout ce qui lui arrive de fâcheux, et si sa patience se lasse un jour, il se soulève contre le gouvernement et fait ce qu’on appelle une révolution : sur quoi quelqu’un avec ou sans l’aveu de la nation s’empare du trône, donne ses ordres à la bureaucratie et tout marche à peu près comme devant, la bureaucratie n’étant pas changée et personne n’étant capable de prendre sa place.

Tout autre est le spectacle chez un peuple accoutumé à faire lui-même ses propres affaires. En France, une grande partie de la nation ayant servi dans l’armée où beaucoup d’hommes ont eu au moins le grade de sous-officiers, il se trouve dans toutes les insurrections populaires plusieurs personnes capables de prendre le commandement et d’improviser quelque plan d’action passable. Les Américains sont pour les affaires civiles comme les Français pour les affaires militaires. Retirez-leur leur gouvernement, et toute congrégation d’Américains pourra en organiser un sur le champ, et conduire telle ou telle affaire publique avec un degré suffisant d’intelligence, d’ordre et de décision. C’est ainsi que devrait être tout peuple libre, et un peuple capable de cela est assuré d’être libre ; il ne se laissera jamais asservir par aucun homme ou par aucun corps, parce que ceux-ci sont capables de tenir ou de manier les rênes de l’administration centrale. Aucune bureaucratie ne peut espérer de contraindre un tel peuple à faire ou à subir ce qui ne lui plaît pas. Mais là où la bureaucratie fait tout, rien de ce à quoi elle est réellement hostile ne peut être fait. La constitution de semblables pays est une organisation de l’expérience et de l’habileté pratique de la nation en un corps discipliné, destiné à gouverner le reste ; et plus cette organisation est parfaite en elle-même, mieux elle réussit à attirer à elle et à former pour elle tous les talents de la communauté, plus l’asservissement de tous, y compris les membres de la bureaucratie, est complet. Car les gouvernants sont aussi bien les esclaves de leur organisation et de leur discipline que les gouvernés sont les esclaves des gouvernants. Un mandarin chinois est aussi bien l’instrument et l’esclave du despotisme que le plus humble cultivateur. Un jésuite est dans toute la force du terme l’esclave de son ordre, quoique l’ordre lui-même existe par le pouvoir collectif et l’importance de ses membres.

Il ne faut pas oublier non plus que l’absorption de tous les talents élevés du pays par le corps gouvernant est fatale tôt ou tard à l’activité et au progrès intellectuel de ce corps lui-même. Lié comme il l’est en toutes ses parties, suivant comme il le fait un système qui, ainsi que tous les systèmes, procède presque toujours d’après des règles fixes, le corps officiel est constamment tenté de s’endormir dans une indolente routine ; ou bien s’il sort quelquefois de cet éternel cercle, il se passionnera pour quelque idée à peine ébauchée qui aura plu à un des membres importants du corps ; et pour que ces tendances qui se touchent de près (bien qu’elles semblent opposées) puissent être tenues en échec, pour que tous les talents que renferme le corps se maintiennent à une certaine hauteur, il faut que ce corps soit exposé à une critique extérieure, vigilante et habile. C’est pourquoi il est indispensable que des talents puissent se former en dehors de l’État, avec les occasions et l’expérience nécessaires pour juger sainement les grandes affaires pratiques. Si nous voulons posséder à perpétuité un corps de fonctionnaires habiles, capable de bons services, et par-dessus tout un corps susceptible de créer le progrès et disposé à l’adopter, si nous ne voulons pas que notre bureaucratie dégénère en pédantocratie, il ne faut pas que ce corps absorbe toutes les occupations qui forment et cultivent les facultés nécessaires pour le gouvernement de l’humanité.

Dire où commencent ces maux si redoutables pour la liberté et le progrès humain, ou plutôt dire où ils commencent à l’emporter sur le bien qu’on peut attendre des forces libres de la société sous leurs chefs reconnus — assurer les avantages d’une centralisation politique et intellectuelle autant qu’on le peut, sans détourner dans les voies officielles une trop grande portion de l’activité générale — c’est une des questions les plus difficiles et les plus compliquées dans l’art du gouvernement. C’est au plus haut degré une question de détails, où l’on ne peut poser de règles absolues, où il faut tenir compte des considérations les plus nombreuses et les plus diverses. Mais je crois qu’au point de vue pratique le principe de salut, l’idéal à ne pas perdre de vue, le critérium d’après lequel on doit juger tous les arrangements proposés pour vaincre la difficulté, peut s’exprimer ainsi : la plus grande dissémination de pouvoir, compatible avec l’action utile du pouvoir ; la plus grande centralisation possible d'information, aussi répandue que possible du centre à la circonférence.

Ainsi il devrait y avoir dans l’administration municipale, comme dans les États de la Nouvelle-Angleterre, un partage très-soigneux entre des fonctionnaires différents choisis par les localités, de toutes les affaires qu’il ne vaut pas mieux laisser aux mains des personnes intéressées ; mais outre cela il devrait y avoir dans chaque département des affaires locales une surintendance centrale, formant une branche du gouvernement général. L’organe de cette surintendance concentrerait comme dans un foyer toute la variété d'information et d’expérience tirée et de la direction de cette branche des affaires publiques dans toutes les localités, et de ce qui se passe d’analogue dans les pays étrangers, et des principes généraux de la science politique. Cet organe central aurait le droit de savoir tout ce qui se fait, et son devoir spécial serait de rendre l’expérience acquise dans un endroit, utile ailleurs.

Cet organe étant au-dessus des vues étroites et des préjugés mesquins d’une localité, par sa position élevée et par l’étendue de la sphère de ses observations, son avis aurait naturellement beaucoup d’autorité ; mais son pouvoir capital devrait, selon moi, se borner à contraindre les fonctionnaires locaux à suivre les lois établies pour leur gouverne. Pour tout ce qui n’est pas prévu par des règles générales, ces fonctionnaires devraient être livrés à leur propre jugement sous peine de responsabilité envers leurs commettants. Pour la violation des règles ils seraient responsables envers la loi, et les règles elles-mêmes seraient établies par la législature : l’autorité centrale administrative ne ferait que veiller à leur exécution : et si l’exécution n’était pas ce qu’elle doit être, l’autorité en appellerait suivant la nature du cas, ou au tribunal pour imposer la loi, ou aux corps de commettants pour casser les fonctionnaires qui n’auraient pas exécuté cette loi suivant son esprit. Telle est, dans son ensemble, la surveillance centrale que le bureau de la loi des pauvres est destiné a exercer sur les administrateurs de la taxe des pauvres dans tout le pays.

Quelque usurpation de pouvoir qu’ait commise ce bureau, cela était juste et nécessaire dans ce cas particulier, pour déraciner des abus invétérés dans des matières qui intéressent profondément non-seulement les localités mais toute la communauté. En effet, nulle localité n’a moralement le droit de se transformer par sa mauvaise gestion en une pépinière de misères, qui se répandent nécessairement dans les autres localités et détériorent la condition morale et physique de toute la communauté ouvrière. Les pouvoirs de coaction administrative et de législation subordonnée que possède le bureau de la loi des pauvres (mais qu’il n’exerce que très-faiblement à cause de l’état de l’opinion sur ce sujet), quoique parfaitement justes dans un cas d’intérêt national de premier ordre, seraient totalement déplacés s’il s’agissait de la surveillance d’intérêts purement locaux. Mais un organe central d'information et d’instruction pour toutes les localités serait également précieux dans tous les départements de l’administration.

Un gouvernement ne peut avoir trop de cette sorte d’activité qui n’arrête pas, mais qui aide et qui stimule les exertions et le développement individuel. Où commence le mal, c’est lorsqu’au lieu d’éveiller l’activité et les forces des individus et des êtres collectifs, le gouvernement substitue sa propre activité à la leur ; lorsqu’au lieu de les instruire, de les conseiller, et a l’occasion de les dénoncer aux tribunaux, il les soumet, les enchaîne au travail ou leur commande de s’effacer et fait leur besogne à leur place. La valeur d’un État à la longue, c’est la valeur des individus qui le composent ; et un État qui préfère à l’expansion et à l’élévation intellectuelle des individus un semblant d’habileté administrative dans le détail des affaires ; un État qui rapetisse les hommes, afin qu’ils puissent être entre ses mains les instruments dociles de ses projets (même bienfaisants), s’apercevra qu’on ne peut faire de grandes choses avec de petits hommes, et que la perfection de mécanisme à laquelle il a tout sacrifié finira par ne lui servir de rien, faute du pouvoir vital qu’il lui a plu de proscrire pour faciliter le jeu de la machine.

FIN.
  1. De la sphère et des devoirs du Gouvernement, par le baron Guillaume de Humboldt, pages 11 et 13.
  2. Essais de Sterling.
  3. Il y a quelque chose de méprisable et d’effrayant dans le genre de témoignage sur lequel on peut de nos jours déclarer judiciairement une personne incapable de conduire ses affaires, et après sa mort tenir pour non-avenue la disposition qu’elle a faite de ses biens, si l’on y trouve de quoi payer les frais du procès qui sont pris sur les biens eux-mêmes. Tous les petits détails de sa vie quotidienne sont fouillés, et ce que les plus pauvres esprits parmi les pauvres, y découvrent avec leurs facultés perceptives et descriptives, qui n’est pas absolument un lieu commun, est traduit devant le jury comme une preuve de folie, et souvent avec succès. Les jurés étant à peine moins ignorants que les témoins, tandis que les juges ne sachant rien de la nature et de la vie humaine, ce qu’on voit chaque jour avec étonnement chez le légiste anglais, contribuent souvent à les induire en erreur. Ces procès valent des volumes, comme indice du sentiment et de l’opinion vulgaire par rapport à la liberté humaine. Loin d’attribuer aucune valeur à l’individualité, loin de respecter les droits de tout individu à agir dans les choses indifférentes, comme son jugement et ses inclinations l’y portent, les juges et les jurés ne peuvent même concevoir qu’une personne saine d’esprit puisse désirer une telle liberté. Autrefois quand on proposait de brûler des athées, des gens charitables suggéraient volontiers qu’il vaudrait mieux les mettre dans une maison de fous. Il n’y aurait rien d’étonnant aujourd’hui a ce que pareille chose se fît, ceux qui l’auraient faite s’applaudissant d’avoir adopté une manière si humaine et si chrétienne de traiter ces infortunés au lieu de les persécuter pour cause religieuse, non sans une satisfaction secrète de leur avoir fait un sort selon leurs mérites.
  4. Le cas des Parsees de Bombay est un curieux exemple de ce fait. Quand cette tribu industrieuse et entreprenante (qui descendait des Persans, adorateurs du feu), abandonnant sa patrie devant les califes, arriva dans l’ouest de l’Inde, elle y fut tolérée par les souverains Hindous à condition de ne pas manger de bœuf. Quand plus tard ces contrées tombèrent sous la domination des conquérants mahométans, les Parsees obtinrent la continuation de cette tolérance, à condition de s’abstenir de porc. Ce qui ne fut d’abord que soumission devint une seconde nature, et les Parsees s’abstiennent encore aujourd’hui et de bœuf et de porc. Quoique leur religion ne l’exige pas, la double abstinence a eu le temps de devenir une coutume pour leur tribu, et la coutume dans l’Orient est une religion.