De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Partie II, chapitre I

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I.

DE LA QUANTITÉ DE VIE SUR LE GLOBE.

Buffon est le premier qui se soit posé cette belle question de la quantité de vie sur le globe.

« À prendre les êtres en général, dit Buffon, le total de la quantité de vie est toujours le même, et la mort, qui semble tout détruire, ne détruit rien de cette vie primitive et commune à toutes les espèces d’êtres organisés ; comme toutes les autres puissances subordonnées et subalternes, la mort n’attaque que les individus, ne frappe que la surface, ne détruit que la forme, ne peut rien sur la matière, et ne fait aucun tort à la nature qui n’en brille que davantage, qui ne lui permet pas d’anéantir les espèces, mais la laisse moissonner les individus et les détruire avec le temps pour se montrer elle-même indépendante de la mort et du temps, pour exercer à chaque instant sa puissance toujours active, manifester sa plénitude par sa fécondité, et faire de l’univers, en reproduisant, en renouvelant les êtres, un théâtre toujours rempli, un spectacle toujours nouveau.

« Dieu, continue Buffon, en créant les premiers individus de chaque espèce d’animal et de végétal, a non-seulement donné la forme à la poussière de la terre, mais il l’a rendue vivante et animée, en renfermant dans chaque individu une quantité plus ou moins grande de principes actifs, de molécules organiques vivantes, indestructibles et communes à tous les êtres organisés : ces molécules passent de corps en corps, et servent également à la vie actuelle et à la continuation de la vie, à la nutrition, à l’accroissement de chaque individu ; et, après la dissolution du corps, après sa destruction, sa réduction en cendres, ces molécules organiques, sur lesquelles la mort ne peut rien, survivent, circulent dans l’univers, passent dans d’autres êtres et y portent la nourriture et la vie : toute production, tout renouvellement, tout accroissement par la génération, par la nutrition, par le développement, supposent donc une destruction précédente, une conversion de substance, un transport de ces molécules organiques qui ne se multiplient pas, mais qui, subsistant toujours en nombre égal, rendent la nature toujours également vivante, la terre également peuplée, et toujours également resplendissante de la première gloire de celui qui l’a créée[1]. »

Je laisse bien vite à Buffon le champ de ces spéculations hardies : je ne puis admettre son fonds commun de vie ; ce n’est que dans la métempsycose que les âmes passent d’un être à l’autre ; ses molécules organiques ne sont, comme les monades de Leibnitz, qu’un de ces expédients philosophiques qu’on imagine pour se tirer d’affaire, et qui n’en tirent point ; et d’ailleurs, dans Leibnitz, les monades sont bien indestructibles, mais elles ne sont pas communes et réversibles.

Au milieu de ces grandes vues de Buffon, plus compromises que servies par le secours de l’hypothèse, je cherche l’idée juste, car il y en a une ; et c’est cette idée juste qui fait l’appui solide d’une si haute éloquence. Je n’étudie la vie ni dans les molécules organiques, ni dans les monades ; j’étudie la vie dans les êtres vivants, et je trouve deux choses : la première, que le nombre des espèces va toujours en diminuant depuis qu’il y a des animaux sur le globe, et la seconde, que le nombre des individus, dans certaines espèces, va toujours, au contraire, en croissant ; de sorte que, à tout prendre, et tout bien compté, le total de la quantité de vie, j’entends le total de la quantité des êtres vivants, reste toujours en effet, et comme le dit Buffon, à peu près le même.

Je dis, en premier lieu, que le nombre des espèces, va toujours en diminuant ; et de cette extinction, de cette disparition successive des espèces, nous avons des exemples certains, même pour nos temps historiques.

Le dronte n’existe plus. Lorsque les Portugais découvrirent, en 1545, les îles de France et de Bourbon, ils y trouvèrent un oiseau gros, lourd, indolent, « dans la composition duquel, dit Buffon, les molécules vivantes semblaient avoir été trop épargnées. » Ce gros oiseau, qui ne pouvait ni courir ni voler, et dont la chair était d’ailleurs d’un goût détestable, ne tarda pas à être assommé par les matelots. L’espèce entière a été détruite. Il ne reste plus aujourd’hui du dronte qu’un pied conservé au muséum Britannique, et une tête conservée au muséum Ashmoléen d’Oxford. C’est sur ces débris, lesquels sont même en assez mauvais état, que s’est exercée la sagacité de nos Saumaises contemporains. M. Cuvier regarde le dronte comme un pingouin, M. Temminck le regarde comme un manchot, et M. de Blainville comme un vautour.

Mais l’espèce du dronte n’est pas, à beaucoup près, la seule qui ait disparu depuis nos temps historiques. Je compte, en un certain sens, comme autant d’espèces perdues les souches primitives de la plupart de nos animaux domestiques. Ces souches primitives n’existent plus.

L’Europe avait anciennement deux espèces de bœufs : l’aurochs et le thur. L’aurochs subsiste encore aujourd’hui ; le thur ne subsiste plus.

Buffon s’est beaucoup occupé de ce point curieux des races primitives des bœufs d’Europe. Il retrouve d’abord le bison des anciens dans l’aurochs, et jusque-là tout va bien ; mais il croit trouver ensuite dans ce même aurochs la souche de notre bœuf domestique, et ici il se trompe.

M. Cuvier a très-bien prouvé que notre bœuf domestique ne vient pas de l’aurochs. L’aurochs a une crinière et une barbe que n’a pas noire bœuf ; il a une paire de côtes de plus[2] ; et, ce qui est plus notable encore, ce qui est décisif, les cornes de l’aurochs s’attachent au-dessous de la crête occipitale, tandis que celles du bœuf s’attachent au-dessus[3]. Notre bœuf vient du thur[4], animal vu et décrit, au xvie siècle, par Herberstein[5], et qui aujourd’hui n’existe plus[6].

La souche primitive du cheval n’existe pas plus aujourd’hui que celle du bœuf. Les chevaux sauvages, qui vivent en troupes, souvent immenses, dans les plaines de l’Asie et de l’Amérique, ne sont que d’anciens chevaux domestiques rendus à la liberté.

La souche du chameau et du dromadaire est également perdue. Il faut en dire autant de celle du chien. Quelques naturalistes font venir le chien du loup, d’autres du renard, d’autres du chacal, d’autres de l’hyène ; Pallas le fait venir tout à la fois de tous ces animaux ensemble : du loup viennent les chiens de berger, du renard les chiens à museau pointu ; de l’hyène viennent les dogues, etc.

Je me suis assuré, par des expériences longtemps suivies, que rien de cela n’est fondé. L’hyène et le chien ne produisent point ensemble ; le chien et le renard ne produisent pas davantage ; le chien produit avec le loup, mais des métis, stériles dès la troisième génération ; il produit avec le chacal, mais des métis, stériles dès la quatrième.

Le chien ne vient donc ni du loup, ni du renard, ni de l’hyène ; le chien vient d’une souche propre, et celle souche propre est entièrement perdue.

Voilà donc plusieurs animaux : le bœuf, le cheval, le chameau, le dromadaire, le chien, etc., dont la souche, dont la race, pour parler comme Cuvier, dont la race (la race primitive) est anéantie[7] et pourtant nous ne sommes encore ici que dans les temps historiques.

Si de ces temps historiques nous passons aux temps qui ont précédé toute histoire, tout souvenir des hommes, ce ne sera plus par quelques unités, ce sera par milliers qu’il faudra compter les espèces perdues et anéanties.

L’époque actuelle n’a qu’un seul quadrupède gigantesque : l’éléphant, car je ne mets qu’au-dessous et à un rang secondaire le rhinocéros et l’hippopotame.

L’époque passée avait le mammouth, le mastodonte, le dinothérium, le mégathérium, etc. Toutes ces énormes espèces ont disparu.

Rien n’est plus fameux que l’histoire du mammouth, ou éléphant fossile, dont les ossements abondent en Sibérie, et dont l’ivoire constitue un article considérable, inépuisable, du commerce de ce pays.

L’imagination des Russes avait fait du mammouth un animal fabuleux, qui porte deux cornes placées au-dessus des yeux, qui s’étend ou se resserre selon qu’il lui plaît, qui vit sous terre, et qui périt sitôt qu’il voit le jour.

En Europe, on a pris les os du mammouth pour des os de géants, et même, ce qui est plus fort, pour des jeux de la nature. « On découvrit, dit M. Cuvier, à Tonna, dans le duché de Gotha, en 1696, quelques os d’éléphant : un fémur, un humérus, des côtes, des vertèbres, des dents molaires… Les médecins du pays, consultés par le duc de Gotha, déclarèrent bien unanimement que ces objets étaient des jeux de la nature, et soutinrent leur opinion par plusieurs brochures[8]. »

Le mammouth a laissé de ses ossements partout : en Amérique, en Asie, en Europe, en France, à Paris. Il n’y a pas longtemps qu’on a trouvé à Paris les débris du squelette d’un mammouth[9].

Et ce n’est pas seulement les os du mammouth que notre époque a vus ; elle a vu le mammouth entier, avec sa peau, ses chairs, ses poils, etc.

« En 1799, dit M. Cuvier, un pécheur Tongouse remarqua sur les bords de la mer Glaciale, près de l’embouchure de la Lena, au milieu des glaçons, un bloc informe qu’il ne put reconnaître. L’année d’après, il s’aperçut que cette masse était un peu plus dégagée, mais il ne devinait point encore ce que ce pouvait être. Vers la fin de l’été suivant, le flanc tout entier de l’animal et une des défenses étaient distinctement sortis des glaçons. Ce ne fut que la cinquième année… que cette masse énorme vint échouer à la côte sur un banc de sable. Au mois de mars 1804, le pêcheur enleva les défenses et s’en défit pour une valeur de cinquante roubles, etc., etc. » — J’abrège cet étonnant récit. Lorsque, en 1806, M. Adams, membre de l’Académie de Saint-Pétersbourg, vit cet animal, reste si étrangement conservé d’une population éteinte, il le trouva déjà fort mutilé. — « Les Iakoutes du voisinage, dit M. Cuvier, en avaient dépecé les chairs pour nourrir leurs chiens ; des bêtes féroces en avaient aussi mangé ; cependant le squelette se trouvait encore entier, à l’exception d’un pied de devant. L’épine du dos, une omoplate, le bassin et les restes des trois extrémités étaient encore réunis par les ligaments et par une portion de la peau… La tête était couverte d’une peau sèche ; une des oreilles, bien conservée, était garnie d’une touffe de crins ; on distinguait encore la prunelle de l’œil. Le cerveau se trouvait dans le crâne, mais desséché… ; le cou était garni d’une longue crinière ; la peau était couverte de crins noirs et d’un poil ou laine rougeâtre ; ce qui en restait était si lourd que six personnes eurent beaucoup de peine à le transporter. On retira, selon M. Adams, plus de trente livres pesant de poils et de crins que les ours blancs avaient enfoncés dans le sol humide en dévorant les chairs[10]… »

Tout ce récit est plein d’intérêt ; mais je prie qu’on veuille bien y remarquer surtout cette circonstance que le mammouth était couvert de laine et de poil, parce qu’elle a eu bien de l’influence sur les opinions de M. Cuvier.

Il avait dit, dans son Discours sur les révolutions du globe, à propos des grands quadrupèdes[11] conservés tout entiers dans la glace avec leur peau et leur chair : « S’ils n’eussent été gelés aussitôt que tués, la putréfaction les aurait décomposés ; et, d’un autre côté, cette gelée éternelle n’occupait pas auparavant les lieux où ils ont été saisis, car ils n’auraient pas pu vivre sous une pareille température : c’est donc le même instant qui a fait périr les animaux et qui a rendu glacial le pays qu’ils habitaient. »

Il a dit plus tard : « Je ne pense pas qu’il y ait eu un changement de climat. Les éléphants et les rhinocéros[12] de Sibérie étaient couverts de poils épais, et pouvaient supporter le froid aussi bien que les ours et les argalis ; et les forêts dont ce pays est couvert à des latitudes fort élevées leur fournissaient une nourriture plus que suffisante[13]. »

Je reprends mon énumération des espèces perdues. À côté du mammouth il faut placer le mastodonte.

En 1739, un officier français, M. de Longueil, naviguant sur l’Ohio, quelques gens de sa suite trouvent une dent énorme, et de toutes les dents de quadrupèdes assurément la plus grosse qu’on eût jamais vue. À son retour, M. de Longueil la porte à Buffon ; et c’est à l’aspect de cette dent que Buffon conçoit la grande idée des races éteintes. « Tout porte à croire, dit Buffon, que cette ancienne espèce (l’espèce révélée par cette dent), qu’on doit regarder comme la première et la plus grande de tous les animaux terrestres, n’a subsisté que dans les premiers temps, et n’est point parvenue jusqu’à nous[14]. »

Du mastodonte je passe au dinothérium.

La découverte du dinothérium est de date toute récente. En 1829, M. Kaup trouva à Eppelsheim, dans le grand-duché de Hesse-Darmstadt, une mâchoire inférieure, armée de deux énormes défenses courbées vers la terre. En 1856, M. Klipstein trouva la tête entière de l’animal, jusqu’alors resté inconnu, auquel avaient appartenu ces défenses et cette mâchoire. Cet animal étrange fut nommé dinothérium.

Il surpassait par la taille les plus grands éléphants : il portait, de même que l’éléphant et le mastodonte, une trompe et deux défenses ; mais ces défenses étaient attachées à la mâchoire inférieure et tournées vers la terre, tandis que les défenses de l’éléphant et celles du mastodonte sont attachées à la mâchoire supérieure et tournées vers le ciel.

Le quatrième animal gigantesque des temps anciens, le mégathérium, n’est plus un animal à trompe, comme l’éléphant, comme le dinothérium, comme le mastodonte : c’était un édenté, un tatou, mais un tatou de la taille des plus grands rhinocéros, un animal aussi grand qu’un rhinocéros dans un genre où les animaux actuels, et je parle des plus grands, ne sont pas aussi grands qu’un chien.

Je n’ai compté jusqu’ici qu’un seul éléphant fossile, mais on soupçonne déjà qu’il pourrait bien en exister plusieurs ; je n’ai compté qu’un seul mastodonte, le grand mastodonte, mais il y en a plusieurs autres, et le mastodonte à dents étroites n’est guère moins grand que lui. Il y a plusieurs dinothériums. Le mégalonyx, ce monstrueux édenté, indiqué pour la première fois à la science par Jefferson, n’était guère moins grand que le mégathérium. Ce monde des espèces perdues avait plus de rhinocéros que nous n’en avons ; il avait plus d’hippopotames, etc., et, avec toutes ces espèces que nous n’avons point, il avait toutes les nôtres ou du moins les analogues de toutes les nôtres.

Il avait les analogues de nos éléphants, de nos rhinocéros, de nos hippopotames ; il avait les analogues de tous nos carnassiers : de nos lions, de nos tigres, de nos hyènes, etc. ; de tous nos ruminants : de notre girafe, de nos cerfs, de nos antilopes ; de tous nos rongeurs, depuis le castor jusqu’au lapin, etc. ; de tous nos pachydermes, depuis l’éléphant, que je viens de nommer, jusqu’au sanglier ; et combien n’avait-il pas de pachydermes que nous n’avons plus ! le palæothérium, l’anoplothérium, le lophiodon, l’anthracothérium, etc. ; il avait jusqu’aux analogues de nos quadrumanes : on a déjà trouvé plus d’un singe fossile. L’homme est le seul de tous les êtres animés que ce monde des espèces perdues ne nous ait point encore offert.

Pour en venir à quelques exemples plus déterminés, on peut compter jusqu’à près de quarante espèces de pachydermes qui ont autrefois vécu sur le sol de la France : l’éléphant, le dinothérium, le mastodonte, le palæothérium, etc., etc. ; de tous ces pachydermes, il n’en reste plus qu’un seul, le sanglier. On peut compter jusqu’à près de cent espèces de ruminants qui ont vécu sur ce sol où nous vivons aujourd’hui ; de ces cent ruminants, il n’en reste plus que trois : le bœuf, le cerf et le chevreuil[15].

La classe des reptiles a depuis longtemps perdu toutes ses grandes espèces : les icthyosaurus, les plésiosaurus, les mégalosaurus, les mosasaurus, etc., etc. M. Agassiz, qui a tant cherché et tant trouvé en fait d’espèces que nous n’avons plus, compte, dans la seule classe des poissons, jusqu’à 25,000 espèces fossiles, c’est-à-dire jusqu’à 25,000 espèces perdues (nous ne connaissons aujourd’hui que cinq ou six mille poissons vivants) ; il compte jusqu’à 40,000 coquilles fossiles, etc., etc.

Je viens de dire que l’époque des espèces perdues avait plus de rhinocéros et d’hippopotames que nous n’en avons. Nous n’avons qu’un hippopotame, et elle en avait jusqu’à trois ou quatre ; nous n’avons que quatre ou cinq espèces de rhinocéros, et quelques naturalistes croient pouvoir en compter plus de quinze ou vingt fossiles.

Parmi tous ces rhinocéros fossiles, un surtout était remarquable : le rhinocéros tichorhinus ; de M. Cuvier ; il avait la cloison du nez osseuse ; et c’est un rhinocéros de cette espèce qui fut découvert, en 1771, auprès du Wiluji, et trouvé là tout entier avec sa peau, ses chairs et son poil, car il était aussi couvert de poils comme le mammouth.

Et maintenant que l’on répète encore la phrase vulgaire : « que la nature dédaigne les individus, mais, qu’elle conserve les espèces avec un soin extrême ! » La nature ne dédaigne pas moins les espèces que les individus ; elle ne tient pas plus compte des uns que des autres : chaque espèce disparaît aussi à son tour, et les plus grandes comme les plus petites. Nous trouvons, parmi les espèces fossiles, des animaux plus grands que l’éléphant, et nous y en trouvons d’aussi petits que la souris et la musaraigne. La nature n’est qu’un mot.

Dieu, en créant un être qui pût se connaître soi-même et le connaître, a donné par cela même un maître à tous les autres êtres. « L’homme pense, » dit Buffon, « et dès lors il est maître des êtres qui ne pensent point[16]. »

Jeté faible et nu sur la surface du globe, l’homme est devenu par son intelligence, de tous les êtres créés, le mieux armé et le plus terrible. Il a découvert le feu ; avec le feu, il a forgé le fer ; il a combattu, il a relégué loin de lui tous les animaux qui pouvaient lui nuire. Il s’est associé ceux qui pouvaient lui être utiles. Après avoir découvert le feu, il a inventé l’agriculture. Dès que, par l’agriculture, il a possédé la terre, il a eu une subsistance assurée, non pour un jour ou pour quelques jours, mais pour des années, pour des suites d’années, pour toujours. Il a pu dès lors relever la tête et s’occuper de la culture de son esprit.

Il a pu dès lors aussi voir son espèce se développer, s’accroître, se répandre partout ; et, partout où elle a paru, dominer bientôt sur les autres. Pour peu que nous fouillions ce sol de Paris que nous habitons, nous y trouvons des restes d’éléphants, de rhinocéros, de palæothériums, etc. Et ces débris ne nous étonnent pas moins par leur nombre que par leur forme ; mais que l’on suppute un moment, par la pensée, tout ce que, depuis quelques siècles que Paris est Paris, il s’est accumulé d’hommes sur ce seul point de terre : une seule espèce y aura donné peut-être plus d’individus, plus d’êtres vivants, que toutes les autres espèces qui successivement y avaient vécu, avant qu’à son tour elle y vînt prendre place.

Et d’ailleurs, tout en détruisant d’un côté les espèces nuisibles, l’homme a multiplié, de l’autre, et multiplié presque à l’infini tous les animaux utiles : par là même il a augmenté la quantité de vie sur la terre. « L’homme, dit Buffon, a fait choix d’une vingtaine d’espèces d’oiseaux et de mammifères, et ces vingt espèces figurent seules plus grandement dans la nature, et font plus de bien sur la terre que toutes les autres espèces réunies. Elles figurent plus grandement, parce qu’elles sont dirigées par l’homme et qu’il les a prodigieusement multipliées ; elles opèrent, de concert avec lui, tout le bien qu’on peut attendre d’une sage administration de force et de puissance pour la culture de la terre, pour le transport et le commerce de ses productions, pour l’augmentation des subsistances, en un mot, pour tous les besoins et même pour les plaisirs du seul maître qui puisse payer leurs services par ses soins[17]. »

Je viens de dire que l’homme a été jeté faible et nu sur la terre ; je dois ajouter qu’il y a été jeté avec le régime naturel le plus défavorable.

C’est une question qui a beaucoup occupé les physiologistes, et qu’ils n’ont point décidée, de savoir quel a pu être le régime naturel, le régime primitif de l’homme. Selon les uns, le régime primitif de l’homme a été le régime herbivore, et, selon les autres, l’homme a toujours été ce que nous le voyons, c’est-à-dire à la fois herbivore et carnivore ou omnivore.

Nous connaissons très-parfaitement aujourd’hui, grâce à l’anatomie comparée, les conditions du régime herbivore et celles du régime carnivore ; et il est très-facile de voir que l’homme n’a été primitivement ni herbivore (du moins essentiellement herbivore), ni carnivore.

L’animal carnivore a des dents molaires tranchantes, un estomac simple et des intestins courts. Le lion, par exemple, a toutes ses dents molaires tranchantes, un estomac étroit et petit (l’estomac du lion est presque un canal), et des intestins si courts qu’ils n’ont que trois fois la longueur du corps.

L’homme n’a point ses dents molaires tranchantes ; son estomac est simple mais large, et ses intestins sont sept ou huit fois plus longs que son corps. L’homme n’est donc point naturellement carnivore.

Dans tous les animaux, la forme des dents molaires donne le régime. Le lion, qui n’a que des molaires tranchantes, se nourrit exclusivement de proie et même de proie vivante ; le chien, qui a deux molaires tuberculeuses, c’est-à-dire à pointes mousses, commence à pouvoir mêler quelques végétaux à sa nourriture ; l’ours a toutes ses dents tuberculeuses et peut se nourrir entièrement de végétaux[18].

L’homme n’est donc pas carnivore : il n’est pas non plus essentiellement herbivore. Il n’a point comme l’animal ruminant, par exemple, l’animal herbivore par excellence, des dents molaires à couronne alternativement creuse et saillante, un estomac qui se compose de quatre estomacs, et des intestins jusqu’à vingt-huit et quarante-huit fois plus longs que son corps. Les intestins du mouton sont vingt-huit fois longs que son corps ; ceux du buffle, trente-deux ; ceux du bœuf, quarante-huit, etc.

Par son estomac, par ses dents, par ses intestins, l’homme est naturellement et primitivement frugivore, comme les singes.

Or, le régime frugivore est de tous les régimes le plus défavorable, parce qu’il contraint les animaux qui y sont soumis à ne point quitter les pays où ils trouvent constamment des fruits, c’est-à-dire les pays chauds. Tous les singes sont des animaux des pays chauds.

Mais une fois que l’homme a eu trouvé le feu, une fois qu’il a su amollir, attendrir, préparer également les substances animales et végétales par la cuisson, il a pu se nourrir de tous les êtres vivants, et réunir ensemble tous les régimes.

L’homme a donc deux régimes : un régime naturel, primitif, instinctif, et par celui-là il est frugivore ; et il a un régime artificiel, dû tout entier à son intelligence, et par celui-ci il est omnivore.

Je reviens au sujet principal de cet article. On a vu que, relativement à la quantité de vie, il se fait comme une sorte de compensation sur ce globe : à mesure que certaines espèces s’éteignent, le nombre des individus s’accroît dans quelques autres ; mais la compensation est-elle absolue, comme le prétend Buffon ? c’est là ce que je n’essaierai point d’examiner : on le pense bien. Il est plus facile de prononcer sur ces sortes de questions, quand on fait son compte avec les molécules organiques que quand on le fait avec les êtres vivants.

Un fait se montre, du moins, avec évidence : c’est que, à mesure que ce globe, qui n’a pas toujours été dans des conditions propres à la manifestation de la vie, se modifie, et, si je puis ainsi dire, s’accommode de plus en plus à cette manifestation, une variation très-sensible s’y opère dans les proportions relatives des espèces. Dans les premiers âges du globe, ce sont les espèces inférieures, les espèces infimes qui dominent ; dans les âges subséquents, ce sont les espèces gigantesques et redoutables, soit dans la classe des reptiles, soit dans celle des quadrupèdes ; dans l’âge actuel, ce sont les animaux que l’homme protége, et l’homme lui-même, à qui toute supériorité sur ce globe, même celle du nombre[19], paraît ultérieurement dévolue.


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  1. Histoire du Bœuf.
  2. L’aurochs a quatorze paires de côtes ; le bœuf n’en a que treize.
  3. « Le front du bœuf est plat et même un peu concave ; celui de l’aurochs est bombé, quoique un peu moins que dans le buffle ; ce même front est carré dans le bœuf, sa hauteur étant à peu près égale à sa largeur, en prenant sa base entre les orbites ; dans l’aurochs, en le mesurant de même, il est beaucoup plus large que haut, comme trois à deux. Les cornes sont attachées, dans le bœuf, aux extrémités de la ligne saillante la plus élevée de la tête, celle qui sépare l’occiput du front ; dans l’aurochs, cette ligne est deux pouces plus en arrière que la racine des cornes ; le plan de l’occiput fait un angle aigu avec le front dans le bœuf, cet angle est obtus dans l’aurochs ; enfin ce plan de l’occiput, quadrangulaire dans le bœuf, représente un demi-cercle dans l’aurochs. » (Cuvier : Rech. sur les oss. foss., t. VI, p. 220. — Édition de 1834.)
  4. « Il se pourrait, selon moi, que le thur ait été du temps d’Herberstein un animal réel et distinct qui aura péri depuis, comme l’aurochs lui-même est aujourd’hui, au rapport de tous les écrivains prussiens et polonais, menacé d’une prochaine destruction… Par conséquent si, comme on ne peut guère en douter, l’Europe continentale a possédé en effet un urus, un thur différent de son bison ou de l’aurochs des Allemands, ce n’est plus que dans ses débris qu’on peut retrouver la trace de cette espèce. Or, on retrouve réellement cette trace dans les crânes d’une espèce de bœuf différente de l’aurochs, enfouis dans les couches superficielles de certains cantons.

    « Ce doit être là le véritable urus des anciens, l’original de notre bœuf domestique, tandis que l’aurochs d’aujourd’hui n’est que le bison ou bonasus des anciens, espèce qui n’a jamais été soumise à l’esclavage, ainsi qu’ils le disent déjà. » (Cuvier : Rech. sur les oss. foss., t. VI, p. 233 et 235.)

  5. Rerum moscovitarum commentarii, etc., 1556.
  6. Les crânes de thur étudiés par M. Cuvier, avaient été trouvés dans les tourbières du nord de la France. « Tous les caractères que j’ai assignés à l’espèce du bœuf se rencontrent, dit-il, dans ces crânes-ci, et je ne doute pas qu’ils n’aient appartenu à une race sauvage, très-différente de l’aurochs, et qui a été la véritable souche de nos bœufs domestiques, race qui aura été anéantie par la civilisation, comme le sont maintenant celles du chameau et du dromadaire. » (Rech. sur les oss. foss., t. VI, p. 300.)
  7. Voyez la note 2 de la page 116.
  8. Rech. sur les oss. foss., t. II, p. 84.
  9. Ces débris, qui furent trouvés dans un terrain dépendant de l’hôpital Necker (rue de Sèvres), consistaient en deux molaires à lames étroites et parallèles, en une portion de défense assez grêle et en une partie supérieure de tibia. Le tout était enfoui dans le sable d’alluvion de la rive gauche de la Seine, à 14 pieds de profondeur. Voyez les comptes rendus de l’Académie des sciences, année 1838, p. 1027 et 1051.
  10. Rech. sur les oss. foss., t. II, p. 131.
  11. C’est-à-dire à propos de ce mammouth et du rhinocéros fossile découvert en 1771 sur les bords du Wiluji. — « Pallas publia, en 1773, la découverte étonnante d’un rhinocéros entier, trouvé avec sa peau, en décembre 1771, enseveli dans le sable, sur les bords du Viluji, rivière qui se jette dans la Léna, au-dessous d’Iakoutsk… » (Cuvier, Rech. sur les oss. foss., t. III, p. 87.) Ce rhinocéros était aussi couvert de poils. Pallas lui-même vit encore, au mois de mars de 1772, le crâne et les pieds revêtus de leur peau, de leurs ligaments, de leurs tendons, et des fibres les plus grossières de leurs chairs durcies. — Voyez Novi Commentarii Acad. sc. imp. Petrop. an. 1773.
  12. Voyez la note 2 de la page précédente.
  13. Rech. sur les oss. foss., t. II, p. 245. — Cette circonstance d’un éléphant couvert de poils avait aussi beaucoup frappé M. de Laplace. « Toute hypothèse fondée sur un déplacement considérable des pôles à la surface de la terre doit, dit-il, être rejetée… On avait imaginé ce déplacement pour expliquer l’existence des éléphants dont on trouve les ossements fossiles en si grande abondance dans les climats du nord, où les éléphants actuels ne pourraient pas vivre. Mais un éléphant que l’on suppose avec vraisemblance contemporain du dernier cataclysme, et que l’on a trouvé dans une masse de glace, bien conservé avec ses chairs et dont la peau était recouverte d’une grande quantité de poils, a prouvé que cette espèce d’éléphants était garantie par ce moyen du froid des climats septentrionaux qu’elle pouvait habiter et même rechercher. La découverte de cet animal a donc confirmé ce que la théorie mathématique de la terre nous apprend, savoir que, dans les révolutions qui ont changé la surface de la terre et détruit plusieurs espèces d’animaux, la figure du sphéroïde terrestre et la position de son axe de rotation sur sa surface n’ont subi que de légères modifications. » (Exposition du système du monde, t. II, p. 138, 5e édition.)
  14. Époques de la nature : Notes justificatives, note 9. — « Ce qu’il y a de très-remarquable, dit-il encore, c’est que non-seulement on a trouvé de vraies défenses d’éléphants et de vraies dents de gros hippopotames en Sibérie et au Canada, mais qu’on y a trouvé ces dents beaucoup plus énormes à grosses pointes mousses… : je crois donc pouvoir prononcer avec fondement que cette grande espèce d’animal est perdue. » (Exposition du système du monde, t. II, p. 138, 5e édit.)
  15. Voyez une note très-intéressante de M. P. Gervais, dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, t. XXXI, p. 552.
  16. Tom. II, p. 367.
  17. Époques de la nature : viie Époque.
  18. Un ours, que je fais nourrir, depuis cinq ans bientôt, avec du pain bis et des carottes, en est venu au point de ne plus vouloir toucher à la chair.
  19. « Le nombre des hommes est devenu mille fois plus grand que celui d’aucune autre espèce d’animaux puissants. » (Buffon.)