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De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe/Partie II, chapitre II

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II.

FIXITÉ DES FORMES DE LA VIE OU DES ESPÈCES.

On a vu, dans le précédent chapitre, qu’une foule d’espèces ont déjà disparu de la surface du globe. Les espèces disparaissent, cela est certain ; mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que, tant qu’elles subsistent, elles subsistent les mêmes. Les espèces sont immuables.

Il y a donc deux faits. Les espèces disparaissent, et les espèces sont fixes.

Je sais bien qu’il s’est trouvé dans tous les temps des naturalistes et des écrivains qui ont soutenu que les espèces changeaient. Mais quelqu’un d’entre eux a-t-il jamais vu une espèce changer ? Depuis deux ou trois mille ans qu’il y a des hommes qui observent et qui écrivent, une espèce quelconque, une seule a-t-elle changé ? une seule s’est-elle transformée en une autre ? Non sans doute.

Comme je traite mon sujet très-sérieusement, je ne citerai point Maillet, qui prétend que nous avons tous commencé par être des poissons, ce qui fit beaucoup rire Voltaire ; je ne citerai pas Robinet, qui prend à la lettre ce joli mot de Pline : Que le liseron est l’apprentissage de la nature qui s’essaie à faire un lis : Convolvulus tirocinium naturæ lilium formare discentis ; » je ne citerai pas même M. de Lamarck, le respectable M. de Lamarck, qui veut que tous les animaux aient commencé par être des polypes ou des monades.

J’entre tout de suite en matière ; et, pour mettre de l’ordre dans la discussion, je sépare, dès l’abord, ce qui regarde les espèces de ce que j’aurai à dire des races.

§ 1.Des espèces.

Je ne vois, au changement des espèces, que trois ordres de causes : ou des causes lentes, ou des causes violentes et brusques, ou le croisement des espèces.

1o Des causes lentes. J’appelle causes lentes celles qui agissent à chaque instant, sans interruption, sans relâche, et qui, ajoutant chaque jour un petit changement à un autre petit changement, finissent par amener, à la longue, des résultats notables et de grands effets.

C’est par un pareil progrès insensible que se font tous les changements physiques du progrès des âges : la continuité du mouvement en dérobe la marche ; on ne voit point, on ne prend point sur le fait l’accroissement des parties, et cependant elles croissent ; on ne voit point, on ne prend point sur le fait le changement de leurs proportions relatives, et cependant au bout de quelques années, ces proportions ont changé, et tellement changé que, dans plus d’un cas, il nous est difficile de reconnaître l’individu, et même l’espèce.

Il a fallu toute la sagacité, la sagacité si exercée de Cuvier, pour reconnaître dans le jeune orang-outang l’orang-outang adulte, l’énorme pongo ; on a fait jusqu’à ces derniers temps deux espèces du mandrill ci du choras, c’est-à-dire du jeune mandrill et du mandrill adulte ; Buffon faisait trois espèces du pithèque, du petit cynocéphale et du magot ; le pithèque est le jeune magot ; le petit cynocéphale, le magot de moyen âge ; et le magot est le magot adulte, etc., etc.

On connaît les métamorphoses des insectes. Qui, si le phénomène ne nous était aussi familier, qui reconnaîtrait la mouche dans le ver de la viande, et ce même ver dans la chrysalide ? Personne assurément.

« Personne ne devinerait, dit très-bien Cuvier, s’il ne l’avait observé ou appris, qu’une chenille dût devenir un papillon[1]. »

La grenouille jeune a une queue, n’a pas de pattes et respire par des branchies ; la grenouille adulte a des pattes, n’a pas de queue et respire par des poumons. De telles différences feraient, de deux animaux ordinaires, des animaux différents, non-seulement d’espèce, mais de genre, de famille, d’ordre, et même de classe.

Comment donc si les espèces ont une tendance quelconque à se transmuer, à se transformer, à passer de l’une à l’autre, le temps, qui, en chaque chose, amène toujours tout ce qui peut être, n’a-t-il pas fini par révéler, par trahir cette tendance, par l’accuser ?

Mais le temps, me dira-t-on peut-être, le temps a manqué. Il n’a point manqué.

Voici deux mille ans qu’écrivait Aristote, et nous reconnaissons aujourd’hui tous les animaux qu’il a décrits ; et nous les reconnaissons aux caractères qu’il leur assigne : nous reconnaissons son hippélaphe dans notre cerf à crinière, son mulet sauvage dans notre hémione, etc., etc. ; M. Cuvier a pu écrire cette phrase, si remarquable au point de vue qui m’occupe : « L’histoire de l’éléphant est plus exacte dans Aristote que dans Buffon. »

On nous a rapporté, on nous rapporte chaque jour d’Égypte les restes d’animaux qui vivaient il y a deux et trois mille ans : de bœufs, de crocodiles, d’ibis, etc., etc. ; les bœufs, les crocodiles, les ibis actuels ne diffèrent en rien de ceux-là. Nous avons sous les yeux des momies humaines : le squelette de l’homme d’aujourd’hui est le même, absolument le même que le squelette de l’homme de l’antique Égypte.

Ainsi donc, depuis deux ou trois mille ans, depuis les observations d’Aristote, depuis les momies conservées d’Égypte, aucune espèce n’a changé. Une expérience qui dure depuis deux ou trois mille ans n’est plus une expérience à faire, c’est une expérience faite : les espèces ne changent point.

À force de combinaisons, d’évaluations, d’études, les naturalistes ont réussi à ramener toute la variété, presque infinie, des formes des animaux à un petit nombre de formes dominantes et principales. En venir là a été l’objet, le grand objet de tous les naturalistes qui se sont occupés de classification, de méthode, depuis Aristote jusqu’à Cuvier, et de ces deux-là particulièrement.

Aristote ramenait toutes les formes des animaux à neuf principales : les oiseaux, les poissons, les cétacés, les quadrupèdes vivipares, les quadrupèdes ovipares, les testacés, les crustacés, les mollusques, et les insectes.

De ces neuf formes générales et principales, qu’a vues Aristote, aucune n’a changé. Les oiseaux, les quadrupèdes, les poissons, les insectes, etc., d’aujourd’hui sont comme les oiseaux, comme les quadrupèdes, comme les insectes, du temps d’Aristote.

Je viens de citer la classification d’Aristote[2] ; et je remarque, en passant, combien cette classification est supérieure à celle même de Linné, laquelle pourtant n’a guère plus d’un siècle de date.

Linné divisait le règne animal en six classes : celle des mammifères, celle des oiseaux, celle des reptiles, celle des poissons, celle des insectes, et celle des vers.

Il nomme excellemment mammifères : les quadrupèdes vivipares, car les mammifères n’ont pas tous quatre pieds, par exemple, les cétacés, qui n’en ont que deux, les singes, qui ont quatre mains et n’ont point de pieds, etc. ; il nomme excellemment reptiles : les quadrupèdes ovipares, qui tous rampent et qui n’ont pas tous quatre membres, par exemple, les serpents, qui n’en ont point du tout[3], etc., etc. ; mais il mêle les cétacés aux poissons, la chauve-souris aux oiseaux ; et, dans sa classe des vers, il jette et confond ensemble les crustacés, les testacés, les mollusques, etc., etc.

Aristote n’avait commis aucune de ces fautes. Il savait très-bien que les cétacés ne sont point des poissons, qu’ils sont vivipares, qu’ils ont des mamelles[4], qu’ils allaitent leurs petits, qu’ils sont couverts de poil, qu’ils ont des poumons[5], etc. ; il ne prenait pas la chauve-souris pour un oiseau, et ne confondait pas ensemble les mollusques, les crustacés, les testacés, etc.[6].

Pour tirer de la classification d’Aristote la réduction supérieure du règne animal en quatre grands types, M. Cuvier n’a eu qu’à réunir les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons en un seul groupe, celui des vertébrés ; à réunir les testacés et les mollusques en un autre, celui des mollusques ; les crustacés et les insectes, en un troisième, celui des articulés, et qu’à ajouter un quatrième groupe, celui des zoophytes ; et encore l’indication de celui-ci se trouve-t-elle dans Aristote : « Les orties de mer, dit Aristote, ne sont point du genre des testacés, et sont plutôt hors des genres que nous avons définis. Ce sont des êtres dont la nature est équivoque entre la plante et l’animal[7]. »

On voit combien la classification de Cuvier et celle d’Aristote se rapprochent l’une de l’autre : se rapprocheraient-elles ainsi, si le règne animal avait varié, si les espèces avaient changé, si le règne animal, étudié de nos jours par Cuvier, n’était pas le même, absolument le même que le règne animal qu’étudiait, il y a deux mille ans, Aristote ?

2o Des causes violentes et brusques. J’entends par causes violentes les causes mêmes qui ont amené les révolutions du globe. Les révolutions du globe ont-elles produit quelque effet sur la fixité des espèces ? Elles n’en ont produit aucun.

Un nombre, un grand nombre, un nombre presque infini d’espèces ont disparu ; aucune n’a dégénéré.

On faisait cette objection à M. Cuvier, savoir : que les espèces actuelles pouvaient bien n’être qu’une dégénération des espèces perdues, dégénération qui se serait opérée petit à petit, et par des modifications graduelles. « Mais, répondait M. Cuvier, si les espèces ont changé par degrés, on devrait trouver des traces de ces modifications graduelles ; entre le palæothérium et les espèces d’aujourd’hui on devrait découvrir quelques formes intermédiaires, et jusqu’à présent cela n’est point arrivé. Pourquoi les entrailles de la terre n’ont-elles point conservé les monuments d’une généalogie si curieuse, si ce n’est parce que les espèces d’autrefois étaient aussi constantes que les nôtres[8] ? »

Relativement au point de vue qui m’occupe ici, je partage les espèces perdues en deux classes : ou elles sont très-nettement distinctes des nôtres, et alors elles n’ont pas dégénéré, elles ne sont pas devenues les nôtres ; ou elles en sont si voisines qu’on ne peut les en distinguer, qu’elles n’en sont pas distinctes, qu’elles sont les mêmes. Ces espèces, restées les mêmes, ont bien moins dégénéré encore.

Les chevaux fossiles ne diffèrent en rien des chevaux actuels : ce sont les mêmes chevaux. Le type du cheval n’a donc point été altéré par les révolutions du globe.

Le type de l’éléphant ne l’a pas été davantage. Selon M. de Blainville, le mammouth ou éléphant fossile est le même animal que l’éléphant actuel des Indes. Selon M. Cuvier, le mammouth et l’éléphant des Indes sont deux espèces distinctes. Je prends l’opinion de M. de Blainville : si le mammouth est le même animal que l’éléphant des Indes, les révolutions du globe n’ont donc rien fait à l’espèce ; l’espèce n’a pas changé. Je passe à l’opinion de M. Cuvier : si le mammouth et l’éléphant des Indes sont deux espèces distinctes, les révolutions du globe n’ont donc pas empêché ces deux espèces de rester distinctes ; elles n’ont pas fait que deux espèces si voisines soient passées de l’une à l’autre.

Il fut un temps où la Sibérie était peuplée d’éléphants : ces éléphants ont disparu ; mais ils n’ont pas laissé, à leur place, des éléphants modifiés, ou dégénérés.

Il fut un temps où l’Amérique était peuplée de mastodontes. Ces mastodontes ont disparu ; mais ils n’ont pas laissé à leur place d’autres formes de mastodontes.

Il fut un temps où le sol de Paris était couvert de palæothériums et d’anoplothériums. Ces palæothériums et ces anoplothériums ont disparu ; mais nous ne voyons aucun animal d’aujourd’hui que nous puissions faire venir de ceux-là par une modification, par une dégénération quelconque.

Concluons donc que les espèces restent constantes, qu’elles sont fixes, que rien ne les fait changer, et que les causes violentes, les causes brusques ne peuvent pas plus, ne font pas plus en cela que les causes lentes.

3o Du croisement des espèces. S’il y avait au monde une cause plausible du changement des espèces, cette cause se trouverait sans doute dans le mélange même des espèces entre elles.

Lorsque deux espèces voisines s’unissent ensemble, il résulte de cette union un animal mi-parti des deux, un métis ou mulet. Voilà donc un commencement d’espèce nouvelle : oui, mais cette espèce artificielle n’est pas durable.

Le cheval et l’âne, l’âne, le zèbre et l’hémione, le loup et le chien, le chien et le chacal, le bouc et le bélier, le daim et l’axis, etc., s’unissent et produisent ensemble ; mais les individus nés de ces unions croisées, ces individus mélangés n’ont qu’une fécondité bornée.

On cite quelques exemples de mules qui ont produit avec le cheval ou l’âne ; on n’en cite point de mules qui aient produit avec le mulet.

Les métis de chien et de loup sont stériles dès la troisième génération ; les métis de chacal el de chien le sont dès la quatrième.

Et il y a plus. Si l’on réunit ces métis à l’une des deux espèces primitives, ils reviennent bientôt, complètement et totalement, à cette espèce.

Mes expériences sur le croisement des espèces m’ont été une occasion de faire beaucoup d’observations en ce genre.

L’union du chien et du chacal donne un métis, un animal mixte, un animal à peu près également mélangé de l’un et de l’autre, mais où pourtant le type chacal domine sur le type chien.

J’ai remarqué en effet, dans mes expériences, que tous les types ne sont pas également dominants et fermes. Le type du chien est plus ferme que celui du loup ; celui du chacal plus que celui du chien ; celui du cheval l’est moins que celui de l’âne, etc. Le métis du chien et du loup tient plus du chien que du loup ; le métis du chacal et du chien tient plus du chacal que du chien ; le métis du cheval et de l’âne tient moins du cheval qu’il ne tient de l’âne : il a les oreilles, le dos, la croupe, la voix de l’âne ; le cheval hennit, l’âne brait, et le mulet brait comme l’âne, etc.

Le métis du chien et du chacal tient donc plus du chacal que du chien : il a les oreilles droites, la queue pendante, il n’aboie pas, il est sauvage ; il est plus chacal que chien.

Voilà pour le premier produit de l’union croisée du chien avec le chacal. Je continue à unir, de génération en génération, les produits successifs avec l’une des deux tiges primitives, avec celle du chien, par exemple.

Le métis de seconde génération n’aboie pas encore, mais il a déjà les oreilles pendantes par le bout ; il est moins sauvage.

Le métis de troisième génération aboie ; il a les oreilles pendantes, la queue relevée ; il n’est plus sauvage.

Le métis de quatrième génération est tout à fait chien.

Quatre générations ont donc suffi pour ramener l’un des deux types primitifs, le type chien ; et quatre générations suffisent de même pour ramener l’autre type, le type chacal.

Ainsi donc, ou les métis, nés de l’union de deux espèces distinctes, s’unissent entre eux, et ils sont bientôt stériles ; ou ils s’unissent à l’une des deux tiges primitives, et ils reviennent bientôt à cette tige : ils ne donnent, dans aucun cas, ce qu’on pourrait appeler une espèce nouvelle, c’est-à-dire une espèce intermédiaire durable.

Soit donc que l’on considère les causes externes : la succession des temps, des années, des siècles, les révolutions du globe, ou les causes internes, c’est-à-dire le croisement des espèces, les espèces ne s’altèrent point, ne changent point, ne passent point de l’une à l’autre : les espèces sont fixes.

§ 2.Des races.

« L’empreinte de chaque espèce, dit Buffon, est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais ; mais toutes les touches accessoires varient : aucun individu ne ressemble parfaitement à un autre ; aucune espèce n’existe sans un grand nombre de variétés[9]. »

Les races sont les variations des touches accessoires de l’espèce.

Il y a, dans chaque espèce, deux tendances très-manifestes : 1o la tendance à varier dans certaines limites, et 2o la tendance à léguer de génération en génération les modifications acquises par une première.

1o De la tendance de l’espèce à varier dans certaines limites. Rien de plus marqué que cette tendance. Sous le même climat, dans le même lieu, dans la même portée, on trouve souvent, on trouve presque toujours, des petits de taille, de couleur, de conformation différentes : on en trouve de petits, de grands, à oreilles droites, à oreilles pendantes, à poil court, à poil long, etc. ; « aucun individu ne ressemble parfaitement à un autre, » comme le dit Buffon.

Encore une fois, rien de plus manifeste que la tendance ; mais rien aussi de plus manifeste que les limites de la tendance : des oreilles droites ou pendantes, un poil long on court, ne sont que les caractères superficiels, les touches accessoires de l’être. Le caractère profond, celui qui fait la réalité et l’unité de l’espèce, savoir la fécondité continue, ce caractère n’est point affecté, n’est point atteint. Tous ces individus à poil long, à poil court, à oreilles droites, à oreilles fléchies, etc., sont féconds entre eux, et féconds d’une fécondité continue.

On définissait l’espèce : une collection d’individus plus ou moins semblables entre eux, et tous venus les uns des autres ou de parents communs. J’ai fait voir que la ressemblance n’est qu’une condition secondaire ; la condition essentielle est la descendance : ce n’est pas la ressemblance, c’est la succession des individus qui fait l’espèce[10].

2o De l’hérédité ou tendance de l’espèce à léguer, de génération en génération, les modifications acquises par une première. Si les variations, les modifications acquises par une première génération n’étaient pas transmissibles de celle-là aux autres, ces variations resteraient individuelles et propres : elles ne feraient point race ou caractère de race. Ce n’est que parce qu’elles se transmettent qu’elles font race.

Et non-seulement elles se transmettent, mais elles se développent, elles s’accroissent ; on peut les rendre excessives ; on peut aussi les corriger et les restreindre.

On les rend excessives en unissant ensemble les individus qui ont les mêmes variations : les grands aux grands, les petits aux petits, etc. C’est ainsi que nous faisons toutes nos races de grands chevaux, toutes nos races de petits chiens, etc.

On les restreint, on les corrige, en unissant ensemble les individus qui ont des. variations, des modifications opposées : les petits avec les grands, ceux à poil court avec ceux à poil long, etc. ; en compensant un excès par l’excès contraire ; en contrastant, comme dit Buffon, en contrastant les figures.

Je ne parle point ici du climat, de la nourriture, de la température, de la domesticité. L’influence de toutes ces causes sur la variation des espèces, c’est-à-dire sur la production des races, est trop connue pour que je m’y arrête. Je fais seulement remarquer que ce ne sont là que de simples causes médiates, éloignées, externes, et qui n’ont d’effet que parce que les causes immédiates, prochaines, internes, se prêtent à cet effet et le favorisent, Le climat, la nourriture, la température, auraient beau agir : si l’espèce n’avait pas une certaine tendance à varier, elle ne varierait pas ; et, de même, sans une certaine tendance à la transmission des variations acquises, ces variations finiraient avec l’individu et ne feraient point race. Tout le mécanisme de la formation des races roule sur ces deux causes internes : la tendance de l’espèce à varier, et la transmission des variations acquises.

Mais ces deux forces réunies, la tendance primitive à variation et la transmission successive des variations acquises, jusqu’où vont-elles ? Vont-elles jusqu’à faire sortir une race de son espèce, jusqu’à faire que cette race ne soit plus féconde avec les autres races de son espèce ? Nullement.

Toutes nos races, et le nombre en est presque infini, de chiens, de chevaux, de brebis, de chèvres, etc., sont, dans chaque espèce, fécondes entre elles, et continûment, indéfiniment fécondes.

L’espèce n’est point une race ; ce n’est point celle-ci plutôt que celle-là ; ce n’en est point une préférablement aux autres, et c’est là ce qu’il faut bien remarquer : l’espèce est un ensemble donné de races.

Toutes les races de chiens composent l’espèce du chien, toutes les races de chevaux celle du cheval, toutes les races de chèvres celle de la chèvre, etc., etc.

Et toutes ces races ont également, pour souche et pour limites, l’espèce. Toutes viennent de l’espèce et aucune n’en sort. Toutes en viennent par la génération, et toutes y restent attachées par la génération, par la communauté de sang, de germe, de reproduction.

« Lorsque, dit Buffon, après des siècles écoulés, des continents traversés,… l’homme a voulu s’habituer à des climats extrêmes et peupler les sables du Midi et les glaces du Nord, les changements sont devenus si grands et si sensibles, qu’il y aurait lieu de croire que le Nègre, le Lapon et le Blanc forment des espèces différentes, si l’on n’était assuré… que ce Blanc, ce Lapon et ce Nègre, si dissemblants entre eux, peuvent cependant s’unir ensemble, et propager en commun la grande et unique famille de notre genre humain : ainsi leurs taches ne sont point originelles ; leurs dissemblances n’étant qu’extérieures, ces altérations de nature ne sont que superficielles, et il est certain que tous ne font que le même homme, qui s’est verni de noir sous la zone torride, et qui s’est tanné, rapetissé par le froid glacial du pôle de la sphère[11]. »

En résumé, il y a des caractères superficiels, et ces caractères superficiels varient ; mais il y a un caractère profond, lequel constitue l’unité, l’identité, la réalité de l’espèce, savoir, la fécondité continue, et ce caractère ne varie point : il est immuable.

Ainsi donc, toujours données par l’espèce, et ne sortant jamais de l’espèce, les races ne l’altèrent point, ne la dénaturent point, et ce qui, mal compris, a fait dire que les espèces varient, étant mieux compris, nous fait voir qu’elles varient en effet, mais qu’elles ne varient toutefois qu’entre certaines limites infranchissables et fixes.

Les races sont la limite extrême de la variation des espèces.

§ 3.De la proportion des sexes dans les naissances.

Je profite de l’occasion que m’offre ce chapitre pour indiquer le résultat de quelques observations que j’ai recueillies dans ces derniers temps, et qui touchent de fort près au sujet que je viens de traiter.

« Dans l’espèce de l’homme, dit Buffon, il naît environ un seizième d’enfants mâles de plus que de femelles, et on verra dans la suite qu’il en est de même de toutes les espèces d’animaux sur lesquelles on a pu faire cette observation[12] ».

« Il paraît presque certain, dit-il ailleurs, que le nombre des mâles, qui est déjà plus grand que celui des femelles dans les espèces pures, est encore bien plus grand dans les espèces mixtes[13]. »

On remarquera ces mots : il paraît presque certain. Buffon ne cite, en effet, à l’appui de cette seconde assertion que quatre faits.

L’union du bouc et de la brebis lui donna, en 1751, neuf mulets, sept mâles et deux femelles. Cette même union du bouc et de la brebis lui donna, en 1752, huit mulets, six mâles et deux femelles. D’un autre côté, il apprit, en 1775, du marquis de Spontin-Beaufort, que l’union du chien avec la louve avait donné quatre mulets, trois mâles et une femelle. Enfin, sur dix-neuf petits, provenus d’une serine et d’un chardonneret, Buffon ne compta que trois femelles.

« Voilà, ajoute-t-il, les seuls faits que je puisse présenter comme certains sur ce sujet, dont il ne paraît pas qu’on se soit jamais occupé, et qui cependant mérite la plus grande attention ; car ce n’est qu’en réunissant plusieurs faits semblables qu’on pourra développer ce qui reste de mystérieux dans la génération par le concours de deux individus d’espèces différentes, et déterminer les proportions des puissances effectives du mâle et de la femelle dans toute reproduction[14]. »

J’ai réuni un beaucoup plus grand nombre d’observations que Buffon ; et cependant ce nombre, plus grand, est encore très-petit.

Depuis 1845, époque où j’ai commencé à m’occuper de ce genre d’études, j’ai recueilli cinquante-neuf faits.

Cinquante-neuf portées, provenant, soit de l’union du loup, avec la chienne, soit de l’union de la chienne avec le chacal, soit de l’union des métis entre eux, m’ont donné deux cent quatre-vingt-quatorze petits : cent soixante et un mâles et cent trente-trois femelles, c’est-à-dire plus d’un sixième de plus de mâles que de femelles.

La prévision de Buffon se trouve donc confirmée et justifiée : le nombre des mâles, qui est déjà plus grand que celui des femelles dans les espèces pures, est beaucoup plus grand encore dans les espèces mixtes.

Il n’est que d’un seizième dans les espèces pures : il est de plus d’un sixième dans les espèces mixtes.


J’ai fait voir, dans cette suite de chapitres, que tout, dans l’économie animale, est soumis à des lois fixes : la durée des âges de la vie, la durée de la vie totale, la proportion des espèces dans les différents âges du globe, par-dessus tout la nature et la permanence des espèces, et jusqu’à ce rapport, si délicat qu’il ne paraît presque pas susceptible de souffrir de règle, la prédominance des mâles sur les femelles dans les naissances.



  1. Règne animal, t. I, p. 38.
  2. Voici l’ensemble de cette classification. — Aristote partage d’abord le règne animal entier en deux grandes divisions : celle des animaux qui ont du sang, et celle des animaux qui n’en ont pas, c’est-à-dire la division des animaux à sang rouge et la division des animaux à sang blanc. — (Aristote savait très-bien qu’aucun animal ne manque de sang : « Il faut remarquer, dit-il, que tous les animaux sans exception ont un fluide dont la privation, soit naturelle, soit accidentelle, les fait périr ; » et il appelle, d’un terme très-juste, le fluide des animaux à sang blanc une sorte de lymphe.) — Il sous-divise ensuite les animaux à sang rouge en cinq classes : les quadrupèdes vivipares, les cétacés, les oiseaux, les quadrupèdes ovipares et les poissons ; et les animaux à sang blanc en quatre : les mollusques, les testacés, les crustacés et les insectes.
  3. Ce qui n’a pas trompé Aristote : « Les serpents, dit-il, peuvent être mis à côté du lézard. Ils lui ressemblent presque en tout, en supposant au lézard plus de longueur, et en lui retranchant les pieds. » (Hist. des Anim.)
  4. « Le dauphin, la baleine et les autres cétacés sont vraiment vivipares. » (Hist. des Anim.) — « Tout animal qui a du lait l’a dans les mamelles, et les mamelles appartiennent à tout animal vivipare, à ceux, par exemple, qui ont des poils, comme l’homme, le cheval, les cétacés. » (Ibid.)
  5. « Tous les animaux terrestres ont un poumon, et même plusieurs aquatiques, comme la baleine, le dauphin, etc. » (Traité des parties.)
  6. « Voici les principaux genres sous lesquels différentes espèces d’animaux sont comprises… Les espèces molles, comme la seiche, le calmar, etc., sont réunies sous le nom de mollusques… ensuite le genre de ceux qui sont couverts d’une enveloppe dure, et qu’on appelle coquillages ou testacés… Quant à ceux dont l’enveloppe est moins dure, telle que l’ont les langoustes, les cancres, les écrevisses, etc., c’est-à-dire les crustacés… » (Hist. des Anim.)
  7. Hist. des Anim. — On ne pouvait mieux indiquer la nature zoo-phyte.
  8. Disc. sur les révol. de la surf. du globe.
  9. T. III, p. 418.
  10. Voyez mon Histoire des travaux de Cuvier.
  11. T. IV, p. 110.
  12. T. I, p. 464. — « Le tableau, que nous avons dressé, offre le résumé du mouvement de la population en France pour chacune des trente-deux années comprises de 1817 jusqu’à 1848. Pendant ces trente-deux ans, il est né en France 15,947,668 garçons et 15,020,756 filles. Le rapport du premier nombre au second est à peu près égal à 17/16. Ainsi les naissances moyennes annuelles des garçons excèdent d’un seizième celles des filles. » Annuaire du Bureau des longit., an. 1850.
  13. T. IV, p. 199.
  14. T. IV, p. 193.