De la morale naturelle/VI

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chez Volland, Gattey, Bailly (p. 22-46).


CHAPITRE VI.

Morale du sentiment.



Nous sommes portés naturellement à aimer l’ordre et l’harmonie.

Nous sommes naturellement doux et compatissans.

S’il est des habitudes ou des passions qui troublent ces dispositions naturelles, il ne faut pas plus les attribuer à la nature de notre être moral, qu’on ne doit attribuer à la nature même de notre être physique, des modifications accidentelles qui dépendent ou de quelque vice particulier dans les organes, ou simplement d’un état de convulsion plus ou moins extraordinaire, plus ou moins violent, plus ou moins passager.

Les cruautés qu’inspire la colère ou la vengeance prouvent si peu contre ce sentiment de compassion qui nous est naturel, que c’est souvent ce sentiment-là même qui les fait naître ou qui en est la suite.

Il existe dans la société différens états qui semblent faits sans doute pour étouffer tout sentiment naturel de compassion ; mais il se trouve heureusement d’assez longs intervalles entre les fonctions cruelles de ces états de violence et de destruction, qui laissent au cœur la liberté de se recueillir en lui-même, et de reprendre sa sensibilité naturelle.

Pour conserver à ce premier ressort de toutes les impressions morales l’élasticité dont il a besoin, craignons également de le rendre ou trop faible, ou trop susceptible.

Évitons ce qui nous familiariserait inutilement avec l’image de la peine ou de la douleur, mais accoutumons-nous à voir sans faiblesse et la peine et la douleur que nous pouvons espérer d’adoucir ou de soulager.

Voulez-vous traduire le sentiment de la compassion dans le langage de la raison ? dites comme le législateur des Brames : Ne faites jamais aux autres ce que vous ne voulez point qu’on vous fasse à vous-mêmes. On n’a rien dit en morale de plus simple et de plus vrai.

Il est sans doute encore plus beau de dire comme le législateur des Chrétiens : Faites pour les autres tout ce que vous désirez qu’on fasse pour vous. Mais la première de ces maximes est une règle de justice ; la seconde n’est peut-être qu’un principe de vertu, de générosité.

N’entendre par compassion que le mouvement de trouble et de pitié qu’on éprouve à l’aspect de la peine ou de la douleur, c’est trop resserrer encore le sens de ce mot ; c’est borner à un seul de ses effets l’action d’un principe ou d’une faculté dont l’influence est naturellement beaucoup plus étendue.

Compatir, c’est s’identifier en quelque sorte avec l’objet qui nous frappe ou nous intéresse ; c’est confondre, pour ainsi dire, son existence avec la nôtre, ou la nôtre avec la sienne.

Le sentiment qui nous attache à nos amis, à nos parens, à la famille, à la société dans laquelle nous sommes accoutumés à vivre, dépend de cette disposition naturelle à nous identifier avec ce qui nous touche et nous intéresse ; il en dépend comme la pitié que nous inspire la vue d’un être qui souffre. Cette disposition est ce qu’on a voulu exprimer, je pense, par le mot sympathie.

Il est des sympathies qui ont une grande force, parce qu’elles sont subites, imprévues ; il en est d’autres qui ne naissent que d’une longue habitude.

Ceci nous conduit à parler de l’amour, de l’amitié, du patriotisme, de la religion.

L’amour n’est d’abord sans doute qu’un besoin physique ; mais qu’il devient aisément un besoin du cœur ! Ce passage est si facile, si naturel, si nécessaire, qu’on ne peut guère chercher ailleurs l’origine de la sociabilité.

L’homme heureux avec l’être qui lui fit goûter la volupté suprême, ne s’en éloigne qu’à regret, cherche à le rencontrer sans cesse, le retrouve sans cesse avec de nouvelles délices, s’y attache, ne veut plus s’en séparer ; et d’une liaison si douce naissent tous les rapports de l’homme social.

Amour, dont le saint nom fut tant de fois profané, amour, dont la religion et la vertu proscrivirent tant de fois le culte et les autels, amour, sans toi l’homme errant encore dans les forêts, n’eût connu ni bonheur, ni vertu !

Quand tout semble isoler l’homme, c’est ton pouvoir qui le rapproche de ses semblables, qui réveille sa sensibilité, qui ranime en lui cet instinct céleste qui le dispose à la douceur, à la bienveillance, à la pitié. Amour, nous te devons un instinct plus nécessaire encore à notre bonheur, à la perfection de notre être.

Ce que nous appelons bonheur, qu’est-il autre chose qu’un sentiment plus vif, plus pur, plus étendu de notre existence ? C’est le charme de l’amour qui le fit éprouver à l’homme pour la première fois ; c’est ce charme divin qui l’identifie de la manière la plus intime avec l’objet de sa tendresse, qui en fait un autre lui-même, mais un autre lui-même qu’il préfère à soi. C’est ainsi que ce sentiment, la plus sublime de toutes nos affections naturelles, double et embellit notre existence ; c’est ainsi qu’il anéantit le principe le plus destructeur de tout sens moral, ce froid égoïsme, cet amour de soi qui ressemble à la haine, resserre l’ame au lieu de l’épanouir, et comme l’avarice, ne vit que d’inquiétude et de privations ; c’est ainsi que ce sentiment trop méconnu dispose une ame sensible à tous les efforts, à tous les sacrifices que peut exiger la gloire ou la vertu.

Je n’oublie point les dangers qui environnent la source des plus pures délices et des plus aimables vertus ; mais ce n’est point ici le lieu d’en parler.

Les plus grands torts qu’on puisse reprocher à l’amour tiennent à des circonstances qui lui sont étrangères, au vice de nos institutions sociales : ne vit-on jamais d’heureuses lois écarter les désordres qui marchent à sa suite ?

S’il n’y avait jamais eu d’amans, peut-être n’y aurait-il jamais eu d’amis. L’attrait caché, mais souvent irrésistible, qui entraîne l’homme vers telle femme plutôt que vers telle autre, ne suppose pas une sensibilité aussi développée que le sentiment de ces rapports fins et déliés qui nous attachent plus particulièrement à telle liaison d’amitié qu’à telle autre.

Il n’y a encore, ce me semble, qu’une ame exaltée par l’amour qui ait pu devenir susceptible de toutes ces préférences délicates qui font naître l’amitié, et qu’elle seule inspire[1].

S’aimer dans les autres, c’est vraiment là ce qui distingue l’homme moral de l’homme sauvage ou isolé ; ce mystère divin de la nature humaine, un Dieu seul a pu nous l’apprendre, et ce Dieu c’est l’Amour.

S’aimer dans les autres, ce mot seul explique tous les sacrifices que l’amour, l’amitié, la gloire et le patriotisme ont obtenus de la faiblesse humaine.

C’est contre un sentiment plus vif de son existence qu’on s’est déterminé à échanger des années, une vie entière de jouissances moins vives.

Comment ne pas adorer une si noble résolution, lorsqu’il en résulte pour toute une société, quelquefois même pour l’humanité entière, un avantage qui ne pouvait être obtenu qu’à ce prix ?

* * *

Je ne veux parler ici de la religion que comme d’un sentiment naturel. Je ferais mieux peut-être de l’appeler instinct… Ce sentiment, quoi qu’il en soit, appartient, ce me semble, à la nature de l’homme ; je le trouve chez tous les peuples de la terre. J’en crois retrouver le germe au fond de mon cœur, indépendant de toutes les lumières et de toutes les incertitudes auxquelles mon esprit a pu se livrer sur cet abyme éternel de dispute et de méditation.

L’homme le plus sauvage n’est jamais frappé vivement d’un grand phénomène, d’un bien ou d’un mal tout-à-fait imprévu, sans en chercher, sans en voir, sans en imaginer, sans en craindre ou sans en révérer la cause ; véritable ou non, visible ou cachée, elle ne tarde guère à devenir l’objet de son culte et de ses adorations.

Un sentiment secret de notre faiblesse et de notre dépendance nous porte à désirer l’appui de quelque être d’un ordre supérieur, à qui sans doute il paraît naturel d’attribuer la puissance et toutes les perfections dont nous nous sentons le besoin.

Quand tous les efforts de la méditation ont atteint les preuves de l’existence d’un Être suprême, ce n’est peut-être encore que sous ces rapports simples et grossiers, que cet Être suprême peut exister pour nous, ou que nous pouvons nous en former quelque idée.

Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas une chose infiniment douce au cœur de l’homme de bien, que de se recueillir dans l’idée d’un être doué de toutes les perfections que notre intelligence peut concevoir, de l’avoir pour témoin de ses actions et de ses pensées les plus secrètes, de se rappeler souvent que tout vient de lui, pour supporter le mal avec plus de patience, pour sentir le bien avec une reconnaissance plus vive et plus pure ?

L’habitude d’un culte de respect et d’amour pour le plus parfait des êtres semble élever l’homme au-dessus de lui-même. Si Dieu n’existait pas, disait M. de Voltaire, il faudrait l’inventer.

C’est précisément parce que les hommes n’ont jamais manqué de se faire une religion à leur fantaisie, lorsqu’ils n’en ont point connu d’autre, qu’on doit leur en laisser une qui, loin de leur nuire, puisse servir à les rendre plus raisonnables et plus heureux[2].

J’ai le malheur d’entendre comment tant de religions, ou pusillanimes, ou sanguinaires, ou tout à-la-fois l’un et l’autre, ont pu rendre la religion odieuse à de vrais amis de l’humanité : mais comment oublier qu’une religion simple et pure est le plus ferme appui de la faiblesse humaine ; qu’elle rend la vertu plus sublime et plus touchante ; qu’elle soulage l’infortune ; qu’elle inspire au malheur un courage surnaturel ; qu’à l’espérance, la première et la dernière illusion de la vie, elle donne l’éternité en partage ? Ô sublimes idées de l’Être suprême et d’une existence éternelle ! que sont près de vous les plus étonnantes combinaisons de la science et du génie, toutes leurs découvertes, toutes les merveilles de leur calcul ?

Mon ame a béni mille fois l’instant où l’esprit de l’homme osa s’élever jusqu’à ces hauteurs infinies. Quelque faibles que soient les rayons que laisse tomber sur nous leur immense lumière, mes yeux éblouis ne les aperçoivent jamais sans un ravissement d’amour et d’admiration.

Ah ! s’il était possible d’acquérir de plus vives certitudes sur des objets qui surpassent de si loin toutes les mesures de l’intelligence humaine, les paierait-on trop du sacrifice de tous les biens que nous permet d’espérer le cercle étroit de notre destinée actuelle ?

* * *

On pensera peut-être qu’il est encore d’autres sentimens naturels dont j’aurais dû parler ici, tels que la pudeur, la piété filiale, l’amour de la liberté, le désir de la gloire, celui de l’immortalité ; mais tous ces sentimens, quelque vrais, quelque naturels qu’ils paraissent, tiennent au développement de ceux que nous avons déjà indiqués, ou sont dès leur naissance tellement modifiés par la nature de nos institutions sociales, qu’il semble aujourd’hui presque impossible de les reconnaître dans leur simplicité primitive. Il est des siècles, des nations entières où vous pouvez à peine en retrouver quelque faible vestige.

La pudeur est sans doute un des premiers charmes de l’amour ; elle voile avec le même soin ce qui peut augmenter nos désirs, ce qui pourrait nuire à leur douce illusion ; elle prête au sexe le plus faible une arme de plus pour résister, et pour relever par sa résistance même le prix d’un triomphe qui dans le moment ne coûte pas plus à sa gloire qu’à son bonheur, mais qui par ses suites peut sans doute compromettre de la manière la plus funeste l’un et l’autre. Tout ce qui est au-delà nous paraît dépendre d’opinions factices plus ou moins sages, plus ou moins utiles.

Si le premier de tous les liens fut l’amour, la tendresse maternelle fut le second ; c’est de la reconnaissance, c’est du pouvoir de l’habitude, que la piété filiale tient sa plus grande force ; s’il s’y mêle quelque autre rapport, quelque analogie de traits, de goûts, d’inclinations, ce lien sans doute en deviendra plus puissant. Il paraît cependant fort douteux que ce rapport seul, quel qu’il puisse être, résiste aux efforts du temps, de l’absence, et de mille autres événemens capables d’en effacer jusqu’aux moindres traces.

Ce qui peut arrêter l’exercice de nos forces, ce qui peut suspendre le développement de nos facultés, ce qui peut en un mot resserrer ce sentiment de notre existence, la source première de toute espèce de bonheur, est évidemment contraire à la nature de l’homme.

Il est donc de la nature de l’homme d’aimer la liberté qui le fait jouir de toutes ses forces, il est de sa nature de chérir la gloire qui ajoute à l’opinion qu’il a lui-même de ses forces, celle qu’en ont les autres. Il est de sa nature enfin, de désirer l’immortalité qui donne au sentiment de son existence toute l’étendue, toute la durée que ses vœux peuvent concevoir.

Je n’ai jusqu’ici consulté que les mouvemens de mon cœur ; cherchons l’accord qui doit régner entre ces mouvemens et les lumières de ma raison.

  1. On peut m’opposer l’exemple de plusieurs nations sauvages et de quelques nations très-civilisées, qui ont connu la passion de l’amitié, sans paraître avoir aucune idée de celle de l’amour. Je sens la force de l’objection, et je n’ose dire ici tout ce qu’on pourrait y répondre. J’observerai seulement que les Sauvages étant toujours à la chasse ou à la guerre, ce n’est qu’entre hommes qu’il peut exister chez eux quelque rapport suivi d’intérêt, de goût, d’habitude. Lorsque les Grecs furent civilisés, ils continuèrent encore de vivre séparés des femmes ; et l’on sait à quels égaremens s’abandonna le sentiment de l’amitié chez ce peuple si aimable et si corrompu. Mais de telles exceptions ne détruisent pas, ce me semble, le résultat d’une observation fondée sur l’expérience la plus simple, la plus commune.
  2. À l’incrédulité devenue dominante, on a presque toujours vu succéder les superstitions les plus vagues, les plus folles. Voyez de nos jours le succès des Cagliostro, des Mesmer, des Martinistes. On se lasse bientôt de ne plus croire ; et l’imagination du vulgaire des hommes errant avec peine dans l’incertitude, éprouve sans cesse le besoin de se fixer, le besoin très-impérieux de se voir soumise ou charmée.