De la morale naturelle/XVI

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chez Volland, Gattey, Bailly (p. 115-119).


CHAPITRE XVI.

Ambition ; Pouvoir.



Lorsque cette passion ne s’empare pas d’une ame vile ou d’un cœur féroce, quel plus sublime ressort de la grandeur humaine ? Elle étend notre être jusqu’aux limites du monde, et lui fait embrasser tous les siècles ; elle rapporte tout à soi, mais elle se rapporte elle-même à tout.

Si c’est une des passions les plus utiles et les plus funestes au bien de la société, il est encore plus sûr qu’elle fait bien rarement le bonheur de celui qu’elle domine. Il est de sa nature de voir sans cesse au-delà du but, et par conséquent, de ne jamais pouvoir se satisfaire.

Un Magistrat d’Athènes trouvant un jour le philosophe Diogène occupé à considérer attentivement une troupe d’enfans qui jouaient au petit palet, ne put lui cacher sa surprise. Quoi ! c’est vous ? — Oui, répliqua le sage, j’aime à voir atteindre au moins quelquefois le but. Ceux que tourmente la politique et l’ambition l’atteignent-ils jamais ?

En appréciant les titres, les cordons, les dignités, les honneurs, tout ce qu’ils peuvent valoir, on n’y verra jamais, ce me semble, qu’une assez faible monnaie de la gloire.

Si par sa nature même la soif des honneurs n’est pas aussi forte que celle de la renommée, elle est peut-être plus inquiète, plus irritante, plus importune ; les moyens de la satisfaire sont à la vérité moins rares, moins difficiles, mais on les doit encore plus communément aux caprices du hasard qu’aux qualités même les plus propres à mériter ce genre de récompense, et c’est une assez dure condition sans doute que celle d’attendre du pouvoir le plus incertain, le plus inconstant, le succès de tous ses vœux, de toutes ses espérances.

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Ce qui peut porter le sentiment de notre existence au plus haut degré d’énergie étant la mesure du bonheur suprême, je ne suis point surpris de la passion qu’inspire à tout homme qui en est susceptible l’idée d’un grand pouvoir. Mais dans quelle circonstance cette orgueilleuse passion pourrait-elle être plus exaltée que le jour d’une action décisive, lorsqu’un seul homme se voit le maître de disposer à-la-fois dans une heure, dans un instant, du sort de tant de milliers d’hommes, qu’une seule de ses paroles, qu’un seul de ses gestes, retient ou précipite au gré de ses vœux ? Combien il doit alors se sentir élevé au-dessus de la sphère commune des destinées humaines ! Quelle ivresse de force et de puissance ! Faut-il s’étonner que ce soit ce sublime délire qui ait porté le cœur humain aux plus pénibles sacrifices, comme aux plus horribles forfaits ?