De la morale naturelle/XXIV

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chez Volland, Gattey, Bailly (p. 139-142).


CHAPITRE XXIV.

Jeu.



C’est au besoin d’intérêt que tient le charme qu’aura toujours le jeu pour les hommes désœuvrés, pour les ames oisives ; et, soyons vrais, s’il est contre l’ennui de meilleur spécifique, il n’en est pas au moins qui soit tout à-la-fois d’un usage plus facile et d’un effet plus merveilleux.

Cette lutte d’adresse et d’attention, cette lutte ingénieuse contre les coups du hasard, que tantôt l’on prévient, que tantôt l’on répare ; cette lutte enfin où les succès et les revers se succèdent et se renouvellent si souvent, n’est-elle pas comme un abrégé de toutes les agitations de la vie ? On y passe sans cesse de la crainte à l’espérance, et l’on conçoit que la succession rapide de ces sentimens peut bercer très long-tems l’activité naturelle de notre imagination, et qu’elle la berce d’autant plus agréablement qu’il ne lui en coûte, pour ainsi dire, ni peine, ni fatigue.

Montrer l’attrait du jeu, n’est-ce pas en faire voir tout le danger ? Il n’est point d’habitude plus entraînante que celle d’un amusement tout à-la-fois si attachant et si frivole. Un joueur commence par se dégoûter de toute autre occupation, et finit le plus souvent par se rendre incapable de tout autre intérêt.

On ne dira jamais rien de plus frappant ni de plus raisonnable contre la passion du jeu, que ce qu’en a dit M. de Buffon. Calculez, et vous verrez qu’il n’y a aucune proportion entre le plaisir de gagner et le malheur de perdre : le gain ne peut vous donner qu’un superflu dont vous n’avez que faire, la perte vous prive plus ou moins du nécessaire même. Il est impossible que tout gros jeu n’offre des chances fort inégales, et la somme que vous perdez sera toujours, relativement à votre fortune, au-dessus de celle que vous gagnez. Supposé que vous ayez cent mille écus, si vous gagnez cent mille francs, vous n’augmentez votre fortune que d’un quart ; si vous les perdez, vous la diminuez d’un tiers ; c’est une grande leçon réduite à la simplicité d’une règle d’arithmétique.