De la morale naturelle/XXXII
CHAPITRE XXXII.
Insouciance.
S’il était vrai que le cours ordinaire
de la vie offrît plus de peines
que de plaisirs, ne se soucier
de rien serait sans doute de toutes
les ressources de la sagesse
la plus infaillible. Mais cette première
supposition pourroit bien
n’être qu’un blasphême de notre
ingratitude. Le seul bien d’exister,
tant que nous en conservons
le sentiment, n’est-il pas au-dessus
de tous les maux, de toutes
les douleurs qui peuvent troubler
notre existence ? Je vois beaucoup plus d’hommes malheureux
pour ne pas sentir assez vivement
les biens dont ils jouissent, que
pour se voir privés de ceux qu’ils
désirent.
Pouvons-nous d’ailleurs nous rendre insoucians à volonté lors même qu’il nous conviendrait le plus de l’être ?
N’attacher de prix à rien n’est pas un effort aussi sublime qu’on le pense ; c’est le découragement naturel d’un esclave.
Ce qui suffit à la tranquillité du sage est de n’attacher aux choses que le degré d’intérêt qu’elles méritent, de ne pas trop s’écarter au moins de la juste proportion qui doit exister entre les différentes mesures de notre attachement.
Ce sont les conditions de la vie les plus opposées qui nous disposent à l’insouciance : une extrême richesse comme une extrême misère ; une dépendance absolue comme un pouvoir excessif ; la vieillesse comme l’enfance ; et c’est dans ces conditions si diverses que l’insouciance a précisément les suites les plus fâcheuses ; elle commence par arrêter le développement de nos forces[1], et finit par nous rendre le peu qu’elle nous en laisse tout-à-fait inutile. Le mépris de ce qui nous entoure ne tarde pas à nous conduire au mépris de nous-mêmes, qui est le dernier terme de notre dépravation.
- ↑ C’est-à-dire, de nos forces morales, car on ne peut disconvenir que les hommes insoucians par principe ou par caractère ne jouissent en général d’une assez bonne santé.