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De la nature/Livre III

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 44-65).
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LIVRE III.


(3, 1) Toi qui, le premier, as su faire jaillir de ténèbres si épaisses une lumière si vive, nous éclairant sur les intérêts de la vie, je te suis, honneur du peuple grec, et déjà sous mon pied je couvre, je presse la trace de tes pas : non que je veuille tenter la lutte ; mais, épris de ta sagesse, je brûle de t’imiter. Vit-on jamais hirondelle le disputer aux cygnes ? Le chevreau, tremblant des membres, peut-il rien faire qui vaille le généreux effort du coursier robuste ? Toi seul inventas ces choses, et tu es un père qui nous laisses (3, 10) tes leçons en héritage : dans tes œuvres, illustre sage, comme dans les bois fleuris que dépouillent les abeilles rongeuses, nous aspirons tout le suc de tes paroles, où l’or, où l’or pur éclate, et qui sont à jamais dignes de la vie éternelle !

Car aussitôt que le cri de ta raison divulgue cette nature des choses échappée de ton intelligence divine, les terreurs des âmes se dissipent [18], les barrières du monde s’écartent, et je vois tout s’accomplir au milieu du vide. Alors réapparaissent dans leur sainteté les immortels, et leurs paisibles demeures : (3, 20) elles ne sont exposées, ni à la secousse des vents, ni aux averses des nues, ni aux souillures de la neige condensée par un froid aigu, et qui tombe toute blanche ; car un ciel sans nuages les enveloppe, les inonde toujours de sa riante lumière. La nature des dieux suffit à leurs besoins, et en aucun temps aucun souci ne ronge la paix de leur âme. Mais je ne découvre pas, en face du ciel, les voûtes infernales ; et pourtant la terre ne dérobe point à mes vastes regards tout ce qui se passe, sous nos pieds, au fond du vide. En examinant ces choses, une céleste volupté, un saint effroi me pénètrent, de voir que, sous ta main puissante, (3, 30) la Nature s’illumine et s’ouvre tout entière, dépouillée de ses voiles.

Après avoir enseigné ce que sont les éléments de toutes choses, et sous combien de formes diverses ils tourbillonnent d’eux-mêmes, en proie à une agitation éternelle, et comment tout peut naître de leur assemblage, je crois que désormais il faut éclaircir dans mes vers la nature des esprits, des âmes, et replonger au néant cette peur de l’Achéron, qui trouble jusque dans le fond de ses sources la vie des hommes, en y répandant partout la sombre teinte de la mort, et qui ne (3, 40) laisse pas de jouissances pures et limpides.

Souvent, il est vrai, des hommes proclament que les maladies et une vie infâme sont plus à craindre que les abîmes du trépas : ils savent que les âmes sont de la même nature que le sang [43], ou même que l’air, suivant leur bon plaisir, et ils n’ont que faire de nos enseignements. Mais tu vas reconnaître que ces fières paroles leur échappent moins par conviction que par gloire : vois les mêmes hommes chassés de leur patrie, rejetés bien loin de la vue des autres, souillés de honteuses accusations, (3, 50) accablés enfin de toutes les misères… Ils vivent ; et, en quelque lieu que le malheur les pousse, ils enterrent leurs morts, ils immolent des brebis noires, ils sacrifient aux dieux mânes ; et ces amertumes ne font que rendre leur esprit plus ardent à la superstition. Il faut donc attendre les épreuves du péril pour examiner un homme, et la mauvaise fortune pour le connaître ; car alors le cri de la vérité part enfin de nos poitrines : le masque tombe, l’homme reste.

Enfin, la soif de l’or et la passion aveugle des honneurs [59], (3, 60) qui poussent les misérables humains à franchir les limites du droit, instruments ou complices des crimes, et à se consumer nuit et jour en efforts immenses pour atteindre le faîte des richesses : ces plaies de la vie ne sont alimentées presque que par la peur de mourir. Car le mépris infâme, la dure misère, semblent incompatibles avec une existence douce et assurée : ils se tiennent, en quelque sorte, devant les portes de la mort. Aussi les hommes, emportés par de fausses alarmes, veulent-ils sans cesse les fuir et les repousser sans cesse : (3, 70) le sang de leurs concitoyens engraisse donc leur fortune ; leurs mains avides entassent et les trésors et les meurtres ; ils suivent avec une joie cruelle le triste convoi de leurs frères, ils détestent et craignent la table de leurs proches !

La même cause, la même peur dessèche les envieux. Ils voient des hommes qui peuvent tout, des hommes qui attirent les yeux et marchent tout brillants de gloire ; eux, au contraire, ils se roulent dans les ténèbres et la boue : leurs plaintes éclatent alors ; et la plupart meurent pour acquérir un nom, une statue. (3, 79) Souvent même la crainte de mourir dégoûte les humains de vivre, de voir la lumière : ces âmes désespérées recourent à la mort, oubliant que la source de leurs peines est cet effroi que la mort inspire ; que lui seul attaque leur honneur, lui seul brise les nœuds de leur amitié, lui seul bouleverse toutes les choses saintes : car souvent des hommes trahissent et leur pays et leur chère famille, pour échapper aux gouffres du Tartare.

Comme les enfants qui tremblent et que tout effraye dans la nuit aveugle, nous sommes assiégés, au grand jour, de mille terreurs non moins vaines que celles (3, 90) que les enfants timides se forgent au sein des ombres. Or, pour dissiper cet effroi des âmes et ces ténèbres, il ne suffit pas des rayons du soleil, ou des traits éblouissants du jour : il faut la raison, et un examen lumineux de la nature.

J’affirme d’abord que l’esprit des hommes, ou, comme nous l’appelons souvent, leur intelligence, qui est le siège du jugement et le guide de la vie, ne forme pas moins une portion de leur être que la main, le pied, ou les yeux, ne sont des parties du tout vivant.

En vain une foule de sages croient-ils que le sens intellectuel n’a point une, demeure particulière, (3, 100) mais que c’est une disposition vivifiante de la masse, nommée par les Grecs Harmonie [101], parce que, sans être nulle part, il anime tout ; et comme nous disons un corps plein de santé, quoique la santé ne soit pas une partie du corps, ils refusent au sens intellectuel une place fixe. Mais ils se détournent et se perdent, ce me semble, loin du vrai. Souvent le corps, enveloppe visible, souffre, quand la joie règne dans la partie cachée ; souvent, au contraire, (3, 110) les tourments du cœur accompagnent à leur tour les jouissances du corps : ainsi que, chez un malade, la douleur attaque le pied sans atteindre la tête.

D’ailleurs, lorsque les membres cèdent au doux abattement du sommeil, et que le corps étendu repose lourd et insensible, il y a en nous un second être que mille mouvements agitent alors, et qui éprouve les tressaillements de la joie ou de vaines inquiétudes.

Maintenant veux-tu savoir que les corps renferment aussi des âmes, et ne demeurent pas toujours en harmonie ? (3, 120) Souvent il nous arrive de perdre la moitié du corps, et la vie ne quitte pas le reste ; mais quelques atomes de chaleur qui se dissipent, un souffle que nos bouches rejettent, la chassent tout à coup des os et des veines. Tu peux en conclure que tous les atomes ne sont pas également occupés, également propres à soutenir la vie ; mais que les éléments de l’air ou de la vapeur chaude travaillent mieux à la fixer dans les membres. Le corps renferme donc une chaleur, un souffle vital, qui abandonnent les membres où la mort pénètre.

(3, 131) Puisque nous avons découvert la vraie nature de l’esprit et de l’âme, comme partie des hommes, rends aux Grecs leur Harmonie, mot emprunté aux bois harmonieux de l’Hélicon, ou pris ailleurs, et appliqué par eux à une chose qui manquait sans doute de terme propre. Quel que soit ce mot, qu’ils le gardent ; et toi, écoute le reste de mes paroles.

Je dis à présent que l’esprit et l’âme sont inséparables et font une même substance. Mais le jugement, que nous appelons esprit ou intelligence, en est pour ainsi dire la tête, et règne sur le corps entier. (3, 141) Il a sa demeure au milieu de la poitrine. C’est là, en effet, que bondissent la peur, le saisissement, ou la joie caressante : c’est donc là que l’intelligence, que l’esprit habite. Le reste de sa substance, l’âme, disséminée dans la masse, lui obéit et se meut quand il lui fait signe, quand il la pousse. Lui seul a conscience de soi et jouit de son être, sans que rien émeuve ni le corps ni les âmes : et comme les yeux ou la tête souffrent les atteintes du mal sans que tout le corps endure le même supplice, (3, 150) de même le chagrin le blesse, la joie le ranime, tandis que son autre moitié dort au fond des membres, et que nul changement ne la trouble. Mais quand une peur trop forte bouleverse l’esprit, on la voit se communiquer à l’âme dans tous les organes : la sueur inonde les corps qui pâlissent, les mots se brisent sur la langue, la voix expire, les yeux se troublent, les membres défaillent, et souvent même la peur terrasse les hommes. Il est donc facile de voir (3, 160) le lien qui joint l’esprit à l’âme : l’âme que l’esprit a frappée frappe le corps à son tour et le pousse.

La même raison indique que tous deux sont de nature corporelle. Car ils agitent les membres et les arrachent au sommeil ; ils altèrent le visage des hommes, ils maîtrisent et bouleversent tout leur être ; mais ils ne peuvent agir sans toucher, ni toucher sans corps : avouons donc que l’esprit et l’âme sont une substance corporelle.

D’ailleurs ils souffrent avec le corps, (3, 170) ils partagent ses impressions. Ne le vois-tu pas ? un trait cruel fend les os, les nerfs, et pénètre sans attaquer la vie : quel abattement succède ! le sol nous attire, tomber est doux, et la chute plonge nos âmes dans un vertige combattu par une vague résolution de se lever. Il faut donc que les esprits soient de la nature des corps, si un corps, si un dard les atteint et les blesse.

Mais alors de quelle substance, de quels éléments se forment-ils ? je vais en rendre compte.

(3, 180) J’avance d’abord que c’est un amas délié d’atomes imperceptibles : pour te convaincre de ce fait, observe que tu ne vois rien agir aussi vite que les intelligences décident et opèrent. Elles surpassent donc en vitesse tout ce que la Nature met à portée de nos yeux. Or, pour être si légères, elles doivent avoir des germes ronds et du moindre volume, de sorte que le moindre choc les ébranle, les agite. (3, 190) Les eaux coulent, un rien les soulève, parce que leurs atomes sont roulants et fins ; au contraire, la substance plus compacte du miel épanche moins vite ses ondes paresseuses, parce que tout est mieux enchaîné, parce que la masse se compose de parties moins lisses, moins déliées, et moins rondes. Un souffle contenu et faible dissipe cet amas de graines qui couronne le pavot ; mais sur un monceau de pierres ou de lances (3, 200) il ne peut rien. Donc, plus les atomes sont fins et lisses, mieux ils se remuent et courent ; au contraire, plus on les trouve pesants et rudes, mieux ils tiennent en place.

Or, puisque nous avons vu combien les âmes sont agiles, elles ne peuvent avoir que des éléments déliés, polis, et ronds. Ami, retiens ce fait, tu le trouveras utile ; car il te viendra mille fois en aide.

Voici encore qui montre la nature des âmes, (3, 210) la délicatesse des atomes qui en forment le tissu, et le peu de place que tiendra leur assemblage, si on peut les entasser. Sitôt que le calme de la mort envahit les hommes, que leur esprit et leur âme se sont échappés, on ne voit pas le corps perdre de son poids ou de son volume : la mort lui laisse tout, hors le sentiment et la chaleur vitale.

Toute la substance des âmes doit être faite de corps imperceptibles, et attachés aux veines, aux entrailles, aux nerfs, si elles abandonnent la masse (3, 220) sans appauvrir le contour et la surface des membres, ni en diminuer le poids. Ainsi, quand le bouquet du vin et le doux esprit des parfums se dissipent dans les airs, ou que des corps perdent leur suc, la substance même paraît-elle plus maigre, devient-elle moins lourde ? Non, parce que le goût et le parfum naissent de mille petits atomes, épars dans la masse.

Je le répète donc, et on le voit sans peine, la fine nature des esprits, des âmes, (3, 230) veut des éléments imperceptibles, puisque leur fuite ne dérobe rien au poids des êtres.

Et pourtant, gardons-nous de croire que ce soit une nature simple [232]. Avec la vie s’échappe un léger souffle, mêlé de vapeur chaude, que l’air accompagne ; car elle ne peut exister sans air, et la chaleur est une matière si pauvre que mille germes aériens circulent nécessairement au milieu de ses pores.

Voici déjà trois éléments trouvés dans les âmes : et pourtant ils ne suffisent pas à nous rendre sensibles ; (3, 240) car la raison ne peut admettre que de tels corps impriment à notre sensibilité ce mouvement qui roule les idées dans nos intelligences. Il faut donc ajouter une quatrième substance. Elle n’a aucun nom dans aucune langue. Rien de plus mobile, de plus délié ; rien qui se compose d’atomes plus fins et plus lisses. Elle donne le mouvement aux sens, et le propage dans les membres : car, étant faite des moindres atomes, elle se meut la première ; la chaleur et le souffle, agent imperceptible, reçoivent alors un élan vital ; l’air part ensuite, ensuite tout s’ébranle : (3, 250) le sang bat, et les entrailles acquièrent une sensibilité qui trouve son dernier asile dans les os et la moelle, soit que le plaisir ou que la fièvre du mal les agite. Toutefois, il est impossible que le mal y pénètre, que les souffrances aiguës percent les os, sans bouleverser tout au point que la vie n’ait plus de refuge, et que les débris de l’âme s’échappent par toutes les issues. Mais habituellement ces douloureuses agitations expirent à la surface : voilà ce qui permet aux hommes de conserver la vie.

(3, 259) Maintenant que je veux expliquer le mélange des quatre natures, et cet arrangement harmonieux qui les anime, mes efforts échouent contre la pauvreté de notre langue. Néanmoins je vais, autant que je le puis, effleurer ces matières.

Leurs atomes se mêlent, se croisent sous des impulsions réciproques, de façon que nul ne puisse se détacher des autres, et isoler sa puissance. Ce sont mille forces que meut un corps unique. De même que, chez un être quelconque, tu distingues le parfum, la couleur, le goût, quoique ces trois éléments forment un seul assemblage ; (3, 270) de même la chaleur, l’air et le souffle, mystérieux agent, se combinent et font une même substance, joints à cette force mobile qui leur communique le germe du mouvement, et à qui nos entrailles doivent les premiers tressaillements de la vie. Car elle se cache tout au fond des êtres, loin des yeux, et le corps ne possède rien qui soit mieux enfoui : en un mot, c’est l’âme des âmes. La double puissance des âmes et des esprits, mêlée dans tous les organes, est invisible, parce que ses éléments sont fins et rares : (3, 280) de même la petitesse des atomes nous dérobe cette force sans nom, âme des âmes, qui règne sur le corps entier. Il faut que le souffle, la chaleur, et l’air, se confondent ainsi pour agir dans les membres, et que chacun soit inférieur aux autres, ou les domine : sinon, ils ne peuvent former un seul tout ; leur action isolée ne fait que détruire le sentiment, et la vie se rompt avec leur assemblage.

(3, 289) Aussi est-ce la chaleur qui envahit les âmes, quand elles bouillonnent de colère, et que la flamme jaillit des yeux étincelants. Aussi est-ce le souffle glacé qui accompagne la peur, et lui sert à jeter le frisson dans les membres ou les nerfs qui tressaillent. Aussi un air tempéré forme-t-il ces natures qui joignent le calme du cœur à la sérénité du visage. Au contraire, le feu abonde chez les êtres au cœur vif, et que tout irrite, que tout enflamme ; surtout chez les lions à la fougue terrible : leurs poitrines frémissantes éclatent à force de rugir, et ne peuvent emprisonner les flots de leur colère. (3, 300) Les froides âmes des cerfs contiennent plus de vent : un souffle froid et rapide traverse leurs entrailles, et imprime le tremblement aux membres. Un air plus doux anime la substance des bœufs ; ils ne connaissent ni les feux ardents de la colère, ni ses fumées qui sont comme la nuit des âmes, ni les traits de la peur qui glacent et engourdissent : ils tiennent le milieu entre les cerfs et les lions farouches.

Il en est ainsi des hommes. La culture polit quelques âmes ; mais leur organisation y laisse toujours de fortes empreintes. (3, 311) Et ne crois pas déraciner si profondément le vice, que tel ou tel résiste, soit aux emportements des colères fougueuses, soit aux atteintes trop rapides de la peur, soit aux faiblesses de son âme trop endurante. Mille traits encore, mille traits ineffaçables distinguent et les natures et les mœurs qui en sont la suite. Je ne puis en expliquer ici les causes secrètes, ou multiplier les noms des atomes autant que leurs formes, qui engendrent cette diversité.

(3, 320) Voici pourtant, il me semble, ce que je peux affirmer : les natures dominantes qui ne sont pas étouffées par la voix de la raison laissent de si faibles germes, que rien ne nous empêche de vivre dans un calme digne des immortels.

Ainsi donc, tout le corps emprisonne cette substance, qui, à son tour, veille sur lui et en est la sauvegarde. Car tous deux ont même racine, tous deux se tiennent, et on voit que leur séparation entraîne leur perte. Comme, dans les grains de l’encens, il n’est pas facile d’extraire l’odeur, sans détruire la matière, (3, 330) tu arracheras difficilement aussi du corps entier l’essence de l’esprit et de l’âme, sans anéantir la masse : tant leurs principes, étroitement unis dès la naissance, leur ont fait une vie commune ! Isolés, réduits à leur propre force, les esprits et les corps sont évidemment incapables de sentir ; tandis que leur action réciproque, leur mouvement harmonieux, amassent et allument le feu de la vie dans les entrailles.

En outre, jamais nos corps ne sont engendrés ou ne croissent tout seuls ; et, leur âme morte, tu ne les vois pas survivre. (3, 340) Non, ils ne ressemblent point à ce fluide, à l’eau, qui rend la vapeur chaude que le feu lui donne, sans que ces pertes détachent ou altèrent sa propre substance ; non, je le répète, les membres que leur âme délaisse, ne peuvent endurer ce veuvage : ruinés eux-mêmes, ils dépérissent et se corrompent. La liaison des esprits et des corps naît avec les êtres : ils apprennent ensemble le mouvement vital ; inséparables jusque dans les entrailles maternelles, le divorce ne saurait être que leur fléau et leur ruine. Si donc leur existence tient aux mêmes causes, vois (3, 350) quel rapport enchaîne leur double nature.

Du reste, si on ne veut pas que les corps sentent, si on croit que les âmes, mêlées à toute leur substance, se chargent de produire ce tressaillement que nous appelons sensibilité, on attaque des choses éclatantes et réelles. Le corps sent-il, ou non ? Eh ! qui prouvera le fait, sinon le fait lui-même dont le témoignage nous éclaire ? Mais une fois leur âme congédiée, nos corps tout entiers demeurent insensibles ; sans doute : vivants, ils perdent mille choses qui ne sont point à eux seuls ; et ils en perdent encore, quand ils sont chassés de la vie.

(3, 360) Quant à soutenir que les yeux, incapables de voir [360], sont comme des portes ouvertes par où nos âmes regardent, cela est difficile, puisque ce sont eux, au contraire, dont la sensibilité pousse les âmes, et les attire, les entraîne vers les images qui la frappent. Souvent même tu ne peux fixer un corps éclatant, et sa lumière trouble la lumière de tes yeux : or, des portes se troublent-elles, et le mal entre-t-il dans nos fenêtres ouvertes ? En outre, si les yeux servent de portes, il faut que leur perte, débarrassant les âmes, augmente la vue ; car elle nous ôte des barrières.

(3, 371) Ne va pas non plus alléguer ici les saintes opinions du grand Démocrite, quand il affirme que les éléments des âmes et des corps, attachés un par un, sont entremêlés tour à tour, et enchaînent ainsi la masse. Car si le germe des esprits est plus fin que la substance des entrailles, du corps, il est moins abondant, il est pauvre, disséminé dans les organes ; et voici tout ce dont tu peux répondre : plus sont déliés les atomes qui se précipitent en nous, (3, 380) et dont le choc excite les tressaillements de la vie, plus les germes de nos âmes demeurent écartés. Sent-on le contact de la poussière sur les membres, ou cette farine qui assiège la peau et y est incrustée ? Sent-on la rosée des nuits, le fil si mince des araignées qui nous enlacent au passage, leur dépouille flétrie tombée sur nos têtes, la plume des oiseaux, et la fleur ailée du chardon, si légère que la chute devient un effort pour elle ? Sent-on glisser un insecte qui rampe ? (3, 390) Sent-on les faibles empreintes que laisse chaque pas du moucheron, ou de tout être semblable ? Presque jamais : tant il faut remuer de nos atomes avant que la sensibilité et le trouble ne se communiquent aux âmes qui sont éparses dans tous les organes du corps, et avant que leurs germes, dont les coups se perdent à de si larges intervalles, ne s’amassent, ne se choquent et ne rejaillissent ensemble.

Pour empêcher la vie de rompre ses barrières, les esprits ont plus de force que les âmes : ce sont les rois de la vie. Sans eux, sans les intelligences, le corps ne peut garder (3, 400) un seul instant un seul atome des âmes, leurs compagnes dociles, qui les suivent et retournent dans les airs, abandonnant les membres au froid de la mort. Il demeure, vivant, au contraire, tant que son intelligence, son esprit lui reste. Eût-on coupé, déchiré, mutilé tout ce qui les enveloppe : ce tronc humain eût-il perdu de son âme, fût-il dépouillé de ses membres, il vit, il respire le souffle vivifiant des cieux ; et, pourvu que son âme ne lui soit pas arrachée tout entière, la moindre parcelle retient et enchaîne la vie. De même, quand on ravage le tour des yeux sans attaquer la prunelle, (3, 410) la vue garde son activité, son énergie. Pourtant, si tu endommages tout le globe lumineux, si tu mets à nu et que tu isoles la prunelle même, leur perte n’en sera pas moins inévitable. Surtout que le fer ne ronge pas ce milieu de l’œil, qui est si peu de chose ; car la lumière disparaît tout à coup, et la nuit se lève, le reste des orbites fût-il éclatant et sain. Voilà quel accord unit sans cesse les esprits et les âmes.

Maintenant, afin de te convaincre que les esprits, que les âmes fragiles naissent et meurent avec les êtres [418], (3, 420) je prépare des vers, fruits de mes longues recherches, de mes douces fatigues, et dignes de ta belle vie. Pour toi, aie soin de comprendre leur double nature sous un même nom ; et si, pour épargner un mot, je ne nomme que les âmes, et que je te les montre périssables, applique tout aux esprits sur ce point où un même sort les enchaîne.

D’abord, je te le répète, les âmes sont un mince tissu de petits atomes, et se composent de matière beaucoup plus fine que la substance liquide des eaux, le brouillard ou la fumée. Car elles sont mille fois plus agiles, (3, 430) et un choc plus faible les meut plus vite ; les apparences mêmes de la fumée, du brouillard, y suffisent : ainsi, lorsque dans un rêve nous voyons se dresser un autel qui exhale la vapeur et que la fumée couronne, ce sont évidemment de simples images qui nous frappent. Or, une fois que les vases sont en pièces, le fluide sort en jaillissant, et va se perdre ; le brouillard et la fumée se dissipent dans les airs : crois donc que les âmes se répandent aussi, que leur essence meurt encore plus vite, (3, 440) que plus vite se rompt leur assemblage, quand elles fuient arrachées de nos membres. En effet, si le corps, pulvérisé sous un choc ou amaigri par le sang ôté des veines, ne peut contenir son âme, dont il est en quelque sorte le vase, comment espérer de la voir contenue par les airs ? Un corps plus maigre que le nôtre sera-t-il une barrière pour elle ?

De plus, elle naît avec le corps, et les sens attestent que tous deux croissent, que tous deux vieillissent ensemble. Vois les enfants : la délicatesse de leur corps tremblant et faible répond à leur intelligence chétive. (3, 450) Puis, quand ils acquièrent une maturité robuste, le jugement grandit avec leur âme, dont la vigueur augmente. Mais sitôt que le choc puissant des années brise le corps, émousse les forces, abat les membres, la raison chancelle, l’esprit et la langue s’embarrassent : tous les organes dépérissent et manquent à la fois. Il faut bien alors que tout ce qui est de la nature des âmes se dissipe, comme la fumée dans les hautes régions des airs ; elles que nous voyons partager la naissance, partager les accroissements du corps, et qui, je le répète, succombent du même coup à la fatigue des ans.

(3, 460) Ajoutons un autre fait sensible. De même que les maladies cruelles attaquent le corps et que la douleur le travaille, nos âmes sont dévorées par les inquiétudes, le chagrin ou la peur. Elles doivent donc avoir part à la mort.

Que dis-je ? Souvent une maladie du corps les met en déroute, les égare : le trouble des idées, la folie du langage le prouvent. Souvent une léthargie les accable, les jette dans un assoupissement profond et interminable ; les paupières tombent, le front chancelle. Là, elles ne peuvent entendre les cris ou reconnaître le visage de ceux qui les rappellent au jour, (3, 470) et les environnent, la joue baignée de larmes. Avoue-le donc, elles tombent en ruines, ces âmes que gagne la contagion du mal. Car la douleur et la maladie sont deux artisans de mort : que de victimes ont pu déjà nous en convaincre !

Enfin, quand les fumées actives du vin pénètrent un homme, que son feu se répand et circule dans les veines, il appesantit les membres, il embarrasse le pied chancelant et la langue paresseuse ; l’âme est noyée de vapeurs, les yeux flottent ; les cris, les sanglots, les querelles éclatent, (3, 480) et avec eux tous les autres effets de la débauche. Pourquoi ces troubles, à moins que les attaques violentes du poison ne bouleversent habituellement nos âmes au fond des membres ? Or, tout désordre, tout embarras jeté dans un être, annonce qu’il ne faut que les atteintes d’un ennemi plus rude pour achever sa perte, et ravir son immortalité.

Souvent même, devant nos yeux, un homme dompté par la force du mal, et comme frappé de la foudre, tombe : il écume, gémit et tressaille des membres ; il extravague ; ses nerfs se raidissent, il se tord avec un souffle tourmenté, (3, 490) inégal, et fatigue son corps à le retourner sans cesse. C’est que la fougue du mal, répandue dans les organes, soulève les tempêtes de son âme, comme sur une mer écumante les ondes bouillonnent au choc impétueux des vents. Ces plaintes, la douleur les arrache, quand elle blesse les membres, quand elle chasse tous les éléments du son, qui se précipitent en foule par les voies accoutumées et les remparts de la bouche. Le délire vient de ce que l’esprit et l’âme sont bouleversés par ce fléau, dont le venin isole, partage, disperse leur action, comme tu le sais déjà. (3, 501) Puis, sitôt que le mal remonte vers sa source, que le flot rongeur des matières empoisonnées rentre dans le lit qui le cache, le malade, chancelant encore, se soulève : peu à peu il recouvre les sens et reprend possession de son âme.

Cet organe que des maux si terribles agitent au fond du corps, et qui souffre là de si cruels déchirements, espères-tu que, dépouillé du corps, il puisse subsister au grand air et parmi les orages ?

Et puis, nous voyons les âmes guérir comme les corps malades ; (3, 510) nous voyons que les remèdes peuvent en venir à bout : ce qui est un nouvel indice de leur existence périssable. Car il faut accroître, déplacer, ou appauvrir tant soit peu la masse des atomes, si tu entreprends, si tu essayes de modifier un esprit, ou que tu cherches à dompter une substance quelconque. Mais ce qui est immortel ne souffre ni transposition, ni accroissement, ni perte, puisque tout être qui sort de ses limites, et dépouille sa nature première, la frappe de mort.

(3, 520) Ainsi ton âme, je le répète, donne des signes de mortalité, soit que des maux la troublent ou que des remèdes la calment : tant la raison et la vérité heurtent un faux système, lui coupent toutes les issues, et le repoussent avec un dilemme qui confond le mensonge.

Souvent, enfin, nous voyons un homme s’en aller peu à peu. Il perd membre par membre le sentiment et la vie. Le pied commence : ses doigts, ses ongles deviennent livides. Puis, il meurt avec la jambe. Puis, les froides empreintes de la mort gagnent successivement le reste. (3, 530) Or, comme les âmes sont aussi morcelées, et que leur existence ne demeure pas tout entière, tu dois les croire périssables. Diras-tu : Elles peuvent se replier au sein des membres, et concentrer leurs atomes sur un même point, qui absorbe tout le sentiment du corps ? Mais un lieu qui contient un amas si riche de matière vivante déploie nécessairement une sensibilité plus exquise. Ce lieu, où est-il ? Nulle part : il faut donc, comme nous le disions, que nos âmes en lambeaux se dispersent hors de nous ; et, par conséquent, elles meurent.

Bien plus, si je veux admettre ton idée fausse, (3, 540) si je leur accorde le pouvoir de se ramasser dans le corps des hommes qui abandonnent le jour, et qui expirent en détail, tu seras pourtant obligé de convenir que les âmes sont mortelles. Peu importe comment elles meurent, et si elles sont éparpillées au vent ou étouffées en masse, puisque chez un homme le sentiment expire peu à peu dans tous les organes, et que dans tous la vie diminue, diminue sans cesse.

D’ailleurs, elles font partie du corps humain, elles ont leur poste fixe, leur asile déterminé, comme les oreilles, les yeux, et les autres sens qui gouvernent la vie. (3, 550) Mais les yeux, la main ou les narines, isolés du reste, sont incapables de sentir et de vivre ; la corruption gagne bientôt ces matières abandonnées : de même les esprits ne peuvent exister à part et sans les hommes, sans le corps, qui en est au moins le vase, si on ne trouve pas de rapports plus intimes entre deux substances qui se tiennent enchaînées.

À cette liaison elles doivent leur force, leur activité, et la jouissance de la vie. (3, 559) Un esprit sans corps, un esprit abandonné à sa nature, peut-il engendrer le mouvement vital ? Un corps sans âme peut-il avoir quelque durée, ou faire usage de sens ? Non : comme les yeux que tu déracines et que tu isoles du corps entier, perdent la vue ; de même les âmes, réduites à elles-mêmes, se montrent impuissantes. Car tant que leurs atomes, mêlés à la substance des veines, des entrailles, des os, des nerfs, et emprisonnés par la masse, ne sont pas libres de rejaillir à de vastes intervalles, elles se contiennent et se plient (3, 569) au mouvement vital : mouvement qui leur est impossible dans le vide des airs, où la mort les rejette, parce que les obstacles tombent devant elles. Autant dire que l’air seul enfante les corps animés, si les âmes y maintiennent leur assemblage, si elles y bornent leur essor au mouvement accompli jusque-là dans les nerfs et dans le corps lui-même. Je le répète donc, après la ruine de leur enveloppe, du corps, et la perte du souffle vital, il faut avouer que le sentiment se dissipe chez les esprits comme chez les âmes, puisque leur existence tient aux mêmes causes.

Enfin, si nos corps, incapables de supporter leur (3, 580) fuite, tombent en lambeaux fétides, comment douter que ces essences vives, chassées du fond de leur asile, ne jaillissent éparses, comme la fumée ? Ce bouleversement des êtres qui croulent, et ne sont plus que ruine, que poussière, ne vient-il pas de ce que leurs fondements se dérobent avec les âmes écoulées par les membres, et les issues tortueuses, et les pores qui sillonnent la chair ? Ainsi tout indique que ces matières sont en pièces quand elles sortent du corps, et que mille déchirements intérieurs précèdent le jour (3, 590) où elles se répandent et nagent sur la vague des airs.

Bien plus, elles habitent encore le sanctuaire de la vie, que déjà mille secousses ont paru les abattre, les rompre dans tous nos organes : elles donnent au visage cette langueur du moment suprême, et les membres flottent, prêts à tomber du corps que le sang abandonne. Voilà, par exemple, ce que nous appelons se trouver mal, ou perdre ses esprits, alors que tous sont en émoi, et cherchent à ressaisir le dernier fil de l’existence. Car il y a un ébranlement qui énerve nos esprits, nos âmes, (3, 600) et ils partagent la défaillance du corps : ils succomberaient donc à des attaques un peu plus vives.

Eh bien ! crois-tu que rejetés du corps, et sans force quand ils volent sans obstacle ni rempart, ils puissent avoir, non plus toute la durée des âges, mais un instant, un seul instant de vie ?

Jamais on ne voit de mourants qui sentent leur âme fuir tout entière de toutes parts, ou remonter d’abord vers les embouchures de la gorge. Non, ils savent que la défaillance lui vient aux endroits marqués pour la demeure, (3, 610) comme les autres organes sont anéantis dans leur siège. Si la mort épargnait nos intelligences, gémiraient-elles, à son approche, de tomber en ruines ? Elles aimeraient plutôt à sortir, à quitter leur enveloppe, comme le serpent, ou le cerf que les ans déchargent de son bois immense.

Enfin la pensée, le jugement, essence des âmes, ne viennent jamais à la tête, ni dans le pied ou la main. Ils occupent chez tous un même point, ils sont à demeure fixe. Pourquoi, sinon parce que tous les organes ont un lieu affecté à leur naissance ? Là, ils sont capables de quelque durée ; (3, 620) là, ces mille puissances dominent, absorbent les membres, et empêchent que leur ordre soit jamais interverti : tant la succession des êtres est invariable ! La flamme peut-elle jaillir des ondes, ou la glace naître du feu ?

En outre, si les âmes sont des natures impérissables, si elles ont la force de sentir, isolées du corps, il faut, je pense, les enrichir de cinq organes. Autrement, on ne peut se figurer les âmes du Tartare qui errent au bord de l’Achéron. Aussi les peintres et les écrivains de la vieille race (3, 630) nous les représentent-ils armées de sens. Mais il est impossible que les yeux, les narines, la main ou la langue subsistent à part, même dans un esprit ; et les oreilles ne peuvent, à elles seules, ni percevoir le son, ni vivre.

Puis, comme tout notre corps éprouve les tressaillements de la vie, comme nous voyons que tout y a part aux âmes ; si une force quelconque donne rapidement au milieu et le tranche, le sépare tout à coup, il faudra que nos âmes, rejaillissant au loin, se déchirent avec le tronc en deux moitiés éparses. (3, 640) Or, tout être qui se rompt et se disperse proteste lui-même contre son immortalité.

Souvent, dit-on, un char hérissé de faux et brûlant de carnage, dans la mêlée, coupe si précipitament les membres, que tu vois palpiter à terre les débris des hommes, alors que leur pensée, leur essence vive demeure insensible au mal, tant le mal est rapide ! Le feu du combat absorbe les intelligences. Tout ce qui reste du corps, elles le précipitent dans la bataille meurtrière. (3, 649) Les uns ignorent la perte de leur main gauche que les chevaux emportent avec le bouclier, au tranchant des roues et des faux dévorantes ; un autre, dans la fougue des escalades, ne sent pas que sa droite lui tombe. Tel essaye de soulever une jambe qui manque, sans voir le pied mourant qui remue les doigts à quelques pas sur la terre. Là, une tête, séparée du tronc encore vivant et chaud, a dans la poussière même le front animé, les yeux ouverts, et n’exhale la vie qu’avec les restes de son âme.

Bien plus : un serpent qui darde la langue te menace de sa queue, de son corps aux longs replis. Veux-tu que le fer partage chaque bout en mille tranches ? (3, 660) On voit aussitôt ces débris épars, saignant encore du coup qui les mutile, se tordre, baigner la terre de leur venin ; et la tête se retourne pour attaquer et mordre son propre lambeau, avec un transport de rage que ses blessures allument.

Dira-t-on que chaque fragment a son âme, son âme tout entière ? Mais alors un seul être contenait plusieurs âmes. Donc, tu as rompu la seule qui habitât un corps unique ; donc, il faut croire que tous deux meurent, puisque mille déchirements les épuisent tous deux.

(3, 670) En outre, si l’âme est une essence qui demeure immortelle [670], si elle se glisse au fond du corps naissant, pourquoi ne gardes-tu aucun souvenir de ta vie passée, des choses que tu as faites, et ne peux-tu en fixer la trace ? Car si les puissances de ton âme sont altérées au point que la mémoire de ses propres actes lui échappe tout entière, ce bouleversement ne me semble pas déjà fort éloigné de la mort. Ainsi, tu dois le reconnaître, celle qui était jadis a péri, et celle de maintenant fut maintenant créée.

(3, 679) Quoi ! le corps est déjà formé lorsque cet agent si vif y pénètre, et nous sommes en train de naître, nous avons le pied sur le seuil de la vie ! Mais alors convient-il que tu le voies grandir, au milieu du sang, avec le tronc et les membres ? Non ; il est dans une cage : il doit y vivre seul, et de son propre fond, et pour lui-même, quoique le sentiment inonde tout le corps. Aussi, je te le répète, ne crois pas que les âmes soient exemptes de naître, que la mort les affranchisse de ses lois ; ou bien, il est invraisemblable que ces étrangères, insinuées dans nos membres, y forment une liaison si étroite, si complète, si évidente. (3, 691) Car elles se lient tellement avec les entrailles, les veines, les nerfs, les os, que les dents elles-mêmes participent à la sensibilité : tu le vois dans leurs maladies, et quand elles tressaillent agacées par des eaux froides, ou quand elles broient avec le pain un caillou qui les blesse. Mêlées au tissu du corps, les âmes ne peuvent évidemment fuir tout entières, et se détacher sans blessures des os, des nerfs, des articulations.

Les crois-tu, par hasard, un fluide que nous versent les airs, et qui pénètre, qui inonde le corps ? (3, 700) Raison de plus pour que toutes se répandent avec lui et succombent. Tout fluide se dissout, et par conséquent il meurt. Les voilà donc disséminées par tous les pores ; et comme la nourriture s’épuise dans les articulations et les membres où elle circule, comme son essence fournit une matière nouvelle, de même les âmes, quoique tout entières quand elles envahissent le corps naissant, se brisent aussi quand elles coulent, quand mille canaux distribuent à la masse leurs particules, dont se forment ces âmes de seconde nature, nouvelles reines du corps, et filles (3, 710) des autres qui meurent éparpillées dans nos membres.

Ainsi, tu le vois, leur nature ne les dérobe ni au jour de la naissance, ni au jour de la mort.

En outre, laissent-elles, ou non, quelques germes dans le corps inanimé ? Si des restes y demeurent, elles ne peuvent se donner pour immortelles, quand elles sont appauvries et entamées dans leur fuite. Mais si elles emportent tout, échappées sans blessures, si un cadavre ne garde pas la moindre partie de leur être, pourquoi les entrailles qui se gâtent exhalent-elles des vers ? (3, 720) Pourquoi un essaim immense d’insectes, privés de sang et d’os, bouillonne-t-il dans les chairs gonflées [720] ?

Si tu admets que des âmes extérieures se glissent au sein de chaque vermisseau, et occupent chaque corps, sans réfléchir par quel hasard des milliers se rassemblent au lieu qui en a rejeté une seule, encore faut-il apparemment que tu examines, que tu débattes ce point : Les âmes vont-elles à la chasse des éléments du ver, pour se bâtir une demeure ; ou se logent-elles dans un corps tout fait ? (3, 730) Or, pourquoi ce travail, cette peine ? Leur motif ne me frappe pas : elles qui, voltigeant loin du corps, échappent aux angoisses du mal, du froid et de la faim ; car ces fléaux, ainsi que la mort, attaquent surtout la chair, et un esprit ne les endure tous que par son contact avec elle. Pourtant, je le veux bien, il leur est avantageux de construire leur asile ; mais le peuvent-elles ? Je ne vois pas comment. Ainsi donc elles ne fabriquent point un corps et des membres. Ont-elles, au moins, la ressource de pénétrer dans un corps tout fait ? Non ; car elles ne peuvent y adhérer par une chaîne si fine que les impressions se partagent et se gagnent.

(3, 741) Enfin, pourquoi les emportements fougueux sont-ils perpétués avec la race cruelle du lion, et avec le renard la ruse ? Pourquoi la fuite, la peur et le tressaillement sont-ils le patrimoine du cerf ? Pourquoi toutes les espèces de ce genre se dessinent-elles, sitôt que la vie commence, par la forme comme par les habitudes, sinon parce que les âmes ont aussi leur germe, leur race, leur essence déterminée qui partage les accroissements de la chair ? Si elles étaient impérissables, si elles changeaient de corps, quel désordre dans les mœurs des êtres ! (3, 750) Souvent un chien d’Hyrcanie fuirait la rencontre du cerf au bois terrible ; le vautour fendrait les airs d’une aile tremblante, à l’arrivée de la colombe ; et la raison, quittant les hommes, passerait aux espèces sauvages, aux bêtes.

Car un faux raisonnement abuse ceux qui veulent que les âmes, immortelles quoique changeantes, se plient à la nature des corps. Tout changement amène la dissolution, et par suite la mort qui accompagne le bouleversement, désordre des parties. Les âmes seront donc exposées à se rompre dans les membres, et le corps les enveloppera tout entières dans sa ruine.

(3, 760) Si on prétend que celles des hommes se fixent toujours dans le corps humain, encore faut-il me dire pourquoi de sages elles deviennent folles, pourquoi l’enfant est sans prudence, et le poulain d’une cavale inhabile aux généreux efforts du coursier robuste : sinon, parce que les âmes ont leur germe, leur race, leur essence déterminée, qui partage les accroissements du corps. Ou bien, dans un jeune corps, se font elles jeunes et tendres ? Voilà ton seul refuge ; mais alors il faut reconnaître la mortalité des âmes : car, pour essuyer une telle révolution dans les membres, elles dépouillent leur existence, leur sensibilité première.

(3, 770) Comment leur essence pourra-t-elle, se fortifiant avec le corps, avec lui atteindre la douce fleur de l’âge, si elles ne sont pas ses compagnes de naissance ? Pourquoi aussi aspirent-elles à quitter nos membres vieillis ? Ont-elles peur de se voir emprisonnées dans une chair corrompue, ou que leur demeure, fatiguée par les ans, ne les écrase dans sa chute ? Mais un immortel ne court aucun danger.

Ainsi, dès que Vénus joint les bêtes, et que les bêtes enfantent, les âmes sont à leur poste. O le plaisant spectacle ! Ces immortelles briguent un corps qui meurt, (3, 780) et un innombrable nombre se hâtent, se disputent à qui aura le pas sur les autres ; à moins que, par une sage convention, la première qui accourt au vol ne se glisse la première ; ce qui empêche toute bataille.

Enfin, il ne peut y avoir un arbre, dans le ciel, un nuage dans les abîmes de la mer, un poisson vivant au milieu des campagnes, du sang dans les veines du bois, ou des sucs dans la pierre ; tout a un lieu distinct et fixe pour séjourner et croître. De même la nature ne peut enfanter un esprit sans corps, un esprit pur, (3, 790) qui existe loin du sang et des veines. Car, autrement, ces essences libres habiteraient indistinctement la tête, les épaules, le talon, et auraient coutume de naître dans un endroit quelconque, plutôt que de rester au fond du même corps, du même vase. Mais si, dans ton propre corps, il est évident et sûr que des lois invariables fixent un lieu où existent et croissent séparément ton esprit et ton âme, à plus forte raison nieras-tu que leur assemblage puisse subsister ou naître loin du corps. Avoue donc que la ruine du corps entraîne la perte des âmes, qui se déchirent avec la masse.

(3, 801) Joindre ce qui meurt à ce qui est immortel, leur imputer un accord et des impressions communes, est une folie. Car est-il opposition plus vive, plus tranchée, plus inconciliable, que de voir un esclave de la mort et un immortel, un être sans fin, essuyer de concert les rudes tempêtes de la vie ?

D’ailleurs, pour que les êtres soient éternellement durables, il leur faut une matière solide, qui brave les coups, (3, 809) et ne laisse pénétrer aucun germe de dissolution entre le tissu étroit des parties, comme les atomes dont nous avons indiqué plus haut la nature. Ils peuvent avoir aussi la même durée que les âges, quand ils échappent aux atteintes, comme le vide qui demeure toujours impalpable, qui ne reçoit pas la moindre blessure du choc ; ou quand ils ne sont environnés par aucun espace libre, dans lequel un corps puisse se dilater et se répandre, comme le tout universel, le tout impérissable, qui hors de soi ne trouve ni étendue pour la fuite, ni atomes dont la rencontre, dont les assauts terribles viennent le pulvériser. (3, 820) Or, nous avons vu que les intelligences ne sont pas un corps de nature solide, puisque le vide se mêle à tout assemblage. Elles sont encore moins un vide pur. Elles ne manquent pas de corps ennemis : du tout immense jaillissent mille tourbillons orageux qui peuvent abattre le monde des âmes, ou les exposer à mille désastres. Enfin, elles ont toujours des espaces, des gouffres inépuisables pour y dissiper leur essence, pour y essuyer des attaques mortelles. Donc, les portes de la mort ne leur sont pas fermées.

(3, 830) Dira-t-on, comme preuve nouvelle de leur immortalité, que les enceintes les plus reculées de la vie sont leur asile, leur rempart, et que jamais ennemi de leur salut ne pénètre jusqu’à elles, ou que du moins ses atteintes fugitives sont repoussées avant que le ravage ne se fasse sentir ? Ce raisonnement est loin de la vérité : car, outre les maux du corps dont elles souffrent aussi, l’avenir y jette ses angoisses desséchantes, les tourments de la peur, la fatigue des inquiétudes ; et une faute passée les ronge. (3, 840) Ajoute ce délire qui est propre aux âmes, et leur oubli des choses. Ajoute ces léthargies, dont les sombres vagues nous engloutissent.

Qu’est-ce donc que la mort ? a-t-elle rien qui touche les hommes, quand ils savent leur âme de nature périssable ? Jadis, avant de naître, nous ne sentions aucune blessure de voir les Carthaginois inonder et battre nos murailles, alors que tous les êtres, au retentissement des armes qui bouleversaient le monde, frissonnèrent épouvantés sous la haute voûte des cieux, et furent incertains du peuple chez qui allait tomber le souverain empire des hommes sur la terre et sur l’onde ! (3, 850) La même paix accompagne le néant, après le divorce du corps et de l’âme, qui forment le tout harmonieux de la vie. Non, il ne saurait y avoir pour nous, qui aurons cessé d’être, ni événement, ni impression sensible : non, la terre dût-elle se mêler à la mer, et la mer au ciel !

Admettons que les esprits, les âmes demeurent sensibles, bien que leur essence vive soit arrachée du corps : que nous en revient-il, à nous qui ne faisons une masse vivante que par l’ajustement et l’alliance du corps et de l’âme ? (3, 859) Le temps peut ramasser nos atomes que la mort éparpille, rétablir leur assemblage, leur ordre primitif, et nous rendre la douce lumière de la vie, sans que ce bienfait nous atteigne : la chaîne de nos souvenirs une fois rompue, nous ne ressentons ni intérêt pour notre vieil être, ni inquiétude pour ceux que les âges tireront encore de nos ruines. Car lorsque tu envisages le temps immense qui comble les abîmes du passé, et ensuite les agitations si variées de la matière, tu dois te figurer sans peine (3, 870) que les germes ont eu mille fois les mêmes arrangements que de nos jours : et pourtant la mémoire ne peut rattacher le fil de ces existences, qui sont entrecoupées de mille courses aventureuses et étrangères au mouvement vital.

Un homme réservé à un sort amer et misérable doit conserver la vie, pour que le malheur ait prise sur elle. Si donc il y échappe par la mort, et si cet homme, sujet aux infortunes, ne peut redevenir un assemblage tel que nous le sommes, à cause de son existence passée, tu vois que la mort nous affranchit de toute crainte. (3, 880) Le mal atteint-il ceux qui ne sont pas ? Est-on autrement que si on ne fût jamais né, quand on échange sa vie mourante pour une mort immortelle ?

Aussi, lorsque tu entends un homme se plaindre de ce que son propre corps, une fois éteint, soit abandonné aux vers, englouti par la flamme, dévoré par les bêtes, sache-le bien, ces plaintes sont un faux écho de son âme, que des inquiétudes secrètes aiguillonnent. Il a beau se défendre de croire que la mort épargne les sens. Oui, je doute que son cœur tienne la promesse de ses lèvres, (3, 890) et se retranche, se déracine tout entier de la vie, sans y oublier encore quelques restes de lui-même. Car quiconque se représente le jour où les oiseaux et les bêtes le déchireront, au sein de la mort, a pitié de soi : incapable de partager son être, et d’abandonner sa triste dépouille, il s’imagine que c’est lui ; il s’y attache, et l’empoisonne d’une sensibilité pénible. De là son indignation à l’idée qu’il est une créature mortelle ; il ne voit pas que, dans sa vraie mort, il ne peut y avoir un autre lui-même qui assiste vivant à sa perte, (3, 900) debout à sa chute, pleurant son corps que la dent ou le feu ravage. Car si, une fois mort, il souffre dans la gueule des bêtes qui mordent et arrachent sa chair, je ne trouve pas qu’il y ait une souffrance moins aiguë à brûler sur un lit ardent de flammes, à étouffer enseveli dans le miel [904], à roidir glacé par la froide surface de sa couche de marbre, ou à être broyé sous nos pas, qui foulent et appesantissent la terre.

« Pour lui, désormais, ni joyeux accueil dans sa famille, ni épouse si bonne, ni enfants si doux qui accourent à ses baisers, se les ravissent, et pénètrent son âme d’une volupté muette ; (3, 910) il ne soutiendra plus, ni sa gloire déjà florissante, ni ses proches : triste victime d’un triste sort, un seul jour, un jour odieux lui enlève toutes ces récompenses de la vie ! » Voila ce que disent les hommes. Ils n’ajoutent pas : « Ces biens ne laissent aucun regret qui assiège sa tombe. » Si cette vérité entre dans nos intelligences, éclate dans nos paroles, elle dissipera de vives angoisses et mille terreurs des âmes. Mais non : tu vas dormir pendant le reste des âges, comme tu dors sur un lit, exempt de toutes les agitations maladives ; et nous, devant cet horrible bûcher qui a fait de toi un peu de cendre, (3, 920) nous sommes insatiables de lamentations, et aucun jour ne vient arracher de nos poitrines ce deuil éternel ! Or, je le demande, si tout se réduit à un assoupissement, à un simple repos, est-ce donc une perte si amère qu’il faille éternellement sécher dans les larmes ?

Voilà ce que font les hommes jusque sur la couche du festin ; tenant des coupes, et le front ombragé par une couronne de fleurs, ils s’écrient du fond de l’âme : « Quelles courtes jouissances pour les chétifs humains ! Elles fuient déjà, et on ne peut les rappeler ensuite. » — Comme si, à leurs yeux, le premier fléau de la mort (3, 930) était une soif aride qui brûle, qui dévore leurs misérables restes, ou que tout autre besoin y survécût. Non, ils ne cherchent point à recouvrer leur vie, leur être, quand les esprits et les corps dorment du même sommeil. Peu leur importe que ce soit un éternel assoupissement : ils ne sont jamais atteints de regrets pour eux-mêmes. Encore nos membres reposent-ils sans que les atomes soient égarés bien loin du mouvement vital ; car, à peine tiré du sommeil, un homme reprend possession de soi. Il faut en conclure que la mort est moins encore pour nous, (3, 940) si elle peut être moins que rien. En effet, les désordres de la matière qui accompagnent notre fin sont plus graves ; et aucun ne se réveille, ne se lève, dans ces froides interruptions de la vie.

Enfin, suppose que la Nature tout à coup parle, et gourmande ainsi un des nôtres : « Mortel, qu’as-tu donc de si triste pour t’abandonner à une douleur si amère ? pourquoi accueilles-tu la mort avec des gémissements et des larmes ? Si tu as passé jusque-là une douce existence, si tous les avantages ne furent point accumulés dans un vase sans fond, (3, 950) qui les a répandus et dissipés sans charme, que tardes-tu ? Convive rassasié de la vie, va-t’en [951], et résigne-toi, pauvre fou, à dormir en paix. Si, au contraire, toutes les jouissances se perdent écoulées de ton âme, si l’existence ne t’offre qu’aspérités, pourquoi veux-tu entasser encore de misérables jours, encore sans fruit, et que tu consumeras sans joie ? Ne vaut-il pas mieux achever ta vie, pour achever tes peines ? Car enfin, je suis au bout de mes œuvres, et ne puis rien inventer qui te plaise : tout demeure toujours le même. La vieillesse ne flétrit pas ton corps, tes membres (3, 960) ne succombent point à la fatigue des ans : Eh bien ! tu ne verras jamais que les mêmes choses, ton existence dût-elle triompher de mille siècles, ou plutôt échapper à la mort. » Que répondre, sinon que la nature nous fait une juste querelle, et plaide la cause de la vérité ?

Et si le trépas arrache des lamentations trop vives à un être misérable, n’est-il pas encore plus juste qu’elle l’attaque, et lui crie d’une voix irritée : « Insatiable gouffre, débarrasse-nous de tes larmes, étouffe tes plaintes ! » — Et à cet homme si âgé, à ce vieillard qui ose se plaindre : « Tu as épuisé toutes les joies, et tu sèches de désirs ! (3, 970) à qui la faute ? sans cesse tu aspires à ce qui te manque, tu dédaignes ce que tu as : ton existence coule donc sans être ni complète ni douce, et la mort imprévue se dresse à ton chevet, avant que tu ne sois prêt à partir, assouvi et plein de toutes choses. Lâche pourtant ces biens, qui ne sont plus de ton âge ; cède-les à ceux qui ont grandi : allons, fais de bonne grâce ce qui est nécessaire. » — Oui, elle dit vrai : ses reproches, ses attaques sont justes. Oui, la vieillesse recule toujours, chassée par la fleur renaissante des êtres ; et il faut que tous se renouvellent les uns des autres. Aucun ne tombe dans l’abîme, dans le sombre Tartare. (3, 980) Ces matières sont indispensables à la croissance des races futures, qui elles-mêmes ne feront que traverser la vie pour te suivre. Ce qui fut avant toi a donc succombé, ou succombera de même. La chaîne des existences se prolonge sans interruption : nul ne devient possesseur de la vie, tous en font usage.

Regarde même le passé. A-t-il rien qui nous intéresse, ce temps infini, antérieur à notre naissance ? La nature nous le présente comme le miroir des âges, qui viendront après notre mort. De terribles images nous apparaissent-elles ? Y voit-on quelque chose de triste ? (3, 990) Le plus doux sommeil est-il aussi calme ?

Bien plus, ces tourments que les âmes, dit-on, essuient au fond des enfers, ce sont tous les fléaux de notre vie. Crois-tu à la fable de ce vaste rocher dont la menace épouvante, au milieu des airs, le malheureux Tantale, glacé par de fausses alarmes ? Dis plutôt que la vaine crainte des dieux assiège les vivants, et que les mortels redoutent ce que le hasard peut faire tomber sur eux.

Crois-tu que les oiseaux pénètrent dans Titye, étendu au bord de l’Achéron ? Non, certes ; il est impossible que, durant tous les âges, ils trouvent à fouiller sous sa vaste poitrine, (3, 1000) quel que soit le prolongement de ce corps immense. Dût-il, en y jetant ses membres, occuper non-seulement neuf arpents, mais encore toute la surface du globe, il ne suffira point à essuyer une douleur éternelle, et à fournir de sa propre chair une éternelle pâture. Non, le vrai Titye, pour nous, est un homme tombé dans l’amour, et que ses mille vautours déchirent, que rongent les inquiétudes, les angoisses, ou que tout autre souci honteux met en pièces.

Nos yeux rencontrent encore Sisyphe dans la vie. Le voilà qui s’obstine à demander au peuple les faisceaux, les haches cruelles, (3, 1010) et qui revient toujours vaincu et triste. Briguer le pouvoir, qui est une chose vaine, sans jamais l’atteindre ; endurer pour lui mille peines si rudes, n’est-ce pas rouler sur une montagne, avec effort et contre sa pente, un rocher qui, déjà au faîte, retombe précipitamment, et gagne la rase campagne ?

Ensuite repaître continuellement la faim des âmes, et ne jamais emplir ou rassasier leur ingrate nature ; comme les saisons qui, ramenées par le cercle des ans, nous apportent mille productions, mille charmes, (3, 1020) sans nous assouvir avec toutes ces moissons de la vie : voilà, je pense, ce que les hommes racontent de ces vierges, à la fleur de l’âge, qui entassent une eau fugitive dans un vase percé, incapable de se remplir. Quant à Cerbère, et aux Furies, et à la nuit éternelle, et au Tartare, dont les gorges vomissent un horrible bouillonnement de flammes, ils n’existent nulle part, ils ne peuvent exister : mais il y a, dans cette vie, de grands supplices qui épouvantent les grands crimes, ou les expient du moins, comme la prison, le terrible saut du rocher, (3, 1030) les verges, les bourreaux, le chevalet, la poix, les lames, les torches. Et, à défaut de ces peines, les terreurs anticipées de la conscience nous aiguillonnent, nous dévorent sous des lanières brûlantes ; et comme les âmes ne voient pas quel doit être le terme des misères, la fin des châtiments, elles tremblent encore plus que la mort ne les aggrave. Voilà comment les insensés se font un enfer de la vie.

Tu peux aussi te répéter souvent : « Ancus lui-même, le bon Ancus, a fermé les yeux à la lumière [1038]. » Et pourtant il valait bien mieux que toi, misérable ! (3, 1040) Comme lui, tous les rois et les puissants du monde ont succombé, eux qui avaient de grandes nations sous leur commandement.

Celui-là même qui se fraya autrefois une route dans la mer immense [1042], qui fit marcher ses légions sur un abîme, qui leur apprit à franchir à pied les gouffres amers, et qui brava sous les bonds insultants de ses chevaux le vain murmure des ondes, a perdu le jour, et son corps expirant a répandu son âme.

Scipion, ce foudre de guerre, la terreur de Carthage, a rendu ses ossements à la terre, comme le dernier des esclaves.

Ajoute ceux qui inventèrent les sciences et tous les charmes de la vie ; (3, 1050) ajoute les compagnons des Muses : Homère, qui règne sur eux sans partage, ne dort-il pas du même sommeil que les autres ?

Enfin Démocrite, quand sa vieillesse, déjà mûre pour la tombe, l’avertit des langueurs de son âme qui s’oubliait elle-même, alla au-devant de la mort, et lui offrit volontairement sa tête.

Épicure lui-même s’éteint, au couchant de la vie : Épicure, dont le génie plana au-dessus des hommes, et éclipsa tous les astres, comme le soleil levant, ce roi des airs !

Et tu hésites, et tu meurs avec indignation, toi qui as déjà une vie morte, ne vivant que pour te voir mourir, (3, 1060) toi qui uses dans le sommeil la plupart de tes heures ; qui dors éveillé, la vue toujours pleine de songes ; qui portes au fond du cœur le trouble des vaines alarmes, et qui souvent ne peux démêler ton propre mal, quoique tourmenté par un affreux vertige de soucis, et de flottantes irrésolutions qui étourdissent, qui égarent ton âme !

Si les hommes, quand ils se montrent sensibles au poids qui charge leur esprit et le fatigue, savaient aussi pénétrer la cause de cet accablement, et pourquoi un tel amas de misères écrase leurs poitrines, (3, 1070) ils ne vivraient pas comme font la plupart sous nos yeux ! Que veulent-ils ? Aucun ne le sait, ils le cherchent toujours ; ils se remuent : espèrent-ils donc secouer ce fardeau ?

Souvent un homme, fatigué du logis, abandonne sa vaste demeure pour y rentrer aussitôt ; car il ne trouve rien de mieux au dehors. Puis il lance ses chevaux et court précipitamment à sa terre, comme pour voler au secours de son toit qui brûle. Mais à peine touche-t-il le seuil, que déjà il bâille ; ou bien il tombe dans le sommeil, sous le poids des ennuis, et cherchant à oublier ; (3, 1080) ou même il reprend sa course, et va revoir la ville [1080].

Tous se fuient de la sorte. Leur arrive-t-il de ne pouvoir échapper ? captifs malgré eux, ils se détestent, parce que ce sont des malades qui ne saisissent pas la cause de leur mal. Si on y voyait clair, on quitterait toutes choses pour s’appliquer d’abord à connaître la nature ; car c’est une éternité, et non pas une heure, qui nous embarrasse : c’est l’état où demeureront les hommes pendant le reste des âges qui suivent la mort.

Enfin pourquoi, dans les incertitudes du péril, (3, 1090) un ardent et fol amour de la vie nous cause-t-il tant d’alarmes ? Il faut, mortel, il faut que ton existence finisse : tu ne peux éviter le seuil de la mort.

Au reste, comme nous séjournons éternellement parmi les mêmes choses, tu as beau vivre, tu ne te forges pas de nouveaux plaisirs. Non ; mais tant que les objets de nos désirs sont encore loin de nous, ils nous semblent bien au-dessus du reste : puis, nous les tenons à peine que nous aspirons à un autre bien ; et nous sommes toujours haletants de la soif de vivre, quoique toujours incertains du sort que nous amènent les jours à venir, et des hasards qui accourent avec eux, et de la fin qui nous menace.

(3, 1100) D’ailleurs, en prolongeant ta vie, tu n’ôtes rien à la durée de ta mort, et tu ne peux entamer ce néant, ou parvenir à être moins longtemps sa proie. Vis donc, et que devant toi mille siècles se couchent : cette mort n’en demeurera pas moins éternelle ; et il y aura un aussi long assoupissement pour l’homme qui a éteint sa vie avec le soleil d’hier, que pour cet autre qui a disparu il y a des mois, il y a des années.