De la nature/Notes du livre III

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 147-149).


LIVRE III.


v. 18. Apparet Divom numen, sedesque quietæ. Cette peinture du séjour des dieux rappelle un morceau de l’Odyssée, ch. VI : « Lorsque Minerve, dit Homère, eut cessé de parler à la jeune Nausicaa, elle disparut et remonta au séjour immuable des dieux, où règnent la paix et la sécurité, que ne troublent jamais les vents, que jamais n’altère la pluie, que jamais n’attristent la neige et les frimas. »

v. 43. Et se scire animæ naturam, sanguinis esse. Lucrèce fait allusion au système d’Empédocle, qui regardait nos âmes comme le plus pur de notre sang. Empedocles autem censet animum esse cordi suffusum sanguinem. Cic, Tuscul., quæst. i. C’est peut-être dans le même sens que Virgile dit, Én. liv. IX : Purpuream vomit ille animam. C’était encore l’opinion de Critias, au rapport d’Aristote ; et cette opinion se retrouve jusque dans la Bible. — « Gardez-vous, dit Moïse aux Juifs, de manger du sang, car le sang des bêtes leur tient lieu d’âme. C’est pourquoi vous ne mangerez pas leur âme avec leur chair. » Hoc solum cave, ne sanguinem comedas : sanguis enim eorum pro anima est : et idcirco non debes animam comedere cum carnibus. Deut., cap. xii, v. 23.

v. 59. Denique avarities et honorum cæca cupido. Ce morceau de morale est magnifique ; mais on l’a souvent admiré sans l’entendre ; et l’application, il est vrai, en est difficile à saisir. On a peine à concevoir comment la crainte de la mort fait naître l’avarice, l’ambition, l’envie, tous les vices enfin, et subjugue les cœurs au point d’inspirer à quelques hommes le dégoût de la vie et la résolution de se tuer. Pour comprendre ces idées, il faut se pénétrer des fables de l’ancienne mythologie ; et ce passage, bien loin d’être regardé comme une vaine déclamation, paraîtra plein de sens et de philosophie. Le mépris, la pauvreté et l’ignominie formaient, d’après un axiome fondamental du paganisme, le cortège de la mort. Ce furent donc ces fausses inductions, tirées de la religion païenne, qui engendrèrent tous les crimes si éloquemment décrits par Lucrèce. Voilà pourquoi Virgile, à la porte des enfers, avec le Deuil, les Soucis, la Vieillesse, la Maladie, place la Faim et la Pauvreté.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci
Luctus et ultrices posuere cubilia Curæ ;
Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,
Et Metus, et malesuada Fames, ac turpis Egestas
Terribiles visu formæ !

v. 101. Ἁρμονίαν Graiei quam dicunt. Quelques philosophes grecs regardaient le corps de l’homme comme un assemblage harmonieux d’organes, comme un vaste instrument dont le jeu enfantait la pensée ou l’âme. Voilà ce qu’ils appelaient Harmonie. Il est singulier que Lucrèce attaque avec tant de violence ce système, qui n’est, à tout prendre, qu’une conséquence fort naturelle de l’épicuréisme. Car enfin, puisque Épicure, pour produire les couleurs, les sons, les odeurs… etc., n’admettait pas une espèce de corps particuliers, une substance exclusivement consacrée à cet usage, mais croyait au contraire que les mêmes atomes diversement arrangés produisaient les couleurs, les sons, les odeurs… etc., il ne devait pas, pour expliquer la pensée, admettre une essence à part, une matière sensible et pensante : il devait faire résulter des atomes mêmes du corps la pensée, qu’il regardait comme une simple modification d’un tout matériel. Au moins, sous cette forme, l’erreur eût été logique.

v. 232. Nec tamen hæc simplex nobis natura putanda est. Il est impossible d’admettre cette bizarre et inintelligible théorie de l’âme humaine. Qu’est-ce, en effet, que le souffle, sinon l’air mis en agitation ? Et qu’est-ce que la chaleur, sinon la modification d’un corps chaud ? Il semble pourtant que Lucrèce en fasse des êtres à part, et qu’il veuille réaliser les formes d’Aristote. Voilà jusqu’où s’égare une philosophie sans expérience, qui tourmente, qui raffine et qui volatilise, en quelque sorte, la matière, avant d’atteindre à l’idée d’une essence immatérielle.

v. 360. Dicere porro oculos nullam rem cernere posse. Lucrèce attaque ici Épicharme et Aristote, qui croyaient que l’âme avait seule le don de la vue, et que les yeux n’étaient pour elle que de simples ouvertures. Νοῦς ὁρῇ, νοῦς ἀϰούει, dit Aristote.

v. 418. Nunc age, nativos animantibus et mortalies Esse animos. Il est incontestable qu’un grand nombre de philosophes anciens reconnurent l’immortalité de l’âme. Mais cette idée, trop haute pour être prostituée à une foule incapable de porter ses regards vers un magnifique avenir, demeura longtemps enfermée dans le sanctuaire. Platon fut le premier qui osa la divulguer et la répandre. L’enthousiasme qu’elle excita dès son apparition prouve combien elle parut douce et séduisante. Cet enthousiasme tenait du fanatisme, du délire. À peine Cléombrote d’Ambracie sait-il que son âme est immortelle, qu’il se précipite du haut d’une tour, comme pour atteindre d’un bond à la vie future. Les disciples du philosophe Hégésias, à Cyrène, se tuent de même. Enfin, la nouvelle doctrine cause une si effroyable épidémie, qu’elle dépeuple les États, et qu’un roi, Ptolémée Philadelphe, est obligé d’en interdire l’enseignement. Qu’arriva-t-il alors ? La politique crut devoir autoriser les fables redoutables du Tartare, du Styx, de l’Achéron, des Furies, de Cerbère, qui étaient l’antidote naturel du dogme de l’immortalité. On regarda le suicide comme un crime puni dans l’autre vie :

Proxima deindo tenent mæsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucemque perosi
Projecere animas.
 Virg., En., v.

Ces lugubres images firent tomber une exaltation dangereuse ; et la foule demeura plus calme, partagée entre la terreur et l’espérance.

v. 670. Præterea, si immortalis natura animai Constat, et in corpus nascentibus insinuatur. Il est curieux d’observer ici que le raisonnement de Lucrèce est confirmé par une décision du concile de Trente. L’âme, a dit le concile, s’introduit dans le corps au moment où il est formé, et elle se forme elle-même au moment de s’y introduire. Animam creando infundi, et infundendo creari. Une pareille conformité semble moins étonnante, quand on songe que Lucrèce argumente en cet endroit avec autant de justesse que de profondeur. Si l’âme est immortelle, elle ne doit pas avoir d’origine ; et si elle n’a pas d’origine, si elle existe de toute éternité, pourquoi ne garde-t-elle aucun souvenir de ce qu’elle fut autrefois ?

v. 720. Atque unde animantum copia tanta, Exos et exsanguis, tumidos perfluctuat artus ? Lucrèce est d’accord sur ce point avec une grande partie de nos physiciens modernes, dont les expériences les plus positives ont démontré que la corruption engendre de petits animaux. Souvent l’étymologie d’une expression nous révèle la nature de l’objet pour lequel elle a été créée : ainsi les mots fœtens et fœtus, dont l’un exprime l’odeur d’un corps qui se gâte, et l’autre un être vivant qui commence à se former, ont évidemment une étymologie commune.

v. 904. Aut in melle situnt suffocari. Quelquefois les anciens ont enseveli les cadavres dans le miel. Démocrite voulait que l’on conservât ainsi tous les morts.

v. 951. Quur non, ut plenus vitæ conviva, recedis ? On connaît la belle et touchante imitation que notre poëte Gilbert nous a laissée de cette image.

Au banquet de la vie, infortuné convive,
      J’apparus un jour, et je meurs ;
Je meurs ! et, sur la tombe où lentement j’arrive,
      Nul ne viendra verser des pleurs.

v. 1038. Lumina sis oculis etiam bonus Ancu’ reliquit. Ancus Martius, quatrième roi de Rome, fils d’une fille de Numa. Son caractère, dit Tite-Live, était un mélange de celui de Numa et de celui de Romulus. Il mourut l’an de Rome 138, après un règne de vingt-quatre ans.

v. 1042. Ille quoque ipse, viam qui quondam per mare magnum. Xerxès Ier, cinquième roi de Perse, et second fils de Darius.

v. 1080. Aut etiam properans urbem petit atque revisit. Horace a imité ce passage dans la satire VII :

Non horam tecum esse potes ; non otia recte
Ponere, etc.

Boileau, à son tour, reprend l’idée d’Horace, et se l’approprie par les détails qu’il y ajoute :

Un fou rempli d’erreurs, que le trouble accompagne,
Et malade à la ville ainsi qu’à la campagne,
En vain monte à cheval, pour tromper son ennui :
Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.