De la nature/Notes du livre V

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 151-152).


LIVRE V.


v. 156. Quæ tibi posterius largo sermone probabo. On ne voit pas que, dans le reste du poëme, Lucrèce ait rempli cette promesse ; il parle en effet des dieux, de leurs attributs, de leur puissance, mais il ne donne pas sur ce noble sujet une dissertation complète. Ce passage a fait penser à plusieurs commentateurs que son ouvrage était resté incomplet. Mais je crois qu’il faut s’en rapporter à l’opinion de Gassendi : l’ensemble du poëme de Lucrèce est complet ; sa mort prématurée est la seule cause des répétitions et des négligences qui en altèrent les beautés.

v. 182. Exemplum porro gignundis rebus, et ipsa Notities hominum, Diis unde est insita primum ? C’était pour combattre cette objection d’Épicure, que Platon avait imaginé ces idées éternelles, ces archétypes incréés, enfin ce monde insensible qui avait servi de modèle à la Divinité pour la formation d’un monde sensible.

v. 299. Suppeditare novum lumen, tremere ignibus instant. Lucrèce donne ici une image de l’émission de la lumière, telle que les modernes l’ont conçue : si elle n’est pas entièrement vraie, elle est du moins très-ingénieuse, puisque l’expérience des siècles et la science n’ont rien appris de plus sur cette opération de la nature.

v. 334. Nunc addita navigieis sunt Multa. À l’époque où Lucrèce écrivait, les anciens n’avaient que très-rarement étendu leur navigation au-delà du grand lac que nous nommons la Méditerranée. Ils ne parlaient de l’océan Atlantique que comme d’une mer inconnue, dont presque aucun navigateur n’avait osé affronter les flots, au delà desquels on ne supposait aucune région habitable. Cependant, quelques années plus tard, Sénèque prédit les progrès de la navigation ; il va même jusqu’à prophétiser la découverte d’un nouveau monde : « Un temps viendra, dit-il, où les obstacles qui ferment l’Océan s’aplaniront ; la route d’un vaste continent doit s’ouvrir à l’audace du navigateur. Téthys lui découvrira de nouveaux mondes, et Thulé ne formera plus les bornes de la terre. »

Venient annis sæcula seris,
Quibus Oceanus vincula rerum
Laxet, et ingens pateat tellus,
Tethysque novos detegat orbes,
Nec sit terris ultima Thule.

(Sen., Medea, act. ii, Chor.)

v. 417. Sed quibus ille modis conjectus materiai Fundarit terram et cælum, pontique profunda. Les hommes ont toujours tenté avidement de connaître l’origine du globe qu’ils habitent : chez les anciens, ceux qui ont vu dans son ensemble un ouvrage combiné lui ont cherché un ouvrier intelligent, et ont cru ainsi aplanir toutes les difficultés ; d’autres ont cherché une cause naturelle au mouvement et à la forme de cette faible partie de l’univers ; ils ont pensé que, soumise aux lois de la nature, elle avait été produite par elle : chaque créateur de système présuma alors sa formation d’après son génie et ses principes. Parmi les nombreuses cosmogonies, celle des Égyptiens est surtout remarquable.

Leurs premiers philosophes n’admettaient d’autre dieu que l’univers, d’autres principes des êtres que la matière et le mouvement. Au commencement, tout était confondu, le ciel et la terre n’étaient qu’un ; mais dans le temps, les éléments se séparèrent, l’air s’agita ; sa partie ignée, portée au centre, forma les astres et alluma le soleil ; son sédiment grossier ne resta pas sans mouvement ; il se roula sur lui-même, et la terre parut ; le soleil échauffa cette matière inerte ; les germes qu’elle contenait fermentèrent, et la vie se manifesta sous une infinité de formes diverses ; chaque être vivant s’élança dans l’élément qui lui convenait. Le monde eut ses révolutions périodiques, à chacune desquelles il est consumé par le feu ; il renaît de sa cendre, pour subir le même sort à la fin d’une autre révolution ; ces révolutions n’ont point eu de commencement, et n’auront point de fin. La terre est un corps sphérique ; les astres sont des amas de feu ; l’influence de tous les corps célestes conspire à la production et à la diversité des corps terrestres : dans les éclipses de lune, ce corps est plongé dans l’ombre de la terre ; la lune est une espèce de terre planétaire.

v. 535. Terraque ut in media mundi regione quiescat. Voici à peu près tout ce que les anciens ont rêvé sur la forme de la terre, et sur la manière dont elle se soutient dans l’espace. Diodore de Sicile dit que les Chaldéens prétendaient qu’elle est concave, et semblable à un vaisseau flottant. Anaximandre la regardait comme un globe parfait, se soutenant sans appui dans le centre de l’univers, à cause de la distance égale où toutes ses parties se trouvent de son centre, et de la distance égale aussi où elle est elle-même de toutes les parties de l’univers : ainsi elle n’a pas plus de tendance vers un côté que vers l’autre. Plutarque (de Plac. Philosoph., lib iii, c. 10), faisant honneur de cette idée à Thalès, et Eusèbe (de Præp. Ev., lib. i, c. 8) en attribuent une plus bizarre à Anaximandre. Ils assurent que ce philosophe se figurait la terre comme une colonne, une espèce de cylindre aplani par les deux bouts et restant suspendu à sa place, à cause de l’éloignement égal de tout ce qui l’environne en tous sens. Anaxagore la représentait comme une surface plane, une table sans pieds, se soutenant en partie par sa masse, en partie sur l’air, et lui donnait une forme allongée. Archélaüs la voyait sous celle d’un œuf, et appuyait son opinion sur ce que les peuples qui l’habitent ne voient pas tous en même temps le lever et le coucher du soleil. Quelques philosophes, ne lui trouvant pas de base, la faisaient descendre sans cesse dans un espace infini, non résistant, sans que ses habitants pussent s’en apercevoir, disaient-ils, ayant un mouvement commun avec elle. Xénophon, au contraire, lui donnait une épaisseur prolongée à l’infini sous nos pieds.

C’est au mouvement très-rapide du ciel qu’elle doit sa stabilité sur elle-même au milieu des airs, s’il faut en croire Empédocle. Le fond de l’espace étant en même temps le centre du monde, selon Aristote, elle doit s’y reposer, n’ayant point d’espace au-dessous d’elle où elle puisse descendre. On voit ici qu’Épicure la croyait soutenue par l’air, comme étant née avec lui et participant à sa nature.

Pour résoudre ce problème, le génie de Newton a trouvé la gravitation, que quelques anciens avaient soupçonnée. La science, qui n’est jamais stationnaire, soumet aujourd’hui à des investigations nouvelles le grand problème de Newton.

v. 565. Nec nimio solis major rota, nec minor ardor. Il faut remarquer que cette étrange supposition n’appartient pas à Lucrèce ; le reproche qu’on lui en a fait est la suite d’une des nombreuses erreurs qui ont égaré ses détracteurs ; Épicure, qui n’affirmait non plus aucune hypothèse, avait dit que le soleil était fort grand en soi même, καθ’αὐτὸν, et fort petit à notre égard, à cause de son éloignement, κατὰ τὸ πρὸς ἡμᾶς. Anaximandre faisait le soleil vingt-huit fois plus grand que la terre ; d’autres disent, que la lune. Anaxagore le regardait comme le plus grand des astres. Héraclite ne le croyait pas plus grand qu’il paraît, et l’on voit ici que Lucrèce avait adopté cette idée. Il se le figurait comme un bateau enflammé qui nous présente son côté concave, et s’éteint et se rallume chaque jour. Il ne le plaçait qu’à une moyenne distance de nos yeux. Anaximène attribuait sa disparition, non à sa course prolongée vers nos antipodes, mais aux hauteurs de la terre qui nous le cachent, et à l’éloignement immense où il est de nous. Anaxagore ne voyait en lui qu’un rocher embrasé ; d’autres ont dit une masse de fer ardent : d’autres, un globe de feu plus gros que le Péloponnèse. Xénocrate le composait, ainsi que les étoiles, de feu, et d’une partie terrestre très-raréfiée. Les stoïciens en faisaient un dieu dont le corps, infiniment plus gros que la terre, puisqu’il l’éclaire tout entière, est tout de feu. Philolaüs, disciple de Pythagore, se l’était peint comme un vaste miroir qui nous envoie par réflexion l’éclat des feux répandus dans l’atmosphère ; Xénophane, comme une collection d’étincelles rassemblées par l’humidité, un nuage de feu renaissant tous les matins sous chaque climat, un simple météore ; Démocrite, comme un résultat d’atomes très-polis, mus en tourbillon ; Épicure enfin, comme une espèce de pierre ponce, une éponge traversée par une infinité de pores, d’où s’échappe à grands flots le feu qu’il renferme.

v. 803. Tum tibi terra dedit primum mortalia sæcla. L’origine de l’homme et des animaux a fort occupé les anciens. Plutarque rapporte que quelques philosophes enseignaient qu’ils étaient nés d’abord dans le sein de la terre humide, dont la surface, desséchée par la chaleur de l’atmosphère, avait formé une croûte, laquelle, s’étant enfin crevassée, leur avait ouvert les passages libres. Selon Diodore de Sicile et Célius Rhodiginus, c’était l’opinion des Égyptiens. Cette orgueilleuse nation prétendait être la première du monde, et croyait le prouver par ces rats et ces grenouilles qu’on voit, dit-on, sortir de la terre dans la Thébaïde, lorsque le Nil s’est retiré, et qui ne paraissent d’abord qu’à demi organisés. C’est ainsi, disait-elle, que les premiers hommes sont sortis du même terrain. L’opinion, renouvelée de nos jours, que le genre humain vient des poissons, est une des plus anciennes hypothèses. Plutarque et Eusèbe nous ont transmis à ce sujet l’opinion d’Anaximandre.