De la nature des choses (édition Nisard)/Livre II

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De la nature des choses (édition Nisard)
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
De la nature des chosesFirmin Didot (p. 22-44).
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LIVRE II.


(2, 1) Il est doux, lorsque la mer est grosse, lorsque le vent agite les ondes, de contempler du rivage la détresse des autres ; non que leurs tourments soient une jouissance pour nous, mais parce que nous aimons à voir de quels maux nous sommes exempts [4]. Les grandes batailles engagées dans la plaine réjouissent aussi la vue, quand on les voit sans péril ; mais rien n’est plus doux que de se placer aux cimes de la science [7], dans les sanctuaires inviolables que bâtit la paisible sagesse, et du haut desquels on découvre le reste des hommes (2, 10) qui errent çà et là dans la vie, cherchant un chemin à suivre ; qui luttent de génie, qui disputent de noblesse, et qui nuit et jour se consument en efforts admirables pour atteindre le faîte des richesses ou de la puissance.

Misérable humains ! cœurs aveugles !… dans quelles ténèbres et dans quels périls se passe ce peu de vie que nous avons ! Vous êtes donc sourds au cri de la nature, qui ne veut pas seulement que vous écartiez la douleur du corps, mais aussi que les âmes, libres de soucis et de terreurs aient leurs jouissances, leur bien-être ?

(2, 20) Le corps a peu de besoins : il faut peu de chose pour le garantir de la souffrance, pour lui procurer mille délices ; et souvent la nature ne demande pas davantage. Si les hommes ne possèdent pas de ces riches statues qui tiennent à leur main droite des lampes étincelantes [24], et jettent des flots de lumière sur la débauche des nuits ; si l’argent et l’or ne brillent pas dans leurs demeures ; si les lyres harmonieuses ne retentissent point sous les voûtes et les lambris dorés, ils peuvent du moins, étendus ensemble sur des herbes molles, (2, 30) au bord des frais ruisseaux et sous le feuillage des grands arbres, ils peuvent goûter à peu de frais toutes les jouissances du corps, surtout lorsque la saison est riante, lorsque le printemps émaille de fleurs les vertes prairies.

La fièvre brûlante quitte-t-elle plus vite tes membres, quand ils se tordent sur des étoffes brodées et éclatantes de pourpre, que quand il faut dormir sur la couche grossière du peuple ?

Ainsi donc, puisque ni les trésors, ni la noblesse, ni la gloire du diadème, ne profitent au corps, il faut croire que ces biens superflus ne sont pas moins inutiles à l’âme. (2, 40) Lorsque tu vois bouillonner dans la plaine tes légions innombrables, qui offrent un simulacre de bataille ; lorsque tu vois la mer écumer sous tes flottes qui se développent et manœuvrent au sein des ondes, penses-tu que la superstition timide fuit épouvantée par cet appareil ; que les terreurs de la mort se dissipent, et te laissent à jamais la paix du cœur ?

Mais, au contraire, si toutes ces forces ne sont que des jouets ridicules ; si les craintes et les inquiétudes qui poursuivent sans cesse les hommes ne s’émeuvent ni du retentissement des armes, ni des traits cruels ; si elles habitent audacieusement parmi les rois et les puissants de la terre ; (2, 50) si elles ne sont pas éblouies par le rayonnement de l’or ou la splendeur étincelante des vêtements de pourpre, pourquoi douter encore que la raison seule soit assez puissante pour les chasser ? surtout puisque nos angoisses viennent des ténèbres où la vie se passe. Car, de même que les enfants, aveuglés par la nuit, tremblent et ont peur de tout ; de même nous sommes assiégés au grand jour de mille terreurs aussi vaines que celles que les enfants se forgent au sein des ombres. Or, pour dissiper ces ténèbres et cet effroi des âmes, il ne suffit pas des rayons du soleil ni des traits enflammés du jour : (2, 60) il faut la raison, et un examen lumineux de la nature.

Je vais donc expliquer par quels mouvements les atomes forment les corps divers pour les briser ensuite, quelles force les pousse à le faire, et avec quelle vitesse ils se meuvent au sein du vide immense. Écoute, Memmius, et sois tout a mes paroles.

La matière ne peut être compacte et immobile [66], puisque nous voyons chaque substance diminuer à la longue, s’épuiser par ses pertes, et se dérober à nos yeux quand arrive la vieillesse. (2, 70) Mais la masse ne souffre pas de ce dépérissement ; car si les atomes appauvrissent les corps dont ils se détachent, ils accroissent ceux auxquels ils s’ajoutent, et la décrépitude des uns fait éclore la jeunesse des autres. Jamais les atomes ne se fixent, et c’est ainsi que la nature se renouvelle sans cesse, que les générations humaines se font place tout à tour : celles-ci croissent, celles-là dépérissent ; et bientôt les races changent, et le flambeau de la vie passe de main en main, comme la torche des coureurs.

Si tu crois que les éléments se reposent, (2, 80) et que leurs repos enfante de nouveaux mouvements, tu vas te perdre bien loin de la vérité. Car, puisque les atomes errent au sein du vide, ils doivent être ou emportés par leur propre poids, ou poussés par des corps extérieurs : souvent, en effet, les atomes se rencontrent dans leur chute, se choquent, et rejaillissent ainsi dans une direction opposée. Quoi de plus simple, puisque ce sont des corps durs, pesants, solides, et que rien ne leur fait obstacle par derrière ? (2, 88) Pour te convaincre mieux encore du mouvement universel des atomes, souviens-toi que le monde n’a pas de fond, que les atomes ne trouvent à se fixer nulle part, parce que le vide ne finit pas, et qu’il leur ouvre de tous côtés un espace sans mesure ni limite, comme tout le démontre, comme nous en avons donné des preuves irrécusables.

(2, 94) Ainsi, donc les corps élémentaires s’agitent sans repos dans les profondeurs du vide. Livrés à ce mouvement perpétuel et dont la direction varie, les uns en se choquant se rejettent à de grandes distances, les autres s’écartent moins, et s’unissent même sous le choc. (2, 99) Les atomes qui forment un amas plus compacte, qui voltigent ensemble sans se repousser à peine, parce que leurs formes inégales s’adaptent et s’entrelacent, sont la base solide des rocs et composent la dure substance du fer, ainsi que le petit nombre des autres corps de même nature. Les atomes, au contraire, qui rejaillissent au loin quand ils se frappent, et qui demeurent flottants et dispersés dans l’espace, nous donnent le maigre fluide des airs et les feux éclatants du soleil.

Bien des atomes encore flottent au hasard dans le grand vide, qui sont exclus de tous les assemblages, et qui, (2, 110) incorporés dans la masse, ne peuvent y associer leur mouvement. Nous avons toujours un exemple, un simulacre de ces corps dont je parle, placé devant les yeux. Vois le soleil qui verse sa lumière par les ouvertures de cet appartement obscur : tu apercevras mille corps déliés qui se croisent et se jouent de mille manières dans le sillon lumineux. On dirait que ces corps se livrent une bataille éternelle : ils s’attaquent et s’entre-choquent comme des escadrons ennemis, et se mêlent et se séparent pour se mêler encore. (2, 120) Tu peux ainsi te représenter ce que doit être le mouvement des atomes sans cesse ballottés dans le vide : du moins autant que les petites choses figurent les grandes, et nous amenent à les connaître.

Tu dois observer avec d’autant plus de soin ces corps qui se pressent en désordre dans un rayon de soleil, que leur agitation révèle les agitations semblables et les luttes invisibles de la matière. Car on les voit changer mille fois de route, frappés de coups imperceptibles qui les rejettent en arrière, (2, 130) les poussent à droite, les chassent à gauche, de tous côtés, en tous sens : or ces écarts ces mille détours, proviennent du choc des atomes.

En effet, les atomes commencent par se mouvoir eux-mêmes ; puis ils vont frapper les plus petits assemblages, dont les volumes sont le mieux proportionnés à leur force. Ces assemblages, emportés par le choc, ébranlent à leur tour des masses un peu plus fortes : et ainsi le mouvement qui part des atomes se propage de corps en corps, et devient enfin sensible dans ceux que nous voyons tournoyer au soleil, (2, 140) sans apercevoir toutefois ce qui les frappe, ce qui les agite.

Maintenant, ô Memmius, apprenons en peu de mots combien est rapide le mouvement des atomes. Quand l’Aurore verse ses premiers feux sur la terre ; quand les oiseaux, voltigeant au fond des bois solitaires, remplissent le ciel de leurs voix harmonieuses, tout le monde sait, tout le monde voit avec quelle promptitude le soleil, à peine levé, dore toute la nature de sa lumière naissante. Pourtant les vaporeux atomes émanés du soleil, et qui forment cette lumière, (2, 150) ne traversent point un espace vide ; car ils sont obligés de fendre la vague des airs qui retarde leur course. D’ailleurs, ces atomes ne vont pas un à un : ils se tiennent et sont agglomérés; et par conséquent ils se tirent, ils se gênent, ils se retardent eux-mêmes, outre l’obstacle qu’ils trouvent dans les résistances extérieures. Mais les éléments qui sont solides et simples, et que nul corps étranger ne peut arrêter dans le vide ; les éléments dont toutes les parties forment un seul tout, et se dirigent ensemble vers un seul endroit où leur penchant les attire, (2, 160) ne doivent-ils pas être plus rapides encore que la lumière du soleil, et se précipiter mille fois plus vite, et dévorer mille fois plus d’espace dans l’intervalle que ses feux mettent à parcourir le ciel ? Car on ne dira pas sans doute que les atomes eux-mêmes ralentissent et suspendent leurs mouvements à dessein, pour examiner toutes choses, et pour régler en conséquence leurs opérations.

Mais quelques ignorants prétendent que, sans le secours des dieux, la matière serait incapable de se plier à tous nos besoins par un arrangement harmonieux, et de faire (2, 170) que les saisons changent, que les fruits poussent, que les êtres exécutent tout ce que leur conseille la céleste volupté ; car la volupté seule, présidant à la vie, pousse les mortels à se perpétuer en accomplissant les douces choses de Vénus, afin que la race ne soit pas éteinte. Lorsque ces ignorants se figurent que les dieux ont créé le monde tout exprès pour les hommes, ils me paraissent être bien loin de la vérité. Pour moi, lors même que je ne connaîtrais pas les éléments des choses, à la seule vue du mécanisme céleste, j’affirmerais sans crainte, je prouverais sans réplique (2, 180) que la nature ne peut être l’ouvrage d’une main divine : tant elle a d’imperfections ! Je te le ferai voir plus tard, cher Memmius ; et il faut en finir d’abord avec le mouvement des atomes.

Voici, je crois, le moment de te convaincre que nulle substance ne peut monter et se soutenir en haut par sa propre force. Que la flamme ne te fasse pas illusion en ce point. Il est vrai que la flamme monte quand elle naît, et monte quand elle croît ; mais il en est de même des moissons florissantes et des arbres, quoique tous les corps pesants inclinent à tomber. (2, 190) Aussi lorsque l’incendie s’élance jusqu’au faîte d’une maison, et que le feu rapide dévore les poutres et les charpentes, ne crois pas qu’il le fasse de lui-même et sans qu’aucune force l’y pousse ; pas plus que le sang, échappé de nos veines, ne jaillit et ne se répand tout seul dans les airs. Ne vois-tu pas aussi comme l’eau rejette les masses de bois qu’on y plonge ? Plus on les enfonce toutes droites, et plus mille bras les poussent avec vigueur, avec peine, plus elle se hâte de les chasser, de les vomir, (2, 200) au point que la moitié, ou plus encore rejaillit et surnage. Et pourtant il est incontestable, je pense, que ces corps aspirent à descendre dans le vide. De même, sans doute, les flammes obéissent à des impulsions cachées et montent dans les airs, quoique leur poids résiste, quoique leur penchant les attire vers le sol. Regarde comme les feux nocturnes, qui voltigent au sommet du ciel, se perdent, en sillonnant l’espace de leur chute lumineuse, partout où la nature leur donne passage ; regarde comme les astres filent vers la terre [209]. (2, 210) Le soleil lui-même, qui est à la cime du monde, verse la chaleur en tous sens, et sème la lumière dans nos campagnes : les feux du soleil tendent donc à se précipiter ici-bas. Enfin, les éclairs traversent les nues, et la foudre jaillit et vole tantôt ici, tantôt par là ; mais elle vient presque toujours éclater sur nos têtes.

Je veux aussi te montrer que les atomes, quand ils se précipitent en droite ligne dans le vide, dévient un peu par leur propre poids, mais si peu que rien, et on ne sait quand, on ne sait où. (2, 221) Si les éléments ne changeaient pas ainsi de route, ils tomberaient épars à travers les abîmes du vide, comme les gouttes de pluie : il n’y aurait jamais eu ni rencontre ni choc, et la nature demeurerait encore stérile.

Si par hasard on croit que les atomes les plus pesants atteignent dans leur course plus rapide les atomes plus légers, et les frappent, et produisent ainsi les mouvements créateurs, on va se perdre bien loin de la vérité. (2, 230) Car il faut bien sans doute que les corps qui tombent dans l’air ou l’eau précipitent leur chute suivant leurs poids, parce que la substance fluide des eaux et la nature déliée des airs ne peuvent opposer à tous des résistances égales, et cèdent plus vite sous un poids plus lourd ; mais le vide ne peut arrêter les corps, il ne le peut jamais, il ne le peut nulle part, et il leur fait toujours place, comme le veut sa nature. Les atomes doivent donc se précipiter avec la même vitesse, quoique leur poids diffère, dans le vide qui ne leur résiste pas ; (2, 240) et il est impossible que les plus pesants tombent sur les plus légers, amènent des chocs, et varient le mouvement pour aider aux créations de la nature.

Je le répète donc, il faut que les atomes dévient un peu, mais ils ne dévient que le moins possible ; car autrement il semblerait que nous leur prêtions un mouvement oblique, ce que la vérité repousse. Les yeux attestent et nous sommes toujours à portée de voir que les corps pesants, qui tombent de haut et suivent leur propre pente, ne se meuvent pas obliquement, ainsi que tu peux le distinguer toi-même : mais est-il un œil capable d’apercevoir si les atomes ne se détournent jamais de la ligne droite ?

(2, 251) Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés et se reproduisent toujours dans un ordre toujours invariable ; si les atomes ne leur impriment point par de légers écarts une direction nouvelle qui rompe cet enchaînement fatal, et qui empêche la cause de succéder éternellement à la cause, d’où vient ici-bas cette volonté libre, cette volonté indépendante du sort [257], qui pousse les êtres où le plaisir les appelle, qui leur fait changer de route, non pas à époque fixe (2, 260) ni en lieu déterminé, mais au gré du caprice qui les emporte ? Car il est incontestable que leur volonté, à tous, est le principe du mouvement, et la source dont il jaillit pour se répandre dans les organes. Ne remarques-tu pas, quand on ouvre tout à coup la barrière, que l’impatient coursier ne peut s’élancer aussi vite que le voudrait son âme ardente ? Il faut d’abord que l’abondante matière du corps entier s’ébranle au fond de chaque membre et s’y ramasse, afin de suivre le penchant du cœur. (2, 269) Ainsi le mouvement se forme dans les âmes, et il part de la volonté, qui le transmet aux membres et au reste du corps.

Il n’en est pas de même lorsque nous avançons poussés par un choc extérieur, et que de grandes forces nous impriment une vaste secousse : car alors il est clair que toute notre substance se meut et s’emporte malgré nous, jusqu’à ce que la volonté saisissant les membres arrête sa course. Tu le vois donc : quoique des forces étrangères nous entraînent, nous précipitent, il y a pourtant au fond de notre cœur (2, 280) une puissance qui lutte, qui fait obstacle, qui ébranle souvent à son caprice la masse du corps en agitant les articulations et les membres, qui la pousse, la retient ensuite, et la rejette dans son inertie.

Ainsi, tu es encore obligé de reconnaître qu’il y a chez les atomes, outre la pesanteur et le choc, un autre principe de mouvement qui leur donne cette puissance, puisque nous avons déjà vu que rien ne peut naître de rien. Car la pesanteur empêche sans doute que tout ne provienne du choc et des impulsions étrangères ; mais pour que les âmes ne soient pas soumises, (2, 290) quand elles agissent, à une nécessité intérieure qui les dompte en quelque sorte et les réduit à une obéissance passive, il faut un léger écart des atomes, et non pas à temps fixe ni dans un espace déterminé.

Les éléments ne furent jamais plus compacts ou plus écartés que de nos jours, parce que la matière ne subit ni accroissement ni perte. Les atomes se meuvent donc aujourd’hui comme dans les siècles passés, et le même mouvement les emportera dans les siècles à venir ; (2, 300) et, par suite, les corps qui avaient coutume de naître naîtront encore suivant les mêmes lois, et ils pourront vivre, croître, prendre des forces, autant que les lois de sa nature le permettent à chacun. Aucune force ne peut changer le monde ; car il n’est aucun endroit qui offre un refuge aux atomes échappés de la masse, ou un siège à des forces nouvelles qui puissent envahir la nature, la bouleverser, et détourner le cours du mouvement universel.

Quoique tous les éléments se meuvent, on ne doit pas être surpris (2, 310) de ce que la masse semble demeurer immobile, sauf les corps qui ont un mouvement propre. Car la nature des éléments est enfouie dans les ténèbres, hors de la portée des sens ; et, si leur essence échappe à ta vue, il faut bien qu’ils te dérobent aussi leurs agitations, puisque les corps visibles nous cachent eux-mêmes leurs mouvements à travers la distance qui nous en sépare. Souvent, en effet, les brebis qui paissent dans les gras pâturages se traînent où les appellent, où les attirent les herbes brillantes des perles de la fraîche rosée, (2, 320) tandis que les agneaux rassasiés jouent et bondissent avec grâce ; mais on ne découvre de loin que des masses confuses, immobiles, et comme des taches blanches sur une verte colline. De même, lorsque de vastes légions inondent la campagne de leurs manœuvres et feignent de se livrer bataille, les armes jettent des éclairs dans le ciel ; le sol étincelle de fer, et gémit sous la marche retentissante de cet amas de guerriers ; les montagnes, frappées de leurs cris, les renvoient aux astres ; les escadrons voltigent de toutes parts, et franchissent soudain les plaines ébranlées de leur poids et de leur course rapide : (2, 331) cependant, à les voir de certains endroits, au sommet des montagnes, on les croirait immobiles, et leur éclat semble dormir sur la terre.

Maintenant examinons la nature des atomes, et comment leurs formes diffèrent et leurs contours varient : non pas que beaucoup ne soient construits de même, mais parce que tous ne peuvent être semblables en tout, et tu ne dois pas en être surpris, car, puisque les richesses de la matière sont inépuisables, puisque les atomes ne se mesurent et ne se comptent pas, (2, 340) il est évident que tous, dans leur ensemble, ne peuvent avoir tout à fait les mêmes traits, la même physionomie. Vois la race des hommes, les êtres muets qui nagent au fond des ondes, les gras troupeaux, les bêtes sauvages, les oiseaux divers, ceux qui habitent près des eaux fécondes, au bord des rivières, des lacs ou des fontaines, et ceux qui demeurent et voltigent dans les solitudes des bois : compare tous les êtres de toutes les espèces, et tu découvriras que tous ont des formes différentes.

Autrement, les mères pourraient-elles reconnaître leurs petits, (2, 350) ou les petits leurs mères ? Et on sait pourtant que les animaux se connaissent aussi bien que les hommes. Souvent un jeune taureau meurt immolé devant les statues brillantes des dieux, au pied des autels ou brûle l’encens ; et des flots de sang coulent avec la vie de sa poitrine fumante. Que devient alors sa mère ? Privée de lui, elle parcourt les vertes forêts ; elle laisse partout les profondes empreintes de ses pieds fendus, elle promène partout ses yeux inquiets, et regarde si elle voit venir son enfant perdu : elle remplit les ombrages des bois de ses gémissements, immobile, attentive ; puis elle revient aux étables, et les visite sans cesse, sans cesse tourmentée de sa perte. (2, 361) Le tendre feuillage des saules, les herbes que féconde la rosée, les fleuves qui coulent à pleins bords, ne la charment plus et ne la détournent pas de ses inquiétudes soudaines ; la vue même des autres veaux qui bondissent dans les gras pâturages ne peut distraire son âme ni soulager sa peine : tant elle connaît bien et tant elle cherche ce qui est à elle ! Le cri de leur voix tremblante prouve que les faibles chevreaux reconnaissent aussi leurs mères armées de cornes ; les brebis distinguent le bêlement des agneaux folâtres ; et tous les jeunes êtres, guidés par la Nature, courent aux mamelles qui les nourrissent.

(2, 371) Enfin, quoique tous les grains de même nature se ressemblent, on voit pourtant que leurs contours diffèrent, ainsi que les coquillages aux mille formes qui émaillent le sol, près des rivages que vient battre la mer, et dont le sable boit les ondes expirantes. Or, puisque les atomes existent naturellement comme ces corps, et que la main des hommes ne les a pas forgés sur un même modèle, (2, 380) les atomes doivent aussi voltiger sous mille formes diverses.

Il nous est très-facile d’expliquer aussi pourquoi les feux du tonnerre sont plus pénétrants que la flamme qui naît des matières terrestres : car tu peux dire que le feu du ciel est une substance plus déliée, dont les atomes ont des formes plus fines et se glissent à travers les pores ; ce que ne peut faire la flamme du bois ou le feu des torches.

En outre, la lumière traverse la corne ; mais la corne repousse la pluie. Pourquoi, sinon parce que les atomes de lumière sont moindres que ceux qui forment le fluide bienfaisant des eaux ?

(2, 391) Quoique le vin jaillisse rapidement à travers le filtre, l’huile est paresseuse et coule à regret. Pourquoi ? Parce que les éléments de cette substance sont ou plus épais ou mieux accrochés ensemble, mieux entrelacés ; et il en résulte que chacun ne se détache pas aussi vite, lorsque chacun se répand à son tour à travers les pores du filtre.

D’ailleurs, le lait et le miel sont doux à la langue qui les savoure, quand ils coulent dans le palais ; (2, 400) mais l’absinthe, mais la centaurée sauvage sont des substances amères, repoussantes, et qui tordent la bouche. Tu peux aisément en conclure que des atomes polis et ronds produisent les saveurs agréables, tandis que les corps aigres et rudes contiennent des atomes crochus, étroitement enlacés, et qui ont coutume de forcer le passage dans nos organes, où ils pénètrent en déchirant les fibres.

Enfin, tout ce qui flatte les sens, et tout ce qui leur est pénible, provient de corps opposés par leur forme. (2, 410) Car il ne faut point croire que le bruit aigre et horrible de la scie qui siffle soit formé par des atomes polis, comme les sons harmonieux que les musiciens éveillent et façonnent avec leurs doigts agiles sur les cordes de la lyre. Ne crois pas non plus que des éléments de même forme se glissent dans les narines des hommes quand ils brûlent des cadavres infects, ou quand ils viennent de répandre le safran de Cilicie sur les théâtres, et que, près de la scène, les autels exhalent des parfums arabiques. Ne te figure pas enfin que ces couleurs bienfaisantes dont les yeux aiment à se repaître se composent de germes (2, 420) semblables aux germes de celles qui blessent la vue, qui nous arrachent des larmes, ou qui nous paraissent hideuses à voir et repoussantes. Car, pour que certaines images soient caressantes au regard qui les fixe, leurs éléments doivent être polis ; et, au contraire, les images blessantes et rudes ne sont produites que par les aspérités de la matière.

Il existe même des atomes que tu ne peux regarder comme des surfaces unies, et qui ne sont pas hérissés de crocs aigus, mais de petits angles à peine saillants, et capables de chatouiller les sens plus que de les déchirer. (2, 430) Telles sont la lie piquante du vin, et l’aunée au goût amer [430].

Enfin le feu qui brûle, le froid qui glace, mordent tous deux les sens, mais leurs dents ne sont pas faites de même : le toucher suffit pour nous en convaincre.

Car le toucher, grands dieux ! le toucher est ce qui affecte le corps, soit quand un corps extérieur y entre ; soit quand il essuie lui même des pertes qui le blessent, ou que les travaux féconds de Vénus y causent une perte plus douce : soit enfin quand les atomes se choquent au sein de la masse, la bouleversent, et que leur agitation porte le trouble dans les organes, (2, 440) comme tu le sentiras toi-même, si tu frappes avec la main quelque partie de ton corps. Ainsi donc, pour que le choc des éléments excite des impressions différentes, il faut bien que leur structure diffère.

Enfin, les corps qui nous paraissent épais et durs ne peuvent être formés que par des atomes munis de crocs, et pour ainsi dire de branches entrelacées, qui resserrent et assujettissent la masse.

Parmi ces corps et à leur tête se place le diamant, qui méprise les coups ; ensuite viennent les rocs solides, la dure substance du fer, (2, 450) et les gonds d’airain qui crient en soutenant les portes. Les substances liquides, au contraire, doivent être faites de corps polis et ronds, puisque les sucs du pavot sont tout aussi faciles à boire que des eaux pures, puisque les globules liquides ne se tiennent pas, et que tous aiment à rouler sur une pente.

Mais les corps que tu vois se dissiper si vite, comme la fumée, les brouillards et la flamme, ne peuvent avoir ni des atomes polis et ronds, ni des atomes crochus et entrelacés : (2, 460) car ils piquent les sens et pénètrent la pierre, sans former pourtant un amas compact, tel que les buissons épineux. Il est donc facile de voir que leurs éléments sont aigus, et non pas recourbés.

Si tu trouves parmi les fluides mêmes des corps aigres, comme le fluide salé des mers, il n’y a rien là qui doive te surprendre, car toute la partie fluide ne contient sans doute que des atomes polis et ronds ; mais à ces atomes ronds et polis se mêlent quelques éléments de nature blessante. Encore ces éléments ne sont-ils pas armés de crocs qui les attachent ensemble : pour être tout à la fois fluides et piquants, il faut que ce soient des globules à surface rude.

(2, 471) Si tu veux ne conserver aucun doute sur le mélange des atomes polis, et des atomes plus rudes à qui la substance des mers doit son amertume, décompose les ondes, examine les parties. Lorsque les mêmes eaux filtrent longtemps à travers le sol et vont emplir des fosses, elles deviennent plus douces [474] : leur âcreté sauvage se perd avec les éléments qui la produisent, et qui demeurent à la surface, parce que leurs aspérités les enchaînent à la terre.

A ce que je viens de t’apprendre, je vais ajouter une chose qui en dépend et qui en tire sa preuve : je veux dire que les éléments (2, 480) ont un nombre limité de formes diverses ; sinon il faudrait que le volume de quelques-uns fût immense ; car un seul élément, un élément imperceptible, ne peut varier beaucoup ses formes. Compose les atomes de parties infiniment déliées, et au nombre de trois, ou augmente-le de quelques autres. Arrange ces parties en tous sens ; place-les en haut, en bas ; mets-les à droite, remets-les à gauche : tu auras bientôt épuisé les formes que leur disposition peut imprimer à la masse. (2, 491) Si tu veux multiplier les figures, il faut y joindre des parties nouvelles ; et, par la même raison, de nouvelles parties seront encore nécessaires, si tu veux encore varier leur arrangement et leur forme. Le volume du corps augmente donc à mesure que les formes sont plus variées ; et par conséquent tu ne saurais croire que leur diversité soit infinie, sans obliger quelques atomes à un immense développement : or, comme tu le sais déjà, nul ne peut démontrer que le fait existe.

(2, 500) Autrement, les riches habits des barbares, les étoffes éclatantes de Mélibée que la Thessalie baigne dans la pourpre de ses coquillages, et les riantes couleurs qui parent la race dorée des paons, effacées bientôt par des couleurs nouvelles, tomberaient au rang des choses viles. On mépriserait aussi le parfum de la myrrhe, la saveur du miel. Un chant plus doux étoufferait le chant des cygnes, et les accords de Phébus ne retentiraient plus, sept fois harmonieux, sur les cordes de la lyre : car il naîtrait toujours des choses plus belles les unes que les autres.

Et tout pourrait aller du mieux au pire, comme nous avons dit que tout serait amélioré. (2, 510) Quelque chose de plus repoussant, et de plus repoussant encore, frapperait sans cesse les oreilles, les narines, les yeux ou la bouche. Mais puisque les corps ne changent pas de la sorte, puisque des bornes infranchissables limitent et le bien et le mal dans la nature, tu dois admettre que les formes de la matière sont aussi limitées.

Enfin, des glaces de l’hiver aux feux brûlants, il y a un espace fixé, et le retour est le même du feu à la glace. Le chaud, le froid, les vapeurs tièdes, tout est contenu entre ces deux extrêmes, et remplit graduellement leur intervalle. Les différences de la température ne sont donc pas infinies, (2, 520) puisque les chaleurs ardentes et les frimas glacés la pressent de toutes parts, et lui tracent une double limite.

De ces arguments ressort une vérité nouvelle que je vais y rattacher. Les atomes de même forme sont innombrables. En effet, comme la diversité des figures a des bornes, il faut bien que le nombre des éléments semblables soit infini : sans quoi la matière même serait bornée, ce qui ne peut être, comme nous en avons fourni des preuves.

Ces vérités une fois établies, allons plus loin, et montrons par quelques (2, 530) vers harmonieux que les atomes entretiennent la nature depuis des temps éternels, par leurs chocs éternellement répétés dans toutes les parties du vide.

Si tu vois des espèces plus pauvres, des natures moins fécondes que les autres, tu peux croire que ces races abondent en pays étrangers, et dans des terres lointaines où leur nombre se complète. Parmi les animaux de ce genre, nous remarquons surtout les éléphants à la trompe qui serpente : les Indes en sont couvertes, et un rempart d’ivoire les protège, (2, 540) les rend impénétrables, tant elles renferment de ces bêtes sauvages que nous connaissons à peine. Mais je suppose même, si tu veux, que tel ou tel être soit unique dans son espèce, que la nature le forme seul, et que son semblable ne se trouve pas dans le reste du monde. Si les atomes qui servent à le concevoir et à le produire ne sont pas innombrables, cet être même ne peut naître, ne peut croître, ne peut se nourrir. En effet, que tes yeux se représentent les éléments bornés du corps unique flottant épars dans la masse : (2, 550) de quel côté, en quel lieu, comment, par quelle force veux-tu que ces éléments se rencontrent et se joignent au milieu de cet océan immense de matière, de cette foule d’atomes étrangers ? Il leur est impossible, je pense, de former aucun assemblage. Souvent, après de nombreux et vastes naufrages, la mer écumante disperse les bancs de rameurs, les carènes, les antennes, les proues, les rames, et les mâts qui surnagent, afin que leurs banderoles flottantes attirent les yeux sur tous les rivages, et que ces leçons terribles apprennent aux mortels à fuir les embûches de la mer, sa rage puissante, ses trompeuses amorces, et à se défier même lorsque sa perfidie se cache sous un aspect riant et calme. (2, 561) De même, si tu bornes le nombre des atomes, ils demeureront à jamais épars, éternellement battus par les flots de matière qui se croisent, incapables de se rassembler, incapables de maintenir leur assemblage, de le nourrir, et de l’accroître. Les yeux attestent pourtant et que des corps se forment, et que des corps croissent quand ils sont formés : il existe donc pour toutes les espèces des éléments innombrables qui les alimentent.

(2, 570) Aussi les mouvements qui tuent ne peuvent-ils venir à bout des êtres, et les ensevelir à jamais dans la mort ; comme les mouvements qui les engendrent et les accroissent ne peuvent prolonger éternellement leur durée. Les atomes se livrent bataille, depuis le commencement des âges, avec un succès égal. Les éléments de la vie triomphent tantôt çà et là, et tantôt ils succombent : des voix expirantes se mêlent aux cris que les nouveau-nés poussent en ouvrant les yeux à la lumière ; jamais la nuit ne chasse le jour, jamais le jour ne remplace la nuit, (2, 580) sans entendre des vagissements plaintifs, entrecoupés de sanglots qui accompagnent la mort et les sombres agonies.

Un autre fait mérite que tu le graves dans ton esprit et que tu le fixes dans ta mémoire. Dans tout ce que la Nature met à la portée de nos sens, on ne voit rien qui soit formé par un seul genre de principes, rien qui ne provienne du mélange des atomes ; et plus un corps possède de qualités, de puissances distinctes, plus il indique que les espèces sont nombreuses et les figures variées.

(2, 590) D’abord, la terre contient les éléments des sources qui roulent la fraîcheur avec leurs eaux, et qui renouvellent sans cesse la mer immense. La terre contient des atomes de feu, puisque souvent le feu dévore les campagnes embrasées, puisque l’Etna vomit dans sa colère des flammes plus terribles encore. Les moissons florissantes et les arbres fertiles, qui croissent pour la race des hommes, y trouvent leurs germes, comme la tendre feuille des bois et les gras herbages que la terre fournit aux bêtes errantes des montagnes : aussi est-elle nommée la mère puissante des dieux [599], la mère des animaux et la mère des hommes.

(2, 601) Les anciens et sages poëtes des Grecs, quand ils chantent la terre, la peignent assise sur un char, et guidant la course de deux lions sous le joug. Ils enseignent ainsi que ce corps immense flotte suspendu dans le ciel, et que la terre ne peut reposer sur une terre ; les monstres attelés signifient que les bienfaits des pères doivent amollir et dompter le cœur des enfants les plus farouches. Ils lui ceignent aussi le front de la couronne murale, parce que le sol est couvert de remparts élevés et porte des villes : cet emblème dont la Mère des dieux est encore revêtue la rend formidable, quand on promène son image dans le monde. (2, 611) Les solennités antiques du mont Ida la font appeler Idéenne chez tous les peuples divers ; ils lui donnent une bande de Phrygiens pour escorte, parce que ce fut, dit-on, de la Phrygie que les moissons naissantes commencèrent à se répandre dans toutes les campagnes : ils lui assignent des prêtres mutilés [615], afin de nous avertir que ceux qui ne respectent pas la sainteté de leurs mères, et ceux en qui leurs pères trouvent des ingrats, doivent être jugés indignes de créer eux-mêmes une race vivante. La peau tendue des tambours tonne sous la main de ces prêtres ; les cymbales creuses (2, 620) et les trompes mêlent leurs sons menaçants et rauques à la flûte phrygienne [621], dont les accords irritent les âmes. Ils portent devant la statue des javelots, comme la marque d’une violente fureur, pour que les cœurs ingrats, les cœurs impies de la foule soient épouvantés et tremblent devant la puissance de la déesse.

Aussi, quand elle parcourt les grandes villes où son image muette passe sans donner aucun signe de sa muette bienfaisance, l’argent et l’airain pavent les chemins enrichis de pieuses largesses, et une neige de roses, une nuée de fleurs ombrage la Mère des dieux et son cortège. (2, 630) Alors une troupe d’hommes armés, que les Grecs nomment Curètes de Phrygie [630], dansent entrelacés, se mêlent au hasard, et bondissent en mesure, tandis que leur sang coule comme des larmes. Ils agitent, en secouant la tête, des aigrettes terribles, semblables aux Curètes quand ils étouffaient jadis les vagissements de Jupiter caché dans la Crète ; car on raconte que ces jeunes prêtres, environnant le jeune dieu de leur danse rapide, les armes à la main, choquaient en cadence le fer contre le fer, de peur que Saturne, découvrant son asile, ne le livrât à sa dent cruelle, et ne fît au cœur de sa mère une éternelle blessure. (2, 640) Voila pourquoi des gens armés accompagnent la Mère des dieux ; ou peut-être veut-on nous dire que cette déesse prescrit aux hommes de défendre par les armes et avec courage le sol natal, et de se préparer à être le soutien et la gloire de leur famille.

Quelque ingénieuses et belles que soient ces fables, elles s’écartent du vrai, la raison les repousse. Car il faut que les dieux, par leur nature même, jouissent dans une paix profonde de leur immortalité, loin du contact des choses humaines, et dans un monde séparé du nôtre : là, exempts de douleur, exempts de périls, (2, 650) ils se suffisent, ils ne demandent rien aux hommes ; la vertu ne les gagne point, et la colère ne peut les toucher. La terre, au contraire, a toujours été une masse insensible ; mais, comme les éléments de mille choses y sont enfermés, elle met au jour mille corps éclos de mille façons diverses. Au reste, si on se plaît à dire Neptune pour la mer, Cérès pour les moissons, et si on préfère le nom de Bacchus au mot propre de vin, consentons aussi à ce que la terre, cet immense globe, soit appelée la Mère des dieux, pourvu que sa vraie nature lui demeure.

(2, 660) Souvent on voit paître dans les mêmes herbages les troupeaux chargés de laine, la race belliqueuse des chevaux, et les génisses armées de cornes ; le même ciel les abrite, les mêmes sources apaisent leur soif ; et pourtant ces espèces diffèrent, elles gardent la nature qui les a produites, et chacune suit des mœurs distinctes : tant il est vrai que toutes les herbes contiennent des atomes différents, ainsi que toutes les sources. De même, parmi tous ces êtres, chacun est formé de parties analogues, les os, le sang, les veines, la chaleur, les humeurs, les entrailles, les nerfs. (2, 670) Et pourtant elles ne se rassemblent pas, parce que la forme de leurs éléments varie.

Les substances enflammées que le feu dévore doivent, au moins, nourrir dans leur sein des atomes qui leur permettent de vomir la flamme, de répandre la lumière, de faire jaillir les étincelles, et de lancer au loin la cendre brûlante. Parcours ainsi toute la nature, guidé par la raison, et tu découvriras que tout recèle les germes de mille corps emprisonnés sous mille formes.

Enfin, tu vois bien des choses qui joignent la couleur au goût, (2, 680) et le goût au parfum ; comme la plupart des offrandes que la superstition arrache, quand elle saisit honteusement les âmes. Ces matières doivent être composées de principes divers : car les odeurs se glissent par où le suc ne gagne jamais les membres, et le suc où les saveurs insinuantes trouvent aussi des voies particulières ; ce qui prouve que leurs atomes ne sont pas faits de même. Des atomes de forme diverse se réunissent donc dans les mêmes assemblages, et les corps se forment de leur mélange.

Bien plus, tu distingues partout dans mes vers mille lettres qui sont les éléments communs de mille mots ; (2, 690) et pourtant tu es obligé de reconnaître que chaque mot, chaque vers ne se compose pas des mêmes éléments. Non que ces lettres communes qui courent de vers en vers soient peu nombreuses, ou que les mêmes ne se rassemblent jamais pour produire deux mots semblables ; mais parce que tous les éléments de tous les mots ne sont pas rangés de même. De cette façon, quoique les autres corps renferment aussi mille principes communs à mille choses, il se peut néanmoins que leur masse diffère : tu aurais donc raison de dire que des atomes différents produisent la race des hommes, les moissons et les arbres fertiles.

(2, 700) Ne vas pas croire pourtant que tous les atomes puissent former des assemblages de toute sorte ; car alors il serait commun de voir naître des monstres, de voir une moitié de bête sur un corps humain, un épais feuillage sur un être vivant, des membres appartenant à la terre joints à ceux que la mer enfante, des chimères enfin vomissant la flamme de leurs bouches empestées, et que la nature nourrirait aussi dans un monde capable de tout produire. Mais il est évident que rien ne se fait de la sorte, puisque nous voyons tous les êtres, formés de germes invariables et naissant à des sources distinctes, conserver leur espèce quand ils croissent.

(2, 710) Il faut bien que leur croissance se fasse dans un ordre déterminé : car toute nourriture fournit à chacun ses atomes propres qui se distribuent dans les membres, et qui, joints au corps, y engendrent un mouvement réparateur. Au contraire, les éléments impropres sont rejetés par la nature, qui les rend au sol ; et souvent le corps humain repousse par un choc et met en fuite des corps imperceptibles, qui ne peuvent ni se mêler à la substance, ni concourir au mouvement vital, et recevoir eux-mêmes la vie.

Ne te figure pas que les animaux seuls soient assujettis à ces lois : une certaine limite sépare tous les êtres. (2, 720) En effet, comme toutes les productions de la Nature diffèrent, elles doivent avoir aussi des éléments de forme différente : non pas que bien des atomes ne soient faits de même, mais parce que tous ne peuvent être semblables en tout. Or, si les atomes ne se ressemblent pas, il faut que leurs intervalles, leurs directions, leurs assemblages, leurs poids, leurs rencontres, leurs chocs, leurs mouvements varient ; et voila ce qui non-seulement distingue les corps animés, mais ce qui sépare même la terre des océans, et ce qui nous empêche de confondre le soleil avec la terre.

(2, 730) Maintenant, ô Memmius, recueille des paroles qui sont le fruit de mon doux travail, afin de ne pas croire que les corps dont la blancheur éblouit les yeux soient formés de blancs atomes, que les corps sombres aient des germes noirs, et enfin que toute substance doive sa couleur à des éléments colorés de même. Les éléments ne possèdent ni couleur qui ressemble, ni couleur qui ne ressemble pas à celle des corps. Si tu crois que la pensée ne peut avoir de prise sur des atomes incolores, ton esprit erre loin du vrai chemin. (2, 741) Car si les aveugles-nés, sans avoir jamais aperçu la lumière du soleil, reconnaissent dès leur enfance les corps au toucher seul, et les dépouillent de toute couleur, il est évident que la raison est capable de saisir les choses qui ne sont point enveloppées de fard. Nous-mêmes enfin, lorsque nous touchons une chose dans la nuit aveugle, nous la sentons, quoique sa couleur soit insensible.

Ce que les faits attestent, je vais le prouver. Toutes les couleurs changent, et toutes se remplacent, (2, 750) ce qui ne peut arriver aux atomes. Il faut que certains corps demeurent inaltérables, ou le néant engloutirait le monde : car tout ce qui sort de ces limites, et dépouille son être, le frappe de mort. Ainsi donc garde-toi bien de colorer les atomes, de peur que le monde ne soit anéanti.

Mais si, en leur ôtant la couleur, la nature les a doués de formes diverses qui engendrent et varient toutes les nuances ; (2, 760) si leur mélange, leur arrangement et les impulsions que tous donnent ou reçoivent, ont une haute importance, tu peux expliquer aisément et vite pourquoi des corps noirs acquièrent tout à coup une blancheur éclatante, comme la mer, dont les ondes tourmentées par le vent se couvrent de blanches écumes et de la pâleur du marbre. Car tu diras : Un corps habituellement sombre, quand ses atomes se mêlent et que leur ordre (2, 770) change, quand ils se sont enrichis ou débarrassés de quelques autres, paraît aussitôt brillant et clair. Si les éléments de la mer étaient azurés, les vagues ne pourraient blanchir : car, de quelque façon que tu bouleverses leur azur, il ne passera jamais à la blancheur du marbre.

Peut-être crois-tu que des atomes de mille couleurs produisent cet éclat pur et uniforme des flots, comme souvent un carré provient de mille figures diverses qui font une seule figure. (2, 780) Mais alors puisque nous apercevons dans le carré des formes distinctes, on devrait aussi voir sur la plaine des mers, ou sur tout autre corps de couleur uniforme, mille couleurs différentes, mille nuances variées.

D’ailleurs, les figures irrégulières ne nuisent pas au tout, et permettent que la surface soit carrée ; mais la différence des couleurs empêche la masse de conserver un éclat uniforme.

(2, 788) Maintenant donc, puisque ce ne sont pas des atomes noirs et blancs qui forment le blanc et le noir, mais des atomes de forme diverse, la seule cause qui nous engage souvent à leur attribuer des couleurs est détruite. Car la blancheur naîtra plus aisément de germes incolores que du noir, ou de toute couleur opposée que sa nature repousse.

De plus, comme les couleurs ont besoin de lumière pour exister, et que les éléments échappent à la lumière, tu dois en conclure que les éléments ne sont pas enveloppés de couleur. En effet, les couleurs pourraient-elles subsister dans les ténèbres, elles qui changent à la lumière même, suivant que (2, 800) des rayons obliques ou droits les frappent et les éclairent ? Vois étinceler au soleil le collier de plumes qui entoure le cou et la gorge des colombes : quelquefois il reflète la pourpre des rubis, et quelquefois un jour différent y sème de vertes émeraudes sur un fond azuré. De même, lorsque la queue du paon est inondée de lumière, les reflets varient, suivant que les plumes sont exposées : or, si le choc de la lumière forme les nuances, il est impossible de croire que les nuances existent sans elle.

(2, 810) Et, puis, les yeux reçoivent tel choc [810] quand on les dit frappés de la couleur blanche, tel autre sous les atteintes du noir, et ainsi du reste. Or, ce qui importe dans les matières touchées, ce n’est pas le hasard des nuances, mais l’harmonie des formes : il est donc évident que les couleurs ne sont pas nécessaires aux atomes ; car leurs formes variées varient les impressions de la vue que leur contact excite.

En outre, si la nature des couleurs ne tient pas à la forme des atomes, et que des atomes de toute forme puissent avoir un éclat quelconque, (2, 820) pourquoi les corps formés par eux ne sont-ils pas de même ? pourquoi toutes les nuances ne sont-elles pas répandues dans toutes les espèces ? Il faudrait alors que les corbeaux, au milieu de leur vol, jetassent une blanche lumière de leurs ailes blanchissantes ; que le plumage des cygnes fût assombri par de noirs atomes, ou revêtu de toutes les autres couleurs, soit simples, soit mélangées.

Bien plus, à mesure que les corps sont partagés et diminuent, il est facile de voir la couleur insensiblement effacée pâlir et s’éteindre. L’or, quand on le met en poudre ; (2, 830) les étoffes étincelantes de pourpre, quand on les arrache fil à fil, perdent tout leur éclat : ainsi donc les couleurs se dissipent avant même que les parties ne retournent à la matière.

Enfin, tu nous accordes que tous les êtres ne jettent pas des sons ou des odeurs, et par conséquent tu ne les supposes pas tous odorants ni sonores : de même, comme tous ne peuvent être saisis par la vue, tu dois en conclure que les uns manquent de coloris aussi bien que les autres de parfum et de son, (2, 840) et que des esprits pénétrants se les figurent aussi bien sans couleur que sans toutes les autres qualités ou marques sensibles.

Au reste, ne crois pas que la nature dérobe seulement la couleur aux atomes : elle les soustrait au froid, aux vapeurs tièdes, aux vapeurs chaudes ; les empêche de produire le son, et ôte les sucs humides à leur maigre substance, qui ne contient et ne répand aucune senteur. Ainsi toi-même, lorsque tu veux composer un doux parfum avec la marjolaine, la fleur du nard, ou la myrrhe, ce nectar embaumé des narines, tu dois chercher, (2, 850) autant que possible, les huiles les moins odorantes et qui ne laissent échapper aucun souffle fétide, pour ne pas mêler au pur esprit des fleurs un corps infect qui puisse l’échauffer et le corrompre.

De même les atomes, quand ils forment les êtres, ne doivent employer ni odeur ni son, puisque rien ne se détache de leur substance, et que par conséquent le goût, le froid, la vapeur chaude, la vapeur tiède, ne peuvent en émaner. Tout ce qui forme la nature mortelle des corps, (2, 860) la mollesse qui les assouplit, la corruption qui les brise, le vide qui les creuse, sera nécessairement écarté des atomes, si nous voulons asseoir le monde sur des fondements impérissables, qui soient la base du salut universel, et qui empêchent toute la nature de retourner aux abîmes du néant.

Tu dois avouer aussi que les êtres qui sentent naissent pourtant de germes insensibles ; et tout ce que nous avons sous les yeux, tout ce que nous sommes à portée de connaître, loin de démentir et de combattre ce fait, semble nous y conduire par la main, et nous obliger à croire (2, 870) que des éléments inanimés, je le répète, produisent les animaux.

En effet, il est facile de voir que le ver éclot et prend vie dans la fange, lorsque des pluies intempestives engendrent la corruption dans le sol humide. Tout se transforme de même. Les eaux tournent en feuillage, les gras herbages en troupeaux ; les troupeaux changeant de nature se font hommes, et la chair humaine va souvent accroître les forces des bêtes sauvages, ou la substance des oiseaux. (2, 879) La nature forme donc avec une nourriture morte des corps vivants, et elle tire de là tous les êtres sensibles : comme du bois aride naissent les flammes ondoyantes, et comme tout se convertit en feu.

Ne vois-tu pas alors combien importent la disposition, le mélange des atomes, et les mouvements que tous impriment ou reçoivent ?

Pourquoi donc ton esprit, ébranlé par le doute, cherche-t-il des objections vaines, et refuse-t-il de croire que des corps insensibles forment un être qui sent ? Est-ce parce que les pierres, le bois et la terre, quoique mêlés ensemble, sont incapables de produire le sentiment et la vie ? (2, 891) Mais ici rappelle-toi nos arrangements : je ne veux pas dire que tous les corps générateurs enfantent au hasard et sur-le-champ des êtres organisés pour sentir. Il importe, je le répète, que les éléments de ces êtres aient telle grandeur, telle forme, tels mouvements, tel ordre, telle position ; et ces qualités manquent au bois, aux mottes de terre. Néanmoins ces corps, quand ils sont gâtés par les pluies, engendrent des vermisseaux, parce que leurs atomes, (2, 900) bouleversés alors par une circonstance nouvelle, forment un assemblage de telle sorte que des animaux doivent en naître.

Lorsque, sur la foi de quelques hommes, on donne pour élément à la sensibilité des atomes sensibles, on rend aussi les atomes mous ; car le sentiment fait partie des entrailles, des nerfs, des veines, toutes choses molles et que nous voyons formées de substance périssable.

Supposons, pourtant, que ces atomes puissent éternellement durer. Toujours est-il que tu dois les croire sensibles, ou comme partie des êtres, ou comme tout pareil aux êtres entiers. (2, 910) Or, les parties sont incapables de sentir : il le faut bien, puisque chacune repousse les impressions des autres, puisque la main détachée du corps et tous les membres à part ne conservent aucune sensibilité. Reste donc à faire des atomes autant de petits êtres. Mais alors peut-on les appeler éléments des choses ? Éviteront-ils les sentiers de la mort, eux qui sont des êtres contenus dans un être mortel, et qui ressemblent à la masse ?

Fût-ce même possible, leur concours, leur assemblage (2, 920) produira seulement un amas et une multitude de corps animés : comme les hommes, les troupeaux et les bêtes sauvages, dans leurs unions, ne peuvent engendrer que leur espèce. De cette façon, tout devrait être sensible comme nous.

Si les atomes se dépouillent de leur sensibilité propre, mais que les assemblages acquièrent une sensibilité nouvelle, pourquoi leur avoir donné ce que tu leur ôtes ? D’ailleurs, et cet exemple nous a déjà servi de refuge, puisque nous voyons les œufs se changer en oiseaux vivants, les vers éclore du sol qui fermente, gâté par des pluies intempestives, (2, 930) il est clair que le sentiment peut naître de corps insensibles.

Peut-être dira-t-on que les atomes engendrent la sensibilité qui leur manque par un changement produit avant de se manifester, comme les êtres qui naissent. Mais il me suffira de faire voir et de prouver que toute naissance vient après un assemblage, que rien ne change sans un assemblage nouveau. Le sentiment ne se forme donc pas avant le corps sensible : car les atomes jusque-là demeurent épars (2, 940) dans les airs, dans l’eau, dans le sol, ou dans ce que le sol enfante ; du moins, si la matière se rassemble, les mouvements harmonieux de la masse, nécessaires à la vie, ne sont pas encore réglés, et eux seuls allument le flambeau des sens qui veillent à la garde des êtres.

Les êtres sont-ils frappés plus fort que ne le peut endurer leur nature, le coup les abat aussitôt, et bouleverse les organes de leur âme : les éléments sont arrachés de leur place, le mouvement vital expire ; (2, 949) si bien que la masse des atomes, ébranlée dans tous les membres, brise les nœuds de la vie, la détache du corps, et la rejette par toutes les issues. En effet, que pouvons-nous attendre du choc, et que fera-t-il, à moins de tout dissiper et de tout rompre ?

Souvent aussi, lorsque le coup a moins de violence, le mouvement harmonieux de la vie triomphe par un dernier effort : il dompte la matière que soulève le choc, il apaise ses désordres, il rétablit son cours, il arrête le mouvement destructeur déjà maître du corps, et rallume les sens à demi éteints. (2, 960) Car est-il autre chose qui ranime le souffle de la vie chez les êtres quand ils sont aux portes de la mort, et qui les empêche de suivre leur penchant à la ruine ?

D’ailleurs, on souffre quand les atomes de matières, tourmentés par un choc au fond des entrailles ou des membres, se déplacent ; et quand ils retournent à leur poste, la douce volupté les accompagne. Tu peux en conclure que les éléments échappent aux atteintes du mal, et ne recueillent en eux-mêmes aucun plaisir ; (2, 969) car ils ne sont point un assemblage de ces corps élémentaires, dont les bouleversements puissent y semer la douleur ou la jouissance. La matière ne doit donc pas être sensible.

Quoi ! pour que les animaux sentent, il faut accorder le sentiment aux atomes ? Ainsi, les éléments propres à la race des hommes sont agités par le tremblement du rire ; la rosée des pleurs baigne leur visage, leurs joues ; ils sont habiles à parler sur la substance des êtres, et ils cherchent à voir leur propre base. (2, 980) Car, puisque ces atomes ressemblent à des hommes, il leur faut aussi des corps élémentaires : autre corps, autres germes ; et ainsi de suite, sans que tu oses jamais interrompre la chaîne. Je te suivrai sans relâche, pour imposer, à tout être que tu auras doué de la parole, du rire, de la sagesse, des atomes doués de même. Mais si nous ne voyons là que des idées folles et le comble de la sottise ; si on peut rire sans atomes qui rient ; si on peut raisonner avec sagesse, parler avec éloquence, sans atomes éloquents ni sages, pourquoi les êtres qui sentent ne seraient-ils pas également (2, 990) formés par un mélange de corps insensibles ?

Enfin, nous sommes tous nés du ciel ; nous avons tous le ciel pour père : du ciel tombent les eaux pures ; et quand les gouttes pénètrent au sein de la terre bienfaisante, cette mère féconde des êtres, elle produit les grasses moissons, les arbres fertiles, la race des hommes ; elle produit toutes les espèces vivantes : car elle leur fournit la pâture dont tous les corps se nourrissent, et où ils puisent avec la douce vie les germes de leur postérité. Aussi mérite-t-elle ce nom de mère que les hommes lui donnent. (2, 999) Or, tout ce qui vient du sol y retourne ; tout ce que les airs nous envoient remonte vers le ciel, et les airs le recouvrent. La mort anéantit les êtres, et non pas les atomes ; elle ne fait que rompre leur assemblage, pour les assembler encore de mille façons diverses : aussi les êtres changent-ils sans cesse de forme, de couleur ; et dès que le sentiment les anime, le sentiment leur échappe. Juge donc combien importent le mélange, la disposition, les mouvements réciproques des atomes ; (2, 1010) et crois à leur éternité, quoique nous voyions à la surface des choses une matière flottante qui semble ne recevoir la vie que pour la perdre. Quoi de plus essentiel, dans ces vers mêmes, que la combinaison et la place des lettres assemblées ? Car les mêmes qui désignent le ciel, la mer, les fleuves, la terre, le soleil, expriment aussi les moissons, les arbres, les animaux : sinon toutes, au moins la plupart, se retrouvent en mille mots, et leur position seule les distingue. Les atomes agissent de même sur les corps ; (2, 1020) et quand leur intervalle, leur direction, leurs rapports, leur poids, leurs chocs, leurs mouvements, leur ordre, leur place, leur forme changent, les corps doivent aussi changer.

À présent, ô Memmius, sois attentif à la voix de la sagesse : car des vérités inconnues brûlent de se faire jour à tes oreilles, et la nature se montre sous une face nouvelle. Mais est-il des choses si simples qui ne soient, au premier aspect, difficiles à croire ? De même, les hommes ne voient rien de si magnifique, de si admirable, que leur admiration ne finisse par diminuer à la longue.

(2, 1030) Le brillant azur du ciel, la lumière flottante des astres épars dans le vide, la lune, le soleil aux feux éclatants, les émeuvent à peine. Mais suppose que ces astres, encore dérobés aux mortels, leur apparaissent tout à coup et les surprennent : est-il alors un spectacle plus merveilleux, et que les peuples eussent osé moins attendre ? Je ne puis le croire, tant ils exciteront le ravissement des hommes ! Au lieu que maintenant on se lasse de les voir, on ne daigne plus jeter un regard sur les dômes éblouissants du ciel.

(2, 1040) Ainsi donc ne rejette pas de sages idées, parce que leur forme nouvelle te fait ombrage. Pèse-les plutôt avec intelligence : si elles te semblent vraies, rends les armes ; attaque-les, si tu les trouves fausses. La raison me guide : comme des espaces sans fin existent au delà des remparts du monde, mon esprit cherche ce que renferment ces lieux, où la pensée aime tant à plonger un regard avide ; et mon esprit est libre de voler où son essor le pousse.

Établissons d’abord que de toutes parts, en tous sens, de chaque côté, en haut, en bas, le tout universel (2, 1050) manque de bornes : nous avons prouvé le fait, il parle de lui-même, la nature du vide le met en lumière. Mais alors, si nous sommes environnés de ces étendues sans limites, où des atomes sans nombre ni mesure voltigent de mille façons, agités par un mouvement éternel, est-il vraisemblable, peut-on croire que notre ciel et notre globe terrestre soient leur seul ouvrage, que ces milliers de corps élémentaires demeurent oisifs au delà du monde ? surtout quand on pense que le monde sort des mains de la nature ; que les atomes, sans impulsion ni règle, ni but, ont engagé mille batailles aventureuses et stériles, (2, 1061) avant de former enfin ces assemblages rapides qui sont devenus la base des grands êtres, comme la terre, les ondes, le ciel, les espèces vivantes. Je le répète donc, et tu dois en convenir, il existe dans les autres parties du vide des amas pareils à celui que tient embrassé le vaste réseau des airs.

En outre, quand les atomes abondent, quand ils ont un espace libre, quand aucun obstacle ne les arrête, les atomes agissent nécessairement, et composent des êtres. (2, 1070) Or, si la masse des éléments est telle que toute la vie des hommes ne suffise point à les compter, et si tous ont part à cet élan, à cette nature capable de les amonceler en tous lieux, comme nos atomes sont amoncelés ici-bas, il faut avouer que les autres régions contiennent aussi des mondes, des peuples divers, et des animaux de toute sorte.

Ajoutons que la Nature ne produit pas de corps uniques dans leur espèce, qui naissent isolés, qui croissent solitaires : tous appartiennent à quelque famille, tous ont mille semblables. (2, 1080) Les animaux le prouvent, et tu le remarqueras surtout chez les bêtes errantes des montagnes, chez la race des hommes au double sexe, chez le peuple muet des ondes, et chez les êtres qui volent. Aussi, pour la même raison, es-tu forcé de reconnaître que la terre, le ciel, le soleil, la lune, la mer, tous les corps enfin ne sont pas uniques, mais plutôt infinis en nombre ; car leur existence doit avoir aussi des bornes infranchissables, et ils se composent de substance qui naît et meurt, aussi bien que les espèces les plus fécondes.

(2, 1090) Si tu te pénètres bien de ces vérités, aussitôt la Nature te paraît libre : plus de maîtres superbes ; elle seule fait tout, et de son propre fond, sans que les dieux y mettent la main. Car, je vous atteste, divinités saintes, âmes tranquilles, et qui passez dans un calme sans fin une vie sans orage, qui de vous est capable de gouverner le tout immense, de tenir avec mesure les fortes rênes du vaste univers ? Qui peut faire que mille cieux tournent ensemble, que leurs feux échauffent et fécondent mille terres ? (2, 1099) Qui peut être sans cesse répandu dans toute la nature, pour étendre le sombre voile des nuages sur la face riante des airs, et les ébranler avec la foudre retentissante ? La foudre jaillit-elle de vos mains quand elle renverse vos temples, quand elle va se perdre dans les solitudes où sa fureur éclate, quand ses traits aveugles passent auprès des coupables, et donnent la mort aux innocents qui ne la méritent pas ?

Après la naissance du monde [1105], dès que se leva le jour où furent engendrés la terre, les ondes, le soleil, de nombreux atomes, ajoutés au dehors, enveloppèrent et enrichirent la masse. Ces germes émanaient du grand Tout qui les amoncela pour accroître les eaux, les terres ; pour élargir les palais du ciel ; pour hausser leurs voûtes, (2, 1110) les écarter du sol, et reculer au loin la cime des airs. Car ils jaillissent de toutes parts sous mille chocs qui les distribuent aux corps analogues, et les unissent à leur espèce : l’eau attire l’eau, la terre se nourrit de substance terrestre, le feu engendre le feu, l’air alimente l’air. Achevant enfin son œuvre, la Nature conduit les êtres au terme de leur croissance ; ce qui arrive, quand le suc vital introduit dans les pores égale le fluide qui se perd : (2, 1120) alors les progrès de la vie cessent, et la nature puissante met un frein aux envahissements des corps.

Ainsi donc ceux que tu vois atteindre par un développement heureux et insensible le dernier échelon de la maturité engloutissent plus d’atomes qu’ils n’en rejettent. Les aliments y trouvent partout des voies faciles ; les pores ne sont pas assez larges pour que les pertes abondent, et la masse dépense moins que sa nourriture ne lui donne. Sans doute de nombreux atomes découlent et se retirent des êtres, il faut en convenir ; mais un nombre plus grand encore les remplace, tant que les êtres ne sont pas au faite de leur croissance. (2, 1130) Car alors ils dépérissent : les forces de la maturité se brisent peu à peu, et les corps ruinés tournent à la décrépitude. Plus ils ont de volume, plus ils occupent de place, quand ils cessent de croître, plus ils se dissipent de tous côtés, en tous sens, et plus ils jettent de matière. Les aliments circulent avec peine dans les canaux de la vie. Des atomes écumants débordent à larges flots, et ils épuisent la Nature, qui ne suffit pas à nourrir leurs pertes, à réparer leurs ruines. Il est donc juste que la mort vienne : les masses appauvries succombent à des attaques étrangères, (2, 1140) parce que leur vieillesse manque de nourriture, parce que les éléments extérieurs ne cessent de battre, de tourmenter, et de rompre les corps dont ils viennent toujours à bout.

Un jour aussi les vastes remparts du monde seront emportés [1145], abattus, et tomberont en poudre. Car il faut que les aliments renouvellent, que les aliments assujettissent, que les aliments soutiennent tout assemblage. Mais en vain nourrissent-ils le monde : ses pores étroits contiennent trop peu de sucs, et la Nature ne peut rassasier sa faim immense.

(2, 1150) Déjà commence la décrépitude des âges. La terre fatiguée produit à peine des animaux chétifs, elle qui créa toutes les espèces, elle qui enfanta jadis des monstres énormes. Je ne crois pas, en effet, que les êtres soient descendus par une chaîne d’or des hauteurs du ciel dans nos campagnes [1155] ; ou que la mer et ses ondes, qui battent les rocs, leur aient donné la vie [1156] : mais ils la doivent à cette terre qui les nourrit encore de sa substance.

D’ailleurs, elle créa pour les premiers hommes, elle créa spontanément et leur offrit elle-même les riantes moissons, les vignobles et les gras pâturages, (2, 1160) doux enfants du sol, qui de nos jours poussent et grandissent à peine sous des mains actives. On use des bœufs, on consume des hommes, et à peine suffisent-ils à la terre paresseuse : tant les fruits dépérissent et ont besoin de travail pour croître ! Déjà le vieux laboureur, secouant la tête, gémit de ses efforts perdus, de ses sueurs inutiles ; et quand il compare son temps aux temps passés, il vante le bonheur de son père. Triste comme lui, épuisé comme sa vigne, le vigneron (2, 1170) accuse de même les temps qui changent ; il tourmente le ciel, il crie sans cesse que les générations antiques, occupées seulement des dieux, tiraient une subsistance facile de leur humble domaine, quoique chacun eût moins de terre que nous : mais il ne sait pas que la vieillesse dévore lentement les êtres, et que le monde court à sa perte, déjà fatigué par les âges.

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NOTES


LIVRE II.


v. 4Quibus ipse malis careas, quia cernere suave est. Au lieu de mettre, comme la plupart des traducteurs : « La vue des maux dont nous sommes exempts nous est douce, » on a cru rendre le véritable sens de ce vers en traduisant : « Nous aimons à voir de quels maux nous sommes exempts. » C’est là une idée moins égoïste, moins cruelle.

v. 7. Sed nil dulcius est, bene quam munita tenere. Voltaire, dans une épître à mad. Du Châtelet, a traduit ce morceau :

Heureux qui, retiré dans le temple des sages,
Voit en paix sous ses pieds se former les orages ;
Qui contemple de loin les mortels insensés,
De leur joug volontaire esclaves empressés.
Inquiets, incertains du chemin qu’il faut suivre.
Sans penser, sans jouir, ignorant l’art de vivre,
Dans l’agitation consumant leurs beaux jours,
Poursuivant la fortune et rampant dans les cours !
O vanité de l’homme ! ô faiblesse ! ô misère !

v. 24. Si non aurea sunt juvenum simulacra per ædeis, Lampadas igniferas. Ces beaux vers ont frappé Virgile, qui a peint le même tableau avec de nouvelles couleurs dans le second livre des Géorgiques :

O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas, quibus ipsa, procul discordibus armis,
Fundit humo ! facilem victum justissima tellus,
Si non ingentem foribus domus alta superbis
Mane salutantum totis vomit ædibus undam,
Nec varios inhiant pulchra testudine postes,
Illusasque auro vestes, Ephyreiaque æra,
Alba neque Assyrio fucatur lana veneno,
Nec casia liquidi corrumpitur usus olivi.
At secura quies, et nescia fallere vita,
Dives opum variarum ; at latis otia fundis,
Speluncæ, vivique lacus : at frigida Tempe,
Mugitusque boum, mollesque sub arbore somni,
Non absunt ; illic saltus et lustra ferarum,
Et patiens operum exiguoque assueta juventus.

Nous renvoyons, pour l’intelligence de ce morceau, à la traduction de Virgile que contient ce volume.

v. 66. Nam certe non inter se stipata cohæret Materies. Lucrèce combat ici Aristote, qui supposait la matière inerte, comme il la croyait sans forme, et qui attribuait à cette inertie même toutes les transformations de la nature. Épicure, au contraire, veut que la matière soit frappée d’une éternelle agitation.

…… Nimirum nulla quies est
Reddita corporibus primis per inane profundum.

v. 209. Non cadere in terram stellas et sidera cernis ? Ce n’est point pour se prêter à l’opinion populaire que Lucrèce fait tomber les étoiles : il ne parle pas ici en poëte, mais en physicien. Comme Épicure était persuadé que le soleil, la lune, les astres, ne sont pas plus gros qu’ils ne nous le paraissent, il en concluait que ces vapeurs enflammées, que nous voyons tomber pendant la nuit, sont de véritables étoiles. Il ne faudrait donc pas traduire ici le mot stellas par feux nocturnes.

v. 257. Unde est hæc, inquam, fatis avolsa voluntas. Il est impossible de se figurer comment la liberté humaine repose sur la déclinaison des atomes. Cette déclinaison est-elle nécessaire ou accidentelle ? Si elle est nécessaire, comment la liberté peut-elle en être le résultat ; si elle est accidentelle, par quoi est elle déterminée ? Qu’est-ce d’ailleurs que ce mouvement oblique que Lucrèce établit, par la seule raison qu’il lui est indispensable pour expliquer la formation des êtres ? On voit que c’est là un côté faible, un point vulnérable du système d’Épicure ; et les attaques ne lui ont pas manqué. Nous n’essayerons pas de résoudre le problème. Remarquons seulement avec quel art Lucrèce noue le fil imperceptible de ces raisonnements, et avec quels merveilleux efforts de poésie il cherche à éblouir, à entraîner la conviction qui hésite.

v. 430. Fæcula jam quo de genere est, inulæque sapores. Il s’agit ici de deux assaisonnements. La fécule (fæx) était d’un goût piquant, et faite, comme son nom l’indique, avec la lie acide du vin. L’aulnée était une sauce extraite des racines à la fois douces et amères d’une plante ainsi nommée.

v. 474. Humor dulcis, ubi per terras crebrius idem Percolatur. Les anciens croyaient que les eaux de la mer, filtrées à travers le sol, alimentaient les sources des fleuves.

v. 599. Quare magna Deum Materque ferarum. La plupart des philosophes croyaient que les espèces vivantes, ainsi que les dieux, devaient l’existence à la terre ; et les peuples de l’antiquité ont presque tous divinisé cette mère commune. La manière dont Lucrèce interprète les allégories de ce culte est ingénieuse, et pleine de la plus noble philosophie, de la plus haute morale, quoique souvent un peu forcée.

v. 615. Gallos attribuunt. Les Galles étaient des prêtres de Cybèle, dont la Phrygie inondait l’empire romain. Les anciens nous les ont représentés comme des vagabonds, des fanatiques et des misérables, dont on avait souvent à craindre la fureur. Ils portaient l’image de la mère des dieux ; ils allaient quêter pour elle ; on dit même qu’ils connaissaient toutes les ressources de la nécromancie, qu’ils jouaient des gobelets, et qu’ils prédisaient l’avenir.

v. 621. Et Phrygio stimulat numero cava tibia menteis. Le mode phrygien est un des quatre principaux modes de la musique grecque ; c’est aussi l’un des plus antiques. Le caractère en était vif, impétueux, fier, ardent et terrible. Aussi était-ce, suivant Athénée, sur le ton ou mode phrygien qu’on sonnait de la trompette, et qu’on jouait des autres instruments militaires. Ce mode, inventé, dit-on, par le Phrygien Marsyas, tient le milieu entre le lydien et le dorien, sa finale étant à un ton de distance de l’un et de l’autre.

v. 630. Hic armata manus, Curetas nomine Græcei Quos memorant Phrygios. On regarde les Curètes comme les plus anciens ministres de la religion païenne. Livrés à la contemplation, ces prêtres étaient en Crète ce que les Mages furent en Perse, les Druides dans la Gaule, et les Saliens à Rome. On leur attribue l’invention de quelques arts. Dans leurs cérémonies, ils dansaient tout armés au bruit des cris tumultueux, des tambours, des flûtes, des sonnettes. Ils frappaient avec des épées sur des boucliers, et semblaient s’animer d’une fureur divine, qui épouvantait un peuple crédule. Il y en avait en Crète, en Phénicie, en Phrygie, à Rhodes, et par toute la Grèce. Ils se livraient à une douleur effrénée, et se mutilaient même en l’honneur de Cybèle, désespérée de la mort d’Atys. Ils observaient enfin des jeûnes si rigoureux, qu’ils s’interdisaient jusqu’à l’usage du pain.

v. 810. Et quoniam plagæ quoddam genus excipit in se Pupula. Ce vers est remarquable en ce qu’il montre qu’Épicure ne regardait la vue que comme un tact d’une certaine espèce. Les autres sensations sont également rapportées au tact dans le quatrième livre. Le tact est donc, pour cette école, le sens par excellence, le plus général de tous. En effet, parmi les êtres qui ont ou auxquels nous attribuons la sensibilité, il y en a qui paraissent privés de la vue, d’autres qui semblent dépourvus d’ouïe ou d’odorat ; mais il n’y en pas un seul à qui la nature ait refusé le tact. Voilà sans doute pourquoi Lucrèce s’écrie plus haut avec tant d’enthousiasme :

Tactus enim, tactus, proh Divom numina sancta !
Corporis est sensus.

v. 1105. Multaque post mundi tempus genitale. Les commentateurs de Lucrèce, et Gassendi lui-même, n’ont point remarqué ce passage autant qu’il méritait de l’être ; il sert à expliquer plusieurs endroits de la philosophie corpusculaire. Épicure croyait que non-seulement notre monde, mais encore tous les autres, dont il supposait le nombre infini, étaient environnés d’éléments extérieurs, comme notre globe est environné par l’air. Ces éléments, placés dans les intervalles des mondes, les alimentaient en s’incorporant à leur substance, et en réparaient les pertes. Ils empêchaient aussi, à l’aide d’une pression extérieure, les atomes constitutifs de chaque monde de rompre leur assemblage, et de se disperser dans le vide.

v. 1145. Sic igitur magni quoque circum mœnia mundi Expugnata dabunt labem. Presque toutes les écoles de philosophie reconnaissaient, non-seulement que le monde courait à sa perte, mais encore qu’il approchait de son terme. Platon annonçait le dépérissement de ses forces ; Sénèque se plaisait dans cette lugubre contemplation, et le christianisme saisit avidement ce dogme terrible. Saint Cyprien a dit comme Lucrèce : Jam scire debes mundum non illis viribus stare quibus ante steterat, nec eo robore valere quo ante prævalebat. De là ces calculs, ces prédictions qui épouvantèrent successivement tous les âges ; prédictions sans cesse démenties, sans cesse renaissantes, et que les générations humaines se transmettaient comme une sorte de terreur périodique !

v. 1155. Aurea de cælo demisit funis in arva. Ce vers fait allusion à une fable racontée par Homère dans le huitième livre de l’Iliade. Cette fable, d’après Platon, n’est qu’une belle et ingénieuse allégorie du soleil, dont les rayons, semblables à une chaîne d’or, font descendre la vie et la fécondité sur l’univers.

v. 1156. Nec mare, nec fluctus, plangentes saxa, crearunt. Lucrèce réfute ici l’opinion, longtemps accréditée, que les hommes étaient nés de l’Océan. Platon regardait cette doctrine comme très-ancienne ; c’était celle de Thalès. De là toutes ces fables adoptées par les poëtes. Homère fait naître tous les dieux de l’Océan :

Ὠϰεανόν τε, θεῶν γένεσιν, καὶ μητέρα Τηθύν.

Voilà l’origine de la fable de Vénus sortant de l’écume des ondes, et l’étymologie du nom de Rhéa (ῥέω), cette déesse de l’âge d’or ; c’est encore par là qu’on peut expliquer le culte que presque tous les peuples de la terre ont rendu à l’eau.