De la nature des choses (traduction Sully Prudhomme)/Traduction

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Traduction du premier livre de LucrèceAlphonse LemerrePoésies 1878-1879 (p. 1-41).
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LUCRÈCE


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DE LA NATURE DES CHOSES
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LIVRE PREMIER




Mère des fils d’Énée, ô volupté des Dieux
Et des hommes, Vénus, sous les astres des cieux
Qui vont, tu peuples tout : l’onde où court le navire,
Le sol fécond ; par toi tout être qui respire
Germe, se dresse et voit le soleil radieux !
Tu parais, les vents fuient, et les sombres nuages ;

Le champ des mers te rit ; fertile en beaux ouvrages,
La terre épand les fleurs suaves sous tes pieds,
Le jour immense éclate aux cieux pacifiés !
Dès qu’avril apparaît, et qu’enflé de jeunesse
Le fécondant Zéphir a forcé sa prison,
Ta vertu frappe au cœur les oiseaux, ô Déesse,
Leur bande aérienne annonce ta saison ;
Le sauvage troupeau bondit dans l’herbe épaisse
Et fend l’onde à la nage, et tout être vivant
À ta grâce enchaîné brûle en te poursuivant.
C’est toi qui par les mers, les torrents, les montagnes,
Les bois peuplés de nids et les vertes campagnes,
Plantant au cœur de tous l’amour cher et puissant,
Les pousses d’âge en âge à propager leur sang !
Le monde ne connaît, Vénus, que ton empire ;
Rien sans toi, rien n’éclôt aux régions du jour,
Nul n’inspire sans toi, ni ne ressent d’amour !
À ton divin concours dans mon œuvre j’aspire !
Je veux à Memmius parler de l’Univers,
À notre Memmius que, prodigue et constante,
Orna de tous les dons ta faveur éclatante !
Donne, ô Vénus, la grâce éternelle à mes vers !

   Mais, pendant que je chante, et sur mer et sur terre
Endors et fais tomber la fureur de la guerre :
Tu peux, seule, aux mortels donner la douce paix.
Mars, le Dieu tout armé de la guerre farouche,
Quand l’amour l’a vaincu, sur ton sein jette et couche
Son cœur blessé du mal qui ne guérit jamais ;
Tes genoux pour coussin, dans un regard de flamme,

Béant vers toi, d’amour il se repaît les yeux,
Et, renversé, suspend à tes lèvres son âme !
Lorsqu’il repose ainsi sur ton corps glorieux,
Presse-le comme une onde, et que ta voix le charme
Et le prie, et, propice aux Romains, le désarme !
Mon chant, quand la patrie est dans de mauvais jours,
Se trouble, et Memmius ne peut, en pleine alarme,
Frustrer l’espoir public d’un illustre secours !
Les Dieux, de leur nature, entière par soi-même,
Sont immortels, heureux dans une paix suprême,
Loin des choses de l’homme et bien plus haut que nous ;
Nos périls, nos douleurs ne leur sont pas communes ;
Sans nul besoin de nous, maîtres de leurs fortunes,
Ils sont indifférents, sans grâce ni courroux.

     Apprête ton génie, et d’une libre oreille
À loisir, Memmius, entends la vérité ;
Ce gage de mon zèle et ce fruit de ma veille,
Ne les dédaigne pas sans m’avoir écouté.
     Je vais dire des Dieux les principes suprêmes
Et sonder la Nature en ces éléments mêmes
Dont les corps sont créés, vivifiés, nourris,
Où, par la mort dissous, retournent leurs débris.
Retiens qu’en mes leçons les mots matière ou germe,
Ou corps générateur désignent l’élément ;
Le nom de corps premier tous les trois les renferme,
Car il marque à la fois cause et commencement.

     L’homme traînait sa vie abjecte et malheureuse,
Sous le genou pesant de la Religion

Qui, des hauteurs du ciel penchant sa tête affreuse,
Le tenait dans l’horreur de son obsession.
Un Grec fut le premier qui, redressant la face,
Affronta le fantôme avec des yeux mortels.
Foudre, ni ciel tonnant, ni prestige d’autels
Ne l’ébranle, et d’un cœur qu’enhardit la menace
Il brûle de forcer pour la première fois
Le temple où la Nature enserre et clôt ses lois.
Son héroïque ardeur triomphe, et, vagabonde,
L’entraîne par delà les murs flambants du monde ;
Son âme et sa pensée explorent l’infini ;
Il en revient vainqueur : il sait ce qui peut naître,
Ce qui ne le peut pas, du pouvoir de chaque être
Les bornes, et son terme à son fond même uni.
Sur la Religion un pied vengeur se pose,
L’écrase ; et sa victoire est notre apothéose !
     Tu crains, dans mes leçons, de te voir entraîné
Par la raison sans culte au noir chemin des crimes.
Ah ! la Religion fait plutôt des victimes ;
Et d’un culte odieux le sacrilège est né !
     Des Grecs, au port d’Aulis, l’élite réunie,
Les rois, pour conjurer la Vierge-aux-Carrefours,
Souillent l’infâme autel du sang d’Iphigénie.
Sur ses tempes déjà flottent les blancs atours
Suspendus au bandeau qu’à son front on attache.
Elle voit là son père immobile d’horreur,
Le couteau que le prêtre à ce malheureux cache,
Les larmes que sa vue à tout le peuple arrache,
Et sent fuir ses genoux, muette de terreur.
La misérable ! En vain c’est elle la première

Qui fit entendre au roi le nom sacré de père :
On la saisit tremblante, on la traîne à l’autel,
Non pour voir accomplir le rite solennel
Et par l’hymen brillant s’en retourner suivie,
Mais, nubile, offrant pure au fer honteux sa vie,
Tomber, victime en pleurs qu’un père sacrifie
Pour le départ heureux et sûr de ses vaisseaux...
Tant la Religion put conseiller de maux !
     Vaincu par tous les vieux et terribles mensonges
Que t’ont faits les devins, tu te gares de moi ;
Car combien n’ont-ils pas imaginé de songes
Qui pussent, de la vie abolissant la loi,
Bouleverser ton sort tout entier par l’effroi !

     Ah ! que si, reniant sa sainte extravagance,
L’homme avait bien la foi que ses maux finiront,
Des devins menaçants il vaincrait l’arrogance !
Mais, ignorant, sans force, il baisse encor le front,
Car il craint dans la mort une éternelle peine :
Que sait-il, en effet, de l’âme et de son sort ?
L’âme est-elle l’ainée ou la contemporaine
De la vie, ou dissoute avec nous par la mort ?
Au gouffre de Pluton dans la nuit descend-elle ?
Un dieu la souffle-t-il en mainte chair nouvelle ?
Comme autrefois l’a dit Ennius, qui ravit
À l’Hélicon charmant la verdure immortelle,
La première qu’autour d’un front latin l’on vit !
Mais ses vers d’étemelle et haute renommée,
Peignant l’Achéron noir, en ont peuplé les bords
De spectres sans couleur, d’une essence innommée,

Ombre qui n’est point l’âme et qui n’est plus le corps.
Et c’est là qu’il a vu la figure d’Homère,
Toujours jeune, surgir et de tristesse amère
Fondre en pleurs, puis ouvrir la Nature à ses yeux.
     Mais avant de sonder et d’expliquer les cieux,
Le soleil et la lune et la loi qui les mène,
Les forces de la terre et ses créations,
C’est nous qu’il faut d’abord que nous interrogions.
Qu’est donc la vie en nous ? Qu’est-ce que l’âme humaine ?
Quand des objets, le jour, ont frappé nos cerveaux,
Pourquoi se dressent-ils dans la fièvre ou le somme ?
Qui de nous n’a pas cru revoir, entendre un homme
Dont la terre enserrait depuis longtemps les os ?
     Je sens bien que des Grecs les recherches obscures
Ne peuvent par mes vers luire d’un jour plus beau ;
J’ai dû même innover des mots et des figures,
Car notre langue est pauvre et le sujet nouveau.
Mais ta vertu, l’espoir d’une amitié suave
M’allègent le fardeau que la fatigue aggrave ;
L’amitié, m’éveillant dans le calme des nuits,
Me dictera le mot, l’accent qui devant l’âme
Allume et fait courir une brillante flamme
Dont l’inconnu s’éclaire en ses profonds réduits.
Pour dissiper l’horreur de notre nuit profonde,
Le soleil ne peut rien, ni le jour éclatant ;
Mais la Nature parle et la Raison l’entend !

     Et voici le principe où la raison se fonde :
Rien n’est jamais sorti du néant par les Dieux.
Que si l’humanité tremble dans l’épouvante,

C’est qu’à l’œuvre infini de la terre et des cieux
L’homme cherche une cause ; elle échappe à ses yeux,
Et la force divine est celle qu’il invente.
Mais quand nous aurons vu que rien n’éclôt de rien,
Nous marcherons guidés au but qui nous appelle,
Nous saurons de quel fond, par quel secret moyen,
Tout prend l’être et se meut sans que nul Dieu s’en mêle.
     Que le néant engendre, et les êtres divers
Naissent tous l’un de l’autre, et tout leur est semence.
Dès lors la race humaine au sein des mers commence,
Le poisson naît du sol, l’oiseau surgit des airs,
Bêtes fauves, troupeaux, bétails de toute espèce,
Aux déserts comme aux champs vivent sans loi produits,
Et les arbres n’ont plus toujours les mêmes fruits :
Tous bons à tout produire, ils en changent sans cesse.
Car si chaque être n’a ses corps générateurs,
Où chacun trouve-t-il une constante mère ?
Mais tu leur vois à tous leurs germes créateurs :
Aussi chacun n’éclôt, n’émerge à la lumière
Qu’où reposent ses corps premiers et sa matière.
Tout être ainsi ne peut par tous être enfanté,
Car des pouvoirs distincts à chaque être appartiennent.
Pourquoi la rose en mai, les moissons en été ?
Et le cep par l’automne à s’épandre invité ?
Si ce n’est qu’en leur temps les semences conviennent,
Et qu’ainsi tout produit apparaît tour à tour,
Quand la terre vivace élève au seuil du jour
L’être en fleur, sur la foi des saisons qui reviennent.
Si tout de rien naissait, tout surgirait soudain,
Sans nulle saison propre, en un temps incertain,

N’étant plus d’éléments dont un ciel impropice
Pût jamais empêcher l’union créatrice.
S’ils poussaient du néant, les êtres aussitôt
Croîtraient, n’attendant point des germes l’assemblage :
L’enfance à la jeunesse atteindrait sans passage,
L’arbre soudain du sol s’élèverait d’un saut.
Mais quoi ! d’un tel désordre a-t-on jamais vu trace ?
Tout grandit lentement, ainsi que le prescrit
Un germe sûr ; chaque être est conforme à sa race ;
Chacun d’un propre fonds croît donc et se nourrit.
     Puis le sol, sans les eaux que chaque année assure,
Ne pourrait, infécond, de beaux fruits s’égayer,
Ni tous les animaux, privés de nourriture,
Entretenir leur vie et se multiplier.
Loin d’admettre qu’il soit sans corps premiers des êtres,
Crois plutôt que, pareils aux mots formés de lettres,
Ils trouvent par milliers de communs éléments.
Qui donc à la Nature eût interdit de faire
Des hommes qu’on eût vus déraciner, géants,
Les grands monts, traverser à gué les océans,
Et porter, invaincus, un âge séculaire,
S’il n’était aux objets, pour naître, un fond marqué,
Principe où de chacun l’essor fût impliqué ?
Il faut donc l’avouer : rien de rien ne commence,
Puisque tous les objets ont besoin de semence,
Qui, les créant, les porte au champ subtil des airs.
Si la campagne, enfin, préférable aux déserts,
Par nos mains cultivée en fruits meilleurs abonde,
Il faut bien qu’en la terre il soit des éléments,
Que le labour incite à leurs enfantements

Quand notre soc retourne une glèbe féconde.
Que s’il n’en était point, tout sans notre labeur
D’un essor spontané naîtrait beaucoup meilleur.
     Ajoute que la mort désagrège la chose
Sans réduire jamais ses germes à néant ;
S’il pouvait rien périr de ce qui la compose,
La chose périrait, disparue à l’instant,
Sans attendre un agent qui, propre à la dissoudre,
Dût miner ses liens pour la réduire en poudre.
Mais un germe éternel fixe chaque produit ;
Jusqu’à ce qu’un agent vienne assaillir cet être,
Ou, le désagrégeant, dans ses pores pénètre,
La Nature ne souffre en rien qu’il soit détruit.
Si l’âge enfin, des corps que son travail dissipe
Tuant le fond, consume en entier leur principe,
D’où vient le divers sang des êtres que Vénus
Rend au jour de la vie ? Où puise, eux revenus,
Le sol riche un suc propre à nourrir chaque type ?
Quelle eau la source vive et le fleuve à la mer
Prodiguent-ils ? Quels feux donne aux astres l’éther ?
Car le passé sans borne et la vie actuelle
Ont dû tarir tout être à substance mortelle.
Que s’il dure aujourd’hui, s’il a toujours duré
Des corps par qui ce monde est fait et réparé,
Il faut bien, les douant d’une immortelle essence,
De rentrer au néant leur nier la puissance.
Si la matière enfin, d’un nœud plus ou moins fort
Se liant, ne restait l’éternel fond des choses,
Tout, d’une même atteinte et par les mêmes causes,
Périrait au toucher seulement de la mort,

Faute de corps massifs, d’éternelle substance,
Dont quelque force dût rompre la consistance.
Mais non ! les éléments formant de divers nœuds
Tandis que la matière est éternelle en eux,
Les corps restent entiers tant que nul choc n’arrive
Assez fort pour briser leur trame respective ;
La mort réduit ainsi l’objet à l’élément
Et, loin d’anéantir, désunit seulement.
     Il pleut et l’eau périt, quand l’éther, divin père,
La précipite au sein maternel de la terre ;
Mais, vois : le beau blé monte, et le rameau verdit,
Et l’arbre cède au poids de ses fruits et grandit ;
Vois donc : le genre humain, les bêtes s’en nourrissent,
Et les riches cités d’un jeune sang fleurissent.
Par tous les bois feuillus chantent les nouveaux nids ;
Las du faix de leur graisse, en des prés bien fournis,
Se couchent les troupeaux, et, gonflant la mamelle,
Le blanc laitage coule, et la race nouvelle,
Folle, sur les gazons, d’un pied encor peu sûr,
Bondit, le cerveau jeune enivré de lait pur.
Quand donc la chose meurt, tout ne meurt pas en elle :
Des débris de chaque être un nouvel être sort ;
Ainsi toute naissance est l’œuvre d’une mort.

     Comme j’ai dit que rien du néant ne peut naître
Et que rien n’y retourne après avoir eu l’être,
Tu te prends à douter de mes enseignements,
Parce que l’œil ne peut saisir les éléments ;
Je te vais donc prouver qu’il faut que l’on conçoive
Dans tout objet des corps, sans que l’œil les perçoive.

Ainsi le vent flagelle avec fougue les eaux,
Répand la nue au loin, coule les gros vaisseaux,
Casse, en tourbillonnant à travers les campagnes,
Les grands arbres, et bat les sublimes montagnes
D’un souffle aux pins fatal : tel le vent frémissant
Se déchaîne en furie et hurle menaçant.
Il est donc fait de corps qui, soustraits à la vue,
Balayant et la mer et la terre et la nue,
Entraînent tout obstacle à leur vol turbulent.
Ces corps fluides vont propageant leurs ravages,
Tout comme on voit soudain l’eau mobile en coulant
Monter, quand vient l’accroître, après d’amples orages,
Un déluge apportant de la cime des monts
Avec des troncs entiers des fragments de branchages.
L’impétueux torrent force les meilleurs ponts ;
Il court sus aux piliers, tourbillon gros de pluie ;
La masse, sous l’effort terrible qu’elle essuie,
Croule avec un grand bruit ; les lourds quartiers de roc
Sont roulés sous les flots ; rien ne résiste au choc !
Or, le souffle du vent doit courir de la sorte :
Quand, pareil au torrent, il fond sur un objet,
Il l’assaille, des coups répétés qu’il lui porte
Le renverse, l’enlève, et tournoyant jouet
Dans les cercles fougueux de la trombe il le roule.
Donc le vent cache en soi des corps premiers en foule,
Puisqu’il imite ainsi les mœurs, le mouvement
Des grands cours d’eau qui sont des corps évidemment.
     On ne peut voir non plus des choses odorantes
Aux narines monter les senteurs différentes ;
Le chaud ne se voit pas ; le froid de même aux yeux

Se dérobe, et le son ne s’aperçoit pas mieux ;
Et ces choses pourtant sont vraiment corporelles,
Si j’en prends à témoin les sens frappés par elles,
Car les corps seulement sont tangibles entre eux.
Une tunique, au bord des flots brisés pendue,
Boit leur rosée, et sèche au soleil étendue.
Or, ce travail de l’eau pénétrant le tissu,
Puis dissipée au feu, l’œil ne l’a point perçu :
L’onde en minimes parts s’épand et se divise,
Et nulle à nos regards ne laisse aucune prise.
Quand elle a du soleil compté bien des retours,
La bague s’use au doigt qu’elle orna tous les jours ;
L’eau que distille un toit creuse, en tombant, la pierre ;
Le fer de la charrue est rongé par la terre ;
Les pieds ont aplani les pavés du chemin ;
Vois l’idole d’airain sur le seuil de la porte :
Il faut qu’en la baisant une foule entre et sorte,
Et ces saluts nombreux en ont usé la main.
La perte se voit bien, car la forme s’altère ;
Mais ce qu’à tout instant l’objet perd de matière,
La Nature en ravit la vue à l’œil humain.
Ce qu’aux êtres le temps apporte et la Nature,
Peu à peu les forçant à croître avec mesure,
Ne peut être saisi des yeux les plus puissants,
Non plus que le déclin de leurs corps vieillissants.
Nul œil, à chaque instant, ne peut voir la morsure
Que fait aux rocs pendants le sel rongeur des mers.
C’est d’invisibles corps qu’est formé l’Univers.
     La matière pourtant n’emplit pas tout le monde ;
Sache que toute chose a quelque vide en soi.

C’est cette connaissance importante et féconde
Qui va guider, fixer ta raison vagabonde,
T’expliquer le grand Tout, et me gagner ta foi !

     Il est donc un milieu libre, vide, impalpable.
Rien ne serait, sans lui, de se mouvoir capable,
Car leur solidité formerait chez les corps
Un mutuel obstacle à leurs communs efforts,
Et nul n’avancerait, puisque nul dans la masse
Aux autres ne pourrait le premier faire place.
Or, dans les champs du ciel, de la terre et des mers,
Tout se meut à nos yeux sur des rythmes divers :
Aucun de tous ces corps agités sans relâche
N’eût pu, faute d’un vide, y commencer sa tâche ;
Et bien plus, aucun d’eux n’aurait même existé :
La matière eût dormi dans sa solidité.
     Il n’est pas un objet, de ceux qu’on croit solides,
Qui n’offre aux corps subtils un vide où pénétrer.
Vois suinter la pierre, et les grottes humides
Par des canaux secrets goutte à goutte pleurer.
Dans nos membres partout filtre la nourriture ;
Si l’arbre pousse, et donne au temps marqué ses fruits.
C’est que les sucs, du bout des racines conduits,
Circulent par le tronc dans toute la ramure ;
La voix perce une enceinte, et par les huis bien clos
Vole et passe ; un froid vif se glisse jusqu’aux os :
Ce que tu ne verrais nullement se produire
Sans des vides par où le corps pût s’introduire.
     Et que penseras-tu des choses que tu vois,
Pareilles de grandeur, se surpasser de poids ?

Si l’une est de matière autant que l’autre pleine,
Le plomb ne saurait donc peser plus que la laine,
Car la matière seule entraîne tout en bas,
Et le propre du vide est de ne peser pas.
Plus une chose est grande et te semble légère,
Plus elle atteste ainsi qu’elle a de vide en soi ;
Et plus pesante elle est, plus sa lourdeur fait foi
Qu’elle a perdu de vide et gagné de matière.
Nos recherches enfin nous l’ont donc révélé,
Ce vide, à toute chose intimement mêlé !
     Il faut qu’en hâte ici, de peur qu’on ne t’égare,
Contre un exemple adroit, mais vain, je te prépare.
L’eau cède aux flancs luisants des poissons écailleux,
Et leur ouvre un sentier liquide, et derrière eux
Comble la brèche ouverte au retour de son onde.
Ainsi peuvent, dit-on, les choses se mouvoir
Et se substituer dans la masse du monde.
Mais quoi ! rien de plus faux se peut-il concevoir ?
Car où chaque poisson trouve-t-il une issue,
S’il ne l’a de l’eau même auparavant reçue ?
Mais où peut passer l’eau, sans qu’il ait avancé ?
Voilà donc tous les corps dans un repos forcé,
Ou conviens que partout le vide au plein s’ajoute,
Et qu’à tout mouvement il ouvre et fait sa route.
     Enfin, prends un corps plat par un autre pressé.
Soudain, sépare-les : il faut sans aucun doute
Que l’air occupe entre eux tout l’espace laissé ;
Mais bien que d’alentour l’air prompt s’y précipite,
Il ne peut, dans l’instant, affluer assez vite
Pour l’emplir en entier, mais doit par chaque bout

Gagner de proche en proche avant d’occuper tout.
Le contact et l’écart, si l’air est contractile,
S’expliquent, dira-t-on, sans vide ; erreur subtile !
Un lieu, qui n’était point occupé, le devient ;
Un autre, qui l’était, cède ce qu’il contient :
Il n’est pas de raison pour que l’air se condense,
Et le fit-il, sans vide il ne pourrait, je pense,
Grouper ses éléments, se retirer en soi.
Ne t’embarrasse plus d’objections frivoles :
Il faut du vide enfin reconnaître la loi !
     Et je pourrais encore, ami, dans mes paroles,
Par d’autres arguments corroborer ta foi ;
Mais, pour les signaler à ton esprit sagace,
Il suffit que mes vers t’en aient livré la trace.
Quand le chien, par les monts pleins d’errants animaux,
Flaire, il va droit au gîte abrité de rameaux,
Dès qu’il s’est élancé sur des pistes certaines ;
Ainsi, de preuve en preuve, aux notions lointaines
Tu cours, et, jusqu’au vrai fidèlement conduit,
Tu le forces dans l’ombre en son dernier réduit !
     Si mon verbe concis t’arrête ou te déroute,
J’étendrai la doctrine et la déploîrai toute ;
Mon sein riche épandra le miel de mes discours
En fleuve intarissable et si large en son cours
Qu’en nos membres le froid de l’âge peut descendre
Et de la vie en nous la gaine se briser,
Sans que mon luth t’ait fait sur chaque chose entendre
Les arguments sans nombre où tu pourrais puiser !

     De l’œuvre commencé renouons la texture :

Deux choses donc : les Corps, et par eux habité
Le Vide, ouvrant carrière à leur mobilité,
Voilà le propre fond de toute la Nature !
Les corps, nous les sentons, le sens est vrai par soi ;
Sans ce premier appui d’une commune foi,
Sur les secrets du monde il n’est pas d’avenue
Et pas de vérité certainement connue.
Quant à ce lieu, l’espace, en mes vers appelé
Le Vide, il est : sans lui les corps n’ont plus de siège,
Ils ont de circuler perdu le privilège ;
C’est ce que mes leçons déjà t’ont révélé.
     Et n’imagine point d’être qui d’aventure
Serait distinct des corps et du vide à la fois,
Qui fît une nouvelle et troisième nature.
Quel que fût cet objet, dès qu’il est, tu conçois
Qu’un surcroît, fort ou faible, à l’Univers s’ajoute.
Est-il tangible, encor que léger et subril,
Dans la somme des corps il doit compter sans doute ;
Et s’il est intangible, alors que pourrait-il
Au passage d’un autre opposer de solide ?
Il est donc pénétrable ; en un mot, c’est le Vide.
     Et toute chose est telle, au surplus, qu’elle peut
Soit agir, soit subir l’acte d’une autre chose,
Ou telle enfin qu’une autre y réside et s’y meut ;
Mais, causée ou subie, une action suppose
Quelque masse, et le lieu quelque espace vacant.
Hors le vide et les corps, l’être donc ne comporte
Nulle nature en soi d’une troisième sorte,
Plus rien qui de nos sens vienne ébranler la porte,
Ni qu’atteigne l’esprit d’un regard convaincant !

     Ces deux principes font dans tout objet l’essence ;
Et d’elle tout le reste, accident, prend naissance.
L’essence ne se peut de l’objet détacher
Sans le détruire : ainsi, le poids dans le rocher,
La chaleur dans le feu, dans l’eau l’état fluide,
Ce qu’on palpe en tout corps, ce qui cède en tout vide.
Pour ce qui vient et fuit, laissant inaltéré
Le fond de l’être, ainsi la liberté, la guerre,
L’esclavage, la paix, le luxe, la misère,
Accident est le nom justement consacré.
     Le temps n’est point par soi ; ce n’est que par les choses
Que ton esprit conçoit l’être vain que tu poses
Sous les noms de présent, de passé, d’avenir ;
Car le temps n’est sensible, il faut en convenir.
Que dans le mouvement ou le repos qui dure,
Quand d’Hélène on te dit réelle la capture,
Et réels les Troyens domptés par les combats,
Certes cette aventure en soi n’existe pas :
Des âges accomplis l’irrévocable fuite
Emporta les héros et leur œuvre à leur suite,
Car rien ne s’est jadis exécuté par eux
Qui ne fut l’accident des choses et des lieux.
     Enfin, si tu niais l’Espace et la Matière,
Bases de la nature et de l’histoire entière,
Pour la beauté d’Hélène une ardente fureur
N’eût point, soufflant au cœur du Phrygien sa flamme,
Allumé ces combats pleins d’une illustre horreur,
Ni le cheval de bois n’eût, pour brûler Pergame,
Dans une nuit perfide enfanté l’Achéen.
     L’action n’a donc pas, à fond considérée.

Par soi, comme les corps, existence et durée,
Ni comme l’être vide un fondement certain ;
Mais elle est l’accident, elle est ce qui varie,
Dans la masse et le lieu, théâtre de la vie !
     Tout corps, par son essence, ou n’est qu’un élément,
Ou d’éléments ensemble agrégés se compose ;
S’il est élémentaire, à l’effort violent
Pour le broyer sa masse invincible s’oppose.
     Mais tu pourrais douter qu’au monde il existât
Nul corps dont la matière aux efforts résistât :
Le fer incandescent s’amollit sous la braise ;
La voix, les cris, la foudre ont accès par les murs ;
L’or se dissout au feu qui tord ses lingots durs ;
Le roc, fumant de rage, éclate en la fournaise ;
La flamme dompte et fond la glace de l’airain ;
L’argent, sous le flot lent des liqueurs qu’on y verse,
Fait sentir la chaleur ou le froid qui le perce,
Sitôt que le convive a pris la coupe en main.
L’existence du plein te paraît donc peu sûre.
Mais puisque la Raison l’exige et la Nature,
Écoute-moi : bientôt tu m’auras avoué
Que d’une consistance éternelle est doué
L’élément primitif, germe de toute chose,
Où l’œuvre universel se résume et repose.
     Je l’ai dit : la Nature est double ; et tu comprends,
Depuis qu’il t’est prouvé combien sont différents
Et le corps et le lieu, champ de toute naissance,
Que chacun d’eux sépare et garde son essence :
Partout où git l’espace en mes vers appelé
Le Vide, point de masse ; et partout où réside

La masse, il ne saurait exister aucun vide ;
Ainsi l’atome est plein, sans vide au plein mêlé.
     Puisqu’aux objets formés nous découvrons du vide,
Il doit donc à l’entour exister du solide ;
Et certes l’on feindrait sans aucun fondement
Qu’un vide est dans leur masse enclos intimement ;
Car encor faut-il bien qu’une paroi l’enserre,
Et qu’est-elle ? sinon quelque amas de matière
Qui compose à ce vide un emprisonnement.
La matière peut donc, en vertu de sa masse,
Être éternelle, alors que périt l’agrégat.
     Se pût-il que le vide au monde entier manquât,
Tout serait donc massif, et s’il ne fût pas trace
De corps venant former tous en leurs lieux des pleins,
Tout serait pénétrable en ces abîmes vains.
Or, le vide et le plein se partagent le monde ;
Aucun n’en bannit l’autre et n’est tout l’univers.
Afin donc que le vide au plein ne se confonde,
Il faut l’atome, un corps qui les fasse divers.
Aux assauts du dehors il reste invulnérable ;
Rien ne peut desserrer sa trame impénétrable.
Enfin, et mes leçons l’ont déjà démontré,
D’une épreuve quelconque il sort inaltéré.
Ni rupture, ni choc en effet n’est possible
Sans vide, rien n’est plus aux tranchants divisible,
Plus rien n’absorbe l’eau, le froid qui gagne et mord,
Ni le feu pénétrant, ces ministres de mort ;
Et plus la chose atteinte offre de vide en elle,
Plus leur intime attaque a de mortel effet.
Si donc vraiment l’atome est de solide fait

Sans vide, la matière est vraiment éternelle.
Et s’il fût que jamais la matière périt,
Dans leur ancien néant qui les eût fait éclore
Les choses rentreraient pour en renaître encore.
Mais rien ne naît de rien, ma Muse te l’apprit,
Et rien n’est jamais né que le néant reprît.
De l’atome immortelle est donc la masse entière :
L’objet, s’y résolvant à son heure dernière,
Rapporte au renouveau des choses la matière !
Ainsi, fort de sa simple et solide unité,
L’atome se conserve et rouvre la carrière
Aux transformations depuis l’éternité !
     S’il n’était point enfin posé par la Nature
De terme aux fractions, une longue rupture
Eût déjà divisé la matière à tel point
Qu’une heure dût bientôt arriver dans la suite
Où ses œuvres conçus ne s’achèveraient point ;
Car toute chose au monde est plus vite détruite
Qu’elle n’est restaurée ; aussi ce que le temps
Dans le cours infini des âges précédents
Eût brisé, manquerait, dissous et pêle-mêle,
D’assez de jours pour naître à sa forme nouvelle.
Or, tout prouve aujourd’hui, dans ce que nous voyons,
Qu’il est à ce broîment une limite sûre,
Car le temps refait tout, et par genres assure
Leur croissance et leur fleur à ses créations.

     Ajoute que malgré la solide substance
Des atomes, l’esprit peut concevoir comment
L’eau, la vapeur, la terre, et l’air, sans consistance,

Se forment, et d’où vient leur souple mouvement ;
Car il suffit d’un vide épars dans la Nature.
Mais si de tous les corps les éléments sont mous,
La naissance du fer et de la pierre dure
Demeure sans principe et sans raison pour nous,
Faute de quelque assise où la Nature fonde.
Il doit donc exister de durs et simples corps
Dont le compacte amas puisse produire au monde
Le tissu plus serré de tous les êtres forts.
Qu’on suppose les corps divisés sans limite :
Il faut bien que pourtant, depuis l’éternité
Jusqu’à présent, des corps aient toujours subsisté
Dont la masse n’a point encore été détruite.
Or, dit-on, leur essence est la fragilité ;
Comment donc, subissant des assauts innombrables,
À travers tous les temps sont-ils demeurés stables ?
     Puisqu’aux espèces donc la Nature a prescrit
Leur degré de croissance et leur fixe durée ;
Que la part de pouvoir qui leur est mesurée
En de constantes lois trouve son terme écrit ;
Puisque, loin de changer, l’ordre des choses reste,
Si bien que les oiseaux, tout variés qu’ils sont,
Gardent du genre en eux le signe manifeste,
L’atome, dans tout être, est l’immuable fond !
Car si les éléments qui forment toute essence
Étaient par quelque atteinte au changement sujets,
On ne saurait quels corps pourraient prendre naissance
Ou ne le pourraient pas, la dose de puissance
Et le terme inhérents à l’être des objets,
Ni comment chaque race eût transmis sa nature,

Ses lois, ses mœurs, son vivre à sa progéniture.
     Le point, le dernier terme où le plein se résout,
Limite qui n’est plus des organes sentie,
Existe assurément sans aucune partie ;
D’essence irréductible, il n’a pu hors d’un tout
Ni ne pourra jamais subsister par lui-même,
Partiel par nature, élément simple, extrême ;
Et le plein est formé par le compacte amas
De pareils éléments qu’un seul contact assemble
Et qui, n’existant point, par soi, hors de l’ensemble,
Y tiennent forcément et ne s’arrachent pas.
L’atome est donc un plein solide, indivisible,
Bloc massif d’éléments le plus petits possible,
Non fait de corps distincts conduits à concourir,
Mais de tout temps pourvus d’une unité profonde,
À qui l’on n’ôte rien, qu’on ne peut amoindrir.
Réservoir étemel des semences du monde !
     Si la division n’a son terme borné,
Le moindre corps se prête à des parts innombrables,
Les moitiés des moitiés sont en deux séparables
Toujours, et tout objet reste indéterminé ;
Car, dès lors, de la moindre à la plus grande chose
Quelle est la différence ? Aucune. Vainement
La plus grande au-dessus s’élève infiniment ;
De parts sans nombre aussi la moindre se compose.
Mais la raison qui sent ces contradictions
S’en révolte ; et tu dois, convaincu, reconnaître
Qu’il existe des corps simples, sans portions,
D’essence indivisible, et qui, possédant l’être,
Sont solides aussi, doivent toujours durer.

Supprime cette loi : que les choses produites
En d’insécables parts sont forcément réduites,
Et la Nature alors ne peut se réparer ;
Car un corps devenant à l’infini poussière.
Répugne à ces états qu’affecte une matière
Apte à créer, tels que : poids, chocs, liens divers,
Rencontre et mouvement, d’où sort tout l’univers.

Ceux qui veulent que tout existe et s’accomplisse
Par le feu, que le feu soit l’unique élément,
De ceux-là tu prévois l’insigne égarement.
Héraclite, leur chef, est le premier en lice
Qui, chez les sages grecs, moins à l’autorité
Qu’à l’art d’un verbe obscur dut la célébrité.
La foule volontiers s’éprend et s’émerveille
Du mystère entrevu sous d’habiles détours ;
La foule tient pour vrai ce qui flatte l’oreille,
Ce que farde un sonore et caressant discours !
     S’il n’est que le feu pur, d’où vient donc, je te prie,
Que le monde, son œuvre, à l’infini varie
Dans ses productions ? Car il importe peu
Que se dilate ou bien se condense le feu,
S’il reste feu toujours et dans chaque partie ;
Son ardeur, là plus vive, est ailleurs amortie,
Selon qu’il se resserre ou s’écarte diffus,
Mais tu n’en peux tirer pour cela rien de plus.
Tant s’en faut que l’état si varié des choses
N’ait que ses éléments, clairs ou serrés, pour causes.
     Encor s’ils admettaient du vide aux corps uni,
Le corps igné pourrait devenir dense ou rare ;

Mais devant les écueils que le vrai leur prépare,
Ils esquivent le vide, ils l’ont partout banni ;
La peur d’un sol ardu les jette aux fausses routes.
Aussi ne voient-ils pas qu’ôtant le vide aux corps,
Ils rendent tout massif : les choses ne font toutes
Qu’un seul plein qui ne peut rien émettre au dehors,
Comme un foyer qui lance et chaleur et lumière,
Et prouve qu’il n’est point de compacte matière.
     S’ils pensent que le feu, par quelque autre moyen
Transforme ainsi sa masse, en groupes la resserre,
Sans que nulle partie en lui soit nécessaire,
Il faudra que ce feu tout entier tombe à rien,
Et que tout l’Univers prenne de rien naissance ;
Car tout être changé, qui de ses bornes sort,
Anéantit par là ce qu’il était d’abord.
Si donc rien n’est sauvé de la première essence,
Le monde, tu le vois, rentre dans le néant,
Et du néant renaît tout entier florissant !
     Puisque pour conserver la Nature la même
À tout jamais, il est des corps déterminés
Qui dans leur va-et-vient variant leur système,
Transforment les objets autrement combinés,
Ces corps ne sont donc pas des éléments ignés.
Que feraient en effet leur rupture, leur fuite,
Leur ordre varié, leur changement de lieu,
Si de tous les objets l’essence était de feu ?
Resterait feu toujours toute chose produite !
     Voici le vrai, je crois : il est des éléments
Dont le concours, le jeu, la place, la figure,
Et l’ordre font du feu lui-même la nature,

Et la changent au gré de leurs agencements ;
Ils n’offrent rien d’igné, ni rien qui puisse émettre
Des corps dont notre tact sente et palpe le jet.
     Prétendre que le feu c’est tout, ne pas admettre
Hors le feu, dans le monde, un seul réel objet,
Comme enseigne Héraclite, est d’un fou le langage :
Car il oppose aux sens leur propre témoignage ;
Il ébranle les sens dont toute foi dépend,
D’où ce qu’il nomme feu s’est fait à lui connaître ;
Il admet que le sens connaît au vrai cet être,
Mais non d’autres, qu’il voit tout aussi clairement.
Doctrine assurément non moins folle que vaine !
Car où te référer ? Quelle marque certaine
Ont le faux et le vrai hors de tes sens pour toi ?
À quel titre, niant au reste l’existence,
Ne laisser que le feu pour unique substance
Plutôt qu’ôtant le feu laisser n’importe quoi ?
Cènes des deux côtés la démence est la même.
     Avoir donc pris le feu pour le seul élément,
Et composé de feu l’universel système,
Ou voulu tirer tout de l’air uniquement,
Ou cru que l’eau peut seule et par soi faire un monde,
Ou pensé que la terre, en tout créant, revêt
Les attributs divers propres à chaque objet,
Quel écart de bon sens et quelle erreur profonde !
Erreur aussi d’unir les éléments par deux,
En joignant au feu l’air, et la terre au fluide ;
Ou par quatre : air, feu, terre, onde, croyant qu’en eux
De toute éclosion le principe réside.

     L’Agrigentin fameux, Empédocle y croyait,
Celui qu’enfanta l’île à bords triangulaires
Dont la mer d’Ionie aux eaux vertes et claires
Bat les golfes profonds de son flot inquiet,
Et, prompte, se ruant par un étroit passage,
Des bords italiens sépare le rivage.
Charybde immense est là ; c’est là qu’en grommelant
Bout l’Etna qui menace, encor gros de colère,
De vomir de sa gorge un autre jet brûlant,
Flambante éruption dont tout le ciel s’éclaire !
Des merveilles ont mis cette terre en honneur,
Et tout le genre humain l’admire et la renomme :
Sol opulent, armé d’une race au grand cœur ;
Mais il n’en est sorti rien d’égal à cet homme,
D’aussi prodigieux, d’aussi cher et sacré !
Ah ! dans de si beaux chants sa divine poitrine
Exhale et fait parler son illustre doctrine
Qu’à peine paraît-il de sang d’homme engendré !
     Hé bien ! lui-même et ceux qu’en ces vers j’interpelle,
Mais que si loin son œuvre a laissés derrière elle,
Eux qui, dans leur sublime et riche invention,
Arrachent un oracle au temple de leur âme,
Plus sûr et plus divin que tout ce que proclame
La Pythie au trépied verdoyant d’Apollon,
Sur les sources du monde, écueil de leurs disputes,
Faillissent lourdement ! Aux grands les grandes chutes !
     Et d’abord, sans nul vide ils font tout se mouvoir,
Et gardant les corps mous et subtils, la lumière,
Le feu, l’air, les vivants, les plantes et la terre,
Sans y mêler de vide ils les croient concevoir.

Puis ils croient que les corps à l’infini se rompent,
Sans admettre jamais d’arrêt aux fractions
Ni, dans les corps, d’atome insécable. Ils se trompent :
Il faut bien que pour point dernier nous admettions
Ce que l’aveu des sens prononce irréductible :
Or, l’atome insécable est justement pour nous
Cet extrême d’un corps qui n’est plus perceptible.
En outre, comme ils font de corps souples et mous,
Corps sujets à périr comme on les a vus naître,
Les éléments premiers, créateurs de tout être,
Il suit que l’Univers doit retourner à rien
Et doit tirer de rien ses œuvres rajeunies.
Erreur deux fois absurde et que tu connais bien !
Ces substances, d’ailleurs, si souvent ennemies
Et poisons l’une à l’autre, ou périraient unies,
Ou se disperseraient comme par les gros temps
Se dispersent la foudre et la pluie et les vents.
     Admets enfin que tout sorte de quatre choses,
Et qu’aussi tout retourne à ces quatre éléments ;
Mais ces principes-là, d’où vient que tu supposes
Qu’ils font les corps plutôt que les corps ne les font ?
Car ils alternent tous pour engendrer le monde
D’un échange éternel d’apparence et de fond.
     Que si tu veux que l’air se puisse unir à l’onde,
Et la matière ignée à l’élément terreux,
Sans changer de nature en s’accouplant entre eux,
Jamais tu ne feras que leur concours enfante
Un corps vivant, non plus que sans vie : une plante ;
Car chacun dans ce groupe, amas d’êtres divers,
Accuse sa nature, et l’air s’y manifeste

Joint à la terre, et joint à l’eau le feu s’atteste.
Or, les vrais éléments n’engendrent l’Univers
Que par un fond occulte et des moyens couverts,
Pour que nul, n’élevant une hostile puissance,
Ne rompe dans les corps leur unité d’essence.
     Ces sages font venir du céleste foyer
Le feu, qui doit en air se changer le premier ;
Puis l’onde sort de l’air, et la terre de l’onde ;
À l’inverse renaît de la terre le monde,
L’eau, puis l’air, puis le feu, par un flux éternel
Des astres à la terre et de la terre au ciel,
Sans que leur changement réciproque s’arrête.
Mais il ne se peut pas que l’élément s’y prête :
Pour sauver, en effet, le monde du néant,
Il faut bien qu’un principe invariable y dure,
Car la mutation qui franchit la nature,
C’est la mort de l’objet qui fut auparavant.
Or, puisque les objets énoncés tout à l’heure
Se viennent tous entre eux convertir, il faut bien
Que le fond, qui n’y peut se transformer, demeure.
Sans quoi tout l’Univers se résoudrait à rien.
Que n’admettons-nous donc des corps de cette espèce,
Qui, les mêmes toujours, ayant créé le feu,
Dès que leur nombre augmente ou diminue un peu,
Font l’air, en variant leur ordre et leur vitesse,
Et d’objets en objets transforment tout sans cesse ?
     Mais tout, me diras-tu (le fait aux yeux est clair),
Puise au sol, croît et monte aux régions de l’air.
Si la pluie aux saisons favorables n’abonde
Pour distiller la nue aux feuillages mouvants,

Si le soleil n’y joint sa chaleur qui féconde,
Il ne croît de moissons, d’arbres, ni de vivants,
Faute d’aliments secs et d’eau qui les arrose,
Le corps se perd, la vie alors se décompose
Et rompt avec les nerfs et les os son lien.
Nous prenons en effet nourriture et soutien
De corps fixes, fixés aussi pour toute chose.
     C’est que les éléments, cent fois modifiés,
Entrent, communs à tout, en des choses diverses,
Variant l’aliment aux êtres variés.
Ce qui surtout importe en leurs mille commerces,
C’est leur accord, comment ils se sont ordonnés.
Les mouvements entre eux soit reçus, soit donnés ;
Car les mêmes font tout : soleil, azur et fange,
Mers et fleuves, ainsi qu’arbres, bêtes, moissons,
Mais combinés et mus de diverses façons.
Et ne voyons-nous pas, dans ces vers que j’arrange,
Les mêmes lettres faire ainsi des mots nombreux,
Bien qu’il faille avouer que mots et vers entre eux
De son comme de sens à tout moment diffèrent,
Dès que les rapports seuls de leurs lettres s’altèrent ?
Certes, les éléments, en composés divers,
Sont plus féconds encore au monde qu’en mes vers.

     Enfin d’Anaxagore explorons le système
Rapporté par les Grecs, mais qu’ici je ne peux
Traduire en ce parler pauvre de nos aïeux ;
Je t’en pourrai du moins exposer l’esprit même.
Son homœomérie est toute en ce qui suit :
L’os est fait d’os menus de petitesse extrême,

De viscères menus le viscère est produit,
Le sang naît du concours de mille gouttelettes
Toutes de sang, l’or vient de l’or même en paillettes,
La terre est un amas de corps terreux en miettes,
Le feu de corps ignés, et l’eau de corps aqueux,
Ainsi tous les objets de corps les mêmes qu’eux.
Il le croit, et pourtant ne veut du tout admettre
Ni vide en les objets, ni terme aux fractions ;
Sur l’un et l’autre point il me paraît commettre
La même erreur que ceux que plus haut nous citions.
En outre, il fait ainsi trop fragile le germe,
Si l’on peut appeler germe un principe tel,
Identique aux objets, pâtissant et mortel
Comme eux, et n’offrant rien, pour subsister, de ferme.
Lequel pourra tenir contre un puissant effort,
Et se pourra sauver, sous les dents de la mort ?
Est-ce le sang ? les os ? la flamme, l’air, ou l’onde ?
Aucun, certes, dès lors qu’au même titre tous
Seront aussi mortels que toute chose au monde
Que nous voyons lutter et périr devant nous.
Or, les choses jamais, j’en ai fourni les preuves,
Ne rentrent au néant et n’en remontent neuves.
     Puis, grâce aux mets, le corps s’accroît et s’entretient ;
Il s’ensuit que les os, les nerfs, le sang, les veines,
[1] Faits de mets variés, sont tous hétérogènes ;
Ou bien chaque élément est complexe et contient

De petits corps nerveux et des veines complètes,
De petits os, du sang réduit en gouttelettes ;
Dans ce cas, l’aliment, qu’il soit humide ou sec,
Est donc hétérogène : il y faut reconnaître
Des nerfs, des os, du sang, mainte autre humeur avec.
     De plus, si tous les corps que du sol on voit naître
S’y trouvent en petit, le sol implique alors
Des germes d’un genre autre, autant qu’il fait de corps.
Et de tous les objets tu peux ainsi l’entendre :
Le bois cachant en lui flamme, fumée et cendre,
Des germes d’un genre autre y sont donc inhérents ;
Tous les corps que la terre alimente y vont prendre
Des corps différents d’eux, nés de corps différents.
     Il restait au système une ombre de refuge ;
Anaxagore ici s’en empare : il préjuge
De tous les corps dans tous le mélange secret ;
Seul le corps dont la dose y domine apparaît,
Le premier sous la main et le premier qu’on voie.
C’est là du vrai pourtant se beaucoup éloigner :
Dans les blés, quand le grès d’un âpre effort les broie,
La présence du sang se devrait témoigner,
Et des autres produits que notre corps sécrète ;
On devrait voir la meule en mouvement saigner.
Des herbes et de l’eau serait de même extraite
Une rosée exquise et semblable de goût
Au lait dont les brebis ont la mamelle pleine.
Rien qu’en pulvérisant les glèbes de la plaine,
On verrait, dispersés en embryons partout,
Herbes, moissons, forêts, dans le sein de la terre.
Enfin le bois rompu révélerait le feu,

La cendre et la vapeur, qu’en germes il enserre.
Or, il est évident que rien de tel n’a lieu :
Il est donc faux qu’ainsi les choses s’entremêlent,
Mais les germes, communs aux corps qui les recèlent,
Y font mainte alliance en variant leur nœud.
     Pourtant, me diras-tu, les puissantes tempêtes,
Soufflant sur les grands monts, contraignent quelquefois
Les hauts arbres voisins à tant froisser leurs faîtes
Que la flamme jaillit en vifs éclairs du bois.
Mais la flamme en ce bois n’est pas toute produite,
Ses germes seuls y sont qui, par le frottement
Rassemblés, des forêts causent l’embrasement ;
Si la flamme y gisait à l’avance introduite.
Le feu ne se pourrait jamais dissimuler,
Il devrait, attaquant les arbres, tout brûler.
     Je te l’ai donc bien dit : ce qui surtout importe,
Ce sont des éléments tous de la même sorte,
Leur concours, le rapport qui les tient ordonnés,
Les mouvements entre eux soit reçus, soit donnés.
C’est ainsi que, changeant à peine leurs systèmes,
Ils font le bois, le feu ; comme dans ces mots mêmes
Il suflit de changer les lettres quelque peu
Pour désigner de noms distincts le bois, le feu.
     Enfin, si rien pour toi du spectacle des choses
N’est explicable à moins qu’en tout tu ne supposes
Des genres de nature analogue aux produits,
Dans leurs propres effets les germes sont détruits ;
S’ils vibrent dans l’éclat du ris qui les secoue,
Comment de pleurs salés vont-ils baigner la joue ?

     Courage ! entends le reste, alors tu verras mieux :
L’ombre est épaisse, oui, mais d’un thyrse de flamme
Un grand espoir d’honneur m’est venu frapper l’âme ;
Il m’attise au côté l’amour délicieux
Des Muses ! et tout plein de leur vertu, j’explore
Des déserts que nul autre au mont Piérus encore
N’a foulés ! Il me plait d’aller faire jaillir
Des eaux vierges encore ; il me plaît de cueillir
Des fleurs neuves, d’atteindre une illustre couronne
Dont les Muses n’ont ceint les tempes de personne !
Et mon objet est grand ! Je viens rompre les fers
Dont les religions garrottent l’âme humaine.
Je chante, illuminant un ténébreux domaine
Où je colore tout de la beauté des vers !
Et ce charme est utile à l’œuvre que je tente :
Le médecin qui fait d’ingénieux efforts
Pour donner aux enfants l’absinthe rebutante
A d’un miel doux et blond du vase enduit les bords,
Et l’approchant ainsi de leur lèvre amusée
Leur verse à leur insu cette amère liqueur,
Non pour mettre en péril leur candeur abusée,
Mais leur rendre plutôt la vie et la vigueur ;
Et moi, dont le sujet est si peu fait pour plaire,
Sujet souvent ingrat aux disciples nouveaux
Et toujours abhorré du rebelle vulgaire,
Dans ce parler suave exposant mes travaux,
J’ai voulu les dorer du doux miel de la Muse.
Puisses-tu, jusqu’au bout, séduit par cette ruse,
Avec moi pénétrer, sous le charme des vers,
L’essence, la figure et l’art de l’Univers !

     Solides, tu le sais, les germes de matière
Vont et viennent sans fin, masse à jamais entière ;
Mais leur somme, ce point doit être examiné,
Est-elle ou non finie ? Et j’ai déterminé
Le lieu, l’espace libre où s’agite le monde.
Ce vide, recherchons s’il offre un champ borné
Ou d’un abîme ouvert l’immensité profonde.
     Certes, dans aucun sens le Tout n’est limité :
Car il faudrait qu’au Tout fût une extrémité ;
Or, nulle extrémité n’existe en une chose
Sans quelque être au-delà qui la borne et qui pose
Un terme où le trajet du regard aboutit ;
Donc le Tout (hors duquel n’est rien sans contredit)
Manquant d’extrémité n’a ni fin ni mesure.
Et n’importe en quel lieu l’on s’y trouve placé,
Toujours de quelque poste éloigné qu’on s’assure,
On voit tout l’infini de toutes parts laissé.
     En outre, supposons fini l’espace vide ;
Que si quelqu’un se porte à son extrême bord,
Et là, juste au confin, décoche un trait rapide,
Admets-tu que, brandi par un puissant effort,
Le trait d’un libre vol fuie où la main l’adresse,
Ou bien que devant lui quelque obstacle se dresse ?
C’est l’un ou l’autre : il faut évidemment opter ;
Des deux parts point d’issue ! et tu dois reconnaître
Qu’à l’infini s’étend tout l’ensemble de l’être,
Car, ou bien, quelque objet venant l’intercepter,
Ce trait n’atteindra pas à la limite même,
Ou, s’il passe, il n’est point parti du bord extrême.
Je te peux suivre ainsi, tu recules en vain

N’importe où ; qu’advient-il de cette flèche enfin ?
Elle ne peut trouver nulle part de limite,
Il s’ouvre une carrière éternelle à sa fuite.
     En outre, que l’espace entier soit limité,
Qu’en un cercle fixé le Tout se circonscrive,
Aussitôt par son poids la matière massive
Se ramasse en un bloc au fond précipité ;
Sous la voûte du ciel rien, plus rien ne circule,
Même il n’est plus ni ciel ni rayons de soleil.
La matière, en effet, qui toute s’accumule,
Dès l’infini du temps croupit dans le sommeil.
Il n’en est point ainsi : les corps élémentaires
N’ont jamais de repos, car il n’est pas de fond
Où tous ils puissent tendre et rester sédentaires ;
Dans une activité sans fin les choses vont
En tous sens, et le flot des principes du monde,
Étemels et lancés du sein du gouffre, abonde.
     L’objet borne l’objet, partout nous l’observons :
Les monts limitent l’air, et l’air enceint les monts,
La mer confine au sol, le sol aux mers confine ;
Mais le Tout hors de soi n’a rien qui le termine.
Une lueur de foudre en son rapide cours
Peut, tant la profondeur de l’espace est immense,
Suivre le vol du temps en y fuyant toujours,
Et toujours sa carrière en entier recommence.
Ainsi, de tous côtés, des abîmes ouverts ;
Nulle part, de limite à l’énorme univers !
La Nature interdit à cette somme entière
Des choses toute borne, en forçant la matière
À borner l’être vide et la bornant par lui ;

Tous deux font l’un par l’autre un ensemble infini.
Si l’un, absorbant l’autre, eût franchi sa barrière,
Usurpant à lui seul toute l’immensité,
Ni terre alors, ni mer, ni coupole sereine
Du ciel, ni corps sacrés des Dieux, ni race humaine,
Rien n’eût, un seul moment de l’heure, subsisté ;
La matière disjointe, en poudre, éparse toute,
Par le grand vide irait vagabonde et dissoute ;
Ou plutôt, de tout temps diffuse et sans lien,
Ne se pouvant grouper, elle ne créerait rien.
     Et ce n’est certes point par conseil et génie
Que les germes entre eux se sont coordonnés ;
Ils n’ont point stipulé leur future harmonie ;
Mais de mille façons, mus, heurtés, combinés,
Ils explorent partout l’étendue infinie ;
Essayant toute sorte et de jeux et d’accords,
Ils parviennent enfin jusqu’à ces assemblages
Où se fixe créé le monde entier des corps,
Qui reste organisé pour un grand nombre d’âges
Dès que les mouvements ont trouvé leurs concerts.
L’eau des fleuves ainsi roule aux avides mers
Et les comble à grands flots, et les races pullulent
Florissantes, la terre au doux soleil mûrit
Des fruits nouveaux, les feux éthérés qui circulent
Vivent ! Mais il fallait que l’infini s’ouvrît
D’où jaillit la matière, abondamment offerte
À tous, en temps voulu, pour réparer leur perte.
     Comme les animaux privés de se nourrir
Défaillent amaigris, le monde doit mourir
Si par quelque motif, en détournant sa course,

La matière une fois le laisse sans ressource.
     Puis les chocs du dehors ne peuvent de partout
Tenir l’ensemble uni, comme qu’il se compose ;
Leur pression fréquente en maintient quelque chose,
Tandis que d’autres corps viennent remplir le tout ;
Mais cette pression, qu’un ressaut entrecoupe,
Laisse aux germes ainsi la place et le moment
De fuir, et de jaillir en liberté du groupe.
Il faut donc qu’il en vienne encore abondamment,
Et qu’à flots infinis la matière se presse,
Afin qu’aussi les chocs se succèdent sans cesse.
     Sur ce point, Memmius, prends garde et ne crois pas
Que tout, comme ils l’ont dit, tende au centre du monde,
Qu’ainsi de l’Univers l’équilibre se fonde
Sans chocs extérieurs, et qu’en haut comme en bas,
Tout tendant au milieu, rien ne se désagrège ;
Quelque chose aurait donc en soi son propre siège,
Et les corps lourds qui sont sous terre, montant tous,
Prendraient pied sur le sol à l’opposé de nous.
Comme on voit des objets les images dans l’onde,
Un peuple d’animaux, selon eux, vagabonde
Renversé, sans qu’il puisse au-dessous plutôt choir
De terre en ciel qu’ici nos corps n’ont le pouvoir
D’eux-mêmes de voler vers le céleste temple ;
Ceux-là voient le soleil, lorsque notre œil contemple
Les astres de la nuit ; avec nous tour à tour
Partageant l’heure, ils font leur nuit de notre jour.
     Chimères, dont l’erreur de ces fous était grosse,
Parce qu’ils ont d’abord pris une route fausse :
Il ne peut être au vide, au lieu sans horizon,

Nul centre ; y fût-il même un centre, aucune chose
Ne doit se fixer là par cette seule cause
Plutôt qu’ailleurs siéger pour toute autre raison.
En effet, tout le lieu, l’espace appelé vide,
Doit s’ouvrir dans le centre aussi bien qu’en dehors
Aux corps pesants partout où leur chute les guide.
Il n’est pas d’endroit tel qu’arrivé là le corps,
Cessant de graviter, dans l’abîme réside.
Tout vide sous le poids qui s’y veut appuyer
Cède indéfiniment par son essence même.
Rien de tel ne peut donc maintenir le système
Des corps, et par l’attrait d’un centre les lier.
     Ce ne sont pas d’ailleurs tous les corps qu’ils prétendent
Vers le centre poussés, mais bien certains d’entre eux :
Les terres, les liqueurs, les corps quasi terreux,
Océans, grandes eaux qui des sommets descendent ;
Tandis qu’inversement les atomes de feu,
Les particules d’air s’écartent du milieu :
Tout l’éther étoilé vibre en formant la sphère,
Et le soleil repaît ses flammes au champ bleu
Du ciel, où tout le feu rayonné s’agglomère.
Des arbres, disent-ils, jamais ne verdirait
Le faîte, si du sol chacun d’eux ne tirait
Peu à peu sa pâture . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . de crainte
Qu’à la façon du feu volant de toutes parts
N’éclatent aussitôt, par le grand vide épars,
Les murs rompus du monde, entraînant tout le reste,

Ou que ne croule bas l’ample voûte céleste,
Que, sous les pieds la terre en un clin d’œil fuyant,
Dans leurs débris mêlés cieux et choses broyant
Les corps, tout n’aille au vide, immensité profonde,
Et qu’en un point de temps rien ne subsiste au monde
Hors la matière aveugle et l’espace désert.
Car, si les éléments font faute en quelque place,
Au désastre commun c’est un passage ouvert :
La matière par là va jaillir toute en masse.

     Retiens ces vers, le reste aisément s’en déduit :
Un point éclaircit l’autre, en vain la nuit obscure
Couvre tes pas, va lire au cœur de la Nature :
Va ! c’est ainsi qu’au vrai le vrai s’allume et luit !





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  1. Nous avons complété le sens avec le vers suivant :

    Et nervos alienigenis ex partibus esse

    qu’on trouve dans diverses éditions, notamment dans celle de Lambin.