De la place de l’homme dans la nature/18

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RELATION SUCCINCTE
DE LA
DISCUSSION SUR LA STRUCTURE CÉRÉBRALE
de l’homme et des singes


Jusqu’en 1857, tous les anatomistes de quelque autorité, qui s’étaient occupés de la structure cérébrale des singes — Cuvier, Tiedemann, Sandifort, Vrölik, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Schrœder van der Kolk, Gratiolet[1], étaient d’accord que le cerveau des singes possédait un lobe postérieur.

En 1821, Tiedemann a représenté et reconnu la corne postérieure du ventricule latéral chez les singes, non-seulement sous le titre de scrobiculus parvus loco cornu posterioris, ce que l’on a fait valoir excessivement, mais comme « cornu posterius[2] » circonstance qui a été reléguée au dernier plan.

Cuvier[3] dit : les ventricules latéraux ou antérieurs possèdent une cavité digitale (posterior cornu), mais seulement chez l’homme et les singes… Sa présence dépend de celle des lobes postérieurs. »

Schrœder van der Kolk, Vrölik et Gratiolet ont aussi représenté et décrit la corne postérieure chez différents singes. Quand au petit hippocampe, Tiedeman a erronément affirmé son absence chez les singes. Mais Schrœder van der Kolk et Vrolik ont signalé l’existence de ce qu’ils considéraient comme un petit hippocampe rudimentaire chez le chimpanzé, et Gratiolet a expressément affirmé son existence chez ces animaux. Tel était l’état de la science sur ce sujet en 1856.

Cependant, en 1857, le professeur Owen, soit par ignorance de ces faits si bien connus, ou les supprimant sans aucune justification, a soumis à la Société linnéenne un travail intitulé : « Sur les caractères, les principes de la classification des mammifères. » Ce travail[4] contient le passage suivant : « Chez l’homme, le cerveau offre un degré d’élévation dans le développement, plus important et plus profondément marqué que celui par lequel la sous-classe précédente se distingue de son inférieure. Non-seulement les hémisphères cérébraux recouvrent les lobes olfactifs et le cervelet, mais ils débordent les premiers en avant et les seconds en arrière. Le développement postérieur est si marqué, que les anatomistes lui ont assigné le caractère d’un troisième lobe. Cela est propre au genre homme : la corne postérieure et le petit hippocampe (ou ergot de Morand), qui caractérisent le lobe postérieur de chaque hémisphère, sont également propres à l’homme.

Comme le travail dans lequel figure cette citation ne prétendait à rien moins qu’à remanier la classification des mammifères, on peut supposer que son auteur l’a écrit sous le sentiment d’une responsabilité spéciale, et qu’il a vérifié avec un soin tout particulier les assertions qu’il veut promulguer. Si même c’est là trop demander, ni la hâte, ni l’absence de temps pour la réflexion, ne peuvent, dans tous les cas, être données comme circonstances atténuantes, car les propositions citées ont été répétées deux ans après dans les Reade Lectures faites en 1859 devant une corporation aussi sérieuse que l’Université de Cambridge.

Quand les assertions reproduites ci-dessus en lettres italiques vinrent à ma connaissance, je ne fus pas peu surpris d’une opinion tellement contradictoire avec les doctrines admises par les anatomistes au courant de la science ; mais imaginant naturellement que les assertions réitérées d’une personne responsable devaient avoir quelque fondement dans les faits, je crus qu’il était de mon devoir d’étudier de nouveau la question avant l’époque à laquelle je devais faire mes leçons sur ce sujet. Le résultat de mon enquête fut de prouver que les trois assertions de M. Owen « que le troisième lobe, la corne postérieure du ventricule latéral et le petit hippocampe sont particuliers au genre homme, » sont contraires aux faits les plus évidents. Je communiquai cette conclusion aux étudiants de mon cours, et n’ayant alors aucun désir d’entrer dans une controverse qui n’eût point été à l’honneur de la science britannique, quelle qu’eût été sa fin, je revins à des études qui m’étaient plus familières.

Bientôt vint un temps où persister dans cette réserve m’aurait engagé dans un indigne compromis avec la vérité.

À la réunion de l’Association Britannique à Oxford en 1860, le professeur Owen répéta ces assertions devant moi et, comme de raison, je leur donnai un démenti direct et sans réserve, m’engageant à justifier ailleurs ce procédé exceptionnel. Je remplis cet engagement en publiant un mémoire[5] dans lequel je démontrai complétement l’exactitude des trois propositions suivantes :

1. Que le troisième lobe n’est pas caractéristique de l’homme et ne lui est pas exclusivement propre, mais qu’il existe chez tous les quadrumanes élevés.

2. Que la corne postérieure du ventricule latéral n’est point caractéristique de l’homme, puisqu’elle existe également chez les quadrumanes élevés.

3. Que le petit hippocampe n’est point exclusivement propre à l’homme et ne peut lui servir de caractéristique, puisqu’il existe chez un certain nombre de quadrumanes élevés.

— Ce mémoire contenait en outre le passage suivant : « Et enfin, Schrœder van der Kolk et Vrolik[6], bien qu’ils notent particulièrement que « le ventricule latéral se distingue de celui de l’homme par le peu de développement de la corne postérieure où l’on ne peut voir qu’une raie comme trace du petit hippocampe, » cependant la fig. 4 de leur seconde planche montre que cette corne postérieure est un organe parfaitement distinct et sur lequel on ne peut se tromper, aussi volumineux qu’il l’est souvent chez l’homme même. Il est d’autant plus surprenant que le professeur Owen ait négligé les assertions explicites et les planches de ces auteurs, que, bien évidemment, sa planche du cerveau d’un chimpanzé est une copie réduite de la seconde figure de la première planche de MM. Schrœder van der Kolk et Vrolik[7].

Cependant Gratiolet a pris soin de faire remarquer que « malheureusement le cerveau qui leur a servi de modèle était profondément affaissé, aussi la forme générale du cerveau est-elle rendue dans leurs planches d’une manière tout à fait fausse. » Il est d’ailleurs évident, si l’on compare une section de crâne de chimpanzé avec ces planches, que l’opinion de Gratiolet est parfaitement exacte, et l’on doit vivement regretter qu’un dessin aussi imparfait ait été pris comme une représentation typique du cerveau du chimpanzé.

Depuis ce moment, l’impossibilité de conserver son attitude, aurait dû être aussi apparente pour le professeur Owen que pour n’importe qui ; mais bien loin de rétracter les erreurs graves dans lesquelles il était tombé, le professeur Owen y a persisté et les a répétées ; premièrement, dans une leçon faite devant l’Institution Royale le 19 mars 1861, leçon que son auteur a reconnue exactement reproduite dans l’Athenæum du 25 du même mois, par une lettre adressée à ce journal le 30. Le compte rendu de l’Athenæum était accompagné d’un diagramme qui était censé représenter le cerveau d’un gorille, mais qui était si extraordinairement inexact que le professeur Owen, dans la lettre en question, le désavoua en substance, mais non explicitement. En reconnaissant cette erreur, toutefois, M. Owen tomba dans une autre erreur, beaucoup plus importante ; sa communication se termine par le paragraphe suivant : « Pour la proportion exacte selon laquelle le cerveau recouvre le cervelet chez les singes supérieurs, il faut se reporter à la figure qui représente le cerveau non disséqué du chimpanzé dans mes Reade Lectures on the classification of Mammalia, 1859, p. 25, fig. 7. »

Il est incroyable, mais malheureusement vrai, que cette figure à laquelle le public confiant est renvoyé sans un mot d’explication « pour les proportions exactes selon lesquelles le cerveau recouvre le cervelet chez les singes supérieurs » est précisément cette copie désavouée de Schrœder van der Kolk et Vrolik, dont la complète inexactitude avait été signalée plusieurs années auparavant par Gratiolet, et avait été portée à la connaissance du professeur Owen par le passage cité plus haut de mon article publié dans le Natural History Review[8].

J’attirai de nouveau l’attention du public sur ce fait dans ma réplique au professeur Owen[9] ; mais cette figure condamnée fut une fois de plus reproduite par le professeur Owen, sans la plus légère allusion à son inexactitude[10].

C’en était trop pour la patience des premiers auteurs de ce dessin, MM. Schrœder van der Kolk et Vrolik ; dans une note adressée à l’Académie des sciences d’Amsterdam, dont ces savants sont membres, tout en s’avouant adversaires résolus de toutes les formes possibles de la doctrine du développement progressif, ils déclaraient qu’avant tout ils voulaient la vérité, et que, au risque de paraître appuyer des vues qu’ils réprouvaient, ils croyaient de leur devoir de saisir l’occasion de répudier publiquement l’abus que faisait le professeur Owen de leurs noms.

Dans cette note ils admettaient franchement la justesse des critiques de M. Gratiolet, mentionnées plus haut, et ils démontraient, par des planches nouvelles et soigneusement tracées, la présence du lobe postérieur, de la corne postérieure et du petit hippocampe de l’orang. Ayant en outre démontré ces organes à l’une des séances de l’Académie, ils ajoutent : « La présence des parties contestées y a été universellement reconnue par tous les anatomistes présents à la séance. Le seul doute qui soit resté se rapporte au pes hippocampi minor. À l’état frais, l’indice du petit pied d’hippocampe était plus prononcé que maintenant. »

Le professeur Owen répéta ses assertions erronées au meeting de l’Association Britannique en 1861 ; une fois de plus, sans aucune nécessité apparente, sans ajouter un seul fait ou aucun argument nouveau, sans être en état de contester en quoi que ce soit les témoignages éclatants fournis dans l’intervalle à la suite de dissections faites sur de nombreux cerveaux de singes par le professeur Rolleston[11], M. Marshall[12], M. Flower[13], M. Turner[14]

et moi-même[15], il reproduisit son travail à la réunion de cette même association tenue à Cambridge en 1862. Mécontent de l’accueil désapprobateur que ce procédé sans précédents avait reçu dans la section D de ce meeting, le professeur Owen approuva la publication d’une version de ses assertions, accompagnée d’une analyse étrangement incorrecte des miennes (ainsi qu’on peut le voir par la comparaison des comptes rendus donnés par le Times[16]. J’insère ici les conclusions de ma réponse insérées dans le même journal du 25 octobre.

« S’il s’agissait ici d’une opinion, ou de l’interprétation d’un fait ou d’un terme — si même il n’était question que d’un fait d’observation dans lequel le seul témoignage de mes sens fût en lutte contre celui d’une autre personne, je prendrais un autre ton en discutant ce sujet. J’admettrais en toute humilité la vraisemblance d’une erreur dans mon jugement, d’une lacune dans mes connaissances ; je serais même disposé à supposer que je suis aveuglé par quelque préjugé.

« Mais personne ne peut croire que le débat roule sur une opinion ou sur des mots. Bien que quelques-unes des définitions proposées par le professeur Owen soient nouvelles et sans autorité, on peut les accepter sans modifier les grandes lignes de la question. Depuis lors, d’ailleurs, des recherches spéciales ont été entreprises en vue de l’éclairer pendant les deux dernières années par MM. Allen, Thomson, Rolleston, Marshall et Flower, tous, ainsi qu’on le sait, anatomistes renommés en Angleterre, et sur le continent par les professeurs Schrœder van der Kolk et Vrolik (que le professeur Owen a maladroitement essayé d’enrôler à son service), observateurs habiles et consciencieux, qui ont d’un commun accord affirmé l’exactitude des faits que j’ai avancés et le défaut absolu de base des assertions du professeur Owen. Le vénérable Rodolphe Wagner lui-même, que personne ne peut accuser de tendances progressionnistes, a élevé sa voix de notre côté, tandis que pas un seul anatomiste, célèbre ou obscur, n’a donné son appui au professeur Owen.

« Je n’ai pas l’intention de suggérer ici que les différends scientifiques doivent être jugés par le suffrage universel ; mais je crois qu’à des preuves solides on doit opposer quelque chose de plus que des assertions creuses et sans fondement. Or, pendant les deux années à travers lesquelles cette absurde controverse a traîné ses fatigantes longueurs, le professeur Owen n’a même pas tenté de produire une seule préparation à l’appui de ses assertions souvent réitérées.

« En sorte que la question se présente sous la forme suivante : non-seulement ce que j’ai avancé est d’accord avec les doctrines des savants anciens les plus célèbres et avec celles des anatomistes les plus récents, mais je suis tout prêt à le démontrer sur le premier singe venu, tandis que les assertions du professeur Owen sont non-seulement diamétralement opposées à toutes les autorités, anciennes et nouvelles, mais elles n’ont été, et j’ajoute, ne peuvent être appuyées par une seule préparation qui les justifie.

« Je laisserai là ce sujet pour le moment. Pour l’honneur de ma profession, je serais heureux de n’avoir plus jamais à le traiter. Mais malheureusement c’est là une question sur laquelle, après tout ce qui s’est passé, ni erreur, ni confusion de termes n’est possible — et en affirmant que le lobe postérieur, la corne postérieure et le petit hippocampe existent chez certains singes, j’avance ce qui est la vérité ou ce que je dois croire faux. Le problème est devenu de la sorte une question de véracité personnelle. Je n’accepte, pour moi, point d’autre solution — si grave qu’elle soit — à la controverse que j’ai relatée. »



  1. Leuret et Gratiolet, Anatomie comparée du système nerveux, Paris, 1857, t. ii, avec pl.
  2. Tiedemann, Icones, p. 54. — Anatomie du cerveau, trad. par Jourdan. Paris, 1823.
  3. Cuvier, Leçons d’anatomie emparée, t. iii, p. 103.
  4. Owen, Journ. of the Proc. of the Linnean Soc., vol. II, p.19.
  5. Huxley, Natural History Review, numéro de janvier 1861.
  6. Vrolik, Op. cit., p. 271.
  7. Vrolik, Loc. cit., p. 18.
  8. Nous reproduisons ici les figures que Gratiolet a fait graver dans les Ptis cérébraux de l’homme et des primates, à côté des deux figures incorrectes (et reconnues telles par leurs auteurs, ainsi qu’on le verra fig. 40 et 41) de MM. Schrœder
    Fig. 38. — Cerveau d’un Chimpanzé, vu par sa face supérieure et déformé au point de rendre faussement les rapports (voir p. 255) (d’après Schræder van der Kolk et Vrolik). — A, Hémisphère gauche. — B, Hémisphère droit. — C, Cervelet ramené en arrière.


    Fig. 39. — Le même, vu de côté (d’après Schrœder van der Kolk et Vrolik), montrant en e la valeur de ce déplacement relatif du cervelet en arrière du cerveau d.
    der van der Kolk et Vrolik. Gratiolet a représenté correctement un cerveau de chimpanzé vu par sa face supérieure et latérale, et un cerveau humain (fig. 42).


    Fig. 40. — Vue latérale exacte d’un cerveau de chimpanzé (d’après Gratiolet, pl. VI. fig. 2), montrant la projection du cerveau en d au delà du cervelet e. — f, f, Scissure de Sylvius.


    Fig. 41. — Vue exacte de la surface supérieure d’un cerveau de chimpanzé (d’après Gratiolet). Le cerveau recouvre et cache le cervelet.
    — Les cinq figures ci-jointes, de 38 à 42, sont à la moitié de la grandeur naturelle, (Trad.).


    Fig. 42. — Vue latérale d’un cerveau humain d’après Gratiolet ; c’est celui de la femme sauvage appelée la Vénus hottentote. — A, Hémisphère gauche. — C, Cervelet. — f, f, Scissure de Sylvius.
  9. Owen, Athenæum, 13 avril 1861.
  10. Owen, Annals of Natural History, juin 1861.
  11. Sur les affinités du cerveau de l’orang (Nat. Hist. Review, avril 1861).
  12. Sur le cerveau d’un jeune chimpanzé (Ibid. juillet 1861).
  13. Sur les lobes postérieurs du cerveau des quadrumanes (Philos. Trans., 1862.
  14. Sur les rapports anatomiques des surfaces de la tente du cerveau et du cervelet chez l’homme et les mammifères inférieurs (Proceed. of the Roy. Soc. of Edinburgh. Mars 1862).
  15. Sur le cerveau de l’Ateles (Proceed. of the zool. Soc. 1861).
  16. Times du 11 octobre 1862.