De la place de l’homme dans la nature/19

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note du traducteur sur une leçon récente de m. agassiz


Le 26 février dernier, l’illustre et vénérable Agassiz a terminé une série de leçons faites à New-York devant les membres de l’Association pour l’avancement des sciences, par un discours sur la question qui fait le sujet du deuxième chapitre de M. Huxley. Nous en donnerons un résumé d’après le New-York Daily Tribune, du 27 février 1867.

Après avoir exposé les points de vue généraux de la question et d’une manière très-incomplète ce que nous connaissons de l’habitat des singes, M. Agassiz répète cette erreur, désormais inexcusable, « qu’ils ont quatre mains, tandis que les autres mammifères ont quatre pieds, et que l’homme a deux pieds et deux mains. » Nous devons donner ici la définition du pied et de la main d’après M. Agassiz : « Un membre qui se termine par des doigts qui sont tous au même niveau et dans la même direction est un pied ; un membre qui a un certain nombre de doigts qui fléchissent dans le même sens, alors qu’un doigt peut s’opposer à chacun d’eux et être mis successivement en contact avec chacun d’eux, est une main. » Telle serait « la différence la plus saillante que l’on puisse constater parmi les mammifères et le trait caractéristique de l’ordre des singes. » Nous ne croyons pas devoir reproduire à la suite du travail de M. Huxley, les arguments par lesquels il a détruit ce terme impropre de quadrumane. Il suffira de prier le lecteur de s’y reporter (p. 213 et 221) pour qu’il regrette avec nous le silence de M. Agassiz sur des travaux aussi importants.

On connaît les belles vues de M. Agassiz sur la distribution géographique des faunes et sur les rapports qu’elles offrent avec les milieux géographiques et entre elles. M. Agassiz admet huit royaumes ou huit faunes distinctes : Ce sont les faunes arctique, mongole, européenne, américaine, africaine, hottentote, malaise et australienne ; or, selon lui, les limites qui circonscrivent les différentes combinaisons naturelles des animaux à la surface de la terre coïncident avec les classements des hommes en types distincts ; en sorte que les hommes apparaissent, au couronnement de chacune des grandes faunes, lesquelles sont primordiales et indépendantes du climat, quoique, par exception, certaines espèces aient les conditions climatériques pour raison de distribution.

La belle leçon d’Agassiz repose, comme tous ses travaux, sur cette doctrine des créations indépendantes qui, seule, à ses yeux, permet d’éviter l’écueil de la transmutation. M. Agassiz n’est donc ni darwinien ni monogéniste. Il croit qu’il y a entre les hommes des différences égales à celles que l’on observe entre les singes. « Quelle que soit l’origine de ces différences, dit-il, si jamais on peut prouver que les hommes ont la même origine, on prouvera en même temps que tous les singes ont une origine commune, et finalement qu’hommes et singes ne peuvent pas avoir une origine différente. » C’est là une erreur, ajoute l’éminent naturaliste, — et l’on ne peut la repousser qu’en repoussant aussi l’unité d’origine des hommes, car « les différences qui existent entre les hommes sont du même genre et tout aussi frappantes que celles qui existent entre les singes d’une part et les hommes d’autre part. »

On voit que le professeur Agassiz soutient ici la même thèse que M. Huxley, mais ses arguments, ses exemples et son but doctrinal sont tout autres. De plus, M. Agassiz se prononce formellement pour le progrès dans l’apparition des êtres vivants, non d’un embranchement à l’autre, mais dans chaque embranchement, selon l’ordre de succession géologique. Les polypes, dit-il, ont existé dès le commencement, ils ont toujours existé, ils existent encore ; il en est ainsi pour les acalèphes et les échinodermes. Nous y avons donc les trois classes de rayonnés ; il y a des mollusques bivalves et des vers depuis les temps les plus anciens ; des articulés depuis les terrains carbonifères et des poissons (ainsi que M. Agassiz croit l’avoir prouvé histologiquement sur des fragments d’épines que l’on croyait appartenir à des crustacés) depuis les premiers temps de la vie organique. Dans chacun de ces embranchements, il y a progrès dans la suite des temps, en sorte qu’il semblerait que les plus perfectionnés descendent des premiers. Mais il n’en est pas ainsi. Pourquoi ? Parce que, tandis que les espèces supérieures apparaissent, les inférieures subsistent. S’il y avait transformation, on ne verrait pas certaines formes se développer prodigieusement et d’autres rester dans le même état ; les mêmes influences agissant sur les uns et n’agissant pas sur les autres. Mais ce que les forces naturelles ne peuvent réaliser, le Créateur l’a voulu, et il a lentement préparé la terre aux formes de plus en plus perfectionnées qui devaient apparaître et qui se sont localisées dans les faunes particulières.

L’espace nous manque pour entrer dans de plus longs détails sur cette importante leçon. Pour en contrôler la pensée principale que nous avons soulignée, le lecteur fera bien de se reporter au chapitre du livre de M. Darwin sur l’Origine des espèces, et spécialement au § 8, intitulé : du Degré de développement des formes anciennes comparé à celui des formes vivantes.