De la poésie lyrique en Allemagne - Frédéric Rückert/01

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De la poésie lyrique en Allemagne - Frédéric Rückert
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 326-356).
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DE


LA POESIE LYRIQUE


EN ALLEMAGNE




FREDERIC RÜCKERT.




On nous a reproché, au sujet de ces études, de nous enfermer trop exclusivement dans le passé, et de négliger, au point de vue d’une critique rétrospective, tout ce que la littérature contemporaine offrait en Allemagne de vivace et de généreux à l’observation des étrangers. Nous répondrons en deux mots à ce reproche. Et d’abord nous doutions que, pour apprécier un mouvement, quel qu’il soit, il fût indispensable d’en rayer d’un trait de plume les origines naturelles ; puis nous avouerons ingénument que nous ne pensions point être si retardataire en nous occupant, à propos de poésie lyrique, d’Uhland, de Kerner, et de tant d’autres dont la plupart vivent encore. Cependant il paraît que nous avions compté sans l’esprit de l’époque. Il s’agit bien du passé en vérité ! parlez-nous du présent, parlez-nous surtout de l’avenir : à quoi nous répliquerions volontiers que nous n’aimons guère les prophéties, et qu’en toute chose la marche régulière et méthodique nous semblera toujours la meilleure. Oui, certes, il nous eût été plus commode, nous en conviendrons facilement, d’enjamber un demi-siècle, et de venir nous poster d’emblée au beau milieu du groupe remuant ; mais à pareil jeu on court aussi grand risque de tomber dans la confusion, et de s’exagérer singulièrement la valeur des individus, faute de s’être rendu un compte exact et sévère des relations qui peuvent exister entre les nouvelles muses et certains maîtres dont elles dérivent. Il serait puéril, sans doute, de prétendre que toute poésie en Allemagne relève infailliblement aujourd’hui d’Uhland et de Rückert. Néanmoins, comment contester l’influence des deux génies sur les lyriques du moment ? influence d’idées, influence de formes et de rhythmes. Niera-t-on que M. Anastasius Grün[1] et M. Gustave Pfizer empruntent leur manière au style épique et narratif du chantre de Bertrand de Born ? Et Rückert, le volumineux Rückert, est-ce qu’on ne se dispute point son héritage, dont M. Dingelstedt semble réclamer la partie mélancolique et douce, l’idylle sentimentale, et M. Freiligrath l’orientalisme ? Et pour tout dire, sans le Printemps d’amour, ce divin souffle d’une ame enivrée de poésie, est-il bien sûr que le Livre Lyrique de M. Heine eût épanoui ses clochettes sonores ? Je sais qu’on se vante d’avoir à part soi plus d’une recette à l’usage de ces transformations ingénieuses. Ici le grain de politique vient à propos, et l’on croit se tirer d’affaire à l’aide du vaudeville final à l’adresse du roi de Prusse ; mais de pareils expédiens ne constituent pas une originalité très grande. Avec son imagination rayonnante, son universalité, Rückert me parait représenter bon nombre de ces variétés contemporaines. Je retrouve chez lui en gerbe, en faisceau, tous ces rayons éparpillés et miroitant, ici et là, non sans grace. C’est à ce point de vue que nous l’étudierons longuement, à notre aise, dussions-nous passer pour retardataire et Bemooster aux yeux de M. Herwath et de la bande politique.

Il serait curieux de rechercher ce qu’il peut y avoir de vérité au fond de cette idée à savoir qu’entre le créateur et l’œuvre de mystérieuses relations doivent incessament exister, de telle sorte que la vie d’un poète sera, du commencement à la fin, l’image parfaite de sa poésie, laquelle à son tour se réfléchira dans ses moindres actions. Quel dommage que les historiens de cette belle Grèce, où la poésie, l’amour et la liberté devaient trouver leur plus glorieux trône sur la terre, aient toujours si fort négligé de descendre dans ces détails intimes qui nous eussent montré, chez les illustres chantres, l’heureux accord dont nous parlons ! Quoi qu’il en soit, en l’absence de tout document qui s’y oppose, on aime à se représenter ces héros de l’intelligence et de l’art d’après le modèle de leurs créations, à voir dans le poète des Perses et du Prométhée enchaîné l’homme sérieux, incompris, faisant de la liberté de son pays le plus grand de ses biens, et prêt à lui tout sacrifier, à l’exemple de ce héros superbe dont un vautour ronge le flanc pour sa rébellion sublime contre la tyrannie des immortels ; on aime à voir dans Sophocle une des plus nobles natures qui aient existé, une de ces grandes ames qui savent à quel prix l’homme achète ici bas la paix. Dans les temps modernes, la vie civile a tout changé ; avec elle commencent de nouvelles tendances, de nouveaux intérêts se font jour, et, l’horizon s’élargissant à l’infini, la poésie se sépare de l’existence. Désormais les deux sœurs qui, jusque-là, marchèrent de pair iront, chacune de son côté, celle-ci par les ronces et les âpres chemins, celle- là par les collines et les bois en fleur ; celle-ci au grand soleil de midi, à travers les rumeurs de la place publique et toutes les horreurs de la réalité ; celle-là au clair de lune, le long des buissons embaumés où fleurit l’églantine, où l’oiseau chante en écoutant la cascade qui pleure. A la vérité, par intervalles les élémens disjoints se rencontrent encore ; il serait difficile d’interroger la vie des grands poètes de ce temps-ci, à quelque nation qu’ils appartiennent, sans y rencontrer des momens qui vous reportent malgré vous à certains passages de leurs livres, mais presque toujours ce ne sont là que des éclairs : une fois, comme par hasard, les deux voix se sont unies dans un accord, et cette fois, plaintive ou triomphante, douloureuse ou tendre, l’harmonie qui en résulta fut sublime. Nous n’en finirions pas si nous voulions citer tant de nobles génies en qui la dissonance éclate.

En France, surtout, et chez les contemporains, les exemples abonderaient ; mais nous sommes en Allemagne, loin du terrain glissant des allusions : restons-y et pour cause. Prenez Herder, le psalmiste par excellence, le coryphée de toutes les vertus chrétiennes ; ce Herder, que les notices biographiques, inhabiles à jamais séparer l’homme du poète, vous donnent, d’après ses écrits, pour un vénérable père de l’église, pour un saint brahmane des bords du Gange, n’était, en somme, qu’un assez maussade compagnon, portant sous la robe noire du consistoire un cœur plein de rancune, d’égoïsme, d’envie et de toute sorte de mauvaises petites passions de sacristie. Professeur inquiet et solitaire, sans cesse trompé dans ses efforts et ses espérances, véritable fiévreux dégoûté de tout, mal à l’aise partout, tel fut Schiller, lequel n’en créa pas moins Posa, Wallenstein et Max, idéales figures qui semblent ne respirer qu’amour, gloire et liberté. Je voudrais bien me taire sur Goethe. Incontestablement ses premières œuvres portent l’empreinte des orages de sa jeunesse. Werthern’est lui-même qu’une sorte de traduction poétique d’un état ressenti en prose, si je puis m’exprimer ainsi. J’y retrouve à chaque page de douloureuses réminiscences du séjour à Wetzlar ; mais dans la suite, entre le poète et l’homme, quel abîme ! Où reconnaître, sous cette enveloppe impassible, quelqu’un des rayons glorieux dont vivent en son œuvre Iphigénie et Tasse ? Où découvrir vestige de ces enthousiasmes valeureux faits pour forcer la sympathie, et qui, dans le cœur du poète objectif, montent à la surface, lorsqu’il en est besoin, pareils à ces fleurs de lotus et de nénuphar, flottant sans racines sur la transparence d’un lac immobile et glacé ? Parlerai-je de tant de victimes, celles-ci déplorables, les autres ridicules, entraînées par son illustre exemple vers le gouffre ? Parmi les plus à plaindre, je citerai l’auteur de Don Juan et Faust, d’une tragédie d’Annibal et de vingt compositions dramatiques auxquelles il n’a manqué pour vivre que la nuance indéfinissable qui d’une ébauche puissante fait un chef-d’œuvre immortel Je n’ai pas besoin de nommer Grabbe, nature désordonnée, esprit tumultueux, donnant à l’idéal évoqué tout ce qu’il a de pur, de généreux, d’honnête, et cherchant ensuite parmi les plus grossières réalités de la vie un apaisement introuvable[2]. Serait-ce le secret de Dieu que cet accord du poète et de l’homme ? et ne réussira-t-on jamais à concilier ensemble la force qui agit et la force qui pense ? « De l’instant où j’ai pu commencer à craindre, j’ai cessé de craindre :

Wenn zu fürchten angefangen hab’ich, zu fürchten aufgehört, »


s’écrie en un vers admirable de profondeur et de concision le Philippe II de Schiller. Ces paroles du roi d’Espagne sur la jalousie, faudra-t-il les retourner à propos de cette harmonie des deux principes, et dire que chercher à l’établir en soi, c’est démontrer qu’on l’a perdue sans retour ? Il se peut, après tout, que la majorité des poètes soit prédestinée à ces déchiremens douloureux de l’être, et que le nimbe du génie attire la foudre sur le front qu’il consacre. M. Freiligrath, s’inspirant de la mort de Grabbe, a dit du poète que « la forêt sainte de son cœur n’était qu’une place à sanglans sacrifices. » Si cette observation du lyrique trouve son application à propos des hommes, combien n’est-elle pas plus vraie quand on songe à tant de natures délicates poétiquement douées et qui sont mortes faute de pouvoir traduire en plaintes mélodieuses les élégies passionnées, les trésors d’amour qui débordaient de leur poitrine ! Puisque le courant du discours m’amène à cette pensée, je ne saurais m’en éloigner sans donner au moins un souvenir à la douce mémoire de Caroline de Günderode. Arnim raconte qu’un jour en descendant le Rhin, la pente du fleuve porta sa barque vers l’endroit du rivage où la Sapho allemande trouva les flots pour sépulture. « Nous descendîmes, et, nous regardant en silence les uns les autres, nous cherchions la languette de terre consacrée ; là une noble existence vouée aux muses s’abîma, et le torrent a fini par attirer à lui et dévorer la place sainte, comme pour empêcher qu’elle ne fût profanée. » Ainsi nous faisons, saluant sur notre route, parmi tant d’ombres éplorées, l’ombre gracieuse de cette jeune femme qui noya dans le Rhin sacré son corps si beau, ses amoureuses peines, et dont la mémoire eût à jamais disparu, elle aussi, sous les flots, sans la sollicitude tardivement éveillée, et du reste moins pieuse qu’exaltée, d’une romanesque amie qui naguère imagina d’élever de son propre fonds à cette infortune un monument de fantaisie[3].

Aussi, quand au milieu de cette famille de titans foudroyés se rencontre une nature chez qui le calme et la douceur des mœurs, loin d’exclure l’inspiration, la nourrissent et la fécondent, un homme qui, sans rien abdiquer du moi essentiel à toute poésie, sans rien sacrifier de la paix intérieure et des natives croyances, vit en quelque sorte sa poésie et rime à loisir son existence, sa figure vous attire comme une heureuse et consolante apparition, et vous aimez, après tant de catastrophes et de trop fameuses épopées, à vous reposer dans cette fraîche idylle.

Tel est Rückert, existence vouée à la contemplation, à la rêverie, à l’étude, et qui s’écoule en une si profonde communion avec la nature, qu’elle semble en ressentir, pour les traduire à sa manière, toutes les métamorphoses et jusqu’aux moindres frémissemens. Rückert vous contera les langueurs et les voluptés d’une fleur comme s’il les eût éprouvées lui-même. Ce petit monde du jardin et de la plaine, il le connaît à l’égal de celui des villes et des salons, mieux sans doute, car il l’a pratiqué davantage, et son œil va saisir sur le sein épanoui d’une rose en amour le baiser lascif du vent du sud, avec cette clairvoyance d’Albert-le-Grand découvrant au son de voix la récente faiblesse d’une jeune fille tout à l’heure encore immaculée. On dirait que l’esprit de la terre, qui monte avec la sève en chaque plante, parcourt et chauffe sa poitrine. En le lisant, vous vous croiriez au fond d’un bois mystérieux ; des océans de verdure ondoient au-dessus de votre tête, des bruits sonores vibrent dans l’air chargé d’arômes enivrans, et vous voyez autour de vous s’épanouir tout un printemps d’éblouissans calices où l’oiseau du ciel boit la rosée, où des milliers d’abeilles d’or se froissent dans un pur rayon de soleil. Il devient, du reste, indispensable de ne point perdre de vue ces rapports incessans, cette espèce de collaboration de l’homme avec la nature pour comprendre la personnalité de Rückert et s’expliquer le sens de ses poésies. Bien entendu que nous ne parlons ici que des œuvres lyriques, lesquelles forment les six volumes des Poésies complètes, et dont une bonne partie a passé dans les Poésies choisies. Sur cet unique point doit porter la question d’identité que nous soutenons. La poésie didactique et l’épopée excluent d’ordinaire la personnalité en laissant davantage le champ libre à l’objectivité de l’imagination. D’ailleurs, les productions de Rückert, dans ces deux genres, ne sont, à proprement parler, que des traductions, de merveilleuses importations sur le sol allemand de l’esprit étranger, et à ce compte nous pouvons nous dispenser d’en chercher les motifs dans l’intimité de son être ; bien plus, si nous tenions absolument à connaître la raison première de ces inspirations de seconde main, peut-être la trouverions-nous au fond de certaines nécessités de la vie quotidienne que la nature impose ici bas à chacun, même au plus favorisé d’entre ses élus. Dans la constitution actuelle des états, un petit air qu’on fredonne avec émotion ne produit point grand bénéfice, et je ne sais guère que les oiseaux qui vivent de leurs chansons. À ceux-là du moins une note vaut un grain de mil, Rückert plus d’une fois a déploré le contretemps fâcheux, et sa plainte, douloureuse ou tendre, ironique ou naïve, toujours agréablement poétique, s’est exhalée à ce sujet sur tous les modes. Époux et père, un moment vint où il fallut pourvoir aux besoins d’êtres chéris qui l’entouraient, et force fut bien alors au poète de recourir à de moins vagues expédiens, et d’écouter la voix de la science, laquelle, en assurant la paix du jour, devait le ravir par intervalle à ses chères contemplations. C’est à cet orientalisme, auquel Rückert s’est si fort adonné depuis, qu’il faut attribuer, l’introduction dans ses vers de l’élément philosophique, élément bizarre, sans doute, et qui, au premier abord, vous déconcerte, mais dont peu à peu l’étrangeté se modifie et s’efface sous la main savante du poète qui se l’assimile. L’orientalisme de Rückert, comme celui de Goethe dans le Divan, remonte aux sources authentiques, et va sous les rosiers en fleurs, que la voix du rossignol enchante, s’enivrer des vins de Schiras en compagnie d’Hafis et de Dschelalledin. C’est assez dire que cette poésie toute contemplative et d’un mysticisme raffiné ne sacrifie jamais à ce pittoresque de convention que M. Freiligrath emprunte volontiers par moment aux Orientales de M. Victor Hugo. J’assistais dernièrement à une représentation de Polyeucte, et comme je me récriais d’admiration à ce vers magnifique de Sévère :

Tous les monstres d’Égypte ont leur temple dans Rome,


mon voisin, homme d’un esprit rare et qui, en fait de goût, de saine critique et d’aperçus nouveaux sur les chefs-d’œuvre du grand siècle, en remontrerait au plus habile, mon voisin détourna la tête et me dit en souriant : « Cela vous étonne de rencontrer, chez un classique de vieille roche, de ces échappées grandioses qui s’ouvrent tout à coup sur l’infini ; évidemment les dilettanti du drame moderne, les gens blasés par les énumérations excessives d’un certain matérialisme romantique, ne se doutent pas des effets singuliers qu’un style grave et retenu comporte. Maintenant à la place de Pierre Corneille supposez Victor Hugo, et vous aurez, au lieu de ce vers unique, mais d’une perspective sans bornes, quarante vers au moins où défileront dans le plus imposant cortége tous les ibis, les boas et les hippopotames des bords du Nil. » Tel est l’orientalisme de M. Freiligrath vis-à-vis de la poésie de Rückert. Coloriste imperturbable, M. Freiligrath ne rêve que tons et paysages, et sa manière crue et chaude rappelle par momens le faire d’Eugène Delacroix dans ses aquarelles. Au temps des Orientales, dont M. Freiligrath semble vouloir aussi s’adjuger la défroque, c’eût été là un éloge ; depuis, malheureusement, les choses ont bien changé, et description pour description autant vaut lire une lettre du voyage en Orient de la comtesse Hahn-Hahn.

D’après ce que nous avons dit, on imagine que l’existence entière de Rückert avec ses phases diverses et ses développemens successifs se retrouvera dans ses poésies. On prétend qu’il y a des gens qui, sur quelques lignes tracées de la main d’un homme ou d’une femme, vont deviner à l’instant ses mœurs et jusqu’aux plus minutieuses singularités de son caractère. Sans être un sorcier de cette espèce, avec des lyriques de la trempe de Rückert, le volume suffira pour construire une biographie, et je parle ici d’une biographie complète où le monde extérieur interviendra dans l’occasion. Les agitations et les rêves de l’adolescent, l’ardeur bouillante du jeune homme, le sens plus grave de l’homme fait, auquel la maturité n’ôte rien de la chaleur de l’ame ; toute période notable vous apparaîtra de la sorte, tantôt au grand soleil, tantôt à la faveur d’un clair-obscur approchant de la vérité.

Les Poésies complètes ne forment pas moins de six volumes auxquels on reprochera de contenir avec profusion des richesses qui, pour exercer tout leur prestige, voudraient être davantage ménagées. Les diamans ainsi entassés outre mesure finissent par paraître aux yeux des gens d’une valeur équivoque, et l’on se demande si par hasard on ne se serait point d’abord exagéré le prix de cette pierre qu’un homme a le secret de fabriquer à toute heure et sans qu’il lui en coûte rien. Du reste, ce n’est pas la première fois que semblable critique est adressée à Rückert ; en général, le merveilleux lyrique a le tort de ne point savoir compter avec lui-même ; sa poésie, en coulant de source, épanche trop souvent le sable et l’or dans la même nappe liquide. C’est pourquoi aux Poésies complètes je préfère de beaucoup les Poésies choisies, dont Rückert a dirigé en personne la publication[4]. Ici du moins, grace à une ordonnance plus variée, grace aux salutaires efforts d’une main qui émonde et relie, les points de vue s’éclaircissent, la lumière se fait, l’air circule ; en un mot, la forêt d’Amérique, la forêt vierge, devient un parc anglais où votre rêverie s’égare volontiers en de fraîches allées sablées de jaune, et qui la promènent de rencontre en rencontre à travers les bosquets mystérieux le long desquels la gazelle s’effare, à travers les grottes pleines de fleurs et de cascades et les amples rideaux de peupliers, jusqu’à la pagode chinoise dont les mille clochettes d’argent s’agitent aussitôt et carillonnent à son approche dans le bleu de l’air. Tenons-nous donc aux Poésies choisies, et contentons-nous d’interroger là, en même temps que les produits du génie de Rückert, l’histoire de son cœur et de sa vie. D’ailleurs, il s’agit encore, en dépit des omissions, d’un volume de plus de 700 pages d’édition compacte, ce qui, pour un lyrique, est, on le voit, fort honnête.

Le premier livre, intitulé Chants de Jeunesse (Jugendlieder), n’est, à proprement parler, qu’une variation nouvelle de ce thème éternel que toute ame plus ou moins douée de poésie entonne à son aurore. Là pullulent par milliers les vers à l’arc-en-ciel, aux étoiles, au clair de lune, que sais-je ? toute cette nuée atomistique qui poudroie d’ordinaire autour du premier rayon sacré. A ne consulter que la table, on se croirait en plein almanach ; mais ce qui dès l’abord indique le poète, c’est l’entrain du mouvement, la loyauté de l’enthousiasme, et, dans les sujets d’originalité contestable, une façon de dire dont le menu peuple ne se doute pas. Quant à ce qui regarde l’exaltation du lyrisme de Rückert à cette époque, elle répond à ce qu’on peut attendre d’un néophyte de dix-huit ans à qui son commerce avec la nature révèle la poésie. En vérité, ces Allemands ont d’étranges ivresses, le printemps leur monte au cerveau comme un vin[5]. J’ai connu autrefois un humoriste qui partageait l’histoire universelle en deux époques : l’époque du vin ou de l’antiquité classique, et l’époque de la bière, autrement dite celle du monde germanique et du romantisme. Évidemment les hommes du Nord possèdent des facultés d’enthousiasme qu’on ignore ailleurs : est-ce à la bière qu’ils les doivent ? enthousiasme toujours un peu enclin à tourner au mysticisme, ce qui justifierait les conclusions de notre humoriste, lequel rattachait à la période historique du vin l’âge des républiques, des héros, des poètes et des orateurs, et gardait pour la seconde la chevalerie et les moines. Je ne sais si Rückert est un buveur de bière, mais, de quelque source que l’inspiration lui vienne, elle déborde, surtout si cette première fièvre d’un amour jusque-là sans objet met son jeune lyrisme en effervescence :

« Je voudrais seulement savoir où mes yeux pourraient se fixer sans te trouver, Amour ! Je voudrais savoir où je pourrais aller pour éviter ta présence !

« Tu es partout, partout où le souffle du vent s’exhale, où le murmure des flots résonne ; et là où ni le vent, ni les flots ne s’entendent, tu es encore.

« J’ai voulu aller dans le bois verdoyant, j’ai voulu interroger les oiseaux, et les oiseaux, de leurs voix innombrables, n’ont su que me parler d’amour ; le rossignol surtout me parla, son langage fut un hélas ! et cet hélas ! n’était qu’amour.

« J’allai ensuite au bord du fleuve voir l’eau s’épancher écumante ; là encore je retrouvai l’Amour ; il faisait la transparence du gouffre, il attirait sur le rivage les fleurs qui s’inclinaient sur l’abîme et s’y plongeaient en amour.

« Je me tournai ensuite vers l’azur du ciel, espérant échapper à l’Amour. Soudain je sentis son haleine tiède descendre de là haut sur moi ; le soleil n’était lui-même qu’un calme regard d’amour, et, lorsqu’il s’éteignit, je le vis se multiplier en des milliers d’amoureuses étoiles.

« Alors je regardai sur la terre, encore l’Amour ! rêveuse une jeune fille m’apparut ; elle avait tous les firmamens en elle ; un univers d’amour battait dans son sein, tous les soleils d’amour flamboyaient dans ses yeux et passèrent embrasés dans les miens.

« D’ivresse je dus baisser les paupières, sans quoi l’amour m’eût aveuglé, et je m’étonnai en regardant dans ma poitrine de n’y pas moins trouver l’amour. Oui, ces mille parcelles d’amour que j’avais vues naguère dispersées ici et là, au ciel et sur la terre, elles étaient là désormais rassemblées.

« C’est pourquoi je voudrais savoir où mes regards pourraient plonger sans te voir, Amour, où je pourrais aller pour éviter ta présence, car je te porte avec moi à travers le monde dans la cellule de mon cœur, et je sens que tu m’accompagneras au tombeau et dans le ciel. »


Ce livre est une peinture assez vraie d’une sorte d’initiation douloureuse par laquelle il faut qu’un poète ait passé, et vous y retrouvez fidèlement exprimées les indicibles aspirations, les langueurs, les fantaisies d’une ame qui travaille à mettre d’accord ses sensations intérieures avec les phénomènes du dehors, le bouillonnement d’une poésie qui cherche son niveau. Une verve sincère et de bon aloi, quelque chose qui ressemble à du sang généreux, circule dans ce lyrisme où, comme pour mieux indiquer la jeunesse, un peu d’imitation se laisse surprendre, de cette imitation des muses novices qui se promènent indistinctement d’un genre à l’autre, et vont d’essais en essais, changeant à leur insu de sujet et de style, selon la lecture du jour. Tantôt c’est la sentimentalité légèrement surannée de Salis ou de Matthisson, tantôt la strophe alambiquée de Schiller ; mais à travers ces élémens d’origine diverse, que du reste il modifie avec goût et finesse en se les appropriant, l’originalité instinctive perce toujours par quelque trait : je veux parler d’une certaine grace enfantine qui va et vient, de ce sourire parmi les larmes qui rend ses tristesses aimables. La plaintive élégie, sans se dépouiller complètement des longs habits de deuil dont la revêt Boileau, se couronne chez Rückert des plus fraîches roses du printemps et de ses jasmins les plus embaumés. Ce n’est pas lui qui, dans la chambre d’une belle trépassée, oubliera jamais le lis mystique épanoui près du chevet. Ceci me rappelle une charmante pièce que j’essaierai de traduire en passant : le poète, troublé d’un mal dont souffre sa maîtresse, vient à l’église pour prier, et, comme il s’approche du banc accoutumé, aperçoit l’ange gardien de la jeune fille qui l’avait devancé :

A la place où dans l’église
Elle vient prier,
J’ai vu, jugez ma surprise,
Un bel ange en robe grise
A genoux hier.

Une étoile d’or vermeille,
Sur son front rêveur,
Voltigeait toute pareille
A la matinale abeille
Qu’attire une fleur.

La foi vive, en ses prunelles,
Dardait son rayon ;
Je l’ai vu croiser ses ailes,
Joindre ses mains immortelles
Pour une oraison.

« La vierge pudique et chère, »
A-t-il dit alors,
« Dont, par un divin mystère,
« Je garde sur cette terre
« Et l’ame et le corps,

« Souffre, hélas ! d’un mal funeste ;
« Et je viens soudain,
« De peur que son banc ne reste,
« Pendant l’office céleste,
« Vide ce matin.

« O divine Immaculée,
« Dont mes yeux ravis
« Ont vu la face étoilée
« Luire en la sainte vallée
« Du beau paradis ;

« Vierge, elle est de ta famille,
« Elle est de ta cour ;
« Rends la vie à cette fille,
« A son œil le feu qui brille,
« A son cœur l’amour.

« Vite, à cet affreux suaire,
« Vierge, arrache-la,
« Pour que demain, moi son frère,
« Je l’amène au sanctuaire
« Chanter Hosanna ! »

Somme toute, la grande affaire de Rückert en ces chants de jeunesse, c’est d’aimer. Rien, dans cette poésie sereine et pure, qui rappelle un engagement quelconque avec la société. Grace à Dieu, notre poète n’en est pas encore là. Son cœur fait valoir ses premiers droits, et il aime. Peut-on appeler amour cette aspiration indéfinie, ce culte idolâtre des beautés de la nature, dont l’être préféré n’est en quelque sorte qu’un reflet périssable ? Toute jeune fille qui lui apparaît, il l’aime, mais comme il aime la fleur épanouie, l’oiseau dans l’air, l’étoile au firmament : histoire de rêver, de s’écouter souffrir, de se complaire en vapeurs langoureuses. L’heure des passions qui ravagent, des passions définitives, n’a point sonné. Qu’elle meure demain, sa perte lui sera une source inépuisable de couplets mélancoliques et de beaux sonnets éplorés, et il la regrettera mélodieusement, en attendant le jour où quelque Lise nouvelle, surprise au détour du sentier, lui jettera, en s’esquivant, son bouquet d’églantine, qu’il ramassera soudain pour l’effeuiller jusqu’à la dernière strophe, comme si c’était le premier. Ce délire d’une ame enivrée, quel poète à vingt ans ne l’a ressenti ? Qui de nous n’en a fait le sujet de ses premières harmonies ? Six mois après, sans doute, tout était oublié ; mais, si désenchanté que le temps et la pratique du réel vous aient laissé, osera-t-on jamais nier la loyauté de pareilles impressions ? Je me souviens d’avoir eu dans les mains une idylle traitée à la manière allemande, dont cet état de l’ame avait fourni l’idée, et qui, pour la nature du sujet du moins, eût semblé appelée à figurer dans les Chants de Jeunesse. Il s’agissait de peindre ce lyrisme de la passion, un de ces accablemens désespérés dont le cœur en sa plénitude se relève pourtant, sans trop d’efforts, aussi loyal, aussi sincère en sa guérison ; qu’il le fut en son agonie. Voici donc, si j’ai bonne mémoire, le roman que notre poète avait imaginé.

Un jeune homme que je pourrais nommer Frédéric Rückert, Louis Uhland ou Wolfgang de Goethe, mais que je me contenterai de nommer Hypérion, uniquement afin de ne point l’appeler Silvio, a pour maîtresse une adorable fille qu’il aime de tout cet enthousiasme d’une ame en qui les mille sources de la vie commencent à gronder. Stella, de son côté, tout entière au doux sentiment qui la possède, s’est isolée du monde, et cache au fond d’un bois le mystère enchanté de son bonheur. Comme le jeune Goethe, lorsqu’il étudiait le droit à Strasbourg, s’en allait à cheval visiter chaque soir la fille du pasteur de Sesenheim, de même Hypérion, dès que la nuit tombe, quitte ses livres et vient au rendez-vous. Quelles émotions l’agitent à cette heure ! A quels ineffables épanchemens il s’abandonne en gagnant, au clair de lune, l’amoureuse retraite ! Les chantres illustres que j’ai cités pourraient seuls le dire.

Il va sans mesurer l’espace ni le temps,
Sans penser aux rochers, à l’abîme, aux épines,

Et les Illusions, ses compagnes divines,
Secouant émeraude et saphir sous leurs pieds,
A dix pas devant lui courent dans les sentiers.


Cependant, au déclin de l’été, Stella tombe malade ; son œil se creuse, son joli cou se penche, l’ovale si pur de son visage perd ses fraîches couleurs à mesure que la croisée qui lui servait de cadre se dépouille de ses festons. Hypérion, que son lyrisme aveugle, continue à se bercer de confiance, et, comme un poète qu’il est, vit étranger à la catastrophe qui le menace, lorsqu’un soir, arrivant à son ordinaire, plein d’enthousiasme et de joie expansive, il trouve sa maîtresse morte. Ici le désespoir a son cours. Cette ame jusque-là insensible aux nuances de la douleur, mais que tout paroxisme trouve prête, se précipite dans le deuil comme dans un torrent. En face de sa maîtresse inanimée, Hypérion ne se contient plus ; il la prend dans ses bras, l’appelle à grands cris, la couvre de pleurs et de baisers. Quarante heures s’écoulent ainsi dans les gémissemens et les sanglots. Enfin, sur le soir du troisième jour, tandis que, debout à la fenêtre, frissonnant et la tête en feu, il rêve à la solitude qui va se faire autour de lui dans l’avenir, ses yeux brûlés de larmes aperçoivent sous les rameaux dépouillés de la forêt une ombre solennelle et blanche, assise dans l’attitude de la pensée et du recueillement,

Une femme sublime, à l’air sévère et doux ;
Son auguste visage a la pâleur des marbres,
Ses deux mains gravement posent sur ses genoux
On dirait la Niobé pleurant sous ces grands arbres.

C’est la Mélancolie, non cette robuste matrone d’Albert Dürer, sœur cabalistique de Faust et de Manfred, et qui reste loin du soleil et de la clarté des étoiles, silencieusement accroupie au milieu des parchemins, des équerres et des alambics ; mais l’immortelle déesse des communes douleurs, celle que les affligés trouvent au sein de la nature, comme la Samaritaine trouva Jésus au bord du puits. A cet aspect, Hypérion sent pénétrer dans son cœur je ne sais quel baume qui l’épure. Une force inexplicable, une douloureuse attraction le pousse malgré lui vers l’étrangère, et quand celle-ci va pour s’éloigner, baignant d’une dernière larme le corps de sa maîtresse déjà couchée au cercueil, il s’attache aux pas de l’inconnue, et tous deux disparaissent ensemble à travers les ombres de la forêt. — Six mois s’écoulent ainsi, pendant lesquels l’inconsolable enfant se livre sans réserve à sa compagne. Ils visitent ensemble toutes les catacombes de la nature, parcourent les lacs glacés, s’enfoncent dans la vallée brumeuse, et la lune, se levant morne et lugubre en un ciel d’hiver, les surprend tantôt assis sur des ruines et les pieds dans la neige, écoutant le glas lointain d’une cloche funèbre, tantôt arrêtés au fond d’un cimetière, elle accroupie sur le marbre d’une tombe, lui debout, interrogeant, à la façon d’Hamlet, quelque crâne desséché.

« Siège de la pensée, qu’est-il devenu, ce monde mystérieux qui s’agitait en toi ? Parle, qu’est-il devenu, ce dieu puissant qui trônait sous ta voûte, entre l’argile et la lumière ? N’es-tu qu’un ballon creux d’où le gaz s’est enfui, ce gaz qui t’emportait par les espaces infinis au-dessus de la terre et des cieux ? Tu frémis sous mes doigts, mais sans répondre à ma question, noble forme où l’esprit de Dieu s’est manifesté. — Un jour, je rencontrai dans la rue un pauvre diable de musicien ambulant dont la harpe s’était brisée, et qui se démenait comme un insensé sans pouvoir tirer un son des cordes détendues. Serais-je, par hasard, cet homme ? — Et le crâne, à ces mots, lui tombait des mains. »

Cependant avril renaît :

… Le temps du renouveau,
Où le sillon fleurit, où l’abeille bourdonne,
Où la pensée en feu monte dans le cerveau,
Où, comme un chien de chasse ayant perdu la piste
Et ne flairant partout que boutons printaniers,
La Mort sur les chemins reste confuse et triste,
Et ne retrouve plus le lit des infirmiers. . . .

À ce réveil unanime, l’ame d’Hypérion répond par l’émotion et le trouble. Pour la première fois depuis la mort de Stella, il se demande si tant de merveilles ne valent point qu’on se donne la peine de vivre. Et cette réflexion lui vient une nuit que le rossignol en amour vocalise dans les cyprès. « Serais-je donc plus funéraire que cet arbre ? » se dit-il à lui-même, et là-dessus il se met à siffler un air d’opéra. — Un matin, une jeune fille passe. « Où vas-tu ainsi, la belle enfant ? » Et notre héros de s’élancer sur sa trace en jetant à sa compagne de la veille, avec la rose flétrie enlevée à la couronne de Stella, ces dernières paroles pour adieu :

Si jamais celle-ci meurt, me quitte ou m’oublie,
Je reviendrai vers toi, douce Mélancolie.

Avant de quitter les Chants de Jeunesse, nous regretterons que Rückert ait cru devoir exclure des Poésies choisies les Trois Étoiles sur la terre (die Drei Sterne auf Erden), et le Chant funéraire de Roeschen (Roeschen’s Sterbelied), deux aimables élégies qui figurent dans les œuvres complètes. Pour ce qui regarde la seconde de ces deux pièces, peut-être le poète, devenu plus sévère avec l’âge, l’aura-t-il jugée d’une sentimentalité légèrement affectée, reproche qu’on adresserait, ce nous semble, à bien meilleur droit à la chanson intitulée : Douces funérailles (Süsses Begrâbniss), qui n’en a pas moins pris rang dans la collection. Quant aux Trois Étoiles sur la terre, en y réfléchissant, j’avoue que l’idée de cette pièce, se trouvant reproduite sous une autre forme dans les Esprits du Printemps (Frühlings Geister), Rückert ne pouvait que choisir entre les deux. La seule question serait de savoir s’il a bien fait de se décider pour les Esprits du Printemps, de donner à la poésie de seconde main la préférence sur l’inspiration originale. Ici comme dans les Trois Étoiles, de surnaturelles apparitions descendent de tous côtés sur le poète et viennent l’entretenir de la mystérieuse patrie :


« De célestes pensées, d’ineffables sensations m’inondent en cette fraîcheur ; du haut des cimes bleues je les vois descendre et prendre corps ; leurs membres exhalent les parfums du printemps. — Celle-ci devient une fleur, cette autre un papillon. On dirait un groupe de chérubins autour du tabernacle. L’un, bruissement léger, se perd dans la feuillée ; l’autre, frais murmure, va rider la surface des eaux. Leurs chœurs vaporeux me bercent en doux songes ; ils m’annoncent des choses d’une autre sphère ; ils me content que déjà nous nous sommes vus ensemble dans un Éden d’où nous venons, où nous retournerons. »


Cependant les évènemens de 1812 et 1813 vinrent arracher le poète à ses pastorales rêveries. À cette époque, les voix belliqueuses s’élevaient de plusieurs points de l’Allemagne. Arndt, Max de Schenkendorf, Théodore Koerner, Forster et toute une génération de Tyrtées, entonnaient contre nous le hurrah prophétique aux lueurs de l’incendie de Moscou. Rückert, entraîné vers l’ardente phalange, publia alors les Poésies allemandes de Freymund Reymar (Die deutschen Gedichte von Freymund Reymar). Ce recueil, qui fixa pour la première fois l’attention du public sur le poète, contenait les Sonnets cuirassés (die geharnischten Sonette), poèmes de circonstance, écrits de verve et d’enthousiasme, et qui prennent leurs armes partout. Du reste, on ne saurait refuser à ces dithyrambes empanachés de fleurs sanglantes (où ne retrouvez-vous pas les fleurs chez Rückert ?), à ces sonnets dont l’étincelante armure se décore au soleil de la rose empourprée des batailles, une ironie ardente, un trait qui emporte la pièce, et qu’on chercherait vainement dans les chansons populaires d’Arndt et dans les hymnes éplorés du mystique Schenkendorf. A vrai dire, aujourd’hui que vingt ans ont passé sur ces emportemens terribles et que tant de haines se sont éteintes, tout ce bagage militaire nous touche médiocrement Morta la bestia, morto il veneno, observe en un langage grossier, mais expressif, certain proverbe italien. On en pourrait écrire autant, il me semble, de la poésie politique dont la valeur ne s’étend guère au-delà des évènemens qui l’inspirent, ce qui, en des temps comme le nôtre, réduit ce genre de lyrisme aux conditions d’un article de journal. Aussi, à plus d’un quart de siècle de distance, aurait-on mauvaise grace à venir prendre ces sonnets un à un pour chercher sous la rouille de leur cuirasse ce qu’ils peuvent avoir gardé de sentimens haineux et d’animosité contre la France, et, quand nous les interrogeons, c’est moins à cause de la question d’art qu’à titre de documens d’une grande et illustre époque où le poète qui nous occupe a figuré à sa manière.

Aux Sonnets cuirassés se rattache une série de préludes et d’appendices dans la même forme : ces derniers, publiés en 1817 sous le titre de Couronne du temps (Kranz der Zeit) ; les autres, restés inédits et gardés en portefeuille jusqu’au jour où Rückert, remaniant ses œuvres, donna par une classification ingénieuse le tour et l’ordonnance d’un poème à tous ces fragmens dépareillés. A travers les trois cycles dont se compose aujourd’hui ce recueil, vous suivez la filière des évènemens. Cela commence par des invocations sur le mode élégiaque à la grandeur passée de l’Allemagne, puis viennent les coups de canon et les fusillades ; enfin la paix s’annonce au monde, et le dithyrambe finit moriendo par un hymne à l’avenir. Je ne sache pas que les poésies patriotiques de Rückert aient jamais joui en Allemagne d’une popularité bien reconnue, et cette défaveur s’explique par leur nature même, trop exclusivement littéraire. Ce n’est pas avec des contre-points qu’on fait les Marseillaises. Voyez Max de Schenkendorf, Arndt, Théodore Koerner, les héros de la phalange, les véritables coryphées du mouvement. Celui-ci ne respire que patrie et liberté, et porte dans les tourmentes nationales la rêverie fiévreuse, l’extatique enthousiasme d’un saint du martyrologe ; celui-là, mêlé à l’action, attire sur ses chants la popularité de sa personne. Et d’ailleurs, que sont-ils, ces chants ? des improvisations à mettre en musique, de ces refrains aventureux dont un motif fait la fortune. Quant à Koerner, tombé à la tête d’un corps franc, la mort lui a valu le plus beau fleuron de sa couronne de poète, et, si ce n’était à cause du sang magnanime dont il l’arrosa, on peut douter que la tige eût jamais tant prospéré. Ce qu’il y a de certain, c’est que sa popularité ne date que de sa mort. Alors seulement on se mit à chanter ses hymnes patriotiques ; alors seulement la renommée, en les attachant aux drapeaux, fit un cri de guerre de ces vers, connus la veille à peine de quelques étudians, ses compagnons d’armes. A Dieu ne plaise que nous voulions ici porter atteinte à la gloire intéressante de Théodore Koerner ! mais n’est-il pas permis de dire que la catastrophe du bois de Rosenberg, en appelant sur lui l’attention de l’Allemagne, sauva de l’oubli sa mémoire littéraire ? Son volume de Lyre et Épée (Leyer und Schwerdt), où le pathos si souvent se marie au véritable enthousiasme, son volume ne s’en tient encore qu’aux espérances ; on peut sans doute entrevoir là un poète de la famille de Schiller, dont il reproduisait plus d’un trait caractéristique dans son inspiration comme dans sa personne ; mais ces élémens généreux, ces prémices, ces dons du ciel, eussent-ils abouti aux fins illustres qu’on aime à supposer ? C’est le secret de la destinée, non le nôtre. Et qui sait ? En l’enlevant ainsi au milieu de la tempête et des éclairs à la façon de ces demi-dieux de l’antique Rome, la destinée a plus fait pour sa gloire peut-être qu’en lui laissant vider jusqu’à la lie la coupe de ses jours. « Celui qui jeune a quitté la terre, jeune aussi marche éternellement dans le royaume de Perséphone ; il apparaît aux hommes à venir éternellement jeune, éternellement regretté. Le vieillard qui repose gît complet, accompli ; mais le jeune homme éveille en tombant chez tous les mortels à venir une ardeur, une sympathie infinie. » Ces paroles que Pallas adresse au fils de Pelée dans l’Achilléide de Goethe nous reviennent en mémoire à propos de Théodore Koerner, dont la mort a consacré le nom d’une auréole ineffaçable. D’autres, sans doute, entonneront dans l’avenir le chant de délivrance d’une voix plus sûre et plus puissante. Koerner restera comme un type, comme une de ces individualités qui se détachent lumineuses d’une époque dont elles résument en quelque sorte les sentimens et la grandeur. Aujourd’hui les poètes se font journalistes, et c’est sur un champ de bataille moins dangereux qu’on s’escrime : n’importe, quel que soit le prosaïsme où l’on s’engouffre, et quand ils se mettraient soixante greffiers à croasser comme des corbeaux sur le Rhin allemand, le type évoqué sera toujours (la destinée l’a voulu ainsi) ce chevaleresque jeune homme tombé en un jour de combat sous le vieux chêne germanique, un mousquet d’une main, une lyre de l’autre.

Rückert ne possédait rien de ces moyens d’action qui impressionnent les masses. Sa personne, en tout ceci, n’est point en jeu, et pour ses sentimens, exprimés sans doute avec quelque enthousiasme, j’y vois moins cet élan spontané, irrésistible, ce cri de la conscience au désespoir qu’un besoin de se conformer à la pensée commune. Chantre paisible de la nature, poète amoureux de toutes les ciselures, de toutes les élégances de la forme, le tumulte des évènemens le chassant hors du cercle de sa contemplation, il se met à composer selon la circonstance. Il y a ainsi dans toute époque un motif d’inspiration qui est dans l’air, et dont chacun doit, en fin de compte, faire usage, une influence de l’atmosphère littéraire à laquelle on ne se soustrait pas. Et pour cela ne croyez point qu’il soit besoin que les empires s’ébranlent ou s’entrechoquent. La Muse a ses caprices comme l’onde. Nous-mêmes, en France, que de périodes n’avons-nous pas vu se succéder depuis quinze ans, sans que nous puissions dire d’où nous vient aujourd’hui ce superbe mépris pour tous ces merveilleux ouvrages de marqueterie poétique dont nous raffolions tant aux beaux jours romantiques des odes en spirales et des ballades en losanges ! Du reste, dans le cours du volume, Rückert n’abdique pas un seul instant son caractère de poète sentimental. Ses chants patriotiques sont plutôt des romances chevaleresques, des ballades dont un épisode de la veille fait le sujet, que des hurrahs poussés à la manière d’Arndt et de Koerner. Aussi, lorsque l’horizon se rassérène, que la situation, de morne et sanglante qu’elle était, devient élégiaque et douce, comme sa poésie gagne à changer de ton ! c’est le cri de l’oiseau après l’orage, quelque chose comme cet indicible sentiment de rêverie et de bien-être qui vous inonde en présence de l’apaisement universel de la nature. Le ciel, tout azur, vous regarde de ce limpide et transparent regard d’un œil qui a pleuré ; les fleurs relèvent insensiblement leurs calices chargés de pluie, et, tandis que le tonnerre s’éloigne en grondant, l’alouette risque un appel. Je voudrais pouvoir donner ici les pièces intitulées Restez- au pays, le Chant de la Moisson, les Oiseaux de la Moisson, échos mélancoliques d’un temps cruel qui tire vers sa fin ; mais, puisque j’ai parlé de Koerner, et que d’ailleurs on ne saurait tout citer, je me contente de traduire ces vers écrits à sa mémoire :


« Couvert par la mousse, un chêne robuste et sublime s’élève non loin de Wobblin, un village dans la marche du Meklembourg.

« Au-dessous est une tombe nouvellement scellée d’une simple pierre. A minuit, un fantôme en sort au clair de lune.

« Son œil se fixe sur l’écorce de l’arbre et lit le nom qui s’y trouve incrusté ; « Puis, cherchant une épée gisante près de là, il se la passe autour des reins ;

« Et, saisissant une lyre suspendue aux rameaux, il s’assied sur son sépulcre, et sa voix s’exhale ainsi dans le silence de la nuit :

« Je fus un franc chasseur dans le sauvage escadron de Lutzow ; poète, mon chant de guerre retentit aussi vaillamment.

« Désormais mes compagnons poursuivent sans moi la campagne ; une balle mortelle m’a renversé de mon cheval, et j’ai été enseveli à cette place.

« Continuez à battre la plaine jusqu’à ce que vous arriviez au but. Merci, vous m’avez enterré selon mes vœux.

« Les deux maîtresses que j’aimai dans la vie me sont restées fidèles dans la mort, la lyre et l’épée.

« Et mon nom, devenu immortel, est gravé glorieusement au cœur du chêne séculaire.

« Quelles plus belles couronnes que celles qui décorent ma sépulture ? Chaque printemps en renouvelle les senteurs.

« On a voulu me donner la sépulture des rois ; mais ici, à la vive senteur des branches, laissez-moi reposer,

« Et que souvent j’entende frissonner les feuilles, lorsqu’au bruissement du vent mon esprit fera vibrer la lyre. »


Là repose en effet Théodore Koerner, près du chemin qui mène à Lubelow, à un mille de Ludwigslust, résidence des ducs souverains de Mecklembourg, où grandit, pour l’honneur de l’Allemagne, l’auguste personne qui depuis est devenue Mme la duchesse d’Orléans. Cette place isolée sous le grand chêne, cette tombe en pleine nature, fut concédée au père de Théodore par la munificence du grand-duc Aujourd’hui un mur d’enceinte règne autour de la fosse, qu’un mausolée d’airain consacre aux yeux du passant, sépulture deux fois sainte, car la sœur du poète y repose auprès de son frère. Emma-Sophie-Louise adorait Théodore ; à peine celui-ci fut-il mort qu’une sombre mélancolie s’empara de la pauvre fille. Comme elle peignait, elle fit de mémoire le portrait de son cher défunt, puis elle voulut aussi dessiner sa sépulture, et cette dernière tâche n’était pas accomplie que la douce enfant, minée de chagrin, rendit l’ame. On raconte encore, parmi les particularités qui suivirent le trépas de Koerner, qu’au nombre des amis qui accompagnèrent ses funérailles se trouvait un jeune gentilhomme des plus distingués, M. de Bärenhorst, lequel, après avoir rendu les devoirs suprêmes à son compagnon d’armes, déclara ne pas vouloir lui survivre. Peu de jours après, comme nos troupes attaquaient un avant-poste dont la garde lui était confiée, au moment le plus chaud de l’action, Bärenhorst se précipita dans la mêlée en s’écriant : « A moi, Koerner, je vais te rejoindre, » et tomba frappé mortellement de plusieurs balles.

D’après ce que nous venons de dire, on aurait tort de croire que tous les sonnets de. Rückert exhalent une odeur de poudre et de bataille. Cette forme italienne qu’il affectionne et traite en véritable Florentin du XVIe siècle, le maître l’a donnée aussi bien souvent aux agréables et printanières fantaisies de son imagination, et, si tels de ces sonnets méritent qu’on les compare à des escadrons secouant dans la fumée d’une charge tumultueuse les banderoles de leurs lances, nous dirons que les autres se groupent en ravissans bouquets de fleurs aux nuances les mieux assorties. Aucun poète allemand n’a compris, à l’égal de Rückert, tout le parti qu’on pouvait tirer de cette savante combinaison du double quatrain et des deux tercets ; et, parmi tant de roses du Sud si heureusement importées sur le sol natal, celle-ci n’est point la moins rare, à coup sûr, dont il ait à se glorifier. A quelque distance du poète qui nous occupe, je citerai Platen, moins abondant que Rückert, mais auquel on doit de curieux petits chefs-d’œuvre dans ce genre. Quant à nous, la forme du sonnet nous a toujours semblé devoir comporter plus de développement qu’il n’est ordinaire de lui en donner. Sans prétendre renverser la définition admise, laquelle consiste, si je ne me trompe, à regarder le sonnet comme un chaton de richesse exquise où se fixe le diamant de la pensée, ne pourrait-on lui souhaiter plus d’extension ? Qui empêcherait par exemple que dans l’occasion on ne l’employât comme strophe ? C’est là en effet une admirable strophe de haute et savante harmonie. D’ailleurs, qui nous dit que dans l’origine l’emploi de la forme en question fût si restreint ? Quand je parcours Pétrarque, ce livre si merveilleusement varié en son apparente unité, j’y vois moins des sonnets que les strophes d’un poème à la gloire de Laure. De ce qu’au lieu d’enchâsser des perles vous les enfilez, s’ensuit-il que chacune en particulier doive perdre de sa valeur ? Non, certes ; au lieu de trente bagues, vous aurez un collier d’impératrice ou de sultane, voilà toute la différence. Parmi ces cycles gracieux, ces aimables poèmes dont le sonnet fournit la strophe, je noterai en première ligne Amaryllis et les Feuilles d’un Voyage en avril (Aprilreiseblatter) ; mais je ne connais rien dans ce genre de plus frais, de plus mélodieusement éloquent, de plus pur et de mieux senti que les Funérailles d’Agnès (Agnes Todtenfeier). Lorsqu’il écrivit ce poème, Rückert en était encore aux premières émotions de la jeunesse ; les rumeurs du jour, les bruits de la politique et des armes, en offusquant sa contemplation adolescente, ne l’avaient point encore arraché aux sources vives de la nature. Aussi toute l’effervescence de l’âge s’y répand-elle en accens éplorés et douloureux. Le choc est violent, non mortel ; il ébranlera peut-être, mais sans les abattre, les colonnes sacrées du temple où flotte à toutes les haleines embaumées du printemps la harpe éolienne, la céleste harpe aux inépuisables accords. Cette fois le mode sera funèbre, car il s’agit de chanter le trépas de la bien-aimée du poète, une Béatrix enlevée à seize ans ; mais, si l’élément funèbre prédomine, rien ne sera épargné pour donner à la scène toutes les graces mélancoliques, tout l’appareil suave et pur qu’elle comporte, et la cloche qui sonnera le glas des morts va se festonner sous les mains de Rückert de vigne vierge et d’aubépine.


« Apportez les flambeaux et l’appareil des funérailles ; apportez les suaires et parez son cercueil ; comme elle ornait jadis les fleurs de sa jeunesse, ornez-la désormais ainsi qu’elle eût fait elle-même !

« Que la couronne des trépassés remplace dans sa royale chevelure la couronne des fiançailles que le sombre faucheur a moissonnée, et, comme nous l’eussions conduite à l’autel, conduisons-la maintenant à sa demeure dernière.

« Point de vaine parure cependant. Ne parons la trépassée que pour montrer comment, vivante, nous eussions voulu la voir parée.

« Ce que la destinée jalouse lui refusa dans l’existence, que l’amour ici le lui prodigue dans la mort, et qu’elle monte enviée vers les cieux ! »


La nature fournit au poète une somme indicible d’images ; les brises et les moissons, la vallée et la colline, l’étoile au firmament et les lis épanouis du jardin, prennent part à son deuil, et c’est surtout dans cette effusion si tendre de sa plainte qu’on sent combien il est initié à fond dans cette vie intime du grand tout.


« J’aime le rayon du soleil, mais seulement parce qu’il brille comme jadis ton doux regard brilla ; j’aime le souffle de l’air, mais seulement parce qu’il me semble t’avoir dérobé quelque chose de ta tiède haleine.


« J’aime les arbres, parce qu’ils ont le balancement de ta taille élancée ; la source, parce qu’elle me rappelle presque ta pureté ; l’ombre, parce que toi, mon soleil, tu n’en eus jamais ; les fleurs, parce que tu les avais en toi sans nombre.

« Enfin j’aime encore la terre et j’aime encore le ciel : la terre, parce qu’elle te sert de tombeau comme je pense ; le ciel, parce qu’il te sert de demeure comme j’espère. »


Pour le mouvement de la strophe, la grace et l’élégance de la pensée, le fini même et le précis de l’expression qui tournerait volontiers au concetto, ne dirait-on pas un sonnet de Pétrarque :

Benedetto il giorno, etc.

C’est la canzone prise dans l’autre sens, le mineur du motif, si l’on veut. Combien la reproduction du type italien frapperait davantage, si nous pouvions donner ici la moindre idée de ce rhythme parfait, de cette versification qui lutte avec Goethe de transparence, de netteté, de justesse ; en un mot, de cette forme de Rückert où le brouillard de la langue allemande se condense et devient cristal ! Détachons encore une perle du collier :


« On me disait que le printemps avait paru ; je sortis pour chercher où je le trouverais. Je vis bien en effet dans les champs des fleurs et des épis, mais le printemps, je ne l’y trouvai point. Les oiseaux bourdonnaient, les abeilles chantaient, mais c’était une triste histoire ; les sources ruisselaient, mais il n’y coulait que des larmes ; le soleil souriait, mais d’un air si triste ; et je ne pouvais cependant venir à bout de savoir des nouvelles du printemps. Enfin, je m’acheminai vers une place où depuis bien des jours je n’étais point allé ; là je le trouvai, le printemps. Les yeux en pleurs, la joue pâle, il était assis, le bel enfant, sur ta tombe, ô ma bien-aimée, comme sur la tombe de sa mère. »

J’allais oublier un très beau passage sur le néant de la vie humaine, dans lequel, irrité de voir cette nature qu’il évoque continuer d’épanouir ses fleurs et ses étoiles et de mener sa fête, le poète s’écrie en un découragement sublime :


« Ah ! oui, je comprends, il n’y a qu’un cœur de brisé, rien de plus ! qu’une existence d’anéantie, rien de plus ! Du reste, toute chose en ce monde poursuit sa marche accoutumée après comme devant.

« Et d’elle aucune trace n’est restée, aucune ! si ce n’est cette pauvre feuille de tremble qui frissonne au souffle de mes chants. »


En feuilletant les poésies complètes de Rückert, on trouve çà et là plusieurs pièces qui se rapportent plus ou moins par le sentiment à cette douce élégie d'Agnès, dont elles forment comme un harmonieux corollaire ; ainsi des Trois étoiles sur la terre, des Douces Funérailles, du Salut angélique de Roeschen, variations pathétiques du même thème, d’où nous conclurions volontiers qu’Agnès et Roeschen ne font ensemble qu’une seule et même personne, ou plutôt que ni l’une ni l’autre n’ont jamais existé, et qu’il faut voir en ces blanches figures une vingtième incarnation du type idéal que les poètes ensevelissent à seize ans uniquement pour mener le deuil et chanter à ses funérailles.

Nous abordons maintenant un cycle de poésies qui ne comprend pas moins de la moitié du second et du quatrième volume des œuvres complètes, et s’il se rencontrait déjà certaines difficultés de classification sommaire dans les deux premiers livres, celui des Chants de Jeunesse (Jugendlieder), auquel se rattache d’ailleurs l’élégie des Funérailles d’Agnès, et celui des Poésies contemporaines (Zeitgedichte), dont les Sonnets cuirassés forment la plus grande partie, nous avouons qu’ici notre tâche se complique singulièrement. Quel ordre voulez-vous qu’on mette dans ces fugitives impressions, espèces de flocons de neige qu’une nuée d’avril apporte, et qu’un rayon de soleil va dissoudre ? La belle affaire de piquer des papillons sur une carte, pour avoir ensuite un lépidoptère mort au lieu d’une vivante émeraude ! Écloses ici et là, tantôt sur le sol de l’Allemagne, tantôt sur la terre du Sud, en partie avant, en partie après le voyage à Rome, filles du soleil d’Italie ou de ce beau ciel d’Orient vers lequel, par l’étude de la langue et des mœurs, insensiblement Frédéric Rückert s’achemine, ces poésies ont dû le jour à diverses influences de temps et de lieux. Du reste, leur titre de Wanderungen, autrement dit impressions de voyage, l’indiquerait assez. Le poète et sa fantaisie font leur ronde buissonnière, longeant le fleuve et le ruisseau, parcourant le sentier où l’oiseau chante au clair de lune, grimpant sur la montagne pour y jouir de quelque grand spectacle : le torrent écumeux, le lac argenté, l’océan immense, mieux encore un de ces paysages évoqués de l’ancien monde, comme en voit la nuée fantastique dans l’orientale de Victor Hugo. — Ils vont, à travers l’ivresse et le chagrin, l’enthousiasme et la déception, le soleil et l’ombre, le bonheur si doux de s’oublier soi-même et le pressentiment qui ronge ; ils vont et marchent jour et nuit, sans relâche, jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’abri souhaité, à l’heureuse retraite où l’amour veille.

En plus d’un point, ces poésies mêlées se rattachent aux Jugendlieder, et je dirais presque qu’elles en sont la continuation, avec cette différence toutefois qu’ici l’homme se manifeste, et qu’une appréciation plus posée, plus rassise des choses remplace les anciens élans. La sentimentalité, elle aussi, a disparu, et c’est à peine si vous en trouvez encore trace, tandis que vous voyez se lever à l’horizon, comme un de ces splendides reflets d’orange et d’or annonçant pour la moisson du lendemain une belle journée, ce principe philosophique au sein de la poésie, cet esprit grave et sentencieux qui, trouvant en Orient le point d’attraction, le point magnétique, deviendra dans la suite l’originalité du poète et le trait caractéristique de son génie. À ce compte, ces poésies mêlées répondraient à une période de transition chez Rückert. Inutile d’ajouter d’ailleurs que certaines préoccupations plus humaines désormais, plus pratiques, n’altéreront en rien le commerce intime du poète avec la nature qu’il anime et fait parler volontiers, à la manière de La Fontaine, mais d’un La Fontaine allemand, c’est-à-dire avec la bonhomie de moins et l’idéal de plus. À ce propos, nous voudrions pouvoir citer ici une charmante pièce où les arbres invitent le voyageur à s’arrêter sous leur ombrage, tandis que l’Ahasverus humain poursuit sa marche infatigable, et, sans prendre même le temps de secouer la poussière de ses souliers, se contente de passer son chemin en fermant l’oreille aux accens de sirène des feuilles frémissantes qui lui soufflent d’un ton moitié sérieux, moitié moqueur : « Veux-tu donc jusqu’au tombeau ressembler au bâton que tu portes, à ce bâton stérile, sans fruit ni fleurs ? ne peux-tu donc jamais prendre racine nulle part, ni porter des fruits ? Réponds, est-ce impuissance chez toi ou volonté ? » Je ne sais guère en Allemagne que l’excellent Koerner qui possède à ce degré le sens de la nature ; Uhland en a bien quelque chose, mais l’art s’y montre davantage ; ensuite l’inspiration d’Uhland goûte mieux l’élément chevaleresque, et, si la fantaisie prend au chantre de Bertrand de Born de contempler les bois et la campagne, c’est toujours plus ou moins à travers les fenêtres à vitraux coloriés du romantisme.

Ici encore on ne manquera point de nous reprocher d’invoquer de préférence aux noms nouveaux les renommées d’il y a vingt ans. Que faire cependant ? est-ce notre faute à nous si la poésie allemande s’éloigne de ses traditions, si l’esprit français tourne, à l’heure qu’il est, tant de têtes inhabiles à se l’approprier ? Sans doute, un jour, de tous ces élémens en travail quelque chose de bon résultera, du moins ne risque-t-on rien de le prédire ; mais, dans cette cuve où l’avenir s’élabore à si grand fracas, je ne vois jusqu’ici que pastiche. Que la métamorphose s’opère, que la vieille Allemagne change de peau, nous le savons mais qui doute aussi qu’on en soit à ce point de la transformation où, sans avoir gagné ce qu’on souhaite, on a déjà perdu ce qu’on avait ? L’imitation ne saurait d’ailleurs fonder une littérature. Tâchons d’être avant tout ce que la nature nous a fait ; et de ce que notre crâne poétique n’a pas été taillé sur la mesure de la couronne impériale de Goethe et de Schiller, n’allons pas, comme des enfans, nous mettre en quatre pour entamer cette couronne avec la marotte de Voltaire. En général, lorsqu’il s’agit des coteaux du Rhin ou du Neckar, on aime assez à boire du vin du cru, et Dieu me garde de vous tendre mon verre si vous n’avez à m’y verser que du vin de Champagne frelaté !

Nous ne nous trompions pas en disant que les poésies de Rückert étaient le meilleur guide à travers l’histoire de sa vie. Bien qu’il ne puisse être ici nullement question de labyrinthe, prenez toujours ce fil d’Ariane, et pas un incident, pas un détail ne vous échappera. Ainsi, l’influence du voyage en Italie se fera sentir chez lui, même avant le départ : ce seront toute sorte de canzone, d’octaves, de sonnets, de gloses, de sixains, débités en manière de préludes, comme on siffle un air du pays en montant en voiture. Dans son impatience de fouler le sol inspirateur où tendent ses souhaits, il étudiera les poètes : Dante, Pétrarque ; ensuite, il leur empruntera d’autres formes, il rimera sur leur mode, afin d’avoir, sitôt en arrivant, l’air de famille. Toutefois, dans cette espèce d’antienne entonnée pieusement aux approches du départ, nous blâmerons en maint endroit l’excès du sentiment classique ; pourquoi ne pas s’être tenu aux rhythmes des poètes de l’Italie moderne, aux tercets, aux sixains, aux octaves, qu’il traite dans la perfection ? Qu’avait-il besoin d’évoquer le vieux mètre classique, incompatible, quoi qu’on fasse, avec le génie des langues du Nord, et qui, en dehors d’une prosodie basée uniquement sur les rapports de l’accent et du nombre, perd son éclat et son prestige ? On nous objectera peut-être les Élégies romaines, l'Hermann et Dorothée de Goethe et les odes antiques de Platen ; mais ce sont là des exemples isolés qui, tout à la gloire de leurs auteurs, ne prouvent absolument rien à l’avantage du système préconisé par Voss et son école. De toute façon, avouons-le franchement, Rückert était peu fait pour réussir en pareille restauration, bien entendu que nous laissons ici de côté la question de forme. Avec le mécanisme prodigieux que possède Rückert, nulle prosodie ne saurait avoir de secrets pour lui. Quoi qu’il en soit, l’ampleur du vers sied mal aux graces un peu minaudières de sa pensée ; cette idée, que je comparerais volontiers aux plus agréables modèles de Claudion, n’a que faire de la pompe du marbre : la terre cuite lui va mieux, et, malgré l’exemple cité plus haut de Goethe dans Hermann et Dorothée, je ne saurais approuver qu’on s’adresse à ce que la forme antique a de plus solennel pour rimer l’églogue suivante, dont la coquetterie et le précieux s’accommoderaient davantage du quatrain de M. de Boufflers.

LE JARDINIER, à son fils.

De tant de roses que j’élève, je n’en trouve pas une à porter au marché. Avant que j’aie pu les vendre, un larron me les dérobe.

LE FILS.

Hélas ! il faut en convenir, je n’avais pas songé à l’argent dont je vous faisais tort ; vos roses, c’est moi qui les ai dérobées pour en donner un bouquet à ma maîtresse.

LA FILEUSE, à sa fille.

J’ai beau tourner ma quenouille, jamais rien ne va comme je veux. Quel ciseau de malheur me coupe donc mon fil ?

LA FILLE.

Hélas ! ces ciseaux sont les miens. Votre fil, c’est moi qui l’ai pris pour lier les roses de mon amant.

LE GARCON, à la jeune fille.

Si mon père me refuse ses fleurs, j’en saurai bien trouver une, une dont le calice est beau, mais dont la racine est du poison.

LA JEUNE FILLE.

Si ma mère me sépare de toi, j’assemblerai secrètement tous les fils de sa quenouille jusqu’à ce qu’ils forment un lacet à me passer au col.

LE JARDINIER, à la fileuse.

Mon garçon commence à perdre la tête et met sens dessus dessous mon jardin. C’est pourquoi je viens vous prier de lui donner pour femme votre fille.

LA FILEUSE.

Pour mettre fin aux soupirs de ma fille chérie, que votre fils la prenne, et son rouet aussi avec elle.

LE FIANCÉ.

Par tous les dieux d’amour ! je ne veux désormais plus planter que des roses, et, pour qu’elles prospèrent, tu vas donc, ô soleil, habiter avec nous.

LA FIANCÉE.

O Parque, laisse là ta quenouille ! je saurai bien me filer ma destinée moi-même. Amour, que ton rouet d’or me file la soie du bonheur !

LE JARDINIER.

L’ivresse du moment passée, la faim fera valoir ses droits, et je vois déjà dans le jardin pousser à la grace de Dieu des carrés de légumes.

LA GRAND’MÈRE.

Bien qu’il ne soit point d’or, le fuseau va tourner, tourner des lunes entières, afin qu’au bout de l’an le petit-fils, en venant au monde, trouve ses langes prêts.


Italiam ! Italiam ! ce fut jadis le cri des empereurs d’Allemagne, aujourd’hui c’est le cri des poètes. Combien de nobles voyageurs l’Allemagne moderne n’a-t-elle pas envoyés de l’autre côté des Alpes, depuis Wolfgang de Goethe, qui s’en allait rêver à son Iphigénie dans les silencieuses solitudes du Colysée, jusqu’à Platen, jusqu’à ce Wilhelm Waiblinger, poétique et intéressant jeune homme, physionomie aimable, studieuse, originale en ses goûts d’archaïsme, reproduction germanique de notre André Chénier, et qui, dans son infatigable croisade au sépulcre d’un monde, devait trouver si tôt sa propre tombe, où ses ossemens reposent à l’ombre du laurier-rose de Virgile ! Étrange inspiration que celle-là ! singulier pèlerinage, où l’on s’étonne de voir les poètes suivre sans se lasser les statuaires et les peintres ! De part et d’autre, en effet, l’intérêt et le profit sauraient-ils être les mêmes ? Que la pompe imposante de certaines ruines, que le spectacle des chefs-d’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange poussent irrésistiblement à l’imitation, au travail, à la production originale, l’individu voué aux arts plastiques, rien de plus naturel ; ici la matière entre pour beaucoup, et l’exploitation de la matière nécessite toute sorte d’études et d’expériences qui ne peuvent que gagner à être pratiquées sur les lieux. En direz-vous autant du poète ? du poète qui reçoit ses impressions de voies toutes différentes, et d’ailleurs ne dispose que du plus immatériel des instrumens : la parole ? N’importe ; il est sur la terre certains pays prédestinés où la pensée humaine se sent attirée par d’héréditaires influences, dont on ne cherche pas même à s’expliquer le charme. Aussi vous avez beau invoquer la raison, vous avez beau leur demander à tous : Qu’allez-vous chercher en Italie ? ils passeront leur chemin en s’écriant comme Mignon : dahin ! dahin ! « Là-bas où les citronniers fleurissent, où, dans la feuillée sombre, jaunit l’orange d’or, là-bas où les statues de maîtres vous contemplent. » Et lorsque du fond de sa pauvre chambre d’Iéna, où le cloue la misère, l’illustre, le divin Schiller verra s’enfuir joyeusement le groupe voyageur, des larmes de regret mouilleront sa paupière, et l’oiseau captif, l’œil fixé vers le sud, déchirera ses ailes aux barreaux de sa cage. Pour le poète, entre l’instant de la contemplation et celui de la production, il n’y a que la rêverie, doux pays où l’on s’attarde volontiers, et d’où plus d’un aimerait, j’imagine, à ne jamais sortir. Qui sait ? peut-être est-ce le besoin pressenti d’un état semblable qui nous attire en Italie, la conscience anticipée d’une de ces rêveries solennelles, profondes, comme les inspirent seuls les grands sépulcres. J’ai dit qu’il devait arriver parfois qu’on s’oubliât en ces ivresses de l’imagination, surexcitée par les fantômes du passé. Sans aller bien loin, Rückert va nous en fournir un exemple : lui aussi, l’irrésistible inspiration l’a poussé vers l’Italie ; mais, si je m’en fie au nombre bien restreint des pièces qui marquent dans ses poésies la trace du voyage, la veine productive, au lieu de jaillir, s’est repliée sur elle-même, et sur les débris de la Rome classique, sous les orangers de Sorrente et les pins verdoyans de Naples, notre poète a beaucoup plus rêvé que rimé. On conçoit à peine qu’à un semblable pèlerin Rome ait pu ne fournir qu’un si médiocre bagage. Après cela, peut-être la pensée discrète de Rückert n’était-elle point faite pour les impressions grandioses de la ville éternelle. En présence de l’épopée de vingt siècles inscrite sur ces débris croulans, l’harmonieux rêveur, habitué aux confidences d’une muse moins sévère, laissa la plume s’échapper de ses mains. Il faut être au moins Goethe pour tenir tête à ces immortels souvenirs de l’histoire du monde. Sous l’écrasante impression qui le domine, le poète se sent tout à coup comme atteint du mal du pays ; et lui qui, en Allemagne, soupirait après l’Italie, se prend ici à regretter le sol natal. « O champs de la patrie ! champs de la patrie ! qu’en songe du moins je puisse m’échapper vers vos régions sacrées ! »

A vrai dire, la Sicile l’inspire mieux ; ici le passé devient plus abordable, et le dithyrambe prend le ton de l’élégie. « On ne se figure point l’Italie sans la Sicile, écrivait Goethe ; ici est la clé de tout. » Pour une intelligence aussi curieuse des beautés de la nature que l’est Rückert, tant d’harmonie et de richesses ne pouvaient être perdues. Aussi surprendrez-vous dans les poésies siciliennes je ne sais quel aimable reflet de ce ciel d’azur, de cette mer enchantée, de ce merveilleux paysage de Palerme et de la conque d’or. Si Rückert a paru un moment s’effacer en présence des monumens de l’histoire, ici les phénomènes de la nature attirent sa fantaisie et la ravivent. De là toute sorte de charmans tableaux qu’une forme ingénieuse et pure encadre à ravir : octaves, tercets et quatrains, l’amour, la tradition et le printemps en composent presque toujours le fond, et vous retrouvez partout cette imagination si prompte à semer au vent ses parfums et ses perles. Parcourez le Voyage en Sicile du grand poète de Weimar, et vous y verrez Goethe, l’Odyssée à la main, évoquant sur ces rivages les souvenirs d’Homère. « Comme je sens qu’il nous faudra bientôt quitter ce paradis terrestre, j’espérais trouver aujourd’hui dans ma promenade au jardin public un baume salutaire à ma douleur. J’avais pris pour pensum de lire quelques pages de l’Odyssée, puis je comptais descendre au vallon, et là, poursuivre au pied de la montagne de Sainte-Rosalie le plan d’une Nausicaa, et chercher s’il n’y avait pas moyen de donner du dramatique à ce sujet. Tout cela s’est accompli, sinon avec un plein succès, du moins à ma parfaite satisfaction. J’ai disposé mes plans, et n’ai pu m’empêcher d’esquisser et d’exécuter même quelques passages qui me souriaient particulièrement. » Les notes de Rückert n’ont rien de cet imposant caractère de froideur et de méditation studieuse. Il s’étend sous le frais parasol d’un sycomore, et soupire en se laissant bercer au murmure de la source voisine :


« Amour est amour, et, lorsque je me sens ravir au ciel par lui, j’en mourrais volontiers d’ivresse ; amour est amour, et, pourvu que son mal seulement me tourmente, je ne demande point d’autre bonheur. »

Cependant çà et là les faunes et les dryades vous rappellent que vous foulez le sol sacré :


« Lorsque je vais au bois avec ma belle, les faunes nous lorgnent par tous les buissons, et leurs flûtes à sept roseaux résonnent du plaisir qu’ils ont à contempler ma brune. Puis, si nous descendons au rivage, les tritons embouchent de joie leur trompette marine. »

Mais bientôt la coquetterie familière au poète reprend ses droits ; Dorat se montre sous Pétrarque ; il y a de l’un et de l’autre chez Rückert :

« Amour bondit à ma rencontre, une torche embrasée à la main : — Ta maîtresse, s’écrie-t-il, m’envoie par le pays à ta recherche ; elle ne peut se passer de toi, si j’ai bien compris, et, comme son regard ne va point assez loin pour t’atteindre, j’ai promis de te toucher au cœur de ce flambeau allumé au soleil de ses yeux. »

Les Siciliennes de Rückert nous reportent involontairement aux Épigrammes de Venise, ce chef-d’œuvre de la rêverie au sein du far niente, cette inspiration mi-partie antique et moderne, où les réalités contemporaines coudoient sans vous choquer les idéales imaginations de la fable. Le laisser-aller du grand poète a séduit Rückert ; mais, dans les Siciliennes, je ne vois que la grace, une grace un peu mêlée d’afféterie ; le côté philosophique élevé manque. Goethe en veut aux onyx, aux agates, aux marbres de toute espèce ; Rückert, en Sicile, se contente de cueillir des fleurs. Qu’on ne s’y trompe pas, le trait est significatif. J’ajouterai que la flore poétique de ce terroir volcanisé ressemble souvent trop à celle d’Allemagne, témoin la pièce suivante, qui, tout agréable du reste, me fait moins songer aux campagnes de l’Etna qu’au jardin du Neckar.


« Fleur de l’amandier ! tu voles au-devant du printemps et disperses au vent ta poussière embaumée sur les sentiers que mon pied va fouler !

« Gentille clochette ! de la neige qui s’est enfuie des campagnes, tu es restée comme un flocon !

« Douce violette ! tu demandes quand viendra la rose ! Tant mieux qu’elle vienne, mais toi, demeure encore un peu !

« Lis splendide ! les fleurs accomplissent au champ un devoir divin, et vous, dans la famille, vous êtes le prêtre !

« Tige de lis, non, tu n’es pas faite pour orner un bouquet ; les anges de Dieu seuls te portent dans leurs mains ! »


Un mot sur ces quatrains dont je viens de parler et qui forment dans les poésies de Rückert le passage de l’Occident à l’Orient. Qu’on se figure une strophe concise, nette, ciselée à ravir, une cassolette de sultane donnant pour essence un aphorisme emprunté à la philosophie pratique du poète :

« Malédiction à qui va mourir sans avoir su jamais inspirer l’amour ! malédiction au verre qui se brise sans avoir étanché la soif d’un malheureux !

« Prétendre aux jouissances de l’amour sans en avoir goûté les amertumes, autant vaudrait s’imaginer qu’on reposera sous les voûtes de la Mecque sans avoir revêtu l’habit de pèlerin. »

Rückert affectionne ce genre de poésie ; mainte fois nous l’y verrons revenir, et cela se conçoit : à sa contemplation silencieuse de la vie humaine rien ne répondait mieux. Citons encore quelques versets :

« Le poète est un roi banni par ceux que la pourpre ici-bas décore, un roi dans lequel jamais ils ne consentiront à voir leur égal. C’est pourquoi il convient qu’il évite leurs cours.

« Le printemps est un poète ; là où son regard se pose, l’arbre fleurit, le buisson de même : l’automne est un censeur fâcheux ; la feuille se flétrit que son haleine touche.

« La poésie est une enchanteresse, je l’avoue ; mais, si le poète est l’enchanteur ou l’enchanté, voilà la question. »

En maint endroit, le trait malin se glisse, inter rosas spina, et la sentence tourne à l’épigramme :

« La vérité est dans le vin, ce qui signifie en notre temps qu’il faut être au moins ivre pour avoir loisir de dire son mot de vrai.

« Ma lumière s’était éteinte ; je courus à la porte du voisin : il me la ralluma, et j’éteignis la sienne pour la peine. »

Les quatrains de forme persane (Vierzeilen in Persischen Form) ne se distinguent guère des autres que par le rhythme moins familier peut-être ; le vers y compte onze pieds au lieu de sept. Quant au fond, il reste exactement le même ; on en jugera par ces exemples :

« La terre est une magicienne, un peu vieille sans doute, mais encore séduisante, et c’est dans la nuit de l’hiver qu’elle pratique ses charmes mystérieux au moyen desquels elle se réveille jeune à l’aurore du printemps.

« Flamme sans aliment s’éteint au vent, fleur sans air ni soleil se flétrit. Chanson, plante de mon jardin, lied, ma flamme, pour vivre il nous faut le suffrage des hommes. »

Arrêtons-nous maintenant ; car, si nous tournions quelques pages, nous serions transportés tout à coup au milieu du jardin des roses orientales, c’est-à-dire en plein mysticisme asiatique. Une autre fois nous suivrons le poète sur ce sol qu’à défaut de persévérantes études, son génie eût conquis encore par la divination.


HENRI BLAZE.

  1. Je range Anastasius Grün, quoique Autrichien, dans le groupe souabe, comme j’y fais entrer Lenau, Platen, Julius Mosen, tous ceux enfin qui, sans avoir renoncé à rimer dans l’occasion leur mot de politique, me semblent n’avoir point méconnu la rêverie et l’idéal. Que la liberté et la muse soient sœurs, je l’admets volontiers ; je doute cependant que la poésie lyrique ait été mise au monde uniquement pour rédiger des constitutions et morigéner en strophes cadencées les chambres et les cabinets d’un pays. D’ailleurs chacun d’entre eux, poètes de la nature et poètes de la politique, chacun, nous voulons le croire, aime la liberté et la souhaite ; il n’y a guère de différence que dans la manière de l’invoquer. Les vivans (c’est les viveurs qu’il faudrait dire) lui portent du matin au soir et du soir au matin des toasts à l’assourdir, tandis que les autres, plus recueillis, plus calmes, préférant aux utopies du jour les grandes vérités morales, n’en poursuivent pas moins le but humain sans déroger aux lois divines de l’art. On comprend maintenant ce que nous entendons par les souabes, et combien le mot ainsi étendu offre de latitude aux classifications.
  2. Il y a du volcan chez cet homme, et sa poésie produit sur nous l’effet de ces laves qui débordent à flots embrasés du cratère d’une montagne pour se figer ensuite et s’arrêter immobiles au pied. Grabbe ne veut du cœur humain que ses plus ténébreuses énigmes, de l’histoire que ses plus terribles catastrophes. Qu’il trouve un motif bien amer, bien douloureux, bien triste, au sein de ces abîmes fantastiques où il séjourne, et vous l’en voyez l’instant remonter le front rayonnant, l’ivresse du désespoir au cœur ; c’est en grinçant des dents qu’il donne à sa pensée la vie du marbre ou plutôt du granit, cette vie énorme et colossale que respirent certains blocs du moyen-âge. De même qu’il n’a ressenti de l’amour que la passion, ainsi son œuvre ne connaît que les extrêmes, sa joie est d’une bacchante, son deuil a des éclats de rire de démon, sa plaisanterie tourne au cynisme. La femme manque ici, l’ewig weibliche dont parle Goethe.
  3. La Günderode, par Mme Bettina d’Arnim. En admettant qu’il se trouve çà et là quelques traits originaux, quelques fragmens de lettres authentiques dans ces correspondances combinées à souhait pour l’intérêt du roman, on n’y doit voir que motifs et thèmes à varier, qu’une manipulation ingénieuse ne s’est pas fait faute d’arranger à sa guise.
  4. Gedichte von Friederich Rückert, Auswahl des Verfassers ; Frankfurtam-Mein, Sauerlander ; Paris, Klincksieck. — C’est aussi l’édition qu’emploie M Braun dans son remarquable travail, dont nous voudrions emprunter la méthode pour le nôtre.
  5. Voir l’hymne au printemps qu’entonne le poète dans les Reiseschatten de Kerner :

    C’est l’odeur de l’aubépine,
    C’est le murmure du vent,
    C’est la source cristalline,
    Qui circulent dans mon sang ;
    C’est le vert de la colline,
    C’est le bleu du firmament,
    C’est la pourpre du couchant, etc.

    Après, mais seulement après ces Reiseschatten (mot à mot : ombres, esquisses de voyage), sont venus les Reisebilder de Henri Heine. Que le tableau succède à l’esquisse, rien de plus simple ; ces bons souabes voudraient bien ne pas avoir d’autre grief contre leur spirituel antagoniste.