De la poésie lyrique en Allemagne - Frédéric Rückert/02

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De la poésie lyrique en Allemagne - Frédéric Rückert
Revue des Deux Mondes, période initialetome 10 (p. 708-743).
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DE


LA POESIE LYRIQUE


EN ALLEMAGNE.




FREDERIC RÜCKERT.
Seconde partie.[1]




C’est de Rückert qu’on pourra dire à bon droit quelque jour cette parole que nous retrouvons si souvent dans le panégyrique des grands princes, à savoir qu’il eut un cœur pour tous les cœurs, un esprit pour tous les esprits. Sagace, industrieux, souple à l’excès, il s’insinue au milieu d’un peuple, l’observe, et va surprendre en un clin d’œil sa physionomie, sa nationalité lyrique. En pareil cas, rien ne lui coûte : il se fera Chinois pour nous initier, par son poème de Schiking, au bizarre génie de ce monde vieilli dans l’enfance. Ensuite, l’histoire de Nala et Damajanti lui fournira le prétexte de s’attarder au sein de la civilisation hindoue, et de rimer pour nos oreilles européennes une des plus touchantes inspirations de la muse sanscrite. Et nous le verrons enfin, avec Nisami, Hafiz et toute la bande érotique, fredonner le minnelied persan et, s’enivrer de l’extase de Dieu dans la coupe écumante de Dschelaleddin. C’est à ce point de son pèlerinage que nous le prendrons, lorsque, à son retour du fleuve Jaune, à sa descente de l’Himalaya, Rückert aborde le plus fougueux représentant du panthéisme oriental, celui que nous appellerions volontiers le Spinosa derviche.


« Aussi long-temps que le soleil n’a point déchiré le crêpe de la nuit, les oiseaux du jour demeurent inquiets. L’œil du soleil éveille les tulipes ; maintenant, ô mon cœur, l’instant est venu pour toi de t’épanouir. Le glaive du soleil verse en gouttes de rosée sur le sein de l’aurore le sang de la nuit qu’il a vaincue La lumière vient d’Orient, et moi je suis à l’Occident, espèce de montagne sur la cime de laquelle le rayon se brise ; je suis la pâle lune du soleil de beauté. N’importe, regardez au-delà de moi ; regardez le soleil en face. Dschelaleddin s’appelle en Orient la lumière ; ma poésie vous en montre le reflet. »


Ainsi débutent les Gazelles. C’est au plus grand, au plus exalté des poètes mystiques persans, à Mewlana Dschelaleddin Rumi que s’adresse Rückert. Tout à l’heure, dans les OEstlichen Rosen, nous verrons notre Allemand saisir l’autre point de vue de la poésie orientale, le côté sensuel, voluptueux, badin, que le viveur Hafiz chansonne de si joyeuse humeur en vidant son verre. — En attendant c’est à l’ascétisme qu’il en veut, à la contemplation effrénée d’un pontife du soleil ivre de son Dieu ; l’ivresse, s’il y en a, sera divine et point terrestre. En mettant le pied sur le sol oriental, Rückert devait son premier hommage au coryphée splendide du panthéisme indien, quitte à se dédommager ensuite de tant d’énervantes extases à la coupe de l’amour et du printemps. Partout Dante passe avant Pétrarque. Quant à l’étendue de ce mysticisme du poète persan dont Rückert essaie de reproduire l’enthousiasme passionné, elle est sans bornes : qu’on se figure l’angoisse de l’infini, l’avide soif de l’être, un besoin furieux de se plonger en lui, de s’y abîmer, et d’aller, comme ce papillon qu’une flamme attire, s’absorber dans l’océan de la lumière universelle. Bienheureuses les ames qui sont restées au jardin de la patrie ! La vie de l’homme est un exil, plein de misère et de néant, un passage où il ne recueille que l’erreur sur son origine et sa destination ; aussi l’ame bannie en ce monde de réalité, prisonnière dans les liens du corps, n’aspire-t-elle qu’à briser ses entraves. L’élu de Dieu met sa vie dans cette aspiration qui forme avec l’absorption dans l’être le thème ordinaire de cet illuminisme poétique, thème reproduit d’ailleurs sur tous les tons. Le pèlerin couché dans la poussière appelle de ses vœux l’heure de la transfiguration ; mais avant qu’elle sonne pour lui, cette heure tant souhaitée, il faut que l’ame céleste ait triomphé dans cette lutte à mort qu’elle livre à l’ame terrestre. De là une initiation continuelle à la vie pure, une inspiration empruntant ses argumens à l’image, au symbole, et ramenant par toute sorte d’allusions la pensée édifiante.


« Cette épée dont la lame et la pointe sortent pures des mains du forgeron, veille à ce qu’elle ne se rouille point dans un impur fourreau. Cet or qui, dans les coffres-forts de l’avarice, sert aux projets des esprits ténébreux est au trône de notre EMPEREUR un ornement sublime. Quand le nuage des cieux répand des ondées, tous les arbres se désaltèrent. Le pommier porte des fruits, et le saule un feuillage grisâtre. Vois, ce jonc reste creux, et cet autre est enflé de sucre : tous deux cependant ont bu au même étang. Deux bêtes ont tondu le même pâturage ; le cœur de l’une sécrète le musc, celui de l’autre le fiel. Deux vers de différentes espèces ont mangé de la feuille à l’arbre l’un donne un fil stérile, l’autre file de la soie. L’abeille et le serpent ont sucé la même fleur, et du suc nourricier celle-là fait un baume pour soulager la souffrance, celui-ci un poison pour l’aviver. Tel voit la lumière du ciel, et ses propres ténèbres s’en augmentent ; tel autre, pareil à la rose, s’en enveloppe amoureusement, O toi, sois à ton tour un vase de cristal, et transforme en pure essence tout ce que tu recueilleras dans les riches pâturages de Dieu. »


Qui ne sait point secouer l’impureté ne contemplera jamais Dieu dans sa gloire, et celui-là seul sera maître du monde qui sait renoncer au monde.


« L’amour cria de la porte du ciel : Qui donc ose d’en bas regarder vers Dieu ? — C’est nous qui regardons vers Dieu, répondit à l’amour un chœur de prêtres. L’amour cria Comment pouvez-vous regarder ? devant vos yeux s’étend un voile, un voile tissé de haine et de cupidité, à travers lequel la lumière ne pénètre pas. Devant votre regard troublé, la face du soleil se voile, la Grace qui trône au-dessus des nuages ferme l’oreille à votre clameur sourde, et les invocations de votre prière ne seront point exaucées. Oh ! dépouillez, avant de regarder vers le ciel, dépouillez les ténèbres terrestres ; en place de la cupidité et de la haine, prenez l’amour dans votre cœur, et vous pourrez ensuite lever vos yeux vers la Divinité. »


L’amour embrase l’élu de Dieu ; il est sa foi, sa vertu, son trésor ; il est la source de sa morale et de son ascétisme. L’homme tend à se rapprocher le plus possible de la Divinité, et pour cela il faut qu’il aime, qu’il aime en petit comme Dieu aime en grand. L’immortel Sultan a fait de l’amour l’ame des univers, et quant à lui, il est partout, dans le fétu de paille comme dans l’astre flamboyant qui verse la lumière à flots d’or.

« Je suis le grain de poussière, et je suis le disque du soleil ; je suis le rayon de l’aube et le bruit du soir, le murmure dans la feuillée et la rumeur des vagues ; je suis le mât, le gouvernail, le pilote et le navire ; je suis le banc de corail où l’on échoue ; je suis ensemble l’oiseleur, le filet et l’oiseau ; je suis l’image et le miroir, le bruit et l’écho ; je suis l’arbre de vie et l’hôte qui s’y perche, le silence, la pensée, la langue et le son ; je suis le souffle de la flûte, je suis l’esprit de l’homme, je suis l’étincelle dans le caillou, le rayon d’or dans le métal ; je suis la vigne, le pressoir, le marc et l’ivresse, l’échanson et le buveur, et la coupe de cristal ; je suis la bougie et le papillon dont le vol l’enveloppe ; je suis la rosée et le rossignol qu’elle enivre ; je suis le médecin, le malade, le poison et le contrepoison, le doux et l’amer, le miel et le fiel, la guerre, la paix, le champ de bataille, la victoire la forteresse et le défenseur, l’assiégeant et le rempart ; je suis la chaîne des êtres, l’anneau des mondes, l’échelle de la création, la montée et l’abîme ; je suis ce qui est et n’est pas ; je suis, ô toi qui le sais, Dschelaleddin, oh ! dis-le, je suis l’ame du tout. »


Je ne sais, mais cette façon tout orientale qu’affecte Rückert de rappeler Dschelaleddin au dernier vers me semble augmenter encore le mystérieux du poème. On dirait un autre Alighieri suivant un autre Virgile et s’arrêtant à chaque pas pour invoquer, le guide inspiré, le maestro divin qui l’entraîne loin des sentiers terrestres. Écoutons maintenant-le cri du poète :


« Tu es la source universelle des jouissances, ton miel donne à la vie douceur ; mon sein regorge de pierreries, oh ! laisse-moi les répandre à tes pieds ! Les ames éprises d’amour vont à ton océan comme des fleuves. Tu es le soleil des pensées ; tes baisers sont les fleurs du printemps. L’amour devant toi pâlit d’amour, la lune s’épanche en torrens de larmes ; tu es la rose, et les soupirs du cœur sont pour toi les saluts du rossignol. Hélas ! mon moi s’est-il donc rendu si coupable que mon amour ne puisse racheter le mal ? O perle de la conque des univers ! l’écorce extérieure me répugne. O vin pur de la vie dans la coupe de la mort, que ton parfum aujourd’hui me ranime !

« Je suis la vigne, oh ! viens, et sois l’ormeau autour duquel s’enlacent mes festons. Je suis le lierre, sois mon appui, ô cèdre ! afin que je ne tombe pas tristement sur le sol humide. Je suis l’oiseau, viens et sois mon aile, afin que je m’élève vers ton ciel ; le coursier, viens et sois mes éperons, afin que je tende au but de ta carrière. Je suis la couche où l’on sème les roses, sois ma rose, afin que de mon suc je n’alimente pas la mauvaise herbe. Je suis l’orient, lève-toi dans mon sein, ô soleil ! Que ta clarté dissipe en montant ces voiles de brouillards. Je suis la nuit, sois mon diadème d’étoiles, afin que, dans les ténèbres, je ne m’épouvante pas moi-même. »

Ce n’est partout que semblable délire ; de strophe en strophe, de gazelle en gazelle, le fleuve écumant s’accroît. On ne se figure point un tel luxe de métaphores, un tel débordement d’images empruntées à tous les règnes de la nature. Il y a d’âpres harmonies, de sauvages musiques dans ces vers où le souffle oriental de la Bible se retrouve en maint endroit. Je citerai dans le nombre la pièce qui commence ainsi :

L’éternel échanson, qui verse la source de l’étang aux sables du désert pousse les nuages aux campagnes du ciel comme un troupeau de dromadaires. Écoutez les timbales de son tonnerre… »

Écoutons en effet le Dieu-mage épancher les torrens de son amour :


« O vous tous dans la poitrine de qui je bats, j’aime, j’aime sans fin ! O vous dans le sang de qui je brûle, j’aime sans fin ! Le monde n’était pas encore, Adam non plus, que moi j’étais déjà ; le temps n’était point, que j’étais cependant, j’aime sans fin ! Lorsque s’épanouit la première rose de la création, ce fut moi qui lui soufflai son haleine, j’aime sans fin ! Sept fois j’ai changé d’image à chaque jour de la semaine de la création, j’aime sans fin ! J’étais dans le jardin avec le couple, et lorsque le serpent s’y glissa, j’y étais, j’aime sans fin ! Lorsque Pharaon s’engloutit dans la mer Rouge, c’était moi qui tenais élevées les mains de Moïse, j’aime sans fin ! Avec Noé dans l’arche, avec Joseph dans la citerne, au ciel avec Hénoch, j’aime sans fin ! Lorsque Mahomet monta vers les régions du firmament, il me trouva dans le septième ciel, j’aime, sans fin ! Chérubins qui supportez mon trône, élevez-le toujours plus haut, j’aime sans fin ! Je suis sévère au muphti, hostile aux prêtres en qui j’ai flairé l’injustice, j’aime sans fin ! »


Et le poète, ivre de Dieu comme Spinosa ou Novalis, reprend en s’écriant :


« L’orient parle de ta gloire à l’occident, la rose s’entretient de ta magnificence avec l’aurore du printemps, la voix des cieux te proclame et l’écho de la terre aussi ! toi ! toi ! ce que la langue annonce en énigmes ; et toi ! ce que l’amour pense tout haut…

« Viens, ô printemps de mon ame ! renouveler les mondes, renouveler la lumière au firmament et l’éclat de la terre ! Viens attacher l’escarboucle du soleil au bleu turban de l’air, et jeter le vert caftan sur le dos des prairies. »


Nous voudrions continuer nos citations, et pouvoir donner tout le recueil ; reste à savoir si le lecteur serait de notre avis. Il y a dans les fréquentations d’un poète aimé qui doivent naturellement accompagner toute étude du genre de celles que nous poursuivons ici ; il y a, disons-nous, d’irrésistibles enchantemens que les esprits délicats et fins peuvent seuls s’expliquer. Peut-être n’est-ce au fond que la conscience de lutter contre l’impossible qui vous soutient. On se récrie volontiers sur l’enthousiasme (c’est la manie que je devrais dire), mettons sur la manie d’enthousiasme de certaines intelligences éprises des beautés d’une littérature étrangère, et qui s’en vont chercher bien loin, pour nous les rapporter d’un air de triomphe, des choses cent fois moins dignes d’être admirées que celles qu’on a sous la main ; mais, dans ce compte, on ne fait point la part des beautés intraduisibles, des beautés qu’on sent et ne peut rendre. Dans cette strophe qui, même après tant d’efforts de notre part, va sembler à bon droit au lecteur d’une valeur beaucoup moindre que telle autre de Lamartine ou de Victor Hugo, qu’il a vue en son lieu et place, et dûment investie des graces natives ; dans cette strophe, nous avons aperçu, nous, des tourbillons d’atômes lumineux, et ce mot de la traduction, si froid et si décoloré, a dans l’original des jets de phosphore et des chatoiemens d’émeraude. Aussi faut-il se garder d’admirer après avoir cité. Qui vous dit, en effet, que de cette fleur exotique, transplantée par vous avec zèle et recueillement, toute la senteur vive, tout l’arôme ne vous est point resté aux doigts ?

Passons au Jardin des Roses orientales. Ici, comme nous l’avons remarqué, le ton change. A l’hymne effréné du panthéisme succède le refrain moqueur, la chanson à boire et nous avons à la place des apostrophes délirantes du sofi abîmé dans la contemplation d’Allah, nous avons l’ivresse plus humaine du musulman qui déguste à loisir les jouissances terrestres, et le crâne aviné, son turban sur l’oreille, volontiers se gausse du prophète en clignant de l’œil à quelque bel adulte de seize ans rose et frais dont la main lui verse à flots écumans les rubis de la treille. Assez long-temps le poète a puisé aux sources dévorantes de l’ascétisme et du renoncement à d’autres chansons maintenant : que les roses de Schiraz s’effeuillent dans le cristal empourpré du sang défendu et deux fois précieux de la vigne, que le printemps souffle sur les bosquets son haleine trempée des émanations du paradis, et que Bulbul, caché sous les buissons, égrène, au clair de lune, sur les couples amoureux, les perles sonores de son gosier ! Le livre des Roses orientales est là comme un retour à la vie, à ses plaisirs, à ses fêtes ; comme une mélodieuse litanie ; le printemps, la jeunesse, les joies, l’amour et le vin, reviennent à chaque verset. « Je voudrais courir ivre les rues, dit quelque part Rückert, ne m’arrêter que là où les verres tintent, et me poussant au milieu de la fête, chanter, selon que l’esprit d’Hafiz m’inspire, chanter le printemps, la jeunesse, les roses, le vin et l’amour. » Or, ce passage entier s’applique aux Roses orientales. Si Goethe, qui, lui de même, avait accompli le pèlerinage, quoique de façon tout épisodique, si Goethe n’eût prévenu Rückert en mettant sous l’invocation de l’Anacréon persan une des douze parties du Divan, le recueil des Roses orientales aurait pu à merveille s’intituler le livre d’Hafiz, en opposition au recueil de Gazelles, lequel se fût appelé non moins naturellement le livre de Dschelaleddin. Ces noms propres, en effet, caractérisent mieux qu’aucun titre pittoresque les deux tendances de la poésie persane. D’un côté l’extase, de l’autre l’ivresse, comme si sur cette terre de feu, il n’y avait d’inspiration que pour la démence. Ivresse de Dieu ou du vin, peu importe, pourvu que le cerveau duquel jaillit la strophe embrasée ne se possède plus. En général, c’est ce mysticisme inhérent à la race elle-même, cet être intime et latent qui nous échappe à nous tous, poètes, dessinateurs et musiciens français, chaque fois qu’il nous prend fantaisie de nous occuper de l’Orient.

Je dis fantaisie, car, il faut bien l’avouer, nous n’aimons guère à choisir d’autre guide en ces excursions où le dilettantisme seul nous entraîne. Ouvrez les Orientales de Victor Hugo ; voilà certes un beau livre, et dont personne, j’aime à le croire, ne contestera les splendides qualités lyriques. Comment nier cependant que la moindre gazelle de Goethe ou de Rückert vous en apprenne plus sur la physionomie originale et l’esprit de ce monde que tous les jeux de rime chatoyans, que tous les épanchemens descriptifs du chantre de Sarah la Baigneuse et du Feu du ciel ; saphirs et diamans, si l’on veut ; roses de Schiraz, tissus de Cachemyre, nous l’admettons volontiers ? Un collier qu’une indolente main de sultane égrène dans l’albâtre sonore et transparent ; un bouquet embaumé qu’on effeuille, des étoffes de soie et d’or qu’on déploie au soleil, tout cela certes vaut son prix. Mais que faites-vous du personnage principal, de l’ame humaine, qui prétend, elle aussi, jouer son rôle en votre drame, fût-il turc, indien ou persan, fût-il même chinois ? Si maintenant, après avoir constaté le mal, nous en cherchons la cause, peut-être la trouverons-nous dans un certain système d’improvisation qui règne malheureusement chez nous, même dans les plus hautes sphères de la pensée.

À Dieu ne plaise que je veuille le moins du monde disputer ici au génie cette faculté de divination qu’il tient du ciel. Sans abdiquer, toutefois, ces forces vives de l’imagination qu’on appelle enthousiasme et spontanéité, ne saurait-on donner davantage à la méditation, à l’étude, et faut-il dédaigner comme indignes de soi tant d’utiles ressources et de riches trésors que les muses silencieuses gardent en réserve pour les esprits qui les fréquentent ? Telle occasion peut s’offrir où l’instinct si profond, si généreux qu’il soit, a besoin que la réflexion lui vienne en aide. Chez nous autres, je le répète, la précipitation gâte tout. Une idée conçue le matin est exécutée le soir même ; le lendemain on l’imprime, on la publie avant qu’elle ait eu le temps de s’épurer à cette lumière critique dont tout penseur a le foyer. Quand des Orientales de Victor Hugo ma vue se reporte au Divan de Goethe, je ne puis m’empêcher d’admirer au plus haut degré ce sens critique dont je parle, et qui, je m’en aperçois alors, m’avait jusque-là trop peu frappé ; j’en dirais autant de cette analyse subtile, de cette observation métaphysique qui creuse avant tout l’être moral, et loin de s’en tenir au phénomène extérieur, va chercher au fond des consciences le secret de la vie d’un peuple. Qu’on se donne seulement la peine de parcourir, dans la dernière édition des œuvres complètes de Goethe, le volumineux appendice annexé au Divan, et l’on verra quelles recherches, quels travaux d’exégèse et de critique ont servi de prélude à ce recueil léger, à ces poésies fugitives, comme on disait au temps du directoire. A des considérations sur la poésie des Hébreux, des Arabes et des anciens Perses succèdent des documens puisés aux sources authentiques ; puis viennent des notices biographiques sur Ferdousi, Emveri, Nisami, Dschelaleddin-Rumi, Saadi, Hafiz, Dschami, les sept planètes de la pléiade orientale ; études fortes et bien nourries que l’auteur de Faust termine par une ingénieuse remarque. « Si nous avons essayé de décrire en quelques chapitres les cinq siècles de la poésie et de la belle diction persane, observe-t-il au dernier paragraphe, qu’on nous le passe, et qu’on le prenne, pour parler à la manière de Quintilien, notre vieux maître, de la façon dont on prend un compte rond, sinon pour l’exactitude, du moins pour quelque chose d’approchant. » A mon sens, de pareils matériaux ne sauraient nuire, et je ne pense pas que la fantaisie ait jamais rien à perdre à les consulter d’abord, quitte à se donner plus tard libre carrière.

Ne vous est-il point arrivé, en passant, l’été, devant le laboratoire d’un chimiste, de voir des salles entières remplies de roses effeuillées ? bientôt, à l’action du feu, le monceau va diminuer et se fondre, et cette odorante pyramide qui embaumait le voisinage donnera pour dernier résultat un petit flacon d’essence. Tel est à peu près l’effet que produit sur moi cette poésie orientale du Divan de Goethe, extrait substantiel, rare et suprême essence émanée à la flamme du génie de tout cet amas de notes et de documens. Je dirai la même chose de Rückert, orientaliste et poète, procédant à la fois de Goethe et de M. de Hammer, et qui pourrait traduire en prose ses modèles, s’il n’aimait mieux les imiter en vers.

Nous tous tant que nous sommes, la rage du pittoresque nous tue ; peu soucieux de creuser le fond des consciences, il nous suffit d’interroger l’habit, et ce qui nous charme davantage, c’est la couleur. J’ai nommé là le grand cheval de bataille du romantisme. On remarquera que je ne parle pas seulement ici de la question littéraire. Tenez, ce musicien nouveau-venu, qu’on affecte aujourd’hui de proclamer un génie, qu’a-t-il vu en Orient, sinon des effets de soleil et de lune ? Musicien d’une caravane illustre dont Victor Hugo serait le poète et Decamps le peintre, il s’en est tenu comme les autres à la couleur, au pittoresque. Je trouve bien dans cette ode-symphonie qui pompeusement s’intitule ode pour obéir à cet esprit de confusion auquel le premier poème qui paraîtra demain devra à son tour de s’appeler symphonie ; je trouve bien dans cette ode-symphonie d’agréables motifs cousus à la file avec une industrie rare, des mélodies caractéristiques surprises sur les lieux et présentées de main de maître ; mais de cette verve divine qui déborde, de ces rapports effervescens de l’être à l’infini, de tout ce panthéisme d’Atar et de Dschelaleddin, pas un mot, pas une note. Il semble pourtant que c’eût été le cas ou jamais ; la musique, peu propre à certaines abstractions métaphysiques, se fût admirablement prêtée à rendre cet enthousiasme écumant, élans sublimes qui rentraient dans le ressort de l’hymne. Certes, si Mozart, dont on a osé prononcer le nom avec un peu de cette irrévérence qu’on affectait autrefois pour Racine, si Mozart eût entrepris le pèlerinage, il nous eût à coup sûr rapporté de la Mecque d’autres trésors que ceux-là, et le génie surhumain auquel s’est révélé, dans les quelques mesures de l’air monumental que chante Sarastro[2], toute la pompe mystérieuse du sanctuaire d’Isis aurait, je n’en doute pas, demandé au pays du prophète une plus haute et plus sévère inspiration. Ceci soit dit sans prétendre le moins du monde porter atteinte à la gloire un peu hâtive du chantre de la symphonie du Désert, musicien descriptif, poète coloriste, peintre à la manière de Decamps. Est-il besoin de rien ajouter maintenant pour qu’on voie quelle distance le sépare encore de Mozart, j’allais écrire de Raphaël ?

Il est cependant tel trait caractéristique de l’épicuréisme d’Hafiz dont nous pensons que le lecteur eût volontiers fait grace à Rückert. Avant lui, et dans le neuvième livre du Divan appelé le Livre de l’échanson (das Schekenbuch), Goethe avait déjà insisté bien crûment pour des oreilles européennes sur un certain motif fort en honneur chez les érotiques persans. « Je ne pouvais omettre en pareille œuvre, écrit-il quelque part, cet amour effréné de l’ivresse particulier aux Orientaux, le vin ayant pour eux le charme du fruit défendu, non plus que leur tendresse pour la beauté de l’adulte en sa fleur de croissance, me réservant bien entendu, de traiter ce dernier sentiment avec toute la pureté due à nos mœurs. » M. de Châteaubriand, ayant à s’expliquer sur les singuliers hommages rendus par Shakspeare à lord Southampton, met sur le compte de l’allégorie les deux sonnets qu’adresse le poète d’Élisabeth au jeune et galant gentilhomme transformé symboliquement en une maîtresse, s’il faut en croire l’auteur de l’Essai sur la littérature anglaise[3]. Ce mysticisme de sentiment et cet abus de l’allégorie, si communs au XVe siècle, existent au plus haut degré chez les peuples de l’Orient, et, sans qu’on ait besoin de recourir à de honteuses convoitises, serviront peut-être à nous donner le mot de ces étranges rêves de leurs poètes Je citerai pour preuve une simple histoire qui se trouve au Jardin des Roses de Saadi[4]. « Dans mes jeunes années, dit le lyrique persan, il m’arriva de lier amitié constante pure avec un garçon de mon rang. Son visage était pour mes yeux la région céleste où nous nous tournons dans la prière, comme vers un aimant ; et sa compagnie fut pour moi ce que j’ai trouvé de plus cher dans l’existence. Je tiens que nul n’a vécu parmi les hommes (peut-être en serait-il autrement parmi les anges) qui aurait pu se mesurer avec lui pour la beauté, la droiture et l’honneur. Dans les jouissances d’une amitié semblable, je devais naturellement épuiser la coupe de ma tendresse ; et maintenant qu’il est mort, je regarderais comme injuste de donner jamais mon amour à un autre. Par malheur, son pied s’engagea dans les lacs de la destinée, et il dut précipitamment descendre au tombeau. J’ai passé un bon temps sur sa pierre, assis et couché à le veiller, et j’ai chanté sur sa mort et notre séparation bien des hymnes de deuil, qui ne cesseront jamais de nous émouvoir moi et tant d’autres. »

Cependant de pareils sentimens, si platonique et si épurée que soit la sphère où l’imagination les porte, ont quelque chose en soi qui répugne aux bienséances, et provoque le trait même injuste, témoin l’amer sarcasme de Heine contre Platen. On aura beau s’écrier : « Honni soit qui mal y pense ; » jamais la Muse moderne, décente et puritaine, ne s’arrangera de ces fadeurs débitées par le poète au bel échanson dont le vin écumant brûle de baiser les lèvres de rubis.

Pour en finir avec les Roses orientales, dirons-nous maintenant qu’elles n’ont rien à nous apprendre sur la vie intime du poète que nous étudions ? Ainsi qu’on a dû voir, il ne s’agit ici que d’une œuvre de pure fantaisie, que d’une de ces imitations brillantes et originales, comme les lyres à plusieurs cordes peuvent seules s’en permettre. Du reste, la digression n’aura pas été stérile, et désormais dans ses vers indigènes nous surprendrons plus d’un reflet du soleil d’Ispahan, plus d’une senteur persistante de ces roses glanées au jardin d’Hafiz et de Saadi. « Du peu de ces roses que j’avais rapportées dans mon sein est né le Printemps d’Amour, » écrit-il lui-même en un vers plein d’élégance. Or, il faut qu’on le sache, le Printemps d’Amour est le plus pur, le plus rare et le plus merveilleux diamant de son aigrette poétique.

Au recueil des Roses orientales succède dans les Œuvres Choisies un assemblage de pièces diverses dont les unes, par ce sentiment de la vie secrète des sources et des fleurs qu’elles respirent, par le naturalisme inséparable de l’inspiration de l’auteur, se rattachent aux chants de la première époque, tandis que les autres, d’un style plus calme et plus posé, d’une contemplation en quelque sorte plus critique, semblent préluder à l’avènement d’une période nouvelle. Après Simurg, l’oiseau mystique de la légende persane, voici encore l’alouette. Écoutons-la bien, car c’est peut-être un cri d’adieu qu’elle nous jette. Demain notre enthousiaste d’autrefois va pendre à cette porte de sa demeure, ouvrant sur un jardinet embaumé, la cage d’osier, symbole des félicités domestiques ; et si quelque oiseau vient au coup de midi béqueter les miettes de sa table, ce ne sera, croyez-le, ni l’oiseau de Safi, ni celui de Roméo, mais bien plutôt l’hôte emplumé de noir que nous avons déjà rencontré chez Kerner, cet honnête et naïf corbeau, dernier signe traditionnel du ménage d’un poète allemand. L’incertitude de l’existence, son côté fragile et mesquin forment, à quelques exceptions près, l’unique sujet de ces méditations. Je distinguerai entre autres morceaux remarquables ce passage des Chants Elégiaques qui me semble donner en un cadre restreint une image parfaite de l’activité humaine et de son impuissance :


« Je courais dans les sentiers de ma vie vers le feu follet du bonheur, lequel toujours paraissait s’éloigner ; et d’une ardeur toujours croissante, je n’élançais vers le brillant phosphore ; vain effort, il fuyait toujours ! Enfin, qui m’expliquera ce mystère ? Je me retourne tout à coup, et l’aperçois derrière moi qui étincelle à l’occident du feu de l’étoile du soir Comment donc ai-je fait pour passer devant sans m’en apercevoir ? Il faut que ç’ait été en rêve. »


J’ai parlé d’exceptions. Çà et là reparaissent encore les fantaisies, les ciselures. Vous savez ces, symphonies où vingt motifs se croisent et se combattent avant d’aller se perdre, se résoudre dans quelque idée dominante, comme des ruisseaux dans l’Océan ; cette partie mélangée, qui vient après les Roses orientales, produit exactement sur moi le même effet. La corde frivole, enjouée y vibre bien encore à côté de la corde grave, mais on sent que cette dernière l’emportera La fantaisie elle-même s’y hérisse de je ne sais quel tour épigrammatique, ou l’humoriste se révèle, comme dans cette charmante petite pièce intitulée Dans le Parc, et je ne puis m’empêcher de traduire en vers, tant la forme allemande en est invitante. La voici :

N’allons jamais nous promener, ma belle,
Dans ces jardins où les fleurs et les bois
Ont de grands airs de pompe officielle,
Où le zéphyr n’ose élever la voix ;
Jardins royaux, où le soleil de glace
Semble à plaisir éteindre son éclat,
Où les buissons, chuchottant à voix basse,
Causent entre eux des secrets de l’état,
Où la cascade, en tombant sur les marbres,
Conte aux échos son éternel ennui.
Le rossignol chante mal dans les arbres,
En ces bosquets d’où le mystère a fui ;
Sa mélodie aux notes embrasées
Risque, en montant dans l’air comme un parfum,
De s’y heurter au babil importun
D’un papegeai bavardant aux croisées,
Et la colombe est là contre son gré,
Où la perruche et le faisan doré

De leur collier étalent la richesse.
Devant ces fleurs à grands airs de duchesse,
La marguerite, et la rose, et l’œillet,
Baissent la tête et partent sans regret,
Abandonnant un monde où tout les blesse ;
Et sentant bien que pour figurer là,
Il faut avoir des quartiers de noblesse,
Et s’appeler au moins Hortensia !

Néanmoins, en dépit de ces fleurettes dont il s’émaille, le fond général du tableau est grave et sévère, et nous ne trouvons guère là que cette éternelle complainte du cœur humain s’arrêtant à mi-côte pour énumérer ses défaites et mesurer l’espace qu’il lui reste à gravir avant d’atteindre au but inconnu. La partie érotique du mariage a pour centre le Printemps d’Amour, et les joies de la famille sont spécialement célébrées dans les Haus— und Jahreslieder mot à mot chants de ménage et d’anniversaire), l’un des plus substantiels et des meilleurs recueils du poète, ses Feuilles d’Automne.

Avant d’entrer au paradis du Printemps d’Amour, vous traversez un riche vestibule que Rückert a nommé Panthéon. Là en effet tous les dieux ont leur niche ; japonais, chinois, indous et persans, tous les mythes sont évoqués, et dans ce qu’il nous donne d’original, le poète affecte certaines tendances plastiques en dehors de ses habitudes. Dans un recueil qui s’intitule Panthéon, le moi devait naturellement s’effacer un peu et céder la place à quelque chose se ressentant davantage du parti pris de l’art, à un lyrisme essentiellement objectif, j’ai lâché le grand mot. On m’accusera de parler allemand, mais n’importe, et je ne vois pas d’ailleurs pourquoi l’esthétique s’obstinerait à répudier le vocabulaire de la philosophie, quand ce vocabulaire lui vient en aide.

Panthéon ! c’est-à-dire à tous les dieux, à tous les styles ; titre superbe à inscrire en tête du frontispice de son œuvre, trop superbe sans doute quand on est, comme Rückert, un poète de sentiment, ou plutôt le poète d’un sentiment. Aussi, qu’arrive-t-il ? La note fondamentale prédomine, on en revient incessamment à son lyrisme accoutumé, et cette poésie du printemps et de la nature qui partout vous poursuit émaille à votre insu de fleurs luxuriantes ces colonnes et ces chapiteaux où vous n’eussiez voulu que la simplicité du marbre. Dans les Poésies Complètes, ce recueil s’intitule avec moins de pompe Matériaux pour servir à former un Panthéon (Bausteine zu einem Pantheon). Je ne m’explique point pourquoi Rückert a cru devoir changer ce titre dans les Poésies choisies ; la dénomination primitive convenait mieux à la nature du livre, lequel pèche par le manque absolu d’unité, d’harmonie, et surtout par l’absence du fil directeur. J’y vois bien en effet les matériaux d’un temple, mais non le temple, et encore ces fragmens de colonnes, ces architraves et ces chapiteaux dispersés sont-ils ensevelis pour la plupart sous des touffes épaisses de gazons et de fleurs, comme les débris du mausolée antique dont parle Goethe dans une élégie vraiment sublime. « Voyez ce couple de colonnes s’élever du sein des décombres, et toi là-bas, leur sœur isolée, comme le front ceint d’une mousse épaisse, tu sembles contempler du haut de ta majesté sacrée te sœurs mutilées à tes pieds. Dans l’ombre des ronces et des plantes sauvages les débris et la terre les couvrent, et les grandes herbes ondulent par-dessus. O nature ! est-ce donc là le cas que tu fais du chef-d’œuvre de ton chef-d’œuvre ? Peux-tu bien renverser ton sanctuaire avec indifférence et semer des chardons à la place ? » - Nos réserves faites sur l’ensemble, et à ne voir dans ce Panthéon qu’un simple recueil de poésies diverses, il va sans dire qu’ici, comme partout chez Rückert, les richesses de détail abondent. Par exemple, dans tous ces mythes orientaux, dans toutes ces paraboles bibliques, il se trouve des pièces d’une valeur rare, tant à cause de la ciselure exquise que pour le saphir qu’elles enchâssent. De ce nombre, je citerai le petit poème intitulé l’Arbre de Vie (der Baum des Lebens), et qui, sous une forme allégorique des plus ingénieuses, vous montre le christianisme se dégageant des mythes de l’Ancien-Testament, et prenant pied pour ainsi dire dans l’histoire du monde. Malgré la célébrité qu’on a faite à cette espèce de légende, j’aime moins Bethléem et Golgotha, inspiration dépourvue de simplicité, de pathétique, et visant à l’effet. En général, ce reproche pourrait s’adresser à toutes les poésies dont Rückert emprunte le motif aux livres saints. Rückert n’a de foi et d’enthousiasme que lorsque le sentiment de la nature lui monte au cerveau. Alors seulement il est croyant et religieux, alors seulement sa conviction l’anime ; quant au christianisme proprement dit, il ne lui inspire guère que des banalités.

Le moment est venu de chercher à nous rendre compte du point de vue philosophique du poète qui nous occupe. Or, si, pénétrant au cœur même de cette imagination orientale-occidentale, nous lui demandons le secret de sa pensée intime, son dernier mot, je crains bien qu’elle aussi n’ait à nous répondre que par le panthéisme. Oui, j’en ai peur pour Rückert, à force d’entretenir commerce avec Dschelaleddin, l’esprit du maître l’a gagné, et, sauf une dialectique plus clairvoyante, je retrouve partout chez lui le panthéisme mystique du grand lyrique persan. Nous ne jugeons ici que le poète, et n’avons point à nous occuper des réserves que peut faire à part lui l’homme le penseur. Toujours est-il que les idées qui ressortent de ses inspirations spéculatives semblent plutôt de nature à conquérir les prosélytes au panthéisme qu’à en réfuter les doctrines. Dirons-nous maintenant sur quoi repose un tel système, et que l’animation, la divinité du tout en forme la base principale, en tant que cette omnipotence divine sera plutôt sentie que démontrée par la théorie appuyée sur le dogme ? Quiconque parvient à s’élever jusqu’à la contemplation de cette vie universelle jouit de la félicité parfaite. Pour celui-là, plus de contradictions, plus de dissonances dans le monde, plus de luttes ni de combats ; il nage au sein des océans de l’être. Tel est, si je ne me trompe, l’idéalisme de Rückert. Or, en admettant que cette intimité profonde, incontestable de Rückert avec la nature n’ait pas été la cause déterminante qui l’a poussé vers un pareil système, la conséquence nécessaire de ce panthéisme sera cette intimité même du poète avec la nature, qu’il ne se lasse pas de contempler en ce qu’elle a de grand comme dans ses infiniment petits, et dont il va surprendre dans ses plus insaisissables phénomènes la vie incessante et cachée. L’air n’a pas un oiseau, le jardin pas une fleur, la forêt pas un arbre, qu’il ne reconnaisse tout d’abord à sa voix, à son souffle le plus léger, au frémissement de ses feuilles ; d’un coup de sa baguette de magicien, il vous fera le Gange du Neckar, et d’un pommier noueux de la Souabe un palmier d’Orient, ni plus ni moins qu’il changera selon sa fantaisie les bœufs épais du pâturage en fines gazelles au regard velouté et les mille chardonnerets qui becquètent les cerises du verger en oiseaux des tropiques. Le beau prodige, de constater la vie chez les êtres vivans ? Son plaisir à lui, c’est d’animer la nature inerte, de donner une ame aux pierres précieuses. Demandez-lui de vous dire l’histoire du diamant et de la perle, vrai conte des Mille et Une Nuits, où la génération des pierres précieuses est décrite comme si son œil, plongeant à travers l’écorce du granit et des flots, eût contemplé jusque dans les matrices de la nature le procédé de ses mystérieux enfantemens. Nous n’hésitons pas à l’avancer, les plus ravissantes poésies de Rückert sont celles qui se rattachent à cet ordre d’idées, celles qui, pour les comparer à des fleurs, enfoncent leurs racines invisibles au cœur même de ce panthéisme substantiel. Après tout ce que nous venons de dire, on devinera sans peine quelle a dû être, sur le génie du poète, la réaction de ces tendances purement spéculatives. Abîmé dans la contemplation de la nature, il y a perdu peu à peu le sens des phénomènes du monde moral, de l’histoire ; l’être et le non être, la vie et la mort, lui sont devenus des thèmes plus familiers, des contradictions moins ténébreuses que le bien et le mal ; et soit tempérament, soit système, il a de plus en plus répudié l’histoire, préférant, dans sa sagesse de brahmane, aux images turbulentes de la vie la contemplation de l’idée pure : « Ferme tes sens au monde extérieur, si tu veux lire en toi le secret des mondes et de Dieu. »

N’est-ce point cet élan souverain vers la spéculation, cette tendance à négliger pour l’idée la pluralité des phénomènes, qui lui inspire encore ce chant d’amour délicieux en sa métaphysique :


« L’amour est au-dessus de l’objet que tu aimes, et si terrestre qu’il t’apparaisse, si humain que soit le nom dont tu l’appelles, il n’en est pas moins un et céleste.

« Comme dans le tourbillon d’un bal masqué, dans la salle où les lustres flamboient, une espiègle maîtresse vient t’agacer sous mainte forme et se fait enfin reconnaître.

« Ainsi j’aimai l’une, puis l’autre ; elles changèrent pour moi, moi pour elles. Et toutes, en fin de compte, n’étaient que le masque sous lequel l’amour m’était apparu.


Comme on voit, le dernier terme de cette philosophie est l’absorption de l’être en Dieu, chez qui l’idée d’amour prime, si elle ne l’exclut, tout autre attribut. Piété orientale par son caractère de quiétisme, et qui, repoussant la lutte, s’éloigne autant que possible de l’héroïsme chrétien.

On concevrait difficilement qu’un poète aussi profondément imbu de la philosophie de la nature que l’est Rückert dût réussir à traiter des sujets évangéliques. Il l’a tenté néanmoins et à plusieurs reprises, mais sans succès. Son style y reste froid et décoloré, l’onction manque ; et, chose étrange ! cette ame, d’ordinaire exubérante, source vive d’où les parfums embaumés du mysticisme débordent, semble se tarir tout à coup et ne plus donner qu’un flot avare, qui encore ne s’épanche qu’à la condition d’être étendu de paraphrases. Témoin cette Vie de Jésus (Das leben Jesu, compilation laborieuse et malvenue du Nouveau Testament. Quelle idée aussi d’aller mettre en distiques les versets des évangiles, de rimer saint Jean et saint Mathieu, et de jeter au four où se cuisent les sucreries du temps le pain sacré du Fils de l’Homme ! La belle affaire, en vérité, de s’amuser à planter des chevilles stériles dans cette bonne terre de labour faite pour recevoir le grain ! Il y a des choses qui existent en dehors de l’art et au-dessus de l’art, la Bible et l’Évangile, par exemple, et c’est vouloir se méprendre sur le sens et la portée des mots que d’appeler œuvres ou chefs-d’œuvre ces immortels monumens de la tradition divine. Nous n’ignorons pas qu’aux yeux de certains esprits systématiques les livres dont nous parlons passent pour des livres d’art. Il est vrai que ces mêmes hommes proclament Luther et Richelieu des artistes, et Robespierre aussi. Que deviennent alors Shakspeare et Michel-Ange, Raphaël, et Mozart, et Racine ? Sans approfondir davantage cette question qui nous mènerait loin, disons que rien au monde ne nous paraît plus inopportun que cette manie de parfaire ce qui est, de transformer la prose en vers et les vers en prose, et d’effiler la robe d’autrui pour la tisser ensuite à sa manière. Ceci nous rappelle l’impayable équipée d’un honnête versificateur de Nuremberg, lequel, dans son enthousiasme pour les lettres de Bettina à Goethe, imagina de les mettre en vers sous prétexte que c’était presque de la poésie. Dans ce mot presque réside en effet tout le secret du charme et de l’originalité singulière de cette prose musicale au pied de gazelle, au vol de ramier, qui palpite et miroite et frissonne de cette vie intime et murmurante qui dénote le style. Si le digne versificateur eût pu comprendre tout ce qu’il y avait dans ce mot presque, il ne se fût point à coup sûr donné le ridicule de consommer une telle besogne. Citer Bettina et son livre excentrique à propos des évangiles le rapprochement paraîtra sans doute bien profane, et nous ne l’eussions point risqué si le docteur Strauss ne se chargeait de nous en fournir l’excuse ; en effet, le philosophe critique de la Vie de Jésus nous représente quelque part Goethe comme un nouveau messie dont Bettina était le saint Jean ; et Strauss, en ceci, ne fait qu’imiter M. Heine, lequel prétend voir dans O’Meara, Antomarchi et Lascases, le saint Mathieu, le saint Marc et le saint Luc de cet autre dieu qui a pour temple et reposoir la colonne Vendôme. Niera-t-on ensuite le paganisme des jours où nous vivons ? Un dieu fait homme ne nous suffit plus, il nous en faut des légions se renouvelant sans cesse, à la manière de cet Avatar de la légende hindoue, et si nous adorons encore Jésus, c’est à la condition qu’il s’entourera de nouveaux saints qu’à défaut de l’église l’histoire aura canonisés ; car nous devons bien, hélas ! en convenir, désormais notre foi religieuse ne ressemble plus qu’à cette chapelle de l’empereur Alexandre-Sévère où les images du Christ et d’Abraham coudoyaient la statue d’Orphée.

Les pièces de Rückert qui respirent le plus cet enivrant parfum de panthéisme sont, après les hymnes orientales, ses longs poèmes en tercets : les Trois Sources, le Diamant et la Perle, Plos et Blankflos. Ici la soif brûlante de l’infini se calme un peu, la fièvre de Dieu s’apaise, et nous voyons cette flamme qui ne tendait ailleurs qu’à s’absorber au sein du foyer universel se partager en des myriades d’étincelles semant partout la lumière et la vie. Le panthéisme de Rückert est d’humeur voyageuse ; du sofi persan volontiers il passe à Spinosa, à Novalis, dont l’harmonieuse influence modère sa fougue, ramène au ton européen ses ardeurs spéculatives et, comme un bienfaisant clair de lune, semble détendre ce que pourrait avoir d’excessif en poésie un orientalisme ainsi poussé aux dernières limites.

J’ai cité le Diamant et la Perle, on n’imagine pas une fantaisie plus agréable, une plus charmante épopée des pierres précieuses. Le poète, entrant un soir chez sa maîtresse, la trouve endormie ; et tandis que penché sur cette douce image il la contemple avec ravissement, un charme ineffable s’empare de lui ; de ce sein de statue dont le sommeil soulève les ondulations voluptueuses, des parfums enchantés s’exhalent ; il croit rêver, et comme, de plus en plus attiré vers le centre magique, il va pour effleurer de sa lèvre brûlante l’albâtre veiné d’azur de cette peau divine, tout à coup un nouveau prodige l’arrête. Entre la perle suspendue à l’oreille de la déesse et le diamant qui rayonne à son col, de mystérieux dialogues s’engagent, et d’abord les causeries commencent par l’éloge de la douce princesse à laquelle on appartient. Gardienne vigilante de cette avenue que prennent les aveux galans pour s’insinuer dans le cœur, la perle raconte combien est insensible aux flatteries des gens la superbe beauté que chacun divinise. À ces déclarations, d’intimes confidences succèdent. La pauvrette souffre bien un peu de se voir reléguée de la sorte à l’extrémité d’un corps si suave et si pur, vrai paradis d’amour ; elle a fini, cependant, par en prendre son parti, heureuse en se balançant de saisir au passage tout ce qu’elle peut attraper, heureuse surtout, lorsque sa maîtresse croit se livrer, sans témoin, aux soins de sa toilette, de contempler d’un œil fripon dans le miroir des trésors de beauté que le monde ignore. Néanmoins le diamant, lui, est plus fortuné : placé dans le voisinage du cœur, il interroge à loisir chaque pulsation de cette vie aimante. Vous connaissez l’histoire de ces émeraudes qui se fendent en éclats, de ces rubis qui pâlissent pour une mauvaise pensée venue à celui qui les porte. Dieu merci, notre diamant n’a rien à craindre de pareil ; il entend les silencieuses pensées, voit poindre les plus secrets désirs, sans que jamais nulle ombre fâcheuse, nulle dissonance l’affecte. De parole en parole on en arrive à se demander qui l’on est. « Depuis si long-temps que nous habitons dans le voisinage l’un de l’autre, jamais encore nous ne nous sommes raconté notre origine ; commencez, dit en l’agaçant d’un rayon le diamant à la perle frémissante, commencez, et soyez brève, afin qu’après m’avoir conté comment vous avez fait pour sortir des profondeurs de l’Océan, vous puissiez, avant que ce flambeau ne meure, ouïr de moi quels hasards m’ont conduit du sein des abîmes de la terre à la place adorée où je vis. » Aussitôt perle et diamant exposent à l’envi leurs titres de noblesse, titres glorieux, augustes, et revendiquant de part et d’autre l’origine céleste, car si la perle naquit d’une larme d’archange, le diamant est à son tour la flamme tombée de l’œil d’un messager divin, qui, jadis égaré sous les abîmes de la terre et cherchant sa route vers le ciel, ensemença les ténèbres de germes lumineux enracinés depuis au cœur même du granit.

Nous ne suivrons pas nos deux héros à travers les romanesques aventures de leur odyssée mystique ; nous ne dirons pas comment la perle, après avoir résisté aux enchantemens des sirènes, laissée un jour à sec sur le rivage, tomba des mains d’un enfant au sac d’une vieille mendiante, et finit par devenir la proie d’un juif ; comment le diamant, qu’une étincelle d’amour, dépôt sacré de l’ange, attirait parmi les hommes, en fut détourné d’abord par le spectacle de leur avarice ; puis comment, las de dévorer sa propre flamme, il surmonte un dégoût séculaire et se livre au premier venu. Nous aimons mieux insister sur l’idée philosophique du poème, sur cette idée d’amour qui vivifie, éclaire et met en jeu toute chose. Autour de la maîtresse du poète, de la Donna, se groupent ces existences magnétiques, et la belle amoureuse continue à dormir, à rêver, sans se douter que d’elle émanent les fluides créateurs où ce petit monde puise l’être. — Cependant la perle et le diamant s’échauffent au récit de leurs aventures, peu à peu l’ivresse les gagne, et leurs voix finissent par s’unir en un chant de gloire auquel l’Amour répond par les strophes suivantes, qu’on dirait empruntées au Livre d’Or de Pythagore :


« Oui, c’est moi dont la main vous enleva aux profondeurs de l’Océan, aux abîmes de la terre ; moi qui allaitai votre enfance.

« C’était moi, cet ange incliné au bord des firmamens, et qui d’en haut laissa tomber cette larme dont tu naquis, ô perle ! en ton écaille.

« C’était moi, cet ange qui, pensant s’égarer, inonda la caverne de lueurs dont une étincelle, ô diamant ! vint s’incruster en toi.

« C’est moi qui te sauvai, ô perle ! des enchantemens de la sirène.

« O diamant ! c’est moi qui éveillai dans ton cœur de granit cette aspiration sublime qui, t’empêchant de tomber au pouvoir des gnomes, te fit dédaigner les lieux inférieurs.

« Et lorsque le torrent du monde s’empara de vous, c’est encore moi qui choisis cette place où vous deviez vous surprendre l’un l’autre de vos mutuelles splendeurs.

« O vous, produits de deux principes contraires, vous qui, réunis par moi, semblez vous étonner de célébrer à l’unisson ma gloire !

« O vous, joyaux de ce collier, savez-vous qu’il est une autre chaîne où ce sont des étoiles et des planètes qui remplacent les pierres précieuses, et que je la tiens seul ?

« Et que je la déploie incessamment, cette chaîne, à laquelle sont suspendus pour perles et diamans des univers tous dérobés à l’écaille de la nature ?

« Et de même que je me réjouis à contempler les étoiles et les globes de feu, superbes ornemens de ma robe éternelle, et que j’ai soin que pas une paillette ne se détache de ses franges ;

« De même je m’intéresse au moindre de mes trésors, et je vous ai donnés pour parure à mon plus doux enfant.

« Et si vous semblez faits à ma gloire, c’est aussi à ma gloire que sont faits ces diamans et ces perles qui tremblent au calice de chaque fleur.

« Je ne vous tiens pas pour petits auprès des étoiles et des mondes ; mais à votre tour ne dédaignez pas les perles du jardin dont la sérénité limpide ne le cède en rien à la votre.

« D’un souffle je vous attirai à la vie, et d’un souffle je puis vous rendre pareils aux gouttes de rosée.

« Clartés superbes qui puisez votre lumière aux sources de la mienne, à peine daignez-vous jeter un regard sur cette cire qui veille là dans un flambeau.

« Et pourtant, si je l’ordonne ainsi, cette cire que j’ai, comme vous, allumée, va soudain vous éclipser de son éclat.

« Car l’étendue de ma puissance est infinie. Eh bien ! oui, je l’ordonne ; ô cire ! que ta flamme à son tour célèbre ma gloire,

« Et que ces joyaux illustres, ravis aux profondeurs de l’Océan, aux entrailles de la terre, apprennent que tu descends comme eux d’une même origine, et que le poète qui veille là, lui aussi, l’apprenne. »


À ces mots, un prodige nouveau s’accomplit ; le diamant et la perle semblent pâlir, tandis que la bougie brille tout à coup d’une lueur inusitée, et, de plus en plus rayonnante, se met à chanter sa céleste origine : deux gouttes tombent du firmament, l’une de lumière, l’autre d’eau, lesquelles fécondent un germe ; de ce germe naît une fleur, délices de la terre et du ciel, car l’amour habite en elle, une parcelle atomistique de cette flamme universelle dont le réservoir est là-haut. Pour cette cause, la fleur ne périra pas tout entière, et sa mort ne sera qu’une transformation. L’Amour appelle à son aide l’abeille, et lui dit : « Va butiner le suc de ce calice, afin qu’il serve ensuite d’élément à ton industrie. » Et lorsque le vent d’automne se lève, il n’emporte que la feuille flétrie ; l’essence distillée par l’abeille échappe à l’extermination. De cette essence, l’Amour, en se jouant, crée un flambeau, qui reçoit pour destination d’éclairer des lueurs du printemps les sombres ténèbres de l’hiver ; dans cette cire lumineuse, en effet, est l’haleine du printemps et l’éclat des fleurs. En elle est le feu du soleil et le murmure de la source. — Mais nous ne touchons pas au terme des métamorphoses : le poète, dont l’hallucination s’est accrue en mesure des prodiges auxquels il assiste, se voit tout à coup transporté au sein d’un monde imaginaire. L’Éden fleurit autour de lui ; la voix du rossignol ivre d’amour se mêle, sous des feuillages frémissans, au bruit de la cascade argentée, et, pour comble d’étonnement, à l’endroit où la mousse plus touffue, plus veloutée, promet un lit moelleux et frais, il aperçoit sa sultane changée en une rose merveilleuse, qu’une brise de mai balance. La bougie qui naguère tremblottait modestement sur le guéridon du boudoir est devenue le soleil du tableau, et comme tel inonde d’un torrent de feu le sein de la mystique rose, où le diamant et la perle semblent former deux gouttes de rosée. Le poète demeure immobile, absorbé dans sa contemplation, lorsque tout à coup un léger bourdonnement vient l’en distraire. Au cœur même de la cire enchantée, quelque chose grésille et s’agite ; il regarde : ô prodige ! ce sont des myriades d’abeilles d’or qui se dégagent du rayon et tendent par essaims vers le calice embaumé de la fleur pour y commencer leur métier d’ouvrières empressées. Déjà elles vont butiner les humides perles qui tremblent à son collier, quand notre poète, touchant la rose de ses lèvres, met fin au charme, et se retrouve dans les bras de sa maîtresse. — Ainsi se termine, par une fantasmagorie à la manière d’Hoffmann, par un de ces feux d’artifice que l’auteur du Pot d’or tire si volontiers avec la lune et les étoiles, cet aimable poème où je reconnais au passage, habilement modifiée d’ailleurs, grace aux délicates ciselures de la forme, plus d’une idée de Novalis, qui, on peut le dire, se trouve de la sorte mêlée au torrent de la circulation.

Nous voudrions pouvoir parler aussi de Flos et Blankflos, franche et sentimentale imitation du vieux poème de Konrad Flecke, et dont ce mystique naturalisme que nous venons de voir à l’œuvre fait encore tous les frais. — Le poète, égaré dans le bois vers l’heure où le soleil décline, s’étend à l’ombre d’un massif de chênes et d’ormeaux. Insensiblement la rêverie le gagne, et bientôt il lui semble ouïr au-dessus de sa tête de mystérieuses voix qui chuchottent entre elles. Ce sont les branches d’arbres qui se racontent, avant de s’endormir, l’histoire de Flos et Blankflos, deux enfans des âges passés, et dont la nature a gardé la mémoire, tant fut douce et constante l’intimité dans laquelle ils vécurent avec les fleurs. Nous renonçons à recueillir en ces études déjà si longues tous les gracieux secrets tombés comme une douce rosée, comme un parfum du soir, des rameaux de l’arbre séculaire sur l’album de Rückert. On nous permettra, toutefois, de citer la dernière scène, d’un coloris si naïf et si pur, vrai fabliau du temps de Charlemagne à buriner sur parchemin en caractères d’azur, de vermillon et de sinople, avec des buissons de fleurs et des volières d’oiseaux pour majuscules. L’héroïne du poème, Blankflos (Blanchefleur), est devenue la captive du roi de Babylone, un de ces rois de conte de fée comme on en voit dans les tragédies de Shakspeare, et qui vont au lit la couronne en tête. Or, le jeune prince qu’on a si cruellement séparé de la vierge qu’il aime parvient, après des erreurs sans nombre à travers le monde, et toujours grace à l’assistance des fleurs, à découvrir l’endroit où gémit sa douce princesse. Arrivé un soir à Babylone, une esclave égyptienne se charge de l’introduire auprès de Blankflos. Nos deux amans volent dans les bras l’un de l’autre, et, tandis que la matrone fait le guet dans l’antichambre, s’enivrent à loisir d’ineffables caresses. La nuit s’écoule ainsi au milieu des baisers et des tendres aveux que les sanglots de joie entrecoupent. Cependant le lendemain, au premier chant de l’alouette, le monarque babylonien, environné des grands de son empire, et, comme d’habitude, couronne et sceptre en main, attend dans la salle du trône la belle captive qu’il adore, et, comme elle tarde à venir, lui dépêche un de ses officiers. On devine quelle est la stupeur du messager lorsque, s’inclinant sur le lit de Bankflos, au lieu d’une tête il en voit deux si gracieusement penchées l’une vers l’autre, si mollement baignées des ombres vaporeuses du sommeil, et d’ailleurs si parfaitement semblables, qu’il s’éloigne sans savoir laquelle des deux éveiller. « O mon maître ! dit à son retour le royal émissaire ; ô mon glorieux souverain, je te porte envie ; en cette nuit la rose de tes pensées s’est épanouie sur la soie verte des coussins en deux nobles fleurs toutes pareilles, et désormais il devient impossible de les distinguer l’une de l’autre. » À cette nouvelle, l’empereur moins ravi de l’aventure que son officier des gardes ne l’eût soupçonné et craignant quelque sortilège, se précipite furieux hors de la salle. Pendant ce temps l’esclave égyptienne, instruite de ce qui se passe, accourt dans la chambre des deux enfans assoupis. « Malheureux ! s’écrie-t-elle, éveillez-vous, peut-être pour mourir. — Eh quoi ! soupirent les deux amans, serait-ce déjà le roi ? — Oui, le roi ; et sur ses pas la mort. » À ces mots, elle jette sur la couche un anneau magique qu’elle vient de trouver parmi les fleurs sur lesquelles elle a dormi ; mais cet anneau, mystérieux amulette envoyé par les fleurs au couple infortuné qu’elles protègent, ne peut sauver qu’un des deux, celui qui l’aura au doigt. Entre Flos et Blankflos une tendre et suprême dispute s’engage ; chacun des deux veut forcer l’autre à vivre. Les instans s’écoulent, l’empereur monte à grands pas l’escalier ; il entre, et tous deux, repoussant un salut qui ne saurait être, commun, se résignent à mourir sous le poignard pour se voir ensuite transformés en fleurs suaves que la brise de mai balance au bord des ruisseaux. — C’est là du reste, si je ne me trompe, le seul essai de Rückert dans un genre si poétiquement restauré avant lui par les romantiques de Berlin, et dont, naguère encore, un génie éternellement regrettable, alliant à la fantaisie le sens pratique, cousin de cet admirable Achim Arnim, de Brentano, de Tieck, et aussi cousin de Goethe, le chantre de Merlin et de Munchausen, Carl Immermann en un mot, donnait en son poème de Tristan et Iseult une délicieuse étude.

Nous touchons au Printemps d’Amour, c’est-à-dire à l’émeraude la plus rare et la mieux montée de l’écrin du poète. Tout vrai lyrique a ainsi son petit livre qu’on aime d’amour et sur lequel on reviendrait sans cesse. Peut-être est-ce là le grand charme de ceux que nous appellerions volontiers les intimes d’avoir su condenser tant de substance exquise en si mince volume. Voyez Horace, Pétrarque, La Fontaine, André Chénier, Novalis : on emporte avec soi l’aimable bagage, le petit livre ; on le tourne et retourne au soleil ; à défaut de crayon la fantaisie l’illustre de ses plus étincelantes arabesques, tant on est aise d’entrer en confidence plus intime avec qui vous avait d’avance si bien deviné. On a son poète et dans ce poète le feuillet de prédilection, la page qu’on extrait. A mon sens, chez Lamartine, ce seraient les Préludes, c’est le Liebesfrühling chez Rückert. A la place de notre auteur, au lieu de Printemps c’est Coran que j’aurais voulu dire. Le titre, en effet, conviendrait, car ce petit livre fait mieux que chanter l’amour, il l’évangélise. J’insisterais d’autant plus sur Coran que c’était là une allusion toute naturelle à ce beau pays d’Orient qu’on n’a garde d’avoir oublié. Rückert, d’ailleurs, le confesse lui-même : « des roses étincelantes qu’en moi je rapportais, je fis mon Printemps d’Amour. » Mais je me ravise en songeant que ce titre de Coran, dont je parle, eût empêché le jeu de mots : en fallait-il davantage pour que notre poète y renonçât ? N’importe, Printemps ou Coran, c’est le chant d’amour par excellence, une œuvre suave et mélodieuse entre toutes.

Il va sans dire qu’il ne s’agit ici ni de romanesques aventures, ni de drame. Ainsi que nous le remarquions plus haut, Rückert célèbre l’amour comme un dogme, il l’évangélise. De là une poésie contemplative, un hymne à l’amour pur, à cet amour absolu qui plane au-dessus dès péripéties et des conventions sociales, et ne connaît ni les préoccupations de cette vie ni ses misères.


« L’amour est l’étoile de poésie, l’amour est la moelle de la vie (des Lebens Kern), et quiconque a chanté l’amour a droit à l’éternité. »


Le poème se partage en cinq chants, au dire de l’auteur cinq bouquets, lesquels à leur tour se subdivisent en des myriades de fleurettes composant pour Rückert la moisson d’une année de rêverie :

Plus nombreux que les fleurs des champs,
Foisonnent les lieds sous ma plume.

A voir pareil débordement de strophes et de rimes on serait presque tenté d’en demander compte à je ne sais quel mystère d’organisation particulier à Rückert, et qu’un spirituel critique d’outre-Rhin[5] appelait naguère « l’éternel dimanche d’une tête poétique. » En effet, c’est dans cette imagination exubérante une fête sempiternelle, un glorieux dimanche de printemps se reproduisant chaque jour lorsque tant d’autres attendent, pour chanter, que Pâques vienne ou la Trinité. Une chose remarquable, c’est la parfaite indépendance où vit Rückert de cette disposition du moment que nous appelons avec un peu d’emphase l’inspiration. La Muse ne lui rend pas visite, elle habite en lui à la manière d’un esprit familier qu’il évoque à ses heures quand il lui plaît, c’est-à-dire du matin au soir.

« Point de délire furieux, de paroxisme échevelé, mais une inspiration douce et féconde, toujours maîtresse d’elle-même, telle ma vocation poétique ; ô bien aimée, tel mon amour. Je n’ai jamais écrit un seul mot étant ivre. »


D’autres blâmeront peut-être le procédé bourgeois et cette façon de rimer à loisir sans que la déesse intervienne. Quant à nous, la prodigalité, même en la poésie, la veine spontanée et jaillissante, ne nous déplaisent pas. A la vérité un lyrisme passé ainsi à l’état de tempérament n’admet plus guère les extases ; mais pour un oracle de moins, que d’inappréciables confidences ! Où seraient, s’il eût fallu attendre le trépied, tant de vives fleurettes dont s’émaille le Printemps d’Amour ? où seraient ces divines stances que la main de Lamartine éparpille en se jouant sur les albums ? Il y a des natures privilégiées chez lesquelles la poésie circule avec le sang. Chez plusieurs, elle est dans la tête, chez quelques-uns dans le cœur ; chez Rückert comme chez Lamartine, elle est partout, et leur moindre souffle la respire.

Les Chants domestiques et Anniversaires (die Haus-Und Jahreslieder) terminent la série des poésies de Rückert. Sous ce titre, le poète comprend, tout ce qu’il a produit depuis 1832 en fait de lyrisme, bien entendu, et indépendamment de plusieurs drames et tragédies bibliques qui datent de son installation à Berlin. Sans méconnaître complètement cette loi qui assigne à la maturité de la vie l’épopée et le drame, Rückert, en avançant en âge, n’a garde d’abdiquer la vocation lyrique. La source mélodieuse des chants de la jeunesse, la source aux aimables et tendres motifs ne s’est point tarie, mais déplacée, et s’il y puise désormais, ce sera de cet air calme et patient du sage qui a trouvé son lot ici bas et s’y tient. Pour bien saisir le côté charmant de ce recueil un peu minutieux, un peu hollandais, il faut qu’on se reporte au sein d’un de ces intérieurs naïvement bourgeois tels qu’il en existe encore en Allemagne, dans les provinces surtout. Je me figure Rückert vivant à Neusess, son ermitage de prédilection, comme fait à Heilbronn cet excellent Kerner, avec les revenans et les cataleptiques de moins toutefois. On connaît chaque arbre de la forêt voisine, où l’on herborise un Horace à la main ; entre l’étude et les soins du verger la journée se passe ; le soir, on feuillette en famille quelque beau parchemin oriental, Atar ou Schah-Nameh, et l’on s’endort en rimant un sonnet. Existence restreinte, mais facile, moitié littéraire, moitié campagnarde, bonheur paisible que le deuil vient interrompre par moment, frais cantique où les strophes pour les chers morts ne manquent pas. Avec plus de far-niente et aussi moins de sentimentalité, n’est-ce point la vie qu’Horace devait mener aux champs ? Ce nom d’Horace me rappelle une manière d’épître délicieuse, et qui complète agréablement le Tusculum.

« Un poète classique dans les mains, je parcourais les sentiers romantiques du printemps, et, tout en lisant et cheminant, je ne pouvais réussir à mettre d’accord ensemble le classique et le romantique. Regardais-je dans le livre, il me paraissait décoloré en présence de cette explosion luxuriante de la vie, et si mes yeux se levaient sur le bois verdoyant, tout m’y semblait confusion et désordre auprès de ces strophes si bien bâties, et je trouvais qu’ombres et rayons manquaient absolument de symétrie. Ainsi, de ces deux choses, l’une me déplaisait par l’autre : le livre et la nature se livraient un combat à outrance. Enfin, las de chercher comment les accorder, je vins m’asseoir sur une pierre à l’endroit où l’ombre frissonnait au murmure des sources vives, et je continuai à lire, à regarder aussi par intervalle ; insensiblement mon attention et mon silence augmentèrent, et de plus en plus rêveur, absorbé, si je lisais ou si je regardais, moi-même je n’en savais rien. Cependant, toujours plus amoureusement, plus doucement, dans une harmonie de plus en plus intime et profonde, s’épanchaient, murmuraient, se confondaient ensemble et le printemps et le poète. Étonné, je me sens bercé par un esprit qui sait entre la vie et la mort faire taire la contradiction : l’esprit du Sommeil et du Rêve, lesquels, sous ces ombrages, m’avaient enveloppé sans que je m’en fusse aperçu, jusqu’au moment où, par un coup de vent arrachée, une feuille vint tomber sur mon livre, qui, à son tour, me tomba des mains. Sommeil qui sais lier le ciel avec la terre, Songe médiateur entre ce monde et l’autre ! frères jumeaux sagement unis et qui rapprochez tout, venez souvent m’accompagner en mes promenades printanières et m’assister dans mes études. Quel commentateur saura jamais ainsi que vous expliquer son poète d’après la nature et faire entrer la création dans son poète ! »


Cette aimable résidence de Neusess, Rückert dut cependant l’abandonner vers 1841, pour venir, sur l’invitation du roi de Prusse, s’installer à Berlin. Dans cette académie improvisée que Frédéric-Guillaume IV se recrutait en Allemagne, le chantre gracieux des Gazelles ne pouvait être oublié. Orientaliste et poète, Rückert avait là sa place marquée entre le vieux Tieck et M. de Humboldt. Le rossignol déniché quitta donc le buisson d’aubépine, le doux abri sous la feuille et la mousse, pour s’en venir avec sa couvée s’établir dans les corniches du nouveau temple. « J’ai remarqué que partout où ces oiseaux font leur nid et leurs petits, on y respire un air délicat et pur, » observe le Banquo de Shakspeare, et Frédéric-Guillaume, à ce qu’il paraît, pense sur ce point comme le roi d’Écosse.

Néanmoins on ne s’attend pas à ce que les souvenirs d’un si charmant passé, les souvenirs de tous ces frais printemps écoulés en pleine nature, aient pu se dissiper sans laisser de trace. Aujourd’hui encore, Rückert songe au petit coin de terre et le regrette ; ce manteau couleur de cendre que M. Gutzkow prête aux hamadryades de la Sprée n’avait pas de quoi faire oublier à cette ame rêveuse, altérée de fantaisie et d’air, les sources vives de Neusess, les courses buissonnières dans la montagne, et les divines escapades au pays des nuages. « Hélas ! soupire-t-il en son inquiète aspiration, si je pouvais seulement m’envoler de cette obscure et poudreuse résidence, au vallon où le printemps joyeux s’épanouit, de ce Berlin qui n’en finit pas à ma campagne de Neusess. » Tout en rimant ainsi, le temps se passe, l’âge vient qui amène avec lui le désenchantement, l’amertume du cœur. « Pourquoi se plaindre de la fausseté des hommes, lorsque le ciel lui-même se plaît à nous leurrer de promesses vaines et de mensonges ? L’aurore a menti qui promettait la pluie ; le paon qui la piaulait, la grenouille qui la croassait, ont menti ; le nuage aussi qui nous disait par la voix du tonnerre : « attendez, il va pleuvoir, pour sûr » le nuage a menti, et le voilà qui nous jette en fuyant l’arc-en-ciel comme une raillerie. » Bientôt à ce cortége bourdonnant des pensées moroses la douleur physique va se joindre : « Merci, s’écriait-il naguère en s’adressant à la Muse ; graces te soient rendues à toi qui daignes me visiter encore lorsque tout s’est enfui, plaisirs de la jeunesse, bonheur de vivre, tout jusqu’à la santé, ce bien suprême ! Tu t’attaches au pauvre malade incapable de te servir désormais, avec gloire du moins ; plus empressée dans cette chambre, où tu remplis l’office d’infirmier, que tu ne l’étais jadis aux banquets de la jeunesse, tu me livres en fidèle servante les consolations dont tu disposes : l’aimable badinage et la parole grave qui rassérène. »

Triste retour des choses, c’est un peu l’histoire de chacun ; cependant l’heure mélancolique ici parait hâtive. Né en 1789, Rückert compte à peine cinquante-cinq ans, et d’ailleurs l’individualité souriante du poète, la fraîcheur, la grace persistante de son inspiration, eussent défié l’âge. Est-ce qu’il en serait par hasard de la fantaisie comme de certains doux rêves qu’il n’est plus permis de poursuivre passé vingt-cinq ans ? est-ce que ce culte sentimental des fleurs et des étoiles aurait, lui aussi, sa période marquée ? On sait la réaction douloureuse que produit sur l’ame irritable d’un poète aimé un peu d’abandon ou de froideur de la part de son public s’apercevant un beau matin qu’il admire depuis tantôt vingt ans les mêmes élégances et le même esprit. Je m’expliquerai volontiers de la sorte la mauvaise humeur de Rückert ; on l’oublie, mais c’est un peu de sa faute : pourquoi vouloir rimer jusqu’à la fin ? Il n’y a pire façon de se faire oublier que de prétendre occuper les gens de soi au-delà de certaines limites ; à force de revenir à son thème, on l’épuise et on finit par substituer à l’inspiration je ne sais quelles formules originales sans doute, quels procédés charmans qui n’ont qu’un tort, celui de manquer d’imprévu. Ici le nom de M. Auber me vient à la plume. Et qu’on y prenne garde, ces réminiscences juvéniles, cette grace artificielle, cette fantaisie qui ne veut pas vieillir et se met du rouge au besoin pour danser sur la ritournelle favorite, ne sont peut-être pas les seuls points de ressemblance qui rapprochent le poète du Diamant et de la Perle du chantre de Gustave et de la Sirène. Toutefois, ne disons pas trop de mal de ces combinaisons de mots, de ces accouplemens sonores, car cette science de la forme dont Rückert possède en maître le véritable secret, s’il la fait servir par momens à de bizarres contrepoints, à de vaines et puériles innovations, il l’emploie aussi bien souvent dans un but plus élevé, plus pur, celui d’enrichir la langue poétique et de fixer nettement la strophe. On ne saurait penser d’ailleurs combien cette diction musicale et rhythmique sert au microcosme du poète ; cela chuchotte, jase, murmure, frôle, grésille et siffle. À lire ces causeries mystérieuses du rossignol et de l’étoile, on croirait presque à la poésie imitative. Quant au romantisme, Rückert ne le comprend même pas. Abîmé dans le soleil oriental, source vivante de sa pensée, le clair-obscur lui échappe ; il ne sent rien de ces terreurs secrètes, de ce mysticisme froid et plein d’épouvante dont le souffle parcourt les grandes forêts de chênes et plane sous l’ogive des cathédrales. Poète de la plaine, il vous en contera les merveilles, que ce soient des jardins ou des mosquées, des nappes de cristal ou des champs de fleurs ; mais à d’autres la montagne et l’abîme, à d’autres tels qu’Arnim la gorge profonde où la mélancolie se recueille et songe.

L’auteur de l’intéressante notice que j’ai citée au commencement de ces études, M. Braun, appelle Rückert le plus allemand des poètes de l’Allemagne. J’avoue qu’une pareille assertion de la part d’un écrivain sérieux a de quoi étonner, et je ne me l’explique que par cette étrange manie qui possède le critique badois de tout louer dans son auteur. Si quelque chose manque à Rückert, c’est à coup sûr la nationalité. Orientale dans les Gazelles, italienne dans les sonnets et les octaves, française même dans les distiques d’une concision si accusée, si nette, l’imagination de Rückert, essentiellement souple et mobile, curieuse au suprême degré, se prête à toutes les excursions, à toutes les métamorphoses. Qu’elle ne cesse pourtant jamais complètement d’être allemande, qu’au milieu de tant de transformations le sens germanique persiste, je le veux bien, mais encore doit-on ne point nier l’évidence et reconnaître à quelles doses les divers élémens se combinent. La poésie de Rückert me fait l’effet d’une ame en état d’éternelle métempsycose ; que son idéal absolu soit tout allemand, on peut le soutenir ; en attendant elle voyage du corps d’un sofi persan à celui d’un brahme indien, capable au besoin de s’incarner dans la peau d’un Chinois. Le dilettantisme du célèbre lyrique devait naturellement pousser à l’imitation étrangère, à cet esprit de littérature cosmopolite dont M. Menzel accusait si vertement Herder de s’être fait l’instigateur. Il n’entre point dans notre intention de nous prononcer ici sur le mouvement poétique en vigueur de l’autre côté du Rhin ; toujours est-il qu’on n’y saurait méconnaître certaines tendances révolutionnaires, certaines velléités d’empiétement qui, si elles n’ont point encore donné de bien glorieux résultats, n’en indiquent pas moins une situation nouvelle. « La littérature allemande contemporaine n’a point à rougir du contre-coup qui lui vient de France et d’Angleterre, » a dit M. Wienbarg, l’un des coryphées du jeune groupe. Jusqu’ici le contre-coup n’est guère sorti de la sphère des journaux où, du reste, la poésie semble de plus en plus vouloir s’emprisonner. Si nous avons bonne mémoire, sur la fin du XVIIIe siècle, les idées françaises eurent aussi leur contre-coup : ce Voltaire qu’on s’imagine avoir découvert pour les besoins du jour, ne laissa point alors que d’échauffer les jeunes têtes ; mais, tout en traduisant Mahomet, tout en méritant de la convention nationale le titre de citoyen français, on savait créer à sa manière, on cultivait le don de Dieu selon les lois climatériques, on s’informait sans être envahi. Aujourd’hui je vois une poésie s’abdiquant trop souvent elle-même en vue de je ne sais quel libéralisme abstrait, qui semble prendre à tâche de s’envelopper de ces mêmes nuages dont on prétend avoir dépouillé la Muse. Chez M. Freiligrath, en dehors de l’inspiration d’ailleurs distinguée de l’auteur d'une Profession de Foi, on ne saurait méconnaître l’influence dominante de Lamartine et de Victor Hugo. M. Herwegh, avec une persévérance qui ne se dément pas, continue à débiter contre le roi de Prusse toute sorte de philippiques dans le style de la Némésis ; et quant à M. Heine, les dernières boutades de cet aimable esprit affectent si ouvertement certaines préoccupations françaises, qu’on n’en saurait en conscience reporter le mérite à la littérature de son pays. Il y a quelques années, M. Gutzkow, ayant à rendre compte du Salon, petit livre de l’auteur des Reisebilder, renfermant, au dire du critique, plus d’un souvenir pour l’Allemagne, et pour la France plus d’un enseignement, M. Gutzkow prétendait voir dans M. Henri Heine une espèce de prédicateur essayant sur un auditoire de poupées l’effet de son sermon. Naturellement, nous Français, nous étions les poupées, tandis que le vrai public, au contraire, le public lettré, intelligent, le seul public capable de goûter l’esprit du poète, siégeait de l’autre côté du Rhin. Maintenant, s’il nous était permis de nous expliquer à notre tour sur les dernières productions de M. Heine, de jeter en passant notre mot sur les fantaisies voltairiennes de l’ingénieux humoriste, nous demanderions tout simplement à retourner la phrase, et nous dirions que, dans ce qu’il écrit désormais pour l’Allemagne, M. Heine songe beaucoup trop à nous, à nos journaux, et que tant de belles chansons, éparpillées au vent de la patrie, sont en définitive pour ces gens auxquels il a l’air de tourner le dos. De M. Gutzkow, qui prétend que l’auteur du Salon n’a que l’Allemagne en vue alors qu’il s’adresse à un public français, et de nous, qui soutenons le contraire, qui donc a tort ? Franchement, nous craignons que ce ne soit M. Heine. En effet, on ne renonce point sans de graves dommages aux conditions essentielles de la langue dans laquelle on écrit. Il est de ces qualités faciles et légères, de ces graces enjouées, de ces malices, passez-moi le mot, de ces espiègleries de style auxquelles le génie de la langue allemande avec son habitude de l’infini ne saura jamais se prêter. Goethe le sentait bien, mais qu’y faire ? En pareille occasion, le mieux est de se résigner, et quand on ne peut faire Candide, d’écrire Faust, je devrais ajouter pour la circonstance, le Livre lyrique (das Buch der Lieder). Il n’y avait qu’amour et printemps dans ce mince volume, et cependant M. Heine rencontra-t-il jamais si merveilleuse inspiration ? C’était élégant et vif, sentimental avec la pointe d’ironie, vaporeux, tendre, printanier, un peu souabe. Ces pauvres Souabes ont pourtant du bon, quoiqu’ils descendent en droite ligne de Jean-Paul et de Schiller, ces morts augustes dont les vivans ne veulent plus.

Aujourd’hui, il faut le reconnaître, le vent n’est plus à la Souabe. Les coryphées du moment trouvent en Allemagne cette poésie de Shiller et d’Uhland, de Kerner et de Grün, étroite et bornée. M. Wienbarg et tout son monde la condamnent, et c’est à qui la renverra d’un ton de persiflage on ne peut plus charmant au culte des scarabées, des fleurettes et des infiniment petits, dont les cerveaux cyclopéens de la pléiade nouvelle lui laissent dédaigneusement le partage microscopique. Or, cette réaction contre un genre qui depuis cinquante ans a valu à l’Allemagne ses plus sentimentales élégies, ses poèmes les plus frais et les plus agréables, vous étonnerez-vous en apprenant qu’elle émane de Goethe[6] ? Le chantre merveilleux de tant de lieds et de ballades qui ne respirent que printemps et chevalerie attaquer les Souabes ! Goethe se déclarer contre Uhland, contre Schwab, contre toute cette phalange enthousiaste des poètes de Stuttgard et de Tubingue qui l’adorait à l’égal d’un demi-dieu, ô l’ingratitude ! Mais Goethe avait de ces retours d’humeur propres du reste aux natures sceptiques. Le vieux Merlin savait conserver son sang-froid, plus que son sang-froid, son ironie, au milieu des mouvemens exaltés où les tours de son génie prestigieux entraînaient la peuplade littéraire. L’assentiment des gens, loin de le désarmer, aiguisait sa verve satirique, et toute l’admiration de Hegel et des siens n’a jamais fait qu’il se soit gêné le moins du monde sur leur compte. Voici ce qu’il écrivait à la date du 4 octobre 1831. Ajoutons que ces lignes bien amères ne devaient point empêcher ces honnêtes Souabes de s’écrier, en le pleurant quelques mois plus tard, que l’auguste vieillard de quatre-vingt-trois ans était mort trop tôt pour la littérature. « J’ai reçu ces jours derniers les poésies de Gustave Pfizer, et j’ai parcouru çà et là le volume à moitié coupé. Ce poète me paraît posséder un talent réel, et en même temps être un bon homme (und auch ein guter Mensch zu leyn). Néanmoins cette lecture n’a produit sur moi qu’un assez pauvre effet, et je me suis hâté de rejeter le volume, car, par ces temps d’invasion du choléra, il faut se tenir sévèrement en garde contre toute INFLUENCE DÉPRESSIVE. L’opuscule est dédié à Uhland, et j’avoue que de la région où celui-ci plane rien de tonique, de fécond, de capable en un mot de subjuguer la destinée, ne me semble devoir sortir. Je ne dirai point de mal de cette production, mais aussi n’y retournerai-je pas. C’est merveille comme tous ces petits messieurs ont su se faire une guenille poético-morale et religieuse dont ils s’enveloppent du reste fort artistement, quittes, si le coude passe un peu, à vous donner la chose pour une intention poétique. Je vous adresserai l’opuscule en question dans mon premier envoi (la lettre est écrite à Zelter), ne serait-ce que pour le savoir hors de chez moi. » La boutade, on le voit, ne ménage personne ; mais tout cela est-il très juste, et l’auteur de Mignon et du Comte prisonnier condamnant chez Uhland, comme frappé d’impuissance et de pauvreté, un genre sur lequel sa propre imagination s’est exercée avec tant de succès, Goethe ne risque-t-il pas de s’atteindre lui-même ?

Ce qu’Uhland a fait pour le lied et la ballade ne peut se contester ; personne en Allemagne, et je n’excepte pas Goethe, n’a su donner à l’idée ce cercle exact et net qui l’incorpore en un moment précis. Tout poème, avec Uhland, se compose de deux parties bien distinctes : l’une visible, faite et même parfaite ; l’autre encore dans le vague, écho, si l’on veut, de la première, mais écho si puissant qu’il force le lecteur à créer un second poème comme complément indispensable de la chose première. Je dirais plus : souvent c’est en dehors de la forme elle-même que le véritable poème existe. A certains momens, vous vous surprenez le volume à moitié clos entre vos mains et le nez en l’air,

Comme un poète cherchant des vers à la pipée.


Vous croyez vous complaire en une simple jouissance littéraire, et vous êtes vous-même en travail de composition. C’est, à mon sens, le suprême du genre, l’inspiration moins la rime, la rose sans l’épine. A défaut des autres mérites, les Souabes posséderaient encore celui-là qui leur appartient en propre, et que Goethe, tant s’en faut, ne dédaignait pas. On reproche à la poésie souabe son abeille ; mais cette abeille ne lui venait-elle pas de Milet en droite ligne ?

Ces promenades au soleil couchant, ces douces histoires naïvement contées, tant de frais et suaves trésors de poésie intime, ont bien aussi leur mérite, quoi qu’on dise. Où est Prométhée ? s’écrie-t-on. A tout prendre, Goethe pouvait le demander ; mais vous tous, virtuoses d’hier, qu’une rime de circonstance met en renom, girouettes qu’un souffle aventureux fait passer alternativement du soleil à l’ombre et de l’ombre au soleil, est-ce de bonne foi que vous le dites ? Ainsi que vous, nous aimons les œuvres titaniques, ainsi que vous nous préférons Homère à Théocrite, la Divine Comédie aux sonnets de Pétrarque, le Faust de Goethe aux lieds d’Uhland et de Kerner ; il s’en faut cependant que le culte du sublime nous empêche d’admirer les beautés d’un ordre plus modeste, et nous ne sommes pas de ceux qui s’imaginent servir la Muse en insultant les Graces. D’ailleurs la grande question, c’est de réussir dans la sphère où l’on s’exerce, de porter à la perfection le point dont on s’occupe ; à ce compte, on nous l’accordera, les Souabes sont sans reproche. En direz-vous autant de leurs adversaires, gens ambitieux, peut-être féconds en tentatives grandioses, mais auxquels, il faut bien l’avouer, un avortement coûte peu ? J’estime infiniment le palmier sublime et le lotus mystique, divins emblèmes de la spéculation transcendante en poésie ; cependant, mieux qu’un palmier tortueux et mal venu, mieux qu’un lotus épanouissant sa coupe symbolique au sein d’une eau trouble et marécageuse, j’aime le simple liseron et la clochette bleue secouant son odeur matinale ; et quand les harpes n’ont point en elles de voix profondes et d’indicibles harmonies, ce n’est point la peine de les suspendre aux saules du rivage.

Les poètes libéraux de la jeune Allemagne nourrissent contre les Souabes un grief qu’ils ne se lassent point d’articuler, et que nous n’oserons passer sous silence. A les entendre, l’école souabe serait une pépinière d’aristocrates, d’esprits bornés, uniquement préoccupés d’évocations féodales, pour le moins intempestives. Voyez un peu cependant la contradiction : on reproche aux Souabes leurs goûts puérils, leurs insipides prédilections ; on leur crie : -Vous êtes des enfans qui ne savez que guetter une mouche et faire la chasse aux scarabées, — et puis en même temps on les accuse d’aristocratie. Encore s’ils célébraient les royautés du désert comme M. Freiligrath, s’ils en voulaient aux lions, aux panthères ; mais, non : les malheureux, un simple scarabée qui bourdonne autour d’une aubépine en fleur va les émouvoir toute une journée, et si plus tard le ver luisant s’allume aux clartés des étoiles, ils n’en demanderont pas davantage pour rimer jusqu’au lendemain. Eux des aristocrates ! Y pensez-vous ? Et que devient alors le fameux sonnet de M. Herwegh ? « Lorsqu’un lion pose devant vos yeux, il ne s’agit pas de venir nous chanter l’insecte qu’il peut avoir sur lui. » Reste à savoir ce qu’on entend par ce lion apocalyptique. Si votre lion n’est qu’une espèce de mannequin gonflé de vide ou de misérables lieux-communs à l’usage de certains mécontens toujours en humeur de soulever les passions populaires contre le régime existant, oh ! alors, mieux vaut cent fois l’insecte, fût-il la puce de la chanson de Goethe. Si au contraire c’est de l’homme que vous voulez parler ; si votre poésie politique est celle qui célèbre les actions et les destinées des peuples, celle avec qui l’idée déjà devenue fait ne demande au penseur en quelque sorte qu’une consécration suprême, à la bonne heure, et nous conviendrons aisément avec vous qu’il n’en existe pas de plus grande. À ce compte, Homère et Shakspeare sont des poètes politiques ; et quant aux Souabes, on se trompe fort si l’on imagine abolir avec des épigrammes aiguisées par l’envie les droits imprescriptibles que ces nobles gardiens de la tradition épique en Allemagne se sont acquis à la reconnaissance de la Muse.

Ce reproche d’aristocratie, si on veut bien le discuter sérieusement, ne saurait atteindre tout au plus que les romances et les œuvres du genre épique ; car nous ne pensons guère qu’on puisse l’adresser aux poésies lyriques, à ces pièces d’une inspiration si douce, et dont le sentiment de la nature anime et féconde la lettre. On a dit qu’Uhland, Kerner, Schwab, Anastasius Grün, de Gaudy, Pfizer, Julius Mosen, Mörike, tous les Souabes enfin, maîtres ou simples coryphées, n’en veulent qu’aux supériorités sociales ; à moins d’avoir au front la tiare d’empereur d’Allemagne, à moins d’appartenir à la race de Hohenstaufen ou de Habsbourg, nul n’a droit à la consécration posthume de leurs chants. Voyez-les revenir sans cesse à leur thème favori, au motif de prédilection ; c’est la Cavalcade de l’empereur Rodolphe au Tombeau (de Kerner), l’Empereur Maximilien (d’Anastasius Grün), le Comte Eberard, la Traversée du roi Charles (d’Uhland), toujours la chevalerie et le moyen-âge. À ce propos, nous demanderons si l’épopée a jamais fait autre chose que choisir ses héros parmi les races conquérantes et souveraines. La poésie, accoutumée à ne voir partout que symbole, conclura volontiers, et cela jusqu’à la fin des siècles, de la grandeur et de la dignité extérieure à la grandeur et à la dignité morale, des privilèges de naissance, de fortune et de rang, aux attributs de l’ame et de l’esprit. Si la conclusion semble choquante et inadmissible aux poètes démocrates de la jeune Allemagne, ce n’est point aux Souabes qu’ils doivent s’en prendre, mais au vieil Homère lui-même, à Eschyle, à Sophocle, à tous ces immortels génies de la Grèce républicaine, lesquels n’ont su donner à leurs poèmes comme à leurs tragédies que des princes et des rois pour héros, ou plutôt les vrais, les seuls coupables en cette affaire, sont les chroniqueurs et les historiens. Uhland, Kerner, Grün, Schwab, Rückert et les autres, transcrivant dans la langue des muses la tradition qu’ils recevaient, ont accompli noblement, et selon toutes les conditions du pays, leur tâche de poète. En Écosse, où la tradition, perpétuée au sein même du peuple, rase la terre de plus près, les choses se fussent autrement passées sans aucun doute ; mais nous sommes en Allemagne, au cœur même de l’Allemagne impériale : en Souabe, et sur cette terre des Barberousse, le fantôme qu’on évoque a vingt coudées. Un homme auquel on ne saurait contester le sentiment épique, Victor Hugo, remuant dans Notre-Dame de Paris les traditions du passé pour leur donner la vie poétique, a fait, à l’égard de notre histoire (mais d’une main plus hardie et plus puissante, car il est seul et les autres sont vingt), la même opération que les Souabes. En Allemagne, Victor Hugo eût été Souabe ; ses lettres écrites du Rhin et les Burgraves indiquent assez la tendance, car le chantre des Orientales et des Feuilles d’Automne, il est bon qu’on le sache, a le malheur de déplaire fort à la jeune phalange, qui ne se gêne pas non plus pour médire de Lamartine. Cette levée de boucliers contre les poètes de la nature, Naturdichter, comme on les appelle de l’autre côté du Rhin, qu’a-t-elle produit jusqu’ici ? Beaucoup de bruit sans doute, beaucoup d’invectives rimées et de pamphlets poétiques, que leurs auteurs, chose étrange ! ne parviennent à rassembler en volumes qu’en y adjoignant en manière d’appendices toute sorte de bouquets printaniers et de ballades du bon vieux temps, dont on emprunte le sentiment et le style à ceux-là même qu’on prétend livrer à la risée du monde. Voyez la Profession de Foi de M. Freiligrath. Le volume n’est certes pas bien gros, et cependant, sur dix pièces, à peine en compterez-vous trois qui répondent au titre. Ceci nous rappelle le temps où florissaient, au milieu d’une foule d’odes et de sonnets, les deux ou trois remarquables iambes de M. Barbier. Quelle gloire cependant pour ces nobles Souabes de pouvoir dire à leurs adversaires « Vos petits livres, si minces qu’ils soient, n’existent qu’à la condition de nous emprunter le souffle ! Sans la défroque dont il s’enveloppe, votre voltairianisme ne saurait comment se produire, et si de ce volume, que vous menez en guerre contre nous à si grand bruit, vous ôtez les sylphes, les étoiles, les fleurs et les gnomes, vous n’aurez plus aux doigts qu’un peu de venin où les journalistes de Paris ne daigneraient même pas tremper leur plume. » Mais je m’arrête, car les Souabes n’ont pas ce ton d’amertume et d’aigreur qui conviendrait plutôt à leurs adversaires. Les polémiques ardentes les trouvent résignés et clémens ; parfois un peu de découragement s’en mêle, comme on dit qu’il est arrivé pour Uhland. Le plus souvent on n’y prend pas garde ; on continue à vivre pour la méditation, pour la paix domestique, pour la solitude et pour Dieu, venant en aide aux pauvres, aux souffrans, comme ce bon Kerner, la providence de toute la vallée d’Heilbronn, et rimant, sur le soir au retour, quelque frais motif, quelque modeste idylle ressentie, dont le volume exquis va s’augmenter à sa vingtième édition.

Pour en revenir à Rückert et conclure, est-il encore des vivans ? Consultez sur ce point les coryphées de la jeune phalange, ils ne manqueront pas de vous répondre qu’hélas non ; cependant mainte lettre de Berlin vous parlera du grand lyrique comme d’un être parfaitement réel, couronnant, au milieu de la considération publique, par une maturité saine et réfléchie qui n’est point la vieillesse, une existence vouée à l’étude, à la contemplation, aux vertus douces et privées que sa muse respire. Qui donc croire alors ? Si vous m’écoutez, ni les uns ni les autres. A merveille ; mais un homme, un poète qui n’est ni vivant ni mort, que peut-il être ? Et s’il n’habite ni l’enfer de ce monde ni le paradis de l’immortalité, en quels lieux séjourne-t-il ? Aux limbes ? Oui, peut-être en ces limbes où les esprits supérieurs non encore consacrés par la mort se retirent loin des luttes bruyantes et des querelles de parti, en ces Champs-Élysées contemporains où Châteaubriand et Rossini, Uhland et Béranger, se rencontrent. Il y avait ainsi jadis dans les caveaux de Saint-Denis un vestibule sur le seuil duquel s’arrêtait le défunt monarque avant d’être mis en sépulture, comme s’il eût craint de passer trop subitement et sans transition de pleine vie en pleine mort. Bien qu’il soit encore de ce monde, Rückert n’appartient déjà plus à la génération active proprement dite, au groupe remuant : les politiques l’ont chassé du soleil ; combien cela durera-t-il ? Ah ! si Goethe vivait ! Et c’est dans le calme et la sérénité de ce demi-jour précurseur de la transfiguration des poètes, que nous l’avons entrevu l’étoile au front, et pour couronne un rameau du laurier de Pétrarque.


HENRI BLAZE.

  1. Voyez la livraison parue dans la livraison du 15 avril.
  2. Au premier acte de la Flûte enchantée.
  3. « Hamlet parle d’Yorick comme d’une femme, quand les fossoyeurs retrouvent sa tête : « Hélas ! pauvre Yorick, je l’ai connu comme Horatio ; c’était un compagnon joyeux et d’une imagination exquise… Là étaient attachées ces lèvres que j’ai baisées ne sais combien de fois (that I have kiss’d, I know not how oft. » Hamlet dit à Yorick ce que Marguerite d’Écosse disait à Alain Chartier. ». (Châteaubriand, Essai sur la Littérature anglaise, t. I, p. 318.)
  4. Voir l’élégante traduction qu’en a donnée en allemand le docteur Phillipp Wolff, Stuttgart, 1841.
  5. Gustave Pfizer, le même qui figure dans la pléiade des Souabes, esprit abondant mais point créateur, du reste fort habile sur la rime et parlant avec une certaine ampleur lyrique la langue ornée de Schiller. Il a écrit bon nombre de ballades dans le genre d’Uhland, qu’il imite de préférence, et auquel il aime à revenir en prose comme en vers.
  6. Je me reprends : de Goethe et des événemens de 1830, de la révolution de juillet, de la chute de la Pologne, de la philosophie de Hegel et de nos doctrines socialistes envahissantes. Goethe s’était contenté de jeter le mot de la réaction, les divers élémens dont nous parlons firent l’ère nouvelle.