De la poésie scientifique/De la poésie scientifique

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Gastein-Sterge (p. 36-65).

DE LA POÉSIE SCIENTIFIQUE



I

de l’intuition et de la science en poésie


Si nous nous en tenons à l’acception vulgaire et d’ailleurs originelle du mot : « inspiration », pour caractériser le suprême, le plein et comme impersonnel instant du chaleureux travail poétique, nous le trouvons l’expression d’une sorte de désordre vaticinateur que l’on entend encore du génie, d’un enthousiasme surnaturel, et comme d’une horreur sacrée de visitation divine. Mais, que, le délivrant du sens erroné que nous a transmis à l’égard du poète et de l’art poétique la tradition imaginative, nous entrions en sa simple réalité, nous verrons le mot : « inspiration » n’être que l’équivalent improprement imagé du mot « intuition », au même sens philosophique-scientifique où nous l’avons voulu.

Et tous deux, donc, exprimeront le moment palpitant où la cérébralité du poète s’unit tout à coup, en commotion de certitude, à l’essence même des choses qui sont sous sa méditation…

Mais encore est-il prudent de préciser ce que nous avons entendu, poétiquement, par « Intuition », et dire que, nécessaire et motrice, elle ne nous peut cependant contenter en ses aperceptions soudaines et espacées, ou qu’il est possible de l’atteindre par successives approches.

Or, nous ne savons, en dehors de l’habitude spéculative des esprits philosophiques, (mais encore quelle superstition ne se veut séparer de ce mot même), quelle idée il évoque de surnaturel et de divin encore, et de prescience et de révélation illuminante dont le Moi humain, comme avec passivité ne serait point lui-même la cause… Ainsi, c’est très souvent que l’on peut relever la méprise entre la cause et l’effet, entre le moyen et la fin[1].

Or, si loin que nous exaltions notre aventure aux nostalgies éternelles de la Métaphysique, sans souci des divisions scolastiques et de leurs délimitations entravantes et sans valeur, nous en voulons retrouver le sens en la réalité de la Substance, de ce : « que le spiritualisme, c’est-à-dire pour moi, le plus de conscience prise du Tout, émane perpétuellement de la matière en évolution »[2].

Et qu’est donc l’Intuition, tout d’abord, sinon le point d’une synthèse si rapide que l’esprit n’a pu en saisir les immédiats termes analytiques ? Car, du secours d’une méditation profonde dont l’intensité vibratoire éveille d’onde en onde d’autres vibrations associées, tout à coup accrues en diverses localisations du cerveau, — soudain, par la seule énergie coordinatrice, les résultantes se sont précipitées, produisant comme ce coup d’éclairs dont toute notre cérébralité retentit !

Mais, plus avant encore, nous dirons maintenant que l’énergie, de plus en plus tendue et motrice, de notre pensée consciente, a pénétré en cette énorme partie d’ombre prolongeant notre Moi réalisé, qu’est le Sub-conscient. Et soudain il aura mis en co-vibration les potentielles accumulations d’obscures perceptions qui, de proche en proche, selon le heurt déterminant, s’ordonneront en une aperception à large et surprenante commotion…

De quoi dirons-nous le produit, cette Sub-conscience ?

D’abord (et en voici la partie la plus voisine de notre moi aggloméré), parmi toutes les sensations qui continuement nous assaillent, toutes celles qui depuis notre venue à la vie individuelle nous ont pénétrés et nous relient harmonieusement à l’univers qui nous couve, — n’est-elle point précaire, toute criblée de lacunes, la part que nous percevons, qui est devenue consciente en nous ?

Cependant, ces lacunes innombrables n’existent pas : tout heurt de l’extérieur a marqué en nous son empreinte, si légère soit-elle. Et en notre cerveau, de l’Inconscient au Conscient, par association tout se tient et se continue… Donc, à l’instant de pensée intense où toute la sensibilité et tout l’intellectualisé de l’être concourent, toute idée (produite de sensations perçues et réfléchies) peut, par simple mécanisme d’associations, éveiller les éléments de même ordre que nous ignorons exister et évoluer aux prolongements obscurs de notre Moi, et nous révéler davantage de ce Moi. Et, comme il est, tout entier, et conscient et inconscient, en communion avec le Tout, davantage du Tout sera donc en même temps porté à notre connaissance.

Mais, — d’une part plus ténébreuse, quoique plus vertigineusement vitale et universelle, — notre Sub-conscient est encore la survie d’hérédités et d’atavismes, la somme d’innombrables « moi » dont le peuple obscur, résistant, descend animalement à l’origine « instinctive ». — Et, nous l’avons dit, tout se tient et se continue et s’associe et s’appelle : notre Moi est une-unité-qui-devient. Or, notre énergie « intuitive », de vibrations en vibrations en la texture de nos présents et des passés qui nous habitent obscurément, peut énormément rapporter de là certitude de l’Instinct — certitude devenue hautement cérébrale, d’avoir touché tout à coup à quelque point de l’être essentiel des choses…


Mais, disions-nous, l’Intuition ne nous peut cependant contenter, ainsi, en ses aperceptions soudaines et espacées. Car, si elle éclate à un cri éperdu de possession, elle ne peut ainsi posséder la vérité essentielle de l’univers que par Fragments, seulement. Or, la mission que nous avons voulu assigner à la Poésie, est de re-créer consciemment une harmonie émue de cet univers. Et c’est ici que nous avons demandé l’intervention, l’aide nécessaire et épanouissante de la Science.

Tout à l’heure, l’intuition soudainement a établi une communion rapide entre notre Moi et la prime émotivité de la Substance. Tout en perdant peut-être de sa pantelante horreur, elle s’élargira immensément d’Émotion et de Beauté à mesure que, retrouvant, par la méthode scientifique, le plus possible des rapports qui unissent l’Être-total du monde, elle devient la déterminante d’une plus ou moins nombreuse Synthèse, — et, encore, d’une Hypothèse plus ou moins suggestive, — où se connaisse un peu de l’harmonie universelle…

Oui, selon les données scientifiques, — nous allons considérer l’Instinct comme l’émotion rudimentaire (et pourtant, de quelle énormité, d’être la prime sensation perçue de l’énergie à travers son éternité !), comme l’émotion vers où se sont orientées âprement les chimiques affinités de la matière. Et, allant à abstraire la Matière de ses phénomènes pour ne la concevoir que sa Fatalité-énergique, — il nous sera permis de voir que ses affinités elles-mêmes ne sont que la multiplicité demeurant une, d’une Unité qui dénombre éternellement le devenir de sa prise de conscience !…

Donc, c’est à une induction Métaphysique que nous mène la méditation sur données de science, si, suivant le processus de l’Être, nous sentons progressivement, avec l’émotion de nous référer continueraient à l’Universel, la matière à travers les pensées animales et la pensée humaine aller son effort illimité à se savoir et se contempler harmonieusement… Le plus de savoir étant le plus d’être.


Or, le vrai don poétique, le don qui a été, quand les poètes des Livres sacrés sous les créations théogoniques enclosaient ce qui était conscient en eux de la nature des Choses, le don qu’une conception rénovée de la Poésie rendra, nous l’espérons, unique demain, — c’est, il me semble, celui de pénétrer intuitivement de douleur et de volupté immense, le plus du mystère de notre Moi et du Tout, à la fois. Et, acquise, en quelque point de contact que ce soit, cette certitude qui naît de leur identification, — le Poète, alors, de chacun de ces points comme centres vibratoires, s’évertuera de pensée à susciter et harmoniser en la série évolutive, des rapports nouveaux de l’Univers. Et constamment, il pourra et devra suggérer sa présence innombrable et ses lois, et signifier émotivement toute chose particulière en rapport, donc, avec la Signification totale.


II

l’instrumentation verbale. — le rythme évoluant.


Résumant l’essentielle pensée de la « Poésie scientifique », nous dirons que, pour être valable, il conviendrait que l’œuvre de notre esprit éveillât, de logiques associations d’idées, la conscience émue des Lois et des Rythmes universels…

Donc, pour être adéquate à cette œuvre, l’expression poétique devait-elle être reprise aux origines mêmes du Verbe, là où elle commence à une émotion gutturale de l’instinct. Nous devions rendre au Verbe sa valeur phonétique concurremment à sa valeur idéographique, et lui restituer le mouvement en mesures de l’émotion, c’est-à-dire le vrai Rythme…

De théorie et de pratique, la prosodie classique, romantique et parnassienne, énonce le Rythme : le sentiment du retour régulier et équidistant d’une division numérique. Le vers est donc pour elle la résultante de quantités numériques, marquées et scindées du retour régulier et prévu de l’accent tonique, en dehors de toute attention aux valeurs quantitatives et qualitatives des Sons. Il est, rythmiquement, une succession comme mécanique de temps faibles et de temps forts, où s’astreint l’Idée : l’idée qui, patiemment, se mutilant ou non, doit entrer en ce cadre rigidement déterminé en dehors de ses lois !…

Nous avons, en conclusion dernière, exprimé le Rythme, comme « le mouvement de la Pensée consciente et représentative des naturelles et harmonieuses Forces »[3]. Et, en Poésie, — si nous rappelons que dans notre théorie « instrumentale » le Rythme dépend indissolublement et de l’Idée et du Verbe, concomitants, si nous rapportons que le langage comporte trois éléments (d’émotivité instinctive, d’imitation des phénomènes, phonétique, graphique et colorée, et de sentiment et de pensée), et si nous insistons que l’origine du Son-articulé est émotive, en expression directement phonétique, — nous dirons (ce qui est contenu en notre définition générale), que de sa nature essentielle et comme physiologique, le Rythme est représentatif de l’émotion que dégage l’Idée, émotion qui est inséparable d’elle.

Or, l’Émotion se dénonce muettement par le geste : toute émotion se répète de mouvements sensiblement pareils et égaux. À l’origine, elle s’exprima à rompre le silence, en le son guttural ainsi qu’une sorte de geste sonore : l’expression phonétique est donc un phénomène du mouvement et de la durée, qui se mesure de vibrations.

L’émotion a produit l’expression phonétique, elle-même imitative, en graphisme et en coloration (consonnes et voyelles), des phénomènes extérieurs. Le souvenir a gardé, reproduit et traditionnalisé l’expression phonétique en la nuançant sans cesse. — Cette complexe vibration sensitive, représentative du divers phénomène universel et de ses rapports avec l’Être qui s’en émeut, quand elle se mua dans la conscience en sentiment et en pensée s’est simplifiée et abstraite aux images schématiques de l’Idée. Le langage devenait phonétique et idéographique, l’idéogramme étant concurremment une simplification de la complexité phonétique, — qui cependant demeure en puissance émotive en lui…

Donc, en retour, toute pensée émue, toute idée suscitée à retentir suggestivement dans l’être (et il n’en doit être d’autres en poésie), nécessairement dégagera autour d’elle toute l’atmosphère complexement vibrante dont elle demeure en puissance, éveillera en mouvements toute la succession émotive d’où elle est issue… Participant du geste d’émoi traditionnellement et par répétition devenu rythmique, et du cri primordial de même essence que le geste, — le Verbe-idéogramme qui exprimera totalement cette pensée et son émotion doit aussi, nécessairement, reprendre sa valeur phonétique, c’est-à-dire ses diverses et émotives durées de vibration.

Et aussitôt, il va se compléter de son autre élément de valeur imitative, dessin graphique, et intensités colorées.

Ainsi, l’Idée (rien dans l’esprit qui ne soit d’abord dans la sensation), et le Verbe originellement geste et cri de l’émotivité, sont indissolublement unis en leur même origine instinctive. Expressions d’ondes vibratoires que l’un, le Verbe, extériorise sous l’empire de la conscience, ils sont une suite de mouvements mesurée de diverses durées émotives, — et, par là, ils se produisent à soi-même le Rythme…


Il serait trop long de même résumer ma complexe technique du Vers et du Rythme-évoluant, ni ce que comporte encore « l’Instrumentation verbale » : construction harmonique de la période, substituée à la strophe, du poème, du livre, de l’œuvre, succession et rappel des motifs, etc. L’on doit recourir nécessairement à l’En Méthode.

Il sied cependant d’en rapporter quelques points…

Originairement série de cris émotifs, le langage a pour valeurs expressives essentielles les Voyelles, — durées vibratoires de hauteur et d’intensité diverses et variables — dont les Consonnes sont des modifications.

Les travaux de Helmholtz et de Krazenstein sur les harmoniques ont démontré que les Voyelles doivent être considérées comme des timbres-vocaux.

Ainsi, les mots apparaissent les éléments multiplement souples et modifiables à composer une nombreuse Symphonie-verbale, sous la domination évoluante de l’Idée émue. Le poète devra donc admettre la langue poétique sous son double et pourtant unique aspect : phonétique et idéographique, le sens usuel et la valeur émotive du son des mots étant requis en même temps, en concordance avec les idées directrices du poème. (Les passions ont avec les sons un lien puissant et secret, a écrit Jean-Jacques Rousseau. — « La pensée, qui tient à la lumière, s’exprime par la parole, qui tient au son », a dit incidemment Balzac.)

Donc, en élection (qui sera spontanée) par le poète possédé de l’Émotion, en élection des mots au mieux d’expression idéographique et phonique concordante : les timbres-vocaux (sons-Voyelles complétés ou modalisés par les Consonnes), ou sonnent leur pure et distincte valeur, ou agissent les uns sur les autres à donner toutes nuances de tonalités, — alors, cependant, qu’une tonalité générale du poème existera. Et ils pourront, si la pensée le leur demande, soutenir monotonement lente ou rapide, une phrase, en se répétant en même son à mêmes hauteur et intensité. Ou, de passages réitérés, intervertis, harmoniquement ou inharmoniquement distants, de tous leurs points sonnants, ils exprimeront un idéal ondulement de la pensée et de la parole qui participera des ondes de l’univers… Pensée et sa parole, même principe et même destination du Rythme, — unité consciente et émotive que réclame notre concept général que « toute œuvre poétique n’a de valeur qu’autant qu’elle se prolonge en suggestion des lois qui ordonnent et unissent l’Être-total du monde[4] ».

Poétiquement, toute idée doit être émue, c’est-à-dire qu’elle doit en ambiance émotive redonner expressivement les trois éléments de l’origine.

J’ai donc déterminé les rapports les plus généraux et constants, entre les diverses séries d’éléments émotionnels et critiques de l’esprit humain, et les divers groupes de timbres ou instruments vocaux (Voyelles et Consonnes) dont les mots, en tant que sonores, se caractérisent diversement.

Or, le son, le cri d’émoi, originairement, est l’équivalent d’un geste, avons-nous dit, une détente vibratoire de plus ou moins d’intensité et de durée. Sous les puissances expansives de l’Idée qui s’exprime émotivement par la suite dramatique des timbres-vocaux, le Rythme se marque donc et se mesure donc essentiellement en leurs valeurs vibratoires, en un dessin continu et variable d’ondes sonores de toutes longueurs et de toutes intensités. (Les expériences récentes du docteur Marage et de M. Marichelle, sur la photographie de la parole, m’apportent ici un nouvel et précieux appui.)

À chacune de ses phases ou de leurs nuances, l’Idée marque son accent tonique à diverses hauteurs et intensités de sons émotionnels concordants. L’Idée en son évolution s’exprime en créant elle-même son Rythme-évoluant : Rythme qui est essentiellement de l’émotion extériorisée et remettant en vibration les causes sensitives qui l’ont produite.

(L’on comprend maintenant pourquoi des Vers de même mesure métrique peuvent cependant être plus rapides les uns que les autres. C’est que, en dehors du nombre syllabique, — de la diverse et nuancée durée vibratoire des timbres-vocaux, et seulement d’eux, dépendent ces « accélérations et ces retards » dont parle Becq de Fouquières qui ne vit que le poète peut à son gré scinder les mesures numériques, mais en vain : trahi sera-t-il constamment par la lenteur ou la rapidité propre, tout d’abord aux sons verbaux).

Ce Rythme scientifique, évoluant de l’évolution même de la pensée, ne s’en mesure pas moins métriquement, cependant. C’est-à-dire qu’en le Vers, les diverses divisions rythmiques propulsées par l’idée, en même temps qu’elles se marquent et se soutiennent sur des sons de telle ou telle quantité vibratoire, viennent aussi se mesurer Syllabiquement. Mesures eurythmiques ou dissonantes, selon que les combinaisons métriques proviennent de la multiplication ou de l’addition des nombres deux et trois.

La mesure de l’alexandrin est gardée en tant que présence continue de l’unité de mesure… Car la mesure de douze pieds est tenue, par nous, pour nécessaire, organique : elle a son équivalent en toutes métriques premières, anciennes et modernes. L’explication s’en trouve évidemment en une raison physiologique : que ce mètre est la mesure du temps nécessaire à l’expiration du souffle.

Ses divisions aussi valent organiquement, parce qu’en le temps de la totale expiration, l’émotion, le sentiment, l’idée, inscrivent des intervalles accentués.

Mais l’on ne prit pas garde antérieurement que deux raisons s’opposent à d’égales divisions, à des intervalles équidistants tels que l’étaient les césures. D’une part, la pensée, avons-nous vu, crée en dehors de pré-conception son propre et divers Rythme. Et, d’autre part, les propriétés de hauteur, d’intensité et de longueur des sons ou timbres-vocaux qui sont partie intégrante de ce Rythme, — par parcelles et inégales durées, déterminent avec l’idée et par elle la place des temps marqués au long de l’expiration totale…


Or, « l’Instrumentation verbale » donne à la parole poétique son sens complet et nécessaire en lui rapportant son primordial élément de phonalité. Elle est graphique et plastique par la détermination morphologique du Rythme, et l’unité harmonieuse du poème dans le livre, des livres dans l’œuvre une et composée. Elle est picturale, puisqu’il est admis une coloration des timbres vocaux et qu’elle la détermine aussi. De par son Rythme se mesurant de vibrations suscitées par l’Idée, elle communique comme aux mouvements moléculaires du monde.

Elle synthétise donc toutes les manières d’art, pour exprimer d’une énergie dramatique, au sens d’action passionnée et émouvante, « le mouvement de la pensée consciente et représentative des naturelles et harmonieuses Forces »[5].



III

la métaphysique et la philosophie


La pensée génératrice de la Poésie scientifique repose sur les théories Évolutionnistes, et elle part d’elles…[6]

Nous avons dit dans nos pages préliminaires sur « l’Intuition et la Science en Poésie », que nous avions cru pouvoir déterminer, en partant des données évolutives comme puissantes d’émotion suprêmement synthétique, — une Métaphysique scientifique.

J’ai donc ramené à deux lois ou plutôt à une loi à double action, les phénomènes de tous ordres : loi de condensation et d’expansion.

C’est par ces deux mouvements essentiels de la Matière que de toute éternité a été assurée la création universelle, mais aussi la conservation même de la Matière, — puisque de la condensation renaissent les énergies explosives qui remettent en mouvement. C’est, d’autre part, par cette double loi, que sont régies la croissance et la décroissance de l’homme. Et, de la même loi de concentration ici pléthorique, d’amassement pesant des vitalités suivi de délivrance, dépend la volition à deux pôles qui engendre, conserve la race et améliore l’espèce, en un troisième mouvement de l’évolution.

J’ai exprimé les deux mouvements premiers et le troisième qui en est la résultante, par le signe géométrique de l’Ellipse. — L’on sait que l’Italien Vico schématisa par le « cercle » la conception du Tout en mouvement, tandis que Goethe le voit en « spirale ». Figuration excellente en ce sens qu’elle dénonce la vérité de l’évolution de la Matière et des êtres animés, d’accord avec les théories évolutionnistes, — mais la « spirale », si elle rend compte du mouvement d’expansion, ne laisse pas entendre en même temps le mouvement de condensation qui en est la suite nécessaire, qu’on ne saurait nier dans l’ordre naturel, ni anthropologique. Mouvement nécessaire au progrès, et qui cependant, après avoir maintenu l’équilibre instable propre aux mutations, amène en toutes choses le ralentissement et l’immobilité relative, la déchéance et la mort, — inertie que de nouveaux états réveilleront encore en leurs expansions natives…

Tout devient selon un Rythme elliptique. — La Matière étant éternelle et illimitée est représentée virtuellement par le Cercle, qui, si grand qu’il s’élargisse, demeure illimité, de la nature même de la matière. Donc il s’élargirait éternellement en la nécessité de demeurer en même mouvement : la Matière se mouvant selon le Cercle, n’évoluerait pas, ne progresserait pas.

Mais, si elle meut elliptiquement, par l’Ellipse elle se sort éternellement, et illimitée, de la nécessité primordiale du Cercle : elle évolue avec progrès.

Mais, puisque, virtuellement, le Cercle est sans limites, illimitée sera l’ouverture d’ellipse vers la ligne droite, terme d’évolution, — et éternellement, sans pouvoir se résoudre, la Matière évolue et va vers un Plus, vers un Mieux…


Or, par quoi est mise en mouvement, selon cette ellipse, la Matière ?

La théorie « évolutionniste » a émis en loi la « lutte pour la vie ». Mais si nous examinons essentiellement cette proposition, c’est un contre-sens que nous repoussons, qu’il vienne de Darwin ou des déductions de Spencer et de Nietzsche, et de tous qui après eux l’ont sciemment ou inconsciemment commis, — voir là un But de l’évolution vitale. Ce n’est de cette évolution qu’un Moyen, — pour parvenir à plus d’harmonie et d’énergie équilibrée. Donc, c’est une loi d’amour procréateur dont est pénétrée la Matière, et procréateur du Mieux, puisque c’est tendance à l’harmonie.

L’Amour, sa Force inhérente (c’est-à-dire sa propension à l’harmonie de toutes les parties universelles, et à l’équilibre) l’Amour, et pris au sens d’affinité chimique, — meut la Matière.

La Matière de toute éternité est une unité-Synthétique, mais non-consciente d’elle-même. Par la succession de son divers phénomène elle tend éternellement à prendre conscience de tous ses éléments et de toutes ses propriétés. Elle opère continuellement son Analyse, — elle se développe pour se connaître, et aux divers degrés du processus vital se sent, s’éprouve, se pense, se recrée consciente……

Or, Amour implique deux désirs, deux pôles : pour se connaître, dirons-nous métaphysiquement, ils entrent en action, et la résultante de cette action est le troisième mouvement qui naît d’elle — et qui détermine la sortie hors de la non-connaissance, de la non-conscience : c’est-à-dire qu’il détermine l’Évolution, troisième mouvement de l’unité trinaire que nous avons représenté par l’Ellipse, signe de l’Univers évoluant.

Désormais la Matière évolue à prendre connaissance d’elle-même, à travers la sensation, l’instinct, la pensée. Sa science produit continuement sa Conscience : savoir, étant être…

Mais l’Ellipse sort péniblement et par intermittences, à travers les vicissitudes inhérentes aux conditions de durées partielles, de ce Cercle primordial par quoi nous suggérons la Matière unique. Fatalement l’Ellipse, par périodes, se raccourcit donc, et par loi de pesanteur même, vers le dessin originel : c’est-à-dire l’évolution n’est pas continuement en expansion. C’est à quoi répondent les périodes de décadence dans la nature et les êtres.

De la double loi, selon cette double évocation géométrique, sont possédés les astres du ciel, qui ont irradié et qui se minéralisent, — et dont le cours elliptique se raccourcit. En sont possédées les vies des peuples et des empires, — et nos propres vies, naturelles et intellectuelles, et nos énergies quotidiennes elles-mêmes. En dépendent, nous l’avons dit plus haut, les vertus génératrices.




Avant de dire quelle sanction humaine ressort de ces principes, nous remarquerons en passant qu’ils peuvent mettre un terme à la vieille et longue querelle occidentale entre le Matérialisme et le Spiritualisme, avatar de l’antique antagonisme du Mal et du Bien, de la Nuit et de la Lumière, double direction de l’esprit humain partie de l’Inde depuis la méditation de Vyasa, et l’emprise générale de Kapila qui tient la pensée évolutionniste moderne ! — En notre pensée les deux termes s’unissent et l’antinomie se résout : car le spiritualisme, c’est-à-dire pour moi, le plus de conscience prise du Tout, sort perpétuellement de la Matière évoluante. Cet idéalisme nouveau est rationnel et immane à la matière même de l’Univers.


« Le rêve cosmogonique de M. René Ghil, d’où découle le principe de Philosophie qui soutient de sa charpente toute l’œuvre, s’échafaude avec la splendeur et le charme délicat d’idéalité d’une théogonie indoue. » — Gaston et Jules Couturat : René Ghil (Revue Indépendante, Août 1891).



IV

la philosophie et l’éthique. — morale sociale


Donc, l’univers phénoménal contient et éternellement développe sa Finalité. C’est-à-dire : la Matière, unité-total, mais total qui n’a pas conscience de soi et la désire, à travers le divers phénomène de son évolution va à cette conscience… Analytique, elle se développe pour se connaître, et aux divers degrés du processus vital se sent, s’éprouve et se pense, et tend à sa Synthèse où se recréer consciente d’elle-même.

Or, lorsqu’en méditant le plus des rapports existants entre lui et l’univers et en en prenant savoir et conscience, l’Homme tâche à son unité, il recrée par là même l’unité du Monde qui avec allégresse se pense et se connaît en lui !…

Philosophiquement, l’homme sera donc dans le sens universel en assumant le plus de science, d’où le plus de conscience de lui-même et de l’univers. Venir à savoir, c’est venir à être, c’est-à-dire tendre à recréer en soi l’unité devenant l’Unité-consciente… L’homme a donc pour loi morale, d’accord avec l’univers, la loi du Plus-d’effort…

Nous sommes au monde pour tendre à notre unité pensante et morale.

Ce temps, il est vrai, temps qui a assez toutes les impudeurs, ose souvent couvrir son impuissance ou ses lâchetés, et son arrivisme, d’une soi-disant loi scientifique : la loi du moindre-effort.

Pensée misérable. Car, si, dans le phénomène universel, dans le processus vital, nous constatons que tout organisme tende, par adaptation, à accomplir avec le moins de résistance possible, son acte, — veut-on en même temps concevoir quel long, quel patient, quel tenace et total effort, cette adaptation a demandé ? Mais veut-on aussi ne pas prendre pour la loi le résultat ainsi acquis momentanément, l’impossible moment d’arrêt et d’équilibre qu’est ce résultat, tandis que tout évolue autour de l’organisme que nous considérons, qui, immédiatement, devra, en nouvelle instabilité, évoluer lui aussi, — sous peine de diminution et de mort, — et retendre son effort, son plus-d’effort…

La loi du monde, la loi de la pensée, est la loi évolutive du Plus-d’effort… Et en morale, et en sociologie, comme en art, il sied de le répéter de toute notre intelligence et de toute notre âme : car cette théorie amorale du moindre-effort, si elle venait vénéneusement à vivre, ce serait la perte ricanante de l’individu, et la ruine putride des sociétés !


Nous mesurons ainsi la valeur humaine individuelle :

La Matière, la Vie, tendent à se conserver (Instinct de conservation). C’est l’instinct primordial et nécessaire, retrouvé aux phénomènes les plus complexes.

— Cette loi de la Vie l’incite à tenter de se connaître davantage et sans cesse (Évolution), pour se perpétuer au Mieux.

— En concordance avec le Tout, tout homme doit donc s’évertuer en le plus-d’effort, à connaître l’univers et lui-même, et tendre à sa Synthèse, — c’est-à-dire re-créer en lui consciemment un peu de l’Unité devenu ainsi conscient.

— Donc, son plus de science (d’où, son plus de conscience) crée son plus de valeur intellectuelle et morale.

— D’où, notre principe : « Devenir à Savoir, c’est devenir à Être[7] ».



Sociologiquement, le plus de science acquise, c’est-à-dire de conscience, donne le plus de Droit. Mais en immédiate correction, il entraîne la notion et l’assentie nécessité du Devoir, envers le passé et envers l’avenir.

Comme toute connaissance individuelle dépend aussi des connaissances ataviques, l’homme doit gratitude et amour au Passé qui le domine, le pénètre, le hante. Nous avons vu que la nécessité de l’effort tient éternellement à la première Fatalité de « non-conscience ».

Et, il se doit à l’Avenir. — Donc, il doit tendre, si sa valeur morale est plus grande, à entraîner les autres hommes au partage de sa Connaissance. De par un vrai dogme « altruiste » ici nécessité scientifiquement, — qui n’est plus ni une impulsion de sentiment, ni un devoir de charité, car charité implique sacrifice.

Cet Altruisme, nous ne le séparons pas de l’Égoïsme, qui n’est qu’un mode de l’instinct de conservation, avons-nous dit, naturel et nécessaire. Mais nous réduisons encore l’antinomie : et, couvert par une loi d’ordre naturel, ce n’est que lorsque l’Individu a pour lui-même acquis la sûreté de vie organique et morale, qu’il se doit à autrui et à son effort…

J’arrive, en Politique, à un pouvoir intellectuel sous la loi scientifique, impersonnelle et évoluante. Pouvoir providentiel sur et dans la volonté au mieux des peuples consciemment et nécessairement assentants.



V

l’œuvre


Nous venons de résumer, comme en nudité d’axiomes, parfois, — les principes et leurs compléments qui commandent l’Œuvre pour laquelle s’est amassé mon effort unifié.

Ce n’est point ici, on l’a vu, une simple poétique : mais ma doctrine poétique et philosophique ordonnée et complexe, — est une. Basées scientifiquement et en même départ, l’Idée génératrice et l’Expression technique sont adéquates et inséparables. Mais aussi, la Méthode et l’Œuvre sont co-existantes : l’une n’a pas précédé l’autre, elles ont pris âme en même temps dans mon esprit. L’Œuvre est le développement de la Méthode, en l’émotion spéciale et inéprouvée encore qui devait résulter d’une pensée nouvelle qui associe continuement l’Humain à l’Universel : de manière que, ainsi que nous l’avons dit quelque part, « l’essence de la Poésie soit une Métaphysique émue de la Vie connue par la Science, et le poète un poète-philosophe ».

Pour la première fois depuis les épopées cosmiques du Mexique et de l’Asie et le livre de Lucrèce, la Poésie revient à un plan de spéculations envisageant (maintenant avec la profonde émotion de certitudes scientifiques et leurs hypothèses) la destinée de l’homme en union avec le destin universel. Si moi, si d’autres demain qui s’avancent dans la même voie, nous en avons la volonté et l’énergie pensante, nous écrirons aussi des livres nouvellement sacrés, parmi les éclairs de plus en plus larges de la Science !

Il n’est pas possible d’entrer au détail de cette Œuvre : œuvre-une et composée harmoniquement dont toutes les parties, tous les livres et tous les poèmes se commandent. — Elle se compose de douze à quinze volumes venant en leur ordre préconçu, dont un tiers environ est maintenant paru : toute la première partie (dont une Édition nouvelle, revue et mise au plan exact d’expression vient d’être publiée)[8], et les deux premiers livres de la seconde partie.

Sous le titre générique de : ŒUVRE, en trois parties (Dire du Mieux, Dire des Sangs, Dire de la Loi), elle se situe en l’âme et le milieu modernes de l’Individu, des Sociétés et des Races, — pour, de là, reprenant tout comme aux racines du monde, remonter à la genèse cosmique et dérouler le chant de l’Évolution, préhistorique et historique, à travers les théogonies successives, d’une part : tandis que d’autre part, elle s’étend aux suggestions d’un devenir moralement et sociologiquement scientifique.

Depuis les origines, c’est donc l’émotion de la Vie évoluée, en ses intuitions au passé, en ses caractérisations présentes, en les déductions et les presciences pour l’avenir. — La poésie ainsi a repris bases, telle que l’avaient sentie et exprimée les antiques siècles intuitifs : elle est, avec l’aide maintenant de la science, la Synthèse et l’Hypothèse.

Nous avons dispersé la sentimentalité et l’étroit concept égoïste qui se servaient des analogies ingénieusement relevées parmi la nature pour s’exprimer seuls : le poète demeurant dans la naïve et présomptueuse conception de l’univers créé pour l’homme.

Nous avons dispersé cela, vers le Savoir et vers la Beauté consciente par lui, qui tous deux révèlent ou suggèrent l’harmonie totale. Et nous voulons, à l’heure des Synthèses dernières, aux derniers livres, un chant pour les lèvres intellectuelles de l’Homme : qu’il se sente avec nous, devenir le lieu où va à se créer sa conscience émue, l’Unité du monde !

Je devais ainsi, opérant la scission d’avec la poésie égotiste pour renouer des traditions lointaines et nouvellement humaines, selon mes possibilités vouloir toute l’humanité et tout le rêve d’une œuvre, et cette triple orientation. Œuvre où continuement avec la pensée évolutionniste partout présente et vivante en elle, s’établissent, non plus des analogies, mais des rapports essentiels entre tous les actes de l’univers de ses origines à ses fins, et de ceux-ci aux actes humains. Le détail se réfère continuellement à l’ensemble, et tout phénomène naturel ou humain, de rapports en rapports, se rattache, d’élargissement en le sens universel, aux diverses séries évolutives. Ainsi que tout fragment soit semblable aux éclats du miroir brisé, qui reflètent encore l’unique étendue du ciel. « Il est un sens universel en tout caractère », a dit Goethe.

C’est là le sens universel de la « Poésie scientifique », telle qu’elle se présente, comme de principe impersonnel, en point de départ des orientations les plus personnelles et le plus lointainement évoluantes pour les poètes persuadés que la Poésie doive devenir l’émotion suprême de la connaissance et de la conscience humaines.



L’historique même de la « Poésie scientifique » m’a amené à relever évidemment l’action que telles ou telles parties de sa Méthode ou tels ou tels de mes livres ont exercée primordialement sur les Écoles adverses en général, ou sur certaines individualités plus particulièrement.

Cette action s’est continuée, que d’aucuns, plaçant en ma pensée leur point de départ, ont trouvée persuasive et puissante de devenirs poétiques.

Cette action, d’autres maladroitement ont voulu la céler, — qui l’ont subie, ou en elle ont recherché quelques éléments à être originaux sans s’apercevoir qu’ils en devenaient incohérents. N’est-ce point cependant un plaisir, qu’avoir d’énergie latente pénétré et réduit à parler mes propres paroles, même des négateurs[9]… Je retiendrai seulement, sans insistance qui serait déplacée, cette constatation générale apportée en tête d’une Étude pénétrante et avertie, remarquée, de M. John Charpentier[10], que nous avons aimé citer, — un « Jeune », poète et de claire valeur critique, toutes qualités qui la rendent précieuse : « Depuis assez longtemps déjà, parmi la majorité des poètes une tendance scientifique s’accuse, qui tous les ans s’accentue davantage »… Il entendait ici non seulement la technique, mais plus encore, ma volonté philosophique.

Bien qu’en ironisa un des protecteurs particulièrement malheureux des poètes emprunteurs ou négateurs de l’instant, M. Ernest Charles, (M. René Ghil proclame qu’il a déterminé tous les mouvements contemporains de la poésie, sinon de la littérature entière), nous pensons avoir déterminé des choses, — et que quelque chose de nouveau est né de moi.

(Dans le domaine scientifique même, alors que cette partie était étudiée à titre exceptionnel, n’est-ce point de l’apport de « l’Instrumentation verbale » que date une étude multipliée, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, du phénomène de « l’audition colorée », qui désormais apparaît normal ? Et surtout, n’est-ce point de là que vient en reprise des travaux de Helmholtz et d’autres, l’étude de plus en plus suivie de la graphophonie où se distinguent actuellement, en France, MM. Marage et Marichelle.)

Oui, d’énergie lente et comme en dessous des pensées qui s’en pénètrent comme en sub-conscience, quelque chose est venu, — pour qu’après tous ses avatars, Brunetière ait dit ceci, si résumant : « S’il y a une tendance qui s’affirme de notre temps, c’est celle de comprendre que l’homme n’est pas la mesure de toutes choses, mais qu’au contraire il n’est rien qu’un point sur la planète, qui n’est elle-même qu’un point dans l’espace[11]… »

Brièvement parmi les principaux poètes de non-commune valeur et de caractère, notoires ou trop nouveaux-venus encore, depuis une dizaine d’années, nous avons noté, de leurs œuvres et leurs dires, en notre Avant-propos, ceux qui s’orientent pleinement ou partiellement ou de tendance seulement, selon les principes de la Poésie scientifique[12].

Nous n’en dirons davantage, désireux que pas même une parole ne soit comme une charge sur leur épaule.




Hors de France et de la langue Française, où si nombreusement lors de la parution de ma Méthode et continuement depuis, ma pensée a été exposée, reproduite et commentée et a mérité d’occuper l’attention et la méditation d’hommes à l’œuvre plus que notoire : pour saluer l’ardente réplique de leurs auteurs nous daterons deux décisions poétiques et en exalterons la signification.

En Russie où deux grands noms commandent la poésie contemporaine, ceux de Constantin Balmont et de Valère Brussov, — M. Valère Brussov a peu à peu départagé l’inspiration poétique, et aux orageuses, éclairantes ! et imposantes envolées intuitives et imagées de son aîné, opposé maintenant la nécessité de la pensée philosophique en Poésie, dans une expression méthodique de musique verbale et d’adéquate Rythmique.

M. Valère Brussov, qui a derrière lui une douzaine de volumes, poèmes, critiques, romans, traductions est des plus avertis sur le mouvement d’hier. Il a aimé et traduit et étudié les poètes Symbolistes, en même temps qu’il s’est trouvé devant la doctrine poétique-Scientifique, elle qui s’accorda à son esprit dont l’évolution gravement méditative le devait naturellement mener à proclamer que la poésie doit savoir et penser pour en dire nouvellement son émotion et son lyrisme, et à œuvrer ainsi selon son énergique personnalité.

Il m’honorait trop de m’écrire, avec sa grande sincérité d’âme, en 1907 : « Plus j’étudie votre œuvre, plus j’admire sa grandeur et sa portée universelle. Ayant donné déjà cinq volumes de vers et plusieurs de prose, je me vois approcher des confins de votre Poésie scientifique. Ses principes me semblent de plus en plus inébranlables… »

Et voici un apport à la « Poésie scientifique » dont la valeur se double, ici encore, de la grande notoriété du poète.

C’est, ému aussi de ce sens universel qui requiert le poète russe, qu’en Angleterre, en 1905, c’est-à-dire vingt années après mes premiers dires, un poète qui œuvra avec un remarquable talent en le mode ordinaire, M. John Davidson, à son tour proclama de propres principes de Poésie scientifique « désormais seule admissible ». Or, ses conclusions se présentent comme identiques aux miennes : « la poésie doit être le poème complexe et essentiel de l’Univers conscient de soi[13] ».

Pareilles réponses venues de la pensée Étrangère se rapprocher des constatations d’une tendance progressive et de réalisations plus ou moins caractérisées en France, suscitent peut-être un avertissement de sanction… Et, c’est hier qu’en son discours de réception à l’Académie, M. Poincaré parla de la poésie scientifique, en savant et en poète.

C’est que la « Poésie scientifique » a été apportée nécessairement, dans le sens de l’évolution des choses, — lorsque nous avons pris ainsi la responsabilité de sortir la poésie de ses voies d’égotisme sans renouveau, et de relier ce que nous tenons pour la Beauté consciente de demain à la Beauté intuitive recélée, oui, aux grands livres légendaires qui contenaient à la fois le dogme et l’éthique, et l’émotion et le savoir essentiel.


Que l’on me permette de laisser maintenant conclure deux poètes. L’un d’hier, l’on s’en souvient, M. Gaston Moreilhon, rentré dans le silence après des poèmes et une campagne critique dont toute la valeur demeure, en la Revue Indépendante (1889 à 1893), mais qui en sortait en même admirable poète et critique lors de la réapparition pour une année des Écrits pour l’Art (1905-1906), et, nous le souhaitons ardemment pour l’art, en voudra sortir encore, avec tout ce qu’il a médité et écrit. — L’autre, de la génération qui monte, M. John Charpentier, de qui nous avons parlé au cours de ces pages… Et ce sera l’occasion de les remercier avec émotion, avec tous ceux qui m’honorèrent aussi de leur amitié et de leur aide.

« L’on peut dire de René Ghil comme du grand précurseur romantique : Il a renouvelé l’imagination, la matière poétique Française…

« Il est le poète épique et lyrique du Cosmisme, de l’Écoulement des Choses, des grands Êtres indivis, stellaires et telluriques, des Espèces, de l’Humanité, des Races, des Peuples, des Morales, des Systèmes, des Sociologies améliorantes.

« Il est l’aède de la science, l’esthète de la connaissance, l’évocateur sybilin de la haute construction Moniste, ouverte à tous les souffles de l’infini. Son originalité profonde a reporté le sentiment poétique sur l’universalité des faits, groupés dans l’ensemble harmonieux des lois du savoir humain.

« M. Ghil est un créateur, il est original essentiellement… Glorieuse ou peu répandue, son œuvre est, et sera. Elle ne passera jamais inaperçue, et soyez sûrs que tôt ou tard elle sera la source d’une nouvelle et large forme de poésie. » — (Étude, aux Écrits pour l’Art, juin 1905).

« Je crois que M. René Ghil, qu’on ne peut rapprocher de personne dans un dessein de comparaison, a orienté la poésie dans la voie où elle est appelée au plus merveilleux des rajeunissements. Je ne sais si son œuvre, qui allie la plus vigoureuse santé au plus raffiné des Byzantinismes, sera jamais célèbre, mais je gage qu’il faudra que nos petits enfants en tiennent compte plus tard, quand ils chercheront les sources de leur inspiration… Il a renouvelé l’inspiration lyrique. (Les Temps nouveaux, mai 1907 et 1908)…


Je relis ceci, avec le lecteur, non pour m’enorgueillir, car, hélas ! je sais mesurer la distance du rêve à la réalisation, mais — si je ne crains d’assumer la charge qu’ainsi d’aucuns m’imposent, que je m’imposai passionnément à moi-même, — pour retendre mon effort, à l’heure où, la première Partie de mon œuvre republiée avec corrections, je me remets à la continuation de la seconde, découverte et émoi des vérités naturelles sous les Mythes premiers de l’Humanité, et à la méditation de la dernière et ses Synthèses.


Février, 1909.




  1. Dans En Méthode nous avons montré, par exemple, comment le principe de « lutte pour l’existence » ne doit point être pris pour Fin de l’énergie, tandis qu’il n’en est qu’un Moyen : d’où la non acceptation des conclusions de Spencer et de Nietzsche.
  2. En Méthode à l’Œuvre.
  3. Je pourrais me prévaloir comme précieusement introducteur à ma Rythmique, de cet énoncé général de Spencer, Premiers Principes, que le Rythme, qui est universel, « procède d’accentuations successives du mouvement ondulatoire engendré habituellement par le sentiment, lorsqu’il se décharge dans l’être ».
  4. En Méthode à l’Œuvre.
  5. En Méthode à l’Œuvre.
  6. Il me paraîtrait oiseux d’insister davantage sur une définition de la « Poésie scientifique ». Nous n’en sommes plus aux heures où des ignares, ou des plaisantins de plus ou moins de probité, demandaient ingénument si nous mettions en vers l’histoire naturelle ! S’il s’en trouve encore, c’est au dam de leur intelligence.
  7. En Méthode à l’Œuvre.
  8. A. Messein, éditeur, Paris.
  9. « Tandis qu’avec une volonté obstinée, sans entendre les rires parfois stupides de ses critiques officiels, sans se préoccuper non plus des objections amicales, il poursuivait son labeur, quelques-unes de ses idées faisaient fortune, et d’aucuns, plus adroits, les transmuaient et déformaient à l’usage de la Bourgeoisie française ». Pierre Quillard. — Mercure de France, mars 1907.
  10. John L. Charpentier. — Revue Hebdomadaire, oct. 1906.
  11. La Littérature Contemporaine (Enquête de MM. G. Le Cardonnel et Charles Vellay (1905).
  12. « Les poèmes de M. René Ghil ont convaincu la jeune École de la nécessité d’enrichir de science l’inspiration littéraire ». (Marius-Ary Leblond : L’idéal du xixe siècle, — 1908).
  13. John Davidson. — The Theatrocrat. — Introduction. (E. Grant Richard, éditeur, Londres, 1905).

    (À lire, une Étude remarquable sur ce volume, de M. Laurence Jerrold, Écrits pour l’Art, de janvier 1906)…

    Il n’est peut-être pas sans intérêt ici de donner à ce propos cet extrait de la presse anglaise qui, on le sait, est très ménagère de son estime : « … M. René Ghil occupe une place à part parmi les poètes Français. Son but a été de produire dans une expression poétique adéquate les plus récents résultats obtenus par la science, et, en particulier, par la science biologique.

    « Il est adversaire ardent de l’École Symboliste, et il a pris une part prédominante dans les controverses littéraires de ces dernières années.

    « Il sera sans doute intéressant pour les lecteurs anglais d’apprendre qu’il est un des très peu nombreux poètes Français dont les œuvres sont acquises, dès qu’elles paraissent, par la Librairie du British Museum. » (Daily Chronicle, Londres, mars 1897.)