De la poésie scientifique/Le Symbolisme et ses Écoles

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Gastein-Sterge (p. 25-35).

LE SYMBOLISME ET SES ÉCOLES





Les luttes devaient commencer en l’année 1888, s’accentuer, suscitées par l’acte de personnalités plus ou moins puissantes, surgies successivement au cours de cette chaude et nombreuse aventure d’âpres esprits vers tous les points de la sensibilité, de l’intuition et de la connaissance. Les Écoles Symbolistes allaient lutter entre elles, non pour des idées, car ce ne sont guère que subtilités du Verbe voilant du concept assez simpliste, mais sur des apports prosodiques et rythmiques, — tandis que la « Poésie scientifique » s’opposait à toutes, qui, si sa doctrine avons-nous vu, les pénètre et les impressionne souvent, devait les traverser sans contact pour elle-même.

M. Jean Moréas apporta à l’idée du « Symbole » une première variante. Mais qu’était donc, de Mallarmé, cette idée première ?

Il la résume lui-même en quelques lignes de la retentissante « Enquête » de M. Jules Huret sur l’évolution littéraire, en 1891. « Nommer un objet, dit Stéphane Mallarmé, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème, qui est faite du bonheur de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le Symbole : évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements. »

C’est-à-dire que Mallarmé, interdisant avec raison à l’art descriptif et purement extérieur l’accès du poème, hiératise exclusivement un art qui évoque, qui suggère d’images de plus en plus spiritualisées et de valeurs analogiques très proches, telles pensées choisies d’après de premiers rapports d’émotivité. C’est là, mais rendu conscient et logique, l’habituel procédé d’images et de comparaisons, — et l’on put dire que le Symbolisme exista de tout temps en toute vraie poésie.

Mais la nouveauté caractéristique est que la succession d’images, selon Mallarmé, n’est plus hétéroclite et hasardeuse, et qu’en valeurs analogiques très proches, répétons-le, les images de très près associées s’élèvent logiquement de la sensation cause d’émotivité, pour concourir à suggérer (non à décrire) les idées qui étaient en vue.

Les idées élues par le « Symbolisme » dériveront du thème général de la poésie au hasard de l’émotion individuelle : c’est là encore, en suprême épanouissement, il est vrai, une poésie égotiste. Le « Symbolisme » se présente donc, non pas le créateur d’une pensée poétique nouvelle, mais comme la victorieuse reconnaissance d’une nécessaire manière d’art pour comprendre et œuvrer poétiquement, en dehors de quoi le vrai sens poétique ne s’exprime plus… L’on se rend compte alors, que, dénué d’idée directrice le concrétant en concepts philosophiques et sociaux, le « Symbolisme », de par son essence toute émotive, se soit scindé en autant de modes, mais tous également inaptes aux généralisations, que lui imposaient de vibrants tempéraments. Et est-ce généralement par des apports de technique que ces poètes surgirent, de valeur capitale.


Or, la première interprétation dissidente vint, disons-nous, de M. Jean Moréas et dès 1886. En l’art de Moréas, à cette heure, venaient valeureusement s’unir, et la manière prosodique de Verlaine, devenue en lui plus complexe et mieux déterminée, et la pensée de Mallarmé, avec souvenir de Baudelaire de qui d’ailleurs Mallarmé avait procédé aussi, initialement. Moréas paraphrasait ainsi : « L’idée ne doit point se laisser voir privée des analogies extérieures : car le caractère essentiel de l’art Symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’idée en soi. » C’était redire que l’idée devait demeurer en valeur d’image.

Comme l’art de Verlaine, celui de M. Jean Moréas, tout en la brisant, ne concevait point pour le Rythme d’autre mesure que « l’ancienne métrique, avivée, disait-il : un désordre savamment ordonné, la rime illuescente et martelée auprès de la rime aux fluidités abscondes, l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles, l’emploi de certains nombres impairs. » Ainsi, à travers Mallarmé et Verlaine, et Ronsard, Moréas me semble avoir préparé les voies au « Vers libre » dont M. Gustave Kahn allait être le théoricien.


Or, deux nouveaux poètes étaient apparus, aux côtés de Mallarmé. Nous parlerons plus tard de l’un d’eux, M. Francis Viélé-Griffin, en même temps que de M. Émile Verhaeren : les deux plus puissants poètes du « Symbolisme », — Viélé-Griffin, lui, très personnel.

M. Henri de Régnier débutait, en 1885, par un recueil de poèmes de sensibilité et d’élégance. Il acquiert ensuite, de Mallarmé, certainement, cette sûre science du Symbole, en grâces et en somptuosités mélancoliques contenues en la plus pure des métriques. S’il use du « Vers libre », à la manière de Kahn et de Viélé-Griffin, il semble plutôt se résigner à une licence, car son art, malgré tout, est près du Parnasse. Et loin, avec une peur de ses heurts, de la vie moderne, il se complaît aux poèmes « anciens et romanesques. »


En 1887, M. Gustave Kahn publiait un premier recueil de poèmes remarqués où s’appliquait sa théorie prosodique, qui, sous l’appellation de « Vers-Libre », est demeuré le plus sûr et le plus général acquis prosodique du Symbolisme, encore qu’elle ne soit point spontanément personnelle. Cette théorie, que M. Kahn esquissa ensuite, en 1888, en des articles de la Revue Indépendante, — MM. Van Bever et Léautaud, en leur Anthologie, la disent suggérée, au principe, par Jules Laforgue, ce poète inquiet qui lui-même paraît avoir été touché de la sensibilité de cet autre grand et inégal poète du désenchantement qui se veut ironique, Tristan Corbière. En 1897, M. Gustave Kahn précisait ses vues, en l’Avant-propos à la réédition de ses premiers Poèmes.

Il est vrai qu’aux derniers mois de 1885, quand M. Kahn revint d’Algérie à Paris, d’où il était parti pour quatre années, il ne rapportait que quelques vers alexandrins, très classiques et de cette monotonie qu’il garda malgré tout, et il possédait plusieurs poèmes inédits de son ami Jules Laforgue.

Il était aussi très attiré vers le poème en prose…

Mais ainsi qu’en son Enquête de 1891, le remarque immédiatement M. Jules Huret, la théorie de M. Kahn dénonça, dans un air général, des rapports évidents en plusieurs points, avec ma théorie de « l’Instrumentation verbale » qui occupait, depuis 1885, tous les esprits poétiques[1].

En écho en sourdine à certaines propositions de « l’Instrumentation », par exemple, M. Kahn énonçait que le Vers-Libre « doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes » : ce qui dérive de mes valeurs de timbres-vocaux. « L’évolution de l’idée génératrice de la strophe crée le poème particulier ou chapitre en vers d’un poème en vers », disait-il encore. J’avais exprimé de plus, que l’idée doit parcourir son évolution en tout le livre, et, de livre en livre, en toute œuvre… Il partait, sans nul doute, de « l’Instrumentation verbale », l’exagérant en voulant aller impossiblement à des valeurs prévues de demi-tons et de quart de tons et à la gamme ! Mais il en divergeait en supprimant la mesure de l’alexandrin que, tout en créant une évoluante Rythmique, nous gardions comme mesure d’unité.

Il n’importe : le vers dit : « vers libre », est l’œuvre de M. Gustave Kahn, si c’est M. Viélé-Griffin qui apporta ensuite à ce Vers « la force rythmique et une harmonie plus sûre et continue » : ce que désirait des poèmes de Gustave Kahn, M. Albert Mockel…

Or, cette théorie, si nuancée soit-elle, appartient encore au domaine métrique où le Rythme ancien dépend essentiellement du nombre de temps accentués à équidistances. Mais, avec sa science prosodique si avertie, M. Kahn poussait à l’extrême les recherches de Becq de Fouquières, en multipliant et en subtilisant les « accélérations et les retards », que le précédent disait pouvoir être introduits dans le poème. Pourtant, la contradiction demeurait, si souvent remarquée : que deux vers d’identiques mesures ne sont pourtant point de même durée. Nous en reparlerons.

D’autre part, en supprimant la mesure générale de l’Alexandrin (unité de mesure, démontre « l’Instrumentation verbale », à travers laquelle évoluent les diverses durées), M. Gustave Kahn a créé une évidente indétermination Rythmique, — qu’entre autres apercevait M. Albert Mockel…


Or, l’on a reproché au « Symbolisme » de manquer du sens, moderne et général, de la Vie…

Fondé pour la plupart des « Symbolistes » et des plus en vue, chez qui la poursuite musicale et rythmique ne laissa place à des préoccupations d’Idée, et dont les œuvres se présentent comme des illustrations de leurs recherches en la prosodie et l’analogie Symbolique, — ce reproche tombe dès qu’il s’agit de Verhaeren et de Viélé-Griffin.

Notre aîné de près de dix années, à nous tous qui venions, M. Émile Verhaeren avait donné deux recueils de vers, en 1883 et 1886. Rien n’indique une intuition, ni, en le second volume, une approche du grand mouvement poétique qui venait de naître. Mais c’est, en ces poèmes, dès lors, un tempérament rude et puissant qui, s’il cherche encore sa voie, s’exprime aussi en visions robustes de nature, comme sacrées d’on ne sait quel total émoi mystique — venu d’atavismes profonds. Le verbe en était de mouvement romantique, alourdi de graves sonorités. Ce sera là la double caractéristique du superbe talent de Verhaeren.

Cette essentielle émotion créera plus tard, en toute son œuvre, cette sorte d’atmosphère hallucinée, hallucinante, dont s’imprègnent ses évocations les plus modernes et les plus actives. Tandis que son art romantique, alors même que plus synthétique, sera avec ampleur ainsi que le son premier auquel viendront s’harmonier tous échos par lui recueillis de l’entour poétique…

En 1887, en un nouveau volume de poèmes, M. Émile Verhaeren se montre acquis à l’art synthétique et suggestif de Stéphane Mallarmé. Et, d’une compréhension pénétrante, son verbe est travaillé musicalement selon « l’Instrumentation verbale ». Trois Recueils admirables paraissent.

Aussi de moi il sera persuadé de cette nécessité, dite en 1884 et mise en œuvre, de chanter les énergies nouvelles, — des campagnes inquiètes, troublées intimement, et du monstrueux et intelligent mécanisme des usines, par les villes, au tragique et occulte trafic des Bourses du monde, — et, hors de l’égotisme, produire l’âme et l’œuvre complexes de l’homme-social[2].

Il n’a d’ailleurs été que le premier à relever de mon appel en cette direction, dont maints poètes depuis se sont plus ou moins inspirés. (Aussi, disons en passant que le précepte et l’exemple ont porté, par mon Œuvre-une, qui amenèrent les poètes de hasardeux recueils, sinon à composer et ordonner le livre de vers, du moins à lui désirer une presque unité par parties)…

Les derniers poèmes de M. Émile Verhaeren attestent encore, par endroits, qu’il s’approche du sens universel, tel qu’en voulant exprimer les rapports de l’homme et de l’univers selon la science, le recèle la « Poésie scientifique », — tandis qu’entre temps il devenait très évidemment tributaire de l’expression Rythmique de M. Francis Viélé-Griffin… Or, le tout, dont avec une si intuitive sûreté il sut prendre seulement ce qui convenait à son tempérament, M. Émile Verhaeren l’a re-créé si intensément en le développant en son propre génie verbal direct, non nuancé, et en son énormité de vision, que son œuvre est cependant puissamment homogène.


Mon admiration, consciente d’une exceptionnelle énergie contenue, va aussi à M. Francis Viélé-Griffin.

Le sens de la nature et de la Vie dès lors considérée sous son aspect légendaire, l’émotivité de son premier livre, en 1886, s’en montre soutenue, — en même temps qu’un court avant-propos revendique la complète liberté du vers pour concourir à des phrases harmoniques. C’est donc en évolution logique qu’il rencontre le « Vers-libre » de Gustave Kahn, qu’il le reprend, en élucide davantage la théorie qu’il assouplit comme musculairement.

De concept plus philosophique en même temps qu’instinctivement ému, et de verbe plus pittoresque et souple, que Verhaeren, — Viélé-Griffin, cependant, ne sortira pas seulement du sens égotiste pour s’exprimer en un sens général de vie. Mais, tout en demeurant Symboliste, — sa pensée et son art iront à découvrir et magnifier des significations générales de la Vie : ce qui doit être la pensée nécessaire du Poète, désormais.

Ainsi, ne pouvant contenir son intensité en la gangue individualiste où se devaient restreindre les autres Symbolistes, c’est au sens de la Légende qu’il élargit le Symbole à travers l’exemple Wagnerien. C’est dans la Légende, ressuscitée ou créée par son esprit touchant à l’essence des choses et du verbe, qu’il a su enclore l’émotivité d’éternelles vérités, sentiments et idées. Ainsi, lui aussi, par une autre voie qui est sienne, arrivé au sens universel. Son dernier livre le décèle, comme il montre que seul avec Verhaeren, parmi les Symbolistes, il continue son évolution. Et en puissance accrue.

Auprès de Mallarmé, M. Francis Viélé-Griffin est la grande et âpre figure du « Symbolisme », — demeurant en puissance, disons-nous, alors que l’action créatrice de cette École à divers modes est virtuellement terminée, alors que la plupart de ceux qui œuvrent encore poétiquement, se répètent, d’aucuns même étant en voie de régression…

Outre les noms de capitale action dont nous avons marqué l’évolution Symboliste, rappelons-en simplement d’autres qui resteront en l’histoire de ce temps de Stuart Merrill, É. Mikhaël, J. Laforgue, Pierre Quillard, Max Elskamp, Laurent Tailhade, Rodenbach, Van Lerberghe, Maeterlinck, Albert Samain, André Fontainas, Gabriel Mourey, Bataille, Ferdinand Hérold, C. Mauclair, Mockel, Roinard, Claudel, Robert de Souza de qui les recherches de prosodie et de rythmique sont à retenir près des apports de Kahn et de Viélé-Griffin [3].




  1. M. Gustave Kahn se trompe donc, disons-le en passant, sans relever inutilement d’autres manques de mémoire, en disant dans son volume (recueils d’articles, Symbolistes et Décadents) que « ce qui se détache en résultat tangible de l’année 1886, c’est l’instauration du Vers libre. » Il n’en avait pas été question, et lui-même cherchait encore son expression d’art.

    D’ailleurs, en 1887 même, quand paraît ma revue, Écrits pour l’Art (janvier 1887), qui pendant six mois, — l’idée de Symbole, de Mallarmé, n’étant point encore représentative d’École, — soutiennent également l’art de Mallarmé : de Régnier et Viélé-Griffin, « Symbolistes » de demain au Mercure de France, ne connaissent que cet art Mallarméen, et la théorie instrumentale, « cette association harmonique du vers que réalise M. René Ghil par son très complet système d’Instrumentation. » (Écrits pour l’Art, article de Henri de Régnier, mars 1887). Stuart Merril dédie son premier livre, cette même année : « À René Ghil, au maître de la Musique verbale. »

    (Vers 1888, le Symbole étant devenu principe d’École et d’Écoles, on me voit rompre, pour garder intacte la pensée de la « Poésie scientifique » qui n’a plus de contact avec elles que par l’action que sa pensée avait exercée initialement et exercerait encore sur le tout).

  2. « Si la critique se croit le droit d’admirer le talent d’Émile Verhaeren et parfois de Mallarmé, de G. Kahn, de Viélé-Griffin et d’autres dont la technique a subi l’influence de René Ghil, faudrait-il se détourner de ce dernier parce que son intensité est plus grande et son but scientiste plus élevé ? » Edgar Baës, Fédération artistique, Bruxelles, Février 1907.

    « Verhaeren brise son vers qui s’alourdissait des disciplines anciennes, et il retrempe son aspiration au matérialisme, à la croyance en l’idéal scientifique et en la nécessité de l’effort. Manifestement, c’est à M. René Ghil qu’il est ici redevable… À l’Œuvre de M. René Ghil qui exalte optimistement la science, Verhaeren a dû d’éprouver — à travers son tempérament farouche et son imagination héroïque et tragique — tout ce qu’il pouvait y avoir de beauté à célébrer l’orgueil humain, en départ de conquête, au-devant des inconnus menaçants, et à le célébrer en rythmes indépendants et souples.

    Telle est, du moins, l’impression qu’on tire de son livre Les Forces tumultueuses (1902), que je ne crains pas de déclarer, sinon le meilleur, du moins le plus significatif de tous ceux qu’il a donnés. » (John. L. Charpentier. — Les Temps nouveaux, Avril 1908).

  3. Quant à quelques poètes actuels non précisés se disant « néo-Symbolistes » (tout le monde est néo-quelque chose en ce temps-ci), il convient de leur savoir gré de résister à la « réaction », mais ils n’ont point la science technique de leurs modèles et leur émotion musicale. D’aucuns aussi, suivant la sorte de spiritualisme vague du Symbolisme, l’amèneraient à un sentimentalisme chrétien, et — toute incohérence se présente — on en a vu, de ceux-ci, mais désireux cependant de penser, vouloir arranger à leurs thèmes mon concept évolutionniste du poète-philosophe ! Pieuse supercherie…